Bureaux du Siècle (p. 258-269).


XII

Un soir, le long de la rivière,
À l’ombre des, noirs peupliers,
Près du moulin de la meunière,
Passait un homme de six pieds ;
Il avait la moustache grise,
Le front couvert, le manteau bleu ;
Dans ses cheveux soufflait la bise :
C’était le diable ou le bon Dieu.
Sa voix, qui sonnait comme un cuivre,
Etc. etc.

— Quel joli ramage ! dit Albert.

Il était assis à ce moment chez Emmanuel, à qui il était venu dire un mot, et qu’il attendait en causant avec Marie. La chanson venait d’en haut, comme du gosier d’un oiseau planant dans l’air. Cependant les oiseaux, même ceux de Paris, qui sont aussi Parisiens, ne chantent pas les chansons de Pierre Dupont. Albert soupçonna donc tout bonnement que la voix venait de la mansarde, au-dessus de l’appartement d’Emmanuel, et il se pencha à la fenêtre pour mieux écouter.

On était à la fin de mars et il faisait une de ces soirées qui vous apportent par bouffées tous les enivrements du printemps ; l’air était humide et doux, les branches se gonflaient, les moineaux piaillaient et fourrageaient dans les lierres de Cluny, les hirondelles commençaient à raser de l’aile les tours et les palais : on voyait les enfants essaimer sur les promenades ; les jeunes filles qui passaient avaient sur la joue un carmin plus vif et dans le regard des feux inconscients. Une sorte d’alacrité, de joie, de sourire, était dans l’air, et les vieux murs eux-mêmes se faisaient aimables et doux en met tant des fleurs dans leurs rides.

À peine finie, la chanson recommençait ; tous les couplets défilaient l’un après l’autre, et la jolie voix rebondissait de note en note, avec l’entrain d’un coureur qui se plait à sauter et à se détendre, avec la joie d’un chevreau lâché dans un pré ; tandis que par la fraicheur et l’éclat du timbre, la rondeur et la pureté des sons, elle faisait penser à ces ondelettes des ruisseaux champêtres, toutes pleines de lumière ; qui ne se séparent et ne se choquent harmonieusement que pour se baiser et se confondre.

— Vous avez là un mélodieux voisinage, reprit Albert.

— N’est-ce pas ? dit Marie. Ça vaut mieux que le cornet à pistons que nous avions. Il empêchait Emmanuel de travailler ; aussi nous l’avons fait renvoyer en louant la chambre comme pour nous, et j’y ai mis une de mes amies, une fille bien comme il faut. Elle entend parfaitement nous payer, à ce qu’elle dit. C’est une bonne travailleuse. Seulement elle est toute contente de ne payer qu’à la fin du mois, parce que ça lui fait une avance, vous comprenez. Elle est occupée à s’arranger là-haut, et elle est si contente ! Puis la belle saison qui vient ! Pauvre fille elle a failli mourir gelée cet hiver.

Albert ne demanda pas, — cette idée même était à cent lieues de son esprit, pourquoi, comment il se faisait qu’une bonne travailleuse pût être exposée à mourir de froid ? Il demanda seulement :

— Est-elle jolie ?

Et tout l’intérêt qu’il portait à la chanteuse était évidemment contenu dans celle question. Il n’y entrait pourtant ni préméditation ni même grande curiosité. Il disait cela naturellement, comme l’eût dit à sa place tout autre homme d’une époque où la femme n’est pas considérée comme l’être humain, appartenant en particulier à telle moitié de l’humanité, mais comme un être spécial fait pour l’homme et non pour soi-même. La femme donc étant faite pour l’homme, autrement dit pour le plaisir et pour la reproduction, qu’est-ce qu’une femme laide ? qu’est-ce qu’une femme vieille ? Des êtres inutiles, des monstres en dehors du vœu de la nature, puisque ce vœu de la nature si mal rempli est — Proudhon l’affirme — l’éternelle jeunesse de la femme. Tout être rebelle à sa destinée mérite sinon la mort, du moins le mépris : telle était bien la logique d’Albert et pourquoi, sans s’arrêter au froid ou à la faim qu’avait pu ressentir l’ouvrière, il attachait son intérêt pour elle au résultat de cette question : Est-elle jolie ?

Marie fit une petite moue de personne experte et indulgente.

— Mais oui, elle n’est pas mal. Une figure assez gentille, des yeux gris ; — ce qui n’est pas si beau que des yeux noirs ou bleus, — mais très-doux ; les cheveux blonds, un petit air agréable. Mais c’est une personne sévère, elle ne veut pas d’amant.

— Eh bien ! cela m’est égal ; seulement en êtes-vous sure ?

— Puisqu’elle n’en a pas donc, et c’est bien sa faute ; je sais qu’elle a trouvé. Moi-même, je lui disais cet hiver, quand je la voyais si pâlotte : « Ma chère, il faut te faire aider ; on n’est pas obligée de mourir de faim. » Elle baissait les yeux et disait : « Non, je ne peux pas. » Je lui ai bien souvent porté quelque chose ; elle nous faisait de la peine. Après ça, c’est qu’elle n’aime personne, voilà. Et moi aussi, si je n’avais pas aimé Emmanuel…

La chanson avait cessé depuis deux minutes ; tout à coup la porte s’ouvrit, et entrèrent pêle-mêle un rayon de soleil, une voix claire et fraiche, et une jeune fille de petite taille, aux cheveux blonds, aux yeux gris, à l’air modeste et doux.

— Si vous voyiez comme tout est bien arrangé maintenant, Marie…

C’était la jolie voix qui tout d’un trait avait dit cela. Quant à la jeune fille, elle fit un pas en arrière en voyant Albert et devint toute rouge, et avec un accent de confusion, elle reprit :

— Ah ! je vous croyais seule. Pardon.

— Mais vous ne nous dérangez, pas, dit Marie ; monsieur attend mon mari.

En même temps, elle avança une chaise à sa visiteuse.

— Non, merci ; je m’en vais…

— Mademoiselle, dit Albert en se levant, évidemment, vous ne veniez pas pour vous en aller. C’est donc moi qui vous mets en fuite. J’en serais désolé ; je vais plutôt partir moi-même.

Il prit son chapeau et s’alla placer près de la porte.

— Mais, monsieur, je vous en prie, s’écria la jeune fille, pas du tout ce n’est pas vous…

— Alors, Lina, voyons, asseyez-vous, dit Marie avec l’autorité d’une maîtresse de maison. C’est le moyen de prouver à M. Albert qu’il ne vous fait pas peur…

— Oh !… non certainement, répondit Lina en s’asseyant. Je venais vous dire que ma chambre était maintenant tout à fait bien arrangée. Il n’y a plus rien à mettre en place, et comme cela elle a si bon air ! Je vais pouvoir maintenant travailler toute soirée.

— Eh ! reposez-vous donc un peu. Vous vous tuez de travail.

— Il le faut bien. J’ai de l’ouvrage pressé.

— Vous n’en manquez jamais ?

— Ça dépend, quelquefois. Oh ! c’est bien rare d’avoir de l’ouvrage toute l’année. Pourtant ça ne va pas trop mal.

— C’est qu’elle travaille si bien, dit Marie en s’adressant à Albert. Ce qu’elle fait sur tout, c’est des chemises d’homme. C’est piqué !… Eh bien ! à s’arracher les yeux là-dessus depuis l’aube jusqu’à minuit, elle ne peut pas gagner plus de 1 fr. 25.

— C’est selon, reprit Lina ; quand c’est de l’ouvrage de confection ou d’autres. Avec l’ouvrage de maison, je puis gagner jusqu’à 2 fr., mais c’est rare. Et quelquefois aussi, à la confection, pas moyen, en se tuant, de gagner plus de 1 franc par jour.

— Et payer une chambre 26 fr. par mois, vous jugez ? reprit Marie en s’adressant à Albert. Avec ça, manger, se blanchir, s’entretenir… est-ce possible ?

— Si j’avais seulement encore mon mobilier, reprit la jeune fille ; mais d’être en garni…

— Oui, reprit Marie, parce qu’elle a été malade, croiriez-vous que ce gueux de propriétaire lui a fait vendre ses meubles ? Faut-il être ?…

— Oh ! mais ça ne fait rien, interrompit la jeune fille, embarrassée de faire ainsi les frais de la conversation ; à présent, ça ira peut-être mieux.

Et elle essaya de parler du temps, en jetant par la fenêtre un regard charmé sur le ciel bleu. Elle sentait peser sur elle l’attention d’Albert. Il la regardait en effet beaucoup, attiré par cette candeur et cette timidité qu’il n’avait pas vues depuis longtemps et qui lui rafraichissaient les yeux. Elle était jolie en outre, non tant par ses traits, qui n’avaient rien de frappant, ni par sa fraîcheur ; car, bien qu’elle fût toute jeune, elle paraissait déjà fatiguée ; mais par un charme qui émanait de sa physionomie, de son attitude, et qui devenait de plus en plus pénétrant, à mesure qu’on s’en imprégnait. Ces yeux gris, dont Marie avait quelque peu médit bien injustement, n’avalent rien à envier aux yeux bleus ou noirs ; car, en les voyant, il était impossible de ne pas croire que la couleur grise était la plus jolie de toutes pour des yeux de gazelle ou de jeune fille ; doux, pénétrants, timides et lumineux à la fois, l’étincelle s’y absorbait et en jaillissait tour à tour. Le front candide portait cependant une empreinte sérieuse, et, dans l’expression du menton et de la bouche, un petit air de vaillance résolue, un peu forcée, faisait penser aux luttes déjà soutenues par cette enfant. Mais le fond de sa nature était bien une sorte de timidité instinctive, un peu sauvage. Elle semblait éprouver du malaise sous l’œil de cet étranger ; à quelques paroles qu’il lui adressa, elle répondit brièvement et se leva. tout à coup.

— Bon Dieu ! est-elle pressée ! dit Marie.

— Oui, j’ai perdu une journée pour déménager ; il faut bien que je la rattrape.

Et elle s’enfuit.

— Voilà sa vie ! dit Marie, quand elle se retrouva seule, avec Albert : coudre, coudre, toujours coudre ! Et pas d’autre, à dix-huit ans ! Dame ! c’est triste, n’est-ce pas ? On peut bien pardonner à celles qui prennent un peu de répit, ajouta-t-elle, comme si elle se parlait à elle-même.

— C’est vrai, dit Albert. Pauvre petite fille ! Voulez-vous que je lui fasse un cadeau ?

— Vous ? Oh ! elle ne l’accepterait pas.

— Sans intérêt, dit-il en riant.

— Non, elle est trop fière.

— Avec intérêt alors.

— Pas davantage, puisque je vous dis qu’elle ne veut pas prendre d’amant : c’est son idée.

— Elle est baroque. Dites-lui donc qu’il faut vivre, que diable ! et que ça n’est pas vivre que de passer les jours et les nuits à piquer une aiguille dans de la toile blanche. Il est sûr que pour rester sage il faut joliment le vouloir.

— Et après ça, pourquoi faire ?

— Dame ! dit Marie embarrassée, ça vaut mieux tout de même, à ce qu’on dit.

— Qui est-ce qui le dit ? Les gens chagrins ou payés pour ça, les prêtres, les magistrats, les gardiens de la société. Mais elle s’en moque si bien, la société, qu’elle sera toujours plus aimable et plus polie pour une jolie fille comme vous, dans sa robe de soie du dimanche, payée par Emmanuel, qu’elle ne le sera pour une pauvre petite ouvrière comme celle-là, qui passe, avec sa vertu, dans sa robe fanée. Qui est-ce qui l’honore, je vous prie ? On ne la voit même pas, on marcherait dessus sans s’en apercevoir, et sa vertu ne lui sert qu’à être mise au rebut et mourir de faim.

— Ça, c’est vrai, dit Marie.

Elle n’ajouta rien, et, devant cette approbation quasi silencieuse, Albert, qui avait parlé avec chaleur, qui s’était lancé, s’arrêta, un peu surpris de sa course. Qu’est-ce que ça lui faisait après tout ? Il se leva :

— Je commence à croire qu’Emmanuel ne reviendra pas, dit-il ; ayez donc la complaisance de lui dire de venir chez moi ce soir.

Et il descendit. Quand il fut dans la rue, il leva les yeux vers la fenêtre de la mansarde ; mais la chanteuse ne s’y montrait pas et la jolie voix ne se faisait plus entendre.

Il n’en fut pas de même lendemain. La fenêtre de la mansarde était juste en face d’Albert, et dès l’aube un flot notes perlées et bondissantes vint frapper à sa vitre. Il écouta quelque temps ; puis se leva, et se mit à la fenêtre, bien que l’air fût assez piquant. La mansarde était ouverte aux rayons du soleil levant, et la chanson y courait, joyeuse, le long des murailles ; mais Albert ne voyait rien de l’intérieur, cette fenêtre étant plus élevée que la sienne. À la fin, pourtant, une tête blonde, coiffée d’un réseau blanc, parut ; une main s’allongea dehors et secoua la poussière d’un torchon blanc, puis la voix fit encore quelques tours dans la chambre et la mansarde se ferma. Il ne faisait pas bon encore à laisser les fenêtres longtemps ouvertes.

— Elle est vraiment gentille, cette petite, se dit Albert, et il resta rêveur.

En quittant sa famille, à la fin des vacances précédentes, Albert avait reçu de son père de sages conseils, non précisément de vertu, mais de prudence. On avait des ennemis jaloux, cela était certain. Cette Armantine n’avait-elle pas été jusqu’à écrire à Mlle Aimont en se présentant comme une fille séduite ? Heureusement on avait l’œil sur la correspondance de Marianne, sans le lui dire, bien entendu. Toute lettre de provenance suspecte était habilement ouverte, examinée et supprimée au besoin. Un véritable cabinet noir enfin existait dans la maison, et Mme Brou trouvait que sur ce point les bons principes étaient enfin satisfaits. Mais le plus sûr était désormais d’ôter tout prétexte aux dénonciations, en un mot, de n’avoir pas de maîtresse : Marianne et sa dot étaient à ce prix.

Cette fois, dans un discours tout nouveau, avec l’autorité d’un vieux praticien, M Brou démontra à son fils que la chasteté n’avait rien d’anti-hygiénique et d’impossible ; elle était au contraire la vertu des forts, l’agent par excellence des grandes conceptions, des fortes études. Le cerveau étant le réservoir de toutes les forces, plus on en laisse à son service et plus il en emploie ; la force mâle, au lieu de se gaspiller en vains plaisirs, se concentre en œuvres fécondes. La femme est l’énervement de l’homme, etc. etc. Et suivit un tableau des désordres sociaux dans lequel la courtisane, seule responsable, fut traitée comme elle le méritait.

Albert, encore sous l’influence de Marianne, s’était empressé de promettre une sagesse exemplaire, que pendant tout le mois suivant il avait gardée sans effort ; puis des occasions s’étaient présentées, et qui n’a que des raisons de prudence y succombe facilement. Du moins Albert n’avait pas eu de maîtresse en titre ; aucun pied féminin autre que les pieds en pantoufles de lisière de sa concierge n’avait franchi le seuil de sa chambre. Cela était prudent, et il était fort content de lui.

Ce n’est pas que l’étude le passionnât pour cela. Non, il était comme la plupart des fils de la bourgeoisie, qui, bourrés de latin au sortir du biberon, et bachelier à seize ou dix-sept ans, n’ont jamais eu le loisir de sentir naitre l’amour de l’étude, mais ont eu en revanche tout le temps d’en contracter le dégoût. Il étudiait comme les autres, non pour la science, mais pour son diplôme. Il s’imposait bravement certaines heures, qu’il employait de son mieux, non sans effort ; après quoi, il courait se distraire, avec ses amis, au café, parfois au théâtre. N’ayant plus à subvenir aux besoins de toilette d’une maîtresse, il s’était laissé aller plus d’une fois à des extras de consommations ; un moment, le goût du jeu l’avait pris, — il faut bien faire quelque chose, — et il avait perdu des sommes très-fortes pour un étudiant, qui l’avaient obligé de recourir à la bourse de sa mère et à celle de ses amis. La faiblesse de Mme Brou pour son fils était grande ; mais, sous le contrôle sévère de son mari, ce qu’elle pouvait était peu de chose. Il était résulté de tout cela qu’Albert devait au café une somme assez considérable, qui s’accroissait tous les jours, et que, pour solder ses dettes de jeu et donner un à-compte au marchand de nouveautés chez lequel Armantine s’était fournie d’une garde-robe complète, l’héritier des Brou avait dû emprunter chez un usurier. Il s’en était affligé un moment, mais après tout qu’était-ce que 5 ou 6, 000 francs de dettes pour un fils de famille qui devait épouser prochainement une riche héritière Labobière n’en avait-il pas déjà le double et tel autre, encore bien plus ? Il avait donc repris tout doucement son train de vie, se répétant l’indulgent axiome : Il faut que jeunesse se passe. Après tout, puisqu’il devait se marier si tôt, il n’était pas défendu d’aller un peu vite.

Albert eût peut-être oublié la jeune chanteuse, mais elle était là si bien à portée de son oreille et de son regard !… Il finit par se sentir attiré vers elle d’une façon singulière, il avait besoin de l’entendre. Puis il éprouva un ardent désir de la revoir et de lui parler :

— Diable ! non, se dit-il ; j’y reviendrais, et puis… Non, non, pas d’aventures ! Soyons sage comme un saint Jérôme, c’est convenu.

Malheureusement Albert n’avait pas l’habitude de se contraindre ; il lutta un jour ou deux, puis monta l’escalier d’Emmanuel, hésita un moment devant la porte de son ami, la dépassa, et monta l’escalier de la mansarde d’Adelina Gérardot, lingère. Il sonna, le cœur battant.

L’ouvrière, à la vue d’un jeune monsieur, parut légèrement surprise et resta sur le seuil.

— Que voulez-vous, monsieur ? demanda-t-elle d’un petit air sérieux.

— Vous prier, mademoiselle, de me faire une demi-douzaine de chemises très soignées. Je suis des amis d’Emmanuel et de sa femme.

— Ah ! je me disais aussi qu’il me semblait vous avoir déjà vu. Eh bien ! asseyez-vous, monsieur, et dites-moi comment vous les voulez.

Elle ouvrit la porte toute grande et le fit asseoir à l’entrée, dans un vieux fauteuil.

Quelle aimable petite chambre ! Elle avait su donner un ton virginal et un air de propreté à ce garni sali, banal et usé. Le lit sans rideaux était recouvert d’un tapis blanc ; tous les meubles, table, chaises, commode, étaient garnis de housses blanches faites au crochet. Sur la table, au milieu de pièces d’ouvrage, dans un pot de verre était un bouquet de violettes, entouré de pâquerettes sauvages cueillies probablement le long des fortifications, à la promenade du dimanche. Dans une petite cage pendue à la fenêtre chantait un serin, qui sans doute alternait avec sa maîtresse, à moins qu’ils ne chantassent en duo.

La jeune fille restait debout.

Et alors, dit-elle, de son air timide et gêné, Marie n’est pas venue ?

— Pardon ! je ne lui ai pas demandé ; mais, si vous voulez, nous descendrons chez elle.

— Oh non ! répondit Lina vivement, et pourquoi ça ?

Puis elle rougit d’avoir ainsi deviné ou peut-être expliqué pour elle-même la cause de son embarras, et elle entama tout de suite les informations nécessaires. Quand ce fut convenu

— Alors, dit-elle, vous avez l’étoffe ?

— Mais non, dit Albert d’un air surpris…

— Il en faut pourtant, dit-elle en riant.

— Cela est juste. Eh bien… Vous avez de l’encre, mademoiselle ?

Il écrivit à son magasin de nouveautés de fournir l’étoffe, nécessaire à la confection de six chemises, au choix de la personne qui remettrait le billet, Lina prit le billet et le lut :

— Bien, dit-elle, je ferai ça. Êtes-vous pressé ?

— Un peu ; vous aurez la bonté de me les apporter à mesure. Nous sommes voisins.

Allant à la fenêtre de la mansarde, il lui montra sa fenêtre à lui, au-dessous, en face. Elle rougit encore un peu. Peut-être avait-elle vu que de celle fenêtre, ce jeune homme regardait souvent de son côté ?

— Quant au prix, mademoiselle, ce sera trois francs, n’est-ce pas ?

Nouvelle rougeur.

— Non, monsieur ; puisque vous les voulez bien faites, ce sera deux francs cinquante ; on ne m’a jamais donné plus.

— Mademoiselle, vous êtes d’une délicatesse… Pourquoi prendre moins que d’autres ? J’en ai payé ce prix-là.

— C’est possible, monsieur ; mais, moi je n’ai pas assez de réputation pour demander tant, et il n’y a pas de raison pour que vous me payiez plus que mes autres pratiques. Non, je ne veux pas ça ! reprit-elle d’un air décidé.

— Mais ce n’est pas trop, on ne paye pas le travail ce qu’il vaut ; c’est injuste. Vous passerez à chaque chemise plus d’une journée. Ne pas même gagner trois francs, c’est épouvantable…

C’était la première fois de sa vie qu’Albert était en train de faire du socialisme, — pour ce cas particulier ; — mais, la petite ouvrière y coupa court :

— Si vous pouvez faire hausser les prix, dit-elle en riant, je ne demande pas mieux mais, en attendant, vous payerez comme les autres, rien de plus, et inutile d’en causer davantage.

En même temps elle regarda l’escalier par la porte ouverte, et Albert, un peu confus, se leva et prit congé d’elle :

— Est-elle farouche ! se disait-i en descendant…

Il ne voulut point entrer chez Emmanuel, traversa la rue et remonta chez lui, d’où il se mit à contempler la mansarde, et, ce faisant, il sentait comme des bouffées de printemps lui monter à la tête, un sang nouveau lui affluer au cœur ; il avait la fièvre. Suis-je fou ? se dit-il. Tout au fond de lui-même, un écho dédaigneux de la rime lui répondit : Amoureux !

Amoureux ! Et Marianne ? — Elle était si loin ! — Mais pour devenir amoureux d’une autre, il fallait bien qu’Albert eût cessé d’être amoureux de sa fiancée ? Peut-être ? En dehors de l’amour vrai, qui est l’embrassement de deux consciences, il y a tant de manière d’aimer, je veux dire, tant d’applications de l’égoïsme à ce qu’on nomme encore l’amour !

Albert lui-même n’aurait pu le dire. C’était un garçon qui n’avait jamais de mauvaises intentions déterminées, — à moins qu’il ne les crut bonnes, — mais qui trouvait charmantes, plausibles, excellentes, sans plus d’examen, toutes les opinions qui s’accordaient avec ses instincts raffinés par l’éducation ; ces instincts étaient devenus artistiques, c’est-à-dire d’autant plus capricieux et ardents. Le bagage classique, la philosophie éclectique et sophistique, l’inglulition indigeste de tant de vocables, privés, par la bouillaison universitaire, des sucs de l’idée, la confusion des systèmes présents et passés, l’absence de doctrine et la phraséologie courante avaient à la fois rempli sa mémoire et rétréci son jugement. Il trouvait doux et commode de penser par les autres et de vivre pour lui-même.

Ouvert d’ailleurs à tout ce qui lui semblait beau, agréable et bon, sensitif et compréhensif jusqu’à l’enthousiasme, qu’il avait prompt, facile et court ; éclectique en toute chose, Albert ne faisait point le mal exprès, s’il en faisait, simplement pour se distraire. La vie du quartier latin avait accompli cette éducation bourgeoise en le débarrassant, comme on dit, comme il le disait lui-même en riant, de tout préjugé. En somme, un charmant garçon, disaient ses camarades ; car il était gal, pas difficile à vivre, et se plaisait à obliger, quand cela ne le gênait pas.

Avec ce caractère la sincérité, qui n’est pas, comme on sait, obligatoire vis-à-vis des femmes, une fois mise de côté-Albert pouvait très-bien aimer à Paris et à Poitiers, selon qu’il était dans l’un ou l’autre lieu, le plus éloigné des deux amours le cédant à l’autre. Et d’ailleurs, cette explication est-elle nécessaire dans un temps où les choses ont été si bien classées et déterminées qu’il est prouvé, par beaucoup de dissertations et de romans, que l’homme peut donner à celle-ci son esprit, à celle-là son cœur, à telle autre ses sens ; chose qui prouve encore, malgré le matérialisme et même dans ses rangs, que le mystère de la très-sainte Trinité n’a rien d’impossible, et que la dualité du corps et de l’esprit n’est point une chimère.

Albert était donc amoureux, et avec tous les symptômes : langueur, ennui de toutes choses, hors l’objet aimé, désir ardent de s’en rapprocher, émotions quasi-timides, agitation, incessante, exaltation du cerveau ou, comme d’aucuns disent, du cœur. Il passait derrière sa vitre des minutes qui faisaient des heures à la fin du jour. Mais il était rare qu’il vit apparaitre la tête, blonde, à la fois mutine et ingénue, qu’il avait toujours dans l’esprit. Cette petite fille se tenait à son ouvrage avec une assiduité désespérante. Et pourtant la première chemise n’arrivait pas. Albert, furieux, s’en plaignit à Marie, qui le regarda en riant, tandis qu’Emmanuel haussait les épaules.

— Laisse-la donc en paix, cette petite. Pour le moment elle est heureuse et tu lui ferais du chagrin…

Emmanuel était fort sombre depuis quelque temps, et Marie avait souvent les yeux rouges. Pourquoi cela ? Sans doute parce qu’il allait passer tout prochainement sa thèse et quitter Paris.

L’ouvrière allait chaque matin, vers neuf heures, chercher ses deux sous de café au lait chez la fruitière. Albert imagina de se trouver par hasard à cette heure sur l’escalier, comme s’il eut monté chez Emmanuel. De peur de la manquer, il y alla de bonne heure, si bien qu’il dut faire le pied de grue là pendant vingt minutes, exposé aux regards curieux et peu obligeants de ceux qui montaient et descendaient. Enfin, deux petits pieds, et les cascades d’une voix jeune, et fraiche, dégringolèrent ensemble du haut des mansardes ; Albert vit une forme légère glisser le long des rampes et passer devant lui comme un trait. Il n’eut que le temps de la saluer ; les mots qu’il avait préparés pour l’arrêter au passage lui restèrent dans la gorge.

— Ah ça ! je deviens donc imbécile ! se disait-il désolé, quand il s’aperçut l’amour est plus fin que les amoureux que c’était un excellent prétexte pour attendre le retour de la jeune fille. Elle remonta bientôt, cette fois, lentement, sa lasse à la main, et de l’étage intérieur, en apercevant Albert à la même place, elle rougit,

— Pardon, mademoiselle, dit-il, si je me suis permis de vous attendre ; c’est pour vous rappeler une promesse que vous avez oubliée.

— Ah ! dit-elle, pour vos chemises ? Eh bien ! Je vous en porterai deux demain.

— À quelle heure, s’il vous plait ?

— À midi, si vous voulez.

— À midi, la chambre d’Albert était en ordre, chose rare, et il attendait Lina. Oserait il lui dire ?… Il était dangereux de l’effaroucher. Et pourtant il ne voulait pas qu’elle vint et partit comme une simple commissionnaire ; il fallait absolument qu’elle s’arrêtât un peu, que leur connaissance fut entamée, qu’elle s’humanisât enfin et commençât à le comprendre. Il soigna son négligé, fit sa tête devant le miroir, et se trouva, ce qu’il était en effet, un joli garçon.

On sonne ; il va ouvrir, ému. C’était bien elle, avec son petit paquet dans une toile blanche, et cet air coquet, ingénu, fier, timide, intraduisible, qui le rendait fou. Mais, ô dépit ! ô colère ! ô déception ! flanquée de Marie, qui le regardait en souriant, et que ce jour il trouva la plus impertinente, la plus détestable de toutes les cocottes.

Il contint sa colère et fit les honneurs de sa chambre à ces dames. Ce fut pourtant grâce à Marie que la conversation s’engagea et devint presque familière. Comme c’était la première fois qu’elle venait dans la chambre d’Albert, elle voulut tout voir : gravures, bimbeloteries,

— Oh ! le drôle de petit bonhomme ! D’où ça vient-il ?

— De la Forêt-Noire. Le voulez-vous ?

— Oh !… non, merci.

— Je vous en prie, acceptez-le.

— Mais… je ne veux pas, moi seule, dit-elle, en jetant un coup d’œil sur sa compagne.

Ah ! comme il s’était trompé ! Marie était au contraire la plus aimable des femmes ! Qu’elle s’entendait bien à remercier !

— Mais je compte bien offrir quelque chose à mademoiselle, dit-il.

— Moi ! Oh je ne veux rien. Non ! non ! Marie, partons…

— Que vous êtes donc sauvage ! dit le jeune homme en prenant les deux mains de Lina pour l’arrêter. Puisque Marie veut bien accepter un souvenir de moi, pourquoi ne feriez-vous comme elle ? Ce n’est plus de la fierté, cela, c’est de l’égoïsme.

— De l’égoïsme ! répéta-t-elle en attachant sur lui ses yeux de gazelle, doux, étonnés.

— Oui ; vous n’aimez donc pas à faire plaisir aux autres ?

— Oh ! si.

— Alors acceptez cette petite boîte ; ce sera pour mettre vos économies.

— Puisque je n’en ai pas.

— Alors votre correspondance.

— Personne ne m’écrit.

— Quoi ! vos parents ?

— Je suis orpheline, dit-elle en soupirant.

— Mettez-y ce que vous voudrez, et en attendant laissez-moi y mettre ce que je vous dois.

Comme elle avait apporté deux chemises, il mit 6 francs ; mais elle en retira un de la boîte et le lui rendit avec un regard sévère.

— Allez, c’est une petite entêtée, dit Marie en riant.

Albert ne répondit pas, il eut peur. Cette petite entêtée voudrait-elle ne pas l’aimer ? Elle accepta pourtant la boite, mais comme à regret.

Cela était assez nouveau au quartier latin une fille sérieuse, sans coquetterie, pleine de caractère et de dignité ; aussi le jeune Brou devint-il de plus en plus affolé de l’ouvrière. Autre raison qui l’excita vivement, il ne fut bientôt pas le seul à l’admirer. La voix de la jeune fille l’avait également signalée à tous les amis d’Emmanuel, et plus d’un avait essayé la conquête de la fauvette. On lui donna ce nom, et il lui resta ; car il lui allait à merveille : elle avait les airs discrets, les mouvements gracieux et doux, l’élégance et la vivacité de l’oiseau, en même temps que sa jolie voix.

Cette Fauvette chassa honteusement Henri Labobière, qui s’était permis de lui parler comme à d’autres, et découragea les velléités de plusieurs. Albert n’en devint que plus acharné à sa conquête ; il obtint de la conduire au théâtre avec Emmanuel et Marie, en feignant d’avoir des billets dont il ne savait que faire. C’était un si grand plaisir pour la pauvre enfant ! Elle n’y était allée qu’une fois en sa vie, et depuis elle en rêvait. Elle revint au bras d’Albert très-animée, et il put être assez tendre sans la fâcher.

Le lendemain matin, levée un peu plus tard, quand elle ouvrit sa fenêtre, elle vit avec surprise Albert, qui prenait également l’air du matin, un étage plus haut qu’à l’ordinaire. Il avait profité d’une vacance de la chambre au-dessus de la sienne pour monter au quatrième, d’où son œil pouvait plonger dans la mansarde. Il usa et abusa de ce poste. Désormais la jeune fille ne pouvait plus lever les yeux sans rencontrer ce regard ardent fixé sur elle ; elle le sentait sans le voir et ne pouvait plus penser qu’à lui.

Albert écrivit enfin et trouva, moitié dans sa mémoire et moitié dans la vivacité de son désir, des expressions heureuses, émouvantes. Ce ne sont pas les solitaires qui ont le moins soif de poésie et de sentiment. Les lettres d’Albert ne furent pas renvoyées, et la jolie tête de la Fauvette se faisait de plus en plus rêveuse. Il la voyait quand elle faisait son ménage, la fenêtre ouverte, marcher dans sa chambre, le front penché, l’air absorbé ; ses mouvements n’avaient plus la vivacité d’autrefois. Maintenant elle se mettait plus souvent à la fenêtre, et l’on pouvait voir, du moins il voyait, lui, malgré la distance qui les séparait, ses paupières plus lourdes se soulever lentement en se tournant vers son voisin d’en face, et son œil briller de feux plus humides.

Les vacances de Pâques étaient proches.

Albert pressentait sa victoire et la hâtait avec une impatience fébrile ; car il allait partir pour Poitiers, et cette fois, pour toutes sortes de motifs, ce retour le désolait : Il n’eût pas voulu quitter Fauvette, il n’eut pas voulu revoir Marianne. Mais comment faire ? Sous plusieurs prétextes, il retarda son départ : un ami malade, un travail exceptionnel. Huit jours ainsi retranchés aux vacances furent vivement employés par lui près de l’ouvrière : lettres, visites, car maintenant elle le recevait. C’était, il est vrai, en lui disant vingt fois de partir ; mais il avait toujours quelque chose à dire, et la pauvre enfant, trop sincère, qui goutait grand plaisir à le voir, ne se fâchait pas. Ses lettres, il la vit de derrière sa vitre pleurer en les lisant. Elles étaient vraiment éloquentes, plus éloquentes à beaucoup près que celles qu’il écrivait à Marianne ; car il écrivait en même temps à Marianne, il ne pouvait s’en dispenser. Faut-il en révéler davantage ? Plus d’une fois les mêmes phrases servirent aux deux correspondances ; mais c’était Fauvette qui les inspirait. N’était-elle pas le désir le plus vif en ce moment ? C’étaient là des faux en écriture qui ne comptent pas dans la vie d’un honnête homme. S’il s’agissait d’argent, ce serait tout différent, et l’infâme irait au bagne. Il s’agissait pourtant bien de 500, 000 fr., la dot de Marianne ; mais le mariage légitime efface toutes les fraudes. N’est-ce pas la pierre angulaire de la société ?

Deux lettres fondirent sur Albert : l’une, de son père, foudroyante, lui intimait l’ordre de venir à Poitiers, coûte que coûte, immédiatement ; l’autre, de Marianne, profondément triste, pour la première fois formulait des doutes précis.

« Depuis longtemps, disait-elle, vos lettres ne sont plus les mêmes ; mon impression intime, persistante, ne peut me tromper sur ce point. Vous avez donc changé, Albert ? Vous ne m’aimez plus peut-être ? En tout cas, vous m’aimez moins, et cela suffit. N’auriez-vous pas conscience de ce changement, qui, à moi, m’est si douloureux ? Il n’en serait pas moins grave ; car, si votre amour peut fléchir, ne pourrait-il pas cesser entièrement ? si, au contraire, vous en avez conscience, vous devez, vous devriez me l’avouer aussitôt. Aucun motif, serait-ce le plus généreux, ne peut autoriser entre nous une altération de la vérité. C’est mon droit de la savoir, et je la veux toute entière…

» … En ce qui touche la maladie de votre ami, je ne puis me plaindre de votre retard ; mais, quant au travail que vous alléguez maintenant, je sais qu’autrefois aucun travail ne vous eût retenu, quand il se serait agi de nous revoir, après cinq mois et demi d’absence. Il est vrai que votre motif est raisonnable, et j’ai tâché de me le dire ; mais mon cœur n’y veut rien entendre… Je suis bien obligée de voir que le vôtre est moins exigeant…

»… Albert, ce ne sont pas là des reproches, c’est un appel à votre franchise. Si j’ai cessé d’être aimée, c’est ma faute sans doute plus que la vôtre, je le croirai du moins. Soyez franc avec moi je n’ai point perdu mes droits à votre confiance… »

Bien plus que la colère de son père, qu’il craignait cependant, ces plaintes si douces et si tristes de Marianne effrayèrent Albert et le dégrisèrent un peu.

— Un jour de plus, je serais perdu, se dit-il.

Et vite il fit sa malle et courut chez Lina :

— Pardonnez-moi de vous déranger, lui dit-il ; je n’ai pas voulu quitter Paris sans vous dire adieu.

— Adieu ! répéta-t-elle en pâlissant ; Adieu !…

— Oui, ma famille s’impatiente de mes retards. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas partir ; Paris, cette rue, cette chambre où vous êtes, Lina, je ne comprends plus un autre monde. J’aurais voulu rompre avec tout le reste : c’est impossible. Adieu donc !

Il l’approchait quand il la vit porter les deux mains à la gorge et pâlir horriblement ; elle se trouvait mal. Il la secourut avec l’ardeur d’un amant désespéré de voir souffrir celle qu’il aime, et, sans trop d’audace toutefois, pensant qu’elle avait besoin d’air, il portait la main à son corsage ; elle se ranima subitement par un effort de pudeur et l’arrêta. Puis elle fondit en larmes. Il baisait ses cheveux, son front, avec des paroles passionnées ; enfin il osa toucher ses lèvres. Elle le repoussa.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle en sanglottant. Oui !… Ah ! vous allez me laisser en effet !… Ah ! pourquoi vous ai-je connu ? et pourquoi n’ai-je pas pu vous cacher…

— Ne regrette rien, mon ange adoré, s’écria-t-il en l’entourant de ses bras ; tu me rends le plus heureux des hommes. Il faut en effet que je parte, hélas ! et cette absence en ce moment me déchire. Mais ce ne seront que huit jours de torture et je reviendrai près de toi, heureux, ivre de joie, sachant que je suis aimé. Car tu m’aimes, Lina, tu m’aimes, fauvette chérie, je le sais maintenant, et je t’en remercie à genoux.

— Quoi ! s’écria-t-elle, ce n’est pas pour tout à fait que vous partez, seulement pour quelques jours ?

— Une semaine, pas davantage.

— Ah ! vous êtes cruel ! dit-elle en portant la main à son cœur. J’ai cru mourir.

Et ses larmes redoublèrent, Albert ne pouvait plus partir, il ne le voulait plus, et il serait en effet resté au moins un jour de plus, si elle eut voulu. Mais la pauvre enfant n’allait pas si vite, même dans sa pensée. Bon gré, mal gré, avec cette petite ouvrière, il fallait être patient, et réservé, comme avec une femme du monde. Albert donc partit, le soir même, heureux et furieux, maudissant Poitiers, les exigences de famille et les vacances.

Mais il y a dans le sang de la bourgeoisie des instincts de prudence que bien peu d’émotions peuvent étouffer. Hors de Paris, au grand air de la route, Albert se ravisa.

— Je ne puis pourtant pas, se dit-il, sacrifier mon avenir pour cette petite fille, si ensorcelante qu’elle soit. Si je me montre froid, distrait près de Marianne, si je ne sais pas lui cacher… je suis perdu… Après tout, ce n’est pas Fauvette que je puis épouser ! Marianne est la vraie femme, la seule digne de moi, la future compagne de ma vie ! Pauvre Marianne ! Elle est bien charmante aussi C’est ce diable, de stage qui est si long ! Et puis cette petite… elle est vraiment affolante. Je ne suis pas le seul qui le trouve… et je suis le seul aimé ! Chère petite créature, va… Diable ! Il faudrait pourtant la laisser là-bas, si je ne l’emmène en Poitou… Je le lui ai bien assez juré ; mais, bah ! il faut toujours jurer avec les femmes. Elles sont folles de serments… C’est avec Marianne que la chose est rude ! Elle, vous a des yeux si singuliers, si perçants dans leur douceur !… Chaque fois que je la revois, c’est effrayant, je la retrouve plus intelligente ; je ne sais plus comment… elle me démonte… J’en ai presque peur. Cela pourtant ne devrait pas être. Voilà, c’est qu’on donne aujourd’hui trop d’instruction aux femmes ; on les développe d’une façon dangereuse, et l’on ne pourra bientôt plus… Qui, ça me gène avec elle, et c’est peut-être pour ça que je lui trouve moins de charme. Parbleu ! oui, c’est une raison, et il faudra que je la lui donne. Ce sera d’abord une leçon pour elle, et qui l’engagera : peut-être à ne pas tant lire. Et puis c’en sera une, raison, et je n’en ai pas en masse…

À mesure qu’il se rapprochait de Poitiers, la famille, le milieu, l’attirait, le reprenait, lui mettait la main dessus pour ainsi dire. Et en effet, il faut remarquer que tous ces petits ou grands bohèmes, ces irréguliers de passage, ne rompent jamais leur laisse entiérement, restent toujours sujets… est-ce du sentiment ? est-ce de la coutume ? Qui le sait ? Mais admettons, et ce ne sera pas leur faire tort, que ce soit des deux. Entre ces deux extrêmes, la vie de famille et la vie de l’étudiant, l’officiel et la bohême, où est la norme ? la doctrine ? la conscience ? Nulle part.

Et c’est ce qui fait de l’homme de ce temps un être double et flasque, sans ressort et sans signification. Oui, étrange et fausse époque, où, chacun cherchant sa foi dans l’opinion, tout oscille au gré de courants incessants, divers et souvent contraires.

Les arbres et les champs de la Touraine, si semblables à ceux du Poitou, défilaient sous les yeux d’Albert, et déjà il entrait en pensée dans la maison paternelle ; il recevait les embrassements de sa mère, l’accueil sévère de son père ; il voyait un nuage sur le front de Marianne, dont les lèvres un peu serrées prenaient ce pli que déjà il connaissait, et qui malgré tout lui seyait si bien ; quelque chose. à la fois de sérieux et d’enfantin, une tristesse douce et convaincue. Le désir de dissiper cette tristesse le reprenait. Il s’y appliquait ; il trouvait les paroles qu’il fallait dire, et bien plus, les sentiments qu’il fallait avoir ; il rentrait en grâce près de sa chère fiancée. Bientôt il fut pressé d’arriver.

Son père, inquiet, l’attendait à la gare, l’espérait du moins. C’est dire qu’Albert subit un long sermon, des bords de la Boivre aux hauteurs de Blossac. Pour se défendre, il amoncela les prétextes et prodigua les promesses. En somme, cette douche remit tout à fait Albert, et son entrée fut excellente. Il se laissa gronder ce qu’il fallait pour laisser évaporer la mauvaise humeur amassée pendant l’attente ; puis il répéta ce qu’il avait dit à son père, et celui-ci, changeant de rôle ; voulut bien confirmer par quelques mots toutes ces bonnes raisons. Alors Albert osa interroger le regard de Marianne, ces yeux si clairs, où toutes les impressions se réfléchissaient, et il lui sembla voir que si la tristesse persistait encore le doute déjà n’existait plus. Cela le pénétra — Ah ! chère adorée, c’était le même mot. Mais n’étaient-elles pas adorables toutes les deux ? Et que pouvait un brave garçon comme Albert, sinon vibrer à tous les souffles qui l’agitaient ?

Dans le tête-à-tête qui ensuite eut lieu entre eux, en effet il la trouva triste, s’abstenant de tout reproche, mais nullement résignée.

— Je vois bien, disait-elle, que vous avez eu d’excellents motifs et que je n’étais pas raisonnable.

Et elle penchait la tête d’un air mélancolique et songeur.

— Raisonnable ! Ah ! Marianne, si ce n’était pour abréger le temps de mon exil ! Pouvez-vous douter que loin de vous la vie ne me soit cruelle ? Ne suis-je pas dévoré de la soif d’être auprès de vous, mais d’une façon définitive, éternelle, et qui ne soit pas comme aujourd’hui, dans nos courtes entrevues, l’image irritante d’un bonheur qui fuit toujours.

Il parlait avec feu ; elle attachait sur lui sa prunelle sombre et lumineuse, douce, mais en même temps étrangement pénétrante. Il ne put s’empêcher de tressaillir.

— Marianne, vous doutez de moi ?

— Non, dit-elle étonnée. Comment pouvez-vous ?… Si je doutais….

— C’est votre regard. Il devient si observateur !… Vous lisez, vous étudiez trop, Marianne.

— Moi ! dit-elle avec une surprise nouvelle, mais non, bien peu… trop peu… Quoi donc ? peut-on étudier trop ?

— Sans doute. Le calme de la pensée, la candeur des impressions, en sont nécessairement diminués ; la science tue la foi.

— Quand la foi n’est qu’une erreur, dit-elle en souriant, — et, sous ce rapport ; j’ai fait depuis quelque temps bien des découvertes, — mais la vraie science ne peut conduire qu’à la vraie foi…

— Ou au doute.

Elle réfléchit un instant :

— Au doute sur ce qui n’est pas prouvé soit, et cela est un bien ; mais on la foi sur ce qui touche les vérités démontrables.

— Ah ! Marianne, en êtes-vous à ce point de ne plus croire sans preuves ?

— Non, pour ceux que j’aime. Cependant, ajouta-t-elle après un instant, il en est une que je ne suis pas libre de ne pas employer.

— Laquelle ?

— Je n’ose pas trop vous le dire. Si cela vous fâche un peu, pardonnez-le moi en songeant que moi-même j’en suis victime. C’est la comparaison que je me fais sans cesse, malgré moi, de votre sentiment au mien. J’attends toujours vos lettres plus tard qu’elles n’arrivent ; elles sont toujours plus courtes et moins intimes que je n’aurais besoin de les trouver. À propos de telle ou telle chose, souvent la parole que vous me répondez n’est pas celle que j’espérais. Mon cœur enfin subit sans cesse comme un perpétuel refroidissement. Sans doute, j’ai tort, et je suis honteuse de me prendre ainsi moi-même pour mesure de nos sentiments ; le mal est que je ne puis pas m’en empêcher. D’où vient cette différence entre nous ? Je ne sais peut-être ai-je un besoin d’amour trop grand, trop absolu. Et pourtant, au commencement, c’est vous qui aimiez le plus ; c’est moi qui me reprochais… Pourquoi ce changement ?

Ni l’un ni l’autre ne le savaient, et pourtant c’était bien simple. Chez Marianne, le respect de l’amour entraînait un attachement profond à la foi jurée ; chez Albert, ce respect n’existait pas. Il s’en prit à ses occupations, à sa fièvre de travail, qui n’était au fond, disait-il, que la fièvre de son amour, concentrée sur les moyens de réaliser au plus tôt leur union. Elle l’écoutait, le croyait, se repentait de ses doutes et lui en demandait pardon ; mais il revoyait bientôt, à la moindre occasion, sur son visage, cette empreinte de tristesse vague, méditative, qui malgré lui le mettait mal à l’aise, lui faisait peur.

En peu de jours cependant, il parvint à retrouver toute sa bonne foi vis-à-vis de Marianne, et par contre à la rassurer presque entièrement. Elle était si charmante, si adorable, sa belle fiancée ! Il en était si fier ! si ébloui de l’avenir d’amour et de splendeur qu’elle lui promettait. En même temps, l’image de Fauvette reculait sans cesse ; elle n’était plus dans son cœur, pas même à Paris, mais en Chine, aux antipodes. Marianne ! ô cher et pieux idéal ! joie, orgueil et bonheur de la vie entière ! Albert se laissa facilement entraîner à rester quelques jours de plus, et il se disait sincèrement : Ah ! si je pouvais rester pour toujours.

Mais, une fois en chemin, seul, et à toute vapeur dévorant l’espace, il retourna ses pensées du côté de Paris. Pauvre petite ! elle l’attendait avec impatience. Ah ! sans doute il avait eu tort… Mais à présent elle l’aimait, et si ingénument ! il allait peut-être la trouver au désespoir ; car il avait dit huit jours au plus, et il en était resté douze. Il ferait mieux peut-être de n’y pas aller ?… Mais… oh ! ce serait trop cruel ; maintenant elle l’aimait !

Après tout, il a si longtemps encore à rester dans ce Paris, car il n’espère guère être reçu à la fin de cette année. On ne peut pourtant pas vivre comme un ours.

Les femmes ne sont pas raisonnables. On les aime quand elles sont là. Que peuvent-elles demander de plus ?

— À l’aspect de Paris, son cœur battit vivement, et toute sa passion pour Fauvette le reprit.

— C’est une fièvre parisienne, se dit-il avec résignation.

Le soir même, dès son arrivée, ne prenant que le temps de secouer la poussière du voyage, il courut frapper à la porte de l’ouvrière.

En le voyant, elle jeta un grand cri de joie ; puis elle voulut bien lui reprocher son retard, son silence, mais à peine pouvait-elle parler. Elle essaya aussi d’être fière et réservée, comme elle, se l’était tant promis, et ce lui fut impossible. Il avait tant de bonnes raisons à alléguer ! Et surtout ses yeux brillaient de tant d’amour ! Il y avait sur ses lèvres tant d’éloquence ! Il baisait ses pauvres mains travailleuses, lui, ce jeune homme instruit, élégant, ce prince des contes de fées qui venait illuminer, sa pauvre mansarde ! Il était si beau, si bon, et si fort, hélas ! de l’aveu qu’elle avait laissé échapper ! Et puis elle avait tant craint de ne pas le revoir, tout en se disant : « Cela vaudrait mieux. Mais non, tout son cœur protestait contre cette parole ; elle eût mieux aimé mourir, se perdre et le revoir…

— Ah ! dit-elle avec un grand soupir, en laissant retomber sur ses genoux ses deux mains qui la défendaient contre les baisers d’Albert, ah ! que cela est terrible de ne pouvoir s’empêcher d’aimer !

Alors il l’entoura de ses bras et devint tout à coup audacieux ; car il avait beau la trouver pure et charmante, il ne pouvait perdre cette idée, qu’avec une petite ouvrière les choses ne devaient pas trainer en longueur. Il se trompait, et il dut le reconnaître en la voyant le repousser et se lever, saisie d’une vive exaltation.

— Ah ! voilà pourquoi vous m’aimez ! s’écria-t-elle. Voilà… vous êtes venu ici pour me séduire, je le sais, je le vois bien. Les hommes sont comme ça… c’est une chose horrible ! Vous ne m’aimez pas, non ! Ah ! pourquoi me suis-je laissée aller ? pourquoi n’ai-je pu m’empêcher ?… Je m’étais bien dit pourtant que ça ne m’arriverait jamais. Et voilà… on à un cœur… et vous savez si bien, vous, parler d’amour ! Oui, mais pour aimer de vrai, pas plus que les autres. Qu’êtes-vous venu faire ici ? Allez, je le sais, me prendre, si vous pouvez, me garder le temps qu’il vous plaira, et me rejeter ensuite comme un vieux chiffon. Et pourtant vous croyiez que j’étais une fille honnête ! Eh bien ! non, je ne veux tromper personne, moi ! Je ne le suis pas ; j’ai été trompée à quinze ans, quand je ne savais seulement pas… par un homme de plus de trente ans, qui n’a rendue misérable comme les pierres. À la fin, je l’ai quitté et je me suis dit : Jamais, jamais, un homme ne m’aura plus ! On m’a privée d’être une femme honnête, je veux le redevenir, et peut-être qu’un jour il se trouvera un honnête homme, un bon homme, avec qui je pourrai élever des enfants, être une bonne mère de famille. Oui ! Et quand même ça ne serait pas, tant pis ! au moins je ne serai pas une malheureuse, comme celles que je vois, dont les hommes se font un jouet. Ah !… mais qu’êtes-vous venu faire ici, vous ?… Pourquoi vous êtes-vous acharné après moi comme ça… Je ne voulais pas vous voir, vous le savez bien… Et maintenant je ne le veux plus, je ne le veux plus du tout. Allez-vous en !…

Stupéfait de cette ardente colère, de l’état violent où il voyait pour la première fois cette douce créature, Albert priait et protestait, mais en vain.

— Non, je sais, répétait-elle. Je vois tout à présent, et je veux me sauver de vous. Laissez-moi ! Partez !

Dépité, désespéré, voyant qu’il fallait céder enfin, qu’il ne pouvait rester chez cette femme malgré elle, et qu’elle lui échappait sans doute pour toujours, il se dirigea vers la porte, et là, se tournant vers elle une dernière fois, l’irritation, la passion déçue, firent jaillir des larmes de ses yeux.

Il en était honteux, quand il entendit Fauvette tout à coup pousser un cri, la vit bondir et se sentit enlacé de ses bras, tandis que la bouche brûlante de la jeune fille pressait sa joue, et que ses larmes ruisselaient sur celles qu’il venait de verser.

— Tu pleures ! disait-elle d’une voix entrecoupée. Pauvre !… Oh ! cher Albert ! C’est moi qui te fais du mal ! Ah ! pardonne-moi ! Je t’aime ! Je ne veux pas que tu pleures. Viens ! viens ici !…

Elle le conduisit à une chaise, le fit asseoir, et s’assit près de lui, mais penchée vers lui, presque prosternée.

— Quoi ! tu pleurais ! Tu m’aimes donc vraiment ? tu souffrais donc bien ?… Oh ! je ne peux pas te voir pleurer !

— Fauvette ! si je t’aime ! Ah ! mille fois plus que je ne pourrais te le dire. Tu es plus qu’un ange ! tu es la meilleure des créatures… Je ne te connaissais pas. Oui, je mourrais de te quitter.

— Tu le crois ?

— J’en suis sûr. Jamais non, jamais ! Te quitter, toi…

— Hélas ! tu vois bien les autres. C’est impossible ! Marie pleure depuis quelque temps parce qu’Emmanuel va retourner chez ses parents ; c’est toujours ainsi. S’aimer, et puis se quitter, n’est-ce pas affreux ? Et dire que je ne puis pas te renvoyer ! Ah ! je voudrais être morte !

— Je ne le quitterai jamais, dit-il. Nous vivrons toujours ensemble. Tu seras plus que ma femme. Je resterai médecin à Paris.

— Vrai ? dit-elle en tressaillant de bonheur.

— Oui, je te le jure ! Penser à te quitter, je ne le pourrais seulement pas ! Pauvre petit ange ! Oh ! tu es divine !

— Tes parents voudront te marier à une demoiselle riche. C’est toujours comme ça, et dans ce temps-là peut-être…

— Ah ! tais-toi, je te dis que c’est impossible ; nous nous aimons pour l’éternité.

Elle l’écoutait avec ivresse, le regardait avec adoration, et, tantôt pleine de confiance et d’abandon, elle lui racontait ingénûment combien elle avait souffert pendant son absence, combien elle l’aimait, qu’elle n’avait plus un moment à ne pas rêver de lui, qu’elle ne pourrait supporter la vie sans le voir ; tantôt elle palissait, frémissait, lui disant avec prière :

— Oh ! mais est-ce bien vrai ? sera-ce possible, dis ? Ne me trompe pas ? Si c’était pour me quitter, il vaudrait mieux… Non, je ne veux pas que tu me trompes ! Si tu ne m’aimais pas… vraiment… ce serait bien mal ! Tu vois que je ne suis pas comme les autres, moi. Je ne puis pas aimer, comme elles font, pour s’amuser. Je pleure, moi aussi, tu vois. Si tu veux que je t’aime, ce sera pour toujours. Le veux-tu bien ?

Albert redoubla de protestations, de serments ; il se jeta aux genoux de Fauvette, lui jura qu’il était à elle pour la vie, qu’il n’aimerait jamais qu’elle au monde.

— Ah ! dit-elle en cachant dans ses mains son visage, pourras-tu me pardonner ?… Ce n’a peut-être pas été beaucoup de ma faute ; car alors j’étais si jeune, si ignorante et si sotte ! Mais c’est égal, j’en suis bien malheureuse, à présent surtout.

— Cher ange ! répondit-il en la serrant dans ses bras ; non, ce n’est pas ta fauté ! Pauvre, ignorante, abandonnée… Je t’ai vue, je te connais, ma Fauvette, et ta vertu courageuse vaut plus d’une couronne de fleurs d’oranger.

Il ne partit qu’au lendemain. Il était enivré de bonheur et d’enthousiasme, non pourtant sans une secrète gène au fond du cœur. Si son exaltation était vraie, sa parole était menteuse, et il se sentait comme écrasé par l’ardente sincérité de Fauvette. Il la trompait, elle qui se donnait toute à lui, qui venait de lui sacrifier sans marchander cet avenir de vie familiale, pure et paisible, qu’elle s’était plu à rêver. Dans quelle voie l’avait-il rejetée ? Que deviendrait-elle en apprenant que cet amour où elle avait mis toute son âme n’était aussi que pour s’amuser ? Mais ces pensées importunes, Albert ne voulait pas les entendre ; il eût d’ailleurs au besoin pour sa défense allégué l’excuse bien connue que les femmes ont besoin de serments, et que ce serait une imbécillité de ne pas leur donner ce qu’elles demandent pour couvrir décemment leur défaite, — ce qui peut être vrai dans certains cas. — Mais alors où retrouver la bonne foi humaine, si ce n’est dans le respect de l’amour ?

En descendant, Albert rencontra Emmanuel sur l’escalier. Après une cordiale poignée de main.

— Tu sais que je suis docteur ? dit Emmanuel.

— Je ne le savais pas, mais je t’en félicite vivement. À vrai dire, je ne l’aurais pas deviné, à la mine un peu triste.

Emmanuel haussa les épaules.

— Eh ! mon cher, c’est qu’il faut partir, laisser là cette pauvre Marie, qui m’aimait et que j’aimais… Elle ne fait que pleurer. Ne l’as-tu pas vue ?

— Non, pas encore.

— Ah ! tu viens de chez Fauvette. Tu as tort. Laisse donc cette pauvre fille ; elle est honnête et paisible, elle chante comme un oiseau… Laisse-la. Vois-tu, c’est une triste chose on a vécu ensemble, on a partagé les bons et les mauvais jours, on s’est aimé… et puis là, tout à coup, oui… c’est cruel et contre nature. Que va-t-elle devenir à présent ? J’ai mis dans sa pauvre vie plus d’aisance, de gaieté, de l’amour et du loisir… Elle s’est habituée à cela. Va-t-elle retourner à sa misère ? en aura-t-elle la force ? Non, sans doute. Je lui enverrai bien quelque chose de temps en temps d’abord, mais ça ne pourra pas continuer toujours. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas, une fois marié surtout, car il va falloir que je me marie là-bas… C’est tout cela qui me rend triste… Laisse donc la pauvre Fauvette, va.

— Il est trop tard, dit Albert.

— Ah ! tant pis ! Tu sais, Paul Théry est aussi reçu. Il y a plus d’un an qu’il reculait de passer sa thèse… Ses parents l’y ont forcé à la fin. Il est donc reçu, et là aussi c’est une désolation encore bien plus grande. Je ne crois pas que Louisa supporte cette séparation. Théry, lui, ne dit rien ; mais il est d’un sombre !

Il soupira profondément, serra la main d’Albert, et dit encore en le regardant :

— Pauvre Fauvette !