Bureaux du Siècle (p. 155-161).


MARIANNE

Si je vous raconte cette histoire, ce n’est pas seulement parce qu’elle a fait un bruit énorme dans Landerneau — je veux dire dans le chef-lieu d’un de nos départements de l’Ouest, — mais parce qu’elle se recommande particulièrement à l’attention des lectrices, et surtout de ces lectrices de vingt ans, qui, en lisant un roman, rêvent de leur propre avenir, et auxquelles l’auteur ici dédie ses pensées les plus intimes, sûr qu’elles ne seront ni dédaignées ni incomprises.

I

Le Dr Brou arriva dans la salle à manger, où l’attendaient sa femme et sa fille, en tenant à la main une lettre ouverte, d’un air très-préoccupé.

Ce fut Emmeline qui s’en aperçut la première. Elle courut à son père, et, lui ayant souhaité le bonjour en l’embrassant, elle prit son bras et l’entraîna vers la table.

— Qu’est-ce que c’est, petit père, une lettre de ma tante ?

— Non, dit-il.

Pendant ce temps, Mme Brou mettait ordre gravement à la symétrie un peu négligée du couvert, et rangeait vis-à-vis, dans une diagonale parfaite, le sucrier et le pot à miel, le beurrier et les petits pains, au milieu desquels trônait une belle chocolatière de porcelaine blanche :

— Alors de qui est-elle ? reprit Emmeline en prenant place à côté de son père.

— Tu es bien curieuse.

— Puisque tu apportes cette lettre, n’est-ce pas pour la lire ?

— Peut-être. Mais, si tu étais moins curieuse, tu me laisserais manger mon chocolat.

Il tendit en même temps sa tasse, que Mme Brou remplit soigneusement.

— C’est peut-être une demande en mariage, dit cette dame à son tour.

Emmeline rougit.

— Non, répondit le docteur en insérant une tranche de beurre dans son petit pain. Mais je vois bien qu’il me faut tout de suite dire ce que c’est ; car, entre deux femmes, je n’aurais pas une minute de paix.

— Papa, dit Emmeline d’un ton quasi-mutin et quasi-piqué, c’est qu’en entrant tu paraissais contrarié… Voilà pourquoi… et non pas par curiosité, ajouta-t-elle en faisant une petite moue et en se redressant d’un air de dignité.

— Cette lettre me donne fort à réfléchir, dit le docteur ; c’est une chose grave.

— En vérité, tu m’effrayes ! s’écria Mme Brou d’une voix étranglée.

Mais cela tenait à l’inglutition plus qu’à l’émotion. Emmeline prit un air effarouché.

— Bon Dieu ! papa.

— Te rappelles-tu, demanda le docteur à sa femme, quand nous sommes allés à Rochefort, il y a dix-neuf ou vingt ans, mon cousin Marcel Aimont ?

— Oui, certainement, un officier de marine, un jeune homme charmant, très-comme il faut.

— C’est lui qui m’écrit.

— Ah !… j’ai dansé avec lui au Casino. Il était si bien dans son uniforme.

— Il s’est marié tout de suite après. Il devait venir nous voir, nous présenter sa femme, et il n’est pas venu.

— Mais il nous a expédié un magnifique panier d’huîtres, tu te rappelles ? avec un turbot.

— Oui, mais depuis pas une fois il ne nous a donné de ses nouvelles.

— C’est vrai ; mais d’un homme qui vit sur la mer, on ne peut pas exiger ce qu’on attendrait d’un homme du monde. Et que t’écrit-il maintenant ?

— Voici sa lettre.

M. Brou, après avoir avalé une gorgée de chocolat ; lut ce qui suit :

« Mon cher cousin,

Me pardonnerez-vous un silence trop long, qui pourtant n’a été causé par aucun changement dans mes sentiments de confiance et d’affection pour vous, comme vous le prouvera la demande que je viens vous faire. J’ai perdu ma femme après une union bien courte ; je l’adorais, et le chagrin m’a jeté dans une telle misanthropie que j’ai laissé tomber toutes mes relations. Depuis deux ans, par suite d’une longue maladie contractée au Sénégal, je suis en congé illimité et je vis avec ma fille à Tregarvan, sur la rivière d’Aulne, dans le Finistère. Les meilleurs soins n’ont pu me rétablir, ni même l’amour de ma chère enfant et mon désir ardent de vivre pour elle. Maintenant toute espérance est perdue et je viens vous demander la permission de vous confier Marianne, en vous nommant son tuteur, car je suis brouillé avec les parents de ma femme, qui s’étaient opposés à notre mariage, et n’ai de mon côté qu’une sœur, acariâtre et dévote à l’excès, près de laquelle ma fille serait malheureuse. Pour vous, mon cher Anatole, je connais votre honnêteté et votre bonté ; j’ai pu apprécier, il y a longtemps, celle de Mme Brou, et j’ai su dernièrement par votre confrère, le docteur Moudley, des Sables, en visite chez ses parents de Brest, que vous étiez l’heureux père d’un fils et d’une fille des mieux doués, et l’un des médecins les plus estimés de Poitiers. Ma fille trouverait donc chez vous, avec des soins affectueux, un asile honorable, des amis de son âge et milieu où elle pourrait, aidée de vos conseils, choisir un mari digne d’elle, quand la mort l’aura privée du père qui maintenant concentre toutes ses affections.

« Dites-moi, mon cousin, que vous acceptez ma prière ; je vous en serai profondément reconnaissant, et j’essayerai, si mon médecin m’y autorise, d’entreprendre le voyage de Poitiers, afin de vous présenter Marianne, qui est, si j’osais le dire, étant son père, une des pupilles les plus aimables qui puissent flatter un tuteur, bonne, intelligente, d’un caractère élevé, charmante en un mot. Elle ressemble à sa mère. Ah ! qu’il m’est cruel de la quitter ! et que je voudrais pouvoir espérer de votre science, à vous, docteur, un miracle que les autres n’ont pas su faire. J’aurais dû vous écrire plus tôt. Mais à bientôt votre réponse, n’est-ce pas, mon cher cousin, et veuillez être, près de Mme Brou et de vos aimables enfants, l’interprète des sentiments de votre bien affectionné.

« Marcel Aimont. »

Les deux femmes avaient écouté cette lecture avec une vive attention, et leur attendrissement s’exprima par des exclamations.

— Comme c’est touchant ! dit Emmeline.

— Pauvre jeune homme ! s’écria Mme Brou. Oui, car je ne peux pas me le figurer en père de famille et sans son uniforme. Il te donne là une grande preuve de confiance…

Elle s’arrêta.

— Oui, c’est bien grave, en effet, prendre cette jeune fille chez nous, sans la connaître du tout, sans même l’avoir vue.

Elle regarda sa fille avec une sorte d’inquiétude et de complaisance mêlées.

— Car il n’est pas sûr qu’ils puissent venir. Pauvre Aimont !

— Et que décides-tu ? demanda-t-elle à son mari.

— Mais… je suis embarrassé. Je désirerais obliger Aimont : sa situation est bien intéressante. D’un autre côté, introduire ainsi dans notre intérieur une jeune personne que, comme tu le dis, nous ne connaissons nullement…

— Oh ! la fille de M. Aimont… doit être une personne très-comme il faut. Il était enseigne, je crois, déjà ? Il a dû devenir au moins capitaine de vaisseau ?

— Je n’en sais rien, car il ne me dit rien du tout. Vous voyez : du sentiment, beaucoup d’amabilité, de pathétique, rien de plus. Aucun détail précis et sérieux. Cela ne m’étonne pas ; c’était une tête romanesque. Mais précisément cela m’inquiète, car enfin…

— Ils ont une certaine fortune au moins, j’espère ?

— Eh ! qui sait ? Il avait en effet un assez joli patrimoine ; mais il y a vingt ans de cela, et c’était un homme capable de jeter l’argent pour un caprice, pour une générosité. Oui, un charmant garçon, comme tu l’as vu, mais peu sérieux. Ainsi, quand il nous a annoncé son mariage, il nous a écrit qu’il était au comble du bonheur ; mais sa femme était-elle riche ou pauvre ? pas un mot là-dessus. Je crois même qu’il ne nous disait pas le nom de la famille. C’était une tête comme cela. Maintenant pourquoi s’est-il brouillé avec les parents de sa femme ? peut-être a-t-elle été déshéritée ? Enfin, nous ne savons rien.

— Nous ne pouvons pourtant pas nous charger comme cela d’une orpheline, sans savoir pourquoi.

— Sans doute je le voudrais de tout mon cœur, mais nous n’avons pas une fortune à faire de ces choses. C’est très-fâcheux. D’un autre côté, c’est bien délicat. Je ne puis pas lui demander des explications. Il trouverait cela monstrueux. À dire vrai, si, étant ruiné, j’avais réclamé de lui pareil service, il aurait accepté sans hésiter. C’est un homme de premier mouvement, un excellent cœur. Malheureusement on ne peut pas se laisser aller… Il faut compter dans la vie. Je suis réellement fort embarrassé.

Mme Brou ne l’était pas moins. Ses traits rougissants, ses lèvres serrées et ses yeux vagues témoignaient du travail de son esprit ; tout en rêvant, elle servit une seconde tasse de chocolat. Emmeline continuait de garder le silence d’un air préoccupé.

— Et toi, qu’en penses-tu, petite ? lui demanda son père.

— Moi, je trouve aussi que c’est très-embarrassant, dit-elle d’un petit ton sage.

— Après tout, reprit Mme Brou, tu ne te charges pas de lui donner, une dot à cette jeune fille ; tu ne contractes envers elle qu’un devoir de surveillance jusqu’à sa majorité. Si elle n’a rien, on lui cherchera quelque emploi.

— Et lequel ?

— Dame, je ne vois que demoiselle de magasin ; mais, pour la fille de M. Aimont, ce ne serait pas convenable.

— Oh ! dans ce cas, ce n’est pas à Poitiers qu’on la placerait, j’espère, s’écria Emmeline. Pour moi, j’en aurais trop honte.

— Cela n’a rien de déshonorant, dit sentencieusement le docteur.

Cependant il n’insista pas davantage, quand sa fille répondit :

— Je le sais bien, mais c’est égal ; dans une ville où l’on est connu…

— Elle pourrait encore être sous-maîtresse, reprit Mme Brou.

— Mais ce n’est pas du tout ce qu’il entend. Ses expressions sont formelles : Ma fille trouverait chez vous des soins affectueux, un asile honorable, des amis de son âge et un milieu où elle pourrait, aidée de vos conseils, choisir un mari digne d’elle…

— Eh bien ! alors c’est qu’elle a de la fortune, dit Mme Brou d’un ton plein de conviction. Quand on n’en a pas, on ne saurait prétendre à choisir un mari ni même à en trouver un.

— Il y a bien choisir ? demanda Emmeline.

— Oui, choisir ou trouver, c’est à voir, dit Mme Brou.

— Il y a bien choisir, dit le docteur, et ce serait en effet concluant s’il s’agissait d’un homme plus positif qu’Aimont. Mais pour lui, du moment où sa fille lui paraît charmante, il peut fort bien ne pas douter qu’elle n’ait à choisir parmi tous les hommes de la terre. Enfin espérons que ces appréhensions n’ont rien de fondé, il serait étonnant qu’Aimont ne laissât rien.

— Certainement, répliqua Mme Brou ; elle aura bien toujours assez pour payer sa pension. Nous ne serons pas trop exigeants.

— Alors tu consens à ce que nous la recevions ici ?

— Mon Dieu ! oui, pourvu que nous puissions seulement être indemnisés. Il faut bien faire quelque chose pour sa famille. Puis on verra, selon les circonstances…

— Cela est très-bien de ta part, ma chère dit le docteur ; je reconnais là ta bonté ordinaire.

Mme Brou prit un air modeste et attendri.

— Et toi, Emmeline, reprit-il en se tournant vers sa fille, je pense que tu imiteras ta mère et que tu seras bonne pour cette jeune parente, si nous devons la garder à la maison.

— Certainement, papa.

Je cours à mes visites, dit alors le docteur en jetant sa serviette et se levant de table.

— Eh bien ! que vas-tu répondre ?

— J’y penserai.

Le soir, au diner, la conversation tomba sur le même sujet, avec un nouvel interlocuteur : Albert Brou, frère ainé d’Emmeline, qui étudiait la médecine à Poitiers sous la direction de son père. C’était un jeune homme de vingt un ans, de figure ouverte ; les yeux bleus, le teint blanc, une bouche riante, ornée de belles dents et surmontée d’une moustache déjà fournie ; sur un front peu élevé, mais large, une forêt de cheveux châtains, une taille au-dessus de la moyenne, la tournure aisée ; en somme, un très-joli garçon, comme on le répétait de toutes parts à Mme Brou, qui n’en était pas peu fière. Et peut-être Albert, de son côté, n’en était-il ni moins convaincu ni moins satisfait que sa mère, à en juger par un certain air de complaisance répandu sur ses traits. Soigné dans sa toilette et dans sa personne, il passait, de temps en temps, dans ses cheveux rejetés en arrière, une main blanche, ornée d’ongles taillés en pointe, de plusieurs centimètres de longueur.

Au sujet de l’arrivée d’une jeune cousine, Albert n’a que des sourires :

— Fort bien, dit-il, du moment qu’elle est charmante, moi, je ne demande pas mieux.

— Oui, mais c’est justement ce que je ne veux pas, s’écrie Mme Brou, et M. Aimont aurait dû penser à cela. Un jeune homme et une jeune fille qui ne sont pas frère et sœur, dans la même maison, cela n’est pas convenable.

— Oh ! maman, voyons. Est-ce que je suis un don Juan, moi ?

— Je pense et je suis certain, dit le père avec sévérité, que si une jeune personne confiée à ma garde habitait cette maison, elle serait sacrée aux yeux de mon fils.

— Tout ce qu’il y a de plus sacré, parbleu ! dit le jeune homme d’un ton plus railleur que solennel.

— Il pourrait s’enflammer malgré lui, reprit la mère. Quand on se voit tous les jours !

— On me prend pour un paquet d’étoupes, sur ma parole ! dit Albert. Voyons, faut-il que je jure de ne jamais lever sur elle un œil profane ?…

— Il leva la main.

— C’est égal, ce n’est pas prudent, ajouta Mme Brou avec insistance. Oui, à tous les points de vue, c’est une chose très-fâcheuse qu’un pareil projet, et ce M. Aimont a eu là une idée bien malheureuse pour nous.

— Il serait pourtant cruel de le refuser, dit M. Brou, et vraiment je ne crois pas devoir le faire. Mais voici un plan : je disais ces jours-ci que j’avais besoin de repos, et mon confrère Maison, qui n’est pas trop occupé, s’est offert à me remplacer. Eh bien ! je vais à Trégarvan ; je vois Aimont et sa fille, je prends connaissance de leur situation, et, suivant l’occasion, je puis suggérer… par exemple, un rapprochement avec les parents maternels, ce qui serait tout à fait à l’avantage de la jeune personne ; enfin je verrai, et si je puis vous ôter cette épine du pied…

— C’est cela, dit Mme Brou ; fais pour le mieux, mon ami ; et surtout tâche d’éviter… Mon Dieu ! nous sommes si bien là, tous quatre en famille ! Une étrangère gâterait tout ; puis c’est une responsabilité… surtout si elle est pauvre ! Alors ce serait un véritable fardeau.

— Je ne puis pas croire qu’elle n’ait pas au moins de quoi vivre…

— Est-ce qu’on sait ? avec un père à imagination vive, comme il semblait être, et qui a tant couru le monde. On ne pourrait pas la marier. Ce serait une charge éternelle…

— Après tout, mes fonctions expireraient le jour de sa majorité.

— Oui, mais je te connais ; tu es bon ; il faudrait toujours s’en occuper un peu ; ce serait un souci, une obligation… Il vaut mieux tâcher d’arranger les choses autrement.

— En vérité, maman, dit Albert, les sentiments d’hospitalité ne me paraissent avoir rien d’exagéré, et toi, Emmeline, tu ne dis rien ? Voyons, ce serait une camarade, et vous iriez toutes deux, bras dessus bras dessous, en caquetant de chiffons, d’un air de mystère, comme tu fais avec tes bonnes amies.

— Vous croyez, monsieur le moqueur. Mais je ne la connais pas, moi ; et, comme dit maman, il vaut mieux rester entre nous.

Le Dr Brou écrivit à son parent une lettre aimable, où il lui disait que c’était au médecin d’aller voir le malade ; qu’il profitait d’une vacance nécessaire à sa santé pour se rendre à Trégarvan, et qu’ils causeraient ensemble de l’avenir de cette chère fille, sur lequel son père lui-même pourrait veiller longtemps, le docteur voulait l’espérer.

Le départ du docteur eut lieu peu de jours après cette lettre, et Mme Brou resta fort tourmentée, comme elle le répétait sans cesse ; elle confia même ce tourment à deux ou trois dames de P…, auxquelles elle tenait à donner des marques de sa confiance : c’étaient Mme la préfète, l’élégante Parisienne, femme du capitaine-major, et Mme Turquois, la femme du conseiller à la cour impériale, dont les filles étaient amies d’Emmeline. Ces dames prirent beaucoup de part au souci de Mme Brou, et des aphorismes pleins d’expérience et de sagesse furent échangés à ce propos : Il est toujours bien délicat d’introduire une personne étrangère dans la famille… on ne sait comment les choses peuvent tourner… et non-seulement à cause d’un jeune homme, mais d’une jeune fille même. On a élevé sa fille à soi comme on l’entendait ; on ne sait pas quelles idées, quelles habitudes apporte une nouvelle venue. Puis, le caractère… On n’a pas la même liberté que vis-à-vis de ses enfants… On est généreux et l’on a toujours beaucoup à souffrir.

— Au moins cette demoiselle a-t-elle de la fortune ? demanda Mme Turquois.

Et quand elle apprit qu’on n’en savait rien, elle s’exclama sur l’admirable bonté du docteur et de sa femme, affirma qu’ils étaient vraiment des gens d’un autre âge…

— Oui, l’on ne fait plus de ces choses-là ! Enfin !… vous en serez récompensés au moins dans l’autre monde. Pauvre Mme Brou ! comme c’est beau ! Et votre chère Emmeline, elle accepte cela sans murmurer ? Ah ! vraiment, tenez, c’est superbe ; il n’y a que vous pour agir ainsi.

Mme Brou reçut d’un air modeste ces compliments ; elle n’était pas toutefois décidée à les mériter, et toutes les ressources qui peuvent offrir aux filles de bonne famille dans l’embarras, bureaux de poste, bureaux de tabac, place de sous-maîtresses dans les pensionnats, et jusqu’au bandeau de la religieuse, défilèrent successivement dans sa tête, accompagnés des protecteurs, des intermédiaires et des voies et moyens par lesquels on les pourrait atteindre. Elle alla jusqu’à rédiger en pensée telle lettre à M. un tel et tel placet au ministre. Puis elle soupirait profondément. Oh ! oui, Mme Brou était bien tourmentée ! On est mère de famille et femme prévoyante ou on ne l’est pas.

Il y avait à peine deux jours que M. Brou était parti, quand le facteur apporta une lettre de faire-part entourée de noir.

Mme Brou eut un pressentiment.

— Bon Dieu ! si…

Elle ouvrit la lettre et fit un grand geste d’accablement : c’était l’annonce de la mort de M. Marcel Aimont, capitaine de vaisseau, âgé de quarante-huit ans, au nom de Mlle Marianne Aimont, sa fille, et de Mme veuve Cornerel, sa sœur.

— Nous sommes vraiment bien malheureux ! dit Mme Brou.

Elle donne quelques larmes à son propre sort. Puis vinrent les commentaires. Sans dire du mal du pauvre mort, il fallait convenir que c’était un homme qui ne se gênait pas. Sans même attendre un consentement… c’était contre toute convenance, car le docteur n’avait pas eu le temps d’arriver, et bien sûr le testament pourtant le nommait tuteur, il fallait y compter. À moins que M. Aimont n’eût pas fait de testament ; il n’y avait peut-être pas de raison… Mais restait la prière faite par le mourant, et le docteur n’avait en quelque sorte plus le droit de refuser. Il était si délicat…

Il est difficile de rendre combien Mme Brou fut tourmentée, et combien l’on s’en aperçut dans la maison, jusqu’à la réception de cette lettre du docteur :

« Ma chère amie,

» Arrivé depuis quelques heures, je t’écris à la hâte. Je suis débarqué dans une fort belle maison de campagne. Le pauvre Aimont est mort depuis trois jours, et ses obsèques ont eu lieu hier. Il paraissait fort estimé. La jeune fille est au désespoir. Elle est véritablement très-bien. Je vais prendre connaissance des affaires ; puis il me faudra l’arracher le plus promptement possible à ces tristes lieux. Préparez tout pour sa réception. Elle est habituée au luxe. Je te télégraphierai le jour de notre arrivée.

» Ton mari affectionné,

» Dr Anatole Brou. »

Cette lettre remonta, comme elle le disait elle-même, Mme Brou. Elle et Emmeline la relurent dix fois pour y chercher des affirmations précises. Mais il était évident que le docteur lui-même ne savait pas grand’chose encore ; une fort belle maison de campagne, une jeune fille très bien, des habitudes de luxe, tout ceci ne se présentait pas mal.

— Mais, disait sagement Mme Brou, il n’y a là rien d’absolument certain, car il ne manque pas de gens qui ont des habitudes de luxe en disproportion avec leur fortune, ce qui les conduit à la ruine. Et cela, c’est encore le pis de tout.

Son imagination alors fut hantée par le fantôme d’une jeune personne nourrie dans l’indolence et dans la mollesse, pleine de grands airs et ne possédant… que des exigences. Cette idée, par moments, affectait Mme Brou au point de lui faire jeter de profonds soupirs. Mais ensuite elle se remontait, de peur, ou plutôt dans l’espoir de se tromper.

Il y eut entre Emmeline et sa mère de grands débats au sujet de la chambre qu’on devait disposer pour l’inconnue.

La maison du Dr Brou était du nombre de celles qui composent le beau quartier, en même temps le quartier neuf, de la vieille cité. Il l’avait fait bâtir lui-même sur les terrains vagues, voisins de la promenade, où s’élevaient alors seulement quelques chantiers. Elle était à un seul étage, avec mansardes, genre Louis XV, assez élégamment enjolivée, et donnant d’un côté sur la rue, avec retrait de quelques mètres, derrière une grille ornée de fleurs, ainsi que le perron. De l’autre côté, s’étendait un jardin anglais. La belle et vaste promenade qui fait l’orgueil de Poitiers et qui domine un bel horizon de champs, de coteaux, de prairies traversées par la rivière, se trouvait à quelques pas, au bout de la rue.

Cette maison, construite seulement depuis une dizaine d’années, était — est-il besoin de le dire ? — une des joies les plus chères du ménage Brou. Les vieux bourgeois, à qui leur ville paraît un monde, et peut-être les envieux, la trouvaient seulement un peu éloignée du centre, bien qu’on puisse aller en vingt minutes d’une extrémité à l’autre de la ville de Poitiers. Soit pour sacrifier aux préjugés de ses concitoyens, soit qu’il craignît la marche, ou par représentation, le Dr Brou, pour faire ses visites, avait un cabriolet.

En Poitou, l’hospitalité est encore un dogme, et tout bon bourgeois a chez lui au moins une chambre d’ami. Il y en avait trois, au premier étage de la maison Brou, donnant sur le jardin, tandis que la chambre du docteur, et de sa femme, celle d’Emmeline qui lui était contiguë, et celle d’Albert, séparées des premières par un corridor, avaient vue sur la rue. Ces trois chambres avaient reçu, de la couleur des tentures, les noms de chambre bleue, chambre jaune et chambre blanche. Laquelle devait-on donner à Marianne ?

Mme Brou jugea que la chambre blanche était la plus convenable pour une jeune fille ; Emmeline objecta que c’était la moins belle et la plus petite ; que, d’après les instructions paternelles, la chambre jaune conviendrait mieux. Quant à la chambre bleue, c’était le sanctuaire des splendeurs hospitalières, réservé aux étrangers de distinction ; on en tenait les persiennes habituellement fermées et on ne l’ouvrait qu’à certains jours pour donner de l’air, Mme Brou présidant elle-même alors au soin de toutes choses…

La discussion fut longue et animée, chaque adversaire ayant une foule de raisons à faire valoir. Mais la prudence de Mme Brou à la fin l’emporta ; car, dit-elle, une fois qu’on l’aurait mise dans la chambre jaune, on ne pourrait pas la lui ôter pour lui donner une chambre plus petite, tandis qu’on pourra toujours lui donner mieux, s’il le faut. La chambre blanche fut donc époussetée, le lit pourvu de draps, la toilette de linge et de savon ; tout fut mis en ordre et l’on attendit le télégramme.

« Arriverons jeudi soir, neuf heures. Venez tous. Amenez voiture. Préparez chambre bleue.

Brou. »

— Préparer la chambre bleue ! s’écria Mme Brou, toute stupéfaite et presque indignée. Je ne sais ce que pense ton père. C’est donc une marquise que cette petite-là ?

Emmeline partageait l’étonnement de sa mère. On obéit toutefois, et ce fut avec une émotion pleine de curiosité que Mme Brou et ses deux enfants se rendirent à la gare à l’heure indiquée. On avait eu soin pour la circonstance de revêtir des robes noires, bien que le deuil d’un cousin si éloigné ne fût pas de rigueur. Albert avait fait mettre un crêpe à son chapeau. Emmeline était fort triste et avait même envie de pleurer. C’est que ce jour-là une idée subite l’avait saisie :

— Grand Dieu ! est-ce que le deuil de cette cousine va nous empêcher d’aller dans le monde cet hiver ?

— Je n’en sais rien, avait répondu Mme Brou. Nous consulterons ton père à cet égard.

On était alors au mois de novembre 186…

Le train arrive en grondant et en sifflant ; les voyageurs commencent à s’écouler, et parmi eux paraît M. Brou, conduisant une forme féminine revêtue d’un ample manteau noir, coiffée d’un chapeau rond entouré d’un voile, et qu’il présente à sa femme et à sa fille comme Mlle Marianne Aimont.

— Vous êtes sous le coup d’un grand malheur, ma chère enfant, lui dit Mme Brou, mais nous nous efforcerons de vous consoler et de vous prouver que vous avez encore une famille, qui fera tous ses efforts pour adoucir la perte irréparable que vous avez faite.

Ce petit discours débité tout d’une haleine, avec le haut sentiment du bien-dire et des convenances qui distinguait Mme Brou, une voix douce et brisée sortit de dessous le voile :

— Je vous remercie, madame, de tant de bonté.

— Voici ma fille ; j’espère qu’elle sera votre amie, dit ensuite M. Brou. Mon fils.

Une petite main, gantée de noir, serra tour à tour la main d’Emmeline et celle d’Albert ; puis, celui-ci ayant été chargé par son père de s’occuper des bagages, le docteur et les trois dames montèrent dans la voiture, qui, partie au grand trot, se mit bientôt au pas sur les pentes roides qui conduisent de la gare à la ville de Poitiers.

Ce fut à peine si pendant le trajet on entendit la voix de la jeune fille, malgré les efforts de Mme Brou pour soutenir la conversation.

Arrivée à la maison, les instances de son hôtesse ne purent la décider à rien prendre, malgré l’heure avancée, qui eût permis à des voyageurs l’oubli d’un dîner fait à la hâte au buffet.

— Il ne faut pas tourmenter cette chère enfant, dit le docteur ; elle a besoin de repos et peut-être de solitude. Dès ce soir, comme toujours, elle doit être libre avec nous. Conduisons-la chez elle.

Et il accompagna lui-même sa pupille, escortée en outre d’Emmeline et de Mme Brou, jusqu’à la chambre bleue, qu’égayaient un feu clair et la douce lueur d’une lampe à globe d’opale. Là le docteur s’assura qu’aucun soin n’était oublié, prépara lui-même la potion que selon son ordonnance la jeune fille devait prendre en se couchant, sonna la femme de chambre et lui recommanda d’être aux ordres de Mlle Aimont, mêla enfin la tendresse d’un père aux soins d’un hôte attentif, au grand étonnement de sa femme et de sa fille ; car s’il soignait les autres au dehors, il avait l’habitude de se faire servir à la maison.

Aussi, quand, descendus dans la salle à manger, où Albert venait d’arriver, ils furent tous les quatre assis près d’un feu que la fraîcheur de la soirée rendait agréable, et tandis que le docteur trempait des biscuits dans un demi-verre de malaga, Mme Brou laissa-t-elle échapper les pensées qui l’étouffaient :

— En vérité, s’écria-t-elle, en fais-tu des frais pour cette petite, jusqu’à lui donner la chambre bleue !

— Il faut, en effet, de grands soins, répondit le docteur, pour lui rendre la vie supportable d’abord, puis agréable. Cette jeune fille est au désespoir de la mort de son père, qu’elle aimait uniquement. Je suis blasé sur bien des douleurs ; mais celle-ci, quoique presque silencieuse, est navrante. Il paraît que malgré la longue maladie de son père, elle ne s’attendait pas à ce coup. Ce pauvre Aimont ! Je regrette bien de n’avoir pu du moins lui serrer la main. Il était adoré là-bas. Trois villages sont venus à son enterrement. En me voyant emmener Marianne, plusieurs de ces braves gens pleuraient et m’ont fait promettre de la rendre bien heureuse. C’était fort touchant.

— Cela fait l’éloge du père et de la fille, dit Mme Brou, et certainement nous agirons de notre mieux… C’est une douleur très-respectable. Pauvre petite ! Cependant je lui ai donné la chambre bleue pour ne pas te fâcher, puisque tu me l’avais mandé par dépêche ; mais on ne pourra pourtant pas la lui laisser. D’abord ça l’abîmerait ; puis, s’il nous venait quelqu’un d’important…

— Il ne nous viendra personne qui ait plus de droit à nos soins et à nos égards, répondit le docteur d’un ton sévère ; Marianne gardera la chambre bleue. Je serais désolé qu’elle pût trouver ici la moindre restriction au désir de lui être agréable. J’ai pris vis-à-vis d’elle un engagement sacré, et… il sera rempli. Il faut qu’elle se trouve heureuse au milieu de nous ; d’ailleurs…

Le docteur toussa comme pour chercher ses expressions, tandis que sa femme, à demi suffoquée, répliquait :

— Eh bien ! est-ce que nous allons devenir ses humbles serviteurs ?

— D’ailleurs, reprit-il, c’est notre devoir à tous les points de vue. Aimont a parfaitement fait les choses. Il a fixé lui-même la pension de sa fille à 5, 000 fr., et m’a laissé en don ses chevaux, sa voiture, un fort beau cabinet d’histoire naturelle, et un diamant d’une grande valeur.

En même temps, posant son verre sur la cheminée, il découvrit sa main gauche, restée gantée jusque là, et montra un brillant d’une belle grosseur, plein de feux. À l’instant, tous les visages changèrent et prirent l’expression d’une admiration respectueuse. Emmeline joignait les mains en répétant :

— Que c’est beau !

— Des chevaux ! s’écria le jeune homme.

— Une belle voiture ? demanda Mme Brou. Mais alors ce sont donc des gens très-riches ? ajouta-t-elle d’une voix émue.

— Ma pupille, dit le docteur avec une certaine fierté, hérite au bas mot de 400, 000 fr. ; car il y a des terres susceptibles d’amélioration, et l’héritage de sa tante complétera le demi-million.

— Ah !…

— Ah !…

— Ah !…

— C’est fort beau ! Alors je conçois… dit Mme Brou. Pauvre chère enfant ! Certainement nous ferons notre possible pour la rendre heureuse. Je veux qu’elle se plaise avec nous, qu’elle nous aime…

Elle regarda son fils.

— J’espère, reprit le docteur, que nous y travaillerons tous.

Il se tournait, en disant cela, du côté de ses enfants, mais appuya particulièrement son regard sur Albert.

— Certainement, répondirent-ils l’un et l’autre.

— Comment la trouves-tu ? demanda Emmeline à son frère.

— Moi, je ne l’ai pas vue ; j’ai seulement aperçu quelque chose de blanc dans un tas de draperies noires.

— Elle est fort jolie, dit le docteur.

Il s’étendit ensuite sur les détails de son voyage et de son séjour à Trégarvan, et cette conversation, pleine d’intérêt pour tous, ne cessa que vers minuit.