Maria Chapdelaine/14
XIV
Un soir d’avril la mère Chapdelaine refusa de se mettre à table avec les autres à l’heure du souper.
— J’ai mal dans le corps et je n’ai pas faim, dit-elle. Je pense que je me suis forcée en levant la poche de fleur aujourd’hui pour faire le pain ; maintenant je sens quelque chose dans le dos qui me tire… et je n’ai pas faim.
Personne ne répondit rien. Les gens qui vivent d’une vie facile sont prompts à s’inquiéter dès que chez l’un d’entre eux le mécanisme humain se dérange ; mais ceux qui vivent sur la terre en sont venus à trouver presque naturel que parfois leur dur métier les surmène et que quelque fibre de leur corps se rompe. Pendant que le père et les enfants mangeaient, la mère Chapdelaine resta immobile sur sa chaise, près du poêle. Elle haletait un peu et sa figure grasse s’altérait.
— Je vas me coucher, dit-elle bientôt. Une bonne nuit et demain matin je serai correcte, certain ! Tu guetteras la cuite, Maria.
Le lendemain, en effet, elle se leva à son heure ordinaire ; mais quand elle eut préparé la pâte pour les crêpes, la peine la terrassa et elle dut s’allonger de nouveau. Près du lit elle s’arrêta un instant, se tenant les reins des deux mains et s’assura que la besogne du jour serait faite.
— Tu donneras à manger aux hommes, Maria. Et ton père t’aidera à tirer les vaches si tu veux. Je ne suis bonne à rien ce matin.
— C’est bon, sa mère ; c’est bon, répondit Maria. Reposez-vous tranquillement ; nous n’aurons pas de misère.
Pendant deux jours elle resta couchée, surveillant de son lit toute la vie domestique, donnant des conseils.
— Tourmente-toi point, lui répétait son mari sans cesse. Il n’y a quasiment rien à faire dans la maison à part de l’ordinaire, et pour ça Maria est bien capable, et pour le reste aussi, batêche ! Elle n’est plus une petite fille à cette heure : elle est aussi capable comme toi. Reste sans bouger, ben à l’aise, au lieu de « bardasser » tout le temps entre les couvertes et d’empirer ton mal.
Le troisième jour elle cessa de penser aux soins du ménage et commença à se lamenter.
— Oh ! mon Dou ! gémissait-elle. J’ai mal dans tout le corps et la tête me brûle. Je vas mourir !
Le père Chapdelaine essaya de la réconforter en plaisantant.
— Tu mourras quand le Bon Dieu voudra que tu meures, et à mon idée ça n’est pas encore de ce temps icitte. Qu’est-ce qu’il ferait de toi ? Le paradis est plein de vieilles femmes, au lieu qu’icitte nous n’en avons qu’une et elle peut encore rendre service, des fois…
Mais il commençait à s’inquiéter et tint conseil avec sa fille.
— Je pourrai atteler et aller virer à la Pipe, proposa-t-il. Peut-être bien qu’au magasin ils ont des remèdes pour cette maladie-là ; ou bien j’en causerais à M. le curé et il me dirait quoi faire.
Avant qu’ils eussent pris une décision, la nuit était venue et Tit’Bé, qui était allé aider Eutrope Gagnon à scier du bouleau pour son poêle, rentra et le ramena avec lui.
— Eutrope a un remède, dit-il.
Ils se rassemblèrent tous autour d’Eutrope, qui prit dans une de ses poches et ouvrit lentement une petite boîte de fer-blanc.
— Voilà ce que j’ai, fit-il d’un air de doute. C’est des pilules. Quand mon frère a eu mal aux rognons, voilà trois ans passés, il a vu dans une gazette une annonce pour ces pilules-là, qui disait qu’elles étaient bonnes ; alors il a envoyé de l’argent pour une boîte. Il dit que c’est un bon remède. Son mal n’est pas parti de suite, comme de raison ; mais il dit que c’est un bon remède. Ça vient des États…
tout comme les gens qui ont le moyen ! »
Pendant quelques instants ils contemplèrent sans mot dire les quelques pilules grises qui roulaient çà et là sur le fond de la boîte. Un remède… préparé par quelque homme repu de science en des pays lointains… Le même respect troublé les courbait qu’inspire aux Indiens la décoction d’herbes cueillies par une nuit de pleine lune, au-dessus de laquelle le guérisseur de la tribu a récité les formules magiques.
Maria questionna d’une voix hésitante :
— C’est-il bien aux rognons qu’elle a mal, seulement ?
— D’après ce que Tit’Bé m’avait dit, j’avais pensé que c’était ça.
Le père Chapdelaine fit un geste évasif.
— Elle s’est forcée en levant la poche de fleur, qu’elle dit, et maintenant voilà qu’elle a mal dans tout le corps. On ne peut pas savoir…
— La gazette qui partait de ce remède-là, reprit Eutrope Gagnon, disait comme ça que quand le monde tombait malade et pâtissait, c’était à cause des rognons, toujours ; et pour les rognons ces pilules-là, c’est extra. La gazette le disait, et mon frère aussi.
— Quand même ça ne serait pas pour ce mal-là tout à fait, dit Tit’Bé d’un air de respect, c’est un remède de toujours…
— Elle pâtit, c’est sûr : on ne peut pas la laisser comme ça.
Ils s’approchèrent du lit où la malade gémissait et respirait bruyamment, tentant par intervalles des mouvements légers que suivaient des plaintes plus aiguës.
— Eutrope t’a apporté un remède, Laura.
— J’y crois point à vos remèdes, répondit-elle entre deux plaintes.
Mais elle regarda pourtant avec intérêt les pilules grises qui roulaient sans cesse dans la boîte de fer-blanc, comme si elles eussent été animées d’une vie surnaturelle.
— Mon frère en a mangé, voilà trois ans passés, quand il avait le mal de rognons si fort qu’il ne pouvait quasiment pas travailler, et il dit que ça lui a fait du bien. Oh ! c’est un bon remède, madame Chapdelaine, certain !
À mesure qu’il parlait, son hésitation primitive s’évanouissait, et il se sentait envahi d’une grande confiance.
— Ça va vous guérir, madame Chapdelaine, sûr comme il y a un bon Dieu. C’est un remède de première classe : mon frère l’a fait venir des États exprès. Vous ne trouveriez pas un remède comme ça au magasin de la Pipe, sûrement.
— Ça ne peut pas la rendre pire ? interrogea Maria avec un reste de crainte. Ça n’est pas du poison ni une affaire de même ?
Tous les hommes protestèrent ensemble avec une sorte d’indignation.
— Faire du mal, des petites pilules pas plus grosses que ça !
— Mon frère en a mangé quasiment une boîte, et il dit que c’est du bien que ça lui a fait.
Quand Eutrope partit, il laissa les pilules derrière lui ; la malade n’avait pas encore consenti à en prendre, mais sa résistance diminuait de force à chaque fois.
Elle en prit deux au milieu de la nuit, deux autres au matin, et pendant les heures qui suivirent tout le monde attendit avec confiance que la magie du remède opérât. Mais vers midi il fallut se rendre à l’évidence ; elle souffrait toujours autant et continuait à se plaindre. Au soir la boîte était vide, et quand la nuit tomba les gémissements de la malade remplirent la maison d’une tristesse angoissée, maintenant surtout que l’on n’avait plus de remède en quoi l’on pût espérer.
Maria se leva deux ou trois fois, émue des plaintes plus fortes ; chaque fois elle trouvait sa mère dans la même position, couchée sur le côté dans une immobilité qui semblait la faire souffrir et la raidir un peu plus d’heure en heure, et toujours se lamentant bruyamment.
— Quoi c’est, sa mère ? demandait Maria. Ça va-t-il mieux ?
— Oh ! mon Dou ! que je pâtis. Que je pâtis donc ! répondait la malade. Je peux plus grouiller, plus en tout, et ça me fait mal tout de même. Donne-moi de l’eau frette, Maria ; j’ai soif à mourir.
Maria lui donna à boire plusieurs fois, mais finit par concevoir des craintes.
— Ça n’est peut-être pas bon pour vous de boire tant que ça, sa mère. Tâchez d’endurer votre soif un temps.
— C’est pas endurable, je te dis… La soif, et puis le mal que j’ai dans tout le corps, et la tête qui me brûle… Oh ! mon Dou ! C’est certain que je vas mourir.
Un peu avant le jour elles s’assoupirent toutes les deux ; mais Maria fut bientôt réveillée par son père, qui lui secouait l’épaule et parlait à voix basse.
— Je vas atteler, dit-il. J’irai virer à Mistook pour chercher le médecin, et en passant à la Pipe je vas parler à M. le curé aussi. C’est épeurant de l’entendre se lamenter de même…
Les yeux ouverts dans la clarté blafarde de l’aube, Maria prêta l’oreille aux bruits du départ ; la porte de l’écurie battant contre le mur ; les sabots du cheval sonnant mat sur les madriers de l’allée ; des commandements étouffés : « Ho là ! Harrié !… Harrié donc ! Ho !… » puis le tintement des grelots de l’attelage. Dans le silence qui suivit la malade gémit deux ou trois fois, mais sans se réveiller ; Maria regarda le jour pâle emplir la maison et songea au voyage de son père, s’efforçant de calculer les distances.
De chez eux au village de Honfleur, huit milles. De Honfleur à la Pipe, six. À la Pipe son père parlerait à M. le curé et puis il continuerait vers Mistook. Elle se reprit, et au lieu du vieux nom indien que les gens du pays emploient toujours, elle donna au village son nom officiel, celui dont l’avaient baptisé les prêtres : Saint-Cœur-de-Marie… De la Pipe à Saint-Cœur-de-Marie, huit autres milles. Huit et six, et huit encore… Elle s’embrouilla, et dit à voix basse :
— Ça fait loin toujours. Et les chemins seront méchants.
Une fois de plus elle ressentait un effarement tragique en songeant à leur solitude, dont elle ne se souciait guère autrefois. C’était bon quand tout le monde était fort et joyeux et qu’on n’avait pas besoin d’aide ; mais qu’un peu de chagrin vînt, une maladie, et le bois qui les entourait semblait resserrer sur eux sa poigne hostile pour les priver des secours du monde, le bois et ses acolytes : les mauvais chemins où les chevaux enfoncent jusqu’au poitrail, les tempêtes de neige en plein avril…
Sa mère tenta de se retourner dans son sommeil, s’éveilla en poussant un cri aigu de douleur et aussitôt recommença à gémir sans répit. Maria se leva et alla s’asseoir près d’elle, songeant à la longue journée qui commençait, au cours de laquelle elle n’aurait ni conseil ni aide.
Elle ne fut qu’une longue plainte, cette journée : un gémissement sans fin qui venait du lit où gisait la malade et hantait l’étroite maison de bois. De temps en temps se mêlait à cette lamentation quelque bruit domestique : la vaisselle entrechoquée, la porte du poêle de fonte ouverte avec un claquement ; des pas sur le plancher, Tit’Bé rentrant dans la maison doucement, inquiet et gauche, pour prendre des nouvelles.
— Ça va-t-il point mieux ?
Maria secouait la tête. Ils restaient tous deux immobiles quelques secondes, regardant la forme immobile sous les couvertures de laine brune, prêtant l’oreille aux plaintes ; puis Tit’Bé sortait de nouveau pour vaquer aux menues besognes du dehors ; Maria achevait de mettre la maison en ordre et recommençait ensuite son guet patient, que des gémissements plus perçants venaient parfois interrompre comme des reproches.
D’heure en heure elle reprenait son calcul de temps et de distance.
— Son père doit être loin de Saint-Cœur-de-Marie… Si le médecin est là, ils vont laisser le cheval reposer une couple d’heures, et ils partiront ensemble. Mais les chemins doivent être méchants ; au printemps, de ce temps icitte, c’est quasiment pas passable des fois…
Un peu plus tard :
— Ils doivent être partis ; peut-être bien qu’en passant à la Pipe ils s’arrêteront pour parler à M. le curé. Ou bien encore il sera venu de suite dès qu’il aura su, sans les attendre. Il peut arriver dans aucun temps.
Mais la nuit approcha sans amener personne, et vers sept heures seulement des grelots se firent entendre au dehors. C’étaient le père Chapdelaine et le médecin qui arrivaient. Ce dernier entra dans la maison seul, posa son sac sur la table et commença à retirer sa pelisse en grognant.
— Avec des chemins de même, dit-il, c’est pas qu’une petite affaire de venir voir des malades. Et vous, vous êtes venus vous cacher dans le bois apparemment, le plus loin que vous avez pu. Batêche ! vous pourriez bien tous mourir sans que personne vous vienne en aide.
Il se chauffa quelques secondes au poêle, puis s’approcha du lit.
— Eh bien, la mère, on se met à être malade, tout comme les gens qui ont le moyen !
Mais après un premier examen il cessa de plaisanter.
— Elle est malade pour de bon, je cré !
C’était sans affectation qu’il parlait comme les paysans ; son grand-père et son père avaient travaillé la terre, et lui n’avait quitté la campagne que pour faire ses études de médecine à Québec, parmi d’autres garçons semblables à lui pour la plupart, petit-fils sinon fils de cultivateurs, qui avaient tous gardé des manières frustes de villageois et le lent parler héréditaire. Il était grand et massif, moustachu de gris, et sa figure épaisse avait toujours une expression un peu gênée de bonne humeur arrêtée court par l’annonce d’un chagrin d’autrui, auquel il devait faire semblant de compatir.
Le père Chapdelaine, ayant dételé et soigné son cheval, rentra dans la maison à son tour. Il s’assit à distance respectueuse avec ses enfants pendant que le médecin remplissait ses rites. Ils pensaient tous :
« Maintenant on va savoir ce que c’est, et il va lui donner de bons remèdes… »
Mais quand l’examen fut fini, au lieu d’avoir recours de suite aux philtres de son sac, il resta hésitant et se mit à poser des questions sans fin. Comment cela avait commencé, et de quoi elle se plaignait surtout… Si elle avait déjà souffert du même mal… Les réponses ne semblèrent pas l’éclairer beaucoup ; alors il s’adressa à la malade elle-même, mais n’obtint d’elle que des indications vagues et des plaintes.
— Si ça n’est rien qu’un effort qu’elle s’est donné, fit-il à la longue, elle guérira toute seule : elle n’a qu’à rester au lit sans bouger. Mais si c’est une lésion dans le milieu du corps, aux rognons ou ailleurs, ça peut être méchant.
Il sentit confusément que le doute où il restait plongé désappointait les Chapdelaine, et voulut rétablir son prestige.
— Des lésions internes, c’est grave, et on ne peut rien y voir. Le plus grand savant du monde ne pourrait pas vous en dire plus long que moi. Il faut attendre… Mais ça n’est peut-être pas ça.
Il recommença son examen et secoua la tête.
— Je peux toujours lui donner quelque chose pour l’empêcher de pâtir de même…
Le sac de cuir révéla enfin ses fioles mystérieuses : quinze gouttes d’une drogue jaunâtre tombèrent dans deux doigts d’eau, que la malade, soutenue, but avec force plaintes aiguës. Après cela, il ne restait apparemment qu’à attendre encore ; les hommes allumèrent leurs pipes et le docteur, les pieds contre le poêle, parla de sa science et de ses cures.
— Des maladies de même, dit-il, qu’on ne sait pas bien ce que c’est, c’est plus « bâdrant » pour un médecin qu’une affaire grave. Ainsi la pneumonie, ou bien la fièvre typhoïde ; les trois quarts des gens de par icitte, hormis qu’ils meurent de vieillesse, ce sont ces deux maladies-là qui les tuent. Eh bien, la fièvre typhoïde et la pneumonie, j’en guéris tous les mois. Vous connaissez bien Viateur Tremblay, le maître de poste de Saint-Henri…
Il paraissait un peu offensé que la mère Chapdelaine fût atteinte d’un mal obscur, au diagnostic difficile, et non d’une des deux maladies qu’il traitait avec le plus de succès, et il conta par le menu comment il avait guéri le maître de poste de Saint-Henri. De là ils en vinrent à discuter toutes les nouvelles du comté, de ces nouvelles qui font le tour du lac Saint-Jean, colportées de maison en maison, et qui sont d’un intérêt plus passionnant mille fois que les famines ou les guerres parce que les causeurs arrivent toujours à les rattacher à quelqu’un de leurs amis ou de leurs parents, dans ce pays où tous les liens de parenté sont suivis méticuleusement en esprit, malgré les distances.
La mère Chapdelaine cessa de se plaindre, et parut s’assoupir. Le médecin jugea donc qu’il avait fait ce qu’on attendait de lui, tout au moins pour un soir, vida sa pipe et se leva.
— Je vas aller coucher à Honfleur, dit-il. Votre cheval est bon pour me mener jusque-là, eh ? Vous n’avez pas besoin de venir, vous ; je connais le chemin. Je vas passer la nuit chez Éphrem Surprenant et je reviendrai demain dans l’avant-midi.
Le père Chapdelaine hésita quelques instants, songeant que son vieux cheval avait déjà fait une dure journée ; mais il ne répondit rien et finit par sortir pour atteler une fois de plus. Quelques minutes plus tard, l’homme de science était parti et la famille se retrouva seule comme à l’ordinaire.
Une grande quiétude remplit la maison. Chacun songea avec soulagement : « C’est un bon remède qu’il lui a donné, pareil ! Elle ne se lamente plus… » Mais une heure s’était à peine écoulée que la malade sortit de la torpeur où l’avait plongée le trop faible narcotique, essaya de se retourner et poussa un cri. Tous se levèrent de nouveau, navrés, et se rangèrent près du lit : elle ouvrait les yeux, et après quelques plaintes aiguës se mit à pleurer bruyamment :
— Oh ! Samuel ! c’est certain, je vas mourir.
— Mais non ! Mais non ! Fais-toi pas des idées de même.
— Oui, je te dis que je vas mourir. Je sens ça, et ce médecin-là n’est qu’un grand simple qui ne sait pas quoi faire. Il ne peut même pas dire quel mal que c’est, et le remède qu’il m’a donné n’était pas un bon remède ; ça ne m’a pas guérie. Je te dis que je vas mourir.
Elle disait cela d’une voix défaillante, entrecoupée de gémissements, pendant que les larmes coulaient sur ses joues grasses. Son mari et ses enfants la regardèrent, atterrés. La peur de la mort envahit la maison. Ils se sentirent isolés du reste du monde, sans défense, n’ayant même plus de cheval pour aller chercher un secours lointain, et leurs yeux se mouillèrent aussi, cependant qu’ils se taisaient et demeuraient immobiles, consternés, comme par une trahison.
Eutrope Gagnon arriva sur ces entrefaites.
— Et moi qui pensais la trouver quasiment guérie, fit-il. Ce médecin-là, donc…
Le père Chapdelaine, hors de lui, se mit à crier :
— Ce médecin-là n’est bon à rien, et je lui dirai bien, moué. Il est venu icitte, il lui a donné un petit remède de rien dans le fond d’une tasse et il s’en est allé coucher au village comme s’il avait gagné son argent. Il n’a rien fait que fatiguer mon cheval ; mais il n’aura pas une cent de moi, rien en tout, rien…
Eutrope secoua la tête et dit d’un air grave :
— Je n’y ai point confiance non plus, aux médecins. Si on avait pensé à aller chercher un remmancheur, comme Tit’Sèbe de Saint-Félicien…
Tous les visages se tournèrent vers lui et les larmes s’arrêtèrent.
— Tit’Sèbe, fit Maria. Vous pensez qu’il est bon pour les maladies de même ?
Eutrope et le père Chapdelaine affirmèrent leur confiance en même temps :
— Tit’Sèbe guérit le monde ; c’est sûr. Il n’a pas passé par les écoles, lui ; mais il guérit le monde.
— Vous avez bien entendu parler de Nazaire Gaudreau, qui était tombé du haut d’une bâtisse et qui s’était brisé la taille… Les médecins sont venus le voir : ils n’ont rien su lui dire que le nom latin de son mal, et puis qu’il allait mourir. Alors on a été quérir Tit’Sèbe, et il l’a guéri.
Ils connaissaient tous de réputation le rebouteux, et l’espoir renaissait.
— Tit’Sèbe est un bon homme, et qui guérit le monde. Et pas difficile pour l’argent, avec ça. On va le quérir, on lui paye son temps, et il vous guérit. C’est lui qui a remmanché le petit Roméo Boily, après qu’il avait été écrasé par une waguine chargée de planches.
La malade était retombée dans une sorte de torpeur et gémissait faiblement, les yeux fermés.
— J’irai bien le quérir si vous voulez, proposa Eutrope.
— Mais avec quel cheval donc ? fit Maria. Le médecin a emmené Charles-Eugène à Honfleur.
Le père Chapdelaine eut un geste de rage et jura entre ses dents :
— Le vieux maudit !…
Eutrope réfléchit quelques secondes et se décida.
— Ça ne fait rien : j’irai pareil. Je marcherai jusqu’à Honfleur et là je trouverai bien quelqu’un qui me prêtera un cheval et une carriole ; Racicot, ou bien le père Néron.
— C’est trente-cinq milles d’icitte à Saint-Félicien, et les chemins sont méchants.
— J’irai pareil.
Il partit de suite et courut sur la neige, songeant au regard reconnaissant de Maria. Les autres se préparèrent pour la nuit, agitant dans leur esprit un nouveau calcul de distance… Soixante et dix milles aller et retour… Et les mauvais chemins… La lampe resta allumée, et jusqu’au matin la malade se lamenta dans le silence, tantôt en plaintes aiguës, tantôt en un halètement affaibli.
Deux heures après l’aube, le médecin et le curé de Saint-Henri arrivèrent ensemble.
— Je n’ai pas pu venir plus tôt, expliqua le curé. Mais me voilà tout de même, et j’ai pris le docteur au village en passant.
Ils s’assirent près du lit et causèrent à voix basse ; le médecin procéda à un nouvel examen ; mais ce fut le curé qui en annonça le résultat.
— On ne peut rien dire, dit-il. Elle n’a pas l’air pire ; mais ça n’est pas une maladie ordinaire. Je vais toujours la confesser et lui donner l’absolution ; après ça nous nous en irons tous les deux et nous reviendrons après-demain.
Il s’approcha du lit de nouveau, pendant que tous les autres allaient s’asseoir près de la fenêtre. Pendant quelques minutes les deux voix se répondirent, l’une affaiblie par la souffrance et coupée de gémissements, l’autre assurée, grave, à peine abaissée pour les questions solennelles. Après un murmure indistinct, des gestes augustes planèrent, faisant baisser les têtes, et le curé se leva.
Avant le départ le médecin confia à Maria une petite fiole, avec des recommandations.
— Seulement si elle pâtit bien fort, à crier, et jamais plus de quinze gouttes à la fois… Et ne lui donnez pas d’eau frette à boire…
Elle les reconduisit jusqu’au seuil, la fiole à la main. Au moment de monter dans la carriole, le curé de Saint-Henri la prit à part et lui dit quelques mots à son tour.
— Les médecins font ce qu’ils peuvent, dit-il avec simplicité, mais il n’y a que le Bon Dieu qui connaît les maladies. Priez bien fort, et je dirai la messe pour elle demain ; oui, une grand’messe avec chant, c’est entendu.
Toute la journée Maria s’efforça de combattre avec des prières la marche incompréhensible du mal, et chaque fois qu’elle s’approchait du lit c’était avec l’espoir confus qu’un miracle s’était produit et que la malade allait présentement cesser de gémir, s’assoupir quelques heures et se réveiller guérie. Il n’en fut rien : les plaintes continuaient et vers le soir elles se muèrent en une sorte de soupir profond, répété sans cesse, qui semblait protester contre un fardeau, ou bien contre l’envahissement lent d’un poison meurtrier.
Au milieu de la nuit, Eutrope Gagnon arriva, ramenant Tit’Sèbe le remmancheur.
C’était un petit homme maigre à figure triste, avec des yeux très doux. Comme toutes les fois qu’on l’appelait au chevet d’un malade il avait mis ses vêtements de cérémonie, de drap foncé, assez usés, qu’il portait avec la gaucherie des paysans endimanchés. Mais les fortes mains brunes, qui saillaient des manches, avaient des gestes qui imposaient la confiance. Elles palpèrent les membres et le corps de la mère Chapdelaine avec des précautions infinies, sans lui arracher un seul cri de douleur, et après cela il resta longtemps immobile, assis près du lit, la contemplant comme s’il attendait qu’une intuition miraculeuse lui vînt.
Mais quand il parla, ce fut pour dire :
— Vous avez-t-y appelé le curé ? Il est venu… Et quand c’est qu’il doit revenir ? Demain : c’est correct.
Après un nouveau silence, il avoua simplement :
— Je n’y peux rien… C’est une maladie dans le dedans du corps, que je ne connais pas. Si ç’avait été un accident, des os brisés, je l’aurais guérie. Je n’aurais rien eu qu’à sentir ses os avec mes mains, et puis le bon Dieu m’aurait inspiré quoi faire, et je l’aurais guérie. Mais ça, c’est un mal que je ne connais pas. Je pourrais bien lui poser des mouches noires sur le dos, et peut-être ça lui tirerait le sang et que ça la soulagerait pour un temps. Ou bien je pourrais lui donner une boisson faite avec des rognons de castor ; c’est bon pour les maladies de même, c’est connu. Mais je ne pense pas que ça la guérirait, ni la boisson, ni les mouches noires.
Il parlait avec tant d’honnêteté, et si simplement, qu’il faisait sentir à tous ce que c’était que la maladie d’un corps humain : un phénomène mystérieux et terrible qui se passe derrière des portes closes et que les autres humains ne peuvent combattre que gauchement en tâtonnant, se fiant à des signes incertains.
— Si le bon Dieu le veut, elle va mourir.
Maria se mit à pleurer doucement ; le père Chapdelaine resta immobile et muet, la bouche ouverte, ne comprenant pas encore, et le remmancheur, ayant prononcé son verdict, baissa la tête et regarda longuement la malade de ses yeux compatissants. Ses mains brunes de paysan, inutiles, reposaient sur ses genoux ; voûté, un peu penché en avant, doux et triste, il semblait poursuivre avec son dieu un dialogue muet disant :
— Vous m’avez donné le don de guérir les os brisés, et j’ai guéri ; mais vous ne m’avez pas donné le don de guérir les maux comme ceux-ci : alors je suis obligé de laisser cette pauvre femme mourir.
Pour la première fois les marques profondes que la maladie avait creusées sur le visage de la mère Chapdelaine parurent à son mari et à ses enfants être autre chose que des signes passagers de douleur : l’empreinte définitive de la dissolution qui venait. Les soupirs profonds, et en vérité pareils à des râles, qui sortaient de son gosier, devinrent non plus une expression consciente de souffrance, mais la dernière protestation instinctive d’un organisme que déchirait l’approche de la mort. Et une peur nouvelle leur vint à tous, presque plus forte que leur peur de la perdre.
— Vous ne pensez pas qu’elle va mourir avant que M. le curé revienne ? demanda Maria.
Tit’Sèbe eut un geste d’ignorance.
— Je ne peux pas dire… Si votre cheval n’est pas trop fatigué, vous feriez bien d’aller le chercher dès qu’il fera jour.
Les regards se tournèrent vers la fenêtre, qui n’était encore qu’une plaque noire, et de là revinrent vers la malade. Une femme forte et courageuse, qui avait toute sa santé et toute sa connaissance cinq jours plus tôt… Sûrement elle n’allait pas mourir aussi vite que cela… Mais, maintenant qu’ils savaient l’issue triste et inévitable, chaque coup d’œil révélait un changement subtil, quelque signe nouveau qui faisait de cette femme couchée, aveuglée et gémissante, une créature toute différente de leur femme et de leur mère qu’ils avaient connue si longtemps.
été élevée et où elle aurait voulu faire tout son règne.
Une demi-heure passa : le père Chapdelaine se leva brusquement, après un nouveau regard vers la fenêtre.
— Je vas atteler, dit-il.
Tit-Sèbe hocha la tête.
— C’est correct : vous ferez aussi bien d’atteler ; le jour va venir. De même M. le curé sera icitte pour midi.
— Oui, je vas atteler, répéta le père Chapdelaine.
Mais au moment de partir il semblait se rendre compte tout à coup qu’il se préparait à remplir une mission lugubre et solennelle, en allant chercher le Saint-Sacrement, qui annonce la mort, et il hésitait un peu, comme au seuil d’une étape irrémédiable.
— Je vas atteler.
Il se balança d’un pied sur l’autre, jeta un dernier regard sur la malade, et sortit enfin.
Le jour vint, et bientôt après le vent se leva et commença à mugir autour de la maison.
— Voilà le norouâ qui prend : il va y avoir une tempête, dit Tit’Sèbe.
Maria tourna les yeux vers la fenêtre et soupira.
— Et justement il a neigé il y a deux jours : ça va poudrer, certain ! Les chemins étaient déjà méchants ; son père et M. le curé vont avoir de la misère.
Le remmancheur secoua la tête.
— Ils auront peut-être un peu de misère en route ; mais ils arriveront pareil. Un prêtre qui apporte le Saint-Sacrement, c’est fort !
Ses yeux doux étaient remplis d’une foi sans borne.
— C’est fort, un prêtre qui apporte le Saint-Sacrement, répéta-t-il. Voilà trois ans passés, on m’avait appelé pour soigner un malade en bas de la rivière Mistassini ; j’ai vu de suite que je ne pouvais pas le guérir, alors j’ai dit qu’on aille quérir un prêtre. C’était la nuit et il n’y avait pas d’hommes dans la maison, vu que c’était le père qui était malade de même, et que les garçons étaient tous petits. Alors j’y ai été moi-même. Il fallait traverser la rivière pour revenir ; la glace venait de descendre — c’était au printemps — et il n’y avait quasiment pas un seul bateau à l’eau encore. Nous avons trouvé une grosse chaloupe qui était restée dans le sable tout l’hiver, et quand nous avons essayé de la mettre à l’eau elle était si enfoncée dans le sable, et si pesante, qu’à quatre hommes nous n’avons seulement pas pu la faire grouiller. Il y avait là Simon Martel, le grand Lalancette, de Saint-Méthode, un autre que je ne me rappelle plus et moi, et à nous quatre, halant et poussant à nous briser le cœur en pensant à ce pauvre homme qui était en train de mourir comme un païen de l’autre bord de l’eau, nous n’avons seulement pas pu grouiller cette chaloupe-là d’un quart de pouce. Eh bien, M. le curé est venu ; il a mis sa main sur le bordage… rien que mis sa main sur le bordage, de même… « Poussez encore un coup », qu’il a dit ; et la chaloupe est partie quasiment seule et s’en est allée vers l’eau comme une créature en vie. Cet homme qui était malade a reçu le Bon Dieu comme il faut et il est mort en monsieur, juste comme le jour venait. Oui, c’est fort, un prêtre !
Maria soupira encore ; mais son cœur avait trouvé dans la certitude et dans l’attente de la mort une sorte de sérénité triste. La maladie obscure, l’inquiétude de ce qui pouvait venir, c’étaient des choses qu’on combattait à l’aveuglette, sans trop les comprendre, des choses vagues et terrifiantes comme des fantômes. Mais devant la mort inévitable et prochaine, ce qui restait à faire était simple et prévu depuis des siècles par des lois infaillibles. M. le curé venait, que ce fût le jour ou la nuit, il venait de loin, apportant le Saint-Sacrement à travers les rivières torrentielles du printemps, sur la glace traîtresse, par les mauvais chemins emplis de neige, en face du norouâ cruel, il venait sans jamais manquer, escorté de miracles ; il faisait les gestes consacrés, et après cela il n’y avait plus de place pour le doute ou la peur : la mort devenait une promotion auguste, une porte ouverte sur la béatitude inimaginable des élus…
La tempête s’était levée et faisait trembler les parois de la maison comme les vitres d’une fenêtre tremblent sous les rafales. Le norouâ arrivait en mugissant par-dessus les cimes du bois sombre ; sur l’espace défriché et nu qui entourait les petites constructions de bois — la maison, l’étable et la grange — il s’abattait et tourbillonnait quelques secondes, violent, mauvais, avec des bourrasques brusques qui tentaient de soulever la toiture ou bien frappaient les murs comme des coups de bélier, avant de repartir vers la forêt dans une ruée de dépit.
La maison de bois frissonnait du sol à la cheminée et semblait osciller sur sa base, si bien que ses habitants, entendant les mugissements et les clameurs aiguës de l’ennemi, sentant tout autour d’eux l’ébranlement de son choc, souffraient en vérité de presque toute l’horreur de la tempête, n’ayant pas cette impression d’asile sûr que donnent les fortes maisons de pierre.
Tit’Sèbe regarda autour de lui.
— C’est une bonne maison que vous avez là, pareil ; bien étanche et chaude… C’est-y votre père et les garçons qui l’ont levée ? Oui… Et de même vous devez avoir pas mal grand de terre faite, à cette heure…
Le vent était si fort qu’ils n’entendirent pas les grelots de l’attelage, et tout à coup la porte battit contre le mur et le curé de Saint-Henri entra, portant le Saint-Sacrement de ses deux mains levées. Maria et Tit’Sèbe s’agenouillèrent ; Tit’Bé courut fermer la porte, puis se mit à genoux aussi. Le prêtre retira sa grande pelisse de fourrure, la toque poudrée de neige qui lui descendait jusqu’aux yeux, et s’en alla vers le lit de la malade sans perdre une seconde, comme un messager porteur d’une grâce.
Oh ! la certitude ! le contentement d’une promesse auguste qui dissipe le brouillard redoutable de la mort ! Pendant que le prêtre accomplissait les gestes consacrés et que son murmure se mêlait aux soupirs de la mourante, Samuel Chapdelaine et ses enfants priaient sans relever la tête, presque consolés, exempts de doute et d’inquiétude, sûrs que ce qui se passait là était un pacte conclu avec la divinité, qui faisait du Paradis bleu semé d’étoiles d’or un bien légitime.
Après cela le curé de Saint-Henri se chauffa au poêle ; puis ils prièrent encore quelque temps ensemble, à genoux près du lit.
Vers quatre heures, le vent sauta au sud-est, la tempête s’arrêta aussi brusquement qu’une lame qui frappe un mur, et dans le grand silence singulier qui suivit le tumulte, la mère Chapdelaine soupira deux fois, et mourut.