Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 21

Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 175-181).


XXI.

— Son mari !… lui ! s’écria madame d’Arzac. Elle jeta sur Robert un regard indigné… et elle sortit en fermant la porte avec violence. On l’entendit encore répéter plusieurs fois en s’en allant : « La pauvre femme, elle est folle ! elle est folle ! » Marguerite, un moment attristée, se remit bientôt, et s’approchant de Robert :

— Elle vous aimera, lui dit-elle pour le consoler de cette injure… Mais Étienne va venir !… mon Dieu !

— Il ne faut pas qu’il vous retrouve ici, répondit Robert, venez vite… Appelez Gaston.

— Où irai-je ?

— Nous verrons, mais partons tout de suite ; dépêchez-vous, je vais donner vos ordres.

Il parlait déjà en maître.

Marguerite alla s’habiller pour sortir et chercher Gaston.

M. d’Arzac va venir, dit Robert au valet de chambre qu’il avait sonné ; vous lui direz que madame de Meuilles est chez sa mère, et qu’elle le prie de venir l’y rejoindre.

Marguerite et Gaston montèrent à la hâte en voiture. Dans l’agitation où elle était, madame de Meuilles ne put entendre ce que M. de la Fresnaye disait au cocher. Les chevaux semblaient deviner qu’il s’agissait d’un enlèvement : ils allaient un train de poste, et bientôt Marguerite se trouva dans des quartiers de Paris qu’elle n’avait jamais vus.

Robert et Marguerite voyagèrent ainsi pendant près d’une heure en silence ; ils avaient l’air de se bouder, mais ils étaient heureux à en devenir fous. « Comme je l’aime ! » se disait Marguerite. « Comme je vais l’aimer ! » pensait Robert. Gaston seul babillait et faisait mille questions auxquelles il répondait lui-même. Il comprenait vaguement qu’il y avait un grand événement, dans cette promenade et que cet événement lui plairait. Il riait, il chantait, il embrassait Robert, il embrassait Marguerite, il se chargeait d’exprimer à lui tout seul la joie étouffée, la tendresse réprimée que sa mère et son sauveur n’osaient se témoigner devant lui.

La voiture s’arrêta en face d’une grande porte artistement sculptée.

— Ah ! c’est là ? dit Gaston ; comme c’est loin aujourd’hui !

Robert ne put s’empêcher de sourire à cette naïveté. On passa sous une voûte éclairée à giorno, et Marguerite, en descendant de voiture, entra dans un vestibule tout rempli de fleurs. Elle monta quelques marches, sans savoir ce qu’elle faisait, étourdie, charmée, ravie… Elle traversa plusieurs pièces richement meublées, ornées de tableaux, de statues, et arriva dans un salon, d’une élégance exquise, où une femme qui lui était inconnue semblait l’attendre. L’aspect de cette étrangère la rendit à la raison, elle se sentit embarrassée près d’elle, et, regardant M. de la Fresnaye avec inquiétude, elle lui dit :

— Mais où suis-je donc ? chez qui suis-je donc ?

— Chez vous, répondit M. de la Fresnaye en s’inclinant.

— Chez vous, madame, dit l’étrangère avec un léger accent italien.

— Chez vous, madame, dit à son tour une jeune fille que Marguerite embrassa de bon cœur.

— Pas encore, Teresa… reprit Marguerite en rougissant ; je ne…

— C’est vrai, interrompit Robert, qui ne voulait pas effaroucher Marguerite ; aujourd’hui, vous n’êtes encore ici qu’en visite ; mais dans huit jours…, oui, madame, dans huit jours, vous y reviendrez comme la maîtresse de la maison. Voulez-vous, avant le dîner, venir visiter votre appartement ? Vous verrez si je pensais à vous !

On monta au premier étage de l’hôtel. Gaston faisait les honneurs de la maison à sa mère avec un sérieux plaisant. « Je connais tout, ça, disait-il, je suis venu ici vingt fois. » Il conduisit Marguerite dans un appartement nouvellement arrangé avec un goût parfait et un luxe intelligent, ce qui est rare. Robert allait dire : « Vous n’aurez pas à craindre ici l’odeur de la peinture. » Il s’arrêta : c’était rappeler Étienne et attrister Marguerite. Le fait est qu’on n’avait pas donné un coup de pinceau dans tout l’appartement. Les plafonds, les murs étaient entièrement recouverts d’étoffes de l’Inde admirables. Les portes étaient remplacées par d’épais rideaux qui interceptaient l’air complètement. Les seuls coups de pinceau qu’on pût remarquer là, c’étaient ceux de Murillo : une Madone douce et triste était placée dans un oratoire recueilli, au-dessus d’un prie-Dieu, chef-d’œuvre de sculpture. Dans le salon était un bureau d’une élégance merveilleuse, sur lequel Marguerite reconnut son chiffre ainsi que sur tous les objets qui servent à écrire : cachets, etc.

— Vous le voyez, partout votre chiffre ! lui dit Robert, profitant d’un moment où les enfants et madame Rinaldi étaient dans le salon voisin ; quelle présomption ! Ah ! je le savais bien, moi, que vous m’aimiez !

— Ainsi ces faux adieux… étaient un piège ?

— Non, d’honneur ! Si, en me disant adieu, vous n’aviez pas éprouvé cette émotion que je pressentais, je me serais dit : Je me suis trompé, elle ne m’aime pas… mais j’espérais bien que vous l’éprouveriez.

— Ô ciel ! j’ai cru que j’allais mourir ! dit-elle en rougissant, et je n’aurai de repos que quand je serai votre femme. Ce n’est pas bien d’aimer comme je vous aime celui qui n’est pas encore votre, mari.

— Comment ! vous avez des remords ?…

— Oui !… Et le souvenir de ce moment la fit alors pâlir : Marguerite était sincère : elle sentait que ce moment l’avait livrée. L’amour sait bien mettre toute sa flamme dans un regard, il peut bien mettre toute sa passion dans un baiser.

Elle rejoignit, émue et tremblante, madame Rinaldi et les enfants. Elle prit Gaston par la main et le garda près d’elle. Elle se sentait si faible pour résister à Robert, qu’elle le fuyait avec une lâcheté héroïque. Elle avait une peur affreuse de se trouver seule avec lui, et toutes les peines qu’elle prenait pour retenir Gaston qui voulait aller jouer, pour entraîner d’une chambre à l’autre madame Rinaldi qui voulait rester tranquille, pour rappeler Teresa qui voulait aller s’habiller : tous ces efforts d’une faiblesse si franche irritaient M. de la Fresnaye, l’impatientaient, mais le faisaient rire et le rendaient encore plus amoureux.

Quand on fut réuni dans le salon du rez-de-chaussée, Marguerite, rassurée, osa regarder Robert et se permettre de l’aimer. Oh ! comme elle le trouvait charmant ! si distingué, si noble !… Elle le voyait là, entouré de tous êtres qui le chérissaient, qui le bénissaient, qui devaient leur bonheur, leur existence même à sa générosité, à son courage : c’était sa sœur Teresa, qu’il avait sauvée de la misère, et de la honte peut-être… ; c’était Gaston, qu’il avait sauvé des loups et de la rage ; c’étaient tous les vieux serviteurs de sa mère qu’il avait gardés près de lui et qui l’adoraient ; c’était enfin madame Rinaldi, qui ne tarissait pas en éloges sur lui, et qui terminait ses admirations par cette exclamation qui les résumait toutes pour elle : — Il est si bon et il est si beau !

Tout à coup, Gaston arriva en courant dans le salon ; il était rouge de plaisir, ses yeux étaient étincelants.

— Est-ce vrai, maman, ce que je viens d’apprendre ! dit-il bas à Marguerite, vous n’épousez plus mon cousin et vous allez vous marier avec M. de la Fresnaye ?

Ce mot : « vous n’épousez plus mon cousin, » rendit madame de Meuilles confuse… Les enfants sont de terribles faiseurs d’épigrammes.

— Tais-toi ! dit-elle, c’est un grand secret ; n’en parle pas.

— Oh ! quel bonheur ! je l’aime tant, lui !…

Et Gaston courut embrasser Robert.

Marguerite, heureuse, essuya ses yeux pleins de larmes : elle trouvait un dédommagement dans l’approbation de son fils ; le consentement de son enfant remplaçait du moins celui de sa mère. Mais elle l’obtiendrait aussi bientôt celui-là, et même encore celui d’Étienne ; ne l’avait-il pas dit : « L’amour est involontaire !… » Étienne lui pardonnerait, Étienne se consolerait ; qui sait ? peut-être, il épouserait un jour… il épouserait Teresa… et Marguerite ne serait plus pour lui qu’une sœur chérie.

Tout s’arrangerait, tout se concilierait, elle en était sûre, et il fallait bien que tout s’arrangeât pour le mieux ; car il fallait qu’elle fût heureuse, et elle ne pouvait pas s’imaginer qu’un pareil bonheur fût troublé… Après tant de combats, tant de fausses résolutions prises à contre-cœur, rentrer dans le vrai de sa nature… c’était si doux !… Au lieu de lutter contre le vent, d’aller contre le flot, se laisser porter par la brise et descendre le cours mollement… quelle fête ! Marguerite était comme ces pauvres arbres voisins d’une maison qu’on bâtit, arbres précieux qu’on ne veut point abattre et qu’on protège avec soin, mais dont on courbe les rameaux, qu’on attache avec des cordes pour qu’ils ne gênent point la manœuvre des travailleurs. Ils souffrent à la fois toutes les tortures ; leur tête baissée blanchit sous la poudre brûlante de la chaux ; leurs branches, violemment garrottées, luttent en même temps contre le vent qui les secoue et contre les liens qui les retiennent ; jusqu’à ce qu’enfin, la maison terminée, on détache les cordes et on les délivre… alors, leur tête fatiguée se relève et se balance avec orgueil dans l’air, leurs bras meurtris s’étendent avec complaisance, et la brise joyeuse, agitant leur feuillage, chasse au loin cette poussière calcinée qui les faisait mourir.

Ainsi Marguerite avait souffert dans ces liens qu’elle chérissait, mais qui étaient contraires à ses instincts. En vain son cœur l’entraînait vers Robert, elle refusait d’obéir à son cœur. Tous ses sentiments étaient faussés par ses volontés ; elle souffrait à chaque heure du jour, emportée puissamment par les uns, retenue violemment par les autres, jusqu’à ce qu’enfin l’amour lui eût rendu la liberté et l’eût ramenée à sa nature ; car dans l’âme de Marguerite, les affections du cœur, les affections sociales étaient vaincues par les affections de nature. Le mari et l’enfant l’avaient emporté sur la mère et l’ami ; en préférant Robert et son fils, elle était dans le vrai ; mais la société permet-elle qu’on soit dans le vrai, et la destinée humaine permet-elle qu’on trouve le bonheur ?

Qu’importe ! Marguerite, bercée comme dans un rêve, oubliait tout ; il lui semblait qu’elle n’avait jamais eu d’autre habitation que cette belle demeure, que cette maison était sa maison, et que tous ces êtres qui la soignaient, qui l’entouraient de tendresse, étaient sa famille réelle, ses véritables parents. Une joie ardente l’oppressait, un vertige invincible troublait ses idées. Plus ce qu’elle éprouvait lui semblait nouveau, plus elle avait de confiance ; tous ces symptômes de passion folle lui confirmaient son amour ; et loin de lutter contre sa violence, elle s’abandonnait, comme une voluptueuse proie, aux délicieux tourments de cette fièvre inconnue.

Et lui, comme il l’adorait ! avec quel orgueil et quelle tendresse il la suivait des yeux ! comme il était fier de son triomphe ! La voir enfin chez lui, penser qu’elle y viendrait bientôt comme sa femme pour ne plus le quitter jamais, quelle joie ! Après tant de chagrins et d’inquiétudes, c’était trop beau ! Marguerite était là, à cette même place où depuis un mois il passait de longues heures à penser à elle, à chercher un moyen de la reprendre à ceux qui la lui ravissaient. Comme il avait souffert la veille encore dans ce même salon, où il la voyait si heureuse et si belle ! Quelle angoisse il éprouvait alors… que de craintes ! « Si elle refuse de me recevoir ! si elle n’est pas seule ! si ce dernier adieu ne la trouble pas comme moi ! s’il me faut revenir ici sans elle, sans l’espoir de l’y ramener jamais !… » Ah ! quelle agitation… Et à travers toutes ces folies que de combinaisons profondes ! C’est bien toujours le même homme, le même caractère fait de calcul et de passion ! Robert avait, pendant quinze jours, préparé cette Scène qui devait décider de son sort ; il avait, pendant quinze jours, médité un adieu… un adieu qui devait lui donner Marguerite pour toute la vie.

Cette journée fut charmante et fatale ; on les paye cher ces moments d’ivresse. Cela n’est pas permis, que deux êtres vivent l’un pour l’autre et oublient la création entière pour ne plus voir qu’eux seuls ; il faut châtier de telles insolences, l’univers mérite des égards, on ne peut pas comme cela le supprimer impunément ; l’univers est susceptible, il trouve toujours le moyen de se venger tôt ou tard, et d’une façon cruelle, de ces bonheurs dédaigneux qui ont eu l’audace de l’oublier… Puis, il ne faut pas se faire d’illusions, et il faut bien déclarer cette vérité à tous les cœurs menacés : l’amour est un malheur toujours, même quand il est partagé, même et surtout quand il est heureux… un grand malheur… Mais c’est un malheur qui fait aimer la vie, ce que ne font pas toujours les bonheurs les plus raisonnables et les plus certains.

Ce soir, madame de Meuilles, en rentrant chez elle, trouva une lettre de sa mère ; elle la lut en tremblant.