Marghier/CHANT TROISIEME


Marghier
CHANT TROISIEME
Cycle lithuanien
Traduction par Karol Przezdziecki (1818—1883).
(2p. 77-94).


CHANT TROISIÈME
I

Le conseil réuni conférait, dans la salle
Du château de Malborg, d’une œuvre capitale.
Les arceaux en ogive, aux lambris décorés
D’écussons faits de marbre, et les sièges dorés
Prêtaient un vif éclat, aux sévères figures
Des chevaliers croisés, couverts de leurs armures.
La croix noire apparaît sur leurs grands manteaux blancs ;
Leurs visages barbus, sous les heaumes brillants
D’acier et de dorure, ont bien la foi chrétienne,
Mais non ses qualités, ni sa vertu sereine;
Car l’ordre teutonique, oubliant le grand but
De sa fondation, à sa noble origine,

D’offrir aux pèlerins des moyens de salut,
De soigner les blessés chrétiens en Palestine,
Et d’établir pour eux des hospices pieux,
Sur la route au désert qui conduit aux saints lieux,
S’arrogea dans le nord, au bord de la Baltique,
Sur la Prusse un pouvoir souverain et laïque,
Et tâcha de l’étendre injustement, aux frais
De la Lithuanie et des braves Polonais,
Serviteurs de la Vierge et meilleurs catholiques,
Qui durent réprimer leurs attentats iniques.

II

Blonds pages et hérauts arrivent sur deux rangs,
Annonçant le Grand Maître, un vieillard chargé d’ans.
Il porte le manteau, le casque et la cuirasse,
Comme un guerrier croisé d’antique et noble race;
Bannière, glaive et croix, symbole redouté,
Insignes rappelant sa haute dignité,
Sont portés par sa suite. Il salue à la ronde
Et s’asseoit sur le trône, invitant tout le monde

A prendre place autour. Alors les officiers,
Dignitaires anciens et simples chevaliers
Ecoutent à genoux la prière d’usage
Que l’aumônier adresse au Maître souverain,
L’implorant d’accorder son puissant patronage
Au conseil assemblé dans un pieux dessein;
De la sainte justice odieuse ironie,
Car ils bravent le ciel par leur honteux excès,
Employant sans vergogne astuce et félonie,
Pour sceller par le sang et le feu leur succès.
Chef orgueilleux de l’ordre et comte Théodore!
Vos lauriers cachent mal l’infâme atrocité
Qui souilla votre cœur et qui le déshonore.
Vous avez à Gnezno, par votre cruauté,
Fait égorger enfants et femmes sans défense;
Vous avez à Kalisz, homme impie, en démence,
Mis en cendre et pillé l’église du Seigneur;
Fait d’un vaillant sarmate, un traître, un pourvoyeur
De vos meurtres sanglants, en flétrissant sa vie
Par votre or, pour lequel il vendit sa patrie... [1]

Oui, malgré vos exploits, de pareils attentats
Sont maudits par l’histoire, et ne se lavent pas.
Vous resterez un vil, indigne gentilhomme
Qu’absoudre ne pourrait même le pape à Rome.

III

La prière achevée, on annonce à la cour
Réunie en conseil, l’arrivée en ce jour
Du sieur Jean de Mielsztyn, le noble envoyé slave,
Chargé par son pays d’une mission grave
Pour le chef des croisés. Ceux-ci sont curieux
D’entendre les débats des griefs sérieux
Que va leur exposer l’ambassadeur sarmate.
Il réclame justice et réparation
Des torts commis, de peur que la guerre n’éclate,
Et ne venge les maux de leur invasion
Sur le sol polonais, aux champs de Mazovie,
Unie aux autres fiefs des Piast de Cracovie,
Sous le sage pouvoir de Casimir le Grand

Qui sut la délivrer du joug de l’Allemand,
Malgré les rois chrétiens de Bohême et d’Hongrie,
Ligués au Saint-Empire, hostile à sa patrie,
Ayant pour seul appui, son épée à la main,
Le bon droit et sa foi dans le secours divin.
On voit Jean de Mielsztyn dans la salle apparaître,
La visière baissée ; il va droit au Grand Maître
Et, relevant son heaume, il dépose en ses mains,
Faisant un froid salut, le précieux message
Du jeune roi qui sert d’exemple aux souverains.
L’air aisé du guerrier et son mâle visage
Son regard imposant et son calme maintien,
Accusent les vertus d’un digne citoyen;
On reconnaît en lui l’homme plein de courage,
Le conseiller zélé du roi prudent et sage
Qui fut chéri du peuple et, par ses règlements,
Mérita le surnom de roi des paysans.
Son noble ambassadeur, la mine haute et fière,
Attend une réponse: ou la paix, ou la guerre.

IV

L’ayant lu, le grand chef cacha le pli royal,
Et l’envoyé lui tint ce langage loyal:
«Illustre chef de l’ordre! et vous, ses dignitaires!
Puisse le ciel bénir vos succès militaires
Et vous continuer sa grâce et ses bienfaits,
Maintenant vos traités avec les Polonais.
Certes vous devez leur restituer les terres:
Dobrzyn et Kouiawy, prises par vos sicaires;
Car telle fut la clause et la condition
De la paix obtenue, après votre défaite,
Du temps du roi défunt d’héroïque action[2],
Par un heureux accord, moyennant une traite,
En outre de cent mille écus en bon argent,
Payables dans l’année au vainqueur indulgent.

Ce traité, confirmé par le nonce du pape,
Ne serait-il vraiment qu’une odieuse attrape?
Car vous n’avez encore ni rendu le pays,
Ni payé votre dette. Oui, mon maître vous somme
De tenir les serments, jurés par vous jadis,
Consacrés par l’église et le saint-père à Rome.»
Au messager royal le Grand Maître répond:
«Veuillez redire au roi notre respect profond.
Nous tenons, soyez sûr, toujours notre promesse,
Sans faire appel de droit au saint-siège sans cesse.
La victoire est en tout l’unique sanction
Qui se fait obéir par l’humaine action;
Mais comment pouvons-nous vous rendre le domaine
Donné par l’Empereur à l’église romaine,
A nos soins confié, comme un dépôt sacré
Qu’on ne peut détourner de son but vénéré?...
Nous en sommes gérants et vraiment, à ce titre,
N’osons aliéner les biens de chapitre.
Nous désirons garder l’amitié du grand roi,
Sans vouloir violer les règles de la foi.»

V

Il se tut. Le dépit, d’une teinte écarlate
Couvrit le noble front de l’envoyé sarmate.
Ses doigts crispés serraient le manche précieux
De son sabre. On voyait à l’éclat de ses yeux,
Qu’il aurait désiré châtier de sa lame
Les propos mensongers qui voilaient une trame,
Ourdie indignement par le chef des croisés,
Dans leurs discours mielleux, perfides et rusés;
Mais il sut maîtriser sa colère secrète,
Sous des dehors polis, s’irritant en cachette,
Comme il convient de faire à l’éminent guerrier,
Venu pour présenter la branche d’olivier;
Aussi d’une voix douce, et qu’il veut rendre aimable,
Répond-il, avec calme, au Teuton insolvable:
«Puissant prince et Grand Maître! Est-ce le fer qui doit
Trancher la question, protéger notre droit?...
Ou l’arrêt de la loi?... Ce n’est pas mon affaire;

Mais pourquoi rendez-vous l’église solidaire
De l’objet malvenu de vos prétentions?
Notre glorieux roi, juste en ses actions,
N’est guère, en son pouvoir, le vassal de l’empire,
Et s’il daigne, en ce cas, pieusement souscrire
Au décret du saint-père, il ne renonce pas
A vaincre vos refus par de nouveaux combats.
Je viens en mission purement pacifique,
Mais dois vous prévenir, que mon maître n’abdique
Nul de ses droits sacrés ; et si je plaide en vain,
Nous les réclamerons les armes à la main.»
— «Nous sommes toujours prêts d’agir comme l’ordonne
L’église et la justice. Oui, noble ambassadeur!
Dites à votre roi, si fier de sa couronne,
Que nous rendrons raison à ses griefs, sans peur,
Soit par un bon accord, soit au champ de bataille,
S’il veut voir là, comment notre glaive travaille.»
Reprit le chef croisé. — «Le fer décidera,
Dit alors l’envoyé sarmate, et montrera,
Avec l’aide de Dieu, qu’ayant droit et justice,
Nous savons triompher d’un indigne artifice.»
Et, baissant la visière, il quitte le conseil,
Avec le même aplomb et le même appareil,

Suivi d’une rumeur dans la foule qui crie
Contre le défenseur d’une cause ennemie,
Mais rend hommage au preux et loyal Polonais,
Champion de l’honneur qu’il préfère à la paix.

VI

Avec l’ambassadeur la jeunesse guerrière
Quitte la salle, où seul, le conseil des anciens
Reste pour discuter et débattre l’affaire
Que soumet le Grand Maître aux chevaliers chrétiens:
«C’est à vous de nous dire, en cette circonstance,
Noble prince Rodolphe, avec tact et prudence,
Le moyen de garder la province et l’argent,
Et comment motiver un refus obligeant,
Sans encourir le blâme, à Rome, du saint-père
Qui confirma l’accord, à la fin de la guerre.»
— «Votre Altesse désire avoir mon humble avis,
Dit le prince Rodolphe alors: Tout le pays
En litige, appartient à notre sainte église;

Lui reprendre son bien n’est pas chose permise.
Nous ne le pouvons pas. Libre au roi Casimir
De l’occuper par force et de le conquérir.
S’il s’agit de calmer les scrupules du pape,
Portons à l’est un coup aux païens qui les frappe
Et qui les convertisse à notre sainte foi,
Imposant le baptême au peuple en son effroi.
Attaquons nos voisins de la Lithuanie,
Pour déjouer complots, intrigue et calomnie.
Le pape satisfait, remettra les péchés
Aux fondateurs pieux de nouveaux évêchés,
Et ne voudra pas croire aux plaintes, aux messages
Polonais, les traitant d’importuns bavardages.
Il bénira notre ordre et notre drapeau,
Et la croix, triomphant chez un peuple nouveau.»
Tout le monde applaudit; puis, à son tour de rôle,
Frédéric, duc d’Elbing, prit ainsi la parole:
«Du noble chef croisé je partage l’avis
De dompter par le fer les païens ennemis,
Et de les convertir à la foi catholique,
Mission agréable au siège apostolique,
Et qui rendra, de fait, illusoires et vains
Les griefs actuels des Sarmates hautains

Dont j’aimerais à voir ébranler la puissance.
Profitons à présent de notre bonne chance.
Un page à moi, Rausdorf, brave milicien,
Prisonnier de Marghier, chef Lithuanien,
Est resté, comme esclave, un mois à son service;
Il devait être offert, en sanglant sacrifice,
Au culte des faux dieux, monstres inassouvis
De notre chair humaine. Echappé par la fuite
A son fatal destin, il connaît le pays,
Les environs du fort, construit sur la limite
De notre territoire, au-delà du Niémen,
Et des sentiers secrets qui m’nent à Poullen.
Maîtres de cette clef de la Lithuanie,
Nous l’aurons, à nos pieds, ouverte et désunie...»
Les deux mêmes conseils plaisaient au chef croisé
Qui joignait le courage à l’esprit avisé.
Après s’être un instant recueilli : «C’est la guerre
Sainte alors, dit-il, déclarée aux païens
Par l’ordre teutonique. Elevez la bannière
Et la croix du Sauveur dont nous sommes gardiens;
Faites sonner la charge aux clairons, aux trompettes;
Envoyez en avant éclaireurs et vedettes;
Emparons-nous du fort des Lithuaniens,

Faisons-en nos vassaux fidèles et chrétiens;
Nous aurons l’agrément du très-saint père à Rome,
Et le roi Casimir, encore un tout jeune homme,
Devra se désister de sa prétention...
Avec l’aide de Dieu commençons l’action!»

VII

Trois robustes guerriers, assis au corps de garde,
Attendent, en buvant la nuit, leur tour de garde.
Casques et boucliers pendus à la paroi
Brillent, luisant au feu des torches de résine;
Une bonne gaîté, franche et de bon aloi,
Epanouit leurs traits d’étrangère origine.
La corne de bison leur sert de gobelet,
Pour vider l’hydromel et du vin aigrelet,
Selon l’usage ancien de la Lithuanie,
Adopté par les fils de l’àpre Germanie.
«Trêve aux soucis, Rausdorf, dit son gai compagnon.
L'absence de beaux yeux te rend triste et grognon;

Tu restes là pensif, sans causer et sans boire,
Rêvant au souvenir, aimé dans ta mémoire,
D’une aimable beauté qui t’adoucit l’exil,
Et préserva tes jours d’un imminent péril.
Oui, la Lithuanie est hospitalière,
Riche en vieil hydromel, en grains, en bonne bière,
Surtout en filles d’Eve, au teint frais, aux yeux bleus.
Bien que leurs cœurs adorent les faux dieux,
Elles savent, ma foi, plaire à toute âme sensible,
Fût-elle dans le corps d’un chevalier croisé,
Par leurs divins attraits, leur charme irrésistible,
Qui domine et séduit l’homme le plus blasé.»
— « Vous avez deviné le vrai motif, Guillaume,
Du chagrin que fait voir notre jeune amoureux,
Dit le second soldat, en ajustant son heaume,
Les liens de Vénus le rendirent heureux,
Lui faisant oublier patrie et foi chrétienne,
Sous l’empire d’Eglé, la fille de Marghier,
La dame de son cœur, l’attrayante sirène
Qu’il aima dans l’exil, qu’il suivrait en enfer;
Mais elle lui rendit vraiment un grand service,
En sauvant notre ami de l’horrible supplice
Auquel le destinaient les prêtres des païens,

Offrant sa vie aux dieux des Lithuaniens.
On allait l’immoler, quand soudain son bel ange
Emmène le guerrier par un couloir secret
Qui les conduit sous terre au Niémen, en échange
De sa discrétion, promise à ce sujet.
Il dut ainsi sa fuite et la vie à sa belle,
Adorant d’un amour si pur la jouvencelle,
Qu’il n’osa l’embrasser et qu’il n’eut même pas
Le courage innocent de baiser ses beaux bras...»
«O le naïf enfant! reprit Guillaume alors:
Dont l’amour idéal ne trouble pas le corps!
Un pareil sentiment, platonique et candide,
Fort beau dans les romans, produit sur moi l’effet
D’un javelot sans pointe, ou d’une coupe vide!...
On voit bien, que son poil est encor du duvet...»

VIII

«Chers amis, s’écria Rausdorf du fond de l’âme:
De grâce, respectez ma douleur et ma flamme.
Fait prisonnier, je fus traité par les païens,
Comme l’hôte sacré des Lithuaniens.
Leur chef, Marghier m’offrit son toit, sa nourriture;
Le vieux barde Lutas a soigné ma blessure;
Et la divine Eglé, pur ange de bonté,
Me sauvant de la mort, ravit ma liberté.
Puis-je, en effet, aller maintenant à la guerre
Contre mes bienfaiteurs, bénis dans ma misère?
Puis-je oublier jamais mon bienheureux séjour?
Ces trésors précieux: Le pain, les chants, l'amour
Qui furent accordés à mon âme séduite?...
Pourrais-je maintenant, profitant de ma fuite,
Connaissant leurs secrets, attaquer mes amis,
Ravager la contrée et piller leur pays?

Le chef peut à son gré me reprendre la vie...
Je ne me battrai plus dans la Lithuanie!...»

Guillaume se leva, tenant le verre en main,
Et dit, l’ayant vidé: «Ne jure pas en vain!
Nous, croisés, nous avons une mission sainte
Que tu sauras remplir, sans lui porter atteinte.
Conduis nos légions au-delà du Niémen;
Nous planterons la croix sur les murs de Poullen;
Si tu veux faire encor d’Eglé ta souveraine,
Elle peut t’épouser, en devenant chrétienne.
Prenons le fort d’assaut; notre chef satisfait
Te nommera baron de la terre conquise,
En prix de ta valeur; le pape, à ton souhait,
T’affranchira des vœux de notre sainte église,
Et tu pourras t’unir à ta belle, à l’autel,
Lui donnant, dans ta foi, le salut éternel
Aux cieux, et le bonheur, ici-bas, en échange
Du salut de ton corps que tu dois à ton ange...»
Il remplit, de nouveau, de vin le gobelet
En corne de bison qui lui servait de verre,
Le but et s’en alla faire son tour de guet.

Rausdorf, silencieux, comme s’il fût de pierre,
Se tenait immobile, appuyant de sa main
Son crâne dans lequel les passions en lutte
Formaient un tourbillon, s’échappant en essaim,
Et lui montraient, tantôt le ciel, tantôt sa chute
Et de cuisants remords... Puis enfin, dominé
Par le diable, il s’écrie, à l’égal d’un damné:
«Peu m’importe l’enfer et l’action infâme!
Il faut d’abord qu’Eglé soit à moi, soit ma femme!
Nous surprendrons le fort, grâce à ma trahison,
Et je garde Eglé, même... en souillant mon blason.»



  1. Allusion à ]a trahison de Vincent Szamotulski, qui livra pour de l’or
    sa province à Théodore d’Altenbourg, grand maître de l’ordre teutonique,
    ’année 1331.
  2. Ladislas le Nain, père du roi de Pologne Casimir le Grand et qui régna de 1305 et 1333.