Marghier/CHANT QUATRIEME


Marghier
CHANT QUATRIEME
Cycle lithuanien
Traduction par Karol Przezdziecki (1818—1883).
(2p. 95-116).


CHANT QUATRIÈME
I

Le nuage, chargé des vapeurs de la mer,
Est terrible, chassé par l’aquilon d’hiver,
Semant dans son parcours l’effroi, l’épouvante
Et de noirs tourbillons formés par la tourmente ;
Plus terrible est encor la marche des croisés,
Dans leur invasion des pays exposés
Aux excès ruineux de leur cruelle armée
Que précède en tous lieux l’horrible renommée
De viol, d’incendie et de meurtres sanglants
De femmes et d’enfants et des vieillards tremblants,
Tandis que les guerriers, attirés par la ruse,

Sont tués, en pleins champs, à grands coups d’arquebuse[1].
On entend sur les toits l’affreux cri des hibous
Effarouchés, au bruit des pas sur les cailloux
De l’armée ennemie, avançant sur la rive
Du Niémen, à la vague écumante et plaintive.

La troupe des croisés formait vingt bataillons;
Fifres et cors faisaient sonner leurs carillons;
Les étendards flottaient au-dessus des colonnes,
Les armures brillaient; écussons et couronnes
De ducs et de barons ornaient les boucliers,
Prouvant l’antique éclat des nobles chevaliers...
Le Grand Maître, entouré d’une nombreuse suite,
Couvert d’un manteau blanc, en soie et brodé d’or,
Fait porter l’oriflamme. Il commande à l’élite
Des guerriers d’Occident, dans son état-major,
Venus pour obtenir l’indulgence plénière,
Promise à leurs péchés, prenant part à la guerre
Contre un peuple païen qu’ils veulent convertir,
Par la force, à leur foi, pour mieux l’assujettir.

Eteindre le feu Znitch, abattre leur idole,
Ramener des païens à la sainte parole,
Ou les exterminer, donnait droit aux héros
D’une telle entreprise à la grâce divine
Que briguaient d’obtenir les chevaliers dévots,
Jaloux de propager la chrétienne doctrine.
On vit ainsi servir, dans les rangs des Teutons,
Des burgraves du Rhin, des guerriers de grands noms
Des princes souverains de Belgique et d’Allemagne,
Agnats du saint-empire, œuvre de Charlemagne.
L’électeur de la Marche et duc de Brandebourg
Accompagnait aussi Théodore Altenbourg,
Le Grand Maître de l’ordre, à cette guerre sainte,
Destinée à répandre au nord, par la contrainte,
L’évangile du Christ et la foi des chrétiens,
Dans le riche pays des Lithuaniens,
Dont les croisés voulaient asservir la patrie,
Imposant le baptême à leur idolâtrie.

II

Rausdorf qui connaissait la langue du pays,
Les coutumes et mœurs de ses anciens amis,
Nommé chef des archers, doit mener la colonne
A l’assaut de Poullen que le fleuve environne;
Mais il a maintenu son serment à Lutas,
A propos du conduit secret, et ne veut pas,
Grâce à sa trahison, obtenir la victoire
Par un moyen infâme, indigne de sa gloire.
Tout en ayant le zèle et la foi du chrétien
Qui voudrait convertir un peuple encor païen,
Il ressent dans son cœur des remords, des scrupules
De trahir, l’arme au bras, ses hôtes trop crédules.
Il rêve, avec délice, au bonheur de revoir
La jeune et pure Eglé ; mais même cet espoir
Ne peut faire oublier le sentiment coupable
D’arriver auprès d’elle, en vainqueur redoutable
Qui porte à son amante, au lieu de belles fleurs,

La torche incendiaire et du sang et des pleurs.
A cette affreuse idée il pâlit et préfère
Plutôt sa mort subite à l’âpre mission
De troubler le repos de celle qu’il venère.
La main sur le poignard, dans son émotion,
Il pense terminer son amère existence;
Mais sa foi le retient et la douce croyance,
Qu’il va rendre chrétiens des pécheurs endurcis,
Et convertir à Dieu tout un peuple conquis.
L’enivrante pensée occupe encor le cœur
Du chrétien amoureux, d’obtenir le bonheur
Eternel pour sa belle, à l’aide du baptême
Qui la purifiera par la grâce suprême,
En la plaçant au rang d’une âme élue au ciel,
Et mettra l’auréole à son front immortel.
N’est-elle pas vraiment digne d’être un bel ange,
De nager dans la joie et l’amour sans mélange?
Le pape dénouera ses vœux de templier;
Il pourra l’épouser, en loyal chevalier,
Et goûter le bonheur dont la douce espérance
Fait taire ses remords, cris de sa conscience.

III

Le Lithuanien, pareil à la fourmi,
Travaille activement, sans prévoir l’ennemi.
On entend dans les champs la voix des moissonneuses,
Dans les bois, le refrain des fanfares joyeuses,
Les chants religieux qui s’élèvent aux cieux
Et les cris des taureaux qu’on immole aux faux dieux;
Mais d’où viennent dans l’air, obscurci par leur masse
Qui voile le soleil, ces sinistres corbeaux?
Sentant la chair, guidés par leur instinct vorace,
Ont-ils vu les Teutons gravir les verts coteaux?
Ces guerriers inhumains, surnommés fils du diable!...
Tant est rouge de sang leur glaive inexorable!...

Les manteaux des croisés blancs, marqués d’une croix,
Font trembler de peur les pauvres villageois;
Avides de butin, ils pillent leurs chaumières,
Egorgent sans pitié des familles entières;

Femmes, enfants, vieillards, condamnés par le sort,
Sont par les durs vainqueurs maltraités, mis à mort;
Le bétail dans l’étable et la modeste abeille,
Active en son rucher, même au toit la corneille
Ne peuvent obtenir grâce auprès des bandits
Qui, gorgés et repus, allument le logis.
Les rares survivants désertent la campagne,
Fuyant la cruauté des guerriers d’Allemagne,
Et cherchent un refuge au château de Marghier;
Pareils aux roitelets blottis sous le feuillage,
Quand sévit la tourmente, et que brille l’éclair,
Ils y sont à l’abri du meurtre et de l’outrage.

On est prêt à Poullen à repousser l’assaut.
Des pierres, des moellons sont entassés au haut
Des murs, pour écraser par leur chute, la tête
Des soldats qui voudraient escalader le faîte.
Haches, marteaux en pierre, et des sabres en fer
Attendent des bras forts pour déchirer la chair.
Le prince tâche ainsi d’assurer la défense,
Activant les efforts de tous par sa présence,
Et gardant en réserve, à toute extrémité,
Le caveau souterrain, où la divinité

De Poklus, protecteur de la Lithuanie,
A sa flamme sacrée et l’offrande bénie.
Oui, Perkoune et Poklus[2], au suprême moment,

Viendront à leur secours sur le brasier fumant,
Pour abattre et chasser la cohorte étrangère;
Marti, grande prêtresse, inflexible et sévère,
Veille près des autels pour conjurer les dieux,
Et tous les habitants, les jeunes et les vieux,
Feront bien leur devoir; les femmes haletantes
Gardent pour l’ennemi résine et poix bouillantes.

IV

Marghier, ayant donné des ordres rigoureux
Pour se défendre à mort et refouler l’attaque.
Sent son cœur accablé par le chagrin affreux
De voir la passion sans frein, démoniaque,
D’Eglé, sa chère enfant, pour l’indigne étranger,

Préservé du bûcher, à l’abri du danger
D’être offert sur l’autel, en don expiatoire,
Aux grands dieux infernaux. Dévouée à leur gloire,
Quand Marti fit connaître au chef la volonté
Et le fatal décret de la divinité
D’avoir le sang d’Eglé, pure et chaste victime
De sa tendre pitié pour le prisonnier, crime
Qu’elle devra payer maintenant de sa mort.
Marghier, sans murmurer contre le cruel sort,
Mène à l’autel sa fille et, d’une voix sévère,
Lui dit alors: «Eglé! Moi, ton juge et ton père,
Je ne puis te sauver du digne châtiment
Qu’a mérité du ciel ton fol attachement.
Dérober la victime au sanglant sacrifice,
C’est outrager Poklus qui voulait son supplice.
Il demande vengeance, à présent, de nous tous,
Menaçant le pays entier dans son courroux.
Pour obtenir du ciel un pardon efficace,
Il faut te dévouer et mourir à la place
Du malheureux objet de ton affection.
Oui, je dois me soumettre à la juste action
Des lois et du destin. J’accomplirai ma tâche,
Tenant, s’il faut, en main, soit la torche ou la hache.

Je vous livre mon Eglé, chers Lithuaniens:
Gardez-là sous verrous, rivée à des liens;
Puisse sa mort calmer les dieux dans leur colère,
Rendre notre patrie et puissante et prospère!»
Il fronça le sourcil, immobile et hagard,
Sans qu’une larme vînt adoucir son regard.

V

Le grand château princier s’ouvre à la foule en masse
Qui remplit les jardins, cours, portiques et place.
Lutas, le plus âgé de tous les vieux guerriers,
Reçoit les arrivants et parle volontiers,
Les conjurant d’avoir confiance et courage.
Il a, poil en dehors, sa peau de loup sauvage;
Un bonnet d’ours fourré couvre ses cheveux blancs,
Sa moustache est en crocs, ses yeux sont menaçants;
Une barbe argentée encadre sa figure
Et luit d’un vif éclat sur la fauve fourrure;
Sa main, bien que tremblante, à poignet vigoureux,

Fait résonner sa lyre en sons mélodieux,
Et tient la hache encor, sans montrer de faiblesse.
Il songe à la défense et porte avec hardiesse
Une pesante pierre au haut du bastion,
Pour la faire rouler, prestement, sur la tête
Des assaillants croisés, dans leur ascension...
Tel le Niémen glacé, surpris par la tempête,
Dégèle au souffle vif et tiède du printemps,
Brise digue et barrage, enflé par la débâcle,
Inonde le pays de ses flots écumants,
Et devient furieux, surmontant tout obstacle.
On dirait que Perkoune a mis son étincelle
Dans les yeux enflammés du belliqueux vieillard,
Tant il est foudroyant, lorsqu’il crie, interpelle
Et presse les soldats du geste et du regard.
— «Voyez, dit-il, flotter le drapeau du Grand Maître!
Les chevaliers croisés vont sur l’heure apparaître.
A vos arcs compagnons ! Payons-leur le tribut
D’une réception digne de leur courage;
Chaque trait doit porter la mort, comme salut!
Puissent-ils repasser le Niémen, à la nage,
Décimés par nos dards, atteints de nos javelots,
Et, s’enfuyant craintifs, teindre en rouge les flots.»

VI

Les accents de Lutas et sa voix chaleureuse,
Ecoutés de la foule agitée et fiévreuse,
Animent les guerriers d’une brillante ardeur.
On voit, à l’horizon, se dérouler sans peur
Les nombreux escadrons de l’armée ennemie
Qui ravage et s’étend, comme une épidémie.
Ils alignent leur front au sortir du grand bois;
On distingue déjà l’oriflamme et la croix
Du grand chef des croisés qu’a vomis l’Allemagne,
Pour dévaster les champs et piller la campagne.
Sous prétexte pieux de répandre la foi
Des chrétiens, ils font naître et le trouble et l’effroi.
Les Lithuaniens gardent leur assurance,
Luttant pour leurs foyers chéris, à toute outrance.

Condamnée à mourir le lendemain, Eglé
Croit encor, que l’arrêt pourrait être annulé

Parle dieu de Rausdorf, plus grand dans sa puissance,
Que ses divinités avides de vengeance.
Devenue insensible à la foi des ancêtres,
Elle interpelle en pleurs et les dieux et les prêtres:
«Dieux lithuaniens ! Vous manquez de bonté.
Oui, celui des croisés a plus de charité!»
Dit-elle, en regardant la précieuse image
Offerte, à son départ, par Rausdorf, comme un gage
De son fidèle amour: «Rayonnant sur la croix,
Le Christ m’accordera son secours, à la voix
De mon héros!... Les murs crouleront à son ordre,
Les prêtres, les gardiens s’enfuiront en désordre;
Les croisés entreront dans leurs grands manteaux blancs
Et Rausdorf, accourra me ravir aux tourments.
Qu’ai-je dit, misérable! O dieux forts et sublimes!
Foudroyez-moi sur l’heure et châtiez mes crimes;
Enlevez de mon cœur un sentiment impur
Pour un guerrier chrétien, un ravisseur obscur!
Ne suis-je plus ta fille, ô Marghier! ô mon père!
Pour me livrer sans honte à ma folle chimère,
Au lieu de me soumettre à l’arrêt sans sursis,
Quand il s’agit par là de sauver le pays?»
Ainsi parlait Eglé, par le charme égarée

De son amour coupable et, l’âme déchirée,
Elle baise la croix, puis l’arrache du sein,
Et tombe sur le sol, maudissant le destin.

VII

Le chef, du haut des murs, compte dans les bruyères
Les escadrons croisés, le nombre des bannières
Des ennemis campés au-delà du Niémen,
Occupés à construire un pont flottant solide,
De bois pris en forêt, pour passer l’eau rapide,
Et parvenir ainsi aux remparts de Poullen.
Marghier fait disposer les armes nécessaires,
Pour repousser l’assaut des Teutons téméraires.
L’eau bout dans les chaudrons, pierres, mises en tas,
Rouleront sur les corps des imprudents soldats
Qui tenteraient d’atteindre au sommet des murailles ;
Marteaux faits en silex, pour assommer les gens,
Haches, sabres en fer, pour donner des entailles,
Arcs, pour lancer des dards, dru, sur les assaillants,

Tout est prêt. On n’attend que les ordres du prince,
Du vaillant défenseur de toute la province.
Celui-ci, mesurant du fleuve la largeur,
Dit aux siens: «Ils n’ont pas calculé la distance,
Pour établir leur camp. Un châtiment vengeur
Punira les brigands de leur folle assurance.
Lancez-leurun essaim de dards à l’autre bord.»
Il s’apprête lui-même à répandre la mort
Dans les rangs ennemis, quand il entend la cloche
Appeler les chrétiens au service divin
Du vrai Dieu. Leur armée alors quitte la pioche
Et la bâche, servant à tracer un chemin,
Et se met à genoux, pour dire une prière.
Le Grand Maître, entouré de sa suite étrangère,
Se rend pieusement, humble en sa gravité,
Dans la tente qui sert au camp de sanctuaire.
Marghier, reconnaissant l’ennemi redouté,
Veut tirer le premier, visant le dignitaire;
Mais pris subitement d’un trouble involontaire,
Il s’écrie: «Attendez! Laissons, en vérité,
Les croisés achever leur dévotes prières;
Ne mettons pas leur dieu parmi nos adversaires;
Suivons leur bon exemple et supplions nos dieux

De venir à notre aide, en chassant de ces lieux
Les Teutons. Tout pervers qu’ils sont même, et coupables.
A genoux, en prière, ils sont inviolables.»
Il dit et se prosterne, invoquant l’éternel
Feu sacré de Poklus, qui brûle sur l’autel...
Le calme règne alors, précédant la tempête,
Sur les deux bords du fleuve, et la nature, en fête,
Paraît faire à la trêve un accueil souriant,
Doré par le soleil qui monte à l’orient.

VIII

Soudain le son perçant des clairons et trompettes
Donne au camp le signal de marche et de conquêtes.
Les échos des tambours, répétés par les bois,
Forment dans la vallée une terrible voix,
Annonçant de l’assaut l’heure proche et sanglante.
Des madriers unis, ajustés avec art,
Forment de grands radeaux, flottant sur l'eau courante,


Où s’embarquent, armés, les croisés sans retard,
Pour traverser le fleuve et commencer l’attaque.
Ils sont, dans le parcours, assaillis et criblés
De pierres et de dards qui rendent l’air opaque,
Noyant plus d’un guerrier au sein des flots troublés;
Ils ripostent aux traits décochés des murailles,
Lançant sur les remparts la mort en représailles;
Ils abordent enfin au rivage escarpé,
Sur lequel est construit le haut mur, occupé
Par le vaillant Lutas, à la tête d’un groupe
De braves défenseurs, luttant contre la troupe
Des assaillants, guidés par le prince saxon,
Rodolphe, chevalier à l’illustre écusson.
Ceux-ci grimpent sans cesse, en dépit des obstacles,
De la mort qui sévit; ils font voir des miracles
D’audace et de bravoure, et leur prince en avant,
Abattu par Lutas, se redresse vivant,
Lui glisse dans la main, leste comme une anguille,
Le frappe de son glaive en fer qui luit et brille,
Et l’enfonce outrément dans le cœur du vieillard
Qui tombe inanimé, percé de part en part.
Les Lithuaniens viennent à la rescousse,
Mais Rodolphe, invincible, au loin les repousse,

Et, s’adressant aux siens: «Enlevez le gaillard;
Portez-le, leur dit-il, dans le camp, sans retard.
Que Rausdorf l’interroge, en le forçant à dire,
A l’aide de tourments, certe avant qu’il n’expire,
Où se trouve caché le conduit souterrain,
Qui joint la forteresse au pays riverain.»

IX

L’ennemi, maître ainsi de la première enceinte,
Se dispose à serrer les murs de son étreinte,
Et place des béliers en fer, pour démolir
Les murailles du fort, et pour bien s’établir
Dans le château, rendant vaine toute défense
Des Lithuaniens qui perdent confiance;
Mais Marghier les rassure, excitant leur ardeur:
«Pensez à vos enfants, leur dit-il, à vos femmes,
A vos dieux éternels! Montrez-leur un grand cœur,
Et vous repousserez les Allemands infames,

Des chevaliers félons, d’injustes agresseurs
Qui seront châtiés, comme de vils voleurs.»
Les habits en lambeaux, et couverts de poussière,
Les braves campagnards font un suprême effort
Et se jettent, en fous, sur la troupe étrangère,
Voulant la culbuter dans les fossés du fort.
Au contact violent des masses furieuses,
On dirait une mer, aux vagues écumeuses,
Qui s’avance et recule en flux rouge et reflux,
Selon que les croisés sont vainqueurs ou vaincus.
Les cors sonnent, le fer grince et mord, le sang coule;
Dans le fleuve, parfois, un cadavre s’éboule,
Et le combat reprend odieux, acharné,
En affreux tourbillons, sur le sol piétiné.
Le soleil, tout sanglant, décline à la rivière,
Le ciel a la couleur du sang, versé sur terre,
Et qui recouvre fers, armures et soldats
Dont le choc continue en de cruels ébats.

Les croisés décimés, cèdent enfin la place,
Ne pouvant résister aux vaillants défenseurs
Qui sont trop affaiblis pour leur donner la chasse.
Souillé de sang Marghier, acclamé des vainqueurs,

Fait allumer des feux, placer les sentinelles,
Réparer les remparts, enlever les échelles...
Appuyé sur sa lance, impassible et debout,
De son fier regard d’aigle il surveille et voit tout.

X

A son ordre, la foule ensevelit dans l’onde
Les corps, en les jetant dans le Niémen qui gronde,
Sans avoir le loisir de les bien dépouiller...
Maint chef vaillant, venu de loin pour batailler,
Périt ainsi noyé, sans plus voir l’Allemagne,
Comme Elbing dont l’avis décida la campagne;
Rodolphe, le Saxon, eut le bras mutilé,
Et l’adroit vieil archer, le ferme et grand Guillaume,
Amateur d’hydromel et buveur trop zélé,
Ne portera plus, mort, l’arbalète et le heaume.

«Nous finirons demain, dit Marghier, la moisson.
Le fleuve est assez grand pour fournir la boisson

Aux Teutons altérés de sang et de rapine.
Remercions le ciel de sa grâce divine;
Le crépuscule, en feu, nous a favorisés,
Dans notre lutte ardente, aveuglant les croisés.
Au travail, à présent, passons la nuit entière,
Pour relever les murs et les remparts en terre;
Mais reprenons d’abord des forces, au repas
Funéraire, en l’honneur de ceux que le trépas
Arracha de nos cœurs au sein de la victoire,
Et, qu’il se peut, demain, nous suivrons dans leur gloire.
Chantez hardes en chœur, leur valeur, leurs exploits;
Séchez, femmes en deuil, vos larmes, à leurs voix,
Car vous avez l’amour de la Lithuanie,
Et ma protection, aux soins d’un père unie.»

Il dit, ôte son casque et l’armure en acier;
Il coupe aux orphelins le pain noir journalier,
Puis, buvant au repos des morts, passe la coupe
Aux veuves et parents des défunts de la troupe.
Le repas terminé, l’on se met au travail,
Sous l’œil du chef à qui n’échappe nul détail.
La nuit calme succède à l’heure de l’épreuve,
Les étoiles du ciel scintillent sur le fleuve,

L’écho des bois répète aux coteaux alentour
Les cris des ouvriers, les chants de troubadour
Et les rumeurs du camps, où croisés, en déroute
Songent à se venger demain, coûte que coûte.



  1. Elle venait d’être inventée et introduite chez les croisés.
    (Note de l’auteur).
  2. Jupiter et Pluton des Lithuaniens.