Imprimerie de Montmagny (p. 54-93).

DEUXIÈME PARTIE


LA CITÉ DE VIE



La maison de Marcel est au centre de Valmont. Elle fait face à un parc plein d’érables et sillonné d’allées fraîches qui aboutissent toutes à un lac artificiel où fusent huit jets prismatiques. L’immeuble est en pierres grises et percé de larges fenêtres carrées dont les sommiers et l’allège sont incrustés de gravures. Les chaînes d’encoignure font relief, dans cette architecture carrée montrant un enfoncement dans le centre. Au milieu de la façade, des degrés de pierre, avec main d’appui soutenue par des colonnettes sculptées, conduisent à un porche à claveaux ovales. Un parterre gazonneux, entouré d’érables et parsemé de fleurs et d’arbustes d’ornement, égaie cette devanture où conduit un chemin de gravier blanc.

Une automobile gronde devant la porte. Un homme aux traits tourmentés, mais à physionomie joviale, en descend prestement et se dirige vers le porche. Félix Brunelle vient rendre visite à son ami de jeunesse qu’il n’a guère revu depuis dix ans. Qui n’a éprouvé, à certaines heures, un arrière-goût plus précis des choses oubliées, qui inspire le désir fougueux de renouer notre vie au passé et de recreuser, dans notre organisme, la trace des images effacées au frottement des événements ? On dirait une liqueur déjà bue il y a longtemps, et qui revient mousser dans la bouche avec des piquements dont on aime à prolonger la sensation. En cette matinée de juillet lavée par une rosée que le soleil avait avalée à petits coups, des bouffées de souvenirs avaient parcouru les sens de Félix ; il en avait humé l’arôme longuement. Une figure exceptionnellement sympathique, celle de Marcel, s’était détachée de la foule qui encombrait sa mémoire, et, rendu tout entier à son affection ressuscitée, il avait filé vers Valmont. En se revoyant, les deux hommes eurent un élan l’un vers l’autre : « Mon vieil ami, ce qu’il fait bon se retrouver ! », dit Félix.

— Toujours le même, le Félix de l’inédit et de l’imprévu. Il n’y a que toi, pour tomber ainsi sur nous sans crier gare, après huit ans d’oubli. N’importe, je suis content de te la serrer, grand idiot !

À ce moment, une femme blonde d’une grande beauté apparut à la porte du livoir. « Tu connais notre petite Claire ? » dit Marcel.

Félix baisa la main blanche qui lui était tendue. « Mademoiselle, dit-il, vous me permettrez de vous parler avec grande franchise. Autrefois, vous n’étiez que fillette et jolie, maintenant, vous êtes femme et belle ! C’est mieux.

— Vous me flattez ! dit Claire en rougissant ; mais je pense que vous voulez parer les coups avec des compliments.

— Des coups !… D’une main comme la vôtre…

— Vous avez un péché sur la conscience.

— Ma foi ! Si vous commencez à lire dans ma conscience, je bats en retraite : vous allez y faire des découvertes intéressantes.

— Laissez-moi vous accuser : vous êtes un intime de la famille, et, pas une fois, en huit ans, vous n’êtes venu voir notre Valmont. C’est abominable ! » Claire riait malicieusement.

— C’est vrai. Je suis sans excuse ; mais je répare : mon plus grand regret sera de ne pouvoir y vivre, désormais, dans votre Valmont. Tout à l’heure, en passant dans vos rues larges et propres, entre des rangées de maisons enveloppées de soleil, il m’a semblé que je respirais mieux, que des gallons et des gallons d’oxygène se précipitaient dans mes poumons. Je me sentais rajeunir, redevenir plus beau, — n’est-ce pas, mademoiselle Faure ? — et je n’osais croire en une réalité qui ressemble aux contes de Perrault.

Ils s’attardèrent à causer des événements écoulés depuis leur séparation. Leur camarade d’antan, Jean Boulanger, était devenu député, aux dernières élections. Quant à lui, Félix, il avait épousé, trois ans auparavant, la fille d’un ancien professeur d’université. Il avait abandonné la pratique du droit depuis longtemps, les tracasseries avocassières ne lui disant plus rien de bon, pour fonder l’« Éclectique », revue philosophique, sociale, littéraire et artistique, dont les articles faisaient autorité partout. « J’ai réussi, disait Félix, à vaincre la paresse intellectuelle de nos compatriotes. Pour la première fois, une revue vraiment sérieuse est acceptée et lue par cent mille abonnés canadiens-français. Ici, laisse-moi rendre hommage à Valmont : à chaque quinzaine, j’y expédie six mille exemplaires de l’« Éclectique ». Cela prouve que tu as fait autre chose que des machines.

— Nous avons cultivé notre monde, dit Marcel. Après avoir attiré à Valmont les élites ouvrières, commerciales et industrielles de la province de Québec, nous avons mené, auprès d’elles, une propagande d’intellectualité. Tout à l’heure, nous visiterons ma ville : tu y verras les monuments que j’ai élevés à l’intelligence. Dans la plupart des grands centres, la masse est formée d’inconscients à échine servile ; ici, nous avons un faisceau de cerveaux lumineux.

« Surtout, nous préparons l’avenir ! Quand je parle d’avenir, les vers du poète me viennent toujours à la mémoire :


Non ! Si puissant qu’on soit, qu’on rie ou que l’on pleure,
Nul ne te fait parler, nul ne peut avant l’heure
Ouvrir ta froide main,
Ô fantôme muet ! Ô notre ombre ! Ô notre hôte,
Spectre toujours masqué qui nous suit côte à côte
Et qu’on nomme demain !…
L’homme aujourd’hui sème la cause,
Demain Dieu fait mûrir l’effet.


« Hugo se trompait. Quand un peuple sait organiser le présent, il est certain de son avenir, et s’il n’a mis dans ses entrailles que des germes de vie, aucune puissance n’y peut faire mûrir la mort, car, Dieu qui fait blondir l’effet, est avant tout le semeur de la vie. L’avenir n’est ni un fantôme, ni une ombre, ni un spectre : il est la réalité palpable, l’être que nous domptons quand nous le voulons : il est tout entier dans les jeunes mariés qui entrent dans le délire de leurs nuits de noces et qui vont faire les germinations nouvelles ; il est au fond de l’aube qui va nous donner le soleil ; il est au milieu des calices des fleurs d’où vont naître les fruits d’automne ; il est dans le grain de blé qui sourd de terre et qui sera l’épi mûr. Les accidents de l’existence peuvent bien broyer des individus, mais l’espèce survit même aux cataclysmes, chaque fois qu’elle a été abondamment nourrie d’actes et de vérité.

« Rien n’est l’effet du hasard, dans la marche des peuples, et c’est aux infaillibles clartés de l’histoire que nous voyons, pour toutes les nations civilisées, les mêmes causes produire les mêmes effets. Toujours et partout, un concours de volontés humaines a produit les grandes gloires ou les grands opprobres, les triomphes ou les désastres. Quoi de plus scientifique, de plus ordonné, de plus fatal ! Si, aujourd’hui, tu me disais : « Dans cent ans, tel peuple n’existera plus », je te répondrais : « Sur quoi est basé ton pronostic ? » Et tu serais obligé de m’énumérer toutes les causes de la déchéance, tant il est vrai que l’effet est contenu dans sa cause. Or, la race canadienne-française est faite pour l’éternité, pourvu que nous sachions la comprendre, la diriger, lui créer des hérédités.

« La généralité des hommes mûrs n’est guère susceptible de perfectionnement. Ceux d’entre eux qui évoluent sont l’exception. Le mot du philosophe est toujours vrai : « À trente ans, le cœur se brise ou il se bronze. » La brisure est irréparable, le bronze, très réfractaire. L’homme fait est déjà la patrie qui s’en va : il a posé les actes importants de son existence et fait entrevoir ses possibilités, parce qu’il a un passé et qu’on juge de ce qu’il sera par ce qu’il a été. Il est lancé. Sa force n’a pas éclaté, peut-être ; mais il n’y a plus à s’en occuper : l’obus que vient de vomir la gueule du canon frappera juste si l’arme est bonne et si le tireur est bien adroit ; mais dès l’instant que le coup est parti et qu’il fend les airs, rien ne le fera dévier. Il importe donc, avant tout, que la fabrication de l’obus soit excellente et que le tir soit juste.

« Ainsi de nous. L’individu lancé ne doit plus être l’objet de nos efforts ; mais celui que l’on forme, que l’on forge et martèle, dont on mesure la grandeur et l’aptitude, que l’on charge pour le grand voyage et que l’on va dépêcher vers le but définitif où il pratiquera sa trouée, celui-là mérite qu’on le couve d’attentions infinies, et c’est l’enfant ! Il sera le Valmont de demain, mes institutions, mon ambition réalisée. L’enfance qui me continuera, qui sera quelque chose de moi-même, j’ai jugé qu’elle m’appartenait un peu, que j’avais sur elle des droits paternels. Aussi, pour son bien, pour le bien de ma race, lui ai-je imposé mon école, qui est l’avenir.

« J’ai établi, ici, un système de perfectionnement intellectuel, moral et social dont le pays n’offre point d’exemple. La vaste institution, qui s’élève à trois pas de nous, comprend quatre cours d’enseignement : le primaire, le primaire supérieur technique et industriel, le primaire supérieur commercial, le primaire supérieur général. Le primaire est destiné à tous les enfants sans exception, car il est à la base des trois autres. On y entre à sept ans et on en sort à onze ou douze ans. On y fait plus d’éducation que d’instruction, car cette phrase de Danton est toujours vraie : « Après le pain, l’éducation est le premier besoin de l’homme. »

« Observez l’enfant civilisé : à quel âge apprend-il les grands principes de la moralité humaine ? Entre sept et dix ans. Quoi qu’en dise Rousseau, c’est alors qu’il discerne le mieux, parce qu’exempt de passions, le bien et le mal, le juste et l’injuste, l’honneur et le déshonneur. Il rougit plus vite d’une faute commise, de même qu’il tire plus d’orgueil d’une belle action. Les déchets de la vie n’ont pas encrassé sa nature, et la plume de l’éducateur n’y rencontre rien qui poisse. Celui-ci peut en faire des hommes par l’éducation morale, des citoyens par l’éducation sociale, des patriotes par l’éducation nationale.

« Le premier sentiment à développer, chez l’enfant, c’est la passion du beau, c’est-à-dire, le culte des vertus fondamentales : la franchise, la dignité, la fierté, la pureté, le respect de soi-même et des autres, l’amour du travail. Elles sont tellement nécessaires, qu’elles font partie de l’instinct de conservation ; elles sont nées avec chacun de nous, et l’enfant qui, sans raisonner, spontanément, ne les comprendrait pas, tiendrait du monstre. Au gamin de neuf ans, nous disons : « Fais ceci parce que c’est honorable, parce que c’est beau ! Évite cela parce que ça t’abaisse, parce que tu vaux mieux que ça. Si tu n’agis que par crainte du bâton, tu n’es qu’un lâche et tu ne feras jamais rien de bon. » Il prend ainsi ses premières leçons de dignité personnelle et d’honneur intime, ces beaux sentiments qui font marcher droit, le front au soleil. Pourquoi chargerions-nous les jeunes consciences d’une mystique vaporeuse et d’une doctrine exprimée en sanscrit ? La sublime simplicité des grandes conceptions humaines lui suffit.

« Être homme n’est pas tout : il faut être sociable. En entrant dans le monde, l’enfant est adopté par une société dont il fera partie et dont il vivra. La vie en commun s’impose à lui, nécessaire, inévitable, et pour qu’il ne soit ni un misérable, ni un déclassé, ni un révolté, il doit acquérir de bonne heure le sens de la solidarité. Il importe que tous les intérêts individuels et sociaux, si opposés, si divers soient-ils en apparence, soient homogénéifiés ; autrement, le progrès et la civilisation sont paralysés par l’égoïsme, l’individualisme et le désordre. Qu’on fasse donc comprendre à l’enfant qu’il y va de son bonheur et de son existence même de concourir au mieux-être de la collectivité. Qu’est-ce qu’un peuple pauvre ? C’est un peuple dont les individus n’ont ni opulence, ni confort, ni bien-être. D’où il ressort que les unités d’un tout se détruisent elles-mêmes dès qu’elles ne travaillent plus à maintenir ce tout qui les soutient et dont elles forment partie intégrante. La communauté suppose nécessairement la grande loi du travail pour chacun et pour tous, ainsi que la réciprocité des droits et des devoirs entre les hommes. Toutes les intelligences, toutes les consciences et tous les bras qui constituent la pensée, la moralité et la richesse d’un groupe social, doivent s’employer ensemble à fortifier ce groupe, sous peine de mort. Notre espèce est essentiellement sociable.

« Au-dessus de tout, la patrie ! Ah ! ce qu’on a gâché notre éducation nationale ! La patrie est absente de nos écoles. Parce que nous avons manqué de professeurs de patriotisme, nous avons eu une race de fronts penchés portant sur ses épaules cent cinquante ans de colonialisme ramollissant. Les tribus et les harangueurs de Saint-Jean-Baptiste se sont en vain morfondus en clichés rances et en pâmoisons déclamatoires pour nous donner l’illusion d’une patrie aimée, préférée entre toutes et pouvant escompter, au besoin, le sacrifice du cœur et du sang de ses enfants. Leurs outres ont crevé sur des crânes durcis, parce que la petite école n’avait pas ménagé, dans le cerveau des tout jeunes, un lieu saint, un sanctuaire où l’âme se serait agenouillée devant les vénérables reliques du passé et devant l’idée rayonnante de la Patrie.

« Dans mon école, nous ne cessons de dire à nos petits : « Rappelez-vous que vous n’êtes ni des Français ni des Anglais : vous êtes des Canadiens. Vous n’avez qu’une patrie : le Canada. Vous n’avez qu’un seul intérêt national : l’intérêt du Canada. La terre où vous êtes nés et à laquelle vous attachent deux siècles et plus d’hérédité, celle-là doit avoir votre amour de prédilection, un amour qui va jusqu’au sacrifice de la vie. »

« Cependant, nous tenons à conserver la piété filiale pour la France. La fierté de nos origines nous est nécessaire. Il est bon pour nous que la France soit debout ! Elle est encore l’irrésistible fiancée de l’esprit. Un merveilleux souffle d’honneur anime toute son histoire. Elle a sauvé l’Europe, elle a sauvé la Pologne, elle a révélé une fois de plus que le monde a besoin d’elle. Nous, nous sommes le miracle français qui traverse les siècles. Si nous vivons, nous, au milieu de tous les morts de l’Amérique, c’est que nous sommes faits d’une essence supérieure et mieux trempée, dont on fera l’arbre de couche de la civilisation américaine, comme la France est l’arbre de couche de la civilisation européenne. Comme c’est beau, comme c’est clair, comme c’est providentiel ! Deux Frances, parce qu’il y a deux continents à conserver à la beauté, à la culture et au bon sens, parce qu’une seule ne pouvait suffire à la tâche ! »

– Bravo ! s’écrièrent à la fois Félix, gagnés par l’enthousiasme prophétique de Faure.

— Pardonnez-moi ! dit Marcel. Ce sont là des sentiments qui remplissent mon être et qui débordent. Il m’a semblé, en vous parlant, que tout le pays m’écoutait et que je l’enlevais dans ma sincérité. »

À ce moment, on sonna. Monique, la vieille bonne, vint ouvrir. Sur le seuil apparut un gamin de onze ans, rouge, halé, essoufflé. Il eut un moment de frayeur en apercevant, au fond du boudoir, un visage qu’il ne connaissait pas. Puis, se raplombant, il demanda : « Mademoiselle Claire est ici ?

— Qu’y a-t-il, mon petit Paul ? dit Claire en accourant.

— Maman m’a dit de vous dire que c’est le temps de venir, qu’elle est plus mal et qu’elle n’a pu trouver de fille… Moi, je vas passer la journée à Petitmont, chez mon oncle Benjamin. Faut que je lui envoie le médecin.

— C’est bien, mon petit. Je serai chez vous dans dix minutes.

— Merci ! » Il s’en allait, quand Marcel l’appela : « Paul, il y a, ici, un monsieur qui voudrait te parler. » L’enfant approcha, rassuré par le sourire des deux hommes et par une caresse de Claire. « Voici, dit Marcel, un gamin qui vient de terminer son cours primaire. Tu peux le questionner. »

— Tu te nommes Paul ? demanda Félix.

— Oui monsieur, Paul Rioux.

— Que feras-tu, quand tu seras grand ?

— Je serai modeleur comme papa.

— Cela te plaît beaucoup ?

— Oh ! Oui. C’est un beau et utile métier.

— Utile à qui, mon ami ?

— Mais… à moi, à l’industrie, à mon pays. Moi, voyez-vous, faut que je travaille comme tout le monde, que je serve à quelque chose, que je me fasse vivre. Voilà un métier que j’aime et que je puis apprendre facilement : je le choisis et je gagne ma nourriture avec, et je me ramasse de l’argent… pour plus tard. Et puis, il y a, ici, de grandes usines, La Métallurgique de Valmont, qui font du bien à un tas de monde. Il y faut de bons ouvriers pour continuer… Vous voyez bien que mon métier est utile.

— Mais ton pays ?… Tu penses que ton pays a besoin de toi ?

— Certainement, monsieur, il a besoin de moi et des autres : un pays, c’est fait avec des hommes comme moi. J’aide l’industrie, l’industrie aide le pays. Est-ce vrai ?

— Tu es un brave petit gars, dit Félix en l’embrassant. Mais, ajouta-t-il, où apprends-tu ces choses ?

— Dans un petit livre qui a pour titre : « Catéchisme moral, social et national ». Je le sais sur le bout de mes doigts. L’enfant tourna fièrement sur ses talons et partit.

— Étonnant ! dit Félix, qui le regardait disparaître dans l’entrebâillement de la porte.

— N’est-ce pas ?… Ils sont tous comme ça, nos primaires. Tu as remarqué que Paul Rioux a déjà fait le choix d’une carrière. Sais-tu pourquoi ?

— Évidemment parce qu’il veut continuer son père.

— Pas tout à fait. C’est parce que le cours primaire est une école de métiers obligatoire pour tous. Quand l’enfant est convaincu de la nécessité du travail, nous lui faisons mettre la théorie en pratique. De même que le culte de Dieu s’incruste dans les sens, si on peut dire, par des agenouillements répétés et la vision des cérémonies d’église, de même, le culte de l’action se familiarise avec les muscles par le maniement de l’outil.

« Tous les enfants, qu’ils se destinent au droit, à la médecine, aux arts ou aux lettres, ont besoin de se servir de leurs bras : l’adresse leur est indispensable. Si, au cours de leur formation ultérieure, ils étaient détournés de leur rêve par une cruauté imprévue et fréquente de la vie, ils sauraient tout de suite où s’agripper, dans le naufrage de leurs illusions : ils perfectionneraient le métier dont ils connaîtraient les éléments, ils en feraient leur honnête gagne-pain, au lieu d’entrer dans la catégorie des parasites.

— Prétends-tu vraiment, interrompit Félix, compliquer le cours élémentaire d’une école de métiers ?

— Naturellement, nous nous bornons aux rudiments du travail, et cela, pendant au plus cinq heures par semaine. Voici, en résumé, ce que nous enseignons : légers travaux du bois et du fer, découpage, construction, ciselure ; le dessin d’après nature, premières notions des perspectives, de la dimension, de l’équilibre et de l’harmonie ; le modelage, qui procure le sens de l’art et de la précision, et qui a, sur le dessin, l’avantage d’être manuel au premier chef. Et ainsi de suite. C’est naturel, délassant, culture physique et mentale à la fois. »

À ce moment, Claire, prête à sortir, vint prendre congé des deux amis. « Voyez-vous, dit-elle, me voilà garde-malade. Madame Rioux, gentille petite Valmontaise, requiert mes services. Elle va donner le jour à un nouveau sujet de Marcel Faure.

— Je suis sûr, dit Félix, qu’il lui suffit de votre présence pour être préservé de la tache originelle.

— La tache, si tache il y a, répondit Claire, sera mignonne, toute mignonne, un grain de beauté ! Elle sortit à pas légers.

— Cette femme, dit Marcel, a acquis un tel ascendant sur mes ouvriers, qu’il suffit de son nom prononcé pour ramener les récalcitrants à la raison. L’an dernier, un chef d’équipe, mécontent d’un ordre que lui avait enjoint un contremaître, voulut brusquement quitter le service et entraîner avec lui douze de nos meilleurs hommes. Avertie à temps, ma sœur fit irruption au milieu d’eux juste au moment de leur complot. Ils la regardèrent étonnés. Elle leur sourit : « Eh ! bien, qu’y a-t-il ? Bonjour Georges ! Et toi, l’ami Jacques, toujours bon travailleur, toujours joyeux ? Et vous autres… Mais qu’avez-vous ?… Vous me regardez sans rien dire. Ce n’est pas gentil. »

« Décontenancés, les mauvaises têtes avouent, et leur projet se dissout dans un sourire.

« Une autre fois, ce fut plus grave. Trois émissaires d’un syndicat ouvrier s’étaient faufilés dans nos grandes forges. Au bout de quinze jours, ils avaient réussi à gagner la moitié du personnel de cet atelier. Ils se démasquèrent soudain et sommèrent le surintendant de congédier, sous peine de grève, les forgerons non syndiqués. Immédiatement, ce bloc d’insoumis fut mis à la porte. Ceux-ci ne se tinrent pas pour battus. Ils s’assemblèrent un soir à la sortie des usines et attendirent les anti-unionistes. Une bataille s’engagea à coups de poings et de bâtons. Le sang coula. Soudain, une légère forme blanche se précipite dans la mêlée. Les bras menaçants se rabattent, les jurons cessent. Amazone charmante et pacifique, Claire vient de leur apparaître. La plupart des nouveaux syndiqués la connaissent et l’aiment : elle a secouru leur femme, instruit ou habillé quelqu’un de leurs enfants ; bien des fois, elle s’est arrêtée devant leur maison, a caressé une tête blonde, prononcé un mot qui console et réconcilie avec la vie. Dès qu’elle est au milieu de la tourbe, la brutalité des physionomies se radoucit. Elle les regarde, fait un geste d’apaisement, et l’ordre se rétablit. Après une minute d’hésitation, l’un des mutinés s’approche d’elle et lui dit : « Mademoiselle, me pardonnerez-vous ?

— Jamais ! Grand enfant que vous êtes ! » Et, ce disant, elle se jette à son cou et l’embrasse. Toute la troupe applaudit et se disperse en criant : « Vive Claire ! Vive Marcel Faure ! »

« Le soir même, les trois loups du syndicat étaient pourchassés et reconduits à la gare à coups de bottes.

« C’est étonnant comme je l’aime, cette femme ! Je l’aime plus qu’une sœur, et si elle n’était pas ma sœur, elle serait ma femme.

— Elle est d’une telle beauté ! dit Félix. J’ai connu, pendant ma vie d’étudiant, une personne que j’aimais beaucoup et qui mourut prématurément. Cela fut un des grands chagrins de ma vie. Elle était blonde. Chacun de ses traits portait l’empreinte de la vie, une vie débordante, impétueuse, torrentielle, et toute son âme passionnée trépidait dans les lueurs blanches et roses qui lui couraient sous la peau. Claire lui ressemble : le même regard qui sourit et qui nargue sans blesser, la même sensibilité, la même délicatesse, la même vibratilité de l’être. Les joues sont élargies par des pommettes à courbure douce, d’une carnation très tendre, et descendent vers un menton étroit et enfantin, qui ferme gaîment le dessin de la gorge. Ajoutez à cela un nez aquilin, des lèvres fines, des cils épais, une lourde chevelure, et vous avez la photographie la plus fidèle de mon ancienne amie.

— À t’entendre parler ainsi, dit Marcel, je pense à un mystère dont je cherche vainement l’explication. Ceci est une confidence que je ne ferais à nul autre. Claire est sous l’impression que je suis une âme froide et inaccessible au sentiment. Sais-tu pourquoi ? Je ne me sens plus la force de l’embrasser, de frôler sa main, de la choyer comme je le faisais, lorsque nous étions à Québec. Je ne m’arrête plus à la regarder dans les yeux… J’ai peur d’une tendresse plus vive, plus entière, plus charnelle…

— Voyons ! Je crois que ces alarmes sont vaines. Les trois quarts de nos maux nous viennent de l’imagination, pas vrai ?

— Cela se peut.

— Mais elle, Claire, comment se fait-il qu’à vingt-six ans ?…

— Elle n’a jamais aimé personne.

— Jamais ! C’est impossible ! Cette femme ne peut pas ne pas avoir aimé. Sa voix, ses gestes, son regard, tout son être, jusqu’à la tournure de son corps, trahissent l’amour. Cela se voit, cela se sent.

— Je n’ai jamais rien remarqué de tel… Tu m’inquiètes, à la fin… Au fait, viens visiter Valmont : tu y verras dix ans de mon histoire écrite dans la pierre et l’acier. »

Ils se dirigèrent d’abord vers le centre du parc situé en face de la maison de Marcel. Ils entrèrent entre une double rangée d’érables dont les branches à dentelure tombante se croisaient au-dessus de l’allée ombreuse. La chaleur y était douce et parfumée. L’air du lac circulait, dans des sentiers de silence, chargé de l’odeur des muguets et des haies de cèdre sombre. Le gazon était plaqué, ici et là, de taches lumineuses, et, de loin, cela ressemblait à de la moire de velours. Deux jolies femmes, cheveux au soleil, promenaient leur babil clair autour des plates-bandes. Le long des bouquets d’aubépines, montaient, lascifs, les calices blancs et humides des liserons des haies. La bermudienne bleue et violette tendait ses pétales aux feuilles basses des arbustes pâmés ; le coquelicot rouge vif, celui dont on a dit qu’il fait songer à des lèvres meurtries par des baisers, montrait ses prunelles ardentes, tandis que les têtes rondes des trèfles blancs frissonnaient sous la bouche des abeilles fouillant dans leurs cheveux d’argent. Comme un bras chargé de perles, un long cercle de muguets encerclait l’étang. Des merles sautillaient dans la vase, autour de l’eau, et les femelles des oiseaux tiraient de longs vermisseaux des gazons mouillés. Au centre, une pluie diamantée chantait et dansait au bout des jets fusant en éventail.

Au bord de ce lac minuscule, où ils s’étaient arrêtés, Marcel désigna à son ami les opulentes maisons qui avoisinaient le parc. Voici la matrice de Valmont, dit-il, en montrant, vers l’ouest, une massive construction en briques blanches. En parlant de ma ville, je pense toujours à une femme forte et saine, au ventre fécond, l’école, où l’enfant se fait du sang et une musculature. J’ai lu quelque part, dans Maupassant, un conte symbolique dont voici la substance :

« Une fille était servante, autrefois, dans une ferme. On ne lui connaissait point d’amoureux, on ne lui soupçonnait point de faiblesse. Elle commit cependant une faute, un soir de récolte, au milieu des gerbes fauchées. Elle se sentit bientôt enceinte et fut torturée de honte et de peur. Pour cacher son malheur, elle se serrait le ventre avec un corset de force, fait de planchettes et de cordes. Plus son flanc s’enflait sous l’effort de l’enfant grandissant, plus elle serrait l’instrument de torture. De la sorte, elle estropia le petit être étreint par l’affreuse machine ; elle le comprima, le déforma, en fît un monstre. Son crâne pressé s’allongea, jaillit en pointe, avec deux gros yeux en dehors, tout sortis du front. Les membres poussèrent tortus comme des bois de vigne, s’allongèrent démesurément, terminés par des doigts pareils à des pattes d’araignée. Le torse demeura tout petit et rond comme une noix… »

« Telle est l’histoire de « la mère aux monstres ». Il peut arriver, dans les meilleures civilisations, que l’école ait un corset de force, c’est-à-dire, que l’enseignement y soit tellement restreint, tellement comprimé, que de très bons fœtus y soient déformés. Ce que je veux, moi, c’est la création d’institutions assez larges, où tous les goûts, toutes les aptitudes, tous les tempéraments se développent avec ordre et régularité, sans doute, mais aussi sans entraves. Ce n’est pas tout de mettre un solage et un toit à l’édifice scolaire : il faut en faire le corps de façon que le tout forme un bloc solide et harmonieux, sans solution de continuité.

— Je me demande, dit Félix en riant, si Maupassant a jamais entrevu une application si ingénieuse et… si élevée de la femme aux monstres.

— Bah ! Les artistes sont très souvent des inconscients de génie. Ils s’agitent et l’inspiration les mène, dirait Bossuet, de nos jours.

— Cela vaut mieux que d’essayer à brider l’inspiration, qui est un cheval sauvage ne comprenant ni hue ni dia… Mais je vois que nous faisons de l’esprit… Nous en sommes à la matrice intellectuelle. Il en sort, dis-tu, des industriels, des commerçants, des hommes à tout faire.

— J’y reviens. Je te disais, tout à l’heure, que le cours primaire, vers la cinquième année, se divisait en trois branches, comme suit : cours primaire supérieur industriel, cours primaire supérieur commercial, cours primaire supérieur général. Valmont reçoit la vie, le mouvement et la nourriture de ses industries. Que donnera-t-elle en retour à celles-ci ? Des hommes. Ces hommes, nous les formons à l’école, par un pré-apprentissage sérieux qui dure trois à quatre ans. Au début, l’enfant acquiert une connaissance générale des divers métiers de la société ouvrière. Il finit par prendre conscience de ses goûts et de ses aptitudes : il fixe alors son choix. C’est ainsi que nous formons scientifiquement, par la théorie et la pratique, des mouleurs, des fondeurs, des modeleurs, des lamineurs, des forgerons, des outilleurs, des mécaniciens, des chimistes. À la fin de leur premier stage, les enfants utilisables sont mis à l’épreuve dans nos ateliers. C’est alors que le talent s’affirme. Au bout d’un an ou deux, ces jeunes sont des ouvriers accomplis : au lieu d’être de braillards nourrissons de l’industrie, ils en sont les mâles agents de fécondation.

« Plusieurs d’entre eux se distinguent par leur méthode et leur génie inventif : ils seront nos chefs d’ateliers. Nous les entourons d’une sollicitude particulière. Chacun de nos services de production est une ruche. Une colonie d’abeilles est formée de trois éléments : les ouvrières, qui font le miel, les faux-bourdons, qui mangent le miel sans le faire, la reine, qui est l’âme de l’essaim en même temps que l’unique mère. Sais-tu comment on forme une reine ? Elle est d’abord une larve vulgaire, comme toutes les autres. Guidées par l’instinct de l’ordre et de l’autorité, les ouvrières la choisissent entre mille pour en faire leur souveraine ; recueillant, parmi les fleurs belles et saines, le nectar le plus doux et le pollen le plus pur, elles les lui apportent et la nourrissent avec une sollicitude et un raffinement qu’ignorent même les filles de nos rois. Pour assurer la robustesse et la fécondité de son corps, elles allongent sa cellule royale afin qu’elle se développe sans entraves. Par un beau soir d’été, alors que les trèfles sentent bon et que les bruits du jour s’évaporent vers le crépuscule, la reine, par un chant très doux, semblable au cri lointain de la cigale, annonce qu’elle va sortir de l’alvéole. Elle est avide de déployer ses ailes diaphanes et de montrer son corsage bardé d’écailles d’or. Bientôt, sa cellule éclate, et elle resplendit dans la miellée pleine d’espoir de vie.

« C’est ainsi que nous formons nos chefs. Nous les alimentons d’une nourriture spéciale. Si, après avoir passé par l’usine, ils ont fait preuve de capacités transcendantes, nous les envoyons dans les grands laboratoires scientifiques de l’université, puis, nous leur faisons voir les principaux foyers d’action industrielle du continent. « Quiconque a beaucoup vu, dit le proverbe, peut avoir beaucoup retenu. » Quand ils rentrent chez nous, ils sont des créateurs, et nous mettons entre leurs mains l’avenir de Valmont.

« C’est ainsi, mon ami, que j’entends éterniser mon œuvre. L’égoïsme, mobile de la plupart des entreprises n’entre pour rien dans mes conceptions ; je travaille pour ceux qui vivront quand je ne serai plus rien.

« Nous commençons à peine l’exécution de ce programme, puisque nous n’avons que dix ans d’existence ; mais l’élan en est si sûr et si droit que le doute n’est plus possible.

« Le cours primaire supérieur commercial n’est que la réplique du précédent, dans un domaine différent. Il devra donner au pays ses hommes d’affaires, c’est-à-dire, ses meilleurs stratégistes. Quelle sûreté de coup d’œil leur est nécessaire ! Quelle science des fluctuations financières ! Quelle finesse pour déjouer la concurrence ! Il leur faut une psychologie profonde et vive, et une ténacité qui n’a d’égale que la serre de l’aigle enlevant sa proie. L’homme d’affaires n’est ni un commis, ni un comptable, ni un vendeur, mais bien un tacticien et un diplomate de premier ordre. »

Félix écoutait en silence, l’âme galvanisée par l’immense battement d’ailes de ce génie.

« Tu me demanderas, continuait Marcel, ce que j’entends par cours supérieur général ? Il est donné aux enfants qui ne se destinent pas aux carrières pratiques ; on y forme les professionnels de l’avenir. À la sortie de notre école, les élèves de ce cours entrent dans les collèges classiques, où ils approfondissent la littérature et la philosophie. Âmes dirigeantes de demain, ils formeront notre aristocratie intellectuelle, qui nous est si nécessaire !

« Où sont nos penseurs, nos philosophes, nos naturalistes, nos sociologues, nos moralistes, nos scientistes ? Y a-t-il beaucoup de nos compatriotes qui aient pensé autrement que par les autres ? Y a-t-il un seul de nos compilateurs de manuels qui ait surpassé le talent d’imitation de l’oiseau de Robinson ? Y a-t-il un seul de nos vulgarisateurs qui ait égalé le conducteur de son du phonographe Victor ?

« Et nos hommes de lettres ? Pas un seul de nos écrivains n’a encore fait tressaillir l’âme des civilisés. Nos génies, étouffés par le « struggle for life », ont donné des airs de guimbarde au lieu de sonneries de clairons. Nos imprimeries ont été longtemps noyées dans le mugissement de nos vaches, le hennissement de nos vieux chevaux, la rentrée des sarrasins canadiens. Vingt-cinq ans durant, nous avons fait de la folkloromanie comme d’autres font de la neurasthénie. Qui a senti l’âme de la race ? Qui l’a saisie dans toute sa grandeur sauvage ? Qui l’a exprimée ?

« Pourquoi avons-nous ainsi raté les lettres canadiennes ? Parce que nous avons oublié notre petit catéchisme. « L’homme est un être composé d’un corps et d’une âme. » L’âme qui s’éveille à la vie doit d’abord subir une loi de chair et d’os, et c’est pourquoi il est nécessaire de cultiver le corps de l’enfant avant son esprit. Alimenté au sein maternel, il se fait du sang et des muscles, et, en fortifiant la matière, il prépare la vigueur de l’esprit. « Manger avant de penser et marcher avant de parler », telle est l’évolution naturelle des peuples. Une race nouvelle-née doit d’abord se préoccuper d’avoir des biceps résistants et de la matière grise réfractaire au ramollissement. « Nous possédons à peine les éléments même de la vie matérielle, disait naguère l’un de nos chroniqueurs. Une foule de choses qui nous seraient d’un rapport aisé et même très lucratives, sont laissées de côté, faute de moyens et de population. Aussi, les lettres ne peuvent-elles devenir une carrière que dans les pays de civilisation très avancée, où les ressources du sol et de l’industrie, exploitées jusqu’à leur dernière limite, donnent de l’aisance à des centaines de milliers d’hommes et les obligent à avoir une certaine culture pour être au niveau de ce qui les entoure ; où enfin l’éducation générale, répandue sur une foule d’objets, dans les sciences et dans les arts, crée un besoin, non seulement d’activité, mais aussi de jouissance intellectuelle, qui offre aux lettres, pour ainsi dire, une carrière toute tracée et comme nécessaire.»

Tout en causant, les deux amis s’étaient éloignés du centre du parc, vers un immeuble de pierre dont la façade était ornée de colonnes doriques. Par ses lignes harmonieuses et sobres, la gravité de son style, il semblait abriter, sous sa large coupole, toute la pensée valmontaise.

— La bibliothèque ! indiqua Marcel. Nous y venons tous pour y apprendre à penser, à aimer et à souffrir. C’est ici que l’âme de ce peuple avide de vivre toute sa vie se délecte et s’agrandit ; c’est ici, dans le recueillement de ces pierres silencieuses, entre ces murs couverts de livres rangés comme pour la parade, devant ces volumes dont les feuillets sentent bon le papier vieilli, palpitant de tout le passé de l’humanité, qu’on va trouver l’idée et la sensation qu’il nous faut, le frôlement du génie, ce baiser de l’esprit, plus troublant et plus ineffaçable que les baisers de la chair ; c’est ici que nous prenons conscience de ce que nous sommes, de ce que nous devons être, de ce que nous pouvons être, que la vie a un sens et une valeur, que nos cerveaux sont grands comme un monde où il y a des firmaments pleins d’étoiles, que toutes les clartés qui ont lui et qui luisent encore, que tous les frémissements de jouissance, de douleur et d’enthousiasme, que les fièvres qui ont brûlé les sociétés, que toutes les craintes qui ont donné la chair de poule à l’humanité, que toutes les amours et les voluptés, les beautés et les hideurs, les chutes des âmes ou les envolées vertigineuses, les chants, les harmonies, les cris, les plaintes et les colères, que les passions, les fiertés et les ambitions, les pensées et les inspirations des morts, encore vivantes et rouges de sang clair, que tout cela, imbibé par notre cervelle où s’éponge l’encre des caractères magiques, devient nous-mêmes, nous inonde, nous pénètre, multiplie notre être, le répand partout comme un dieu, accroît sa puissance de voir, de comprendre, d’aimer le fait universel, grand, beau, cyclopéen !

« Un peuple maintenu dans sa brutalité est un danger pour l’ordre social. Il faut l’affiner par le livre. La culture adoucit les mœurs à l’instar de la musique. Par les idées qu’il fournit et par les sentiments qu’il provoque, l’écrit rend la raison plus droite et le cœur plus délicat.

« À Valmont, tout le monde lit. On s’initie à l’art, à la littérature, à l’histoire, à la science. Nous avons une jeunesse capable de discerner le soleil d’un bolide et la lune d’une étoile. »

Marcel et Félix s’avançaient maintenant vers un édifice au front duquel s’étalaient en lettres noires : « L’Élite ».

— Tiens ! dit Félix, je suis heureux de voir votre « Élite ». Ce quotidien mérite son immense popularité. Vous avez l’honneur d’avoir replâtré une mentalité lézardée par vingt-cinq années d’un journalisme intellectuellement ruineux, et vous avez dégoûté soixante mille lecteurs des barnums et des caméléons.

— Le journal a fait beaucoup de bien à ma famille ouvrière. Tous mes employés sont contents de s’abonner à « L’Élite » ; c’est presqu’une des conditions de leur engagement. Pour maintenir mon œuvre, j’ai compris, dès le début, la nécessité d’un organe de ralliement et de bonne entente. Nos travailleurs s’inspirent d’une seule et même doctrine sociale, principe d’union et de concorde. Chaque jour, des articles leur sont consacrés, qui leur rappellent leurs devoirs autant que leurs droits, les attachent à l’entreprise à laquelle ils collaborent, en fait des amis du capital qui les emploie et les sustente. »

Après une courte visite aux bureaux de la rédaction, les deux amis obliquèrent vers le nord, par une rue commerciale conduisant au sommet de la colline qui domine le fleuve. Ils traversent une kyrielle d’épiceries, de charcuteries, de magasins de bijoux, de porcelaine, de bimbeloterie, de meublerie et de merceries, de cafés d’où s’exhale un arôme appétissant, de restaurants et d’hôtelleries, toutes les manifestations de l’activité marchande. Bientôt, un immeuble gigantesque attire la vue de Félix. Sur la façade, il lit : « L’Universel ».

— Voici, dit Marcel, le plus grand magasin à rayons de la région du bas-Québec. J’ai fait réfléchir dans le commerce l’image de mon industrie. Grâce à une réclame habile, nous avons gagné toute la clientèle de la rive sud du Saint-Laurent, jusqu’en Gaspésie et en Nouvelle-Écosse. Nous avons organisé un service de commandes par la malle, et, par la promptitude de nos livraisons, nous avons atténué la fascination des encyclopédiques catalogues de Chicago, Détroit et même Toronto. Garder chez nous l’argent de chez nous ! Telle doit être la devise du commerce canadien-français.

En s’éloignant de L’Universel, ils avaient gravi la colline au sommet de laquelle s’élevait une vaste église en pierre de taille. De cette hauteur, le regard plonge sur le Saint-Laurent parsemé de carapaces d’îles. Au nord, les Laurentides hérissent leurs rotondités bleues et sombres. Grands monstres allongés au bord du fleuve, elles présentent aux nuages potelés de lait leurs mamelles d’azur. Sur l’eau verte, glissent des goélettes aux voiles déployées et bombées comme des jabots de cérémonie.

— Le site de votre église est bien choisi, dit Félix. Les endroits où l’on croit et où l’on pense bien sont ceux, où l’on voit beau.

La religion, forme la plus haute de l’idéal humain, doit être forte en beauté. Si elle n’est pas intégralement esthétique, elle s’étiole et meurt, car elle ne répond plus à l’impérieux besoin du cœur. Qu’est-ce que le culte divin ? C’est le plus ardent, le plus sublime appel de l’humanité à la jouissance. Tous, nous sommes plus ou moins assoiffés d’harmonie, de couleurs, de lumière, de pureté de lignes, de contours sans heurts et de profils de médailles. La joie de vivre intensément par la chair et l’esprit, est-ce que la religion offre autre chose à espérer ? La vision de Dieu, de la Vierge et des splendeurs célestes, le ravissement des âmes dans le sein de la Beauté Infinie, la résurrection des corps spiritualisés, c’est cela, rien que cela qui tient la foi. Le culte, comme la littérature et la sculpture, a un style.

« Nous avons tenu compte de ce facteur puissant, la beauté, pour bonifier nos hommes : nous avons embelli non seulement leur église, mais aussi leur foyer. Tu viens de voir le Valmont commercial : allons voir le Valmont-jardin. »

Ils obliquèrent à l’ouest, en contournant l’église, puis, après une minute de marche, se trouvèrent en pleine féerie. Une rue large et droite allait déboucher vers la rivière. Deux rangées d’érables bordaient la chaussée et semblaient marcher à la queue leu leu, comme des pensionnaires à la promenade. Les trottoirs couraient le long des parterres en fleurs et des haies taillées à la serpe. Les maisons en briques rouges flottaient sur des sourires. De petites allées blanches, où chatoyaient des cristaux de sable, conduisaient aux porches embaumés de géraniums. Sur les galeries, des vierges, le cou dégagé, la nuque baignée de soleil, promenaient la caresse de leur regard sur les fleurs. Dans les cours, les jardins étaient déjà tout verts, et des femmes jeunes, le buste moulé par le tablier bleu, travaillaient la bonne terre en chantant de vieux refrains.

— Tous les gens qui habitent ici, dit Marcel, sont mi-bourgeois et mi-ouvriers. Ils sont intelligents, cultivés, adroits et fiers. C’est ici que se forme « l’aristocratie recrutée » dont parlait un romancier français.

Marcel et Félix reviennent maintenant vers le fond du val, où s’étendent les grandes usines couvrant une étendue de cent acres. « Nous allons visiter les ateliers », dit Faure.

Voici les fonderies : des coulées de métal changé en feu limpide et lumineux ; des amas de gueuses et de rebuts ; un halètement de flammes soufflant en tempête au fond des fourneaux, comme un élément de vengeance, esprit des foudres mystérieuses emprisonnées dans des corps rugueux de glaise, de terre cuite et de brique à feu. Du feu, du feu, du feu ! C’est ici son lieu de triomphe et de domination. Il happe les gueuses dans son gosier ardent, où elles se tordent comme des bêtes informes, puis s’éclairent, se transforment, passent du rouge sombre à l’écarlate, de l’écarlate au blanc brillant. Évanouissement dans la fusion définitive, identification au dieu-feu.

On décharge un four Martin. Une grue puissante, mue par l’électricité et roulant sur des rails aériens, transporte une énorme poche de métal près d’une ouverture d’où vont jaillir des torrents de flammes. Le flot descend, rapide et pesant, au fond du réceptacle qui gémit sous l’horrifique caresse de cette pluie d’enfer. Va-t-il crever sous la rugissante pression de cinquante mille livres ? Non. Le métal est bien vaincu : sa masse énorme, on l’agite au-dessus du sol avec autant de facilité qu’un jouet porté par la main d’un enfant. Il s’écoule maintenant dans les moules, où il finit par s’éteindre, se calmer, se solidifier. Des pièces de mille variétés, de mille dimensions naissent de ces baisers rugueux.

Les deux amis passent dans les laminoirs. Ils s’arrêtent au centre. Une grande fournaise reçoit l’acier que l’on y chauffe à blanc. Bientôt, une porte s’ouvre, un lingot tombe sur une suite de rouleaux qui le bousculent jusqu’au premier cylindre. Par une série de passes, le métal s’allonge, s’allonge toujours, selon le besoin, devient un immense serpent rouge ondulant sur des tables d’acier. Ce travail est rapide et se fait dans un silence mécanique qui donne l’effroi.

On va ainsi d’atelier en atelier, de division en division. Partout, le dernier cri de la science. Ici, c’est la force motrice fournissant le fluide vivant qui va parcourir les veines ignées de l’usine, animer machines et moteurs d’une activité titanesque ; là, ce sont les forges sillonnées d’étincelles traversant l’air comme une pluie de bolides, résonnantes de la sonnerie des gigantesques enclumes et de la danse des marteaux-pilons ; là encore, c’est l’atelier mécanique général, où l’on polit et où l’on usine les pièces de montage, domaine de la précision et de l’intellectualité ouvrière, où se constituent un à un, les membres à la fois durs et souples de la merveilleuse bête moderne, créée par l’homme, la machine.

À mesure que l’on avance, la matière s’adoucit, précise ses formes, s’idéalise sous mille transformations géniales. Frappante miniature de la création des mondes telle que racontée par les livres bibliques ! L’univers n’était qu’une masse informe. Le souffle de Dieu, souffle de feu, qui se promenait sur les eaux, inspira d’abord la vie végétative aux éléments inféconds. Puis, des monstres imparfaits, à peine forgés sur l’enclume, agitèrent sur les continents humides et tropicaux, leurs membres éléphantiques et leurs mâchoires d’hippopotames. Les terres se dessinèrent davantage, les fleurs fleurirent, les fruits mûrirent, les oiseaux et les bêtes s’embellirent. Leurs innombrables variétés couvrirent la terre. Tout cela chantait, criait, beuglait, geignait, espérait, jouissait, exultait.

Cette pensée de la création était naturellement éveillée, en face des admirables enfants du génie mécanique : la charrue qui entrera dans les chairs du sol frémissant pour préparer la glèbe à toutes les maternités ; les semoirs qui égrèneront la vie sur les sillons fumeux : la herse qui donnera aux germes la terre douce et protectrice ; la faucheuse qui portera son verbe cliquetant et tranchant à travers l’odeur des foins ; les moteurs qui feront grincer les scies mordantes et grogner les batteuses ; bref combien d’autres êtres ayant une âme de fer et dont l’humanité ne saurait se passer.

« Tu vois là, disait Marcel, la matière brute transformée par le génie de nos ingénieurs et de nos polytechniciens, ouvrée par des ouvriers habiles et entraînés, rendue apte à la résistance contre les influences étrangères qui nous humilient. Ces instruments que nous avons forgés et usinés pour l’exploitation de nos énergies hydrauliques et de nos riches forêts, ces accessoires de voirie et d’entreprises publiques, ces leviers, grues, turbines, haches, massues, crochets, enclumes, ces installations de scieries et de pulperies, nous les importions tous, ces produits que Valmont répand aujourd’hui d’un océan à l’autre. »

Félix songeait en lui-même : Dès l’enfance, on ne nous enseigne guère, en histoire, que l’admiration des démolisseurs d’empire et des destructeurs des industries humaines. Les conquêtes économiques, faites pour la race et par la race sont peut-être celles auxquelles il faut attacher le plus de prix.

Comme ils quittaient les usines, Claire, qui les attendait depuis une heure, se joignit à eux. « Eh ! bien, dit-elle, regretterez-vous d’être venu à Valmont ? »

— Un voyage à Paris ne m’aurait pas plus intéressé. Marcel est un grand homme, et vous, parce que vous êtes son lieutenant, vous êtes son animatrice.

— Vous me flattez ! Je ne suis que l’ombre minuscule de mon grand frère.

— Dans toutes les œuvres importantes de l’humanité, bonnes ou mauvaises, on dit : « Cherchez la femme ! » Marcel répète souvent que « l’homme est composé d’un corps et d’une âme. » C’est incomplet. Il faut dire : « … d’un corps, d’une âme et d’une femme. »