Charpentier.


MARCA





CORBEIL. — TYP. ET STÉR. CRÉTÉ.





JEANNE MAIRET




MARCA





PARIS


G. CHARPENTIER, ÉDITEUR


13, rue de grenelle-saint-germain, 13




1882


Tous droits réservés.


MARCA




CHAPITRE I

La baronne Véra, — on l’appelait ainsi pour la distinguer de sa belle-sœur, l’autre baronne de Schneefeld — faisait sa promenade habituelle du matin, dans une allée latérale du bois de Boulogne. Le temps était froid, un temps de novembre ; les dernières feuilles, jaunes et ternes, tombaient avec un petit bruit sec aux pieds de la jeune femme, et elle se faisait un plaisir de les entendre craquer sous ses pas. Un vague sourire qui lui était si habituel que, même seule, il ne la quittait pas souvent, errait sur ses lèvres ; ce qui n’empêchait pas son front de se plisser. Elle songeait à une phrase de sa belle-sœur, entendue par hasard : « L’aventurière !… Au moins elle n’aura pas d’enfants, elle ! » Et elle revoyait la grosse baronne montrant avec fierté sa dernière fille, âgée de quelques mois.

Tout en se demandant ce qu’elle pourrait bien faire pour se venger de cette femme qu’elle détestait, tout en continuant à marcher sur les feuilles sèches, ses pensées allaient et venaient ; elle ne perdait pas de vue le sujet principal de ses méditations, mais elle se souvenait du temps passé.

Elle s’enveloppait avec volupté dans ses belles fourrures, et le bruit un peu perdu de sa voiture, qui la suivait dans la grande avenue à côté, lui était singulièrement agréable. « Aventurière ? » Hélas ! oui, certainement elle était une aventurière : c’est-à-dire qu’elle ne devait sa fortune qu’à elle-même, à son intelligence. Sa mère et elle avaient connu des temps très durs ; elles avaient chassé le gros gibier, l’homme qui épouse, pendant de longues saisons aux bains de mer, des mois et des mois d’hiver, à Nice, à Cannes, un peu partout ; elles avaient connu l’angoisse de lourdes notes d’hôtel à payer quand la bourse, mince toujours, était vide. Véra avait porté plus d’une fois, sous sa robe de soie, une chemise lavée la nuit dans sa cuvette, faute de pouvoir s’offrir le luxe d’une blanchisseuse. C’est bien pour cela que, maintenant, elle jouissait de son bien-être, qu’elle se frottait à ses fourrures, à ses velours, avec un plaisir de chatte blanche s’étirant devant le feu. Elle s’était fait épouser par le gros banquier Schneefeld, le frère aîné, le grand, le fondateur de la maison, le vrai baron, qui était fou d’elle, — dont elle faisait ce qu’elle voulait. À Nice, où son médecin l’avait envoyé, deux ans auparavant, il s’était trouvé au même hôtel que les deux femmes, la comtesse russe et sa fille Véra. Il s’était moqué de la noblesse problématique de la mère, et avait cherché, le vieux roué, à séduire la fille. Elle avait si bien joué son rôle d’ingénue qu’il l’avait épousée. La grosse Amélie, sa belle-sœur ne s’était mariée, elle, que grâce à sa fortune ; ce n’était qu’une sotte, lourdement ambitieuse, qui avait compté sur les millions du grand beau-frère pour ses enfants, et qui se vengeait comme elle le pouvait : sottement, par des gros mots.

Véra n’avait pas d’enfants ; après deux années de mariage, elle n’en espérait plus guère, mais elle se demandait, étant fort curieuse de sa nature, si réellement l’amour maternel était bien ce que l’on prétendait ; s’il valait la peine qu’on le ressentit. Elle se méfiait beaucoup des phrases toutes faites, des formules de sentiments à l’usage de tout le monde. Elle avait, par exemple, beaucoup entendu parler des extases de l’amour, et n’y croyait pas le moins du monde : son métier de fille pauvre qui cherche un mari l’avait jetée dans la société de beaucoup d’hommes ; on lui avait fait la cour plus qu’à d’autres, et beaucoup plus librement, et jamais pourtant sa froideur ne s’était démentie. Il est vrai que sachant fort bien que ses amoureux n’étaient pas en général des épouseurs, elle s’était tenue en garde. Depuis son mariage, son attitude digne et fière imposait fort aux jeunes gens qui s’approchaient d’elle. Véra, qui se savait entourée d’ennemis obscurs, se surveillait si bien que jusqu’ici, sa belle-sœur elle-même n’avait rien pu critiquer dans sa conduite. Pourtant elle eût voulu aimer quelque chose ou quelqu’un. Maintenant, elle se demandait si un petit être rose et blanc, enfoui dans les dentelles, sentant bon, qui lui sourirait, et plus tard l’appellerait « maman » réussirait à la tirer de son apathie ; et pour la première fois peut-être, elle regretta le peu de chances qu’elle avait de se voir mère… Et puis cela aurait si bien fait enrager la grosse Amélie !

Elle en était là de ses réflexions, quand un gémissement la fit tressaillir. Au pied d’un arbre, elle vit une femme étendue ; la figure était cachée, et toute la personne enveloppée d’un grand châle noir ; sans le gémissement de la malheureuse, la baronne Véra, absorbée comme elle l’était, aurait bien pu passer à côté et ne pas la voir.

— Que faites-vous là ? Véra avait d’abord songé à continuer son chemin ; — en somme, cela ne la regardait pas ; puis, un second mouvement plus humain fit qu’elle s’arrêta.

La pauvre créature se redressa vivement, et la baronne vit que ce n’était qu’une fillette, une enfant de seize ans au plus ; mais elle vit aussi que cette fillette allait bientôt être mère.

— Madame, ce n’est pas ma faute ; je croyais avoir plus de forces… j’ai pris par le bois parce qu’on m’avait dit que c’était le plus court ; je demeure si loin !

— Comment ! il n’y avait donc personne pour vous soigner, malheureuse enfant… à votre âge ? Mais où alliez-vous donc ?

— À l’hospice ; on m’a assurée qu’on me soignerait, et le petit aussi ; mais jamais je n’irai jusque-là — je n’en peux plus !

Un sanglot lui coupa la parole. Véra la regardait avec une curiosité qui n’était pas sans pitié : quelque pauvre petite ouvrière sans doute, seule à Paris… séduite sans peine, la pauvrette !

À ce moment, elle entendit un grincement de roues sur le sable de la grande avenue, dont elle n’était séparée que par un petit taillis. C’était sa voiture qui la rejoignait. Sa résolution fut prise à l’instant ; de sa voix claire et froide, elle appela le domestique, et lui ordonna de transporter la malheureuse enfant dans la voiture. Les chevaux reprirent au grand trot le chemin de Paris.

La petite se laissait faire sans même songer à remercier ; seulement elle ouvrait de grands yeux ; la voiture lui semblait bien belle ; elle avait été prise de faiblesse, mais elle se sentait mieux maintenant, et ne demandait qu’à bavarder. Les fourrures de Véra semblaient surtout l’attirer ; à la dérobée elle passait sa main sur la manche qui était de son côté, et Véra en la surprenant se mit à sourire ; elle se rappelait que, du temps où elle était une « aventurière », elle avait eu une passion pour les belles fourrures bien chaudes, bien douces.

— Excusez, madame… c’est que ça me rappelle…

— Quoi, mon enfant ?

— Il en portait dans le temps… un grand pardessus tout fourré.

Elle ne semblait pas honteuse le moins du monde en rappelant ces souvenirs. Véra la regardait, et la curiosité qui, chez elle, était presqu’une passion, s’éveilla tout à fait.

— Mais s’il portait un si beau pardessus, il aurait bien dû vous secourir en ce moment.

— Ah, voilà !

Et elle secoua la tête.

— J’aurais dû me méfier, n’est-ce pas ? seulement j’étais si jeune… quinze ans… que je ne savais pas au juste. Et quand on vous dit qu’on vous aime… on ne demande qu’à le croire, surtout quand on n’a pas été trop heureuse étant petite.

— Comment se nomme ce joli monsieur aux fourrures ?

— Ah ! si je le savais… j’aurais été le chercher partout, j’aurais bien fini par le trouver, et je lui aurais dit : — « Tu sais, ce n’est pas pour moi que je viens te tourmenter ; j’aurais dû me garder. C’est ma faute, après tout. Mais il y a le petit — c’est ton enfant aussi ; çà te ferait bien quelque chose, tout de même, de le voir mourir de faim et de froid, pendant que, toi, tu portes des fourrures, et que tu dînes en ville. » — Et ça l’aurait touché, car il n’est pas méchant au fond, seulement oublieux.

— Alors comme cela, de sang-froid, il vous a abandonnée, sachant qu’il n’abandonnait pas que vous, sans vous dire son nom, sans vous laisser d’argent ?

— Non, ça, ce n’est pas tout à fait vrai ; il m’a donné de l’argent, mais l’argent se dépense bien vite quand il faut des médecines, — car j’ai été malade avec cela. Puis il faut tout dire… il ne savait pas qu’il y aurait un enfant ; je n’en avais rien dit — c’est que, voyez-vous, je n’en étais pas du tout sûre ; je savais seulement que ça n’allait pas très bien. Il croyait sans doute au commencement qu’il m’aimait pour de vrai ; et après, il a compris que je n’étais qu’une petite paysanne. Je sais à peine lire, et un beau monsieur se lasse vite d’une ignorante. Que voulez-vous ? j’aurais dû me garder.

Elle répétait ces mots, se donnant tort à elle-même, très douce et résignée.

— Et vous ne l’avez plus revu ?

— Si, une fois, dans la rue ; j’ai voulu le suivre, mais il était en voiture, et je l’ai vite perdu de vue. Ah ! si j’avais pu lui parler, il aurait eu pitié de moi, bien sûr. J’ai été bien malheureuse, allez, madame ! La patronne ne voulait plus de moi ; mes petites économies se dépensaient très vite, il fallait manger après tout ; je cherchais du travail, n’importe lequel, et j’en trouvais bien difficilement. Il y a deux mois que je n’ai pas payé mon loyer ; chaque jour c’étaient des menaces ; je vendais tout ce que je pouvais, tout excepté ceci.

Et relevant sa manche, elle montra un bracelet en or très mince.

— C’est tout ce qui me reste de ses cadeaux ; si on avait su que je gardais comme ça un bijou, on n’aurait pas patienté. Ce matin, on m’a dit qu’il fallait courir à l’hospice ; c’est bien loin Auteuil !… Enfin, madame, le bon Dieu a eu pitié de moi, puisque vous m’avez trouvée… Voilà !



CHAPITRE II


On avait fort bien dîné ; une certaine satisfaction béate rayonnait sur les visages un peu rouges des femmes, rassemblées dans le boudoir de la baronne Véra. Les hommes, conduits au fumoir, ne se pressaient pas de venir les y rejoindre. Les salons fort éclairés, qu’on voyait en enfilade à travers les draperies d’un bleu argenté des portières, attendaient la foule qui, plus tard, devait les envahir. C’était le moment difficile pour « l’aventurière » ; tous les quinze jours, ce moment se représentait, et il lui en restait invariablement un sentiment de lassitude et d’ennui. Tant qu’elle se trouvait entourée d’hommes, tout allait pour le mieux : elle n’était pas très belle, et n’avait pas ce qu’on est convenu d’appeler, dans les salons, de l’esprit, ce qui n’est le plus souvent qu’une facilité à laisser couler des flots de paroles, à donner un tour un peu piquant aux banalités qui courent le monde ; elle était au contraire volontiers silencieuse, un peu dédaigneuse, très froide. Cependant il n’était pas douteux qu’elle attirât fort les hommes. Deux femmes, dans un coin, se demandaient à voix basse quelle en était la raison, se communiquant leurs idées, à ce sujet, avec une crudité que certaines femmes, quand elles se croient bien seules, quand elles sont doucement excitées par un doigt de Champagne, se permettent volontiers. L’une d’elles, la grosse Amélie, comme l’appelait Véra, disait que c’était la blancheur et la finesse extraordinaires de la peau ; l’autre, madame de Vignon, mère du comte de Vignon, grand coureur, jeune homme déjà fatigué, en voyage depuis un mois, prétendait qu’il y avait chez la jeune étrangère un manque de pudeur qui expliquait parfaitement son succès. Amélie approuvait fort cette critique, d’abord parce qu’elle approuvait tout ce que disait la comtesse de Vignon — une vraie comtesse celle-là, et qu’on choyait beaucoup dans le monde de la finance ; — puis aussi parce qu’elle en voulait plus que jamais à sa belle-sœur. Elle portait ce soir-là une toilette en satin vert Metternich, alors très à la mode, un vert cru qui semblait appeler la lumière électrique des apothéoses, et qui détonnait terriblement dans ce boudoir, fait pour une blonde. Amélie avait compté qu’on s’installerait de suite au grand salon bouton d’or, où elle eût pu produire son effet ; c’était une femme aux fortes couleurs, déjà lourde, souffrant de son péché mignon, la gourmandise, sanglée dans son corsage à faire pitié, et luttant avec énergie contre la somnolence qui la gagnait toujours après un trop bon dîner.

Véra, debout auprès d’une petite table, servait elle-même le café ; elle savait fort bien qu’on la critiquait, et elle en prenait son parti ; elle se sentait en beauté ce soir-là. Sa pâleur habituelle avait fait place à une légère teinte rosée qui lui seyait bien ; ses yeux, souvent un peu ternes, d’un bleu pâle, avaient pris une certaine vivacité. Ses beaux cheveux clairs, très légers et fins, qu’elle portait le plus simplement possible, ne suffisaient pas pour relever la correction un peu insignifiante de ses traits. Elle s’en rendait bien compte et son triomphe était ailleurs : elle portait une robe de velours noir, absolument simple, et décolletée autant qu’elle le pouvait être. Ses épaules modelées comme celles d’une statue grecque, sortaient, superbes, de ce noir mat el collant ; aucune dentelle ne venait estomper les contours du corsage ; le noir intense se plaquait au blanc lacté de la peau. Véra ne portait aucun bracelet ; un collier, appelé collier chien, lui serrait le cou de ses diamants monstres, qui ne laissaient presque pas voir de monture — c’était tout ; dans ses cheveux, rien. Elle était superbe ainsi, et elle ne l’ignorait pas ; elle aimait à passer auprès de sa belle-sœur, rouge, chargée de bijoux, débordante dans son corsage vert, et se sentait elle-même d’autant plus svelte, élégante, taillée dans du marbre blanc. Cette aventurière était née grande dame.

Comme on était en petit comité, les conversations particulières devenaient difficiles. Les tasses de café posées ici ou là, on se rapprocha du feu, et la conversation s’engagea ; Amélie entama une longue histoire à propos de son fils, Maxime, qui était revenu de la pension, avec son petit nez tout barbouillé de sang ; il s’était battu comme un héros avec un affreux gamin bien plus âgé que lui. Amélie parlait volontiers de ses enfants ; elle en avait trois : Maxime âgé de huit ans, Laure qui n’en avait que trois, et enfin la petite Claire. L’histoire du nez ensanglanté n’ayant eu qu’un succès d’estime, on parla couturières ; ceci intéressait toutes les dames, et il y eut un petit rapprochement des jupes, un frou-frou amical des volants. Mais cela ne dura pas longtemps ; on s’ennuyait ; on bâillait derrière les éventails en attendant les hommes. Véra ne faisait pas grand’chose pour amuser ses invitées, elle semblait absorbée ; le murmure des voix restait à un diapason fort bas, sans rires francs.

Enfin il y eut un bruit de voix masculines ; le fumoir lâchait sa proie ; les hommes entrèrent, apportant avec eux une forte odeur de tabac ; ils semblaient assez mal à leur aise, se trouvant tout d’un coup dans le boudoir un peu étroit pour une vingtaine de personnes. Les femmes formaient toujours un demi-cercle autour du foyer ; il fallait quelque audace pour approcher d’elle. D’ordinaire c’était le moment où Véra faisait passer ses invités au grand salon ; mais, ce soir-là, elle ne semblait pas y songer. Le maître de la maison, un homme superbe, très galant, très courtois, qui portait crânement ses soixante années, faisait de son mieux pour animer le cercle ; de temps en temps il jetait un regard à sa femme, à la dérobée, croyant que personne ne le voyait ; un regard d’admiration passionnée, l’adoration d’un vieux.

Quelques instants après l’entrée des hommes, un domestique apporta un pli cacheté à Véra.

— Ah ! la pauvre enfant ! fit-elle.

L’exclamation partit comme involontaire ; elle ne l’était pourtant pas.

— Qu’est-ce donc ?

Tout le monde cherchait une explication ; le baron de Schneefeld coupant court à un compliment bien commencé, fut tout aussitôt auprès de sa femme ; il se fit un silence.

— Oh ! c’est bien peu de chose, presque rien. Véra parlait le français fort bien, mais elle avait un soupçon d’accent étranger ; elle traînait un peu ses mots ; personne ne l’aurait prise pour une Parisienne, car elle ne mangeait pas les dernières lettres des syllabes.

— Une pauvre petite ouvrière que j’ai ramassée par terre : on me fait dire qu’elle vient d’accoucher d’une fille et qu’elle ne survivra pas ; elle avait souffert trop de privations depuis des mois ; elle a seize ans, et c’est un beau monsieur, qui porte des fourrures, qui l’a séduite. Vous voyez, c’est une histoire bien commune ; ça se voit tous les jours ; puis elle me le disait bien elle-même : « J’aurais dû me garder. »

Et elle imitait le ton un peu nasillard, l’accent des environs de Paris. Véra était née actrice ; elle avait débité son petit discours très simplement sans élever la voix, sans faire un geste.

Tout ce monde en toilette, venu pour s’amuser, se regardait, mal à l’aise.

— Est-ce une souscription que vous nous demandez, ma chère ? fit la grosse Amélie.

— Moi ! Je ne demande rien ; c’est une petite histoire que je vous raconte, voilà tout.

— Elle manque un peu de gaieté, votre histoire, avouez-le… après dîner il est sain de rire, dit-on.

— Les histoires vraies manquent quelquefois de gaieté. Mais, vous avez raison, ma chère Amélie, j’aurais dû garder celle-ci pour moi.

— Que comptez-vous faire, chère amie ? demanda le baron, qui rayonnait. Sa femme était un ange de bonté, de charité, et il ne lui déplaisait pas que tout le monde le sût, comme lui-même le savait. Alors Véra eut un geste adorable, un geste plein d’abandon en se tournant vers lui, et un sourire radieux.

— Nous n’avons pas d’enfant ; voulez-vous permettre que je serve de mère à cette pauvre petite créature, qui peut-être déjà n’en a plus ?

Il y eut une commotion. Amélie se leva comme poussée par un ressort ; elle eût voulu crier tout ce qu’elle se sentait sur le cœur, empêcher cet acte de démence qui spoliait ses enfants de leur légitime héritage ; son mari lui jeta un regard foudroyant sans lequel, certes, elle ne serait pas arrivée à se maîtriser. Quant au baron, il ne vit rien que sa femme ; il s’inclina en lui baisant la main, et dit simplement :

— Tout ce que vous ferez sera bien fait, Véra.

— Elle vient de perdre son affreux petit chien japonais, il faut bien qu’elle le remplace, murmura la comtesse de Vignon, puis elle ajouta tout haut :

— Et qu’en ferez-vous donc, de cette fille de paysanne, chère belle ?

— Qui sait, madame ? elle est peut-être aussi fille de prince ou de comte, — les filles ressemblent au père, dit-on ; elle sera du côté des fourrures, soyez-en certaine ; si, au contraire, elle était par trop… peuple, — eh bien ! j’en ferais ma femme de chambre. Cela vaudrait mieux encore, n’est-ce pas-, que de l’envoyer aux enfants trouvés ? Mais elle sera gentille, j’en suis sûre, et alors…

Elle regarda sa belle-sœur d’un certain air qui n’échappa à personne. Cependant, elle ne prononça point la phrase que tout le monde attendait, mais dit :

— Et alors, nous l’aimerons bien. Elle ajouta d’un ton dégagé : Du reste, la loi ne me permet pas, à mon âge, d’adopter régulièrement un enfant — ce ne sera donc qu’un essai.

Il fallut en rester là. Il arriva des invités que Véra reçut avec une bonne grâce extrême ; elle était dans son élément quand elle recevait ; si elle ne faisait pas étalage d’esprit, elle savait en inspirer aux autres ; c’était, quand elle voulait s’en donner la peine, une maîtresse de maison parfaite, s’occupant de tous, mêlant les groupes, animant son salon, tout en restant elle-même fort tranquille. Il y avait un contraste piquant entre sa façon d’être, réservée et digne, et sa toilette qui faisait ressortir, brutalement, la beauté de ses formes superbes. Elle attirait, et elle décourageait ; il était impossible de ne pas s’occuper d’elle. Son mari, plus épris que jamais, la dévorait des yeux ; il lui importait peu qu’on le sût, il était fier de sa passion.

Il savait pourtant qu’on se moquait de lui, qu’on répétait les propos de vieux garçon qu’il avait tenus avant son mariage ; il avait été un viveur aussi bien qu’un spéculateur, aussi heureux dans un rôle que dans l’autre ; il avait su garder la fortune immense qu’il avait gagnée, et, grâce à une santé de fer, il avait résisté à une vie qui aurait tué un homme ordinaire.

Ce n’était nullement un homme ordinaire que le baron Max de Schneefeld. Parti de rien, cadet de cadet d’Allemagne, il avait laissé là et sa famille et son pays ; il avait senti de bonne heure qu’il lui fallait un autre champ de bataille que la petite ville sur le Rhin qui l’avait vu naître. Il arriva à Paris, sans le sou, se fit petit, bien humble, entra dans une banque comme employé de sixième ordre ; se montra actif, très intelligent, et prêt à faire n’importe quelle besogne. Sa fortune se fit prodigieusement vite ; avec ses premiers petits gains, il spécula ; il vivait de rien, mettant chaque sou de côté ; puis il se fit naturaliser français. À trente-cinq ans, il était déjà millionnaire ; il fonda alors une banque, fit venir un frère, plus jeune que lui de douze ans, et se souvint que dans sa famille on portait le titre de baron, de l’aîné au plus jeune : il trouva que cela faisait très bien sur les prospectus et dans la bouche des laquais aux portes des salons.

Alors il se vengea de sa jeunesse austère et travailleuse ; il fut connu dans tous les mondes de Paris ; il n’avait rien gardé de l’attitude humble et modeste de ses commencements ; cette attitude-là ne pouvait plus le servir. C’était l’homme gai et superbe, qui dépensait son argent avec la même facilité qu’il mettait à le gagner ; très beau garçon, grand, blond, un peu rouge de teint, tout le contraire du petit Allemand malingre aux joues osseuses, à la figure carrée, comme on en voyait beaucoup dans ses bureaux.

Il était devenu plus Parisien que les Parisiens ; il fallait qu’il fût bien en colère ou bien ému, pour que l’accent allemand, qui se perd si difficilement, fût sensible chez^ lui. On le croyait vieux garçon endurci ; aussi quand un beau jour il ramena à Paris une femme de vingt-deux ans, l’émoi fut grand dans le monde où il vivait. Sa belle-sœur, la femme du jeune frère qu’il avait fait venir d’Allemagne, et qu’il tenait dans une infériorité, parfaitement acceptée du reste, faillit en faire une maladie. Mais c’était un fait accompli ; il n’y avait qu’à s’incliner.

Jamais l’adoration que le baron ressentait pour sa femme n’avait été plus visible que pendant cette soirée ; on en chuchotait tout bas. Véra, très calme, en passant de temps à autre auprès de son mari, lui donnait un regard hâtif, un demi-sourire : il ne lui déplaisait nullement que tout ce monde qui la traitait d’aventurière sût désormais à quoi s’en tenir. Oui, elle tenait bien le beau baron ; elle pouvait défier le monde entier de le lui reprendre. Elle avait plaisir à constater cette domination qu’elle exerçait. Aimait-elle elle-même le baron ? qui sait ? Elle avait pour lui une sorte d’amitié faite de reconnaissance ; c’était lui qui l’avait retirée d’une vie qu’elle avait en horreur. Cette reconnaissance n’allait pas toutefois jusqu’à lui ôter la clairvoyance. Elle remarquait que ses cheveux avaient beaucoup blanchi depuis quelques mois ; il se faisait vieux. Son idéal de bonheur avait toujours été de devenir une jeune veuve très riche ; il n’est pas donné à tout le monde de voir se réaliser ses plus beaux rêves. Cette pensée lui revenait à ce moment même, tandis qu’elle souriait doucement au baron Max. Le regard de la jeune femme alla de son mari à sa belle-sœur, et le sourire s’accentua. Elle se souvenait de sa promenade du matin au Bois, pendant laquelle elle avait cherché, tout en écrasant les feuilles sèches sous ses pieds mignons, le moyen d’être particulièrement désagréable à cette forte personne ; — elle se dit, en regardant sa face encore rouge de colère, qu’elle n’y avait pas trop mal réussi.


CHAPITRE III

Véra joua à la maman le plus gentiment du monde ; cela l’amusait vraiment un peu, et elle voulait faire croire que cela l’amusait beaucoup. Quand elle était petite, c’est un jeu dont elle se lassait vite. Au bout de quelques jours, elle ouvrait la tête de sa poupée pour voir ce qui la faisait sourire ; la poupée, tête béante et vide, continuait à sourire, ce qui faisait réfléchir l’enfant. Elle ne pouvait pas ouvrir la tête à cette poupée vivante, qui, du reste, ne souriait pas, se contentant de dormir, de téter et de crier ; mais c’était chaud et doux, cela avait de petits mouvements drôles, et des yeux qui n’étaient que des ronds d’un bleu foncé, sans cils, sans sourcils avec très peu de blanc autour du bleu. La petite maman, la vraie, était morte, presque heureuse, quand on lui avait expliqué que la belle dame, qui avait été si bonne pour elle, comptait adopter son enfant : « Au moins elle n’aura pas faim, elle !… » avait dit la pauvrette avec un grand soupir de soulagement. Elle demanda qu’on donnât son nom de Marie à l’enfant ; Véra y consentit ; seulement comme elle n’aimait pas les noms simples, elle habilla celle-ci à la Russe et Marie devint Mâcha, ou comme elle disait, Maka, dont la prononciation française fit bientôt Marca ; le nom lui resta.

Quand, au Bois, on voyait la jeune baronne de Schneefeld ayant sur la banquette de devant une forte nourrice, aux rubans bleu-ciel, portant un paquet blanc, on crut généralement qu’elle venait de donner un enfant au beau baron ; l’histoire vraie était connue d’un certain nombre de personnes, mais les histoires s’oublient vite ; peu à peu il se fit une légende à demi juste, à propos de la petite : c’était une enfant d’adoption, mais une enfant appartenant à la famille, les uns disaient à la famille du mari, les autres, à la famille de la femme ; dans tous les cas, la petite fille devait porter le nom de Schneefeld. On en jasa un peu, puis on oublia l’affaire d’autant plus facilement, qu’au bout de quelques mois on ne vit plus la forte nourrice aux beaux rubans, ni son paquet blanc. Marca ayant eu une maladie d’enfant qui la rendait fort difficile, Véra envoya la belle personne aux rubans, avec son nourrisson par trop bruyant, à la campagne ; le baron avait acheté une jolie propriété à une heure de Paris où il allait de temps en temps, — pas très souvent depuis son mariage, car Véra n’aimait pas la campagne. Là, le bébé devint superbe ; il y avait d’autres enfants, ceux du gardien de la loge ; avec ceux-ci Marca fraternisa ; une fois, Véra l’ayant vue qui se roulait sur le gazon avec ces marmots mal lavés, fut assez tentée de la laisser avec les paysans, et d’en faire une fille de ferme.

— C’est peut-être ce qu’il y aurait de plus heureux pour elle, lui dit son mari qui n’avait jamais pris au sérieux son rôle de père adoptif : mieux vaut être une bonne fermière qu’une déclassée.

Véra lui jeta un regard oblique ; elle crut démêler dans les paroles de son mari l’influence de sa famille ; elle fit venir l’enfant et l’examina avec soin ; c’était alors une fillette de quatre ans, forte et saine, avec de beaux yeux d’un bleu violet et de bonnes joues rouges ; — un peu paysanne en somme. Cependant les attaches étaient fines, les mains et les pieds fort petits et bien faits. Véra hésita pendant toute une journée ; l’enfant l’amusait, elle n’était nullement sauvage, bavardant, jouant ; c’était évidemment une nature gaie et franche.

Le baron ayant exprimé son opinion, s’en tint là. Résister à sa femme était chose au-dessus de ses forces ; si Véra eût désiré un lion apprivoisé, il aurait contenté ce caprice, tout en faisant faire, pour l’occasion, une chaîne très solide ; il ne s’agissait heureusement que du sort d’une petite orpheline : c’était une bagatelle. On l’élèverait, on lui donnerait une éducation quelconque, une petite dot, on lui trouverait un mari parmi les employés de la banque — et voilà. Somme toute, il faut faire un peu de bien dans ce monde, quand cela ne dérange pas trop ; on ne sait pas après tout — cela peut être un placement à vingt pour cent pour l’autre vie !

Le résultat des réflexions de Véra fut que l’enfant reparut dans la belle calèche de la baronne ; elle était si gentille dans son joli costume que Véra se prit d’une espèce d’affection pour elle, et lui acheta la plus belle poupée de la rue de Rivoli. Elle était toujours fort curieuse de ses propres sensations, se tâtant, s’examinant à la loupe, pour ainsi dire, ne demandant qu’à se sentir un peu de chaleur au cœur, s’encourageant elle-même quand elle commençait à ressentir quelques-unes des émotions décrites dans les livres qu’elle avait lus. Elle était heureuse quand l’enfant lui mettait ses petits bras autour du cou, quand elle bégayait le nom de marraine, que Véra se faisait donner. Les enfants ont de si mignonnes façons, des petites caresses si inattendues, qu’il est bien difficile de rester tout à fait indifférent à leur égard.

La position de Véra s’était beaucoup affermie pendant ces quatre années ; on ne parlait plus d’elle comme de « l’aventurière » ; son influence sur son mari n’avait fait qu’augmenter ; il était évident qu’il lui laisserait toute entière son immense fortune ; cela la rendait très importante. Depuis le soir où Amélie avait failli faire un esclandre, son mari l’avait sermonnée et lui avait tracé un plan de conduite ; Jean de Schneefeld était beaucoup moins brillant que son frère aîné, beaucoup plus Allemand ; il s’était contenté d’une position subalterne, dans laquelle, tout doucement, il amassait, lui aussi, quelques modestes millions. Sa femme, très ambitieuse et assez brouillon, lui reprochait l’humilité de son attitude, répétant qu’avec sa dot, elle avait droit à une autre situation. Le mari qui ne se fâchait jamais qu’à la sourdine, lui fit enfin comprendre que tout ce qu’il faisait était raisonné et bien raisonné, et laissa même entendre qu’il était en train de garnir ses poches mieux qu’on le croyait généralement ; sur quoi Amélie s’écria : « Alors, pourquoi lésinez-vous sur mes toilettes ? » Il avait trouvé que la robe vert Metternich avait coûté trop cher et qu’elle était trop voyante ; il aurait voulu voir sa femme modeste, et s’effaçant devant les autres Schneefeld. La Française, avec l’importance de sa dot toujours devant les yeux, refusait avec obstination de courber la tête devant « l’aventurière ». Ce ne fut qu’au bout de plusieurs années, quand son mari, à force de raisonnements, lui eût fait entrevoir que Véra était une puissance, et que le premier devoir de l’homme — et plus encore de la femme — était de reconnaître les puissances et de les vénérer, qu’elle se laissa convaincre. Il ajoutait toujours : « Notre force à nous, c’est que nous avons des enfants ; il faut manœuvrer de telle façon que quelques millions au moins leur reviennent. » Et quand, en gémissant, elle parlait de l’enfant ramassée dans la rue, son mari haussait les épaules et disait tranquillement : « Bah ! on trouvera un joint. »

Aucune Cornélie du monde moderne ne montrait ses « bijoux » avec plus de fierté que la baronne Amélie ; seulement, pour se distinguer de la Romaine, elle ne dédaignait pas en même temps de surcharger ses vastes épaules, ses bras, ses doigts, de pierreries fort coûteuses ; c’était une manie qui faisait gémir son mari, économe d’instinct.

Véra, quand elle reconnut que sa belle-sœur cherchait à se rapprocher d’elle, fut bonne princesse ; elle lui ouvrit ses portes toutes grandes et les enfants s’accoutumèrent à passer une partie des congés à l’hôtel du Parc Monceau. Comme ils y trouvaient des friandises, de vastes pièces en haut, où jouer à des jeux bruyants sans trop déranger les grandes personnes au salon, ils y venaient très volontiers. Maxime alors âgé de douze ans était un fort joli garçon aux cheveux blonds, coupés court, mais frisés quand même, qui tyrannisait les petites filles admises à l’honneur de partager ses jeux ; il était naturellement le cocher, tandis que Laure, Claire et la petite Marca faisaient les chevaux. Il donnait force coups de fouet ; ses sœurs se révoltaient souvent en pleurant, tandis que Marca, très forte pour son âge, et moins sensible aux coups, riait à gorge déployée, ou bien, prise d’une colère subite, s’attaquait au grand garçon, et cherchait à le battre avec ses poings de bébé. Maxime, qui n’était pas méchant, s’amusait beaucoup d’un tel adversaire, et l’on passait à d’autres jeux. Son oncle avait un faible pour ce garçon, bon enfant, et dont l’égoïsme n’avait rien de choquant ; il le gâtait passablement et lui donnait souvent de belles pièces d’or, dont l’enfant savait très bien la valeur. Tout le monde le traitait un peu comme héritier présomptif, et lui savait gré de sa beauté et de sa belle humeur ; il abusait un peu de sa position pour se faire pardonner ses mauvaises places au collège, où les millions de son oncle ne pouvaient rien pour lui ; comme il ne manquait pas absolument d’intelligence, il se rattrapait à peu près aux examens et passait ainsi, de classe en classe, sans apprendre grand’chose, et sans éprouver le moindre désir d’en savoir plus ; le collège était une corvée dont on ne pouvait pas bien se dispenser : il fallait être bachelier, parce que les autres jeunes gens avaient ce titre ; puis alors au moins on pourrait s’amuser. — Ah ! que n’arrivait-il plus vite cet heureux temps !

Un jour, il y eut un grand changement dans la vie de tout ce monde. Le baron Max tomba foudroyé d’une attaque d’apoplexie au milieu d’un dîner de cérémonie ; le lendemain il était mort, sans avoir pu prononcer une parole.

Alors vint la grande question, toute palpitante d’intérêt : avait-il laissé un testament, ou n’en avait-il pas laissé ? Cette question troublante agitait les cœurs sous le deuil sévère. Amélie faillit étouffer. Véra, très digne, un peu plus pâle que de coutume, jouait à ravir son rôle de jeune veuve. Elle avait entrevu ce rôle, même avant son mariage.

Enfin, les larmes bien essuyées, réunis en famille, on apprit qu’il y avait un testament, et on en écouta la lecture dans un recueillement plein d’angoisses. Véra, seule, était parfaitement calme.

La lecture fut courte, le baron Max ne faisait jamais de phrases inutiles ; il léguait à sa femme bien aimée sa fortune presqu’entière : douze millions ; il laissait à titre de cadeau, un million à partager également entre son neveu Maxime et ses deux nièces Laure et Claire ; de plus, il les recommandait à la bienveillance de sa chère femme. Il y avait quelques legs insignifiants à ses employés et à ses domestiques ; de Marca, pas un seul mot.

Véra laissa errer, un instant seulement, son sourire habituel sur ses lèvres ; Amélie suffoquait ; son mari, au contraire, s’avança vers la veuve, pour lui faire son compliment.

Une semaine plus tard, l’hôtel du Parc Monceau était fermé. Véra annonçait qu’elle partait pour la Russie : elle avait sans doute besoin d’exhaler sa tristesse dans l’air natal ; sa mère vivait encore, exilée richement à Saint-Pétersbourg, par les soins de son gendre, qui l’avait toujours eue en horreur. Véra avait assez envie d’étaler devant des gens qui l’avaient vue pauvre et besogneuse, l’éclat de ses millions ; mais elle ne comptait pas rester très longtemps ; un peu de lilas se mêlerait discrètement à son deuil sévère quand elle rentrerait dans la ville qu’elle aimait tant, dans le pays qu’elle regardait comme le sien.

Mais, au lilas discret, succédèrent les autres couleurs n’ayant aucun rapport au deuil, sans que Véra parût même se souvenir du pays qu’elle regardait comme le sien. Son beau-frère lui écrivait de temps en temps des lettres fort affectueuses, lui disant combien elle leur manquait ; ces lettres, qui coûtaient beaucoup à leur auteur, amusaient celle qui les recevait ; mais elle répondait toujours très exactement, mesurant ses expressions d’intérêt aux expressions d’affection, s’informant avec soin de la santé de cette bonne Amélie, et au jour de l’an ne manquant pas d’envoyer une jolie somme destinée aux étrennes des « chers enfants ». De cette façon Jean empêcha les relations de se rompre tout à fait ; c’est tout ce qu’il pouvait faire pour le moment. Il était évident qu’une fois ou l’autre Véra retournerait à Paris, et il verrait ce qu’il y aurait alors à tenter… mais que diable faisait-elle là-bas ?… c’est ce qu’il grillait de savoir. Il ne croyait nullement à son prétendu dévouement filial qui la retenait auprès d’une mère trop faible pour entreprendre un long voyage ; et quand, au bout de quelques années, cette mère alla rejoindre ses ancêtres, et que Véra ne reparaissait pas plus qu’avant, il eut une nouvelle occasion de constater la justesse de ses vues. Si c’était un nouveau mariage qu’elle méditait ?… Jean en eut un frison. Ce qui rassurait le beau-frère, c’est que Véra n’aurait pas grand’chose à gagner à un autre mariage : elle avait un nom qui sonnait bien, et une grosse fortune. Quant aux besoins du cœur, Jean souriait en y pensant ; selon lui la nature avait parfaitement oublié, en façonnant Véra, de lui donner cet organe. Mais encore… les années s’écoulaient et l’hôtel du Parc Monceau restait fermé.

Véra, quand elle quitta Paris, en veuve inconsolée, songea un instant à emmener Marca avec elle ; puis elle renonça à ce projet et la plaça dan» une pension très recommandée, à Saint-Germain, dont la directrice, madame Langlois, était une femme vraiment distinguée. Elle jugea la baronne assez finement, et lui dit après quelques banalités :

— Permettez-moi, madame, de vous soumettre quelques observations dont vous pardonnerez l’apparente indiscrétion. Si je comprends la situation, cette enfant, qui n’est pas la vôtre, doit pourtant être élevée comme si elle l’était ?

— Vous l’avez dit, madame.

— Elle n’avait pas été légalement adoptée par M. de Schneefeld ?

— Non, mon mari regardait l’adoption de cette enfant comme une de mes charités privées ; quant à moi, je suis trop jeune pour pouvoir l’adopter légalement.

— Donc, elle dépend entièrement de votre bon vouloir ; si elle avait le malheur de perdre sa bienfaitrice…

Véra fit un mouvement.

— Pardonnez-moi, madame la baronne ; ce que je cherche à démêler dans tout ceci, c’est mon devoir. Si j’élève la petite Marca comme sont élevées la plupart des jeunes filles confiées à mes soins, jeunes filles riches, elle serait absolument incapable à un moment donné de se servir des talents de société dont elle sera pourvue, et d’en faire un gagne-pain…

— Elle n’en aura jamais besoin.

— C’est très bien, madame ; c’est tout ce qu’il m’est nécessaire de savoir ; cependant il y a un dernier point à éclaircir. Quand elle grandira, et qu’elle saura qu’elle est orpheline, que dois-je lui répondre si elle me questionne sur son origine ?… croyez, je vous prie, Madame, que je ne cherche nullement à satisfaire en tout ceci une curiosité banale. »

Véra réfléchit un instant.

— On croit généralement qu’elle appartient à une branche appauvrie de ma famille ; qu’elle se contente de cela ; s’il devient nécessaire de préciser un peu, vous pouvez la doter d’une mère, qui serait ma cousine, morte jeune !

Madame Langlois ne parut qu’à demi satisfaite ; mais elle n’osa pas insister davantage, et l’entrevue se termina.

Marca grandit au milieu de compagnes, étrangères pour la plupart. Les jeunes filles françaises, élevées en général au couvent, ou bien conduites aux cours, n’entraient guère dans les pensionnats comme ceux de madame Langlois, pensionnats très chers, sans caractère religieux spécial, où les protestantes et les israélites tout comme les catholiques, étaient bien accueillies, et remplissaient tous les devoirs de leurs cultes différents. L’éducation y était très soignée, mais se ressentait un peu du caractère cosmopolite des pensionnaires. Marca, dont l’amie intime était née sur le bord du lac Michigan, apprit l’anglais sans s’en douter, en y mettant un accent un peu nasal, qui déplaisait à telles autres de ses compagnes, arrivées fraîchement de Londres ; l’allemand et même l’italien se faisaient entendre aux récréations ; en général les langues du Nord l’emportaient sur celles du Midi.

Les années s’écoulaient, et Marca semblait de plus en plus oubliée ; sa pension, par l’intermédiaire d’un banquier, était payée fort régulièrement ; l’enfant écrivait tous les mois à sa chère marraine et de temps à autre la chère marraine répondait à ces petites lettres respectueuses et sages. Marca n’avait plus qu’un souvenir très vague de sa bienfaitrice ; quant à la famille de Paris, qui dans les commencements s’était souvenue quelquefois de la petite exilée, celle-ci n’en entendait plus parler depuis longtemps.

Cependant elle n’était nullement malheureuse ; elle avait un culte pour madame Langlois, et naturellement franche et gaie, elle trouvait le moyen de traverser les années d’étude sans ennui. Elle apprenait assez facilement, mais l’amour du travail ne la distinguait pas ; il était difficile de lui faire approfondir, et madame Langlois, qui aurait voulu lui faire passer des examens, malgré tout ce que Véra lui avait dit, n’arrivait pas à exciter l’ambition de son élève.

Elle restait très enfant, tout en grandissant ; elle avait encore des colères subites qui s’apaisaient à un mot doucement ferme de la directrice, et elle étalait son amour naïf des jolies choses de la vie, son ambition de briller dans le monde, avec une franchise absolue. Elle avait une envie passionnée d’être heureuse.



CHAPITRE IV


— Mais on ne s’y reconnaît plus du tout !

C’était Amélie qui parlait ; Amélie, devenue plus massive, plus lourde, plus commune que jamais, maintenant qu’elle approchait de la cinquantaine. Véra devait arriver pour le dîner, et elle avait convié sa famille afin de trouver une maison vivante, pleine de lumière, de chaleur, de voix humaines.

Et en effet, on ne s’y reconnaissait plus. Du fond de l’Italie, où la baronne avait passé la première partie de l’hiver, elle avait dirigé les remaniements qu’elle avait jugés nécessaires dans son hôtel ; les offres obligeantes de sa belle-sœur avaient été écartées. Sa fantaisie était de ne pas rentrer chez elle avant que tout ne fût fini ; le train de maison installé, le couvert mis pour un dîner de famille. Elle avait horreur des choses incomplètes.

Le salon bouton d’or n’existait plus, le boudoir bleu argenté était transformé ; il n’y avait nulle part de meuble complet d’une même couleur ; sur les cheminées, plus de garnitures. La mode avait changé de fond en comble depuis le temps du beau baron ; le bric-à-brac des artistes, débordant des ateliers, avait envahi les salons ; la fureur japonaise était dans toute sa fièvre. Brodés en or sur les dos des fauteuils qui étaient très bas, très moelleux, on voyait des monstres, des griffons étalant leur superbe laideur ; les couleurs les plus diverses se fondaient les unes dans les autres, très effacées partout ; des demi-teintes relevées par des broderies, qui étincelaient aux lumières ; le tout sur des tapis épais, aux dessins orientaux. Puis partout, un encombrement de meubles bizarres, recueillis un peu dans tous les pays ; des incrustations italiennes, merveilleusement travaillées, que faisaient ressortir le noir de l’ébène sculpté ; dans un autre coin, quelqu’échantillon rare, venu de Hollande, meuble ventru, avec des fleurs et des oiseaux en mosaïque de bois ; les pays fraternisaient, les siècles se donnaient la main. Beaucoup de bibelots fragiles sur des étagères, près desquelles on passait en tremblant ; des verres de Venise aux mille nuances, des porcelaines rares, et toujours et partout quelque horreur grimaçante, trônant comme le dieu de l’endroit. Plus de panneaux blanc et or, mais des draperies, des tentures couvertes de broderies fantastiques : le bleu-blanc, à côté du rouge presque noir, du havanais, du vert bronzé. L’œil étonné allait d’un objet à un autre, comme dans un conte de fées on suit le héros d’une aventure à une autre, plus merveilleuse chaque fois. Et de toute cette variété infinie, il résultait un sentiment de bienêtre voluptueux.

Dans le boudoir, où un divan, large et bas comme un meuble de sérail, courait le long des murs, se trouvaient une douzaine de tableautins, représentant à eux seuls, une fortune ; les noms les plus illustres se cachaient dans des coins, modestement ; un autre salon, plus vaste, était devenu une véritable galerie.

L’impression que produisait l’hôtel tout entier, avec ses draperies, son escalier décoré de statues, ses massifs de plantes et de fleurs bien disposés, était plutôt l’impression d’une demeure d’artiste extraordinairement riche, que celle d’une femme du monde, même d’une femme remarquable par son goût raffiné.

Amélie sentait cela confusément, mais elle ne savait comment exprimer sa pensée ; aussi regardait-elle son mari d’un air perplexe. Celui-ci, assez maussade, ne prêtait aucune attention à sa femme ; il faisait un calcul approximatif de la somme énorme qu’avait dû dépenser Véra si inutilement

— l’ancien mobilier, remis à neuf, aurait très bien dû suffire ; c’était voler ses enfants, et il les regarda tous trois qui allaient curieusement d’une pièce à une autre, sans calculer eux, se disant seulement que tout était fort bien, et qu’on y était mieux que dans le grand appartement un peu raide et bourgeois de la rue Saint-Honoré.

Le baron Jean avait vieilli aussi bien que sa grosse moitié ; il avait jauni, et la peau prenait des tons de vieil ivoire sur les os proéminents de ses joues maigres : ses yeux gris étaient inquiets, ne se posaient sur rien, allaient, venaient. La guerre avait passé sur ses affaires, qu’il n’avait jamais su mener avec la dextérité superbe de son grand frère ; il avait des moments de terrible inquiétude, et pendant ces moments-là, il gémissait en songeant aux millions fraternels. Il n’avait pas eu, pendant la guerre de 1 870, une attitude très nette ; resté Allemand de cœur malgré la naturalisation, il s’était réfugié aux premiers coups de canon, dans sa maison de campagne et quand ses anciens compatriotes l’avaient envahie, il avait trinqué de très bon cœur avec eux, leur ouvrant sa cave fournie d’excellents vins de France. Cette générosité avait été récompensée : sa cave avait sauvé sa maison. Le souvenir de sa défaillance lui était amer ; il était redevenu très Français, et ne manquait pas de dire à qui voulait l’entendre, que son fils Maxime, âgé alors de moins de vingt ans, s’était battu crânement et avait reçu une blessure assez grave à Montretout ; cette blessure lui avait été précieuse ; sans elle, son crédit, fort ébranlé, aurait eu de la peine à se remettre du choc de son verre contre les verres allemands.

— Mademoiselle Marca de Schneefeld ! annonça un superbe domestique en livrée.

Il y eut un tressaillement ; Amélie, comme une grosse poule qui protège ses poussins, se leva frissonnante ; Maxime et ses deux sœurs regardaient vers la porte, ne comprenant pas au juste ; le baron Jean sentit le sang monter à ses joues jaunies. Tout ce monde avait à peu près oublié l’existence importune de la petite fille, que l’on annonçait ainsi pompeusement, et qui prenait possession du nom de famille.

Marca éblouie par le flot de lumière, restait sur le seuil de la porte. Depuis que tantôt, on était venu la chercher à la pension, sur un ordre de sa marraine, elle avait marché d’enchantement en enchantement ; maintenant, ce salon extraordinaire de luxe bizarre, la lumière de centaines de bougies tombant sur les broderies d’or et d’argent, sur les bibelots étincelants, tout cela lui semblait la réalisation de quelque conte des Mille et une Nuits. Cependant, le groupe silencieux, auprès du foyer, l’intimidait ; elle n’osait avancer, et se sentait rougir péniblement sous leurs regards hostiles. Ceci ne dura que quelques instants ; le baron alla à sa rencontre, mais elle ne le vit pas ; elle semblait chercher à se souvenir, ses yeux s’étaient allachés sur Maxime qui avait moins changé de physionomie que ses sœurs ; puis elle s’écria vivement :

— Mais, c’est Maxime !… bonjour, mon cousin ! et le plus naturellement du monde, elle lui tendit ses deux mains. Alors elle se tourna vers les jeunes Mes, les appelant de leurs noms. La glace était rompue ; il eût été difficile de tenir rigueur à Marca ; ignorante de toutes les causes possibles de discorde, ne demandant qu’à aimer ces quasi-parents qui l’avaient si bien oubliée, heureuse de vivre, elle reprenait l’existence commune, là où elle s’était rompue ; elle n’était nullement timide, maintenant qu’elle savait à quoi s’en tenir, et elle remplissait le salon de son gai babil.

— Ma parole ! C’est elle qui nous reçoit — ce n’est pas nous qui la recevons, murmura la baronne Amélie.

Et cela était un peu vrai. Le baron ne répondit pas ; il regardait attentivement les jeunes gens et il songeait.

Marca était simplement vêtue d’une robe de laine très foncée ; mais, comme Véra avait donné ses instructions à madame Langlois, la robe était à la mode, et allait bien ; ces petits riens de dentelle et de rubans qui indiquent une élégance discrète, n’avaient pas été oubliés. C’était un joli brin de fille, se l’avouait ; elle avait une certaine originalité d’aspect : des cheveux très noirs, qui frisaient partout, très abondants, formaient un contraste frappant avec un teint remarquable, une peau très blanche et des lèvres très rouges ; les yeux étaient d’un bleu foncé, avec des cils et des sourcils très noirs. Toute cette jeune figure était admirable de vie, de santé, de gaîté. Les yeux regardaient bien franchement, la bouche, un peu trop grande, montrait, en riant, deux rangées de dents absolument parfaites. C’était plaisir de voir un être aussi complètement jeune, sain, et gai.

Laure, la fille aînée du baron, était plus régulièrement jolie que Marca ; mais elle avait le teint d’une fille élevée dans la grande ville, sans éclat, sans couleur ; puis, dans toute son attitude il y avait ce je ne sais quoi d’un peu raide qui distingue la jeune personne bien élevée, à qui l’on a dit de s’observer, qui sait que « ceci ne se fait pas, que cela ne se dit pas ».

Claire, qui n’allait pas encore dans le monde, et que l’on avait toujours considérée comme très inférieure à son aînée, se laissait aller à plus de naturel ; elle n’était pas jolie, et en convenait très simplement, mais sa petite figure irrégulière plaisait souvent plus que celle de Laure, avec sa beauté impassible.

Mais c’était Maxime que l’on admirait dans la famille, — le beau Maxime, comme on l’appelait ; un grand blond aux cheveux toujours crêpelés, comme au temps de son enfance ; à la moustache superbe, aux yeux bleus, pleins d’éclat, au rire sonore. Sa mère l’adorait ; elle était fière de ce fils ; elle le défendait comme une lionne protège son petit, quand le baron Jean trouvait que son héritier dépensait beaucoup d’argent, et ne songeait guère à en gagner. Est-ce qu’on est fait pour aligner des chiffres, quand on est tourné comme Maxime, quand on porte crânement la décoration gagnée sur le champ de bataille à vingt ans, quand on est adoré des femmes ?

Et le beau Maxime était complètement de l’avis de sa mère. Tous l’aimaient : hommes, femmes et enfants ; il trouvait la vie bonne et en usait largement. Il aurait été désolé de faire du mal à n’importe qui, mais il fallait qu’il s’amusât. C’est pour cela qu’il avait été mis au monde.

En ce moment, il faisait l’aimable avec sa cousine par à peu près, qu’il trouvait fort gentille, et ce fut au milieu d’éclats de rire que Véra, sans se faire annoncer, entra. Elle sourit, très satisfaite. On se précipita, et ce fut, pendant quelques instants, un tel brouhaha de paroles, d’exclamations, qu’elle se laissa questionner, féliciter, embrasser, sans rien dire. Alors, de part et d’autre on se regarda.

Véra avait à ce moment-là quarante-deux ans ; pour le croire, on était forcé de faire le calcul des années écoulées. Superbe de santé, elle défiait la lumière éblouissante du salon ; elle était admirablement mise, quoiqu’arrivant de voyage ; — sans doute par coquetterie, le trajet de ce jour-là n’avait pas été long. Sa robe de drap foncé la moulait absolument, dessinant chaque ligne de sa belle personne ; la mode du jour le voulait, et Véra forçait un peu la mode.

Mais, c’était surtout le visage qui attirait l’attention, ce visage qui n’avait jamais eu de vraie beauté, que l’on avait trouvé jadis insignifiant : quelle métamorphose ! Il y avait maintenant une intensité de vie dans les yeux, une mobilité d’expression autour de la bouche, qui empêchait de constater que ces yeux étaient trop clairs, et que cette bouche, aux minces lèvres, était mal dessinée. Ce fut Marca qui très naïvement exprima le sentiment général :

— Oh ! marraine, que vous êtes donc belle ! fit-elle en joignant les mains.

— Il te semble, mignonne ? répondit Véra, riant à demi, et prenant la figure de la jeune fille entre ses deux mains ; crois-moi, petite, je n’ai jamais été aussi jolie que toi…

Elle disait cela nonchalamment ; la beauté d’une petite fille comme Marca ne la gênait pas ; elle planait bien au-dessus, avec ses airs de reine. Elle ajouta, se tournant vers sa belle-sœur :

— Cela ne nous rajeunit pas, ma chère Amélie, de voir nos bébés devenus grands sans nous en demander la permission.

Elle dévisagea la grosse baronne, puis jeta un regard rapide dans un miroir qui la reflétait elle-même de la tête aux pieds.

En ce moment Amélie détesta plus que jamais, sa belle-sœur, qui triomphait ainsi, superbe de jeunesse, et qui, de plus, avait, dans sa phrase sur les enfants, mis Marca au même niveau que ses enfants à elle. Cependant les leçons de son mari lui profitèrent, et elle répondit d’un ton aigre-doux :

— Tout le monde, chère belle, n’a pas un flacon d’eau de Jouvence sur sa table de toilette… J’ai eu des enfants, moi, et ne puis plus, depuis longtemps déjà jouer à la jeune femme.

— Ah ! c’est que vous n’avez jamais voulu suivre mes conseils : un bain froid tous les matins, j’ajoute même un peu de glace dans l’eau ; puis une bonne promenade à pied, ou à cheval, — voilà tout le secret… Si vous en essayiez ? Amélie, qui avait horreur de l’eau froide, du grand air et de l’exercice, frissonna pour toute réponse.

Cependant dix heures sonnèrent, et l’on se quitta.

— Il y a quelque chose. Tout cela n’est pas naturel ; oui, il y a quelque chose, j’en parierais ma fortune, mais quoi ? — Le baron Jean se disait cela, à lui-même, plus qu’il ne le disait à sa femme, qui, maussade, cherchait elle aussi l’explication du mystère, tout en ôtant ses faux cheveux au coin de la cheminée. La soirée s’était pourtant bien passée ; Véra s’était montrée très aimable envers Maxime et les deux jeunes filles, leur promettant force bals et soirées, disant qu’elle comptait tenir maison ouverte, à leur intention. Mais Amélie ne lui pardonnait pas de traiter Marca comme sa fille. Aussi, sans répondre aux paroles de son mari, elle s’écria :

— Cette fille de rien ! cette enfant du ruisseau ! Vous verrez qu’elle finira par nous mettre tous sur la paille…, et avec cela qu’elle n’est pas mal… cette créature !

— Elle tient des fourrures, comme Véra disait dans le temps, fit le mari ; puis il ajouta en répétant ce qu’il avait déjà dit une fois : Bah ! nous trouverons un joint…, elle s’est toujours lassée de ses joujoux… cependant je ne la reconnais pas ; il y a un secret et il faudra bien que je finisse par le découvrir !



CHAPITRE V


Quelques semaines après son installation chez sa marraine, Marca écrivait à madame Langlois : « Vous me demandez si, parmi toutes les splendeurs que je vous ai décrites dans ma première lettre, je me sens à l’aise, — at home. — Eh ! bien, oui, je me sens à l’aise. De ma fenêtre, qui donne sur le parc, je vois toute une foule de jolis marmots habillés de velours, de soie, avec de grandes ceintures rouges ou bleues ; ils font leurs pâtés de sable, tout aussi bien que s’ils étaient en haillons, jouant auprès du ruisseau. Tenez, moi aussi, je fais mon pâté de sable, je m’amuse, je ris, je bavarde, je porte mes belles robes comme si je n’avais jamais fait que cela, je plains les gens qui vont en fiacre ! Puis de temps en temps, je m’arrête devant mon miroir, je me pince la joue, je me demande — « Ma petite Marca, est-ce bien toi ? » — et alors seulement je me persuade que la fée, qui d’un coup de baguette m’a fait entrer dans un monde de merveilles, ne m’a pas changée, en changeant tout autour de moi. Je vous assure que si la tête tourne un peu à votre élève la plus choyée, le cœur est bien à la même place, et que vous y trônez toujours.

« Mais parlons de la fée qui m’a servi de marraine. Je suis tout étonnée de ne pas voir une lumière magique l’envelopper, suivre tous ses mouvements, lui faire une auréole comme cela arrive pour les fées de théâtre. Quand je lui ai dit cela l’autre jour, cela a paru l’amuser beaucoup ; elle se laisse admirer par moi, et je vous assure que j’use de la permission. Je ne sais pas si elle est belle, je crois même que non, mais elle est superbe ; elle attire, et elle fait un peu peur ; quand elle est au salon, personne ne songerait à regarder des petites filles comme mes cousines et moi ; elle appartient à une autre espèce, et la beauté du diable n’a qu’à se faire humble devant elle. Je voudrais tant l’aimer… et je n’ose pas ! Cela vous semble étrange, n’est-ce pas, chère madame, vous qui avez réussi à me faire oublier que je n’avais pas de mère… Eh ! bien, vraiment je n’ose pas. Je ne suis pas timide de ma nature ; et cependant quand nous sommes seules, et que je voudrais me jeter à son cou, et la remercier de ses bontés pour moi, quelque chose me retient : je sens que je l’étonnerais.

« Elle est pourtant très bonne pour moi ; elle m’oublie bien un peu, quelquefois, quand nous nous trouvons en tête-à-tête, mais sitôt que d’autres sont là, elle semble avoir plaisir à faire sentir que je suis sa fille adoptive, que je m’appelle Marca de Schneefeld ; il y a dans toute son attitude envers moi, à ces moments-là, quelque chose d’infiniment bon ; c’est une délicatesse exquise de sa nature, car, certes, elle veut me faire oublier que je suis une orpheline et que je dépends d’elle absolument.

« Ainsi l’autre soir, au grand bal qu’elle nous a donné, à mes cousines et à moi, c’était surtout moi qu’elle mettait en évidence… Mais avant de vous parler du bal, il faut que je vous raconte une petite scène qui l’a précédé ; vous voyez que, malgré tous vos sages conseils, j’écris comme je parle, à la diable, sans méthode et sans ordre !

« Nous étions, comme vous le pensez bien, dans un joli état de surexcitation, et nos rêves étaient peuplés de robes de bal et de danseurs charmants, Claire et moi, surtout ; Laure, qui va dans le monde depuis deux ans, était plus calme, et souriait un peu dédaigneusement à nos extases de pensionnaires ; c’est que Laure est un personnage important, on s’occupe beaucoup de son mariage, elle-même ne songe qu’à cela. Cela doit se faire cette année, paraît-il, quoique l’heureux mortel ne soit pas encore choisi ; on dirait vraiment que pour les maris, c’est comme pour les toilettes ; on veut une robe neuve, on n’en a pas encore choisi l’étoffe, mais on sait que, dans les rayons des magasins, il y en a pour toutes les bourses, depuis la soie brochée jusqu’au mérinos ; on passe à la caisse, et l’étoffe vous appartient… Pourvu que la robe vous aille bien, une fois coupée ! Ah voilà !… Claire, au contraire, qui, pourtant a quelques mois de plus que moi, est traitée un peu en petite fille ; je crois que sa mère volontiers la tiendrait en robes courtes avec deux grosses nattes lui tombant dans le dos, jusqu’après le mariage de son aînée I Aussi ne voulait-on pas qu’elle fit son début dans le monde à notre fameux bal ; mais la marraine s’en est mêlée, et ce que la marraine veut se fait ; il est même extraordinaire de voir comme tout le monde lui obéit, et trouve bien tout ce qu’elle dit ; le baron surtout l’écoute comme un oracle ; je croirais volontiers qu’il lui demande des conseils sur ses placements.

« Nous devions toutes trois avoir des toilettes pareilles, du blanc naturellement ; seulement Laure et Claire ont quelques jolis bijoux comme en peuvent porter les jeunes filles, et moi je ne possède rien du tout ; ce n’est que le jour même que ma marraine songea à cela, et très gentiment elle me gronda de ne pas avoir demandé ce dont j’avais besoin.

— Viens, petite, nous allons voir si, parmi mes colifichets, nous trouverons quelque chose pour toi.

« Il faudrait les voir ses colifichets !… Nous allâmes dans son boudoir, à côté de sa chambre ; un petit réduit merveilleux, tendu de draperies laiteuses brodées d’or, beaucoup de miroirs, de façon qu’on se voit de tous les côtés, et une immense fenêtre arrondie qui laisse entrer le jour à grands flots ; un endroit fait, non pas pour y bouder, mais pour y être heureux, pour y sourire à la vie. Elle se fit apporter une quantité d’écrins, de boîtes de toutes les grandeurs ; il y en avait sur la table, sur les fauteuils, sur le tapis même.

— Marraine, laissez-moi les ouvrir moi-même, au hasard… j’aime tant les jolies choses ! « Elle me souriait, renversée dans un fauteuil tout bas et très large ; je crois bien qu’elle se moquait un peu de moi.

« Ils semblaient renfermer tous les trésors de la terre, ces écrins ; peu à peu, la table se trouva couverte de pierres précieuses ; des rivières de diamants, gros comme des noisettes, des parures entières de perles, de rubis, d’émeraudes, se trouvaient là pêle-mêle, et le soleil qui entrait joyeusement par la grande fenêtre leur faisait jeter des reflets de toutes les couleurs. Il y en avait encore et encore ; je ne me lassais pas ; à genoux maintenant, je prenais à pleines mains dans les boîtes ouvertes ; j’avais oublié ma marraine, le bal, tout ; j’étais comme enivrée de l’éclat des bijoux qui miroitaient devant mes yeux ; je trouvais cela si beau ! les diamants surtout m’attiraient ; je me retournais, laissant là des quantités de bracelets, de bagues, de boucles d’oreilles, de colliers en or travaillé, pour reprendre les rivières, les tourner vers la lumière, admirer les feux de couleur qui se trouvaient au fond de cette blancheur éblouissante.

— Tu aimes donc bien les bijoux ?

— Si je les aime !…

« Et un gros soupir de bonheur finit ma phrase.

— Tu ne peux pourtant pas le parer de diamants. Et il faut nous occuper un peu de ce qui pourrait te convenir. Tiens, là-bas il y a une botte encore fermée ; si je ne me trompe, elle doit contenir mes petits ornements déjeune fille — ça doit être fort démodé par exemple !

« C’était une vieille botte noire, un peu usée aux coins ; elle contenait un certain nombre de bijoux plus modestes que les autres, et qui n’avaient certes pas été dérangés depuis des années. Ma marraine les regardait avec beaucoup plus d’attention qu’elle n’en avait accordé à ses diamants ; elle les touchait l’un après l’autre, avec un regard un peu étrange, un demi-sourire qui ne me plaisait pas. Probablement chaque objet lui rappelait sa jeunesse, qu’on dit ne pas avoir été très heureuse ; quelquefois au milieu de ses pensées, elle levait les yeux vers un miroir, et le sourire s’accentuait. Je n’osais pas parler. Tout d’un coup, prenant un fort joli collier en or travaillé, une imitation d’un collier antique, à ce que j’appris plus tard, elle me dit :

— Tiens, Marca, prends cela ; je l’avais au cou le jour où M. de Schneefeld me vit pour la première fois ; cela te portera peut-être bonheur… Il est bien terni, par exemple, mais ça se nettoie. « Je la remerciai ; mais au fond je ne souhaitais nullement que le collier me portât bonheur comme à elle : M. de Schneefeld était vieux, et moi, je veux aimer mon mari. Naturellement je ne disais cela qu’en moi-même, mais je crois qu’elle lit les pensées — c’est un privilège des fées, et son sourire devint de plus en plus moqueur ; je me sentis rougir, et pour cacher cette rougeur, je me remis à chercher parmi les vieilleries oubliées depuis tant d’années. Je jouais depuis un instant avec un bracelet tout simple, en or fort léger, quand elle me le prit des mains avec une certaine vivacité, puis elle fixa les yeux sur moi, avec une expression très singulière.

— Qu’y a-t-il, marraine ? — j’avais un peu peur sans savoir pourquoi.

— Ce bracelet n’est pas à moi, Marca, il t’appartient. — Et comme je la regardais très étonnée, elle continua : Il était au bras de ta mère quand elle est morte.

« Je me levai toute droite : ma mère !… Depuis le jour où vous aviez répondu à mes supplications par quelques détails dont vous sembliez douter vous-même, je n’avais jamais entendu prononcer ce mot. J’avais presque fini par l’oublier…

« Mais maintenant j’avais dans la main quelque chose, qui venait de cette mère inconnue, un bracelet qu’elle avait touché, porté au bras, une preuve matérielle de son existence passée. Et alors il me semblait que je suffoquais ; tous les sentiments cachés de mon cœur, tous les cris refoulés de mon enfance, tout ce besoin d’être quelque chose tenant à quelqu’un et non pas un être emporté par la vie comme un brin de paille par le vent, tout cela se réveillait en moi. Je ne sentais plus cette peur étrange de ma marraine, qui d’ordinaire m’empêche de me montrer telle que je suis. Je voulais savoir, je le voulais.… et me jetant auprès d’elle, l’entourant de mes bras, je lui dis :

— Je vous en supplie, marraine, je vous en supplie, dites-moi qui elle était, que je puisse la voir dans mes rêves, mettre enfin une figure sur ce nom si vague, et qui me tourmente depuis que je sais penser. Comment voulez-vous que je l’aime, si je ne la connais pas ? et tout enfant aime sa mère, n’est-ce pas ? Soyez bonne, chère marraine, parlez-moi d’elle, — vous la connaissiez, puisque ce bracelet se trouve entre vos mains.

« Je continuais à parler, les mots précipités étaient entrecoupés par des sanglots ; je pleurais à chaudes larmes, j’étais un peu folle en ce moment, je ne voyais ma marraine qu’à travers mes pleurs ; enfin, je sentis qu’elle se dégageait de mon étreinte.

— Rappelez-vous, Marca, une fois pour toutes, que je n’aime pas les scènes.

« Mes sanglots s’arrêtèrent net. Je ne reconnaissais plus dans cette voix dure la voix de ma marraine ; très troublée, je me relevai, me sentant toute faible, obligée de m’appuyer contre la table ; mais je ne pleurais plus. Voyant l’effet qu’elle avait produit, elle ajouta de son ton habituel de bonté un peu banale :

— Voyons, mon enfant, sois raisonnable. Je suis ta mère, n’est-ce pas ? cela doit te suffire. Un jour ou l’autre je te raconterai l’histoire de ta vraie mère, si tu y tiens tant que cela : seulement c’est aujourd’hui jour de bal — ton premier bal ; il ne faut pas que tu aies des yeux rouges, et tu sais, l’histoire n’est pas gaie. Voyons, souriez, mademoiselle, jouez avec mes diamants, soyez gentille et gaie, — car je désire n’être entourée que de bonheur.

— Puis-je garder le bracelet ?

« Je cherchais à rendre ma voix bien calme.

— Naturellement ; il t’appartient.

— Voulez-vous me dire une chose… une seule, et je vous promets, marraine, de ne jamais plus vous tourmenter à ce sujet.

— Une seule alors.

— Quel âge avait-elle quand elle est morte ?

— Seize ans…

« Seize ans… et moi j’en ai dix-sept !

« Je me sentais si forte, si grande, si pleine de vie, qu’il me vint une immense pitié pour cette pauvre petite créature qui m’avait mise au monde ; et tout en embrassant le bracelet, je disais très bas : Ma pauvre petite maman ! ma pauvre petite maman !… Puis sentant les sanglots me reprendre, je me sauvai vite, vite, de peur de faire de nouveau « une scène. »

« Je me faisais des reproches le soir, au bal ; j’aurais dû être triste, et le plaisir de me trouver dans cette superbe salle décorée de fleurs, brillante de ses mille bougies, d’être entraînée par la valse, de me sentir entourée d’attentions charmantes — m’enivrait un peu ; quelquefois la valse que jouait l’orchestre assourdissait sa mélodie entraînante par des tons mineurs, et ces accords semblaient me frapper au cœur ; je riais toujours, mais il y avait un peu des sanglots du matin dans mon rire ; — et ce pendant la joie de vivre, de me sentir jeune, de voir l’avenir comme à travers un voile rose s’accentuait encore de ces rares instants de tristesse.

« Je vous ai déjà dit que ma marraine faisait de moi la reine de la fête ; elle me présentait à tout ce monde comme sa fille d’adoption. Je crois que cela faisait un peu de peine à Laure ; tandis que ma petite Claire en semblait heureuse.

« La gentille fille m’aime comme une sœur ; elle n’est pas toujours très heureuse chez elle, on lui a fait sentir, je pense, qu’elle n’est pas jolie, et elle se le tient pour dit. Moi je trouve un grand charme à son petit minois chiffonné.

« Je disais cela justement à Maxime entre deux tours de valse ; nous nous reposions un instant contre une fenêtre où il faisait un peu moins chaud que dans la salle. Il est très gentil dans sa façon d’être avec moi, Maxime ; je crois qu’au fond, il me trouve un peu petite fille et qu’il s’amuse de mes extases, mais il ne laisse pas trop voir son mépris, et il est si gai, si bon enfant qu’on le lui pardonnerait, même s’il ne le cachait pas si bien. Je sentais qu’il me regardait beaucoup, probablement parce qu’il ne m’avait jamais vue jusqu’alors en toilette de bal ; je ne sais pourquoi, mais je m’embrouillais un peu dans mes phrases. Enfin, impatientée, je m’écriai :

— Ce n’est pas poli de me laisser sans réponse ; il y a un quart d’heure que je vous parle, et,…

— Dites-moi une chose, Marca : pourquoi tutoyez-vous mes sœurs, si vous persistez à ne m’adresser que des « vous » pleins de cérémonie…

« Je levai les yeux vers les siens, et tout d’un coup, je me sentis rougir jusqu’au front.

— Ce n’est pas répondre à ce que je vous disais au sujet de Claire…

— Claire est une bonne petite fille ; mais c’est une autre petite fille qui me préoccupe en ce moment. Nous sommes cousins, n’est-ce pas, ou à peu près, et j’ai fait une véritable enquête pour apprendre les droits respectifs des cousins ; il paraît que le tutoiement est presque de rigueur. — Qu’en penses-tu, Marca ?

« Je fis mon possible pour répondre légèrement, mais sans y réussir ; je ne sais à quoi je pensais en ce moment ; la musique semblait me répéter ces mots « qu’en penses-tu, Marca ? »

« À ce moment, un fragment de conversation, que notre silence subit nous permit d’entendre, vint jusqu’à nous ; les draperies de la fenêtre nous cachaient un peu, de sorte que les deux dames ne se doutaient pas de notre voisinage.

— Elle n’est pas trop mal la petite, mais d’où vient-elle ?… on dit qu’elle n’est pas de notre monde.

— Bah ! ma chère, on est toujours du meilleur monde quand on a une dot de princesse ; et la baronne, à ce que l’on dit, fera bien les choses ; elle épousera le beau Maxime — ça, c’est prévu…

« Maxime souriait toujours de son air moqueur, et je cherchais à faire croire que je n’entendais pas ; je l’entraînai vite, disant que je voulais finir la valse. C’est donc le bonheur, cela ?… Ah ! que c’est doux, que c’est bon ! j’aurais voulu danser toujours, me sentir tout près de Maxime, me laisser entraîner par lui dans un rythme cadencé. Si c’était vrai pourtant !… Si ma marraine… mais je n’ose pas écrire ces mots, je n’ose pas y penser ; je rougis même quand je suis seule, et je suis heureuse, si heureuse, que je ne peux m’empêcher d’en parler à ma meilleure amie.

« Comme c’est drôle pourtant ! Après cette valse, j’évitais Maxime, je ne voulais pas le regarder ; je cherchais à m’intéresser aux autres, ce que je n’avais guère fait jusqu’alors. Je m’approchai de ma marraine, qui était merveilleusement belle dans sa toilette en soie bleu tendre brochée, avec les diamants que j’avais tant admirés quelques heures auparavant.

— Tu es contente, petite ?

« Si j’étais contente !… je rayonnais, j’aurais voulu l’embrasser follement !

« Elle était très entourée ; beaucoup de messieurs décorés, plusieurs avec de grandes plaques, la suivaient, faisant cortège. À un moment donné, un des messieurs très décorés s’avançant, suivi d’un jeune homme au visage accentué, pas beau, mais qui appelait l’attention, lui dit :

— Madame, on sent si bien, dans tout ce qui vous entoure, que vous avez l’âme et les instincts d’une artiste, qu’il est facile de prévoir que votre maison deviendra un centre pour tous les hommes de génie. — C’est à ce titre que je me suis permis de vous amener un de vos compatriotes, M. Ivan Nariskine.

« Le monsieur très décoré semblait si content de lui-même et de sa belle phrase qu’il ne faisait pas grande attention à son « homme de génie » ni à ma marraine. Moi, qui n’avais pas fait de belle phrase, je les regardais avec curiosité : le visage presque laid de M. Nariskine semblait transfiguré ; et je lui savais gré de son admiration très évidente pour ma marraine ; il ne voyait qu’elle, et, de son côté, sans faire le moindre mouvement, et parlant de sa voix ordinaire, elle me fit pourtant tressaillir ; je ne l’avais jamais sentie aussi impérieusement belle qu’en ce moment. Le monsieur avait raison, elle a beaucoup de sympathie pour le génie.

— Monsieur Nariskine, dit-elle, n’avait pas besoin d’être présenté chez moi ; nous sommes presque de vieilles connaissances ; je suis allée à son atelier de Saint-Pétersbourg, — il y a déjà longtemps — et une de ses œuvres se trouve en ce moment à une place d’honneur dans ma galerie…

« Et, souriant, elle lui tendit la main.

— Ce qui est resté une date mémorable dans la vie du pauvre peintre, pouvait bien avoir été oublié par vous, Madame.

« M. Nariskine a une voix profonde et vibrante qui semble donner une valeur extraordinaire à ses moindres paroles. Il y eut un moment de silence qui éveilla l’attention même du monsieur très décoré ; quant à moi, je me disais déjà que M. Nariskine était tombé subitement amoureux fou de ma belle marraine y ce qui du reste n’avait rien de bien étonnant : tous les hommes qui rapprochent semblent plus ou moins amoureux d’elle ; j’étais même en train de faire un roman extraordinairement ridicule à ce propos quand elle me dit :

— Marca, conduis donc monsieur Nariskine à la galerie pour qu’il voie si son tableau est placé à son gré… C’est ma fille adoptive, monsieur, ajouta-t-elle en guise de présentation.

« M. Nariskine fixa sur moi des yeux pleins d’étonnement. Dans la visite que ma marraine lui avait faite, elle ne lui avait pas parlé de moi, — ce qui, certes, n’a rien de bien surprenant ; son étonnement me semblait exagéré et en somme peu poli ; aussi ce fut avec un peu d’impatience que je lui dis :

— Vous ne voulez donc pas m’offrir le bras, monsieur ? — Décidément je suis un peu gâtée !

— Pardon, mademoiselle, pardon… Et il se mit à traverser la salle de bal comme un homme dans un rêve.

— Mais vous connaissez donc le chemin ?…

« En effet, c’était lui qui me conduisait, au lieu de se laisser conduire par moi ; il s’arrêta net : je lui aurais fait quelque reproche sanglant, qu’il ne serait pas devenu plus pâle. Il bégaya un instant, puis je démêlai que le décorateur chargé de l’ameublement de l’hôtel lui avait demandé des conseils en sa qualité d’artiste, et que, de cette façon, il avait fait connaissance avec les appartements, mais « avant l’arrivée de madame la baronne — bien avant son arrivée… » Qu’avait-il besoin d’appuyer tant sur ce fait ? Mais à coup sûr c’était avant son arrivée ! Décidément les artistes ne sont pas faits comme les gens ordinaires ; s’ils sont tous dans le genre de M. Nariskine, ils manquent terriblement de bon sens !

« Le tableau de M. Nariskine, que je n’avais pas encore remarqué, est une grande toile représentant un intérieur de marchand de bric-à-brac ; un vieux juif, aidé d’une jeune fille merveilleusement belle, est en train de montrer des objets anciens à un beau garçon qui regarde la jeune fille, tout en faisant semblant d’écouter le marchand ; ce sujet qui, à mon sens, aurait bien pu être traité sur une petite toile, — il me semble que je fais de la critique, ce que c’est que de vivre dans un milieu intelligent ! — était pourtant fort bien étudié ; les costumes, le fouillis des étoffes et des bibelots, les tons de chair très vivants, le tout éclairé par une lumière éclatante qui passait à travers une grande fenêtre aux petits carreaux en losanges, faisaient un ensemble très harmonieux. J’oubliai de faire un compliment au peintre, car j’étais absorbée ; je voulais savoir l’histoire de ces gens-là, qui ne me semblaient pas des personnages de convention.

« Nous étions seuls dans la grande galerie, on dansait à côté, et la musique nous venait par bouffées ; tout d’un coup je sentis que le jeune homme me regardait et je levai les yeux en souriant.

— Je ne fais pas mon devoir ; vous avez droit à des compliments et je ne vous en fais pas.

— Pardon, mademoiselle ; l’attention avec laquelle vous regardiez mon tableau est le meilleur des compliments.

— Je le regardais parce qu’il me disait quelque chose, que je sentais la vie sous la peinture ; mais en réalité je ne me connais pas en art ; je sors de pension, je n’ai encore rien vu ; j’en suis pour le moment à suivre mes impressions ; dans un an peut-être, je saurais faire la critique du tableau.

— J’aime mieux vos impressions puisqu’elles me sont favorables ; votre critique ne le serait peut-être pas. Puis il ajouta avec un peu d’hésitation : Vous sortez de pension…, une pension russe ou française ?

— Française — je n’ai jamais été en Russie — que je sache… ajoutai-je ; car après tout je ne sais même pas où je suis née. Il n’osait pas interroger, je voyais pourtant qu’il brûlait d’en savoir plus long ; il fallait bien prendre l’habitude de répondre aux questions, et je continuai avec un calme que je m’efforçais de rendre très digne : — Je suis orpheline ; ma marraine me sert de mère et je lui dois tout.

— Elle est la bonté même, n’est-ce pas ?

« Il semblait attendre ma réponse avec une véritable anxiété. Ce n’était pas une exclamation, mais bel et bien une question. Aussi, grâce à ce respect profond de la vérité qui a été votre première leçon, je me trouvais à court. Ma marraine est-elle bonne ? je n’en sais rien : elle a certainement fait pour moi des choses qui démontrent une bonté et une générosité sans bornes, mais… Enfin je lui répondis :

— Elle sème des bienfaits, sans paraître s’en apercevoir, comme on respire.

— Ah ! c’est sublime ! n’est-ce pas que c’est sublime ?

« Et il avait l’air de chercher à se le persuader. Puis il s’abîma de nouveau dans ses pensées ; moi, j’avais une envie folle de retourner à la salle de bal, où mon danseur devait me chercher en vain. C’était tout de même un étrange tête-à-tête !

— Parmi ces bienfaits, je place ce bal en première ligne… dis-je en riant ; j’adore la danse, c’est mon premier bal, et…

— Ah ! mademoiselle… que vous devez me détester ! Je suis un ours des régions polaires… Dites que vous me pardonnez.

— À la condition que vous ferez un tour de valse avec moi, car mon danseur doit avoir abandonné la partie et je tiens à honneur de ne pas manquer une seule danse !

« Mon ours des régions polaires s’exécuta, et je dois avouer que sa façon de danser confirmait admirablement ridée qu’il se faisait ainsi modestement de lui-même.

« Mais cette lettre n’en finirait jamais, si je continuais à vous tout raconter. Pour moi, il n’y a pas de petits incidents. Écrivez-moi, je vous en prie ; que je sente, même s’il ne m’est pas possible de vous aller voir, que vous ne m’oubliez pas, que je suis toujours votre petite

« Marca. »

Une semaine plus tard, Marca recevait ce court billet comme réponse à sa lettre :

« Non, je ne vous oublie pas, mon enfant, mais je suis triste et malade, et ne pouvant vous dire la vraie cause de mon chagrin, je me tais. J’abandonne la pension qui a été si longtemps pour moi une source de consolations et de travail — la meilleure des consolations. Je suis au milieu de tracas et d’affaires d’argent. Je compte me fixer à Paris. et aussitôt que j’aurai trouvé le modeste appartement qui me servira d’abri pendant le peu de temps qui me reste à vivre, je vous ferai signe, et je pense que votre marraine ne vous empêchera pas de venir embrasser votre vieille amie.

« Jacqueline Langlois. »



CHAPITRE VI


Ivan Nariskine, debout devant le tableau qu’il destinait au Salon, était absorbé dans une rêverie profonde. C’était un grand garçon, pas beau, comme l’avait dit Marca ; il y avait pourtant dans les yeux, très enfoncés sous l’arcade sourcilière, dans toute la physionomie, une expression de volonté, d’intelligence et d’individualité qui rachetait bien la rudesse des traits.

Son atelier n’était pas un de ces réduits charmants, tenant de la serre chaude par des massifs de belle verdure, du boudoir par les jolis riens que les femmes aiment à regarder, par des divans bas et moelleux, par des fleurs semées partout, où nos peintres à la mode produisent leurs charmants petits tableaux, d’un fini exquis et qui disent si peu de chose à l’intelligence. L’atelier d’Ivan était tout bonnement un atelier ; on sentait que l’artiste y travaillait avec acharnement ; un certain désordre y régnait, des contrastes bizarres s’y faisaient sentir. Rien qu’à voir son chevalet en bois blanc, son poêle à bon marché, puis à côté un superbe tapis d’Orient pas encore mis en place, quelques vieilles tapisseries clouées aux murs, on devinait que le peintre avait connu la pauvreté, qu’il commençait à gagner de l’argent ; et les premiers objets de luxe qu’il se permettait se trouvaient comme dépaysés au milieu des restes d’une vie de privations.

Le tableau qu’il étudiait avec une attention si profonde était presque terminé. Le sujet était très simple, comme tous les sujets qu’il choisissait ; c’était un intérieur d’atelier, un atelier, non pas comme le sien, mais un vrai fouillis de belles choses : bahuts sculptés, meubles de la Renaissance, draperies merveilleuses, bibelots de tous les genres. Une lumière douce et tamisée glissant sur tout cela se concentrait sur le modèle qui posait. Le peintre, un superbe garçon en costume moderne de travail, semblait très attentif à son petit tableau, qu’on devinait, rien qu’à voir sa façon de tenir les pinceaux, bien proprement travaillé, pourléché, blanc et rose : une jolie porcelaine. Le modèle, une enfant de quinze ans, à moitié nue, était une merveille d’exécution ; elle posait, sans songer à autre chose, elle faisait son métier ; on sentait qu’elle avait un peu froid ; les tons de la chair étaient rendus avec une vérité parfaite ; c’était la vie même ; la tête, fort jolie, d’une beauté un peu maladive, disait toute l’histoire de la misère de Paris ; elle méritait mieux que ce qui lui était tombé au sort ; il y avait dans ses yeux attachés sur le visage du peintre — visage d’une régularité banale, — une expression de résignation douloureuse. Elle était encore si jeune, qu’elle souffrait de se montrer ainsi à ce beau garçon qu’elle aurait pu aimer… mais on a un métier, et on le fait ; il faut bien gagner sa vie. Il paraît qu’on s’y fait vite… Pas loin de la jeune fille, se tenait la mère, tricot en main ; là le « naturalisme » dans le bon sens du mot, se faisait sentir ! c’était un poème à elle seule que cette femme ; tout y exprimait son caractère, depuis le châle fripé, noué par derrière, jusqu’aux rides du visage sordide. — Quand on a une fille, belle comme cela, c’est pour en tirer profit ; elle-même a été modèle dans le temps, et sait que le métier est bon ; mais la jeunesse est difficile à conduire, et elle ne tient pas à voir sa fille s’émanciper comme tant d’autres, planter là sa mère, et s’en aller courir la prétentaine. — On y gagne aussi, il est vrai, mais c’est pour soi, alors, et on gaspille sans songer qu’on a des devoirs de famille — des devoirs sacrés — à remplir. Le cliquetis des aiguilles à tricoter devait dire tout cela, dans le silence de l’atelier.

Ivan avait fait ce tableau avec amour ; les trois figures, demi-nature, ressortaient bien, les yeux allaient tout de suite à elles, mais tous les accessoires aussi étaient traités de main de maître. Il lui avait fallu un véritable courage pour les maintenir bien à leur place, comme accessoires ; il avait dépensé des semaines d’un travail acharné dans certain coin du tableau, perdu dans la pénombre. Il n’était pas mécontent de son œuvre ; c’était ce qu’il avait fait de mieux jusqu’à présent ; son talent, un peu rude, très original, s’assouplissait enfin ; le coloris devenait vraiment harmonieux, sans ces transitions violentes du clair brutal au noir intense, auxquelles il se laissait aller quelquefois ; les tons laiteux, les demi-teintes douces et lumineuses, il avait fini par s’en rendre maître.

Il songeait, tout en étudiant son tableau, à ses débuts difficiles, à la lutte acharnée qu’il lui avait fallu livrer, non seulement contre la vie, mais encore contre lui-même ; il se rappelait ses premières tentatives : une peinture rude et heurtée qui ne plaisait pas, et qui ne pouvait plaire. Il avait encore dans les oreilles les plaintes de sa mère, veuve et sans fortune, qui lui reprochait de prendre un métier de meurt-de-faim, tandis que dans l’administration où son père avait été petit employé, on aurait consenti à le prendre pour y remplir la même place. Qu’elles avaient été tristes ces années d’adolescence ! Il lui avait fallu une foi bien robuste en sa vocation pour ne pas succomber. Comment faire comprendre aux autres que dans ces ébauches grossières il y avait du talent ? Puis enfin un personnage influent, désireux de protéger toute promesse de talent dans ce dur pays du Nord où les arts s’acclimatent difficilement, lui avait procuré une petite pension et l’avait envoyé étudier à Paris. Là encore il n’avait guère eu de succès ; un étranger reste bien longtemps un étranger dans la grande ville ; quand la mode s’en mêle, ce titre même est un attrait de plus pour la foule avide de nouveautés, mais jusqu’à ce qu’elle ait parlé, l’intrus se fait difficilement une petite place au soleil ; il y a tant de concurrents !

Ah ! que tout cela avait été dur ! Il avait mené une vie d’ascète, travaillant avec acharnement, avec rage, comme une chanteuse douée d’une voix forte et vibrante, mais difficile à manier, et qui pour l’assouplir doit faire dix fois plus de gammes qu’une autre. Tout le bonheur débordant de la jeunesse avait passé à côté de ce grand garçon maigre, gauche, qui ne savait pas le prendre au vol ; les femmes se moquaient de lui, et il passait son chemin, triste et seul. En Russie, où il avait fallu retourner, une fois sa pension achevée, le succès lui était enfin venu. Un tableau, — celui qui se trouvait dans la galerie de la baronne Véra, — avait obtenu, au Salon de Paris, un succès inattendu, qui avait mérité à son auteur l’attention de ses compatriotes. Puis…

Il en était là de ses réflexions, quand on frappa à la porte.

— Entrez ! cria-t-il, croyant à une visite de modèle.

Il y eut une petite hésitation, puis un joli frou-frou de soies et de jupes ; il se retourna vivement, et un éblouissement le força à s’appuyer contre un meuble. Un instant après il était aux pieds de la femme qui venait d’entrer ainsi — à deux genoux, comme un dévot devant la madone, les yeux levés, les lèvres murmurantes :

— Ma reine ! ma reine !… Il ne pouvait dire que cela.

C’était la baronne Véra de Schneefeld.

— Grand enfant !

Elle riait, en lui disant du geste de se lever, mais il y avait un frémissement presqu’imperceptible de ses lèvres, un feu dans ses yeux ; elle était heureuse, elle se savait gré à elle-même d’être émue.

— Il y a si longtemps… murmurait le peintre, baisant les petites mains, dégantées exprès.

— Eh bien, et hier soir ?

Ils étaient assis maintenant, l’un contre l’autre au milieu du désordre de l’atelier.

— Cela, c’était le supplice. Vous voir ainsi au milieu de votre splendeur, entourée de tous ces hommes qui dévoraient votre beauté des yeux, qui avaient, plus que moi, le droit de vous approcher. Perdu dans la foule, j’ai souffert des tortures… Ah ! Véra, que je hais votre richesse, que je voudrais vous arracher vos diamants ; que je vous voudrais pauvre, seule au monde, car alors seulement vous seriez à moi, vraiment à moi…

— Ingrat !

Elle se laissait aller, posant la tête sur son épaule, l’enveloppant de son regard comme pour lui prouver qu’il n’y avait aucune barrière entre eux : elle restait très maîtresse d’elle-même toutefois.

Elle se leva brusquement et se mit à examiner l’atelier. Ivan restait à sa place, ivre, l’appelant du regard. Comme elle ne répondait cas à cette supplication muette, il continua sa plainte :

— Me laisser vivre si longtemps sans vous, ne me donnant que quelques lettres par-ci par là ! vous voulez donc me rendre complètement fou ?

— Peut-être, fit-elle avec un petit rire ; elle ajouta : — Que vous êtes donc mal ici, Ivan, vous ne savez pas vous arranger un intérieur, vous qui arrangez si bien celui des autres. Mon hôtel est charmant, — tel que je l’avais rêvé. Tous mes compliments, mon cher.

Elle disait cela légèrement, allant et venant, faisant une grimace au chevalet en bois blanc, approuvant de la tête les draperies nouvellement arrivées, jetées au hasard.

— Il y a une petite différence entre nous ; vous êtes horriblement riche — et moi je suis pauvre. Ah ! mon Dieu, c’est bien simple.

— Il ne faut pas trop en vouloir à ma richesse, Ivan : si j’avais été pauvre, serais-je allée un beau jour vous acheter un tableau là-bas à Pétersbourg ! Vous vous rappelez, n’est-ce pas ? Que vous étiez donc triste dans ce temps-là, mon pauvre Ivan — et mal peigné ! — Elle riait toujours, lui donnant, en passant, sa main à baiser, mais refusant d’un signe de reprendre sa place sur le canapé. — Voyez-vous, il ne faut pas dire de mal de mes millions, je les traite avec infiniment de respect moi-même, et je leur suis très reconnaissante ; j’ai été pauvre, vous le savez, et je hais la pauvreté. Je la hais avec bien plus de férocité que vous ne haïssez mes diamants.

— Sans vos millions, vous seriez ma femme, répliqua Ivan très sombre.

— Bah ! la belle avance ! Vous prendriez l’habitude de me voir en robe de chambre, à côté du feu, reprisant vos chaussettes, et me plaignant que la viande est hors de prix. Croyez-m’en, vous êtes artiste, et malgré toutes vos belles colères, les accessoires jouent un rôle considérable dans tout ensemble. Quand vous me voyez, je me fais belle pour l’occasion, je mets toutes mes petites coquetteries en jeu pour vous plaire. Sans vous en douter, peut-être, vous aimez beaucoup de choses en ne croyant aimer que moi. Votre femme… Elle était à ses côtés maintenant, les mains sur ses deux épaules, les yeux dans ses yeux. — Est-ce que je ne suis pas votre femme ? Est-ce que je ne t’appartiens pas, mon bien-aimé ? Est-ce que je ne t’adore pas ?

— Alors… reste !

— Je ne le puis aujourd’hui : on m’attend en bas, Marca et Claire sont dans la voiture.

Ivan bondit :

— On vous attend ? On sait que vous êtes ici ? mais c’est de la folie !…

— C’est tout le contraire ; seulement il ne faut pas que je reste trop longtemps. Est-ce qu’on songerait à soupçonner une femme d’être chez son amant, quand deux jeunes filles l’attendent paisiblement à la porte ? D’ordinaire les femmes se perdent par trop de prudence. Ici, tout est simple : on me présente un peintre de génie ; n’est-ce pas que j’avais bien combiné cela ? — Mais que vous êtes donc mauvais acteur, Ivan ! Je possède déjà une toile de ce peintre, et je désire avoir un pendant. Il me vient une idée charmante ; ce peintre fait des intérieurs ravissants ; j’ai horreur des portraits tels qu’on en voit partout ; mais je désire poser comme modèle, ma fille d’adoption à côté de moi. Mon peintre arrangera le groupe, avec la simplicité et le charme qui le distinguent. Pour causer de tout cela, je monte chez lui, je l’invite à dîner, — c’est pour mardi — et comme cela, sans donner l’éveil, il entre tout doucement dans l’intimité de la famille. Il lui faudra beaucoup de séances, car c’est un peintre consciencieux ; le tableau ne sera qu’ébauché au moment d’aller à la campagne ; il nous accompagnera… Quoi de plus simple ?…

— Vous voir toujours entourée ! Vous l’avez dit, Véra, je suis mauvais acteur ; hier soir j’ai failli tout perdre ; cette petite fille me regardait avec ses grands yeux étonnés… Non, je ne puis — il me faut autre chose ! je vous veux pour moi tout seul, loin du monde…

— Nous nous verrons, soyez tranquille, j’ai tout combiné.

Il semblait réfléchir.

— Qu’est-ce que cette fille d’adoption, cette Marca à la mine éveillée ?

— Une orpheline que j’ai recueillie…

— Vous ne m’en aviez pas parlé.…

— Je ne vous parle pas non plus de mes autres charités, je pense. Du reste, à dire vrai, je l’avais un peu oubliée — mon banquier soldait les notes de pension, et pendant ces dernières années je pensais à autre chose, Elle vous déplaît ?

— Tout ce qui vous approche de trop près m’irrite : vous l’aimez beaucoup ?

— Moi ? nullement ; elle m’amuse, comme tous les autres ; je tire des ficelles, et je vois danser les pantins qui m’entourent ; je suis née spectatrice : je me donne bien en spectacle à moi-même !… Et ce spectacle n’est pas le moins curieux, je vous assure.

— Je n’aime pas à vous entendre parler ainsi.

— Mon cher, je m’appelle Véra, et je cherche à ne mentir ni aux autres, ni à moi. — Il est très bien, votre tableau, vous y avez beaucoup travaillé depuis Florence…

Elle l’examinait avec attention, tout en parlant… Il était maintenant à côté d’elle.

— Je veux que vous ne rougissiez pas trop de moi.

— Et moi je veux que vous fassiez pâlir les œuvres de tous ces Français vaniteux qui vous ont fait souffrir par leur dédain ; il leur est venu un maître du Midi, je veux qu’ils en reconnaissent un autre venant du Nord.

Alors elle lui fit quelques critiques très sensées, en femme qui connaît par cœur le fort et le faible du peintre qu’elle aime : il fallait une petite note de couleur vive, là dans ce coin où se trouvaient jetés les vêtements du modèle ; vêtements communs contrastant avec les oripeaux brodés qui drapaient la jeune fille ; elle lui dit de mettre une plume rouge à la toque ; elle lui montra que les souliers, jetés l’un sur l’autre, semblaient sortir de chez le cordonnier, qu’il fallait leur faire garder l’empreinte du joli pied… et d’autres petits détails qui avaient leur prix. Alors elle se dirigea vers la porte.

— Déjà ?

— Il y a une demi-heure au moins que je suis ; ici, et savez-vous ce que Marca m’a dit quand je lui ai annoncé où j’allais : « Prenez garde, marraine, ce monsieur est amoureux de vous. » Elle en sera sûre si je reste plus longtemps. Donc, à mardi — c’est entendu ?

— Encore un moment. M’aimez-vous, Véra, ou regardez-vous mon amour en spectatrice ?

Elle s’arrêta, et avec une grâce exquise elle se glissa dans ses bras.

— Je t’aime, Ivan, je t’aime ! Le crois-tu enfin ?

Puis, vite elle se sauva.



CHAPITRE VII


La sagacité du baron Jean lui faisait honneur : Véra avait son secret, son mystère. La jeunesse et la beauté, restées si merveilleusement intactes chez cette femme de quarante ans bien sonnés, s’expliquaient par une nouvelle vie d’amour, bâtie sur les ruines de son ancienne vie si correcte, si froide. Et lui qui l’avait jugée absolument incapable de sentiment ! Toute l’enquête que, discrètement, il faisait sur les années de Russie, ne lui apprenait rien. Véra avait été là fort courtisée, très entourée ; ses toilettes, ses allures, lui avaient valu mainte critique féminine, mais personne ne pouvait l’accuser de la moindre aventure ; sa vie semblait ouverte à toutes les investigations ; elle était charitable ; on savait que chaque année, avec la méthode qu’elle mettait à tous ses actes, elle prenait une forte somme sur ses revenus pour les pauvres.

Donc : sauf quelques légères excentricités, l’enquête tournait à sa plus grande gloire — de quoi l’aimable beau-frère enrageait fort.

Sa liaison avec Ivan durait cependant depuis de longues années. Elle datait de l’achat fait par Véra du grand tableau ; la sauvagerie du peintre, la tristesse de sa vie, sa fierté ombrageuse, avaient commencé par intéresser Véra, puis, heureuse de sentir enfin battre son cœur, curieuse de ses propres sensations, elle avait juré de se faire aimer. Cela semblait bien facile ; cependant le peintre se drapa dans sa pauvreté ; il avait peur des millions de la belle dame ; il sentait d’une façon exagérée le ridicule d’un homme pauvre, qui aime une femme trop riche. Il fallait qu’elle lui fît oublier les millions, le luxe de la ville, pour arriver à ses fins. Une saison de campagne dans un coin perdu, loin des connaissances importunes, arriva juste à propos. Véra avait, depuis sa froide jeunesse, cherché à connaître cette chose qu’on appelait l’amour ; elle savoura le fruit, et le trouva exquis.

Mais elle en usa avec son amour, comme un avare avec son or ; de retour à Pétersbourg les amants se virent rarement. Ivan, révolté de nouveau, se refusait à fréquenter ses salons ; elle n’insista pas ; personne ne soupçonna que le peintre dont on commençait à s’occuper un peu, laid, pauvre, solitaire, avait réussi là où tous les autres avaient échoué. Véra sentait qu’il fallait se faire pardonner, non seulement ses millions, mais les dix années qu’elle avait de plus que son amant ; il lui fallait être pour lui quelque chose de plus qu’une femme : un être à part, idéal, un peu mystérieux. Ivan, d’une nature concentrée et portée à l’enthousiasme contenu, l’adora comme elle voulait être adorée. Il ne se demandait pas si elle était belle, si elle était jeune : elle était elle-même ; cela suffisait. Les rares rendez-vous, les quelques rencontres fortuites, le jetaient dans une exaltation passionnée ; et les longues semaines de solitude se passaient en rêves. L’imagination faisait son travail inévitable ; Véra était devenue peu à peu une perfection vivante qu’il adorait à deux genoux ; les accès de franchise qui la prenaient quelquefois, où elle parlait d’elle-même avec cette curiosité froide qu’elle mettait à toutes ses études psychologiques, ne faisaient que l’effaroucher un peu, sans lui ouvrir les yeux.

Depuis six mois un changement s’était introduit dans leur vie. Ivan, dont la mère venait de mourir, désira revoir Paris ; Véra de son côté se souvint de la « ville qu’elle aimait » ; ils prirent le chemin des écoliers ; et perdus dans une villa aux environs de Naples, loin des importuns, ils connurent enfin la vie à deux. Véra prit en pitié les années déjà écoulées ; elle ne comprenait plus ses réticences, ses peurs de trop vite dépenser un trésor qu’elle estimait maintenant inépuisable. De plus, tout bas, elle se disait que les ans étaient venus, qu’il fallait chercher à jouir de son reste de jeunesse. Une femme de quarante ans n’aime plus comme une femme de vingt.

De son côté Ivan était changé, lui aussi. Il n’était plus le peintre presqu’ignoré qu’une grande dame était allée prendre par la main ; il était connu maintenant et commençait à être apprécié ; il ne lui fallait plus que l’estampille française pour passer grand homme. La distance entre sa belle maîtresse et lui était donc diminuée ; il la voyait de plus près, et la voyait mieux ; il était plus épris que jamais, mais un peu moins aveugle ; Véra se sentait trop sûre de lui à présent pour chercher à rester éternellement sur le piédestal où il l’avait placée ; un piédestal est très flatteur, mais on s’en fatigue un peu à la longue.

Ivan précéda Véra à Paris. Il la revit le soir du bal, et sentit une petite commotion désagréable, quand il vit une grande jeune fille présentée comme fille adoptive ; cette enfant de dix-sept ans vieillissait un peu la belle Véra. Ce ne fut qu’un éclair, mais plus tard il s’en souvint.

Il hésita longtemps avant de se décider à accepter le diner de famille qui devait l’introduire dans l’intimité du cercle de Véra. Le mensonge lui répugnait ; il était, comme elle le lui avait dit, fort mauvais acteur. Cent fois il fut sur le point d’écrire pour s’excuser, mais… il avait tant envie de la revoir ! Aussi le mardi, on introduisit auprès de madame la baronne, M. Ivan Nariskine, qu’elle reçut avec tous les égards dus au talent de l’éminent artiste. Elle, au moins, avait des dispositions incontestables de comédienne.



CHAPITRE VIII


— Cela ne vous amuse pas beaucoup de poser, Mademoiselle ?

Ivan Nariskine, qui faisait un bout de croquis d’après Marca, s’arrêta tout d’un coup dans son travail ; il avait été tellement absorbé, commençant enfin à voir le tableau qu’il devait faire, qu’il n’avait pas remarqué tout d’abord les signes d’impatience de la jeune fille. Marca se tenait d’abord sur un pied, puis en changeait, tournait la tête, soupirait, et alors se mettait tout doucement à fredonner un air de ballet entendu la veille à l’Opéra, en allongeant le cou pour mieux apercevoir un groupe à l’autre bout du jardin d’hiver, — enfin, se montrait le plus détestable modèle possible. Quand Ivan baissait la tête, tout appliqué à crayonner, elle lui faisait une petite moue d’enfant gâtée, qui ne s’effaçait pas complètement au moment même où les yeux de l’artiste se relevaient vers elle.

— Ah ! non, cela ne m’amuse pas ! répliqua-t-elle avec une franchise comique qui le fit sourire.

Marca n’était pas du tout, comme sa cousine Laure, un bel exemple de jeune fille bien élevée ; elle était d’une franchise désespérante qui amusait sa marraine, de façon qu’elle ne s’en corrigeait pas ; elle avait aussi une manière fière de regarder les gens bien en face, qui scandalisait la grosse Amélie et sa fille aînée.

— Vous devez bien me détester, reprit le peintre ; dès la première fois où nous nous sommes trouvés ensemble, j’ai été un vrai trouble-fête.

À ce moment, Véra quittant l’autre groupe, dont les rires et les propos agaçaient si bien l’impatiente jeune fille, vint regarder ce que faisait l’artiste.

— Vous avez entrepris là, je crois, une tâche à peu près impossible, M. Nariskine ; Marca ne sait pas ce que c’est que la tranquillité.

— Aussi vais-je lui rendre la liberté, dit-il en souriant.

— Je peux m’en aller — vrai ?

Sur un signe du peintre, elle partit comme une flèche, et deux instants après son rire perlé se mêlait aux autres rires. Le beau Maxime était fort en train ce jour-là.

Véra s’assit auprès d’Ivan, et en les voyant ainsi, on eût dit qu’elle prenait un intérêt extrême à ce tableau, dont elle avait suggéré l’idée ; leurs têtes se rapprochaient et le dessin, maintenant étalé sur une table, servait de prétexte fort plausible à ce rapprochement.

Ce jardin d’hiver était bien un endroit idéal pour un artiste ; aucun atelier ne pouvait donner un jour plus splendide, une lumière plus vive et plus douce, qui enveloppât mieux les personnages, et fît mieux valoir les tons de la chair sans donner d’ombres trop noires. Puis, tout y était beau et comme disposé d’avance pour satisfaire aux exigences du peintre. Au centre s’élevait un magnifique palmier, aux larges feuilles pareilles à des mains de géant ; de petites allées, pratiquées au milieu de la verdure exotique, se perdaient mystérieusement, et donnaient l’impression de l’étendue et du lointain. On avait autant que possible ôté toute régularité à ce coin ravissant ; ici un massif de camélias en fleur arrêtait la vue, d’un autre côté des plantes basses, — bégonias aux feuilles tachées de rouge, dracenas raides et comme taillés dans du métal — mises en pleine terre, laissaient voir tout au fond une petite fontaine murmurante ; l’eau sortait d’un rocher et se perdait au milieu de nénufars aux feuilles étalées ; le bord était caché par des gazons, des cheveux de Vénus ; des mousses émaillées de fleurs microscopiques.

Ivan ne commençait jamais une œuvre sans l’avoir profondément méditée ; il était lent à se décider, faisant beaucoup de croquis, changeant, ajoutant, retranchant, ne regardant aucun détail comme insignifiant ; puis, enfin, le jour où il se sentait sûr de lui-même, il se mettait au travail avec un acharnement plein de patience, sachant d’avance qu’il avait beaucoup de difficultés à vaincre, mais bien résolu à la lutte. Ce moment n’était pas encore arrivé pour son tableau de la serre ; d’ordinaire ses toiles comportaient peu de personnages ; ici, il fallait en grouper un assez grand nombre. Véra tenait à se faire entourer de toute la jeunesse, ne voulant pas exclure les enfants de son beau-frère. On avait à peu près arrêté le plan d’un thé dans la serre : Véra à demi étendue sur une causeuse très basse, et Marca faisant les honneurs du samovar ; on n’avait pas encore trouvé les attitudes du beau Maxime et de ses deux sœurs.

Peut-être Ivan se pressait-il encore moins que d’habitude : son tableau du Salon était complètement terminé ; il avait pris son atelier en horreur, maintenant qu’il n’y travaillait plus que par boutades. Il se permettait toujours entre deux travaux un temps de flânerie, généralement consacré à un voyage. Cette fois-ci le but de son voyage était ce merveilleux jardin d’hiver, et chaque jour il y découvrait quelqu’attrait nouveau. Il commençait à sentir moins vivement le mensonge de tous les instants qu’il lui fallait s’imposer ; il devenait un peu meilleur acteur.

Sa fierté ombrageuse s’adoucissait. Dans l’atmosphère de la serre, alourdie par les effluves de toutes ces plantes en croissance, par de fortes senteurs de fleurs exotiques s’entre-croisant dans l’air chaud et humide, il y avait quelque chose qui détendait les nerfs, qui faisait qu’on parlait volontiers à voix basse, avec des intonations un peu traînantes, et les choses qu’on se disait ainsi se ressentaient de l’air capiteux dans lequel on les disait.

Tout à coup il se fit un brouhaha :

— On ne vous dérange pas ?… Non. Ma petite Fée et moi avons devancé votre domestique… Vos salons donnent sur ce jardin d’hiver, on y arrive tout de suite ! Que vous avez raison de vous y tenir — un petit coin des tropiques sous notre triste ciel du Nord, qui donc disait cela l’autre jour ? — J’ai une mémoire ! Vous allez toujours bien, chère baronne ? Non, voyez-vous, vous êtes trop belle — il faut que je vous embrasse ! Quand on est belle comme cela, on mérite bien de la patrie, comme qui donc déjà, avec sa marmaille ? — Et les petites, qu’en faites-vous ? — Ah ! là-bas avec le beau Maxime, je vois. — Allons, Laure, Marca, Claire !…

C’était un tourbillon, une avalanche de paroles dites avec une vitesse qui tenait du prodige. Véra avait tressailli un instant quand la comtesse de Vignon avait fait irruption dans la serre, mais elle s’était remise sans que celle-ci, un peu myope, et surtout très occupée d’elle-même, de sa prodigieuse toilette, de sa petite fille, de son mari qui suivait à la distance imposée par une traine de robe, eût remarqué autre chose qu’une consultation artistique ; elle était du reste au courant du projet de tableau. Tandis que madame de Vignon et son mari échangeaient des poignées de main avec toute la jeunesse accourue au son de voix éclatant de la comtesse, la petite Fée, autrement Félicité, un amour d’enfant de trois ou quatre ans, aux longs cheveux dorés, flairant l’odeur de certains petits gâteaux posés sur la table, se tenait sur la pointe des pieds, pour se hausser jusqu’au plateau.

— Voilà ce qu’il nous faut — voilà ce que nous cherchons depuis si longtemps, le véritable lien entre mes deux groupes ! s’écria Nariskine, montrant à la baronne l’enfant ainsi posée, et vite il saisit son crayon pour fixer un mouvement ravissant qu’il n’eût pas retrouvé facilement. L’enfant, très absorbée, continuait son petit manège, rassurée par le bruit des voix ; mais la table était légère ; l’enfant s’appuya trop fortement et tout dégringola, bébé, table, gâteaux, dessins, avec force cris. On en fut quitte pour la peur, et mademoiselle Fée, bientôt assise au milieu des ruines, ramassait les petits fours. Tout le monde approuva l’idée du peintre ; les parents, très flattés, donnèrent leur consentement ; la comtesse par un flot de paroles inutiles, le comte par un signe de tête.

Le comte, peut-être pour se distinguer de sa femme, parlait peu et très lentement, ne prononçant presque pas ; il avait tellement le genre anglais — ou ce qu’il prenait pour tel — qu’il en avait à peu près contracté un accent britannique, avec une hésitation de la voix, un « aoh, aoh » qu’il croyait de rigueur comme son carré de verre dans un œil, ses épingles de cravate à la jockey, ses vêtements suivant la coupe de Londres. Il avait été terriblement coureur dans sa jeunesse ; il s’était usé vite, et avait mangé sa fortune très bêtement. Alors sa mère, une vieille femme rusée, qui, pour le repos de ses semblables, avait enfin été retirée de cette vie, l’avait marié ; elle lui avait trouvé une petite bourgeoise très riche, qui grillait d’envie de s’appeler comtesse.

La jeune madame de Vignon, douée d’une perspicacité rare, aidée aussi par une police domestique bien payée, car pour elle tous les moyens étaient bons, avait convaincu son mari, dès les premières années de leur mariage, de certaines infidélités qu’elle lui fit payer cher ; ce n’était que scènes, attaques de nerfs, menaces de se retirer chez sa mère avec ses enfants ; elle mettait tout le monde dans ses confidences ; les coups de canif dans le contrat du comte devenaient légendaires. Enfin elle découvrit un beau jour qu’il avait fait des dettes ; elle paya comptant, se drapa dans son héroïsme, et garda la clef de la caisse. On n’entendit plus parler des coups de canif ; le comte était maté. C’était un mari modèle ; il promenait ses filles, faisait des visites avec sa femme, suçait sa canne, et ne s’émancipait que fort rarement. Madame de Vignon avait procédé comme les grands capitaines devant les places fortes ; elle avait coupé les vivres, affamé l’ennemi, et enfin elle n’avait accepté qu’une capitulation sans conditions.

On se dispersa un peu en faisant le tour du jardin d’hiver, que madame de Vignon remplissait de son caquetage. Le baron Jean et sa femme étaient venus se joindre au reste de la famille ; on était assez nombreux et tout naturellement les groupes s’éparpillaient.

Il arrivait souvent dans ces occasions que Maxime et Marca s’isolaient un peu des autres. Le jeune homme, tout en se disant qu’il n’était pas amoureux de cette « petite fille », ne s’ennuyait nullement auprès d’elle. Marca cachait mal ce qu’elle ressentait. Il lui semblait naturel d’aimer Maxime, qui était beau, jeune, qui certes semblait avoir été mis là par une providence attentive, tout juste pour devenir son mari ; d’autres le pensaient comme elle et sa marraine leur ménageait des petits tête à tête, leur souriait d’un sourire moitié moqueur moitié bienveillant, comme une personne qui s’amuse d’une innocente amourette et l’encourage.

— À quoi pensez-vous, petite cousine ?

Marca, très bavarde par moments, se laissait facilement aller à des silences rêveurs, n’ayant pas encore appris cet art mondain qui consiste à parler toujours, qu’on ait quelque chose à dire ou non, à tenir ouvert un robinet de conversation. Ils se trouvaient dans un coin ravissant du jardin ; de grands bambous de l’Inde aux tiges pressées, des palmiers aux larges feuilles étalées les unes sur les autres masquaient la vue, un grand magnolia en fleurs leur jetait des bouffées de parfum enivrant, et, cachée dans la verdure, la petite fontaine murmurait tout bas. Les voix s’éteignaient, car Véra avait invité ses amis à prendre le thé au salon.

— Je pensais, dit Marca, levant ses yeux francs et sérieux comme des yeux d’enfant, je pensais que le paradis devait ressembler à ceci.

— Et moi, à Adam — dites, ma jolie Eve ?

C’était une banalité toute prévue, qui ne voulait rien dire du tout, mais la jeune fille sentit le sang lui monter au visage et ses yeux se baisser ; Maxime, qui ne désirait pas être pris trop au sérieux, continua en badinant :

— Mais vous avez des cheveux noirs et frisés, des cheveux de rebelle, tandis qu’Ève était blonde comme les blés, si nous en croyons MM. les peintres qui, à ce qu’il paraît, jouissent de révélations particulières à ce sujet. Savez-vous pourquoi on associe toujours l’innocence avec les cheveux blonds ? Si j’avais à donner un corps à cette idée fort abstraite, je vous prendrais comme modèle, comme vous étiez tout à l’heure, les yeux levés, songeant au paradis. Je vous compare aux autres jeunes filles que je vois, et je vous trouve, bien plus qu’elles, d’une innocence terrible !

— Terrible ? fit Marca.

— Oui ; vous n’avez peur de rien ; vous avancez dans la vie, dont vous ne voyez que les dehors, avec une hardiesse tranquille qui fait trembler ; tout vous semble simple et facile — tandis…

— Je ne comprends pas. Je suis heureuse, voilà tout. Songez donc, mon histoire n’est-elle pas comme un conte de fée ? Je ne sais qui je suis, et ne m’en soucie guère ; je me sens protégée par un pouvoir merveilleux, tous mes souhaits sont comblés, je ne vois que de jolies choses ; je vis dans un enchantement continuel, tout le monde me gâte ; quand je ris, c’est me dit-on, que j’ai un « charmant caractère ! » si par hasard je songe un instant à des choses tristes, aux circonstances de ma naissance par exemple, c’est que je suis une « âme d’élite ». C’est très agréable tout cela. Comment voulez-vous que je ne sois pas heureuse ? Et le bonheur donne cette hardiesse tranquille que vous trouvez en moi et qui vous… déplaît ?

Elle ajouta ces derniers mots d’une façon hésitante : cela voulait dire « je ne veux être que ce que vous désirez que je sois. » Maxime en fut un instant touché ; c’était très gentil d’être aimé aussi ingénument.

— Qui ne me déplaît en aucune façon — au contraire !

Et lui prenant les mains, il les porta toutes deux à ses lèvres. Le beau Maxime ne pouvait pas se trouver auprès d’une femme sans lui faire un peu la cour. C’était plus fort que lui. Marca devint très pâle, et doucement retira ses mains. Cependant elle ne songeait pas à fuir.

— On vous cherche partout !

La baronne Amélie se trouvait devant eux ; elle avait tout vu, et sa voix dure, ses petits yeux méchants disaient assez qu’elle n’était nullement disposée à jouer le rôle de bonne mère, bénissant une union heureuse. Marca, qui sentait en elle une ennemie, rassembla toutes ses forces, et, souriante, dit :

— Nous comptions bien nous diriger vers la table de thé — j’adore le thé — prenez-vous mon bras, chère tante ?

— Merci, j’ai un mot à dire à Maxime. — Et elle lui tourna le dos. Marca s’éloigna laissant la mère et le fils ensemble ; Maxime avait l’air moins crâne que tout à l’heure,

— Qu’y a-t-il donc, maman ? fit Maxime qui détestait les scènes.

— Il y a que je n’en veux pas, tu entends ? je n’en veux pas, moi ! Ton père a je ne sais quelles idées saugrenues en tête, mais quant à moi, je te déclare que jamais je n’accepterai cette enfant du ruisseau comme ma belle-fille, jamais, jamais !

— Bah ! Si on lui donne quelques millions.

— Ces millions te reviendraient de droit, à toi et à tes sœurs, si cette créature ne se trouvait pas là. Puis, ces choses-là, vois-tu, ne se raisonnent pas ; je la déteste ! Plus Véra la met en avant, plus j’espère un jour la voir misérable, perdue, dans la boue, pour laquelle elle est faite !

— Voyons, mère, à quoi bon se mettre en colère ? D’abord, de ce que je lui dis qu’elle est gentille, il ne s’en suit pas que je doive l’épouser. Je n’ai aucune envie de me marier, seulement j’ai diablement besoin d’argent !

— Qu’est-ce que tu peux bien faire de tout l’argent qu’on te donne ?

— Je le dépense, parbleu ! C’est ridicule ce qu’on me donne ; il me faudrait un appartement à moi — est-ce assez absurde, un grand garçon comme moi qui demeure « chez papa» ! Oh ! je ne suis pas exigeant, je ne demande pas un hôtel ; un tout petit pavillon me suffirait, j’en ai un en vue…

— Mais je ne t’aurais plus du tout, alors !…

Et les grosses joues d’Amélie se couvrirent de larmes.

— Avec cela, que tu me vois beaucoup maintenant !

Maxime était de mauvaise humeur ; il coupait les feuilles avec sa badine, et ne se sentait pas le moins du monde touché par cette douleur maternelle. La baronne resta quelques instants silencieuse, puis elle dit brusquement ;

— Si tu as besoin d’argent, pourquoi ne pas en demander à ta tante ? elle a dévalisé la famille ; elle peut bien laisser ramasser les miettes du festin ! quant à ton père, il est inutile de lui rien demander — je ne peux même pas lui faire payer ma couturière !

Pendant que la baronne donnait ce bon conseil à son fils, Véra se trouvait aux prises avec le baron Jean ; il lui avait demandé un instant d’entretien, pendant que les autres se groupaient autour du samovar.

— Oui, ma chère Véra, comme je vous le disais, c’est une période pleine d’angoisses pour des parents ; j’en perds le sommeil : marier une fille est chose si grave !

— Et si coûteuse.… ajouta Yéra en cherchant à fixer le regard fuyant de son beau-frère.

Elle entrevoyait ce qui l’attendait, et se résigna d’assez bonne grâce. D’avance elle savait très bien ce qu’elle comptait faire ; on lui avait déjà dit qu’il était question pour Laure du « petit des Granges », comme on l’appelait ; c’était un jeune homme assez insignifiant, mais vicomte, mais riche, mais ayant des espérances. Laure ne l’avait encore vu qu’en photographie ; l’affaire était pourtant bien en train ; restait la question de la dot qu’on trouvait mince, étant donné le train de maison du baron Jean.

Véra le laissa manœuvrer, s’amusant de sa tactique qu’il croyait habile, et que sa clairvoyante belle-sœur trouvait un peu enfantine. Aux jérémiades succédèrent les insinuations, aux insinuations certains retours au passé, des allusions aux droits de la famille… Véra souriait toujours ; ce jeu l’amusait. Enfin elle en eut assez, et annonça sa résolution : doubler la dot de Laure, ce qui lui mettrait un joli petit million entre les mains. Jean réfléchit un instant, puis il dit :

— Dans ces conditions-là, je pense que nous pourrons continuer les négociations déjà commencées. Votre esprit de justice vous poussera, sans aucun doute, à faire pour les deux autres ce que vous voulez bien faire pour Laure.

— Je ne m’engage à rien — mais c’est probable. Quant à Maxime, j’ai mes vues sur lui.

À ce moment, Maxime s’approchait du groupe et saisit les derniers mots.

— Quelles vues, chère tante ? — Son père se leva, lui laissant une place dont il n’avait plus que faire. Maxime avait des petites façons moitié galantes avec Véra, qui amusaient fort cette dernière ; elle avait un faible pour ce joli garçon simplement parce qu’il était joli garçon, et gai ; elle ne se faisait du reste aucune illusion sur sa valeur morale ou intellectuelle.

— Est-ce qu’on peut causer sérieusement avec un être frivole comme toi ? Allons, raconte-moi des cancans, quelque aventure bien drôle, pour me faire oublier la passe d’armes que je viens d’avoir avec ton père — il n’est pas divertissant, ton père…

Elle se faisait la confidente des fredaines du jeune homme, en riait aux éclats, et finissait généralement par lui donner de quoi les payer. Maxime trouvait bien qu’elle s’y prenait d’une façon un peu originale pour former le mari de sa fille d’adoption, mais comme il laissait volontiers l’avenir dans une pénombre peu gênante, il se prêtait facilement au caprice de sa jolie tante, qui bientôt le connut à fond.

Cette camaraderie de Véra et de Maxime irritait singulièrement Ivan Nariskine. Il ne savait rien prendre à la légère : se souvenant de sa jeunesse austère, il jugeait avec une sévérité implacable les folies banales de ce jeune parisien ; ce travailleur méprisait ce flâneur. Aussi, tout en jouant avec la petite Fée, il suivait des yeux les mouvements du jeune homme qui s’était jeté sur un coussin aux pieds de la baronne ; les éclats de sa voix venaient le troubler. Enfin il ne se contint plus. Fée s’était glissée de ses bras pour aller chercher des bonbons que Marca lui faisait voir, et il se leva sans qu’on y fît grande attention. Au moment où il approcha, Véra passait un papier cassant et bleuâtre à son neveu, qui le prenait comme Fée prenait les bonbons. Alors, lui aussi, ayant obtenu ce qu’il désirait, céda la place. Ivan s’assit auprès de son amie ; il était très sombre. Véra ne semblait plus la même ; le sourire moqueur avait disparu, elle semblait lasse.

— C’est bien écœurant, fit-elle à demi-voix, mais c’est assez drôle tout de même.

— On dirait que vous avez juré d’avilir tout ce monde, de le rendre plus méprisable qu’il ne le serait autrement. Pourquoi donnez-vous de l’argent à ce jeune imbécile ?

— Pour qu’il le mange avec des filles — ça l’amuse.

— Et c’est cet homme que vous destinez à Marca ?

— Je ne le destine à personne ; si Marca peut l’aimer, c’est qu’elle n’est pas digne d’aimer un homme supérieur. Après tout elle pourrait plus mal tomber ; il est léger, mais le cœur n’est pas mauvais.

— Mais ce qu’elle aime, ce n’est pas lui — c’est de l’amour même qu’elle est éprise ; il se trouve sur son chemin, et elle le pare de toutes les qualités d’un véritable héros. Ce serait un crime que de ne pas lui ouvrir les yeux.

— Chargez-vous-en, mon ami.

— Moi ! Vous raillez. Je ne suis rien ici, moins que rien. Je joue un rôle ridicule…

— Ivan !…

— C’est la vérité. Laissez-moi partir, Véra, laissez-moi aller travailler sérieusement ; mon talent même s’amollit dans cette atmosphère de serre chaude ; il me vient des tentations de me laisser aller, d’oublier ma fierté, de faire comme les autres, qui ne demandent à la vie que ses plaisirs. Tenez, tout à l’heure, quand je jouais avec cette enfant, quand je sentais sa petite joue fraîche contre ma joue, j’ai vu, comme dans une vision, un idéal de vie tout différent de ce que notre idéal à nous est devenu. J’ai vu, au lieu de la passion, un amour sain et tendre, se montrant au grand jour ; j’ai vu la vie de tous les jours dans sa monotonie bénie — le travail, le repos, les causeries à deux, — puis le petit bruit de pieds d’enfants… je me suis dit : si elle voulait ! Ah ! Véra, je ne suis plus tout à fait l’être insignifiant que vous êtes allée prendre par la main ; je commence à être célèbre, à gagner de l’argent, beaucoup d’argent même. Abandonnez votre fortune à ces gens qui la convoitent, et soyez ma femme. Je vous en supplie, Véra, réfléchissez ! On finira par savoir que je suis votre amant : l’amant d’une femme plusieurs fois millionnaire ; on dira que j’ai profité de mon amour. Comment prouver le contraire ? Ce n’est que depuis que je vous connais qu’on me trouve du talent ! Alors, un jour où j’aurais senti le mépris d’un regard, je briserai nos liens. Oh ! je me connais ! ce jour-là tout sera fini : mon bonheur sera mort et le vôtre aussi, mon amie. Tandis…

— Je croyais que nous en avions fini avec ces discussions ; vous devenez d’un bourgeois !… être votre femme, me défaire de mes millions ? Mais, mon pauvre Ivan, je ne serais plus moi — et j’aurais grand’peine à être autre chose — ce n’est pas à mon âge qu’on apprend un nouveau rôle.

Elle avait dit ces derniers mots très légèrement ; mais elle sentit les yeux de son amant fixés sur elle, l’étudiant comme il ne l’avait jamais étudiée ; la fatigue se faisait sentir sur ce visage qu’il avait cru doué d’une jeunesse éternelle. En ce moment elle avait presque son âge. Il ne disait rien, mais tout d’un coup, pour la première fois, il vit qu’en effet son rêve n’était qu’un rêve. Véra ne pouvait pas être cette femme entrevue un instant, cette jeune mère de jeunes enfants, cet ange du foyer ; elle était sa maîtresse — elle ne pouvait être que sa maîtresse. Alors, ses yeux se reportèrent vers l’enfant ; la petite, fatiguée de ses jeux, s’était pelotonnée dans les bras de Marca ; la pose de toutes deux était adorable. En ce moment Marca lui sembla très jolie, très douce, attendrie par ce pouvoir de l’enfance sur un cœur de femme. Véra vit tout cela aussi ; elle se redressa vivement, un miroir lui montra qu’elle était subitement vieillie. Ce ne fut qu’un instant, mais un instant d’angoisse atroce ; cependant sa voix était calme et bien posée quand elle dit :

— Vous avez raison, Ivan ; le travail sérieux vous manque. Nous avons à peu près arrêté ce qu’il nous faut pour le tableau ; vous avez beaucoup de croquis. Enfermez-vous et faites l’ébauche. Dans une semaine, j’irai voir ce que vous aurez fait. Ivan se leva ; toutes les pensées que Véra avait suivies avec une perspicacité terrible, il les avait déjà oubliées ; elles n’avaient fait qu’effleurer son esprit. L’artiste se réveillait en lui, et en même temps l’amant.

— Vous viendrez seule ?

— Oui, seule. Elle était belle de nouveau ; et là, tranquillement, devant tout le monde qui la regardait, prenant congé de son peintre, elle lui dit à voix basse :

— Tu ne vois donc pas que je t’adore ?



CHAPITRE IX


— Voyons, ma jolie demoiselle, achetez-moi donc quelque chose, à moi aussi !…

Toutes les marchandes de fleurs de la Madeleine poursuivaient Marca de ce cri ; la jeune fille allait, venait, affairée et heureuse ; elle était accompagnée d’une femme de chambre et suivie d’un grand laquais, qui, gravement, portait des pots de fleurs, des paquets de roses, de muguets, des gerbes de giroflées et de lilas, si bien qu’il était forcé de tenir haut sa tête à favoris, pour voir à se diriger et à suivre « mademoiselle » qui était en train de charger également la femme de chambre. Marca avait enfin obtenu la permission d’aller passer quelques heures auprès de son ancienne maîtresse de pension, qui, elle se le rappelait bien, avait la passion des fleurs.

On était aux derniers jours d’avril, au moment où Paris est véritablement la ville joyeuse par excellence ; toutes ses maisons blanches recevaient gaiement l’éclat du soleil, avec des rayonnements aux vitres. Les arbres aux jeunes feuilles ruisselantes des averses déjà tièdes, donnaient une note fraîche aux longs boulevards, pleins de monde ; le ciel, où couraient de blancs nuages, montrait de grands lambeaux d’un bleu intense ; il soufflait des bouffées de vent qui faisaient frissonner les arbres et forçaient les femmes à retenir leurs jupes. C’était surtout à ce joli marché aux fleurs de la Madeleine que le printemps apparaissait triomphant, parfumé des bonnes senteurs des violettes, des lilas et des roses. Les grandes plantes vertes s’épanouissaient à l’air doux. Les marchandes, qui pendant les temps froids grelottent tristement sous leurs tentes mouillées, les pieds sur une chaufferette, les mains enveloppées dans leur tablier, reprenaient leur air gaillard et faisaient de bonnes recettes. Des mondaines en toilette élégante marchandaient avec la même volubilité de paroles que les ouvrières ; les enfants, heureux du beau temps, se sentaient des envies folles de courir, de crier, et tiraient les mamans par la main. Tout ce monde riait, causait, flânait, était heureux, car le vilain hiver était fini.

Mais c’était Marca surtout qui semblait à sa place au milieu des fleurs ; sa jeunesse répondait au printemps, ses joues fraîches, ses yeux limpides, son beau rire d’enfant, faisaient qu’on se retournait pour la regarder : on souriait à ses dix-huit ans qu’elle allait atteindre, comme au joli mois de mai qui était proche. Il y a quelque chose dans la jeunesse franche et rayonnante qui fait que l’on s’arrête volontiers pour songer avec un attendrissement soudain à cette existence qui commence ; on sait gré à une jeune fille d’être vraiment jeune et joyeuse, de s’avancer tête haute, avec la tranquille assurance de l’ignorance, à la conquête de quelque chose de merveilleux, d’un bonheur rêvé qui semble un droit. Pour rien au monde on ne voudrait détruire cette ignorance, insinuer un doute dans cet esprit confiant. Quand on passe près d’elle, on se sent ému et une larme monte du cœur à la paupière.

— Au moins celle-là ne lésine pas, se disaient les marchandes les unes aux autres. Est-elle gentille, tout de même ! ça doit donner du bonheur, rien que de la voir. La journée sera bonne, elle m’a acheté des roses.

Cependant, il fallait bien en finir avec les achats ; la voiture qui attendait, à l’ombre de la grande église, ne pouvait pas contenir le marché tout entier ! En ce moment survint une averse subite et que le soleil, seulement à demi voilé, éclairait, faisant étinceler les gouttes et miroiter les flaques d’eau. Il y eut des petits cris de femmes, un bruissement de parapluies qui s’ouvraient : les marchandes se réfugiaient, en riant, sous leurs tentes, et Marca, ramassant ses jupes, et montrant ses jolis pieds aux bas rouges, se mit à courir, riant aussi, vers la voiture. Le laquais, toujours grave et digne, ouvrit la portière, entassa bouquets et plantes sur la banquette de devant, et l’on roula vers le boulevard extérieur, en éclaboussant les passants qui se hâtaient.

La voiture s’arrêta devant une maison très haute, qui semblait avoir poussé là par méprise ; tout à côté se trouvait une masure à demi écroulée, et qui attendait humblement le marteau démolisseur. Les trottoirs étaient mal entretenus ; en face, des maçons gâchaient du plâtre, et travaillaient à toute une rangée de maisons en construction. Tout cela avait un aspect triste, le soleil pénétrait difficilement dans cette partie de la rue à cause de la grande diablesse de maison devant laquelle stationnait la voiture. Les gamins du voisinage se groupaient autour de l’imposant équipage, et regardaient le cocher impassible, son fouet en arrêt, et le beau laquais aux amples favoris, qui tenait un parapluie ouvert.

Marca se sentit prise par le froid de l’escalier, où l’air n’était jamais renouvelé ; il était étroit, bien luisant, et tout pénétré de cette odeur particulière à certains escaliers de Paris ; un mélange de moisissure, de cire, et d’émanations de cuisine La fenêtre étroite de chaque étage laissait voir une cour très longue et irrégulière de forme ; outre le bâtiment principal, il y avait d’autres corps de logis qui étaient franchement pauvres ; un peu plus loin, au fond de la cour, qui était presque une cité, se trouvaient des ateliers de peintre reconnaissables à leurs grandes fenêtres nues ; puis enfin, dans le coin, tout contre le terrain vague, un petit hôtel qu’on était assez étonné de voir en un tel endroit ; il était ombragé par de grands arbres, assez bien masqué et séparé de son entourage vulgaire par un petit jardin, dont on apercevait la verdure par dessus le toit. C’avait peut-être été quelque caprice de propriétaire se réservant un joli coin au milieu des bâtiments de rapport, un caprice qui n’avait pas duré, car le pavillon était évidemment abandonné ; les persiennes, à la peinture tout écaillée, étaient fermées ; il ne semblait y avoir de vie que dans le jardinet, entouré de murs.

Tout cela, Marca le vit en montant les cinq étages. Le bruit de la cour, regorgeant d’habitants, venait mourir dans cet escalier d’une respectabilité froide. Ici, pas un son ; à chaque palier il y avait trois portes bien closes, chacune avec son paillasson étroit. On devinait, rien, qu’au maigre cordon de sonnette, qu’ici se réfugiaient les petits rentiers, dont la vie se passe à économiser sur les nécessités de la vie, pour arriver à joindre les deux bouts à la fin de l’année ; des vieilles filles bien tranquilles, se consolant, avec un chat ou des oiseaux, des affections qui leur ont manqué ; tout un monde décemment pauvre cherchant à se cacher, ne demandant au monde que l’oubli : toutes ces tristesses qu’on devinait à moitié, venaient ajouter au froid de l’escalier, à l’odeur de renfermé. Marca, qui s’était élancée joyeusement, avait ralenti son allure ; il lui semblait maintenant que ces fleurs qu’elle tenait à pleines mains, et dont était chargée la femme de chambre qui la suivait, n’étaient pas à leur place. Alors, elle se demanda avec un serrement de cœur ce que pouvait bien faire sa bonne madame Langlois, dans un petit appartement, au cinquième étage d’une maison pareille. Elle l’avait toujours vue entourée sinon de luxe, au moins d’un grand confortable.

Dans le billet qu’elle avait reçu de son ancienne maîtresse, il avait bien été question d’un grand revers de fortune ; mais la jeunesse heureuse comprend mal le sens des mots : chagrin, malheur ; et Marca se trouvait si peu préparée à ce changement brutal, qu’elle ne savait plus bien quelle contenance faire. Quand elle se trouva enfin au cinquième, elle hésita quelques instants avant de sonner. Julie, la femme de chambre, ne disait rien, mais un pli de sa lèvre indiquait assez son mépris pour cette pauvreté décente.

Madame Langlois, elle-même, vint à la porte et resta un moment sans bien comprendre ; alors elle ouvrit ses bras, toute rayonnante.

— Mais c’est le printemps en personne qui vient me faire visite.

La voix n’était pas changée, ni les belles manières douces et calmes. Marca oubliant toutes ses hésitations, embrassait sa « chère madame » deux fois pour une.

— Vous pouvez me laisser, Julie, dit-elle joyeusement, et ne revenir me chercher qu’à cinq heures ! Marraine le permet. Mettez seulement ces fleurs et le panier au salon. Par ici, n’est-ce pas ? Vous voulez bien de moi pour le déjeuner, chère madame ? j’ai dévalisé un pâtissier aussi bien que le marché aux fleurs — vous savez, j’adore toujours les petits gâteaux… et vous me laisserez mettre le couvert !

Julie, pleine de mépris intérieur, déposa son fardeau, et se glissa hors de « ce taudis », comme elle l’appela, un peu plus tard, à l’office. Marca continua son babillage, mais d’un coup d’œil elle embrassa l’humble logis ; les fleurs entassées sur la table du petit salon, la couvraient tout entière ; Marca reconnut quelques meubles les moins grands, les moins beaux, de l’ancienne maison ; le salon était visiblement en même temps la salle à manger ; un petit buffet, laissait voir à travers ses vitres des assiettes et des verres ; une porte était ouverte sur la chambre à coucher ; et au bout de la petite antichambre mal éclairée, on devinait la cuisine ; c’était tout. Au salon, point de ces jolies bagatelles qui donnent si facilement un air d’élégance même aux demeures modestes ; le strict nécessaire, rien de plus ; un seul fauteuil auprès de la fenêtre ; madame Langlois s’y trouvait maintenant, cherchant à sourire, mais n’y réussissant qu’à demi !

Jusqu’alors Marca avait bavardé, surtout pour n’avoir pas à questionner. Mais maintenant, les larmes aux yeux, elle se mit à genoux, appuyant la tête contre l’épaule de sa vieille amie, très caressante, très enfant.

— Dites ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? j’ai bien le droit de le savoir, puisque je vous aime.

— Ma pauvre enfant, pourquoi vous attrister ? J’aime à vous voir heureuse, cela me fait du bien ; j’oublie, pendant que je vous regarde ; laissez-moi oublier.

— Non. Je ne suis plus une enfant, maintenant ; je saurais vous comprendre et vous plaindre ; j’ai des moments de tristesse — moi aussi.

— Qui ne laissent guère de traces, fit madame Langlois souriant à ce frais visage qu’elle prit dans ses mains.

— Peut-être… C’est qu’il est si bon d’être heureux ! Je ne crois pas que cela rende égoïste ; j’aimerais tant à vous donner un peu de mon bonheur.

— Donnez-moi un peu de votre affection, cela me suffira. Vous avez dix-sept ans, moi j’en ai cinquante-cinq ; vous êtes pleine de vie, moi je me meurs lentement, mais sûrement ; je connais mon mal ; je l’étudie ; chaque jour il fait un peu de progrès que je guette avec beaucoup de sang-froid ; je sais aussi bien que mon médecin qu’il ne me reste que peu de temps à vivre. Je suis comme les animaux blessés, je me cache pour mourir ; j’ai la pudeur de mon mal. Vous êtes étonnée de me voir dans cet appartement si pauvre et si nu ; c’est bien simple : j’ai dû donner — pour sauver quelqu’un — deux cent mille francs, c’était tout ce que j’avais ; la vente de mes meubles, de mes quelques bijoux, a produit de quoi me faire une rente viagère qui me permet de manger tous les jours, de payer un médecin, et d’avoir une femme de ménage qui nettoie l’appartement et qui, le soir, vient faire mon dîner ; les restes du dîner forment mon déjeuner du lendemani que je sers moi-même… vous voyez qu’en effet, vous pourrez mettre le couvert… Vous vouliez savoir : voilà.

Marca resta silencieuse pendant quelques instants ; c’était un effondrement si terrible, si complet que toute parole de consolation eût été banale ; de plus, sans qu’elle s’en rendît bien compte, cette histoire navrante sonnait comme une note discordante au milieu de l’harmonieux épanouissement de sa jeunesse heureuse ; elle aurait voulu voir le bonheur partout, d’abord parce que le cœur chez elle était bon, et puis aussi parce que le chagrin d’autrui lui donnait comme un remords de sa joyeuse insouciance. Tout cela, elle ne le sentait que très vaguement, et les caresses qu’elle prodiguait à madame Langlois n’en étaient pas moins tendres ; enfin elle dit :

— Mais vous avez des amis, de la famille : on ne laisse pas ainsi seule une personne qu’on aime.

— Comme famille, j’avais — un fils ; je ne l’ai plus. Mes amis étaient des connaissances ; il y a des amitiés qui ont besoin d’être habillées de soie. Mes élèves étaient presque toutes, vous le savez, des étrangères qui sont dispersées un peu partout ; elles m’écrivent quelquefois ; cela durera quelques mois encore, et tout sera fini. Vous me restez, ma petite Marca, parce que votre enfance était sans affections, et que vous vous êtes attachée à moi — faute de mieux. Et encore… croyez-vous, mon enfant, que je ne devine pas pourquoi vous n’êtes pas venue me voir plus tôt ? Je connais votre marraine mieux que vous, quoique je ne l’aie vue qu’une fois ; elle vous a donné la permission de passer quelques heures avec moi, parce qu’il faut contenter les caprices des enfants ; mais la permission ne se renouvellera pas souvent ; il vous faudra oublier votre passé ; il faut que mademoiselle de Schneefeld soit tout entière à son brillant présent.

— Mademoiselle de Schneefeld n’oublie pas ceux qu’elle aime ! s’écria Marca avec un élan plein de jeunesse.

— Vous ne m’oublierez pas, chère petite, car votre marraine ne peut rien sur votre cœur ; mais sur vos actions, elle est toute-puissante. Si le malheur vous touchait, vous me reviendriez, ce serait tout naturel…, et j’en suis réduite à espérer ne plus vous voir ! — Mais allons ! nous sommes folles toutes deux ! Attrister un beau jour comme celui-ci, refuser de jouir d’un moment de bonheur, parce qu’on prévoit les tristesses du lendemain ! Mais c’est absurde ! Voyons, mademoiselle, à l’ouvrage ! À nous deux, nous allons faire la toilette de mon salon, et songer à notre déjeuner en tête-à-tête !

Les larmes à dix-sept ans sèchent vite, et quelques minutes plus tard, Marca babillait joyeusement tout en disposant ses bottes de fleurs avec un goût qui lui était naturel ; il y en eut bientôt partout.

Alors ce fut le tour du déjeuner ; la jeune fille se montra adroite, donnant un air de fête à la petite table avec sa nappe bien blanche et ses verres mousseline, seul luxe que madame Langlois eût sauvé du naufrage. Un énorme pâté, flanqué de hors-d’œuvres pour lesquels Marca témoignait d’une partialité désordonnée, offrait de quoi rassasier des appétits plus formidables que ceux des deux femmes ; la jeune fille avait en effet dévalisé le pâtissier, car un dessert très varié attendait son tour, sur le petit buffet. Comme il y avait des œufs frais à la cuisine, Marca avait voulu les faire cuire à la coque. Elle était heureuse : tout l’amusait.

— Que vous me faites du bien, mon enfant, que vous me faites du bien ! répétait madame Langlois, en suivant des yeux tous les jolis mouvements de son ancienne élève. Elle la trouvait très embellie, grandie, la taille bien prise et élégante ; tous les petits riens de sa jolie toilette de jeune fille étaient d’une richesse sobre ; on sentait que de la tête aux pieds, elle ne portait que des articles choisis, venant des meilleurs faiseurs, coûtant très cher ; et cependant elle était mise avec une extrême simplicité. Madame Langlois, tout en l’examinant, se rappelait ses doutes au sujet de cette enfant, qui semblait si bien oubliée, ses craintes pour l’avenir, et elle était heureuse de se rassurer ; elle sourit en pensant aux efforts qu’elle avait faits auprès de Marca pour lui persuader de travailler à gagner son diplôme. Maintenant tout cela n’importait pas ; il était très évident, rien qu’à regarder la jeune fille, qu’elle était choyée, qu’elle était bien à sa place, la vraie enfant de la maison. Elle se fit raconter sa vie de tous les jours : les visites, les occupations, les bals que la petite mondaine adorait. Comment la baronne Amélie ne pouvait la sentir ; pourquoi, Marca n’en savait rien ; comment Claire l’aimait bien, et Maxime aussi…, mais elle ne parlait de son cousin que lorsqu’on la questionnait, et tout de suite elle rougissait ! Et le temps passait horriblement vite au milieu de tous ces bavardages.

Tout d’un coup on entendit le tintement de la sonnette.

— N’ayez pas peur, ce n’est pas une visite bien longue qui s’annonce. Il est deux heures : c’est Pierre Dubois qui me rapporte un livre et qui vient m’en demander un autre. C’est mon dernier élève, un simple ouvrier, ma chère, qui m’intéresse fort. Il faut que je lui ouvre la porte.

— Par exemple !… Et la jeune fille courut ouvrir.

La porte du salon se trouvait juste en face de l’entrée ; le soleil inondait le salon, la fenêtre était grande ouverte, et l’air du printemps était rempli de l’odeur des fleurs ; Marca se trouvait éclairée de la pleine lumière, la face dans l’ombre ; les rayons du soleil faisaient de ses cheveux frisottants une auréole à sa jolie tête, et dessinaient vivement les contours de toute sa jolie personne.

L’ouvrier resta un instant confus devant une apparition aussi inattendue.

— Entrez, monsieur Pierre, vous voyez ! je connais votre nom. Madame Langlois va vous donner un livre.

Le jeune homme restait très gauche, tenant sa casquette à la main, saluant et balbutiant. C’était un garçon d’environ vingt-quatre ans, très proprement vêtu, l’œil vif, avec un air d’intelligence et de décision dans toute sa personne. Il ne pouvait s’empêcher de regarder Marca, comme on regarde un être d’une autre espèce ; son admiration, qu’il lui était impossible de dissimuler, amusait la jeune fille et ne la déconcertait nullement : Pierre n’était qu’un ouvrier.

— Il faut que je présente mes deux élèves l’un à l’autre. Mademoiselle Marca de Schneefeld, qui est venue ce matin m’apporter un peu de joie, pêle mêle avec beaucoup de fleurs, un pâté monstre et des gâteaux qu’elle croque à belles dents. M. Pierre Dubois, correcteur dans un des grands journaux de Paris.

Pierre cherchait quelque chose à dire à cette belle jeune fille et ne trouvait rien ; Marca lui souriait, s’amusant un peu de cet embarras.

— Voyons, mon ami, reprit madame Langlois pour rompre un silence qui devenait gênant, m’apportez-vous la fin de votre travail ? Voici la première partie, corrigée ; voyez, je mets des observations en marge ; ce qui vous manque le plus jusqu’à présent, c’est la simplicité ; vous voulez trop bien faire. On tient mal une plume quand on s’est ganté pour la tenir.

Pendant que madame Langlois causait avec son dernier élève, le questionnant sur ses lectures et lui disant quelques mots bien précis, bien nets, sur les livres qu’elle lui destinait, Marca s’amusait à feuilleter le volume que le jeune homme venait de rapporter : les « Oraisons funèbres » de Bossuet.

— Mais c’est le livre que j’ai gardé si longtemps dans mon pupitre ; vous en souvenez-vous, chère madame ? J’étais une élève bien moins digne de vos soins que monsieur Pierre, je n’aimais que les romans… Tenez, voilà encore le petit bout de ruban rouge qui servait à marquer où je m’étais arrêtée en lisant ; je ne le dérangeais pas souvent.

Pierre n’écoutait presque plus madame Langlois ; il regardait la jeune fille et le livre qu’elle tenait entre les mains. Enfin il lui fallut bien prendre congé, son travail le réclamait ; il était déjà sur le palier quand il se ravisa. Revenant sur ses pas, il dit :

— Pardonnez-moi, Madame, mais il me semble que je n’ai pas lu les « Oraisons funèbres » avec assez de soin ; me permettez-vous de reprendre le volume et de le garder encore quelque temps ?

C’était une chose toute simple à demander, mais il rougissait comme un écolier pris en faute.

— Mais certainement, certainement !

Marca lui rendit le livre, un peu étonnée de son trouble, puis pensa à autre chose. Madame Langlois, qui avait plus d’expérience des choses de la vie, se dit qu’elle ne reverrait plus ses « Oraisons funèbres ». — Pauvre garçon ! pensa-t-elle.

Quand il fut parti, madame Langlois expliqua à Marca comment elle avait fait connaissance avec l’ouvrier, qui demeurait à l’étage supérieur. Un jour, l’ayant trouvée à moitié évanouie à sa porte qu’elle n’avait pas eu la force d’ouvrir, il l’avait soignée comme un fils aurait pu soigner sa mère. Depuis ce jour ils étaient les meilleurs amis du monde ; il avait déjà une instruction faite de pièces et de morceaux, et lui était très reconnaissant des efforts qu’elle faisait pour achever son éducation.

La fin de l’après-midi arriva trop vite ; Marca se sentait meilleure, moins frivole, auprès de cette femme qui savait souffrir avec tant de dignité simple.

Il fallut s’en aller pourtant, quand Julie, toujours respectueusement dédaigneuse, vint la chercher.

— Je reviendrai, je vous promets bien de revenir ! répétait la jeune fille, et madame Langlois souriait tristement.

Quand la porte se referma, la pauvre femme se laissa tomber dans son fauteuil, regardant les fleurs, dont quelques-unes commençaient déjà à se faner, et elle se dit qu’il était très dur de rester ainsi, seule, à attendre la mort.



CHAPITRE X


C’était au salon le jour du vernissage.

Depuis le matin les voitures arrivaient, déposant des femmes en jolies toilettes de printemps, des hommes décorés, à l’entrée du Palais de l’Industrie. Les mondaines les plus paresseuses s’étaient levées de bonne heure, pour arriver avant la foule, ce jour des artistes, cette répétition générale, devenue comme beaucoup de répétitions générales, une vraie « première ». Parmi les piétons, on voyait beaucoup de jeunes gens, les traits un peu contractés par une pensée anxieuse : il s’agissait de savoir si leur tableau était sur la cimaise, ou accroché tout en haut, où on ne le trouverait qu’à coup de livret ; question capitale. Tout ce monde s’engouffrait sous le portique, et montait le grand escalier, très poussiéreux, au milieu de rires, d’exclamations, de saluts envoyés à distance.

La baronne Véra était là, accompagnée de toute sa famille ; elle était vêtue d’une merveilleuse toilette toute noire, à corselet de jais la serrant et montrant bien les contours de sa taille ; elle se sentait en beauté ce jour-là. C’était un moment attendu depuis longtemps, pressenti, savouré d’avance : le triomphe de son peintre. Sans en rien laisser savoir à Ivan, elle avait recueilli les impressions de plusieurs membres du jury ; ces messieurs, d’ordinaire trop occupés à admirer leurs propres œuvres pour accorder beaucoup d’attention à celles des autres, déclaraient cependant que le tableau de M. Nariskine avait fait sensation, et qu’on l’avait très bien placé. Ivan ne se trouvait pas avec elle ; on devait se rencontrer devant le tableau.

Marca n’avait encore rien vu de pareil, et, en entrant dans le grand salon carré, elle se sentit un peu éblouie, ne sachant pas au juste où regarder, ni comment se tourner. Le jour tombait dru et clair, sur toutes ces toiles bariolées, aux couleurs encore humides, et qui semblaient très crues.

Il y avait beaucoup de grands tableaux très mouvementés dans ce salon carré ; des allégories, de grandes « machines historiques », des tableaux religieux ; le grand art enfin, où le génie français se sent toujours un peu mal à l’aise. Quelques portraits de très grands personnages s’imposant par les noms — des modèles. En revanche on voyait des paysages signés de noms bien connus, frais, pénétrés d’air, traités avec un véritable amour de la nature, et cette patience, cette conscience que l’étude de la campagne inspire si souvent. Déjà, à cette heure matinale, les a succès » se dessinaient ; des groupes se formaient ici et là ; les grandes machines étaient fort délaissées, tandis que devant certaines petites toiles, on attendait son tour pour bien voir.

Marca, entraînant Claire, allait à droite et à gauche ; tout l’amusait, tout l’intéressait ; il faut pourtant avouer que ce qui lui plaisait surtout, c’était ce qui racontait une histoire. Elle admira beaucoup une jolie scène de mariage ; le cortège, marié et mariée en tête, suivis de tous les amis, deux par deux, traversant un sentier boisé pour se rendre à l’église ; il lui sembla que le marié, fort joli garçon, et très fier de sa petite femme, ressemblait à Maxime ; seulement elle n’osa faire part de son observation à Claire. Elle serait restée volontiers dans cette grande salle, pleine de monde, où les immenses échelles des vernisseurs circulaient à force de cris de « Place s’il vous plaît ! », mais on l’appela. Véra trouvait tout cela peu intéressant, — le prologue de la pièce, et elle voulait continuer son chemin.

On suivait les salons par ordre alphabétique, passant fort vite devant une prodigieuse quantité de toiles. Marca était un peu éblouie, elle avait même un peu mal aux yeux, mais elle s’amusait beaucoup ; elle surprenait les phrases dédaigneuses des critiques qui prenaient des notes devant les différents tableaux, et s’étonnait de leur sévérité.

On était trop nombreux pour rester toujours ensemble, et tout d’un coup Marca trouva que Maxime avait pris la place de sa sœur.

— Cela vous amuse, petite cousine ?

— Oh ! que oui ! mais je crois que la foule m’amuse encore plus que les peintures.

Les salles succédaient aux salles, et on n’était pas encore à la lettre « N ». Véra commençait à s’impatienter et pressait son entourage ; Marca et Maxime venaient en dernier lieu, la baronne Amélie les surveillait ; mais, comme elle ne voulait pas quitter ses filles d’une semelle, elle n’avait d’autre ressource que de faire des signes à Maxime : signes qui, du reste, ne produisaient aucun effet.

Les cousins se trouvèrent arrêtés un instant par un groupe formé autour d’un tableau ; c’était un portrait en plein air ; une bonne femme de paysanne assise à l’ombre d’un arbre, tricotant à force, un sujet bien vulgaire ; mais la vieille était solidement peinte ; on sentait la vie dans cette figure ridée, figure de brave femme qui a beaucoup peiné, et dont le labeur est maintenant presque fini ; une expression de satisfaction se voyait dans les yeux intelligents et encore vifs ; on sentait que sa lutte avec la vie avait bien tourné ; peut-être un fils élevé à grand’peine, lui faisait-il honneur : en somme un beau portrait racontant une histoire.

— Il est très fort ce garçon-là…

— Qui est-ce ?

— Un nouveau : il n’est pas prix de Rome, ça se voit du reste…

Les observations se croisaient ; Marca ne voyait pas bien le tableau, mais elle se trouvait à côté d’un jeune homme qui, lui non plus, ne regardait pas le tableau ; ses yeux étaient fixés sur une toute jeune femme, dont il avait pris la main, en cachette.

— Tu vois, c’est un grand succès. J’en étais sûre : du reste, tu as travaillé si fort…

Elle murmurait cela très-bas ; Marca l’entendait tout de même.

— Je travaillais pour toi, ma petite femme adorée ; nous ne serons plus si pauvres maintenant… et que la maman sera contente ! Dire que c’est son portrait qui va me faire connaître…

Ils oubliaient la foule, ils étaient bien seuls, lui et elle ; il la trouvait sans doute très jolie avec sa petite robe en étoffe noire, son chapeau démodé, qu’elle s’était fabriqué elle-même.

Il devait faire bon s’aimer ainsi, être pauvres ensemble, rêver ensemble de gloire à venir, trouver les privations faciles à supporter, puisqu’on les supportait à deux. Marca devint très silencieuse tout d’un coup ; il lui semblait que le travail était une chose noble et bonne. Et alors elle regarda Maxime, le beau Maxime qui ne faisait rien, lui, qui se contentait d’être gai et bien vêtu, et fort aimable avec les femmes, trouvant tout naturel de dépenser ce qu’il ne gagnait pas ; elle se demanda pour la première fois, ce que pourrait être un homme comme lui à quarante ans ; en même temps il lui vint une sorte d’étonnement de ce qu’elle l’aimait. Maxime lui demandant la cause de son silence, elle raconta la petite scène dont elle avait été témoin ; les jeunes époux se perdaient lentement dans la foule.

— Très poétique, très vertueux, fit Maxime. Mais pourquoi, diable, la vertu est-elle toujours si mal habillée ?

Marca ne trouva pas la plaisanterie de bon goût ; elle, la rieuse par excellence, était devenue très sérieuse, presqu’émue.

— Si j’étais homme, s’écria-t-elle, je voudrais être quelqu’un, faire une œuvre quelconque, travailler, lutter, vaincre !…

— Oui-dà ! quelle mouche vous pique ? Est-ce par un beau temps de soleil, quand on est jeune, quand tout sourit qu’on doit songer à ces vilaines choses-là ? — C’est pour moi que vous dites cela, ma chère Marca : mais je vous ferai observer que même si je voulais imiter votre héros de tout à l’heure, je ne saurais le faire ; puis je ne vois pas maman posant en bonnet de toile, un tricot à la main.

— Vous tournez tout en ridicule, Maxime ; c’est vraiment trop facile. Tout le monde ne peut pas être artiste, certes, mais il y a d’autres carrières qui ne sont pas à dédaigner.

— Vous voudriez me voir aligner des chiffres comme mon père ? Sachez que je n’arrive jamais à faire une addition sans erreur.

— Vous vous entendez mieux à la soustraction.

— Méchante ! Songez donc, ma mignonne cousine, que ma vie n’est pas sans but ; je travaille très fort — en ce moment même… à vous convaincre ; je lutte, moi aussi, et moi aussi j’espère vaincre…

Sa voix prenait des tons caressants, même quand ses paroles ne voulaient pas dire grand’chose, et Marca ne demandait qu’à se laisser persuader ; mais elle ne répondit pas.

On se trouvait enfin dans la salle N. Au centre du grand panneau, le tableau d’Ivan Nariskine occupait la meilleure place. L’artiste attendait Véra avec impatience ; il rayonnait ; comme il était connu de fort peu de personnes, il ne craignait pas d’être importuné. Il était pleinement heureux ; tout artiste connaît ce moment d’angoisse où il se demande si le tableau, qui faisait bien dans l’atelier, dans la lumière voulue, placé sur un chevalet qui l’isolait, supportera le contact d’autres tableaux, et la lumière souvent désastreuse du Salon ; s’il ne sera pas perdu dans la foule. Cette épreuve est, pour une œuvre d’art, ce que le feu de la rampe est pour une pièce de théâtre : il est impossible de savoir à l’avance quel en sera le sort. L’épreuve, pour le tableau d’Ivan, était faite ; il n’y avait plus à douter. Véra ne s’était pas trompée, c’était l’œuvre de « son peintre » qui était le grand succès du Salon. Ivan devenait célèbre, son talent recevrait bien certainement la consécration du suffrage parisien. Il avait hâte de mettre son triomphe aux pieds de Véra ; il oubliait presque sa prudence, il aurait voulu crier tout haut qu’il aimait cette femme et que cette femme l’aimait.

Bientôt il y eut foule dans la salle N. Véra recevait comme si elle avait été chez elle ; depuis son retour elle avait renoué connaissance avec beaucoup de grands personnages, et beaucoup d’autres grands personnages lui avaient été présentés : on dînait si bien chez elle !

Elle écoutait les compliments avec son sourire un peu énigmatique : elle présentait Ivan à tout le monde, et savourait pleinement son triomphe ; elle trouvait que le succès lui seyait : il était bien à l’aise, très franchement heureux, et un regard furtif disait de temps à autre qu’il n’avait jamais été plus amoureux.

Véra, par la suite, se rappela ce jour comme l’apogée même de son bonheur ; beaucoup de petites satisfactions venaient s’ajouter à son triomphe ; on ne voyait qu’elle, on ne songeait qu’à elle ; la famille de son mari lui servait de cortège, rien de plus ; elle, l’aventurière, était le centre de toutes choses. On le sentait bien à l’attitude obséquieuse de son beau-frère Jean ; il lui portait son ombrelle, son livret, il eût fait ses commissions si elle l’eût exigé. Amélie, heureusement pour elle, était trop affairée de son côté pour souffrir pleinement de l’humble position qui lui était faite ; elle guettait tous les groupes qui passaient, attendant évidemment quelqu’un.

Marca avait un peu perdu de sa gaîté, et Maxime, qui trouvait que la mission de toute personne qu’il honorait de ses attentions était de l’amuser, l’avait quittée ; elle pouvait l’apercevoir, dans la salle à côté, causant et riant, avec une jolie personne aux cheveux d’un blond trop ardent. Malgré elle, Marca revoyait le jeune couple de tout à l’heure qui, dans la foule, se sentait si bien isolé par l’amour.

Elle s’était assise sur la longue banquette en face du tableau d’Ivan Nariskine et Laure se trouvait à côté d’elle. Il n’y avait pas grande sympathie entre les jeunes filles ; outre la différence d’âge, et l’importance d’une fille qui allait bientôt se marier, il y avait du côté de Laure, un peu des dispositions malveillantes de sa mère pour Marca. Toutefois la jeunesse a des besoins d’expansion qui renversent toute barrière, et Laure quelquefois se laissait aller à causer avec Marca.

— Qu’as-tu donc à regarder ainsi ce tableau ? Serais-tu éprise du peintre !

— Non, fit Marca, souriant tranquillement.

— Alors, cause, parle-moi, dis n’importe quoi, je ne peux plus rester ainsi, ayant l’air d’attendre…

— Comment d’attendre ?

Et Marca, regardant sa cousine avec un peu d’attention, vit qu’elle était très émue, qu’elle changeait de couleur à chaque instant, que ses mains se taquinaient l’une l’autre.

— C’est pourtant vrai que j’attends ! Ce Salon, ma petite Marca, n’est pas seulement une exposition d’œuvres d’art ; on y exhibe d’autres marchandises, des filles à marier par exemple. On m’exhibe ainsi, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, depuis trois ans, et je commence à en avoir assez. D’abord cela ne me faisait rien ; je me disais : « C’est l’usage ; le mariage est une nécessité sociale dont on se tire comme l’on peut ; une question d’argent, de convenances, de position mondaine ; je fais comme les autres. » Seulement il y a eu du « tirage » comme dit Maxime, la dot n’étant pas en harmonie avec notre train de maison ; plus d’une fois un prétendant m’a fait de belles phrases sur la sympathie que je lui inspirais, mais la sympathie dans ces cas-là se trouve être comme ces ballons d’enfants, qui, à une piqûre d’épingle, se dégonflent ; il ne reste qu’un peu de caoutchouc tout ridé dans la main. Papa a eu bien du mal, j’en suis sûre, et il finit par m’en vouloir de toutes ces difficultés…

— Mais tu es l’enfant chérie de ton père ; vois comme il est fier de ta beauté, car tu es très belle, ma chère Laure…

Laure ne répondit que par un sourire dédaigneux. Marca l’avait toujours vue si calme, si maîtresse d’elle-même, qu’elle ne comprenait rien à cette subite colère ; elle voulut prendre la main de la jeune fille, attirée par cette souffrance qu’elle n’avait pas devinée ; mais Laure avait un besoin de parler, non pas un besoin d’affection ; elle faisait ses confidences à Marca, parce que Marca se trouvait là à point.

— Tu croyais, n’est-ce pas, que cela m’amusait ; que toutes les photographies qui me passaient entre les mains faisaient battre mon cœur ? Vraiment il aurait eu à battre par trop souvent ! Vois tu, on devrait nous faire tirer à la courte paille ; ce serait bien plus simple, et on ne se tromperait pas plus souvent ! Crois-tu que ce qu’on voit d’un monsieur pendant cinq minutes peut vous apprendre à le connaître ? qu’il porte sur son visage l’empreinte de toutes ses qualités et de tous ses vices ? que la coupe de son habit ou de sa barbe soit un indice du bonheur ou du chagrin qu’il peut vous causer ? Quand je dis à maman que je voudrais voir mon futur mari souvent, très souvent, avant de rien décider, elle me répond que c’est impossible, que cela ne se fait pas, qu’il ne peut être reçu dans notre intimité qu’en qualité de fiancé, et qu’une fois fiancée, il me sera impossible de reculer. Tu vois que la courte paille aurait du bon. Tout à l’heure nous verrons maman — est-elle rouge aujourd’hui, maman ! — s’avancer vers un groupe d’amis ; on sourira beaucoup, on se traitera de « chère », on fera beaucoup de phrases, et au milieu du groupe se trouvera un monsieur que je n’ai jamais vu et que dans deux mois je jurerai probablement d’aimer à tout jamais. Mon père m’a signifié qu’il fallait enfin me décider, qu’il en avait assez, lui aussi ; tante Véra double ma dot et M. des Granges, le « petit des Granges », comme on l’appelle, consent à me regarder beaucoup. Il y a longtemps que cela traîne ; sans le cadeau de ma tante, le petit vicomte se serait trouvé trop jeune pour se marier, et j’aurais été autorisée à aimer passionnément quelqu’autre monsieur aux prétentions moins exagérées.

— Mais pourquoi te laisser faire ? Tu seras malheureuse… Après tout, c’est pour toi-même que tu te maries, ce n’est pas pour ton père.

— Des mots, tout cela. Une fille se marie, comme un homme se fait avocat, banquier ou voleur ; c’est une position, sociale. Va ! Je ne ferai pas la difficile ! Si le petit des Granges n’a pas l’air absolument méchant, ou absolument sot, s’il n’est que nul, je dirai oui ; je l’épouserai surtout par écœurement ; on a sa fierté, et il vient un moment où on consentirait à n’importe quoi, plutôt qu’à être promenée de nouveau de prétendant en prétendant…

— Ma pauvre Laure !

— Bah ! Je suis d’humeur maussade aujourd’hui ; je prends les choses au tragique… si maman pouvait m’entendre ! Mais rassure-toi, demain cela sera passé ; je ne suis une révoltée que par boutade. Il y a des compensations ; quelquefois, après m’être fait de belles tirades à moi-même, je trouve une idée nouvelle pour ma robe de noce, et je ne fais plus de tirades. Puis, vois-tu, on m’appellera madame la Vicomtesse… Et elle se mit à rire d’un rire nerveux qui faisait peine.

En ce moment même la petite scène décrite d’avance par la jeune fille commençait tout à côté. Du coin de l’œil, Laure vit les sourires, les gestes ; et, reprenant son impassibilité de fille bien élevée, elle se remit à causer à mi-voix avec Marca, qui était bien plus émue en apparence que sa cousine.

Le petit vicomte, un jeune homme très pâle, très blond, d’assez chétive apparence, se tenait auprès de sa mère ; il regarda furtivement du côté des deux jeunes filles, et murmura :

— Charmante ! charmante ! j’adore le bleu. La baronne Amélie lui lança un regard furieux ; sa fille portait une toilette grise ; c’était Marca qui était habillée de bleu. La mère du jeune homme lui dit quelque chose à l’oreille, et, sans se déconcerter le moins du monde, il continua :

— Charmante idée, nœud bleu ciel sur robe grise. C’est une beauté que mademoiselle votre fille…

Laure avait reçu ses instructions, et le plus naturellement possible, prenant le bras de sa cousine, elle s’avança vers le tableau de M. Nariskine comme pour l’examiner avec plus d’attention ; ce fut devant l’image si vivante de cette pauvre petite, qui elle aussi faisait son métier, que la présentation eut lieu. Laure fut parfaite : Marca ne pouvait s’empêcher d’admirer sa puissance sur elle-même.

Mais tout en admirant, elle se sentit le cœur serré, et d’instinct chercha à s’éloigner.

— Vous êtes triste. Mademoiselle. Je ne vous connaissais pas encore sous cet aspect.

Nariskine qui la guettait depuis quelques instants, lui dit cela d’un ton d’intérêt si vif, que Marca lui en sut gré. En effet, elle se sentait fort triste, très étrangère, au milieu de ces affaires de famille, abandonnée de Maxime, qui avait sans doute suivi la jeune personne aux cheveux ardents. Elle ne répondit pas tout de suite au peintre ; mais suivant son idée personnelle et désignant le modèle du tableau :

— Elle vous a raconté son histoire ? lui demanda-t-elle.

— Je crois que je l’ai plutôt devinée. Quand on a beaucoup souffert soi-même, on comprend vite les souffrances des autres.

— C’est pour cela que vous êtes venu à moi, me voyant un peu seule. Merci ; je ne vous taquinerai plus quand vous me ferez poser.

Elle souriait, mais pas très gaîment ; bientôt tout en regardant le tableau, elle ajouta :

— Il me semble que maintenant je comprends toutes les angoisses, toutes les révoltes de cette pauvre fille forcée de gagner son pain comme elle peut. Vous avez été poète, monsieur Nariskine, aussi bien que peintre, pendant que vous faisiez ce tableau, et c’est pour cela que je l’aime.

— J’ai reçu beaucoup de compliments aujourd’hui. Mademoiselle, qui m’ont fait grand plaisir, qui m’ont un peu grisé, même, je crois ; mais aucun ne m’a été au cœur autant que vôtre.

— C’est que le mien n’est pas un compliment ; c’est une pensée que je vous exprime, voilà tout.

Et très franchement, les yeux levés vers les siens, elle lui tendit la main.

Ils étaient un peu à l’écart, et leur causerie avait un air de tête-à-tête. En ce moment le baron Jean était assis auprès de sa belle-sœur, toujours rayonnante.

— Eh bien, Jean, vous voilà satisfait, je l’espère ; vos angoisses paternelles semblent sur le point de finir.

— Grâce à vous, ma chère Véra, je pourrai me reposer pendant un an ou deux ; Claire semble plus jeune qu’elle ne l’est en réalité ; il faudra penser à Marca avant elle. Elle est jolie en ce moment, regardez-la !

C’était juste au moment où Marca donnait sa main, avec sa franchise innocente, au peintre.

— Tiens ! tiens ! observa le beau-frère, mais on dirait qu’elle fait ses affaires elle-même. Elle a donc du goût pour les arts ?

— Que voulez-vous dire ? fit Véra s’oubliant un instant.

Jean nota le ton aigre de cette exclamation et ne l’oublia pas.

— Elle, songer à M. Nariskine ? Mais elle ne fait que le taquiner. Elle lui demande probablement pardon de ses boutades d’enfant gâtée pendant les séances.

Véra avait repris son beau sang-froid, et souriait dédaigneusement.

— Du reste, ajouta-t-elle, il la considère comme une petite fille ; il pourrait presque être son père.

— Un père un peu jeune, ma chère Véra, répondit Jean, qui poursuivait son idée. Je serais bien surpris s’il avait plus de trente-deux ans, et Marca en a dix-sept.

Véra eut un tremblement presqu’imperceptible de la lèvre ; pour la première fois peut-être, devant la brutalité des chiffres, elle comprit qu’elle était beaucoup plus âgée que son amant.

Jean continua avec une fausse bonhomie :

— Les artistes sont à la mode ; beaucoup de jeunes filles très riches et bien nées ne demandent pas mieux que de prendre le nom d’un homme qui fait beaucoup parler de lui ; et voilà votre protégé en train d’être acclamé comme un génie nouveau… Je vous conseille d’y songer : d’abord, les artistes planent au-dessus des préjugés que nous autres nous sommes forcés de respecter ; et, après tout la naissance de Marca…

— Marca est ma fille d’adoption, cela suffit. Vous savez bien que ce n’est pas M. Nariskine qu’elle doit épouser, mais votre fils Maxime.

Elle dit cela avec une franchise brusque.

— Hé ! hé ! fit le baron de sa voix de fausset, Amélie a des préjugés, elle, beaucoup de préjugés même ; elle tient à avoir une belle-fille bien née…

— Elle veut donc que je me fâche à la fin, votre femme ? Elle a encore une fille à marier, qui n’est pas jolie, celle-là, et qui aurait grand besoin de trouver un million dans sa corbeille de noces. Dites-lui bien que je ne lui demande pas son consentement, mais que je le lui achète ! Maxime n’a pas une réputation de jeune homme facile à marier, il fait des dettes : j’en sais quelque chose, moi ! Et où trouverait-il une femme aussi riche que Marca, et qui, par-dessus le marché, ne demande qu’à l’adorer, — je ne sais pas trop pourquoi, par exemple ! Maintenant, c’est à vous de raisonner votre femme ; j’ai dit mon dernier mot.

Elle se leva. Tout cela, elle l’avait débité brutalement, sans ménagement aucun ; chaque phrase cinglait comme un coup de cravache. Il y avait plus dans ce changement d’attitude qu’une colère de belle-sœur. Jusqu’à présent elle avait toujours dit qu’elle ne marierait pas Marca de sitôt, qu’elle comptait la garder quelques années auprès d’elle ; et si par sa façon d’être elle avait encouragé l’idée que Maxime pourrait bien être le mari de sa fille adoptive au bout de ces quelques années — jamais elle ne l’avait dit formellement.

Jean sourit discrètement ; il croyait avoir trouvé ce qu’il cherchait.



CHAPITRE XI


La fin de la saison fut très brillante cette année-là. Il y avait beaucoup de bals ; on dansait chez la baronne Véra toutes les semaines, et Marca s’amusait comme une folle ; à son âge le besoin de mouvement, la joie de vivre, l’ardeur pour tout ce qui ressemble au plaisir sont choses si naturelles, qu’on s’étonne quand on trouve le contraire chez une jeune fille. Marca n’avait pas l’air un peu chétif et pâle des jeunes Parisiennes ; on sentait qu’elle avait été élevée à la campagne ; on aurait pu deviner que du sang de paysans lui donnait son air de vigueur et de belle santé. Sa marraine était contente d’elle, elle prenait plaisir à l’entendre rire, et ses petits succès de jeune fille flattaient son amour-propre. Si Marca eût été laide, gauche, délaissée, Véra, malgré son désir d’être désagréable à sa belle-sœur, n’eût pas déclaré sur tous les tons qu’elle la considérait comme sa fille, son héritière.

Ces déclarations portaient leurs fruits. Plusieurs demandes formelles, beaucoup de démarches à demi officielles, arrivaient jusqu’à Véra, qui ne manquait jamais d’en faire part à la jeune fille.

— Laissez-moi m’amuser, marraine.

— Tu ne veux donc pas le marier ?

Marca rougissait, en répondant qu’elle avait le temps de penser aux choses sérieuses, et de plus, qu’elle voulait connaître et aimer celui qui serait son mari ; puis, voyant le sourire de sa marraine, elle souriait aussi, et s’esquivait, bien persuadée que ce mari qu’elle devait aimer était déjà choisi.

Depuis le jour du vernissage, le baron Jean n’avait pas abordé de question délicate avec sa belle-sœur. Il y avait trêve ; on s’occupait beaucoup de Laure, dont le mariage était décidé et qui jouait à ravir son rôle de fiancée. Le jour de la noce pourtant n’était pas fixé ; un oncle du vicomte, un oncle à héritage bien entendu, se trouvait dans un état de santé inquiétant ; des sentiments d’affection presque filiale empêchaient le jeune homme de songer à un mariage immédiat. En attendant il faisait sa cour ; un bouquet ou une bonbonnière témoignait chaque matin de l’ardeur de ses sentiments.

Ivan était maintenant un peu moins sous le joug de sa belle amie. Son succès avait été grand, incontesté ; on recherchait beaucoup l’artiste dans ce monde parisien toujours en quête de réputations nouvelles. Véra elle-même le poussait à se faire voir ; son amour-propre était flatté de cette gloire naissante. Ivan avait reçu une première médaille, on parlait pour lui de la décoration.

Bientôt toutes les toiles accumulées dans son atelier, jusqu’à ses moindres esquisses, étaient enlevées à des prix fous. Il était étonné de cette popularité subite ; il en était enchanté aussi : c’était le dédommagement de bien des années de privations ; il ne savait au juste que faire de tant d’or, n’ayant jamais été gâté sous ce rapport. Il lui semblait qu’il avait jusqu’alors vécu dans une demi-obscurité, ne voyant le grand jour qu’à travers une fente dans le mur de sa prison : et maintenant le soleil l’inondait, il aspirait l’air libre à pleins poumons ; il était, comme il l’avait dit à Marca devant son tableau, un peu grisé.

Il fit beaucoup de connaissances pendant ces jolis mois de mai et de juin, et ébaucha quelques amitiés. Dans plusieurs intérieurs charmants d’artistes célèbres, il se vit accueilli avec un véritable plaisir.

La maison où il était le plus intime, celle d’un peintre, étranger comme lui, et très à la mode, lui semblait l’idéal de ce qu’un intérieur d’artiste pouvait être. On y était reçu en ami ; on causait à cœur ouvert autour d’une table excellente ; la maîtresse de maison, jeune et charmante, devenue très artiste elle-même par amour pour son mari, donnait la grâce et le bon ton à ces réunions familières ; deux enfants ravissants venaient se faire embrasser au dessert. Ivan s’en retournait, après chacune de ces soirées intimes, le cœur un peu serré ; son logement de garçon, attenant à son atelier, lui semblait alors insupportablement triste et laid ; il cherchait, dans sa solitude, à sentir encore sous ses lèvres ces joues fraîches d’enfants et à entendre leurs voix et leurs rires. La jeune femme marieuse d’instinct, comme toute femme qui a trouvé le bonheur à son foyer, lui parlait mariage.

— Je suis voué au célibat… répondait-il.

— On dit toujours cela ; puis on change d’idée, heureusement. C’est par un vil sentiment d’égoïsme que je vous parle. Notre maison a besoin d’un pendant : votre femme sera charmante, je le sais d’avance, et nous voisinerons.

— Quelle femme charmante voudrait de moi ? je suis gauche, laid, et quelquefois je me sens si vieux…

Elle ne pouvait en tirer plus.

— Bah ! lui disait son mari, il a quelque liaison, et la chaîne commence à lui peser, ou je ne m’y connais pas. Un peu de patience, et elle se cassera d’elle-même, étant déjà très rouillée.

Le tableau de la serre n’avait pas été touché depuis l’ouverture du Salon, et Ivan n’allait plus chez Véra que fort irrégulièrement. D’abord, elle ne s’en inquiéta pas. Elle lui faisait raconter ses soirées, ses succès mondains. Ils se rencontraient dans un certain nombre de maisons, mais le monde artistique, qu’il fréquentait surtout, n’était pas le monde de la baronne. Aussi en était-elle fort curieuse ; elle questionnait, voulait savoir si les femmes étaient jolies, honnêtes ; si ce n’était pas, au fond, toujours la bohème, un peu dorée par le luxe. Peu à peu elle trouva que les réponses manquaient d’abandon ; Ivan, qui jusqu’alors mettait son âme à nu devant elle, avait des réticences, il ne disait que la moitié de sa pensée : il restait quelquefois un peu absorbé et distrait à ses côtés. Certes il l’aimait toujours, il avait encore des élans de passion ; mais elle ne possédait plus son être tout entier, il avait des intérêts, des admirations, des pensées où elle n’était pour rien. Il lui échappait sans s’en rendre compte lui-même.

Alors elle eut peur. Cette femme restée froide très longtemps, avait mis sa vie entière dans sa passion ; toutes ses pensées, toutes ses aspirations, toutes ses ambitions étaient concentrées dans son amant, qu’elle considérait comme sa création, sa propriété. L’idée qu’il pourrait un jour aimer une autre qu’elle ne lui vint pas encore à l’esprit ; mais il menait une vie qui le séparait trop d’elle ; à cela il fallait apporter remède.

Le moyen fut très simple. L’été, avec ses chaleurs, venait à grands pas. Véra, qui avait fait remettre à neuf et agrandir la maison de campagne, résolut de la remplir de monde. Elle eût préféré s’y enfermer avec Marca et Ivan, mais cela n’était guère possible. Elle invita son beau-frère et toute sa famille, y compris le gendre futur. Les de Vignon devaient venir passer une quinzaine au mois d’août ; d’autres amis étaient invités pour des époques différentes. Ivan, promettant de travailler sérieusement à son tableau, consentait à passer la saison entière aux « Ombrages » : c’était le nom de la propriété. Il avait assez flâné, la fièvre du travail le reprenait, et l’idée de la campagne lui souriait.

Tout semblait arrangé pour le mieux et Véra sentit ses inquiétudes sourdes s’apaiser tout-à-fait.

On s’installa à la campagne dans les premiers jours de juillet. Il faisait un temps splendide, le jardin et le parc étaient pleins de verdure touffue et de fleurs : tout le monde semblait disposé à jouir pleinement de la belle saison. Véra, avec un véritable tact, avait laissé à Paris, tout son luxe un peu écrasant ; la maison était meublée avec une simplicité gaie ; les salons étaient tendus de perse, tous les meubles légers et dans les tons clairs, les parquets couverts de nattes américaines, comme dans une maison de planteurs. Les toilettes des femmes étaient rigoureusement simples : de la toile, de la mousseline, beaucoup de blanc bien frais, pas de dentelles, à peine quelques rubans ; on voulait s’amuser et on s’habillait en conséquence.

Ivan sut gré à la baronne de tous ces détails ; ils lui rappelaient cette première saison de leurs amours, où les distances avaient été oubliées, où le pauvre peintre s’était senti l’égal de la grande dame. Ces distances n’existaient plus maintenant, mais cependant il n’avait jamais été tout-à-fait à son aise dans les grands salons du parc Monceau. Aux Ombrages c’était différent. En outre il se sentait heureux dans cet endroit adorable. Le château était situé à mi-côte d’une colline, qui descendait jusqu’à la Seine. Toute la partie inférieure était disposée en jardin ; au bord même de l’eau, quelques beaux saules ombrageaient une petite maison de bain. Au delà de la maison, la colline était très boisée : de petits sentiers montaient tout doucement au sommet, d’où la vue était splendide. La Seine, avec ses jolis détours déroulait son ruban d’argent au milieu de cette ravissante campagne des environs de Paris, pleine de collines, de touffes d’arbres, de champs bien cultivés, de bois sombres. Au loin on apercevait la grande ville à demi noyée dans la vapeur du jour ; quelques monuments seuls se distinguaient ; le soleil touchait le dôme doré des Invalides ; l’Arc-de-Triomphe se dessinait fièrement, et tout le resté s’étendait en une ligne indécise, immense ; on croyait presqu’entendre la rumeur de la ville géante ; son haleine retombait lourdement sur elle-même, l’enveloppant, la voilant à demi aux regards.

Jamais résidence d’été ne fut mieux disposée pour des amoureux en quête de coins mystérieux, d’où l’on pouvait à deux admirer un joli paysage et écouter le chant des oiseaux.

Marca un jour en fit un peu malicieusement la remarque à Laure, qui prenait volontiers de jolis airs de fiancée, surtout quand M. des Granges pouvait la voir ; mais ce jour-là les deux jeunes filles se trouvaient seules : il était inutile de poser. Laure eut un instant de franchise brusque ; elle s’arrêta, regarda sa compagne bien en face et lui dit :

— Tu es drôle avec tes petits coins poétiques ! Ah ! que je voudrais que tout cela finisse ! Être mariée et ne plus y penser. Cette cour forcée m’assomme… Nous jouons une comédie, nous savons que nous ne faisons que répéter nos rôles ; tout le monde le sait autour de nous… Mais il est convenu que nous sommes amoureux ; les grands parents nous regardent la larme à l’œil, songeant à leur jeune temps où ils jouaient aussi dans une comédie de société — et on chuchotte, de façon à être entendu : « Sont-ils gentils nos deux tourtereaux !… »

— Mais il ne faut pas épouser M. des Granges, si tu ne l’aimes pas !

— Est-ce que je sais si je l’aime ou non ! Je saurai cela, après. Maman me dit qu’on aime toujours son mari ; je suppose qu’on trouve cet amour-là caché quelque part parmi les dentelles de la corbeille. En tous les cas, il ne me déplaît pas : c’est la phrase reçue, celle-là ; mais quand, par malheur, nous nous trouvons vraiment seuls, nous n’avons plus rien à nous dire — rien ! Aussi je n’ai que faire de tes coins poétiques et solitaires. Garde-les pour toi, ma chère, puisqu’il te faut le grand orchestre du sentiment. Seulement je te préviens d’une chose, c’est que Maxime est un peu comme moi, il ne croit pas beaucoup à la grande passion ; il change volontiers la pièce d’or contre beaucoup de petite monnaie ; c’est plus utile dans la vie.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Non, sois franche, je l’exige ; tu m’as plus d’une fois dit des choses de ce genre, et j’ai bien le droit de te demander où tu veux en venir.

Marca tenait sa cousine par la main, elle était pâle et ne riait pas ; elle voulait savoir, à la fin ;

— Bah ! tout ce que je veux dire c’est ceci : ne prends pas Maxime trop au sérieux. Je t’assure que je te dis cela en bonne amitié ; tu me déplaisais beaucoup dans les commencements, maintenant je ne te veux pas de mal : je suis casée, moi, et cela me rend indulgente.

— Est-ce Maxime qui t’a chargée de me dire cela, ou ta mère ?

— Ni l’un ni l’autre ; c’est un simple avis que je te donne. Je ne suis pas née aveugle : tu crois aimer Maxime, tu ne demanderais qu’à aller avec lui en quête de jolis coins d’amoureux ; eh, bien ! n’y va pas trop : je crois que ce mariage ne se fera jamais.

Cette fois Laure arracha sa main de celle de Marca et descendit en courant. Marca ne chercha pas à la retenir ; elle resta appuyée contre un arbre, à regarder machinalement le sentier étroit qui descendait en lacets vers la maison, et qui était bordé de violettes attardées qui sentaient bon. Il y a des moments dans la vie où les choses extérieures se mêlent d’une façon singulière avec les pensées ; la forte odeur du bois, cette odeur faite des émanations de la terre, des petites fleurs sauvages, de la puissante verdure des arbres, lui montait au cerveau ; elle écoutait avec une attention presque pénible le tapage de milliers d’oiseaux cherchant leur gîte de la nuit. Au milieu de tout cela, les paroles de Laure : « Je crois que ce mariage ne se fera jamais », se répétaient dans son esprit comme un refrain irritant.

Alors elle se rappela que par elle-même elle n’était rien, qu’elle ne possédait rien, pas même son nom ; elle oubliait cela très souvent, se laissant aller à la joie de vivre, mais de temps en temps la vérité se faisait sentir. Elle était la Cendrillon dont une fée avait changé les haillons en soie et en dentelles, et qui pourrait bien, au coup de minuit, se retrouver pauvre et honteuse ; le prince Charmant ne la reconnaîtrait pas, et tout serait dit. Ses larmes coulèrent sans qu’elle le sut ; elle restait immobile à ce point que deux oiseaux qui se battaient roulèrent à ses pieds, sans s’inquiéter de sa présence. Elle sentait à ce moment, que malgré les défauts de Maxime — et elle ne se cachait plus qu’il avait des défauts — elle l’aimait de toutes ses forces. Si Laure lui avait parlé ainsi, c’est qu’elle se faisait l’écho du sentiment général de la famille : on ne voulait pas d’elle, et elle était trop fière pour songer à s’imposer à qui que ce fût. Cendrillon… Cendrillon… se répétait-elle, et les larmes roulaient de ses yeux.

Le soir venait tout doucement, et Marca ne s’en apercevait pas ; les cris des oiseaux avaient cessé, elle était si bien absorbée qu’elle n’entendait même pas le froissement des feuilles sèches sous le pas d’un homme. Ivan était à ses côtés avant qu’elle se fût doutée de sa présence.

— Vous ici, mademoiselle, seule et — triste.

Il s’arrêta très étonné. Il venait de faire une grande tournée, et portait un attirail de peintre sur le dos ; la poussière de la route couvrait ses vêtements ; il n’était certes pas le prince Charmant dont rêvent les têtes de dix-huit ans. Marca leva les yeux vers lui ; elle sentait que cet homme, qui lui semblait vieux, qui n’était pas beau, qui avait été malheureux, était tout fait pour le rôle de confident.

Elle lui dit, souriant à moitié :

— Je ne suis pas triste souvent, mais quand par hasard je le suis, il me semble que c’est toujours vous qui me consolez, et que vous seul avez ce droit : vous dont la jeunesse a été solitaire et dure.

— Ce n’est pas seulement une tristesse vague qui vous fait pleurer aujourd’hui, dit le peintre ; vous avez un chagrin réel, Marca.

— Oui, répondit-elle simplement, on m’a fait de la peine.

Il aurait voulu lui en demander plus, mais il n’osa pas. Il éprouvait une très grande sympathie pour cette jeune fille, qui n’appartenait en réalité à personne, qu’un caprice avait recueillie, qu’un caprice pouvait rejeter seule dans le monde. Il trouvait que Véra agissait fort à la légère en laissant croire que Maxime devait épouser cette enfant dont il n’était pas digne. Il était toujours très sévère pour Maxime, En ce moment, il était plus que sévère pour lui ; il le détestait cordialement, lui attribuant les larmes de la jeune fille. Il tenait la main de Marca dans la sienne et répétait, sans bien se rendre compte de ce qu’il disait : « Pauvre enfant ; pauvre petite !… », et n’osait lui laisser voir toutes ses pensées.

— Là. Merci, vous m’avez fait du bien, monsieur Nariskine, C’est fini ; il ne faut pas que ma marraine devine que j’ai pleuré ; elle me demanderait la raison de mes larmes, et cela, je ne pourrais le lui dire…

— Ni à moi non plus ?

— Ni à vous non plus… encore moins. Ce n’est pas bien grave, puisque déjà je peux rire ; un peu d’eau fraîche sur les yeux, et il n’y paraîtra plus. Je crois, voyez-vous, que j’ai pris les choses plus au tragique qu’il ne faudrait. Descendons-nous ensemble ?

Ivan garda sa main, comme pour la conduire dans le petit sentier, juste assez large pour deux, et Marca oublia de la lui reprendre ; il lui semblait avoir trouvé un grand frère, très fort et très bon. Véra, d’une fenêtre, les vit rentrer ainsi. Elle quitta brusquement le groupe au milieu duquel elle se trouvait, et alla rejoindre Ivan au moment où celui-ci se disposait à se rendre, chez lui : on lui avait donné comme logement un petit pavillon situé dans le jardin à peu de distance de la grande maison.

— Que faisiez-vous tout à l’heure avec Marca ?

— Je venais de la rencontrer dans le bois où elle pleurait. On lui a fait de la peine ; comment — je n’en sais rien ; j’ai essayé de la consoler et de vous la ramener, rieuse comme d’ordinaire ; ses chagrins ne sont encore que chagrins d’enfant.

Véra le regarda dans les yeux ; il était parfaitement calme, et elle sentait qu’il ne disait que la vérité ; elle se mordit les lèvres, s’en voulant de son moment de jalousie ridicule ; les paroles de Jean n’étaient donc pas oubliées ?

— Ne la consolez pas trop devant les autres, mon cher Ivan, ou l’on croira que vous en êtes amoureux. À tantôt !



CHAPITRE XII


Véra était trop complètement sûre d’elle-même pour ne pas dédaigner les petites précautions ordinaires aux autres femmes. Elle avait dit à son amant : « On vous croira amoureux d’elle », parce que l’idée d’un amour pareil était trop invraisemblable et ridicule pour qu’elle daignât craindre d’en parler. Il fallait avertir Ivan qu’il était entouré de petits esprits capables de croire à cette monstruosité, et elle l’avait fait ; il n’y aurait plus occasion de revenir sur ce sujet.

Elle n’avait pas vu l’effet produit par ses paroles. Ivan était rentré chez lui troublé et inquiet : lui, amoureux de Marca, de cette petite fille qu’il avait essayé de consoler ?… Allons donc !

Il s’assit auprès d’une fenêtre ouverte, cherchant dans le grand silence de la campagne endormie un peu de calme. Il s’était sans doute trop fatigué, il avait marché une bonne partie de la journée, et n’était même pas rentré pour le diner ; la lassitude lui avait donné un peu de fièvre, car certes ses mains étaient brûlantes et ses tempes battaient si fort qu’il ne pouvait même pas penser tranquillement. Il avait besoin de repos. Il resta accoudé à la fenêtre, et peu à peu le calme lui revint. Il oublia presque le sujet auquel il voulait réfléchir ; la beauté de la nuit l’enivrait ; la colline boisée se dressait devant lui ; de grands arbres grimpaient jusque là-haut, où leurs cimes se découpaient nettement sur le ciel, car il faisait un beau clair de lune. Il soufflait une brise fraîche et parfumée ; le bruissement des branches faisait une musique mystérieuse qui venait se perdre doucement à l’oreille du peintre. Le château était masqué par un bouquet d’arbres. Ivan se sentait bien seul, et cette solitude lui semblait délicieuse. Sa fièvre s’apaisait, il lui vint des idées douces, riantes ; il oubliait Véra, le monde, même son art ; il n’était qu’un grand enfant fatigué que la nature berçait en chantant. C’était un état d’esprit qui tenait du rêve, mais du rêve éveillé. Alors, tout d’un coup, sans raison apparente, comme viennent les pensées quand on ne les cherche pas, il songea à la jeune femme de son ami, le peintre italien, il entendit distinctement sa voix très douce lui disant : « Notre maison a besoin d’un pendant… votre femme sera charmante… nous voisinerons… » — et il- eut comme la vision d’un intérieur ravissant, d’une femme jeune accueillant ses amis, et quand cette femme entrevue dans un demi-sommeil se retourna il vit que c’était Marca…

Il se leva en poussant un cri et secoua avec violence cette torpeur douce gui s’était emparée de lui. Comment ! il était traître à ses amours traître à cette passion qui avait été le couronnement de sa jeunesse, sa gloire, car il s’en faisait gloire ! Et maintenant, parce qu’il avait vu quelques intérieurs heureux, parce que des enfants lui avaient mis leurs petits bras autour du cou, il oublierait l’abandon généreux que Véra lui avait fait de sa vie entière ! C’était affreux, c’était faux ! Non Il n’aimait pas cette petite fille ; il avait senti un moment de lassitude, voilà tout, et elle s’était trouvée sur son chemin à ce moment-là. S’il avait porté envie à ses amis qui, eux, pouvaient avouer leur amour, qui montraient avec joie la femme qui portait leur nom et leur donnait des enfants c’est qu’il s’était révolté un instant contre la vie de mensonge qu’il lui fallait vivre à côté de Véra ; qu’il rougissait, pour elle surtout, des rendez-vous clandestins, de l’indifférence jouée en présence des autres. Il était irrité de ce qu’on considérait, en général, Véra comme sa bienfaitrice, comme une grande dame qui aurait mis son orgueil à faire valoir un talent, découvert par elle. Mille petites piqures d’amour-propre, oubliées depuis longtemps, s’envenimaient tout d’un coup. Sans doute, il l’aimait toujours, ne pensait qu’à elle, mais vraiment elle était par trop sûre de lui, elle le considérait par trop comme son bien, sa chose ! Ah ! si elle avait pu devenir sa femme, il eût été fier de la prendre dans ses bras, de crier à haute voix qu’il l’aimait, et qu’ils étaient l’un à l’autre ; jamais il n’eût songé à la comparer aux jeunes femmes qu’il connaissait sinon pour lui donner sans hésiter la palme de la beauté, de la fraîcheur, malgré les années qu’elle devait avoir en plus… car certes elle ne pouvait plus être très jeune…

Il se mit à marcher fiévreusement dans sa chambre, se demandant comment, tout d’un coup, sans raison aucune, il commençait à voir clair en lui-même ; il avait vécu par son imagination pendant toutes ces dernières années, il avait vu cette femme autrement qu’elle n’était en réalité. Le malheur avait voulu qu’ils vécussent maintenant trop près l’un de l’autre ; il l’avait vue à toute heure, dans les moments de fatigue où sa beauté l’abandonnait soudain comme un masque qui tombe ; il l’avait étudiée dans ses rapports avec les gens dont elle se faisait une cour, et il avait fini par comprendre que sa générosité n’était qu’indifférence, que sa bonté n’était que mépris. Ce monde était pour elle un monde de pantins, et elle en jouait parce qu’il faut bien jouer de quelque chose. Et lui donc alors ? Il s’arrêta, sentant une sueur froide lui perler aux tempes…

Alors il devint injuste pour Véra, doutant de la sincérité de sa passion, cherchant à se persuader que toute cette histoire d’un amour unique n’était qu’une fable faite pour l’amuser. Lui, son seul amant ? Qu’en pouvait-il savoir ? Elle était veuve déjà depuis plusieurs années quand il s’était trouvé sur son chemin ; et avant son mariage — elle l’avait dit elle-même, avec cette franchise qui était un trait marquant chez elle — on la traitait d’aventurière ! La naïveté dont il avait fait preuve dans toutes ses relations avec cette femme, révoltait son amour-propre ; il connaissait la vie maintenant, ou croyait la connaître, et plus il s’imaginait avoir été dupe, plus il était prêt à soupçonner une nouvelle tromperie partout.

Et au fond de toutes ses révoltes, il y avait une vérité qu’il ne voulait pas voir ; il aimait mieux rejeter la faute sur les circonstances, sur l’aveuglement passé, sur Véra elle-même que de s’avouer que chez lui cette passion, qui avait été si frénétique, dont il avait fait la poésie de sa vie, était une chaîne usée qui lui pesait, dont il cherchait, sans bien le savoir, à se débarrasser. Son roman, qu’il avait cru merveilleux, unique en son genre, devenait une histoire banale, vulgaire au possible.

Ivan passa une nuit atroce. Vingt fois il fut sur le point de fuir, de prétexter n’importe quoi pour expliquer un départ subit ; vingt fois il commença une lettre où il disait à Véra que cette vie, où à chaque instant il fallait s’observer, était au-dessus de ses forces, une lettre où, entre les lignes, la malheureuse eût pu lire ces mots : « Je ne vous aime plus… » — et vingt fois il déchira le papier.

Le soleil se leva, et il n’avait encore rien résolu. Il se jeta sur son lit et dormit quelques heures ; il se leva mécontent, plus irrésolu que jamais, accablé, à moitié malade. Le premier son qui frappa son oreille fut une jolie romance chantée à pleine voix par Marca. C’était sa façon de réveiller les paresseux du château ; tout en chantant de sa voix fraîche et très souple, elle faisait de gros bouquets pour le salon. Ivan se cacha pour la regarder ; il lui sembla voir le printemps en personne qui l’appelait et qui ne demandait qu’à lui jeter des fleurs. Il eut une envie folle d’aller à elle et de lui dire qu’il la trouvait jolie, charmante ; il n’osa bouger ; il resta caché derrière ses rideaux, la suivant des yeux.

Il contemplait cette jeunesse toute joyeuse et il lui sembla que Véra était vieille ; il voyait une perspective de vie heureuse, entourée, respectée, et sa vie de mensonge lui soulevait le cœur. Bientôt il n’entendit plus le joli chant, mais des éclats de rire venaient jusqu’à lui et lui faisaient mal : Marca n’était plus seule au jardin, Maxime l’aidait à faire ses bouquets, et ils riaient et bavardaient ensemble. On devait les marier, et ils étaient heureux.

Marca s’était peut-être endormie entre deux sanglots comme un enfant qui a le cœur gros, et, comme cet enfant, elle s’était réveillée, les larmes bien séchées ; un rayon de soleil l’avait fait sourire, et le chagrin était déjà bien oublié !


Il faisait très chaud, et vers la fin de cette même journée, tout le monde était assemblé à l’ombre des grands saules au bord de l’eau. La jeunesse, en costumes de bain fort coquets, se jouait dans la rivière ; ce n’était que cris, rires, éclaboussements d’eau ; on se taquinait tout en nageant. Ivan était assis auprès de Véra, un peu à l’écart ; il était très pâle, mais calmé et tranquille ; il écoutait Véra et lui répondait à voix basse ; l’orage de la nuit avait passé, sans rien laisser qu’un grand étonnement et beaucoup de lassitude ; ce n’avait été qu’un vilain rêve, venu comme tous les rêves, sans raison aucune. Ivan était de nouveau sous le charme. Véra était belle ce jour-là, et très douce ; la chaleur du jour l’alanguissait un peu, ses beaux cheveux frisaient tout autour du front, une petite mèche s’était collée à la tempe un peu moite ; il avait envie de couper cette petite mèche et de la garder toujours sur son cœur.

Il aimait Véra, il se plaisait à se le répéter tout bas.

— Vous vous fatiguez à courir la campagne par ces chaleurs, mon ami, disait Véra qui, ce jour-là, était maternelle, pleine de petites attentions, car le visage altéré et pâle d’Ivan lui avait fait peur. Il faut rester tranquillement auprès de nous et vous remettre petit à petit à notre tableau ; vous ferez vos études en plein air, nous poserons tous, les uns après les autres, tant que vous voudrez, et à l’automne la serre se transformera en atelier sérieux ; il faut que mon tableau soit le grand succès du prochain salon.

Il disait oui, il consentait à tout ce qu’elle voulait, mais il ne répondait que par de petites phrases ; il était pris d’une telle lassitude que le moindre effort lui coûtait. Elle, de son côté, semblait comprendre l’état de son âme ; elle ne causait que par intervalles, et de choses banales, d’une voix très douce ; souvent, ils restaient l’un près de l’autre en silence, et Ivan préférait presque cela. Il lui savait gré de le deviner ; il se disait qu’une femme qui n’aime pas très réellement n’a pas ce tact, et il lui était reconnaissant de cet amour, à la condition qu’elle le maintînt à la sourdine, comme un chant de violon à moitié étouffé.

Il fut arraché de cette demi-torpeur par un cri déchirant, suivi d’un tumulte indescriptible.

Véra et lui, à l’instant, se précipitèrent vers l’eau : une des jeunes filles, entraînée par le courant, se noyait ; pendant un moment on ne sut pas bien laquelle, mais on reconnut vite que c’était Marca. Ivan, sans bien savoir ce qu’il faisait, ôtait son habit pour se jeter dans la rivière.

— C’est inutile, lui dit Véra qui avait retrouvé son calme ; Maxime est presqu’à portée, il la sauvera.

Maxime était bon nageur, et il s’était le premier aperçu du danger où se trouvait Marca : en se jouant avec les autres, elle s’était trop éloignée du bord, elle semblait avoir perdu la tête, et se débattait maladroitement. Déjà elle avait disparu une fois sous l’eau. Maxime, calculant à peu près l’endroit où elle reparaîtrait, nageait avec toute la vitesse dont il était capable ; il l’atteignit juste au moment où elle allait sombrer de nouveau, et la ramena à terre sans grand’peine.

Tout cela se passa en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter ; après les premiers cris de terreur, il s’était fait un silence absolu ; on assistait au sauvetage comme à une scène de drame au théâtre. Ce ne fut que lorsque Marca, évanouie, se trouva étendue sur le gazon, qu’on vit que c’était terriblement réel. Il n’y avait pas de temps à perdre en paroles, en félicitations adressées au jeune sauveur. Ivan prit Marca dans ses bras, on lui jeta un manteau, et plusieurs se précipitèrent vers la maison pour faire préparer un lit. Mais l’évanouissement de la jeune fille ne dura guère ; elle ouvrit les yeux et, fort étonnée, les fixa sur ceux d’Ivan ; elle voulut se soulever, mais elle n’en eut pas la force et sa tête retomba sur l’épaule du peintre.

Ivan aurait voulu que le trajet fût plus long. Il ne sentait pas le poids de ce jeune corps qui s’abandonnait ; il n’était plus engourdi, son cœur battait avec violence ; ce regard d’un instant lui avait révélé ce qu’il eût peut-être mis encore longtemps à comprendre. Sa vie passée était bien finie, l’ancienne passion bien morte ; il s’en voulait de ce que tout à l’heure il s’était laissé reprendre par une habitude plutôt que par un sentiment. Véra, qui se trouvait à ses côtés, lui parla et il se détourna brusquement ; il ne voulait pas l’entendre, sa vie se concentrait dans le regard intense qu’il fixait sur Marca. Véra s’arrêta un instant, étourdie : non, ce n’était pas possible, elle avait mal vu ; Ivan était ému du danger passé, et en effet, une jeune fille qui meurt dans un éclat de rire est un sujet d’attendrissement. Certes, elle avait mal vu.

Marca, au bout d’un quart d’heure, voulait se lever ; elle n’avait rien ; ses couleurs étaient revenues ; elle parlait beaucoup et ses yeux brillaient ; elle avait un peu de fièvre.

— C’est étrange… je n’avais pas mal, un petit moment d’étouffement, et alors il me semblait que je m’en allais très doucement avec un bourdonnement dans les oreilles… Je n’avais pas même peur ; j’étais si sûre que Maxime me sauverait ! Quand j’ai crié, c’est lui qui m’a répondu tout de suite… Et dire que, s’il n’était pas arrivé à temps, je m’en allais comme cela sans souffrir davantage : mourir au milieu du bonheur… sans maladie, sans tristesse… Qui sait ?… Ah ! Maxime, vous m’avez peut-être rendu un triste service, mais je vous en remercie tout de même… C’est si bon, la vie !

Elle gardait la main du jeune homme dans la sienne. Il cherchait à sourire, mais il était vraiment ému ; en ce moment Maxime aimait Marca, et le laissait voir ; il restait auprès d’elle, dans sa chambre, avec les femmes, cela semblait son droit. Elle s’endormait tout doucement au milieu de son bavardage, lui tenant toujours la main qu’il ne cherchait pas à retirer ; elle murmurait très bas : « Je suis si contente que ce soit vous qui m’ayez sauvé la vie… si contente… »



CHAPITRE XIII


Maxime ne s’était laissé entrainer à la campagne qu’à regret ; une vie pastorale et innocente, la société à perpétuité de robes blanches ne lui souriait pas beaucoup. Cependant son père lui avait signifié qu’il eût à accompagner sa famille, et Véra, au premier geste d’ennui qu’il avait laissé voir, lui lança un regard qui le mit à la raison.

L’amitié de sa belle tante lui était très nécessaire. Au fond, c’était un garçon facile à mener. Il aimait à se poser en viveur, en homme qui ne souffre aucun frein ; mais il n’avait en réalité aucun besoin de passion violente : ce qu’il aimait surtout de la vie à outrance, s’en était l’étiquette. Il était doué d’une constitution admirable, d’une bonne humeur à peu près constante, et d’une disposition à voir le bon côté de toutes choses.

Il fut étonné de ne pas s’ennuyer. Après s’être bien moqué des gens qui « vous la font à la poésie », selon son élégante expression, il lui arriva de se sentir envahi, sans trop savoir comment, par le charme discret de cette jolie campagne, par un beau coucher de soleil, par le murmure de la rivière sous les saules, par le silence ravissant des nuits d’été.

Il n’avait pas beaucoup l’habitude de réfléchir à ses actions, ni à leurs conséquences possibles ; il était d’avis que les choses en ce monde s’arrangent d’elles-mêmes, et qu’on n’a qu’à laisser faire. Selon cette façon commode de raisonner, il prenait de sa vie présente ce qu’il lui semblait agréable d’en prendre, et ne s’inquiétait pas de l’avenir ; or, ce qu’il y avait de plus agréable, sans contredit, dans le séjour à la campagne, c’était l’intimité d’une jeune et jolie fille comme Marca ; de plus en plus agréable, en effet… Il était très évident que sa tante le destinait à Marca ; après tout, il faut bien se marier une fois ou l’autre. Il aurait certes préféré attendre quelques années, et peut-être lui permettrait-on d’attendre. — Marca était encore si jeune !

Mais quand Maxime, avec angoisse, s’était dit : « La sauverai-je ? » quand il avait entendu le cri déchirant de Marca, qui l’appelait, et quand enfin il l’avait ramenée, inanimée mais sauvée, il sentit battre son cœur comme il n’avait jamais battu avant. L’homme en lui se réveillait, faisant taire le viveur, le boulevardier ; tout le vernis appliqué avec tant de soin s’écaillait et tombait, il ne restait plus qu’un garçon, honnête au fond, et nullement incapable d’une affection sincère.

Le lendemain Marca, encore un peu faible, était à moitié couchée à l’ombre d’un bel arbre, le seul qu’on eût laissé tout contre la maison. Il faisait toujours fort chaud, les oiseaux se taisaient, on n’entendait dans l’air qu’un léger bourdonnement d’insectes. Autour de la chaise longue de Marca, il y avait des sièges vides maintenant, mais où traînaient des ouvrages oubliés, des livres à demi coupés. Les dames étaient rentrées faire leur toilette du dîner ; Maxime seul restait auprès d’elle, il lui lisait quelques fragments de poésie ; il faut même dire qu’il les lisait assez mal, selon la mode contemporaine. Marca lui ôta le livre des mains en souriant :

— Ne lisez plus : racontez-moi quelque chose, faites-moi rire…

— Cela veut dire : Mon cher Maxime, vous ne lisez pas, vous ânonnez. — C’est pourtant vrai ; on s’est si bien appliqué au collège à m’ôter le peu d’intelligence que je possédais !

— Ce n’est pas cela ; mais… la poésie m’inquiète. Je crains d’être une personne fort terre à terre ; je me laisse charmer par le rhythme des vers, j’en aime la musique ; mais les sentiments des poètes me font peur. Il y a chez eux une exaltation à laquelle je ne comprends rien : l’affection chez eux n’est pas l’affection, c’est un tourment poétique ; l’amour est une frénésie, un tourbillon, une torture, quelque chose de superbe et d’insensé. Je ne trouve pas l’écho de tout cela en moi…

— Dieu merci ! s’écria Maxime avec une ferveur comique ; je ne voudrais pas voir en vous, petite cousine, une femme volcan !

— C’est que je crains bien que mon idéal de la vie ne soit du dernier bourgeois !

— Voyons votre idéal !…

Et Maxime se rapprocha d’elle.

Marca se sentit rougir.

— C’est difficile à expliquer.

— Vous trouvez ? je vais vous donner le bon exemple. Mon idéal, à moi, c’est d’abord d’avoir beaucoup d’argent… ah ! mais là beaucoup !

— Ce serait difficile à mettre en vers, cela ! fit Marca riant.

— N’est-ce pas ? aussi je me sers de ma prose ordinaire et puisque les poètes vous font peur, je me résigne à ne pas être poète. Poursuivons : Je voudrais m’amuser beaucoup…

— Moi, si j’étais homme, répliqua Marca, devenue tout d’un coup très sérieuse, je voudrais être quelqu’un, faire beaucoup de bien d’une façon ou d’une autre — je voudrais aussi qu’on parlât de moi. Oh ! je serais ambitieux, ambitieux !

— Voyez-vous cela ? Et, comme femme, seriez-vous par hasard ambitieuse ?

— Pas pour moi, mais… Et de nouveau elle s’arrêta un peu confuse. Décidément c’est trop difficile !

— Je vais vous aider : vous voulez dire que vous seriez ambitieuse… ambitieuse… non pas pour vous, mais pour votre mari.

— Oui.

— Quelle difficulté y a-t-il à dire une chose aussi simple ? Toutes les jeunes filles songent au mari que le ciel dans sa bonté leur donnera. Cela nous amène tout naturellement à parler de cet idéal si lamentablement bourgeois. Voyons…, le chemin est aplani maintenant.

— Nous en rions, de mon idéal ; mais, au fond, il est très sérieux. J’ai beaucoup réfléchi…

— Sans que cela y paraisse. Continuez.

— Impertinent ! Il y a plus de pensées dans nos petites têtes que vous ne croyez.

Elle s’arrêta un instant, puis elle dit toute rêveuse :

— Je vois devant moi une vie bien simple et très unie ; je n’épouserai jamais qu’un homme que j’aimerai de tout mon cœur, et que je connaîtrai ou que je croirai connaître — à fond. Ce que je vois surtout, c’est le bonheur exquis qu’il y aurait à donner le bonheur ; à se mettre tout à fait à l’unisson avec celui qu’on aimerait, à s’oublier beaucoup en lui ; à lui faire une atmosphère de tendresse et de dévouement — et à lui entendre dire : « Ma petite femme, tu me rends la vie bien douce. » On traverserait la vie ainsi, la main dans la main, fier de l’amour qu’on ressent et de celui qu’on inspire, et trop au-dessus des orages pour les craindre.

Sa voix tremblait un peu, s’adoucissant, se mourant dans un murmure que Maxime se baissait pour entendre. Il avait pris la main de Marca et la gardait ; il semblait écouter l’écho de cette voix qui se taisait maintenant. Le silence ne les embarrassait pas, il leur était fort doux, au contraire, car ils se comprenaient. Maxime était, en ce moment, bien loin de songer à aucun calcul d’intérêt : il se sentait doucement envahi par un sentiment que jusqu’alors il n’avait fait qu’entrevoir. Au fond de son cœur, il se jurait bien de rendre heureuse cette enfant qui lui livrait si naïvement son amour.

— Ma petite femme… déjà tu me rends la vie bien douce !

Il répétait les mots de Marca et cherchait à lire dans ses yeux. Mais la jeune fille, saisie, rougissante, se détournait.

— Tu vois bien que nous nous aimons, chère mignonne ! nous savons tous les deux, n’est-ce pas ? qu’on nous destine l’un à l’autre, et une fois par hasard un mariage arrangé peut être en même temps un mariage d’amour… Nous avons agi jusqu’à présent comme si nous ne comprenions pas ; mais au fond, nous nous laissions faire, parce que nous nous sentions attirés l’un vers l’autre… Pourquoi détourner les yeux, petite cousine adorée ? Avons-nous à rougir ? Qu’y a-t-il de mal à laisser le monde tout entier voir que nous nous aimons, que nous demandons qu’on nous marie le plus tôt possible, et que nous comptons bien nous donner, l’un à l’autre, un bonheur de tous les instants… Je ne suis pas poète, moi ; je ne sais que dire tout bonnement ce que je sens, et en ce moment, vois-tu, Marca, ce que je sens, c’est une tendresse infinie, un bonheur étrange de me savoir aimé… Il y a pourtant un doute qui me tourmente, un doute de moi-même. Je me dis tout bas que je ne suis pas digne de toi.

— Oh ! Maxime !… fit la jeune fille, se tournant enfin vers son cousin, et tout aussitôt baissant les yeux de nouveau, ne trouvant rien de plus à dire.

Cela suffisait pourtant. Il y eut un silence de quelques minutes ; sa main tremblait dans celle de Maxime ; elle était heureuse, d’un bonheur exquis. Bientôt Maxime se remit à parler à voix basse, penché vers elle, cherchant en vain à lui faire lever les yeux :

— J’aimerai toujours la rivière, ma petite Marca, cette rivière qui semblait féroce, et qui pourtant t’a jetée dans mes bras. Avant cela je devinais bien que tu m’étais chère ; mais je n’en étais pas sûr. Vois-tu, je tenais encore bêtement à ce que j’appelais ma liberté ; je me disais que ce serait bon de t’avoir pour femme, mais plus tard… ça ne pressait pas ; à la fin d’un roman vient le mariage, mais au dernier chapitre seulement. Je te dis tout cela maintenant, ma chérie, parce que, depuis que je t’ai saisie déjà froide et à moitié morte, quand je t’ai sentie dans mes bras, il s’est fait en moi un grand changement ; puisque je t’avais sauvée, tu m’appartenais, tu devenais mon bien. C’est de ce moment que je t’aime ; et je ne demande plus qu’une chose : devenir ton mari, t’a voir bien à moi pour toujours, pour toujours… Tu le veux bien, dis ?

— Oui, Maxime, je le veux bien…

Elle murmurait cela très bas.

— Puis, quand nous serons mariés, nous nous en irons bien seuls, la main dans la main, le long de cette belle rivière, qui nous parlera sans cesse du jour où elle te jeta dans mes bras.

Ils avaient oublié le monde entier, ils ne connaissaient plus qu’une chose : leur amour. Le crépuscule tombait doucement, et un bruit de causeries et de rires venait de la maison. La voix aigre de la baronne Amélie appela « Maxime ! » La jeune fille tressaillit, rappelée à la réalité, brusquement. Elle devint très pâle, et, regardant son fiancé dans les yeux maintenant, elle dit rapidement :

— Elle ne voudra pas de moi, elle, votre mère Dites, pourquoi me déteste-t-elle ? Que lui ai-je fait ?…

Maxime eut un mouvement d’impatience. En effet il y aurait là une lutte, et il n’aimait pas la lutte. Il était fort doux de faire la cour à une jolie fille qui l’adorait, si doux que vraiment tout le monde aurait bien dû le laisser faire sans mettre des pierres dans son chemin ; il avait les pieds délicats, et n’aimait pas à les blesser. Il chercha à traiter la chose légèrement.

— Bah ! cela passera : ma mère est un peu jalouse pour ses filles ; mais quand tu seras sa fille, toi aussi, elle ne verra que tes qualités ; on aime et on apprécie surtout ce qui est à soi.

— Maxime… dis-moi, — Marca se laissait aller au tutoiement tout naturellement — elle me reproche ma naissance ; tu dois savoir qui je suis, d’où je sors… dis-le-moi ; on me l’a toujours caché, on me le cache encore ; mais j’ai le droit de tout savoir maintenant. Écoute, je t’ai laissé deviner, trop facilement peut-être, mon amour pour toi ; je t’aime, Maxime, je t’aime de toutes les forces de mon être. Mon cœur n’a jamais battu, ne battra jamais que pour toi. Mais, écoute bien ce que je te dis : jamais, jamais je ne serai ta femme, si je ne puis entrer dans ta famille la tête haute, si les tiens ne m’accueillent pas comme la femme du fils unique doit être accueillie. Ah ! je t’en prie, dis-moi la vérité ! Il y a des secrets terribles dans les familles quelquefois… Mon père a-t-il commis quelque crime, quelque action honteuse, que jamais on ne m’a parlé de lui, que j’ignore jusqu’à son nom ? Je ne sais qu’une chose : ma mère avait seize ans quand elle est morte… à cet âge on ne sait pas ce qu’est le mal, n’est-ce pas ? Ma pauvre petite maman ! Je t’en prie, Maxime, réponds-moi, je te jure qu’il faut que je sache tout avant de pouvoir te dire : « Prends-moi, je suis ta femme. »

— Ma petite amie, calme-toi. Je ne puis te répondre. Tu es la fille adoptive de la baronne Véra, cela suffit ; si l’on veut en savoir plus long, qu’on vienne le demander à ton mari. On peut maintenant te chicaner sur ton nom de Marca de Schneefeld ; dans quelques mois ce nom sera le tien devant Dieu et devant les hommes : que cela te suffise…

— Mais cela ne me suffit pas, Maxime…

Il lui ferma la bouche de sa main en souriant. On les appelait de nouveau ; il fallut bien se résigner à retourner au milieu de toute la famille, prendre part aux conversations, chercher à parler d’un ton de voix naturel, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé. Pour Marca c’était la vie réelle qui était le rêve, où elle agissait machinalement ; ce qui était vrai, c’était que Maxime l’aimait et qu’elle serait bientôt sa femme. Il traitait ses scrupules légèrement : il devait savoir, lui, qui était un homme — et elle se laissait aller au bonheur d’aimer.

Maxime reprit bien plus vite que sa fiancée le ton des causeries banales et des plaisanteries faciles. Il était un peu étonné d’avoir été si ému : étonné, mais content : il se sentait beaucoup plus d’estime pour lui-même que d’ordinaire. Après tout, l’amour d’une jeune fille très innocente, très naïve, possède une saveur étrange et douce ; il se jurait bien de la rendre heureuse, d’être un mari modèle. Aussitôt qu’il le put, il emmena sa tante dans un coin et lui raconta loyalement ce qui s’était passé. Véra l’écouta avec son petit sourire énigmatique, et quand il lui demanda son approbation, elle lui dit :

— Si je suis contente ? mais oui ; c’est bien ce que j’avais décidé il y a longtemps. Vous faites un petit roman de ces arrangements de famille, et vous faites bien puisque cela vous amuse tous deux. Mais tu es trop pressé, mon beau Maxime. Il ne me convient pas de vous marier ainsi tout de suite, et comme je ne veux pas de longues fiançailles, il est inutile de mettre tout le monde dans votre secret. Je parlerai à ton père quand le moment sera venu ; mais il y a encore à raisonner ta mère qui s’opposera à ce mariage. Laisse-moi le soin de la ramener. Tu n’aimes guère les complications ; laisse-moi le travail, je te laisse le plaisir de faire ta cour — seulement mets-y de la discrétion. Tu peux répéter tout ceci à Marca : dis-lui qu’elle n’a pas à me parler de la chose ; tout est convenu ; elle sait que je n’aime pas les scènes ; les attendrissements et les extases d’une petite fille comme elle me fatigueraient…

On apporta à la baronne une lettre, qu’elle ouvrit en pâlissant un peu. Elle avait reconnu l’écriture d’Ivan. On ne l’avait pas vu au dîner ; mais personne ne s’étonnait des allures un peu excentriques du peintre : il allait et venait ; un jour restant du matin au soir avec le reste de la société, faisant poser ses modèles, le lendemain bouclant ses guêtres et partant, album en poche, à la recherche de « motifs » campagnards, ne reparaissant souvent que vingt-quatre heures plus tard ; on ne faisait plus aucune attention à ses caprices d’artiste en vacances.

Le billet d’Ivan était fort court : il se disait souffrant depuis quelque temps ; il craignait un commencement de maladie du cœur, qui, du reste était dans sa famille une maladie toujours menaçante : il désirait consulter un spécialiste de Paris, et promettait de revenir sous peu de jours, à moins que le médecin ne l’envoyât ailleurs. Le ton de ces quelques phrases était très calme : elles avaient été écrites évidemment pour les yeux de n’importe qui, de façon que Véra n’eût pas à s’inquiéter de leur froideur. Elle fit part de la nouvelle aux personnes qui se trouvaient à ses côtés : on en parla quelques minutes, mais Ivan, malgré son éclatant succès comme peintre, n’était pas un hôte très nécessaire au bonheur de la maisonnée ; il était taciturne et souvent brusque. Son départ ne troubla donc en aucune façon toutes ces personnes, qui ne se demandaient les unes aux autres qu’un peu d’amusement.

Véra, rentrée dans sa chambre, examina longuement ce billet ; elle vit que l’écriture était encore plus saccadée et nerveuse que d’habitude ; elle passa en revue tous les petits incidents de ces dernières semaines, et son front se plissa d’une façon menaçante. Alors elle se mit à écrire une longue lettre à Ivan, une lettre passionnée, une de ces lettres auxquelles il faut répondre par des protestations d’amour ou ne pas répondre du tout ; la lettre finie, elle se coucha, calmée ; elle attendrait.

Ivan, à la tombée du soir, de loin, avait observé le joli groupe d’amoureux que formaient Maxime et Marca ; il avait suivi leurs gestes, compris leurs aveux. Cette heure avait été pour lui une heure de torture atroce. Il se demandait comment il se faisait qu’il se fût laissé aller à aimer cette enfant, qui se souciait si peu de lui ; il se mit à analyser avec une lucidité cruelle les motifs qui avaient agi sur lui : l’écœurement d’une passion usée, le désir d’une vie simple, honnête, ouverte à tous les regards, l’adoration de la pureté et de l’innocence ; il ne se cachait plus que son amour insensé pour Véra devenait une aversion d’autant plus profonde que son adoration avait été excessive.

Il se sentait bien petit, bien faible au milieu de ces déchirements… Ah ! si Marca l’avait aimé !… Et des yeux il dévorait chaque geste, chaque mouvement de tête de la jeune fille ; il devinait chaque battement de ce cœur d’enfant qui se donnait si naïvement, si fatalement à un homme que lui croyait incapable de l’apprécier. Il la revoyait rapportée par Maxime ; il était si naturel qu’elle aimât son jeune et beau sauveur ! Après tout, il était peut-être injuste pour ce jeune homme ; l’amour opère souvent des prodiges, et, certes, en ce moment, Maxime semblait capable d’aimer. Alors que faisait-il, lui, auprès d’eux ? Il fallait partir ; il se répétait cela, comme il l’avait déjà fait pendant une longue et cruelle nuit ; cette nuit où, pour la première fois il avait regardé la vérité en face ; seulement maintenant il était bien décidé. Ce ne fut cependant que plusieurs heures plus tard qu’il écrivit son billet, et que lentement, péniblement, il se dirigea vers la station et prit le dernier train du soir.



CHAPITRE XIV


Les semaines succédaient aux semaines ; l’été, poudreux et vieilli, allait céder la place à l’automne, et Ivan était toujours absent. La lettre de Véra était d’abord restée sans réponse. Cependant, après un silence assez prolongé, elle avait reçu des nouvelles de son amant ; le médecin de Paris l’avait engagé, disait-il, à voyager. Il voyageait en effet, changeant souvent de place, allant de préférence dans les petits trous peu fréquentés, où il prétendait trouver des merveilles inconnues, des bouts de paysages, des types étranges. Tout le monde sait que le service des postes, dans les recoins du pays, laisse quelquefois à désirer : une lettre pouvait s’être perdue…

Si Véra ne trouvait pas toujours ce qu’elle cherchait dans la correspondance du peintre, elle pouvait au moins constater que le ton de ces lettres redevenait peu à peu naturel et familier. S’il ne lui disait plus à chaque instant qu’il l’adorait, il lui faisait part de tous ses projets, de toutes ses ambitions ; la lassitude de la vie qui perçait dans les premiers billets qu’il avait envoyés se dissipait.

Peu à peu elle se rassura ; la maladie dont Ivan se plaignait pouvait bien ne pas être feinte, et le physique influe puissamment sur le moral. Il n’était pas mauvais peut-être d’essayer d’une absence un peu prolongée, pour ensuite se prouver l’un à l’autre qu’un amour comme le leur est au-dessus des orages, qu’il est éternel, immuable. Donc elle se résignait à attendre.

Le château était rempli de monde pendant les premiers jours de septembre. Les de Vignon, avec tous leurs enfants, étaient arrivés depuis quelque temps déjà ; d’autres mondains s’étaient joints à eux, cherchant à se persuader à eux-mêmes qu’ils adoraient la campagne. Du reste, chez la baronne Véra, on se résignait plus facilement qu’ailleurs à respirer un air pur ; on dansait le soir, on jouait la comédie, on avait mille, prétextes pour faire un bout de toilette.

Il se faisait aussi beaucoup de cancans dans ce petit monde : sans cela on se fût bien un peu ennuyé. Les jalousies de madame de Vignon, les fiançailles avouées de Laure et du petit des Granges, les fiançailles non avouées mais parfaitement entendues de Maxime avec Marca, les colères sourdes de la grosse Amélie, et les roueries de son mari, tout cela formait un joli noyau de bavardages.

Au milieu de tout ce bruit, de tout ce mouvement, Marca n’était pas complètement heureuse. Elle avait de moins en moins l’occasion de causer longuement en tête à tête avec son fiancé. Il lui semblait le connaître moins qu’elle ne l’avait connu pendant les jours plus tranquilles du plein été. L’amour l’avait mûrie ; la fillette, qui ne demandait à la vie que l’amusement, se changeait tout doucement en femme aimante, capable de sacrifices, et qui cherchait à inspirer les sentiments profonds et vrais qu’elle éprouvait elle-même.

Maxime était resté ce qu’il avait toujours été ; il avait des moments de tendresse très réelle ; mais il ne fallait pas lui demander de trop multiplier ces moments ; il voulait surtout rire et s’amuser.

Marca, très fière, ne demandait plus rien ; seulement elle souffrait. Il n’y avait personne à qui elle pût se confier. Claire n’aurait rien compris à ces confidences ; elle était très contente de penser que son amie devait un jour devenir sa sœur ; mais quant à compatir à des tristesses causées par les variations d’humeur de son frère, c’eût été trop lui demander. Aussi Marca se taisait-elle, chassant bien vite la pensée qui lui venait pourtant quelquefois, qu’elle avait donné son cœur plein d’amour à un homme qui ne demandait qu’une petite affection qui ne le fatiguât pas, une affection gaie et peu gênante, comme celle qu’il était lui-même capable d’accorder. Elle était encore trop naïve pour savoir bien cacher ses tourments, et Maxime ne trouvait plus sa petite cousine aussi amusante qu’autrefois.

Il lui en voulait un peu et se consolait d’autant mieux de voir qu’on ne s’occupait pas encore du mariage ; il passait beaucoup de son temps à badiner avec les jeunes femmes inoccupées qui remplissaient le château de leur caquetage. Madame de Vignon, malgré ses trente ans sonnés depuis assez longtemps, se laissait faire la cour sans trop de pruderie, ce qui ne l’empêchait pas, du reste, de surveiller activement son mari ; elle trouvait Maxime « très gentil ». Elle se vengeait ainsi de Marca, pour qui le comte montrait une préférence marquée.

Un soir on jouait des charades au salon ; Marca s’était récusée comme actrice, en prétextant une forte migraine. En effet elle était très pâle ; assise un peu à l’écart, cherchant presque à se dissimuler dans les draperies d’une fenêtre, elle semblait avoir perdu sa jeunesse, sa gaieté, sa beauté même ; car elle était surtout jolie à force d’expression, de couleur, de fraîcheur.

— Qu’as-tu ce soir, Marca ? lui dit Claire, très câline, se mettant auprès d’elle et lui prenant la main.

— J’ai envie de pleurer.

— Mais pourquoi ?

— Sais-tu ce que ma marraine vient de me dire, en passant à côté de moi tout à l’heure ?

— Mais rien de bien terrible, je pense ; car elle souriait en le disant.

— J’ai peur de son sourire, Claire, plus peur que de sa colère. Elle m’a dit : « Ton rôle est d’être jeune et gaie, de rire, de mettre de l’entrain dans ma maison : c’est pour cela que tu y es. Tâche de remplir ce rôle un peu mieux que tu ne l’as fait depuis quelque temps ; je suis mécontente de toi : je ne veux pas de jeunesse languissante, d’âme incomprise auprès de moi. Réfléchis et tâche de comprendre. » Je n’ai pu m’empêcher de m’écrier : « Je souffre, marraine, je souffre !… » Mais elle n’a pas voulu entendre ; car, souriant toujours, elle me quitta en me jetant un regard froid, que je n’oublierai jamais. Dis, Claire, ne m’aime-t-elle donc pas ? Une mère au moins aurait écouté, aurait répondu…

Claire réfléchit, cherchant une consolation à donner, en bonne petite fille qu’elle était.

— C’est sa façon d’être, je suppose. Il est certain qu’elle t’aime, puisqu’elle te donne tant de belles choses et qu’elle veut que tu épouses Maxime.

En ce moment Marca écoutait avec une intensité pénible un bruit de voix derrière le grand rideau qui séparait le salon en deux, pour les besoins de la représentation ; elle distinguait très clairement dans ce bruit la voix de Maxime et celle de madame de Vignon. Tout en écoutant, Marca se demandait s’il ne valait pas mieux en effet s’appliquer à n’être rien que frivole et souriante. Sa marraine l’y poussait par ses sarcasmes ; Maxime lui reviendrait vite sans doute, si elle voulait bien jeter au vent ses sentiments exaltés, comme il les appelait…

L’amour, chez toute jeune fille honnête et saine d’esprit, la pousse vers les choses élevées et héroïques ; elle voudrait voir en celui qu’elle aime un être supérieur capable de la guider et qu’elle puisse vénérer. En venir à s’avouer que pour plaire à celui qu’elle a choisi, il faut au contraire chercher à s’amoindrir, est bien cruel.

— J’ai envie de pleurer, répétait-elle à toutes les petites consolations essayées par son amie Claire.

— N’en fais rien, chérie. Voilà tante Véra qui rentre… Tiens ! elle donne le bras à M. Nariskine… Il est donc de retour, le grand homme ? il est plus laid que jamais, brûlé par le soleil ; ce que c’est pourtant que d’avoir un nom connu ! Tante Véra, qui traite parfois de haut les ducs et les princes, rayonne maintenant en nous ramenant son peintre de génie… Est-il assez gauche ?… Regarde donc !

— Je le trouve très bien, au contraire. Il n’est pas beau ; mais est-ce que cela importe ? Il y a un mot anglais qui le décrit bien, il est manly, et cela vaut mieux que s’il avait les traits réguliers, va !

— Tiens, fit Claire malicieusement, je croyais que tu avais un faible pour les jolis garçons !

Marca rougit un peu sans répondre : elle aurait voulu voir chez Maxime quelques-unes des qualités viriles qu’elle admirait chez le peintre.

À ce moment on écarta le rideau, et la charade commença.

Les deux acteurs en scène étaient madame de Vignon et Maxime. Marca n’écoutait que vaguement, et ne cherchait nullement à trouver la syllabe qu’on était en train de jouer ; ce qu’elle étudiait avec une attention pénible, c’était la physionomie de Maxime. Il n’était pas trop mauvais acteur, et trouvait des intonations moitié câlines, moitié impertinentes, auxquelles la comtesse répondait par des minauderies, imitées assez gauchement, des grandes coquettes du théâtre — avec un peu moins de décence et de distinction toutefois.

Le salon était presque plein ; çà et là, dans plusieurs groupes, des femmes en toilettes claires se faisaient les unes aux autres de petites observations désobligeantes, à propos des deux acteurs, tout en applaudissant discrètement, de leurs mains gantées ; Elles parlaient d’autre chose encore.

— Regardez donc, ma chère, ce pauvre M. de Vignon : il est d’une philosophie à toute épreuve… Voilà un mari bien dressé !

— C’est la petite qu’il faut guetter. Elle mange le beau Maxime des yeux, et je crois que volontiers elle enfoncerait ses quenottes blanches dans l’épaule trop découverte de la comtesse…

— Il paraît qu’elle est jalouse, jalouse !

— Ce n’est pas étonnant ; elle prend les choses au sérieux, et certes elle n’aura pas un mois de bonheur. C’est tellement évident, que je ne comprends pas que sa marraine veuille de ce mariage-là !


— Bah ! Véra ne demande qu’à faire enrager sa belle-sœur ; c’est son plaisir de tous les instants ; l’aventurière se venge.

Ivan se trouvait justement derrière les deux dames qui discutaient ainsi l’avenir de Marca et de son fiancé. Véra s’était éloignée, et il pouvait de sa place observer la jeune fille, que jusqu’alors il n’avait pas osé regarder.

Il était revenu, se croyant guéri. Il s’était si bien raisonné, l’absence aidant, qu’il était rentré au château, très calme et résolu d’agir en homme d’honneur. Il voulait s’étudier de nouveau ; il voulait être bien sûr de ne plus aimer Véra, avant de s’éloigner d’elle. Une fois qu’il en serait vraiment sûr, il n’hésiterait pas à rompre, à quitter la France, s’il le fallait ; l’agonie d’une passion est chose trop pénible pour chercher à la prolonger, quand on sait comment doit inévitablement se terminer cette agonie. Il croyait être tout à fait certain que le désir de revoir Marca n’entrait pour rien dans sa résolution. Elle était heureuse, il n’avait qu’à s’effacer.

Mais en ce moment, pendant que les paroles des deux femmes retentissaient à ses oreilles, pendant que ces pantins sur la scène exécutaient leurs dernières grimaces de coquetterie et que l’auditoire, un peu réveillé par le sentiment que la fin approchait, faisait entendre le petit murmure de convention : « Charmant !… Que d’esprit !… On ne joue pas mieux au Théâtre-Français… » Ivan sentit une révolte telle contre Maxime, contre Véra surtout, que le doute pour lui ne fut plus possible.

Eh ! bien, oui, il aimait Marca. En vain il avait longtemps cherché à se le dissimuler. Son amour s’augmentait maintenant d’une pitié tendre. Elle était malheureuse ; il n’avait pour en être sûr qu’à la regarder pendant qu’elle se croyait oubliée dans son coin ; il n’avait qu’à voir le tremblement des lèvres, les cercles bistrés autour de ses yeux. Désormais, il savait ce qu’il voulait savoir, et surtout il savait ce qu’il avait à faire.

Il n’hésita pas un instant. Ses combats intérieurs avaient cessé, il était homme, et son premier devoir était de protéger, de sauver la femme qu’il voulait pour sa femme. Marca croyait encore aimer son cousin ; mais un amour qui ne peut s’appuyer sur l’estime et la confiance est un amour dont les heures sont comptées. Il s’efforcerait de lui ouvrir les yeux ; il était résolu de tout faire pour supplanter ce rival indigne, et cela sans le moindre scrupule. Il ferait plus : lui, la loyauté en personne, lui qui était si peu acteur, il cacherait ses projets, il chercherait à endormir tous les soupçons de la baronne, lui mentirait au besoin — car à la première alarme le mariage serait brusqué, et Marca perdue pour toujours. Pour se faire aimer d’elle, il fallait pouvoir l’approcher à toute heure, rester l’intime de la maison. Il hasarda un regard vers un miroir, et se trouva si laid, si disgracieux, qu’il eut un moment de désespoir ; une jeune fille est si facilement attirée par la beauté et la jeunesse ! Ce n’est que plus tard que les qualités du cœur, que le prestige du talent prennent leur vraie importance aux yeux d’une femme…

Tout ceci passa dans l’esprit du peintre avec la rapidité de l’éclair ; les applaudissements se mouraient à peine, que déjà il avait complètement retrouvé son sang-froid. Il se fit un mouvement général ; les groupes se dispersèrent pour se réformer ensuite ; Marca, cherchant à obéir à sa marraine, allait et venait, et faisait de son mieux pour paraître gaie. Ce fut sous les yeux mêmes de Véra qu’Ivan et elle se rencontrèrent ; Marca semblait contente de son retour, et cela avec tant de naturel que Véra ne vit rien à redire ; les quelques mots échangés étaient si simples et si courts, Ivan était tellement maître de lui en ce moment qu’elle se sentit absolument rassurée. Le baron Jean les observait aussi, et lui aussi ne vit rien qu’une poignée de main amicale ; la jeune fille, après quelques paroles de bienvenue, était allée, sans la moindre affectation, se joindre à un groupe de fillettes dont Laure formait le centre : elle était dans son rôle, tout bonnement. Ivan, sans affectation, se remit à causer avec Véra et son entourage.

La soirée se passa sans autre incident, sauf que Maxime, à qui sa tante avait dit un mot en passant, se montra aux petits soins pour sa fiancée ; Marca, heureuse du moindre signe d’affection qui lui était accordé, retrouva sa gaieté, et tout semblait rentrer dans une entente parfaite, au moment même où cette entente se trouvait pour la première fois sérieusement compromise.



CHAPITRE XV


Véra s’ennuyait.

Ayant envoyé tout son monde à la promenade, elle se trouvait seule auprès d’une fenêtre du grand salon, regardant le ciel gris et bas, les arbres déjà à moitié dépouillés, écoutant le vent se plaindre en courbant les arbustes jaunis. Elle se disait que la vie, en somme, est bien peu de chose, que les triomphes de l’amour-propre, de la vanité, de la vengeance même ne donnent qu’un moment de satisfaction. Elle avait voulu se jouer de tous les pantins dont elle s’était entourée, elle en avait joué, et maintenant elle demandait autre chose ; les visages trop connus lui devenaient des visages importuns. Elle avait voulu courber toutes les volontés à sa volonté : c’était fait ; elle s’était dit qu’elle imposerait Marca — l’enfant du ruisseau, à la famille de son mari ; les grimaces d’ Amélie l’avaient divertie ; mais les grimaces s’effaçaient maintenant sous un sourire commandé par Jean qui se croyait si habile ! L’argent peut tout — pourvu qu’il y en ait assez. Toute cette bassesse était écœurante… Elle aurait voulu trouver quelque bonne résistance, quelque occasion où déployer sa force ; jusqu’à présent tout lui avait été vraiment trop facile !

Elle avait cru un instant, en voyant Marca grande et gentille, qu’elle pourrait s’attacher à elle ; car ce cœur sec aurait voulu aimer ; elle avait d’abord vu la jeune fille avec intérêt : sa jeunesse, son entrain lui plaisaient. Mais il y avait déjà bien des mois qu’elle l’observait, et un joujou ne dure guère plus ; peu à peu elle s’était désintéressée de sa filleule, et maintenant elle commençait à ne plus vouloir d’elle. Il y avait beaucoup de sentiments mal définis dans cet éloignement, qui menaçait de se changer bientôt en antipathie. Marca s’épanouissait, elle deviendrait sans doute bien plus jolie qu’elle ne l’était encore ; tout était promesse chez elle. Véra, depuis des années, semblait défier le temps ; elle était restée incomparablement jeune pour son âge, préservée par sa froideur de statue ; mais un jour la statue s’était animée ; tant que sa passion était restée sans orages, sans menaces, elle n’avait fait que lui donner une beauté nouvelle et étrange. Mais il n’en était plus ainsi, elle avait trouvé un fil blanc dans sa magnifique chevelure, et la fatigue commençait à se faire sentir dans les lignes de la bouche et des yeux. Elle vieillissait, et la jeunesse de Marca l’irritait.

Elle en avait assez de cette vie entourée et bruyante : elle la ferait bientôt cesser. Appuyant son front contre la vitre, elle se laissa aller à un rêve. Dans quelques mois elle ferait célébrer les deux mariages, celui de Laure et celui de Marca, qui épouserait Maxime ; elle se montrerait généreuse, très généreuse… Que lui importait cet argent ? Elle en avait plus qu’elle n’en pouvait dépenser ! Et alors, sous un prétexte quelconque, elle s’en irait loin, là où elle pourrait être vraiment seule avec Ivan. Elle ferma les yeux pour mieux voir ce paradis où le soleil les caresserait, où la verdure éternelle ferait valoir une mer bien bleue sous un soleil bien pur. Ivan était dépaysé parmi ces gens frivoles, si peu faits pour le comprendre ; elle avait eu tort de chercher à l’attirer au milieu d’eux. Elle n’y avait rien gagné ; au contraire.

Puis, tout d’un coup, elle se rappela un livre qu’elle avait lu, il y avait bien longtemps, un petit livre merveilleux, une étude cruellement vraie et triste, où l’auteur racontait l’histoire de deux amants dont l’amour s’était usé, et qui ne savaient comment se l’avouer ; ils étaient sans cesse repris par leur passion, qui, tout aussitôt, les fatiguait, les irritait. Ce livre, elle se le rappelait maintenant, s’appelait Adolphe ; elle l’avait à peu près oublié ; pourquoi le souvenir de cette histoire navrante venait-il la tourmenter ? Il lui semblait que cet homme, qui aurait voulu être un homme d’honneur, qui se trouvait dans une situation fausse, et qui ne savait comment en sortir, agissait, parlait, comme agissait et parlait Ivan depuis quelque temps.…

Elle eut un soubresaut. Non, ce n’était pas vrai ; ce ne pouvait pas être vrai ! Elle l’aimait tant ! Sa passion à elle, était toujours vivante, ou pour mieux dire elle était sa vie même ; il n’était pas possible que tant d’amour ne trouvât plus d’écho dans un homme qui avait pleuré d’attendrissement à ses pieds, qui l’avait adorée comme on adore quelque chose de surhumain et de merveilleux…

Plus que jamais elle voulait se retrouver seule avec Ivan, dans quelque nid digne de leurs amours…

— Ma chère Véra, puis-je vous demander un instant d’entretien ?

En une seconde, elle avait repris tout son sang froid, et, de sa voix ordinaire, elle dit à son beau-frère :

— Comment ? Jean, je vous croyais en promenade avec les autres.

— On m’a remis une dépêche au moment du départ. Eugène des Granges m’apprend que son oncle vient de mourir ; il est arrivé à temps pour recevoir son dernier soupir.

— Et son héritage aussi, je l’espère.

— Et son héritage, fit Jean avec un imperceptible sourire. Il est considérable. Laure fait un très beau mariage — grâce à vous, ma chère Véra. Vous nous êtes venue en aide, juste au bon moment. Mais ce n’était pas seulement pour vous renouveler mes remerciements que je me suis permis d’interrompre vos méditations ; c’est pour vous dire que ma femme trouve qu’il est temps que nous rentrions à Paris. Il me semble que trois mois de deuil pour un oncle — même à héritage — doivent suffire, qu’en pensez-vous ? Cela nous mènerait au mois de décembre ; il y aurait déjà beaucoup de monde à Paris. Ma femme pense qu’un mariage aussi considérable doit se faire avec éclat, elle voudrait soigner le trousseau et n’a pas tort ; tout cela nous facilitera peut-être l’établissement de Claire — et de Maxime.

Véra se retourna lentement et interrogea les yeux naturellement fuyants de son beau-frère.

— Ne vous tourmentez pas au sujet de Maxime, dit-elle ; il épousera Marca ; nous ferons les deux mariages ensemble ; ce sera très gentil. Marca aura alors ses dix-huit ans ; leurs âges à tous deux se conviennent. Dans huit jours nous serons tous de nouveau installés à Paris. Je vous donne cette semaine pour vous décider, et pour décider Amélie. Lundi prochain, à cette même heure, vous viendrez me faire votre demande officielle, Maxime vous accompagnera ; j’y tiens.

— Maxime me semble bien peu fait pour rendre une jeune femme heureuse. Laissez-lui encore un an ou deux.

— Je lui laisserai trois mois, ni plus ni moins. Quant à leur bonheur, cela les regarde : ils ont joué aux amoureux pendant tout cet été ; il leur faudra maintenant prendre leur jeu au sérieux. D’ailleurs il est inutile de discuter la chose : elle est décidée, elle se fera.

Jamais Véra ne s’était montrée aussi hautaine, aussi dure ; l’amertume de ses réflexions de tantôt influait sur le son de sa voix, sur ses gestes brusques et cassants. On a beau être un Jean de Schneefeld, accoutumé à courber la tête, il peut arriver un moment où l’on doit montrer un peu de dignité, ou se mépriser soi-même jusqu’à la fin de ses jours.

— Elle pourrait bien ne pas se faire tout de même.

Et il la regarda cette fois en face.

— Bah !

Véra haussa les épaules.

— Vous déraisonnez, mon cher. Il vous en coûterait trop de ne pas me céder ; vous croyez peut-être qu’une fois Marca écartée, — vous voudriez bien me la faire prendre en grippe, cette pauvre petite, — la fortune que votre frère m’a laissée vous reviendrait, et que Maxime, de son côté, par un mariage riche, ajouterait encore à la considération de la famille. Vous vous trompez ; je fonderais un hôpital pour les chiens errants plutôt que de laisser mon argent à ceux qui m’auraient bravée !

— Il y a un autre point à discuter, fit Jean doucereusement. Maxime n’est pas seul à faire la cour à votre protégée. Marca est si jeune qu’elle pourrait bien s’être trompée en se croyant éprise de mon fils ; laissez-lui le temps de se connaître elle-même, de voir si après tout elle ne préfère pas… un peintre de grand talent à un joli garçon qui jamais ne fera parler de lui…

— Ce n’est pas la première fois que vous me dites cela, répondit Véra, gardant un très grand calme. Je vous assure que vous vous trompez. M. Nariskine ne songe nullement à Marca, ni Marca à lui ; je les ai observés : je suis sûre de ce que j’avance.

— Je les ai observés aussi, et je crois ne pas m’être trompé ; M. Nariskine, quand il a compris qu’il aimait Marca, sachant que son cœur n’était pas libre, s’est éloigné, en homme d’honneur qu’il est. À son retour, il a cru s’apercevoir que Maxime prenait un peu à la légère ses devoirs de fiancé, et que la pauvre enfant n’était pas heureuse. Il est resté.

Véra, malgré tous ses efforts, sentit qu’elle pâlissait affreusement ; une petite sueur froide perlait sur son front. Il y eut un moment de silence très pénible ; enfin elle dit :

— Que cela soit ou non, ma résolution n’est pas ébranlée ; Marca épousera Maxime au mois de décembre, comme j’ai eu l’honneur de vous l’annoncer.

— Fort bien ; mais alors parlons affaires.

— Parlons affaires, je ne demande pas mieux, et, puisque c’est pour vous, paraît-il, une pilule à avaler, je saurai la dorer. Que demandez-vous ?

Jean avait souvent prévu cette question ; cependant il hésita un instant, cherchant à deviner, d’après le visage à moitié détourné de sa belle-sœur, jusqu’où il pourrait aller. Enfin il se hasarda :

— Dans la position de Maxime, avec sa tournure et ses manières, il pourrait bien prétendre, parmi les jeunes filles bien nées de notre entourage, à une femme, qui lui apporterait une dot de près d’un million — de plus même, peut-être. Marca n’est pas bien née…

— Et à cause de cela, je lui en donnerai deux.

Jean ne s’attendait pas à autant de générosité. S’il avait su dès le commencement à quoi s’en tenir, il n’eût point fait de difficultés. Cependant il ne répondit pas tout de suite ; prenant une voix douce et traînante, il dit :

— Vous avez toujours parlé de votre fille adoptive comme de votre héritière : ce mariage, je pense, ne ferait que fortifier votre résolution.

— Je ne m’engage à rien, mais c’est probable ; j’espère, du reste, faire attendre mon héritière longtemps encore. Ce qui est entendu, c’est que, lorsque Claire sera la belle-sœur de Marca, elle trouvera dans sa corbeille de noces un cadeau égal à celui que je fais à Laure. Maintenant que tout cela est réglé, allez en causer avec Amélie, et ne m’en parlez plus d’ici huit jours ; je vous attendrai alors, et nous préviendrons Marca du bonheur prochain qui l’attend.

Et d’un petit signe de tête, sec et railleur, elle le renvoya.

Le départ ne déplut à personne. Les de Vignon avaient déjà fixé le jour du leur. La campagne n’est plus supportable dès que les feuilles commencent à tomber. Madame de Vignon ne faisait jamais rien avec calme ; le moindre événement était pour elle prétexte à tout bouleverser autour d’elle ; aussi n’avait-elle plus le temps de bien surveiller son mari.

Celui-ci se permit, un jour que sa femme faisait ses préparatifs, de prendre une chaise auprès de Marca, occupée à ranger la musique qu’elle voulait rapporter à Paris :

— C’est fini. Comme tout passe, mademoiselle… On vient, on part, voilà la vie.

— Vous êtes d’une philosophie triste ce matin, M. de Vignon.

— Je ne sais si c’est de la philosophie ; mais je trouve tout bien vide ; j’ai quarante-huit ans, et je ne crois pas que j’aie eu quarante-huit heures de bonheur en tout ; c’est ma faute, je le sais. Si j’avais un fils je lui dirais : Mon garçon, regarde-moi bien, écoute l’histoire de ma vie, et fais tout le contraire ; tu t’en trouveras bien…

M. de Vignon, son monocle sur l’œil, examinait la jeune fille avec une attention qui ne manquait pas de la gêner un peu. Il s’en aperçut et lui dit d’un ton plus bas :

— Pardon, — je pensais, — c’est très drôle les ressemblances… Vous ne saviez pas que nous avions perdu notre fille aînée… Eh bien, c’est une idée bête qui me poursuit ; mais je crois la voir en vous. Ce n’est rien, et c’est tout ; il me semble que ma petite chérie me regarde quand vous me regardez comme cela. C’est moi qui l’ai soignée ; sa mère était malade. Elle m’aimait bien, la petite, elle ne savait pas que son père était un grand sot ; elle est morte dans mes bras ; elle me souriait au milieu de ses souffrances. Oui, vous avez les mêmes yeux, Je vous assure ! C’est bien drôle, les ressemblances.

Il se leva plus ému qu’il ne voulait le paraître. À la porte du salon, il s’arrêta, hésita un instant, et, avec précipitation, il revint auprès de Marca ; il fit tomber son lorgnon d’un petit mouvement du sourcil et prit les deux mains de la jeune fille dans les siennes.

— Vous êtes heureuse, mon enfant, maintenant. Aussi ce que je veux vous dire semble ridicule — ridicule comme moi-même. Si un jour vous étiez moins heureuse, dites-vous que Maurice de Vignon serait bien content de vous être bon à quelque chose.

Alors, avec précipitation, il s’éloigna, remit son lorgnon et siffla un air de danse à la sourdine. Marca le suivit des yeux avec un profond étonnement.



CHAPITRE XVI


Marca éprouva vivement, en rentrant à Paris, cette sensation particulière aux gens qui se retrouvent après une absence au milieu d’objets familiers. Ils sont bien les mêmes ; et cependant les yeux, qui avaient perdu l’habitude de les voir, leur trouvent quelque chose d’inusité : les couleurs semblent plus intenses, les différents bibelots, que par l’effet de l’habitude on ne remarquait plus, reprennent chacun leur caractère propre, leur individualité. La jeune fille allait de pièce en pièce, s’arrêtant aux tableaux, palpant les tapisseries, heureuse, d’une joie d’enfant, de voir tant de jolies choses, de se sentir bien chez elle, au milieu de ce luxe élégant. Elle avait d’instinct l’amour des belles couleurs, des étoffes soyeuses aux larges plis ; depuis près d’un an, cet instinct s’était développé et avait pris les proportions d’une passion. Les choses laides et mesquines, les dehors disgracieux de la pauvreté la faisaient frissonner.

— Que fais-tu donc à trottiner ainsi, en chantant ? lui demanda Véra, quelques jours après leur retour, se trouvant tout d’un coup face à face avec sa filleule.

— J’admire, je trouve tout si joli, marraine. Il me semble qu’avant d’aller à la campagne je me suis trouvée trop éblouie par ce luxe pour le bien comprendre. Mais mon éducation se fait peu à peu, et je commence à bien voir que l’arrangement d’une maison comme la vôtre est une œuvre d’artiste.

— Bah ! on commande le goût comme on commande les robes : le tout est d’y mettre le prix.

— C’est une belle chose que d’être très riche…, dit Marca d’un air convaincu et sérieuse, qui fit sourire sa marraine.

— Tu trouves ? Tu ne voudrais donc pas, pour ta part, redevenir une petite Cendrillon en haillons ? Elle disait cela le sourire aux lèvres, ce sourire à moitié cruel, que Marca connaissait bien.

La jeune fille se sentit frissonner.

— Oh, marraine ! fit-elle toute pâle.

— Enfant !… Est-ce que je ne travaille pas à ton bonheur ? Tant que tu rempliras bien le rôle que je t’ai tracé, tu n’as rien à craindre.

Elle était assise maintenant, et Véra n’occupait jamais un siège sans avoir l’air de trôner ; elle avait l’allure d’une reine, et l’on cherchait d’instinct le dais royal, le diadème, le manteau d’hermine. Marca s’était glissée sur un coussin à ses pieds, et se faisait caressante et câline ; il était bien rare qu’elle se trouvât seule avec sa bienfaitrice, cela ne lui était pas arrivé depuis plusieurs mois.

— Il me semble quelquefois, marraine, que vous n’êtes pas contente de moi, et je voudrais tant vous plaire ! Je vous jure que ce n’est pas l’intérêt qui me fait parler, quoique je sache que je ne suis quelque chose en ce monde que parce que vous le voulez bien. Je dois être une créature bien incomplète ; il doit me manquer quelque qualité essentielle, puisque, depuis que je vis auprès de vous, je n’ai pas réussi à me faire aimer — et que j’ose à peine vous aimer. Ah ! chère marraine ! je sais que les scènes vous déplaisent, aussi je ne fais pas de scène… je cause tout tranquillement là, à vos pieds ; je ne veux pas pleurer… je vous assure que je suis très calme. Vous parlez de mon rôle, je crains de ne le pas bien comprendre ; il me semble que ce rôle comporte un peu de l’amour d’une fille… des caresses d’une fille à sa mère adorée : et voyez comme je suis gauche et bêtement peureuse… Je n’ose pas, vrai, marraine, je n’ose pas !

— Tu es une bonne petite fille, Marca, et je t’aime bien aussi ; mais j’ai l’affection calme, vois-tu. Je t’ai dit que je travaillais à ton bonheur, je vais te le prouver : tu aimes Maxime, tu l’épouseras dans trois mois, ton mariage doit se faire en même temps que celui de Laure : c’est décidé.

Marca se leva toute droite, appuyant une main à son cœur, qui battait avec violence ; elle était si pâle que Véra la regarda avec étonnement ; elle ne la croyait pas capable d’une émotion aussi forte,

— Dans trois mois…

Elle répéta ces mots plusieurs fois.

— Mais oui : Je pense que cela ne te déplaît pas ; et certes, l’idée d’être la femme de Maxime n’est pas pour toi une idée nouvelle, puisque, cet été, vous avez échangé des serments… si je ne me trompe. Tu ne l’aimes donc plus ?

— Oh ! si, marraine, si…

Elle parlait avec difficulté.

— Il m’a toujours semblé très naturel, tout simple même d’être sa femme… un jour. C’était toujours loin, vague, comme le « quand je serai grand » des petits enfants. Dans trois mois… le voudra-t-il ? M’aime-t-il toujours, lui ?… Et sa famille, qui ne veut pas de moi ! Pourquoi ne veut-elle pas de moi, marraine ? On dirait qu’une honte quelconque… Elle s’arrêta, craignant de pleurer, n’oubliant pas, même au milieu de ses plus fortes émotions, que sa marraine n’aimait pas les scènes.

— Puisque je te dis que tout est arrangé, que non seulement on veut bien de toi, mais qu’on est enchanté de ce mariage…

Et, voyant son air incrédule, elle ajouta :

— N’as-tu pas toi-même, tout à l’heure, rendu un juste hommage à la puissance de Tor ?

— Vous m’achetez un mari !

Marca n’était plus blanche maintenant : elle était rouge de honte et d’indignation.

— Puisque je ne puis plus t’acheter de poupées ! Mais garde ton indignation pour d’autres causes ; ton cas est celui de toutes les jeunes filles de notre monde. Crois-tu que Laure, sans la dot que j’ai arrondie, serait sur le point de devenir vicomtesse ? Toi, tu as joué à l’amourette avec ton beau cousin, rien de mieux : vous faites un mariage d’inclination — c’est entendu ; restez dans les nuages. Ses parents et moi, nous nous occupons des choses de cette basse terre…

— Vous êtes bien bonne et bien généreuse, marraine… Mais il n’y avait plus dans sa façon de dire ces mots, l’abandon et l’élan de jeunesse qui avaient presque touché Véra tout à l’heure. Celle-ci se retourna brusquement :

— Aurais-tu changé d’avis, par hasard ! en aimerais-tu un autre ?

— Mais, non, marraine !

Marca avait presque peur de ce regard implacable qui lisait jusqu’au fond de sa pensée.

— On m’a dit que d’autres te faisaient la cour ; il n’y aurait rien d’impossible ! on te croit riche — réponds !

— Mais personne, que je sache !

Elle était si innocemment étonnée que Véra s’en voulut presque de sa dureté.

— Si fait… ajouta la Jeune fille en riant à demi. Quand sa femme n’était pas là, M. de Vignon me regardait beaucoup, en suçant la pomme de sa canne ; mais il n’est pas à marier ; il n’est pas dangereux !

— C’est comme cela que tu excites les mauvaises passions, méchante !

Véra respirait ; elle était presque caressante maintenant.

— Nous aurons beaucoup à faire, pendant ces trois mois ; d’abord il faudra donner à M. Nariskine toutes les séances qu’il te demandera.

— Ce n’est pas amusant de poser ; et il prétend que je suis si difficile à peindre !… ce doit être vrai, car il me fait poser plus que les autres.

— Je tiens à mon tableau, dit Véra sèchement.

— On posera, marraine, on posera ! on sera même très sage…

Et en effet Marca, le lendemain, donnait à Ivan une longue séance dans la serre. Tout avait été soigneusement remis en place. Nariskine travaillait avec une espèce de rage ; son tableau était assez avancé ; la composition, arrêtée depuis quelque temps déjà, était franchement indiquée sur la grande toile.

Il avait fait, d’après Marca, une demi- douzaine de croquis, d’études, de portraits presque terminés, et il n’arrivait pas à se satisfaire. La jeune fille posait souvent et, il faut l’avouer aussi, assez mal ; ce qui ne facilitait pas le travail.

Véra, en toilette de ville, mettait ses gants, tout en faisant quelques remarques sur le tableau ; elle était admirablement belle ce jour-là ; une légère rougeur aux joues lui rendait un air de jeunesse.

— Je vous laisse, dit-elle d’un ton dégagé. J’ai une visite urgente à faire ; mais je serai de retour dans une heure au plus tard, car j’attends mon beau-frère ; il m’a annoncé une démarche officielle…

Marca se sentit rougir et pâlir : le moment était donc venu ! C’était cruel de la faire poser un jour pareil. Mais Véra ne fit aucune attention à ses regards suppliants ; toujours souriante, elle les quitta, en disant :

— Travaillez bien tous les deux ; vous ne serez pas dérangés ; j’ai donné des ordres pour cela.

Elle ne semblait pas pressée ; en traversant le salon, elle s’arrêta à une jardinière pour cueillir une fleur, puis elle disparut.

À peine eut-elle fermé la porte derrière elle, que son allure changea ; son sourire avait disparu, un pli au front lui donnait un air dur et cruel. Elle se glissa jusqu’à sa chambre, ôta vite sa robe de soie, au bruissement traître, passa une toilette sombre, en laine souple, et chaussa des petits souliers très minces.

Tout avait été préparé d’avance dans la serre ; de grandes plantes touffues et hautes formaient une barrière presque impénétrable ; pour arriver à deux pas du peintre et de son modèle, Véra avait pratiqué elle-même une espèce d’allée masquée, en déplaçant des plantes.

Elle se glissa avec infiniment de précautions jusqu’à sa cachette ; elle retenait sa respiration ; elle pâlissait quand, par hasard, une feuille la heurtait au passage. C’est que tout avait été combiné par elle-pour ce moment suprême ; les quelques mots jetés en partant avaient été étudiés d’avance ; elle savait bien qu’ils seraient compris. Si vraiment Nariskine aimait Marca, il prendrait cette occasion — la dernière, pour le lui dire ; une fois Maxime accepté ouvertement comme fiancé, il n’aurait qu’à s’effacer. Elle méprisait les insinuations de son beau-frère ; mais elle voulait savoir, une fois pour toutes, à quoi s’en tenir au juste ; et, malgré son superbe dédain, le cœur lui battait si fort, qu’elle ne voyait plus, n’entendait plus ; un nuage de sang lui passait devant les yeux, et le joli son de la petite fontaine bourdonnait à ses oreilles comme le grondement plein de menaces d’un torrent d’hiver. Mais cela passa ; peu à peu elle reprit son sang-froid ; tout son être se concentrait dans cette attente.

Elle n’était séparée du peintre et de Marca que par des plantes aux feuilles légères ; elle ne voyait pourtant le peintre que de profil : ce qui l’irritait. Marca se tenait immobile, elle posait comme elle n’avait jamais posé jusqu’alors ; les yeux étaient baissés, les joues brûlantes ; ses pensées étaient loin : Nariskine n’y était pour rien, cela était fort évident. Un silence absolu régnait dans la serre, le murmure argentin de la fontaine seul se faisait entendre. Véra respira ; si, pendant les quelques minutes qu’il lui avait fallu pour se rendre à sa place, des paroles avaient été échangées entre Ivan et Marca, ce n’étaient certes que des paroles insignifiantes. Véra se sentit abaissée à ses propres yeux par son espionnage ; elle songea même à retourner sur ses pas.

Cependant elle restait quand même ; ses yeux lançaient un feu sombre et ne quittaient plus la figure d’Ivan.

Tout d’un coup celui-ci jeta ses pinceaux, et Marca, étonnée, se redressa brusquement.

— Vous m’avez presque fait peur ! dit-elle. Comment ! vous ne travaillez plus ? Je pose mal ? Il me semblait que je me tenais bien tranquille.

— Oui, vous posez bien… trop bien même.

— Savez-vous, monsieur le peintre, qu’il est bien difficile de vous plaire !

Elle cherchait à badiner ; mais ses lèvres tremblaient un peu.

— C’est pour demander votre main que le baron de Schneefeld doit venir tout à l’heure. Ne vous offensez pas de ma brusquerie, Marca, je vous en supplie ; ce n’est un mystère pour personne, n’est-ce pas ? Pour moi, encore moins que pour les autres ; je suis presque de la famille. On vous laisse poser comme cela, sans chaperon, non pas seulement parce que les façons de cette maison ne sont pas tout à fait les façons des maisons françaises, mais aussi parce qu’Ivan Nariskine n’est pas dangereux ; il est laid, il semble plus âgé qu’il n’est… enfin, il ne tire pas à conséquence…

— Dites plutôt qu’on le sait un ami dévoué, bon, et qui ne peut vouloir que le bonheur de ceux qu’il aime. C’est ainsi que je comprends la chose.

— Alors vous m’écouterez ; vous ne m’en voudrez pas, si je vous dis des choses qui peut-être vous attristeront.

— Je ne vous en voudrais pas ; mais à quoi bon les dire ? Croyez-vous que je ne me les suis pas dites… bien des fois déjà ?

Elle s’était assise ; ses mains, croisées, tombaient avec un découragement résigné sur ses genoux ; elle détournait la tête.

— Vous ne l’épouserez pas ! dit Ivan s’avançant vers elle et parlant d’une voix rauque.

— Vous vous trompez : je l’épouserai.

— Mais vous ne l’aimez plus, ma pauvre enfant, il a lassé votre cœur… Quand je vous dis que vous ne l’aimez plus !

— Écoutez-moi, Monsieur Nariskine. On dit que l’amour est aveugle, je n’en crois rien ; je vois les défauts de Maxime, maintenant, je les vois même très clairement ; mais je l’aime toujours. Songez donc : la première fois que j’ai senti battre mon cœur, c’était pour lui, je lui ai donné ce cœur sans savoir ce que je faisais ; mais, une fois donné, il ne se reprend plus. Dans les premiers temps je songeais à notre mariage, que tout faisait pressentir, comme on songe à la fin d’un conte de fées — quelque chose comme une apothéose étincelante de lumières, de fleurs, de bijoux ; un bonheur sans nuages, une gloire faite de jeunesse et de joie folle. Je ne suis plus une enfant maintenant ; j’ai souffert déjà, et j’envisage mon mariage avec Maxime tout autrement. Je sais qu’il est bon au fond, mais très léger, et que sa vie facile ne lui a pas donné sur l’amour les idées qui me sont naturelles, à moi. Mais je l’aime. J’entrevois des jours de tristesse, des jalousies qu’il faudra cacher, des désillusions qui me feront pleurer ; — mais tout cela passera ; un jour viendra où il reconnaîtra que l’amour de sa femme vaut mieux après tout que les faux plaisirs qui lui sont maintenant si nécessaires. J’attendrai, parce que je l’aime.

— Chimère, chimère que tout ce]a ! Vous vous bercez de cette illusion si douce aux femmes, si naturelle, si noble : celle de sauver l’homme aimé, à force d’amour et de dévouement. Chimère, vous dis-je ! On peut ainsi, quelquefois, sauver une nature rude, rebelle, où enfin il y a de l’étoffe… mais un Maxime de Schneefeld ? Jamais ! Il n’a ni qualités véritables ni véritables vices. Depuis ses fiançailles, depuis le moment où il a cru vous aimer, où il a eu cette chance suprême de vous sauver, de vous tenir dans ses bras, ce moment où, si sa nature pouvait jamais changer, on aurait vu s’opérer ce miracle, depuis ce temps-là — qu’a-t-il fait ? Il s’est hâté de se délasser d’un amour, qui le fatiguait, parce qu’il était noble et élevé. Il n’a pas voulu s’avouer qu’il était incapable d’y répondre, parce que chez lui la vanité prime tout ; il ne veut pas être humilié. Ah ! je vous connais ; vous vous ferez bien humble, bien petite, vous chercherez à lui faire prendre cette place de maître, dont il est indigne, à vous amoindrir devant lui ; vous n’y réussirez pas, ma pauvre enfant, et, c’est votre malheur que vous préparez, un malheur qui ne profitera à personne, pas même à lui !

Marca s’était levée ; frémissante, elle cherchait à arrêter ce torrent de paroles, sans y réussir ; Ivan était emporté par la passion qui était en lui.

— Vous n’avez pas le droit…

— Si, j’ai ce droit.

Il lui avait pris les mains et la forçait à le regarder.

— J’ai le droit que me donne mon amour, — car je vous aime, entendez-le bien, je vous aime ! C’est pourquoi j’ai suivi votre Maxime, c’est pourquoi j’ai observé toutes ses extravagances, toutes ses sottises basses et honteuses. Je voulais savoir. Si, par hasard, j’avais vu en lui quelque lueur de générosité vraie ; si, dans mon âme et conscience, je m’étais dit : « Il pourra un jour devenir digne de cette enfant si naïve et si bonne », je vous jure que je n’aurais jamais parlé. J’avais caressé un rêve ; j’avais vu auprès de moi une jeune femme douce et gracieuse, à qui j’aurais voué ma vie tout entière, mettant mon cœur sous ses pieds adorés, et qui, un jour, après peut-être beaucoup d’années d’épreuves, aurait fini par dire, me voyant si patient : « Je t’aime bien, mon pauvre Ivan… » Je n’en demandais pas plus. Eh bien ! cette espérance, je l’aurais cachée soigneusement ; je n’en aurais rien dit. — Mais il n’en est pas ainsi. Maxime est indigne de vous, je le sais, je pourrais le prouver, et vous ne serez pas sa femme, — je ne le veux pas !…

C’était un cri de passion. Véra ne s’y méprenait pas. Jusqu’alors elle, avait écouté presqu’hébétée ; c’était comme si elle faisait quelque mauvais rêve, dont le réveil était proche. Cependant elle commençait à comprendre, la malheureuse ! C’était son amant qui parlait ainsi ! Elle était oubliée ; l’accent de la passion, qu’elle connaissait si bien, s’adressait, non plus à elle, mais à une autre. Elle faillit se trouver mal ; tout s’effondrait en elle : Ivan ne l’aimait plus. Elle se retint à une branche, qui plia en craquant ; ce petit bruit lui fit une peur atroce, et lui rendit des forces : elle voulait entendre jusqu’au bout. Le bruit qui lui avait semblé formidable n’avait pas été entendu de l’autre côté du rideau verdoyant. Mais elle avait perdu quelques phrases ; Marca était assise de nouveau, et elle pleurait.

— Comment aurais-je pu me douter de cela ?

— C’est vrai, pauvre enfant ; je cachais soigneusement mon amour ; et il fallait le cacher en effet !

— Croyez-moi, fit Marca, cherchant à parler bien posément, vous vous trompez en croyant m’ aimer. J’ai pensé à vous bien des fois. En voyant vos succès, en songeant aux années très dures que vous aviez traversées, je me disais que c’était bien dommage qu’il n’y eût pas auprès de vous une compagne pour partager ces triomphes, pour faire oublier ce passé si pénible ; non pas une petite fille comme moi, ne connaissant rien de la vie, mais une vraie femme… Je vais vous dire toute ma pensée. Vous souvenez-vous du premier soir où vous êtes venu ici ? Vous êtes resté comme en extase devant ma marraine ; je pensais que vous étiez tombé amoureux d’elle en cet instant. Je me disais que, jeune comme elle l’est encore, elle devait quelquefois s’ennuyer au milieu de ses richesses, et que l’artiste admiré pourrait bien devenir un mari dont elle serait très fière. Je me suis donc trompée ?… Dites — comment, la voyant tous les jours, admis dans son intimité, avez-vous pu un moment songer à moi ? Je n’y comprends rien…

Il y eut un silence. Ivan semblait se recueillir ; Véra, affreusement pâle, s’enfonçait les ongles dans la chair, résolue à se vaincre : elle aurait voulu s’élancer, et crier : « Infâme, infâme ! — réponds donc ! »

— Je croyais pouvoir taire ceci ; vous me forcez à vous faire un aveu pénible, et que vous ne comprendrez qu’à demi. Ce soir dont vous parlez, je ne voyais pas la baronne Véra pour la première fois ; je l’adorais depuis des années. C’était cependant, en effet, la première fois que je la voyais chez elle. Pour son malheur, pour le mien aussi peut-être, je l’ai vue depuis… de trop près ; j’ai compris peu à peu, après mille révoltes, après mille retours à ma foi aveugle, que la femme qui m’était apparue dans mon triste atelier, à qui j’avais voué un culte, n’était pas la femme que je voyais alors dans son hôtel de Paris, entourée de courtisans dont elle se jouait froidement, faisant le bien comme elle ferait le mal — par caprice. Quand on tombe de haut, on en meurt ; mon amour pour cette femme est mort effectivement. Je ne pouvais la voir qu’en tremblant d’adoration, qu’en voulant me jeter à ses pieds pour l’implorer comme on implorerait une déesse. Je ne puis la voir maintenant sans un frisson de répulsion. Ce dernier sentiment est aussi excessif que l’était le premier ; je n’étais pas maître de l’un, je ne le suis pas de l’autre. C’est justement parce que je vous voyais auprès d’elle, je crois, que je vous ai aimée ; vous étiez le contraste absolu : elle joue toujours un rôle, vous êtes simplement — vous ; elle est la personnification des passions orageuses, sans frein, sans but, qui enivrent et qui détruisent. En vous regardant, je songeais avec attendrissement au doux bonheur du foyer ; je vous voyais gaie, heureuse, donnant le bonheur, parce que le bonheur est en vous ; chaste et aimante ; vous êtes la pureté ; et, voyez-vous, Marca, ce qui nous attire, nous autres hommes, ce pour quoi nous donnerions tout le reste — c’est cette pureté. Voilà pourquoi je vous aime : voilà pourquoi je vous dis : « Réfléchissez encore, voyez l’amour que vous offre Maxime ; voyez l’amour que je vous offre, moi. « Ne répondez pas tout de suite. Vous détournez la tête ! Je vous en supplie, Marca, tâchez de comprendre, tâchez de vous bien rendre compte que ce n’est pas seulement de mon bonheur qu’il s’agit, mais du vôtre… Ah ! je saurai bien me faire aimer de vous, si vous m’en donnez le temps ; j’ai la tendresse de toute une vie à mettre à vos pieds ; j’ai été fou, idolâtre ; mais je n’ai jamais aimé comme je vous aime, avec ce respect et cette tendresse infinie…

— Il est trop tard !… s’écria Marca. Ah ! je vous en prie, ne me faites pas souffrir ainsi ! il est trop tard… je vous jure qu’il est trop tard.

— Non, Marca. J’ai tout arrangé, tout combiné ; vous n’aurez rien à craindre de la colère de Véra ; je vous ai ménagé une retraite sûre jusqu’au jour où la loi me permettra de vous donner mon nom. Alors je me chargerai bien de vous défendre. Tout est arrangé aussi pour le cas contraire… Je ne veux pas faire de mal à celle que j’aime. Si je ne parviens pas à vous persuader, eh bien ! personne ne saura rien de mon désespoir. Si vous me dites non, un non irrévocable, dans une heure je serais loin déjà ; la lettre annonçant mon départ à votre marraine sous un prétexte quelconque est écrite ; je la mettrai à la poste avant de partir. J’irai je ne sais où, car alors je deviendrais fou en restant ici. Il me faudrait mettre des lieues, des pays, des mers, entre nous… ne plus entendre parler de vous pour chercher à renaître à une autre existence où il n’y aurait plus de Marca… plus de Véra. Non ! non ! je ne pourrais pas voir votre mariage, ma bien-aimée ! je ne le pourrais pas !… Je vous dis tout cela pour vous donner le temps de vous remettre un peu. J’ai été obligé de brusquer mon aveu, parce que le temps presse. Mais toutes ces précautions sont inutiles… dites qu’elles sont inutiles ! Venez ; vous n’appartenez pas à ce vilain monde qui nous enveloppe, factice et mauvais ; vous êtes une créature à part, simple, toute vraie, digne d’être aimée… Venez ! Je ne vous fais pas peur, n’est-ce pas ? À la porte, il y a une voiture ; en passant le seuil, secouez la poussière de vos pieds. Vous laisserez derrière vous la richesse ; on vous maudira ; mais votre mari travaillera pour vous, pour toi, ma chère âme, et te bénira éternellement… Viens !…

Marca écoutait, effarée, haletante, ne comprenant qu’à demi ; mais, quand elle sentit qu’Ivan cherchait à l’entraîner, elle se redressa et cria d’une voix à moitié suffoquée :

— J’aime Maxime ! j’aime Maxime ! entendez-vous, j’aime Maxime !

Il s’arrêta net. Ce n’était pas possible ; il avait mal compris ; il souriait à demi, d’un sourire hébété. Alors, se passant la main sur le front, il attendit quelques instants. Ce silence était terrible. Marca sanglotait.

— Vous pleurez, Marca ?

— Vous me faites peur !

— Vous ne voulez donc pas de moi ?

— Non, non. Oh ! partez, je vous en supplie !

— C’est bien. Je m’en vais.

Il attendait pourtant encore, très humble ; tout son emportement avait disparu ; il semblait vieux et cassé.

— Adieu, Marca… adieu mon rêve… adieu tout mon bonheur !

Sa voix tremblait. Marca leva vers lui sa figure d’enfant, toute couverte de larmes.

— Ah ! dit-elle, je vous fais bien de la peine.

Ivan s’approcha d’elle et l’embrassa sur le front.

— Ce n’est pas votre faute. Adieu, Marca…

— Adieu…

Très lentement il s’éloigna.

Véra le vit partir ; elle voulut crier, elle ne le put. Sa voix s’arrêtait dans son gosier. Il s’en allait, il disparaissait de sa vie, et elle n’avait même pas eu l’amère joie de lui crier qu’elle savait son infamie, qu’elle avait entendu ses paroles cruelles, qu’elle avait savouré jusqu’à la lie l’amertume de ses mépris — et qu’elle saurait se venger. Elle demeurait là, froide, immobile. Était-ce la mort qui la prenait ainsi ? Ah ! elle ne se débattrait pas. Ce devait être bon de ne plus vivre, de ne plus rien sentir, de ne jamais plus entendre de ces paroles cruelles qui percent le cœur de part en part. Mourir ? — Oh ! non, pas encore, il lui restait quelque chose à faire ; elle avait presqu’oublié ce que c’était, mais bien certainement il lui restait à faire quelque chose. Mais quoi donc ? Il n’est pas facile de rassembler ses idées quand elles s’en vont on ne sait où. Cependant, par un effort suprême… Voilà ! elle a réussi à lever une main froide et raide, à la porter à sa tête ; le sang recommence à circuler ; non, ce n’était pas un évanouissement complet. Ah !… la mémoire revient, elle sait maintenant ce qui lui reste à faire !

Marca pleurait toujours : elle se disait pourtant qu’il fallait se vaincre, qu’on allait venir, qu’il lui faudrait répondre avec sang-froid aux questions qu’on lui ferait. Elle essuyait déjà ses larmes, cherchant à retrouver un peu de calme lorsqu’elle resta sans mouvement, les yeux démesurément ouverts. Les feuilles d’un grand palmier s’étaient écartées, une main les retenait, et dans l’ombre verdoyante elle vit la figure de sa marraine qu’elle avait peine à reconnaître.

Véra était horriblement belle : une figure de sphinx cruel qui jouit déjà de l’agonie de sa victime. Marca comprit tout : ils étaient tombés, Ivan et elle, dans un piège. Elle se sentit perdue. Véra était sortie enfin de sa cachette ; elle avait retrouvé l’élasticité de ses mouvements, elle avait bondie sur Marca qui ferma les yeux, croyant qu’elle allait mourir. Les mains de Véra lui serraient les poignets avec une telle force, que la douleur arracha un cri à la jeune fille.

— Que je te regarde bien, que je voie une fois pour toutes ce qui a pu le séduire ! Vraiment, il a bon goût !… te préférer à Véra de Schneefeld… Mais parle donc, fille du ruisseau, que j’entende ta voix… cette voix qu’il aime…

Marca ne put articuler une parole.

— Tu m’as dit hier, je crois, que personne ne te faisait la cour. Tu es menteuse comme tu es ingrate.

— Vous avez pu entendre vous-même… Non, je n’ai pas menti… Je ne savais pas…

— Les filles de ton espèce ont le secret de toutes les infamies.

Elle ne savait ce qu’elle disait, mais elle tenait sa victime, et lui broyait les poignets.

À ce moment on entendit un bruit de pas. Le baron Jean et son fils s’arrêtèrent étonnés au seuil de la porte. Véra partit d’un éclat de rire, un rire de folle, aigu et terrible.

— Ah ! c’est vrai, j’avais oublié… vous venez bien à propos. Votre demande est agréée, messieurs ; voici la jolie fiancée, prenez-la, mais prenez-la comme elle est, mendiante, sans famille, sans nom, avec la réputation tarée que je compte bien lui faire. Je l’ai surprise ici avec son amant…

Véra avait rejeté Marca avec une telle violence que la pauvre enfant était presque tombée aux pieds de Maxime.

Elle se redressa d’un bond :

— Madame, s’écria-t-elle, vous savez bien qu’il n’en est rien ! C’est une infâme calomnie… Personne ne le croira !

— Je ne le crois pas, moi !

Maxime avait dit cela fièrement. Marca eut un cri de joie, et s’élança dans les bras ouverts de son fiancé.

— Et quand cela serait faux, je le dirai, moi ! cria Véra, et tout le monde me croira.

La Cosaque poussée à bout reparaissait tout entière ; elle continua :

— À toute jeune fille qui va se marier, il faut une victime, sinon sa vanité en souffre ; il faut avoir la gloire de dire non à quelqu’un avant de dire oui à son mari. Et savez-vous qui elle a choisi pour ce rôle ? Le seul homme que j’aie jamais aimé, mon amant, Ivan Nariskine ! J’avais recueilli cette misérable, j’en avais fait ma fille, et c’est elle qui me prend mon amour… pour se distraire ! Et elle est si sotte, si basse de nature, qu’elle n’a même pas su comprendre l’honneur que voulait lui faire ce grand artiste. Elle lui préférait… qui ? un Maxime de Schneefeld… Oh ! ce n’est pas le moment des ménagements : quand une femme est blessée à mort, elle ne songe pas à épargner la vanité des autres. Et je suis blessée à mort… Mon amour pour cet homme que j’avais trouvé pauvre, inconnu, triste et à qui j’avais donné le bonheur ; mon amour pour cet homme, c’était ma vie même ! Je l’aimais… je l’aimais, moi qui n’avais jamais rien su aimer sur la terre…

Elle se parlait à elle-même plus encore qu’aux autres. Elle avait les gestes vagues d’une folle. Tout d’un coup elle se releva, et voyant Marca toujours auprès de Maxime, elle lui cria :

— Tu es encore ici ? Mais tu ne comprends donc pas ? Je te chasse. Je t’ai prise à la rue, retourne à la rue ! Tu m’as demandé une fois ton histoire ; la voici : Ta mère était une petite ouvrière de seize ans, qui massacrait le français, qui avait bêché la terre, comme ses parents, de misérables paysans. Ma charité l’avait ramassée demi-morte. On l’avait séduite… cela va sans dire, — vous autres n’êtes-vous pas là pour cela ? Elle est morte en te mettant au monde. En voilà assez, je pense ; retourne d’où tu viens ; je ne te connais plus.

— Pardon, ma tante… vous m’avez donné Marca pour femme, je la garde comme telle… Je l’aime.

Le baron Jean, qui était resté tout ce temps muet de surprise, s’avança vers son fils, furieux et menaçant.

— Merci, Maxime, merci ! dit Marca ne voyant que lui, oubliant tout le reste. Je sais bien que cela ne peut être que je sois votre femme ; mais vous avez voulu me défendre, je vous en aimerai toute ma vie. C’est fini pourtant ; Marca de Schneefeld n’existe plus. Il n’y a à sa place qu’une pauvre fille dont je ne sais pas même le nom. Adieu.

Elle s’éloignait, les yeux toujours fixés sur lui.

— Imbécile ! cria Véra de sa voix dure, tu la veux, tu l’aimes. Mais prends-la donc pour maîtresse ! N’est-elle pas faite pour cela !

Marca jeta un cri et s’élança vers sa marraine. Elle la regarda bien en face : Alors, sans un mot elle arracha en tremblant ses bagues, ses boucles d’oreilles, les jetant pêle-mêle aux pieds de celle qui les lui avait données. Elle s’acharnait à un bracelet qu’elle portait au bras, quand elle se rappela d’où il lui venait.

— Non, celui-là est à moi, — c’est ma pauvre petite maman qui me l’a donné.

Une seconde après, elle avait disparu.

Maxime, morne et mécontent, ne chercha pas à la retenir. Il ne la suivit pas.



CHAPITRE XVII


Dans le petit salon de madame Langlois, la lumière défaillante de ce jour d’automne qui finissait éclairait un groupe paisible. Pierre Dubois, assis devant la table chargée de livres et de cahiers, écoutait en silence les explications que lui donnait madame Langlois. Le murmure de cette voix douce remplissait à peine la pièce étroite ; le jeune homme cherchait de son mieux à comprendre : sa figure énergique, mais un peu triste et pâle, semblait vieillie par un pli du front.

Un coup de sonnette vint interrompre la leçon. Pierre alla ouvrir ; madame Langlois, qui pouvait de son fauteuil voir la porte d’entrée, se leva en poussant un cri d’étonnement ; elle avait reconnu Marca.

La jeune fille, toute blanche, les yeux hagards, s’avança avec une sorte de timidité.

— Il faut que vous sachiez… ne m’ouvrez pas encore vos bras… Vous ne voudrez peut-être pas de moi. On m’a chassée ; je ne suis plus Marca de Schneefeld, je suis… je ne sais qui. Je ne comprends pas encore ; ma tête tourne… tourne ; c’est que j’ai tant marché… j’allais toujours, cherchant à comprendre ; et maintenant je suis lasse… bien lasse. Tantôt je me suis reposée sur un banc aux Tuileries ; je regardais les petits enfants jouer ; je me disais qu’ils étaient bien heureux d’avoir une mère, une famille. Pendant que j’étais là, il m’est revenu une phrase à l’esprit… une phrase que que j’avais entendue quelque part, je ne pouvais plus me rappeler où : « Si le malheur vous touchait, vous me reviendriez, — ce serait tout naturel… » Alors j’ai reconnu le son de votre voix, et je me suis rappelé le petit salon que j’avais rempli de fleurs ; hélas ! je ne vous apporte plus de fleurs aujourd’hui…

Elle se tenait à un fauteuil comme si elle craignait de tomber. Madame Langlois la prit dans ses bras :

— Mon enfant ! ma fille ! car tu es ma fille maintenant. Si je veux de toi !… si je veux de toi !…

Elle la caressait, l’embrassait en pleurant à chaudes larmes. Marca ne pleurait pas, mais elle se laissait aller, comme un enfant fatigué qui se repose sur le sein de sa mère.

— Je n’ai rien fait de mal, je vous assure que je n’ai rien fait de mal, murmurait-elle.

— Est ce que je te l’ai même demandé ? Est-ce que je ne suis pas sûre de ma petite Marca ?

— Vous êtes bonne. Mais laissez-moi vous tout raconter, car il faut que vous m’aidiez à comprendre. Je devais épouser Maxime ; c’était enfin arrangé. Son père et lui venaient faire la demande, quand — comment cela s’est-il passé ?… je ne me le rappelle plus bien ! — Elle avait arrangé tout, tout combiné avec grand soin ; de sa cachette elle avait entendu M. Nariskine, le grand peintre, me dire qu’il m’aimait et qu’il voulait m’épouser, que Maxime n’était pas digne de moi. Tout cela me semble un peu vague, comme si c’était une histoire que j’aurais lue quelque part. — J’ai répondu que j’aimais Maxime, et il est parti…, il était si triste, si pâle que j’en ai pleuré. Ma marraine aimait le peintre ; il paraît même qu’ils s’étaient beaucoup aimés tous deux, pendant des années ; seulement son amour, à lui, s’était changé en haine… Elle a entendu tout ce qu’il disait, sur son compte. Ah ! elle a bien dû souffrir aussi ! Quand elle a bondi sur moi, je croyais qu’elle allait me tuer… elle avait des regards de folle. — Alors elle m’a jetée dehors, elle m’a chassée… elle m’a dit des paroles que je ne comprenais même pas, pour m’humilier devant Maxime ; elle m’a reproché ma naissance. Ma mère était une petite ouvrière abandonnée… Elle m’a appelée enfant du ruisseau… elle aurait dû m’y laisser jadis, c’aurait été moins cruel.

Pierre était resté, n’osant rien dire, mais voulant savoir, lui aussi.

Il dit à Marca d’une voix émue :

— Et votre fiancé ? qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il fait ?

— Maxime n’a rien voulu croire des infamies qu’on disait sur mon compte… Il s’est écrié : « Vous me l’avez donnée comme femme, je la garde comme telle… » Je l’aimerai toujours pour ces paroles.

— Alors, mon enfant, dit madame Langlois, il te retrouvera et t’épousera.

— Non, non, cela aussi, c’est bien fini. Comment voulez-vous qu’il m’épouse ? Je devais être riche… très, très riche, et maintenant… je n’ai rien, je ne suis rien. Je lui apporterais en dot… voyez… — et elle montra avec un sourire navré son mince bracelet — cela ; ma mère me l’a laissé, c’est tout ce qu’elle avait, ma pauvre petite maman ! Vous comprenez que ce n’est pas assez. Maxime a besoin de beaucoup d’argent ; il me l’a avoué lui-même…

Et elle laissa retomber sa tête sur l’épaule de sa vieille amie.

Pierre allait parler ; mais madame Langlois lui fit un signe qu’il comprit : il sortit, cherchant à ne pas faire de bruit.

— Tu es fatiguée, mon enfant ! — Madame Langlois avait pris le tutoiement très naturellement avec son rôle de mère. — Laisse-moi te coucher, laisse-moi croire que vraiment j’ai une fille à dorloter, que je ne suis plus seule au monde.

Marca lui jeta les bras autour du cou.

— Vous ne m’en voulez pas ? Vous ne m’en voulez réellement pas ?… C’est que je vais vous causer bien de l’embarras…

— Et bien du bonheur aussi, ma chère fille !

Marca était trop brisée, trop absolument lasse pour se bien rendre compte de ce qui se passait. Il lui vint pourtant à l’esprit que la petite chambre où elle se laissait déshabiller, le lit étroit où elle se laissait border, devaient être la chambre et le lit de madame Langlois ; mais ce ne fut qu’une lueur. Toutes ses idées se brouillaient, elle avait trop souffert, elle était trop fatiguée, pour avoir gardé un peu de sang-froid.

La sensation de bien-être qui l’envahissait lui paraissait le bonheur suprême ; elle avait peur de sortir de son engourdissement et d’avoir à réfléchir sur ce qui lui arrivait ; le besoin impérieux de repos la faisait se taire ; sous le baiser de sa nouvelle mère, elle dormait déjà.

Madame Langlois, assise auprès du lit, se mit à réfléchir profondément, et ses réflexions n’avaient rien de bien gai. Elle se leva doucement et, allant à son secrétaire, compta ce qui lui restait de son argent du trimestre : c’était bien peu de chose ; sa santé, de plus en plus chancelante, demandait des soins, des soins fort coûteux. Elle morte, il ne resterait rien.

Elle passa une partie de la nuit à examiner tout ce qui pourrait se vendre ; car il fallait absolument organiser le petit appartement pour deux personnes au lieu d’une. Enfin elle se décida à chercher un peu de repos sur le canapé du salon, enveloppée d’un grand châle.

Ce fut là que Marca, réveillée de bonne heure, la surprit ; elle eut peur, la voyant si rigide et si blanche ; elle ne se rassura qu’en entendant sa respiration un peu pénible ; alors, pleine de remords et de confusion, elle guetta le réveil de sa mère adoptive.

— C’est bon de voir un gentil visage auprès de soi !… Si tu savais comme il est triste de vivre seule !

— Et j’ai pris votre lit, j’ai dormi d’un bon sommeil ! Tandis que vous…

— Tu en avais tant besoin.

Madame Langlois se laissa caresser, remercier ; elle trouvait cela si bon !

La main dans la main, les deux femmes causèrent longuement. Marca s’efforçait d’être très courageuse. Elle ne parlait guère du passé. Tout cela était fini ; elle regardait en avant résolûment. Elle était pauvre maintenant ; mais bien des filles pauvres gagnent leur vie ; elle ferait de même. Elle serait très heureuse le jour où elle apporterait à sa nouvelle maman le fruit de son travail ! Et, au beau milieu de ses fières résolutions, ses yeux se remplissaient de larmes ; vite, elle se détournait pour n’en rien laisser voir. Certes la première chose à faire, c’était de passer ses examens, d’obtenir son diplôme. Elle se mettrait à étudier le jour même, tout de suite ! Elle apprendrait bien plus vite qu’à la pension.

Alors, jetant un regard autour d’elle, voyant les signes apparents de cette pauvreté décente, les tiroirs du secrétaire à moitié vides, les meubles qui suffisaient à peine à une personne, elle éprouva une anxiété poignante. Des mois s’écouleraient avant qu’elle put être en état de passer ces terribles examens, et, en attendant, il faudrait bien chercher à gagner quelques sous… Mais comment ?

Et toutes deux regardaient les mains inutiles de cette « enfant du ruisseau », élevée en princesse, et toutes deux se disaient tout bas que les habitudes de luxe se prennent bien facilement et ne se perdent, au contraire, qu’après beaucoup d’efforts pénibles.

Alors madame Langlois, qui connaissait à fond cette petite fille, qui voyait au tremblement de ses lèvres, qu’à tout ce beau courage se mêlait une cruelle angoisse, se mit à lui raconter son histoire, sachant que la pitié pour les autres est le meilleur remède contre la trop grande pitié pour soi-même.

Elle s’était trouvée, après trois ans de mariage, seule devant les difficultés de la vie, avec un enfant sur les bras. Son mari, un homme séduisant et charmeur, faible et vicieux, avait été condamné pour une action déshonorante. Elle ne pouvait pas se laisser mourir de honte et de chagrin, car son fils avait besoin d’elle. Elle reprit son nom de jeune fille, et se mit au travail.

Au bout de vingt-cinq ans d’efforts patients, elle entrevoyait le jour où elle pourrait jouir d’une aisance bien gagnée, auprès du fils qu’elle adorait. Un jour, on vint lui dire que ce fils avait fait des faux, et que son patron, un agent de change, consentait à étouffer l’affaire à la condition d’être payé intégralement. Il fut payé ; toute la petite fortune y passa — sauf une misérable rente viagère : de quoi ne pas mourir de faim.

— Et maintenant, ajouta la pauvre femme, qu’il me vient une fille à la place du fils que je ne reverrai jamais, — je ne puis rien pour elle !… rien, sinon lui donner un asile et beaucoup d’affection.

Madame Langlois avait pris le bon moyen ; Marca, en la consolant, en la câlinant, oublia presque son propre chagrin.

Toute la matinée se passa en combinaisons, en délibérations. Le petit salon, grâce à un canapé-lit, qu’il faudrait acheter en sacrifiant quelques meubles, deviendrait la chambre de Marca, tout en gardant son aspect ordinaire. Il y avait d’autres achats dont on ne pouvait se dispenser. Marca avait jeté aux pieds de sa marraine tous ses petits bijoux de jeune fille ; elle n’avait donc rien à vendre ; elle ne possédait que les vêtements qu’elle portait au moment de sa fuite.

Pierre, sur le coup de midi, entra. Il avait les yeux cernés, il était gauche et timide ; il craignait d’être indiscret en se présentant comme d’habitude. Mais on lui sourit et il rayonna. Ce fut lui qui se chargea de l’achat du canapé-lit, de la vente des meubles sacrifiés. De son côté, Marca alla au plus proche magasin acheter un peu de linge et de quoi se faire une modeste robe noire, sa toilette en soie et laine étant jugée beaucoup trop élégante pour tous les jours.

Les grandes catastrophes ont toujours leur petit côté, et il est bon qu’il en soit ainsi : l’âme, distraite par des exigences tracassières, évite ainsi de se concentrer dans un grand désespoir.



CHAPITRE XVIII


Pierre, peu de jours après l’installation de Marca, prit un grand parti. Il résolut de faire appel à la conscience de madame de Schneefeld. Il se disait que ce monstrueux abandon ne pouvait être un abandon absolu. Sans en rien dire, il se décida à faire une démarche auprès d’elle. Il était bien sûr de lui-même, il serait éloquent, il finirait bien par faire comprendre à cette femme tout l’odieux de son action, odieux qui retomberait sur elle-même… Il avait encore la naïveté de ses vingt-cinq ans.

L’hôtel du Parc Monceau lui parut terriblement imposant avec sa belle entrée, où les voitures pouvaient évoluer au milieu des massifs de verdure. La maison était un peu surchargée d’ornements ; mais elle lui semblait d’autant plus splendide ; le miroitement des serres le faisait cligner des yeux. En imagination il vit Marca bien à son aise au milieu de tout ce luxe, et il se rappela qu’il l’avait quittée occupée de combiner avec madame Langlois le moyen de tailler une robe dans un métrage d’étoffe noire trop restreint ; son inexpérience absolue avait quelque chose de navrant, et l’on sentait, rien qu’à la voir maniant l’étoffe grossière, que tout en elle se révoltait au contact de cette preuve matérielle d’une pauvreté laide. Pierre remarqua que toutes les fenêtres de l’hôtel étaient fermées. Cependant il sonna.

Un grand laquais le toisa avec une impertinence suprême, et daigna lui répondre que madame la baronne avait quitté Paris quelques jours auparavant, et que personne ne savait où elle était pour le moment, ni quand elle reviendrait ; elle avait cependant donné l’ordre que ses lettres fussent envoyées à Saint-Pétersbourg.

Pierre redescendit les marches du perron, en proie à des sentiments divers ; il ne démêlait pas au juste si le chagrin d’avoir échoué l’emportait sur la joie de penser que Marca n’appartenait plus qu’à sa nouvelle famille.

Quand on jette avec violence une grosse pierre dans un beau lac calme, l’eau jaillit bruyamment et retombe en écume. Ensuite de nombreux cercles se forment et s’élargissent ; puis ces cercles s’effacent peu à peu, et bientôt disparaissent : l’eau de nouveau dort calme sous le soleil ; la pierre reste au fond ; mais nul ne s’en douterait.

Marca songeait souvent à cela, en voyant les jours s’écouler, avec monotonie. Au commencement, elle avait des soubresauts nerveux à chaque coup de sonnette. Elle attendait vaguement un événement, quelque chose qui viendrait l’arracher à une vie pour laquelle elle se sentait si peu faite. Elle ne pouvait pas être complètement oubliée. Certes, elle n’avait rien à attendre du baron Jean ni de sa femme ; mais sa petite Claire, mais Laure elle-même… mais, Maxime ? Sans doute, elle savait bien qu’elle ne serait jamais sa femme. Cela ne pouvait être, elle se l’était dit à elle-même ; mais, sinon comme fiancé, il pouvait du moins s’intéresser à son sort comme ami…

Elle cherchait à l’oublier ; mais son amour était plus fort que sa volonté. L’image de son fiancé était toujours devant ses yeux. Quelquefois au milieu de la nuit, quand elle croyait madame Langlois endormie, elle l’appelait tout bas, elle avait plaisir à dire : « Maxime ! Maxime ! » Alors les sanglots la prenaient ; elle se débattait, il lui fallait un peu de bonheur, elle était si jeune ! Elle voulait aimer, être aimée… Et madame Langlois, de la chambre à côté, entendait très bien, et souffrait pour cette enfant, à qui elle ne pouvait pas donner le bonheur. Elle n’osait aller à elle ; Marca, avec cette pudeur instinctive des jeunes filles, ne parlait jamais de Maxime, et madame Langlois se disait que cela valait mieux ; que peu à peu elle finirait peut-être par oublier, et qu’il ne fallait rien faire pour retarder cette guérison du pauvre petit cœur malade. En attendant, c’était bien dur.

Cependant la plus sévère économie ne pouvait faire vivre deux personnes avec ce qui à peine suffisait à une seule. Marca avait à apprendre beaucoup de choses ; savoir être pauvre est toute une science ; ce n’était pourtant pas la bonne volonté qui lui manquait. Elle avait insisté pour qu’on renvoyât la femme de ménage ; elle était jeune et forte, en se levant de bonne heure, elle suffirait bien à toute la besogne ; leur cuisine était si peu de chose ! Tout le monde sait cuire des œufs ou une côtelette ; elle allait bravement, un petit panier au bras, faire les provisions. Elle augmentait, sans s’en douter, la dépense par cet excès de zèle ; son inexpérience absolue faisait qu’elle achetait à tort et à travers.

Un matin, en rentrant, elle trouva madame Langlois, lisant une lettre ; sur la table se trouvait le livre des dépenses, et un petit tas d’argent.

— Viens ici, mon enfant, et causons. Je viens de faire un calcul méticuleux, et le résultat n’est pas gai. Je me suis douté, depuis quelque temps déjà, que nous dépassions nos ressources. Aussi me suis-je occupée à te trouver un peu de besogne.

— Ah ! Quel bonheur ! je pourrai donc gagner de l’argent.

— Écoute. Tu sais que je n’ai guère de relations ici à Paris, et pour cause. Mais une de mes anciennes élèves, une étrangère beaucoup plus âgée que toi, a épousé un riche Français ; elle m’aimait bien, et ne m’a pas encore oubliée. C’est à elle que je me suis adressée pour qu’elle te procure quelques petites leçons — telles qu’une jeune fille peut en donner, même avant d’avoir obtenu son diplôme. Elle a bon cœur, et voici ce qu’elle a trouvé : il s’agirait de donner deux heures tous les matins à des petites filles pour leur faire apprendre les leçons de leur cours. Ce sont les enfants d’une certaine comtesse de Vignon.

— Ah ! jamais, jamais ! Non, voyez-vous, maman, je ne pourrais pas… je ne pourrais pas.

Mais après quelques heures de réflexion, après avoir causé longuement avec madame Langlois, après s’être persuadée qu’une pareille chance ne se représenterait pas de si tôt, et que l’argent du trimestre n’irait pas jusqu’à la fin du mois, Marca, après avoir poussé un grand sanglot, se décida. Cette fois tout était bien fini : elle accepterait l’argent de madame de Vignon, elle se mettrait une fois pour toutes, dans la position humble qui devait être celle de sa vie entière. Il lui sembla qu’elle perdait soudainement sa jeunesse ; elle se voyait dans l’avenir une vieille fille pauvre, aux vêtements noirs, fanés, usés, courant le cachet pour ne pas mourir de faim ; sans joie, même sans espérance.

L’entrevue avec madame de Vignon fut très pénible. Au travers du bavardage incohérent de la comtesse, perçait une pointe de satisfaction. Elle parlait de tout le monde, mêlant au récit du départ précipité de Véra des diversions à propos de Laure et de son mariage, à propos des vilaines histoires qui avaient couru sur Marca elle-même, — contradictoires, et à moitié oubliées déjà ; à propos surtout de Maxime ; il était terriblement mauvais sujet ; de peur de se compromettre, elle ne pouvait le recevoir qu’à son jour. Il s’amusait par trop… c’était un véritable viveur… on disait que sa belle tante lui donnait tout l’argent qu’il voulait, et l’excitait amener une vie insensée… et le bavardage continuait !

— Donc, ma chère, à demain, n’est-ce pas ? Puis, quand Marca était déjà à la porte, elle lui cria : — Vous prendrez l’escalier de service ; cela ne vous fait rien, n’est-ce pas ? et cela sera plus commode. Comme cela, vous ne risquerez jamais de rencontrer vos anciens amis.

Marca ne sut jamais bien comment elle se retrouva chez madame Langlois. Tout saignait en elle. Maxime l’avait oubliée, Maxime ne songeait qu’à ses plaisirs, — et quels plaisirs ! Dans le monde où elle avait été choyée, tout était maintenant comme si elle n’eût jamais existé.

— Est-ce arrangé, mon enfant ?

— Oui, maman, je commencerai demain.

Madame Langlois devina la souffrance de Marca, et se tut. La jeune fille resta à la fenêtre longtemps. Elle regardait machinalement des ouvriers qui remplissaient la cour de leur bruit ; ils travaillaient au petit pavillon, dont elle apercevait le riant jardinet. Tous les enfants de la cour, populeuse comme une cité, se tenaient autour, admirant les ouvriers, prenant surtout plaisir à regarder gâcher le plâtre.

Au bout d’une heure, Marca se retourna, et, voyant l’air peiné de sa mère adoptive, elle eut des remords ; elle courut vers elle, l’entourant de ses bras.

— Aimez-moi bien, maman, dit-elle, aimez-moi bien ! Je n’ai plus que vous ! Il m’a oubliée… Je ne voulais pas le croire ; mais c’est vrai… Ah ! il ne m’a jamais aimée !

Le temps passait tristement ; mais il passait. Le froid de l’hiver était déjà venu, quoiqu’on ne fût encore qu’au mois de novembre. Tous les matins, Marca allait donner sa leçon aux petites de Vignon. Elle faisait de son mieux ; mais la tâche n’était pas facile. Ces enfants étaient fort gâtées et avaient déjà des petits airs hautains, qui eussent été comiques à observer — de loin. Marca se consolait avec la petite Fée qui lui avait voué un véritable culte.

Les deux heures se passaient généralement sans que Marca eût l’occasion de voir madame de Vignon, qui se levait très tard. Cette chose, qui, au premier abord, lui avait paru impossible, se trouvait être une chose très simple, au contraire. Elle était la gouvernante, on ne la connaissait que comme telle. Madame de Vignon lui avait fait comprendre qu’il ne fallait pas garder un nom auquel elle n’avait aucun droit et qui était trop familier dans la maison. Elle s’appelait mademoiselle Marca : Marie Marca. Cela faisait un nom quelconque, un peu drôle, mais enfin elle avait été baptisée Marie : cela arrangeait tout. On la payait toutes les semaines, fort peu de chose à vrai dire ; mais enfin, grâce à ce modique appoint, les deux femmes arrivaient à vivre. L’après-midi, Marca travaillait avec madame Langlois : bientôt elle serait en état de se présenter aux examens. Comme distraction, il y avait les visites de Pierre.

Un matin, Marca ne trouva pas ses petites élèves. Madame de Vignon les avait fait habiller de très bonne heure pour les exhiber à un mariage, dans un quartier lointain. Elle n’avait pas prévenu la jeune institutrice, qui ne savait au juste si elle devait attendre ou non. Tandis qu’elle faisait quelques questions à un domestique, M. de Vignon vint à passer. C’était la première fois qu’elle voyait le maître de la maison, depuis son entrée en fonctions.

— Comment ! on vous a fait venir pour rien ?

— Il n’y a que demi-mal, fit Marca, cherchant à sourire.

Il faisait un temps atroce ; elle grelottait, car on n’avait pas fait de feu dans la salle d’étude. Le comte la fit entrer, bon gré mal gré, au salon pour se réchauffer un peu avant de repartir.

— Elle n’a pas de cœur, grommelait-il, en avançant un fauteuil et activant le feu. — Ça l’amuse de vous faire trotter par la pluie ; elle vous en veut toujours. Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour vous… mais je ne puis pas !

Et, comme Marca ne disait rien, il s’arrêta aussi, la regardant à travers son monocle. La jeune fille laissait errer ses yeux sur tout le luxe de ce grand salon, qui pourtant était un salon banal à côté des merveilleux appartements où naguère elle s’était sentie chez elle. Les grands chagrins n’empêchent pas toujours de ressentir les petits ; et Marca, qui aimait tant les jolies choses, souffrait de la laideur mesquine de sa pauvreté de maintenant.

— Il y a eu un grand changement de décor dans votre vie, dit le comte qui devinait à peu près ce qui se passait dans cette jeune tête. Tout cela est très cruel…

— Ce n’est pas très gai, Monsieur le comte… Elle s’efforçait de sourire, mais sans y réussir. On aurait dû me laisser mourir, quand je suis née, avec ma pauvre petite maman ; ç’aurait été si simple !

— Qui était-elle, votre maman ?

— Je n’en sais rien ; quand madame de Schneefeld m’a jeté le secret de ma naissance comme une dernière insulte, elle n’était pas d’humeur à entrer dans les détails, ni moi à en demander. C’était une pauvre ouvrière, et elle n’avait que seize ans ; voilà tout ce que j’en sais,

— Ah ! Et votre père ?

Marca le regarda d’un air singulier, puis rougit :

— Est-ce qu’on a un père quand on est, comme moi, une enfant trouvée ? Le malheur enseigne bien des choses ; les jeunes filles riches seules ont le droit de les ignorer.

M. de Vignon était mal à son aise ; il allait et venait ; il sortit même du salon pour y rentrer deux minutes plus tard.

— Laissez-moi faire quelques démarches pour chercher à découvrir votre origine. Je suis sérieux quelquefois, et je vous plains beaucoup. Dites-moi tout ce que vous savez.

— À quoi bon ? du reste, je ne sais rien.

Tout en parlant, M. de Vignon regarda le petit bracelet avec lequel Marca jouait nerveusement.

— Grand dieu !… s’écria-t-il ; puis, un instant après, il ajouta : Dites-moi ; et la scène des petits bijoux — très crâne la scène des bijoux ; je vous vois d’ici jetant tout cela aux pieds de Véra. Mais ce bracelet, alors !… C’est Maxime qui m’a raconté… Marca ne voulait pas entendre parler de Maxime ; elle dit vivement :

— Ce bracelet me vient de ma mère. C’est tout ce qu’elle avait… Mais il faut que je parte ; madame de Vignon ne me pardonnerait pas ce tête-à-tête. Adieu.

— Ce serait peut-être là un indice… donnez, donnez…

Il voulut détacher le bracelet. Marca eut un mouvement d’impatience.

— Bah ! dit-elle, il y a des milliers de ces bracelets ; toutes les jeunes filles en ont — cela s’appelle un porte-bonheur… il y a de ces étranges ironies de par le monde ! Adieu, croyez-m’en, monsieur le comte, ne vous vantez pas de m’avoir réchauffé les pieds à votre foyer. Je vous en remercie tout de même.

Et, sans faire attention aux instances du comte, elle sortit en courant.

En ôtant son manteau, elle remarqua quelque chose de blanc dans la poche extérieure. Très surprise, elle regarda de plus près ; c’était une lettre à son adresse. L’écriture était à peine formée et témoignait d’une grande hâte ; la lettre contenait un billet de cinq cents francs et ces quelques mots griffonnés : « Laissez-moi m’occuper un peu de vous. On vous a traitée indignement. Je ne peux pas grand’chose ; mais laissez-moi croire qu’une longue amitié me donne quelque droit à vous protéger. Je voudrais vous trouver une occupation mieux rétribuée que celle que vous donne ma femme. Pour l’amour de Dieu, ne vous méprenez pas sur l’intérêt que je vous porte ; j’ai fait très peu de bien en ce monde ; j’y ai même fait du mal. Laissez-moi racheter un peu le passé, en vous étant bon à quelque chose. Souvenez-vous du jour où je vous ai parlé de ma petite chérie, qui est morte. »

— Tu vas renvoyer cela tout de suite, mon enfant, dit madame Langlois, à qui elle montra la lettre. Ne m’as-tu pas dit que la comtesse était jalouse de l’amitié que son mari te montrait ? Je crois, que cette fois M. de Vignon est très sincère ; mais il a mauvaise réputation ; puis, vois-tu, dans notre position, la fierté n’est pas une vertu, elle est une nécessité.

Marca plia le billet, écrivit quelques mots de refus, polis mais froids ; et comme il fallait faire parvenir la lettre avant le soir, elle se décida à la porter elle-même.

C’était le jour de la comtesse ; Marca n’avait pas songé à cela, sans quoi elle n’eût pas attendu l’après-midi pour faire sa course. Elle baissa son voile, qui était très épais ; mais le cœur lui battait fort. Si elle allait rencontrer quelque visage de connaissance ? Deux ou trois voitures attendaient à la porte ; mais elle ne vit pas les visiteurs : ne devait-elle pas toujours prendre l’escalier de service ? Elle crut voir une expression un peu ironique sur le visage du domestique, auquel elle donna sa lettre avec la recommandation de la remettre à M. de Vignon lui-même ; mais elle avait trop hâte de partir pour y faire grande attention.

— Marca !

La jeune fille qui, sortait presque en courant, s’arrêta brusquement ; elle dut s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber, Maxime était devant elle.

— Que me voulez-vous ? Je ne vous connais plus… je ne suis plus de votre monde. Vous m’avez oubliée, et vous avez bien fait. Adieu.

— Je ne t’ai pas oubliée… je t’aime toujours ; je t’ai cherchée partout… Où demeures-tu ? que fais-tu ?

— Je demeure chez une femme qui m’aime, qui ne m’abandonnera pas, elle ! Je travaille pour gagner ma vie, et je n’ai besoin de personne.

— Laisse-moi t’accompagner… nous causerons mieux en route.

Marca leva la tête et vit que plusieurs personnes descendaient l’escalier, en causant avec une telle animation qu’elles s’arrêtaient à chaque marche ; elle vit aussi que Maxime était mal à son aise.

— Vous ne voulez pas qu’on vous voie avec l’institutrice des petites de Vignon !

— Je ne savais pas… j’ignorais complètement… Il balbutiait et cherchait à l’entraîner.

Marca se dégagea presque avec violence, et lui jeta un regard de mépris ; le malaise qu’il éprouvait était éloquent.

Elle s’éloigna en courant, frémissante d’indignation et de colère. Jamais elle n’avait paru si belle à Maxime ; madame de Vignon finirait bien par lui donner son adresse ; il la reverrait. C’était un grand soulagement de la savoir en bonnes mains, et de voir qu’elle prenait si courageusement son parti de sa nouvelle position. Elle l’aimait toujours ; son empressement même à s’enfuir en était la preuve. Après tout était-ce sa faute, à lui, si Véra l’avait chassée ?



CHAPITRE XIX


Le lendemain matin Marca reçut une lettre de madame de Vignon, la priant de cesser immédiatement les leçons, et lui envoyant la petite somme qui lui était due ; « Vous êtes vraiment trop naïve, ma chère, de croire qu’une lettre adressée au comte doive, par cela même, lui être remise. Je ne vous en veux pas ; vous avez agi en honnête fille, quoique vos coquetteries passées vous aient valu ce qui vous est arrivé ; mais vous comprendrez, n’est-ce pas ? que je ne puis continuera recevoir dans ma maison, comme institutrice de mes enfants, une personne qui met en danger mon bonheur domestique… »

Marca n’acheva pas de lire la lettre qui était très longue ; tout cela la laissait froide ; elle avait bien d’autres soucis.

Pendant la nuit, madame Langlois avait été prise d’un accès tellement violent, que Marca, éperdue, avait appelé à son secours le voisin Pierre. La pauvre femme était encore très malade ; le médecin semblait fort inquiet.

Marca ne sentit pas la fatigue de ses veilles. C’était une lutte avec la mort, et toute lutte excite l’énergie ; de plus, elle n’était pas seule ; Pierre lui consacrait tout le temps que lui laissait libre son travail de l’imprimerie. La malade suivait des yeux la jeune fille dans tous ses mouvements ; elle songeait avec angoisse à ce que cette enfant deviendrait, seule au monde. Pierre comprenait ses regards pleins de terreur et lui disait : « Je serai là, je veillerai. » Mais cela ne la rassurait pas ; elle savait que Pierre aimait Marca et que celle-ci ne se doutait même pas de cet amour ; elle savait bien que jamais Marca n’épouserait Pierre.

La mort la prit subitement, sans nouvelles souffrances, au milieu de son sommeil.

Pierre et Marca raccompagnèrent seuls au cimetière, sous une triste pluie d’hiver. Marca fut toute surprise de trouver la tombe très convenable. Pendant qu’ils étaient encore auprès de la fosse, un . marbrier vint prendre les dernières instructions pour la pierre et la croix. Elle interrogea du regard le jeune homme.

— J’ai fait pour elle ce que j’aurais fait pour ma mère. Il n’ajouta pas que toutes ses économies y passaient.

Le soir, le petit appartement parut à Marca affreusement vide ; elle avait peur d’être seule, là où la raort avait fait son œuvre. Elle avait beau se raisonner : épuisée de fatigue et d’émotion, elle ne pouvait pourtant pas dormir ; elle faillit plusieurs fois crier, appeler, au risque de faire un scandale dans cette maison correcte, tristement vertueuse.

Aussi, quand Pierre frappa le matin à sa porte, elle se précipita au devant de lui.

— Je ne puis pas rester ici… il faut que je parte, mon bon Pierre, il faut que je parte !

Il chercha à la calmer :

— Voyons, mademoiselle Marca, voyons ! soyez raisonnable ! Non, bien certainement, vous ne resterez pas ici. D’abord, que pourriez-vous faire d’un grand appartement comme celui-ci ?

Alors il lui expliqua que tout était déjà arrangé avec la concierge ; il y avait quelqu’un qui désirait prendre l’appartement, et qui achèterait les meubles dont la jeune fille n’avait pas besoin. Marca pourrait occuper à l’étage supérieur une chambrette qui venait d’être mise à neuf.

— Que vous êtes bon, Pierre ! dit-elle ; vous vous occupez de moi comme si j’étais votre sœur. Et en vérité, nous sommes bien un peu frère et sœur, puisque madame Langlois nous servait de maman à tous deux.

Et, avec un gentil sourire, elle se tourna vers lui :

— Je vous aime bien, mon frère Pierre…

Elle ne comprit rien au mouvement nerveux ni à la subite pâleur qui répondirent à son élan : un instant après Pierre, bien maître de lui, répondit :

— Votre frère Pierre donnerait sa vie pour vous, petite sœur… si sa vie pouvait vous être utile ; mais quelques billets de mille francs seraient bien plus à propos, et hélas ! ils me manquent.

— Oh ! mais je travaillerai… vous verrez. Puis, la vente des meubles me donnera un peu d’argent ; de quoi attendre.

Ému, troublé, Pierre, éprouvait un violent besoin de mouvement ; aussi demanda-t-il à Marca de lui indiquer de suite les meubles qui lui étaient absolument nécessaires, afin qu’il les transportât dans sa nouvelle chambre.

Ce n’était qu’une mansarde ; mais elle possédait une fenêtre assez grande, et elle était fort propre. Pierre observait sa jeune voisine sans en avoir l’air ; il suivait toutes ses impressions sur son visage mobile ; il revit, lui aussi, ce bel hôtel, où la chambre de la fille de la maison devait être un bijou de coquetterie et d’élégance. Tandis qu’il rangeait machinalement les pauvres meubles, Marca semblait avoir oublié qu’il était là.

Il n’osait pas lui parler, mais il faisait plus de bruit qu’il était nécessaire d’en faire, espérant la tirer de sa pénible rêverie. Quand tout fut fini, elle lui dit : « Merci, mon bon ami, merci. » Mais il voyait bien qu’elle avait envie de pleurer. Il se retira sans rien dire ; le fait est qu’il avait bien grande envie de pleurer, lui aussi.

Marca resta longtemps accoudée à la fenêtre, cherchant en vain dans la nuit de malheur qui l’enveloppait, quelque point lumineux, quelque lueur d’espérance.

Elle n’en trouvait pas. Qu’allait-elle faire ? Elle ne demandait pas mieux que de travailler, de gagner son pain ; mais comment ? S’il est difficile à une femme préparée à la lutte, recommandée, appuyée par des amitiés, de se tirer d’affaire quand il s’agit sérieusement de gagner sa vie, que peut faire une jeune fille habituée au luxe, ne connaissant rien de la vie, seule, sans nom, sans recommandation aucune ?

Marca tournait et retournait dans sa tête ce problème, et ne pouvait le résoudre : À Pierre, elle avait bien dit : « Je trouverai du travail… » car elle ne voulait plus rien accepter de lui : — elle ne le pouvait pas. Elle devinait qu’il avait vidé sa mince bourse d’ouvrier, et qu’il était lui-même gêné.

Elle en était là de ses réflexions quand elle se rejeta vivement en arrière. Pendant tout ce temps, elle avait suivi, sans en avoir bien conscience, le remue-ménage de la cour.

La journée avait été bruyante ; des tapissiers, des commis de magasins, des déménageurs, avaient pris possession du petit pavillon, tout pimpant, propre et gai ; les meubles qu’on apportait là, malgré les housses qui les couvraient, laissaient voir leur richesse. Marca, au milieu de ses tristesses, n’avait pu s’empêcher de comparer les deux prises de possession, celle de la mansarde et celle du pavillon.

À ce moment un monsieur était arrivé, le nouveau locataire sans doute. Marca sentit battre son cœur et se pencha pour mieux voir : le jeune homme se retourna, et jeta un coup d’œil aux différents corps de bâtiments dont il était entouré. Ah ! elle ne s’était pas trompée… Celui qui venait prendre possession du pavillon, c’était Maxime !

C’était le dernier coup. Que faire ? Chercher un nouveau logement ? Il ne pouvait en être question, son dénuement absolu s’y opposait. Vivre ainsi à quelques pas de Maxime, être exposée à des rencontres continuelles… Ah ! cela était affreux ! Mais, au moment même où elle pensait cela et se le disait, il y eut pourtant en elle un élan de joie insensée qui lui fit peur.

Elle aimait toujours Maxime ! Il était pour elle tout son passé, tout son bonheur. Alors, ayant tourné la tête, elle se vit au milieu de cette misère qu’elle haïssait. Elle se révoltait à la fin, elle voulait sa part de bonheur !

— Maxime ! Maxime !… cria-t-elle à demi folle. Il ne pouvait l’entendre, il ne pouvait la voir. C’est si haut une fenêtre de mansarde !

Alors sa peur redoubla. Elle était encore bien ignorante des choses de la vie ; mais, comme elle l’avait dit à M. de Vignon, la misère instruit vite. Il fallait mettre des obstacles entre elle et Maxime ; des obstacles qu’il lui serait impossible de franchir. Elle ne parviendrait à l’oublier un peu que si elle pouvait se persuader qu’ils ne se reverraient jamais. Soudain, il lui vint une idée ; sa meilleure amie de classe était une Américaine, une jeune fille de Chicago, qui avait quitté la pension dix-huit mois avant elle.

Les deux amies avaient commencé par s’écrire des volumes ; puis, comme il arrive généralement, la correspondance avait cessé peu à peu, et Marca ne se rappelait pas bien exactement même l’adresse de son amie. Mais le père était un homme très connu ; une lettre, même mal adressée, arriverait probablement. Marca passa toute la soirée à écrire, racontant son histoire et demandant, au nom de leur amitié, à aller rejoindre sa camarade ; là-bas, elle donnerait des leçons de français ou elle serait gouvernante, demoiselle de compagnie — n’importe quoi ! On ne lui demanderait pas son diplôme, comme en France : elle se disait qu’en Amérique, parlant l’anglais avec une grande facilité, elle trouverait bien à gagner sa vie, et là elle sérait loin de tout son passé. Maxime ne se trouverait plus sur son chemin.

Seulement elle n’avait pas d’argent ; il faudrait qu’on lui payât son voyage. Son amie était riche et généreuse… elle avait bon espoir dans le succès de sa démarche, et, ayant cet espoir, elle s’endormit au petit jour entre deux sanglots.

Le lendemain, Pierre frappa à sa porte, et, tout à son rôle de frère, il lui demanda ce qu’il pourrait faire pour elle.

— Merci, mon bon Pierre ; mais j’espère bien ne pas vous être longtemps à charge ; j’ai pris une grande résolution : je ne puis rester en France, j’ai écrit à une amie, la priant de me trouver du travail de l’autre côté de l’Océan.

Pierre restait hébété. Marca allait partir… Il ne la reverrait pas !

— Ce n’est pas possible, je ne comprends pas, répétait-il.

Elle lui fit signe de venir près d’elle à la fenêtre, et lui montra le pavillon.

— C’est Maxime qui habite là maintenant ; j’ai compris, en le voyant hier, que je l’aimais toujours — plus que jamais. C’est pour cela que je veux partir. Pierre se sentit bien du peuple en ce moment ; il eût voulu se ruer sur le beau Maxime et le défigurer, pour le rejeter aux pieds de Marca en lui criant :

— Aimez-le, maintenant !

Il ne disait rien, mais elle suivait à peu près ses pensées.

— Ah ! Pierre, s’écria-t-elle, ne m’en veuillez pas, est-ce ma faute après tout ?

— Qu’est-ce qu’il a donc pour lui, ce Maxime, que vous l’aimiez malgré tout… malgré son lâche abandon ? Il a un bon tailleur ; et, comme il ne fait rien de ses mains, elles sont blanches ; voilà pourquoi vous l’aimez. Moi, je suis tout le contraire. Je suis un travailleur ; si jamais j’arrive à être quelque chose en cette vie, cela ne m’avancera pas : jamais vous n’oublierez que j’ai porté la blouse et la casquette. Et dire que toute mon ambition n’était au fond que le désir de vous plaire… d’oser un jour vous demander d’être ma femme ! C’est depuis le premier instant que je vous ai vue, ce jour où vous m’êtes apparue comme le printemps même, au milieu de vos fleurs ; c’est depuis ce moment-là que je vous aime. Mais tout est inutile, je le sais bien, parbleu ! Un moment j’ai eu une lueur d’espoir, ce moment où j’ai su que vous n’apparteniez pas vraiment à ce monde où les femmes sont vêtues de soie, et où les hommes passent leur temps à se ruiner ; vous êtes fille d’ouvrière, en somme, — vous êtes du peuple, vous aussi !

— Je le sais, Pierre ; je me le dis souvent, mais que faire ? Est-ce ma faute si…

Il était très agité, allant et venant dans l’étroite mansarde.

— Ainsi, vous ne m’aimerez jamais ?

Il disait cela humblement ; il n’était plus violent ; il voulait espérer quand même.

— Vous êtes mon frère ; comme tel je vous aime beaucoup, Pierre — oh ! beaucoup. — Alors voyant qu’il allait éclater de nouveau, elle reprit : Ah ! pourquoi me faites vous perdre mon dernier ami ? Vous voyez bien qu’après ce que vous venez de me dire, nous ne pouvons plus nous voir comme auparavant. Vraiment, je n’avais pas besoin de ce dernier chagrin !

Elle se laissa tomber sur une chaise, découragée, triste à mourir.

— C’est pourtant vrai que nous ne pouvons plus nous voir ! Je me connais, je suis très violent. On a besoin d’un peu d’espérance, pour être bon ; je n’ai plus d’espérance. Adieu, Marca.

— Adieu, Pierre.

Elle se rappelait qu’elle avait ainsi dit adieu à un autre homme qui l’aimait bien, lui aussi, et qu’elle n’avait pas revu. Maxime méritait-il cet amour insensé qu’elle ne pouvait arracher de sort cœur ?

— Mais qu’allez-vous faire ? qu’allez-vous devenir ?

— J’ai encore un peu de l’argent des meubles que nous avons vendus, et je trouverai bien du travail dans les magasins pour me faire vivre un mois. J’ai compté qu’il me faudra bien un mois avant de recevoir la réponse de mon amie.

— C’est bien décidé ?

— Bien décidé, mon ami.

— Quand nous nous rencontrerons par hasard, vous me permettrez bien de vous parler ?

— Ah ! Pierre ! Pourquoi m’aimez-vous ainsi ? Nous aurions pu être si heureux comme frère et sœur !

Et elle lui tendit sa main. Il s’éloigna brusquement sans l’avoir prise.



CHAPITRE XX


Il fallait pourtant ne pas mourir de faim ; il s’agissait de gagner un peu d’argent en attendant la lettre d’Amérique. Comment trouver des leçons sans diplôme, sans recommandations ? Marca savait plusieurs langues ; elle parlait l’anglais à peu près comme le français, elle savait aussi un peu d’allemand, et un peu d’italien ; il fallait chercher à utiliser ses petits talents. Un matin, prenant son courage à deux mains, elle s’en alla aux magasins du Louvre offrir ses services. Il y a toujours beaucoup d’étrangers à Paris, et elle pourrait servir d’interprète ; de plus, le métier de vendeuse ne devait pas être très difficile ; il lui semblait qu’elle ferait une demoiselle de comptoir très sortable, — et elle avait si bonne envie de travailler !

Si elle allait rencontrer Laure en train de faire ses derniers achats !

Elle était fort émue, et s’exprimait en balbutiant, ce qui ne disposa pas à l’indulgence le monsieur en cravate blanche qui l’écoutait. Il comprit enfin qu’elle demandait à entrer au magasin, qu’elle n’avait pas de recommandations, et qu’elle n’avait pas fait le moindre apprentissage.

— Ah ! monsieur, s’écria la pauvre enfant, s’arrêtant au beau milieu de son récit, je vous assure que personne ne montrerait plus de zèle que moi ; j’ai un si grand désir de gagner honnêtement ma vie !

Le monsieur était très poli, quoique froid ; il prit l’adresse de la jeune fille, lui disant qu’il était possible, après tout, que dans cette saison de grand travail, on la prît comme aide supplémentaire. Il fit venir un commis anglais pour constater la qualité de son accent, et la renvoya avec quelques bonnes paroles ; Marca resta pourtant très convaincue qu’elle n’entendrait plus parler de l’affaire ; en quoi elle ne se trompait pas.

Elle était bien découragée, bien triste. Il faisait froid ; une neige aux trois quarts fondue rendait les rues sales et hideuses. Marca grelottait ; son manteau était mince, ses bottines commençaient à s’user. Qu’allait-elle faire ? Elle regardait le ciel gris, couvert de nuages noirâtres qui se poursuivaient, fouettés par un vent glacé ; et, tout en marchant, heurtée à tout instant par les passants qui se pressaient, elle pria avec une ardeur qu’elle ne se connaissait plus depuis des années. Se trouvant devant la Madeleine, elle entra, et se blottit dans le coin d’une chapelle ; elle resta longtemps agenouillée. Elle sentait pourtant bien, au fond, que sa prière n’était pas une vraie prière : ce qu’elle demandait avec passion, c’était un peu de bonheur !

Elle ne bougeait pas. Un prêtre disait la messe dans une autre chapelle à quelque distance. Le tintement de la clochette d’argent arrivait jusqu’à elle, mais elle ne songeait pas à se rapprocher, à suivre l’office ; elle n’avait plus froid maintenant, une espèce d’engourdissement la prenait. Cependant elle remarqua qu’on faisait des préparatifs pour un mariage ; les fauteuils rouges des mariés étaient à leur place ; ce devait être un grand mariage, sans doute, car les suisses étaient en grande tenue. Elle priait toujours, assise maintenant, la tête cachée dans ses mains. Il y avait un bruit discret de pas, un bruissement de soie ; un chuchottement de voix en sourdine. Pourvu qu’on ne la dérangeât pas dans son coin ! C’était tout ce que Marca demandait. Elle ne levait pas les yeux ; elle était trop accablée, trop malheureuse pour sentir la moindre curiosité. Elle se rappela cependant qu’on était à la fin de décembre, et que c’était l’époque fixée pour son mariage à elle. Cela la fit pleurer un peu, mais tout doucement, très discrètement, de peur qu’on ne l’entendît.

Tout à coup l’organiste attaqua une marche triomphale : l’église se remplissait des sons superbes et vibrants de l’orgue. Marca avait toujours été très sensible à l’influence de la musique, elle releva la tête, se sentant presque consolée, écoutant avec un véritable plaisir. La marche était le signal de l’entrée ; l’église se trouvait à peu près pleine, et tout le monde était en grande toilette ; c’était un mélange de velours et de soie, de rouge foncé, de bleu-noir, de pelisses, de loutre, toutes les couleurs sombres et riches de l’hiver, qui formaient un tout très harmonieux. Il y eut le bruit d’une foule qui se lève, puis un silence plein de curiosité ; le cortège s’avançait précédé des deux suisses, magnifiques et raides. La mariée semblait grande sous son voile diaphane ; la traîne de sa robe mettait une certaine distance entre elle et le couple qui suivait ; elle donnait le bras à son père… et son père était le baron Jean de Schneefeld !

Marca jeta un regard effaré sur cette foule qui l’environnait ; elle aurait voulu fuir, mais elle ne le pouvait plus ; si elle bougeait, si elle faisait déranger quelques personnes pour se frayer un passage, elle serait reconnue. Elle se cacha le visage, tremblant de tous ses membres.

Ainsi, elle se trouvait au mariage de sa cousine ; seulement, au lieu d’être comme elle, magnifiquement vêtue de satin blanc aux doux reflets, toute couverte de dentelles et de fleurs d’orangers, au lieu de s’agenouiller à côté de celui qu’elle aimait, de dire : « Oui », quand on le lui offrirait comme mari, elle se tenait tremblante et honteuse dans un coin, venue là par hasard, parce qu’elle avait froid et qu’elle était très malheureuse, n’osant même pas pleurer son bonheur perdu, de peur de se faire remarquer.

Et cependant, elle voulait voir Maxime ; il devait être là. Songeait-il, lui aussi, que c’était le jour de leur mariage ? Ne viendrait-il pas à elle les bras ouverts, ne dirait-il pas devant toute cette foule, ce qu’il avait dit devant sa tante :

« On me l’a donnée pour femme, je la prends comme telle… »

Hélas ! Maxime ne savait même pas qu’elle se trouvait là tout près de lui, l’aimant toujours. Et si, par hasard, il la reconnaissait sous ses vêtements de pauvresse, pâle de privations, grelottante de peur et de froid, ne détournerait-il pas les yeux ? Ah ! elle savait bien que si ! Aussi, ne demandait-elle qu’une chose : rester perdue dans son coin, n’être vue de personne.

Cependant la cérémonie était commencée ; tout le monde avait les yeux fixés sur les mariés. Marca se hasarda avec mille précautions à regarder aussi. La chapelle étant un peu au-dessus du niveau de la nef, elle voyait très bien. Elle ne fit presque pas attention à Laure ni à son mari. Ses yeux allèrent droit à Maxime ; elle le trouva un peu pâle, et se sentit attendrie. — Certes, lui aussi se souvenait.

La grosse baronne s’épanouissait dans une robe violette, fortement tendue sur sa poitrine énorme. Marca chercha avec une anxiété fiévreuse parmi les femmes du cortège… La baronne Véra n’y était pas. Alors elle vit sa petite amie Claire, qui semblait plus émue que la mariée ; elle était demoiselle d’honneur, vêtue d’une jolie toilette bleu clair, et portant un gros bouquet dont elle ne savait que faire. L’autre demoiselle d’honneur, vêtue également de bleu clair, et également embarrassée d’un gros bouquet, était une jeune fille que Marca ne connaissait pas — une parente du marié sans doute. Elle notait tout cela, et de suite ses yeux retournaient se fixer sur Maxime.

Enfin, la quête commença. Marca n’avait pas songé à cela. Si la demoiselle d’honneur, qu’elle ne connaissait pas, venait de son côté, elle n’avait rien à craindre ; mais si c’était Claire ? Et presque aussitôt elle vit qu’en effet c’était Claire. Elle songea de nouveau à fuir ; mais elle tremblait si fort qu’elle ne réussit pas à se mettre debout. Elle se dit qu’elle se cacherait le visage, qu’elle ne regarderait pas — et ainsi Claire passerait à côté d’elle sans se douter de sa présence.

Mais quand la jeune quêteuse, donnant le bout du doigt à son garçon d’honneur, vint près d’elle, Marca sentit un tel besoin d’un regard ami, qu’elle oublia toute prudence. Le suisse venait de passer, frayant un chemin, faisant sonner sur les dalles sa hallebarde, et Claire, souriante et gentille, présentait sa bourse en velours et disait doucement : « Merci, » à chaque offrande, rougissant sous les regards des hommes qui la toisaient. Quand elle s’arrêta à la chapelle, Marca leva ses tristes yeux et les fixa sur sa jeune amie.

— Marca !

Le cri était étouffé, mais le demi-arrêt étonna le garçon d’honneur, et jeta un peu de trouble dans la procession majestueuse.

— Laisse tomber ta bourse, souffla Marca qui s’était rapprochée.

Claire comprit, trébucha comme si le pied lui manquait, et laissa rouler par terre la bourse avec tout son contenu. Cela fit tout un petit événement : le suisse oublia sa dignité, le garçon d’honneur devint très rouge, et tous deux se mirent à ramasser vivement les gros sous et les pièces blanches. Dans cette confusion personne ne remarqua la jeune fille mal vêtue, qui, sous prétexte d’aider la quêteuse, se baissait et lui parlait à mi-voix.

— Marca, je t’en supplie, dis-moi où tu demeures, laisse-moi aller te voir, t’aider.

— Comment le pourrais-tu, ma pauvre Claire ? J’aurais dû te laisser passer sans me faire reconnaître ; mais j’avais envie de dire… que je t’aime toujours.

— Et moi aussi, je t’aime. J’ai tant pleuré ! Mais tu es pauvre, Marca — comment vis-tu ? À la maison on ne me dit rien ; seulement Maxime, que je tourmente, me répond toujours que tu es avec une dame qui t’aime, et que tu ne manques de rien. Je ne le crois plus, maintenant que je t’ai vue…

— Maxime a dit vrai, je ne manque de rien. Elle cherchait à mentir sans baisser les yeux.

— Je travaille ; bientôt je quitterai la France, et je voulais te dire adieu, voilà tout. Embrasse-moi… on ne te verra pas. Maintenant va, on l’attend.

— Maxime sait-il où te trouver ? Il me mènera chez toi… je l’en prierai tant.

— Il ne le sait pas… Adieu, petite cousine… adieu, Claire. Dis-toi que je t’aime toujours… Le suisse majestueux attendait, la bourse tendue vers la quêteuse ; beaucoup de têtes curieuses se tournaient de ce côté ; on se demandait déjà si cet incident ne cachait pas autre chose. La baronne, de son fauteuil, cherchait à comprendre ce que signifiait ce petit scandale. Il fallait bien partir ; Claire avait des larmes aux yeux et s’acquittait fort mal de sa tâche. Marca se cachait la figure ; personne ne la reconnut.

Ce ne fut qu’après bien des efforts que Claire, debout dans la sacristie auprès de la mariée, finit par attirer l’attention de Maxime. Enfin il comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans cette tête de petite fille.

— Vite, vite, je t’en prie ! Va à la seconde chapelle à droite, tu y trouveras Marca ; elle est très malheureuse, j’en suis sûre. Tu ne peux pourtant pas laisser mourir de faim celle qui aurait dû aujourd’hui même être ta femme !

Maxime devint très pâle ; il aimait encore Marca par moments. Mais il avait horriblement peur d’une scène en pleine église. Cependant il se glissa à travers la foule le mieux qu’il put ; mais quand il se trouva dans la seconde chapelle à droite, il ne vit personne. Marca avait disparu. Il poussa un soupir, ne sachant pas au juste si c’était un soupir de soulagement ou de regret.



CHAPITRE XXI


Le long mois d’attente passa bien lentement, et la lettre d’Amérique n’arrivait pas. Marca se dit que, tout en comptant largement le temps nécessaire, elle n’avait pas songé au déplacement possible de la famille. Elle ne pouvait passer devant la concierge sans faire sa petite question habituelle :

— Il n’y a rien pour moi aujourd’hui ?

La concierge, à la fin, lui répondit très brusquement qu’elle n’avait pas pour habitude de garder les lettres des locataires. Elle n’aimait pas les personnes qui ne payaient pas régulièrement, et Marca devait son mois. Elle n’osa plus rien lui demander.

Pierre la rencontrait quelquefois dans l’escalier ; mais ils ne se disaient plus grand’chose. Le jeune homme se sentait froissé dans son amour-propre ; il voyait dans la conduite de Marca un mépris pour sa classe, une morgue de fille élevée dans le luxe, et il devenait dur et méprisant, lui aussi. Cependant, au fond, il l’aimait toujours ; il ne pensait qu’à elle, et si, dans leurs rencontres, elle eût levé ses yeux pleins de larmes vers lui, toutes ses mauvaises pensées, toutes ses vilaines rancunes se seraient évanouies, comme par enchantement. Il se souvenait des angoisses de madame Langlois, et de sa promesse d’être toujours là pour secourir sa fille d’adoption ; plusieurs fois il chercha à venir en aide à sa voisine ; mais il le faisait gauchement, et elle ne voulait rien accepter.

Elle répondait toujours qu’elle avait trouvé de l’ouvrage, et lui montrait des paquets de linge grossier qu’elle cousait pour de grands magasins. Il voyait qu’elle était pâle, qu’elle avait maigri, qu’elle ne montait plus les escaliers de son pas vaillant de fille bien portante. Cependant elle souriait doucement, tout en répondant à ses questions. Il lui demandait d’un air farouche quand elle partait pour l’Amérique : « Je ne sais… je n’ai pas encore de réponse — cela sera pour demain sans doute… » Et, malgré lui, le cœur lui battait très fort ; l’espoir est une chose qui résiste longtemps.

Marca avait, en effet, trouvé un peu d’ouvrage ; on lui donnait quelques sous pour un travail de douze heures. Elle était inexpérimentée, elle voulait faire trop bien, et elle n’en finissait pas.

Ce mot : du pain ! n’était pas un vain mot maintenant. Elle en était arrivée à ne manger à peu près que cela. Et cependant, dans deux ou trois jours, elle devrait deux mois entiers pour son logement. C’est qu’elle avait été assez longtemps sans trouver même ce travail d’aiguille. Un jour, au désespoir, se rappelant tout ce que M. Nariskine lui avait témoigné d’intérêt, même avant d’avoir songé à l’aimer, elle s’était décidée à aller le trouver ; il était trop généreux et trop fier pour abuser de cette confiance. Mais l’atelier était fermé ; des lettres et des cartes attendaient dans la loge du concierge. Marca laissa un petit mot, priant qu’on voulût bien l’envoyer avec le reste, aussitôt qu’on aurait une adresse.

Tout lui manquait ; elle se demandait comment elle pouvait continuer à vivre, comment il se faisait que le chagrin ne la tuât pas ; mais tous les jours elle avait de nouveau faim, et toutes les nuits elle dormait tant bien que mal. La jeunesse est vivace ; une fille de dix-huit ans ne meurt pas parce qu’elle veut mourir. Elle souffrait pourtant beaucoup — surtout du froid. Dans sa mansarde le vent entrait, l’eau y gelait souvent. Il lui arrivait de se mettre au lit pour ne pas s’engourdir tout à fait tandis qu’elle travaillait.

Et, malgré tout, elle espérait encore… De sa fenêtre, l’aiguille à la main, elle guettait le pavillon ; souvent, le soir, elle voyait de la lumière aux fenêtres. Maxime fêtait ses amis.

Un jour, au magasin, on lui dit qu’il n’y avait plus de travail pour elle. Elle resta hébétée, regardant la petite somme qu’on venait de lui donner. Plus de travail… Alors ?…

En sortant, elle rencontra Maxime…

Elle l’avait évité avec tant de soin à la maison, et là, dans la rue, devant des indifférents qui passaient, elle se trouvait face à face avec lui ! Elle faillit s’évanouir.

— Marca, ma petite Marca, je t’en supplie… Ne suis-je pas ton cousin ? N’ai-je pas le droit de t’aider ? Si tu savais comme j’ai des remords… Devant ma table bien servie, je songe à toi… Je ne suis plus gai du tout ! On parle de me marier ; mais je ne le veux pas… Je t’aime toujours. Viens, laisse-moi te conduire quelque part où l’on t’apportera des vêtements chauds… Tu as froid, je le sens. Et cette dame qui t’avait adoptée ?

— Elle est morte.

— Que fais-tu alors ?

— Je travaille. On vient de me payer ; vois !

Elle montra l’argent.

— Où demeures-tu ?

— De ma fenêtre je te vois tous les jours… ma mansarde regarde ton hôtel.

— Marca !… et je ne t’ai jamais rencontrée !

— Je guettais ton départ avant de sortir.

— Tu ne m’aimes donc plus ?

— Je t’aime plus que jamais… c’est pour cela que je ne dois pas te voir. Quelqu’un… un ouvrier qui voudrait m’épouser, sait que je t’aime. S’il nous voyait ensemble, je serais perdue de réputation. Adieu.

— Non pas !

— Tu veux donc un scandale en pleine rue ? Que diraient tes beaux amis ? Tu rougirais si nous les rencontrions…

— J’irai te trouver chez toi…

— Ma porte est toujours fermée. Je crierais… Mon voisin Pierre viendrait à mon secours.

— Qu’est-ce qu’il est, ce Pierre ?

— Un homme de cœur. Si je n’avais pas été folle, je l’aurais aimé. Après tout, je suis de sa classe à lui et non de la tienne. Adieu.

Elle s’était esquivée, elle était déjà loin ; mais, au moins, maintenant il savait où la trouver. Laure était de retour, le voyage de noce fini ; elle n’avait pas mauvais cœur au fond ; elle n’était plus sous la tutelle de leur mère ; ils iraient ensemble. Marca ne refuserait pas de se laisser aider par une femme. Il alla chez sa sœur presque en courant. Laure était sortie, elle dînait en ville, on ne l’attendait que tard. — Ce sera pour demain, se dit Maxime, et sa conscience se tint pour satisfaite.

Marca ne songea pas à s’acheter du pain en rentrant ; elle avait d’autres choses en tête. La concierge l’arrêta au passage..

— Vous devez deux mois, mademoiselle ; si vous n’avez pas payé avant demain à midi, le propriétaire m’a signifié que vous deviez partir ; vos meubles répondront du loyer.

— Tenez… Et Marca donna l’argent qu’elle avait dans la main.

La concierge compta. Il y avait un franc quarante centimes.

— C’est pour vous moquer des gens !

— C’est tout ce que j’ai, — fit la pauvre enfant.

— Eh ! bien, alors, demain votre chambre sera louée. Ce n’est pas ma faute, ajouta-t-elle, voyant le désespoir muet de la jeune fille. Voulez-vous que j’en parle à M. Pierre ?

— Non, non !

— Je croyais bien que vous étiez brouillés. C’est pour cela que je ne lui ai rien dit encore. Après tout, il y a bien des métiers qu’une jolie fille comme vous pourrait faire… seulement, faut pas faire la dégoûtée !

Ce n’était pas la première fois que Marca entendait des mots équivoques comme ceux-là. Ils lui venaient des magasins où elle portait son ouvrage, des trottoirs où elle passait vite, de peur qu’on ne l’arrêtât. Elle sentit ses joues s’empourprer, quoiqu’elle ne comprît qu’à moitié.

— Je vais chercher de l’ouvrage, dit-elle. Mais elle trébucha en sortant ; elle était très faible. Le matin, de bonne heure, elle n’avait mangé qu’une bouchée de pain restée de la veille ; depuis, elle ne sentait pas la faim, seulement elle tremblait fort.

La nuit venait, et elle continuait encore son triste pèlerinage ; on lui faisait toujours la même réponse : la saison de grande vente était passée ; on n’avait pas de travail à donner en ce moment. Elle allait toujours ; les pensées se brouillaient dans sa tête ; elle se sentait très malade. Enfin, n’en pouvant plus, elle s’assit sur un banc du boulevard.

C’était l’heure du dîner ; elle se trouvait en face d’un grand restaurant ; des bouffées lui venaient par un soupirail des cuisines au sous-sol. À travers les larges glaces du restaurant, elle voyait de petites tables bien servies ; la serviette raide et luisante pliée savamment sur chaque assiette, cachant à demi un petit pain doré ; des hors-d’œuvre, sur leurs raviers, étaient rangés coquettement ; des garçons affairés allaient et venaient ; peu à peu les dîneurs prenaient possession des petites tables et dépliaient les serviettes. Elle suivait cela des yeux, le mieux qu’elle pouvait, à travers les fenêtres, y prenant un intérêt poignant ; les pains dorés surtout la tentaient. Elle était incapable de raisonner, la tête lui tournait trop pour cela, et des nuages rouges lui passaient devant les yeux. Ce qui la poussait, c’était la faim, faim brutale, terrible, qui la faisait souffrir cruellement ; depuis des semaines elle n’avait pas mangé une seule fois comme on doit manger quand on a dix-huit ans ; depuis de longues journées, elle n’avait eu que du pain, juste assez pour ne pas tomber d’inanition.

Et sa pauvre petite mère était morte presque heureuse en murmurant : « Au moins elle n’aura pas faim, elle ! »

Cependant elle ne pouvait pas rester sur ce banc toute la nuit ; elle sentait que les passants la regardaient d’une façon étrange ; il fallait partir. La soirée avançait, des gens heureux et bavards se pressaient pour arriver au théâtre à temps ; il faisait très clair sur le boulevard, les devantures des magasins flamboyaient ; elle redoutait cette lumière, elle aurait voulu se cacher quelque part dans une obscurité complète. Alors elle pensa à sa chambrette triste et froide ; on ne devait la chasser que le lendemain, elle pourrait donc encore y dormir quelques heures. Après ?… eh bien ! elle finirait peut-être par mourir — cela s’était vu, des gens en plein Paris, au milieu de tout ce luxe, qui mouraient de faim dans des mansardes !

Il lui fallut très longtemps pour regagner la maison : elle était si faible qu’elle se traînait à peine. En passant devant la loge elle entendit la concierge lui crier :

— Vous savez… si demain vous ne payez pas, on vous met à la porte ! Le propriétaire l’a dit encore tantôt.

Sans répondre, elle passa, se tenant à la muraille. Tout à coup elle sentit deux bras qui l’entouraient, et la voix de Maxime était dans son oreille. — Elle ne songea même pas à se débattre ni à crier.

— Je l’ai entendue, cette femme ! On veut te chasser… Tant mieux ! Tu auras lutté, ma pauvre mignonne, tu auras fait ton possible ; mais vois-tu, cela ne pouvait pas être… Toi, élevée en princesse…

— J’ai faim… dit Marca.

— Viens, tu mangeras, tu te réchaufferas. N’aie pas peur, on ne te verra pas… Je viens de renvoyer mon domestique ; un souper froid est préparé pour le retour du théâtre, à côté d’un feu qui flambe… Viens.

— Mais tu sais bien que je ne le peux pas, murmura la pauvre fille… Ne vois-tu pas que je t’aime, mon Maxime… Il faut que tu me laisses passer…

— Écoute, ma chérie !… écoute bien. Ne me connais-tu pas assez pour te fier à moi ? À te voir ainsi à demi mourante de faim, de froid, tout mon cœur se serre. Je te jure que tu partiras quand tu le voudras ; je ne te demanderai même pas à embrasser le bout de tes pauvres doigts glacés… je t’aime bien… Ah ! je ne croyais pas t’aimer autant. Mais tu m’es sacrée. Laisse-moi être ton cousin, ton frère, pour ce soir au moins.

— J’ai si faim ! — Elle répétait cela, ne sachant pas bien ce qu’elle disait. Tu sais, Maxime, j’avais encore un peu d’argent tantôt ; mais je l’ai donné à la concierge sans songer qu’il me fallait au moins du pain… Depuis, je marche, cherchant de l’ouvrage ; mais je n’en ai pas trouvé. Il me semble qu’il y a des mois que je marche… je suis bien lasse, va !

Pour toute réponse, il l’enleva dans ses bras, comme un enfant malade ; et elle se laissa faire. Une fois déjà, il l’avait tenue ainsi, et il l’avait alors sauvée d’un grand danger : il la sauverait encore !

Il était très tard, quand Pierre, fatigué de son travail, rentra enfin. La lune, déjà vieille, jetait une lueur blafarde sur toute la maison endormie ; il n’y avait de lumière que dans le petit hôtel au fond de la cour. Pierre s’arrêta un instant, contemplant avec un sourire amer le logis de celui que Marca aimait, et qui, lui, l’oubliait si gaillardement. Il y avait, sans doute, au pavillon une belle orgie qui durerait jusqu’au matin. Pendant qu’il regardait, la porte s’ouvrit discrètement ; il était trop loin pour voir ce qui se passait ; mais quelqu’un s’en allait. Il eut la curiosité de voir qui ce pouvait être ; il aurait voulu forcer Marca à voir comme lui, afin de la dégoûter à tout jamais de ce viveur qu’elle aimait encore ; car cette ombre qui glissait était une ombre féminine. Il se blottit bien dans la porte.

La jeune femme franchissait un espace éclairé par la lune — il eut une suffocation : il avait reconnu que cette femme, c’était Marca.

Elle approchait, et alors, brusquement, il quitta sa cachette et se mit devant elle, dans la lumière blanche, ne disant pas un mot, mais la regardant.

— Pierre… ce n’est pas vrai ! Vous vous trompez, mon ami…

Mais ses paroles expiraient sur ses lèvres : elle sentait qu’il ne la croyait pas.

— Je me trompe en croyant que vous venez de chez votre amant ? Savez-vous qu’il est deux heures du matin ?

— Écoutez-moi !

— À quoi bon ?… Et dire que je l’aimais, que je la voulais pour ma femme, que je l’aurais adorée, vénérée !

— Je mourais de faim et de froid ; il m’a donné à manger ; je me suis réchauffée à son foyer ; il pleurait en me voyant si malade ; — et, quand j’ai voulu partir, il m’a ouvert la porte. Demain sa sœur viendra me prendre et toutes mes misères seront bien finies. Si j’avais fait mal, il ne m’amènerait pas sa sœur, n’est-ce pas ?

— Je ne vous crois pas — vous mentez !

Elle ne savait plus que dire. Elle restait là sous la lumière de la lune, levant vers lui ses beaux yeux voilés de larmes. À quoi bon chercher à se justifier, s’il ne voulait pas la croire ?

— Laissez-moi passer, Pierre. Vous étiez bon pour moi, dans le temps, — et je vous en remercie. Un jour vous direz : « J’ai été trop dur ; elle disait pourtant la vérité peut-être… »

— Vous aviez faim ? J’étais là ; et vous ne m’en disiez rien. Savez-vous pourquoi ? Parce que vous ne vouliez rien me devoir. Vous aviez peur qu’un jour je ne vinsse vous dire de nouveau : « Soyez ma femme. » Et vous aimez mieux être la maîtresse de ce beau fils, que la femme d’un honnête garçon qui a porté la blouse… qui est du peuple comme vous !

Elle avait peur ; elle aurait voulu crier, mais elle n’en avait pas la force. Cependant elle finit par dire très doucement :

— Je vous jure que vous vous trompez… je n’ai rien fait de mal…

— Pauvre enfant…

Il était pris d’un attendrissement soudain.

— Pauvre malheureuse ! si ce n’est pas encore aujourd’hui, ce sera demain. C’est inévitable ; vous l’aimez et il vous donne à manger : il vous offrira un refuge que vous accepterez. Est-ce qu’un beau monsieur comme lui donne quoi que ce soit pour rien ? Vous ne connaissez pas la vie… vous résisterez un jour, deux, plus peut-être ; mais vous finirez bien par céder. Il ne vous épousera pas, je pense — et vous l’aimez : c’est fatal…

Il la laissa et s’enfuit en courant.

Marca ne bougeait pas ; elle était horriblement pâle ; les paroles de l’ouvrier retentissaient dans ses oreilles ; elle voyait qu’il disait vrai. Elle s’était bercée d’une illusion, voyant Maxime à ses pieds, bien soumis, bien respectueux, pleurant de pitié et d’amour devant elle ; il était patient, parce qu’il savait bien qu’il n’avait qu’à attendre un peu ; il avait parlé de Laure, mais ce n’était que pour la rassurer : elle sentait bien que Laure ne viendrait jamais à elle.

Et tout d’un coup elle entendit la voix dure de sa marraine qui disait : « Imbécile, si tu l’aimes, prends-la comme maîtresse… elle est là pour cela… »

Pierre avait dit que c’était fatal…

Sa tête se perdait ; elle avait peur ; elle grelottait de fièvre ; elle voulait aller quelque part, bien loin, où on ne la trouverait plus, où on la laisserait mourir en paix : — Mon Dieu ! mon Dieu ! disait-elle tout bas, je ne veux pas faire mal. Vous savez bien que je ne veux pas faire mal…

Un locataire attardé carillonnait à la porte ; quand enfin elle s’ouvrit, Marca en profita pour se glisser dans la rue, sans bien savoir ce qu’elle faisait.

Elle allait très vite. Où ?… Elle n’en savait rien. Cependant, au milieu de la fièvre qui la brûlait, elle gardait assez de présence d’esprit pour éviter les rares passants qui se retournaient afin de la mieux voir. Elle allait de plus en plus vite ; elle eut conscience qu’une fois on chercha à l’arrêter ; mais elle glissa rapidement et continua son chemin.

Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait faire ; mais elle voulait fuir ; elle ne pouvait plus voir Maxime… elle en avait peur.

Il faisait très noir ; la lune disparaissait dans les nuages ; le froid du petit matin se faisait sentir. Marca allait toujours. Enfin elle comprit qu’elle laissait la ville derrière elle. Il y avait moins de maisons, et beaucoup plus d’arbres ; elle entendait un bruit qu’elle reconnut, un bruit qu’elle entendait au beau temps où elle était heureuse, là-bas à la campagne, quand il faisait chaud, et qu’on se reposait sous les saules — le bruit sourd de la rivière. Cela lui faisait plaisir, des bouts de phrases lui revenaient ; elle entendait la voix de Maxime qui disait : « J’aimerai toujours cette rivière qui t’a jetée dans mes bras… » Elle se rappelait comment elle avait failli mourir alors, et que cela ne faisait pas souffrir beaucoup ; Maxime l’avait sauvée…

D’instinct elle se rapprocha ; il lui semblait que le murmure de l’eau l’appelait ; du reste, la fièvre, très forte maintenant, lui donnait une soif terrible, et sa tête était brûlante.

Le matin venait, très froid, très triste. Elle se trouvait déjà loin de Paris ; des maisons de campagne avec leurs jardins se dessinaient dans la demi-lumière. Elle avait trouvé un petit sentier qui longeait la rivière. Elle était horriblement lasse ; enfin elle s’assit sur une grosse pierre tout au bord, se disant qu’elle était très malade, se demandant sans en avoir grand souci, du reste, ce qu’elle allait devenir. De nouveau ses idées se brouillaient. Elle se croyait encore à la campagne ; elle entendait les voix de Laure et de Claire qui se jouaient dans l’eau ; très distinctement, il lui vint à l’oreille un joyeux cri de Maxime qui l’appelait.

La rivière la tentait ; la fièvre devenait de plus en plus forte, le délire s’en mêlait ; il lui fallait un peu d’eau fraîche… Elle se pencha… et se laissa aller.…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mademoiselle Marca de Schneefeld, s’il vous plaît.

Ivan Nariskine se tenait à la porte de la loge, et touchait son chapeau, très poliment. Il lui sembla remarquer une certaine confusion, plusieurs personnes étaient dans la loge, parlant à voix basse.

— Monsieur, je voudrais bien pouvoir vous répondre. On la cherche ; elle a disparu cette nuit… on craint un malheur. Elle devait deux mois, et dame ! ce n’est pas ma faute si j’avais été forcée de lui signifier son congé…

— Son congé ? Mais je ne comprends pas… elle avait des amis…

— Des amis ? ah ! ben oui — de beaux amis qui la laissaient mourir de faim !

La concierge maintenant s’indignait très fort contre « ces gens-là » ; hier encore, elle trouvait cela tout naturel.

— Et voyez comme les choses en ce monde vont de travers ! Tous les jours elle me demandait s’il n’y avait pas de lettre d’Amérique pour elle… et ne voilà-t-il pas qu’elle arrive ce matin, bien lourde, bien cossue, qui apporte des secours sans doute ?… et tout cela trop tard. Mais voilà ces messieurs, ils vous en diront plus long que moi.

Maxime et Pierre rentraient.

Au petit matin Pierre, pris de remords, s’était décidé à frapper à la porte de sa voisine ; il lui semblait ne l’avoir pas entendue monter. Il frappa deux, trois fois — pas de réponse. — Alors il chercha à ouvrir la porte : ce n’était pas difficile, elle n’était pas fermée à clef. Tout était en ordre, le lit n’avait pas été touché. Alors il descendit quatre à quatre, et réveilla Maxime, qu’il ne connaissait pas, en lui intimant l’ordre de l’accompagner dans sa recherche de la fugitive. Maxime, tout ensommeillé, ne comprenait pas. L’ouvrier répéta ses paroles, raconta la scène de la nuit, n’adoucissant rien. Quand il vit Maxime bouleversé, il lui pardonna. Depuis six heures du matin ils couraient de poste en poste, faisant jouer le télégraphe, demandant des nouvelles de la pauvre égarée, à tous les échos.

Ivan alla à leur rencontre ; le moment n’était pas à faire des cérémonies. Maxime lui expliqua ce qui se passait. Pierre lui dit tout de suite : « Vous êtes M. Nariskine, le peîntre. Elle m’a parlé de vous. » Alors les trois hommes qui avaient aimé Marca se réunirent pour la chercher de nouveau.

Toute la journée se passa sans nouvelles.

Vers le soir pourtant on apprit qu’une jeune fille avait été retirée de la Seine ; elle était vêtue de noir ; mais n’avait rien sur elle qui pût établir son identité.

Il fallait aller voir — à la Morgue.

Tous trois s’y rendirent ensemble. À la porte, assis sur un banc, ils trouvèrent un homme. Celui-ci leva les yeux et les appela : c’était M. de Vignon, très vieilli.

— N’entrez pas, c’est trop triste. C’est bien elle… Elle était ma fille. Je vous jure que je n’en savais rien. Sa mère était une petite ouvrière… Souvent, cela ne tire pas à conséquence… Une fois j’ai voulu examiner un petit bracelet que Marca portait ; mais elle s’y est refusée. Tout à l’heure on l’a ôté. À l’intérieur j’avais, il y a dix-neuf ans, griffonné des initiales, une date. À la loupe, j’ai retrouvé le griffonnage… C’était cela. — Ah ! que c’est donc bête, la vie !… Vous voulez voir ? entrons alors… C’est moi qui l’enterre, vous savez !

On avait voulu faire un enterrement bien simple, où seuls les quatre hommes seraient allés. Mais l’histoire se raconta ; le cimetière était plein de monde ; des femmes sensibles pleuraient. Il n’y avait qu’une voix pour maudire Véra. De la famille de Schneefeld, Maxime était le seul présent ; il suivait tout de suite après M. de Vignon. Une belle couronne blanche avait été envoyée avec ces mots : « Claire à Marca. »

Le lendemain, dans un grand journal, un article racontait l’histoire, demandant qu’il fût interdit aux grandes dames d’adopter, sans des garanties sérieuses, des enfants, pour les jeter ensuite dans la rue — cette rue qui mène droit à la Seine. L’article était écrit avec une passion, avec une éloquence farouches, et signé Pierre Dubois.

Véra reçut le journal, on le lui envoya de partout.

Elle menait à Saint-Pétersbourg une vie insensée, elle avait la frénésie de jeter son argent par toutes les fenêtres de son palais ; sa jeunesse l’avait abandonnée, elle se fardait. Autant elle avait été naguère rigide en toutes choses touchant aux convenances, autant maintenant elle semblait chercher le scandale. Elle avait songé à aller à la poursuite d’Ivan ; puis elle y avait renoncé. Elle se réjouissait d’avance en songeant au moment où son amant retournerait à Paris. Bien des choses s’étaient passées à peu près comme elle l’avait prévu ; seulement ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était le dénouement de l’histoire.

L’espèce de légende qui désormais s’attacherait au nom de sa filleule, la fit entrer dans une rage tenant de la folie ; l’article du journal, qui lui arrivait à des dixaines d’exemplaires, ajouta à sa frénésie. Une nuit, elle eut une attaque de paralysie, qui la laissa complètement au pouvoir de ses domestiques. Elle ne pouvait ni bouger ni parler ; mais le cerveau travaillait encore ; les yeux, inquiets, terribles, cherchaient un visage connu.

Son beau-frère, toujours dévoué, fit le long voyage pour aller la soigner. Elle vécut plusieurs mois encore. Enfin, à sa mort, le baron Jean respira ; malheureusement pour lui, elle avait fait un testament.

Sa fortune allait tout entière à une fondation pour les enfants trouvés. Il y avait cependant un cadeau considérable pour Claire.

Le baron Jean retourna à Paris, jurant comme jamais baron allemand ne jura. Voilà donc à quoi avait abouti toute sa diplomatie !



FIN.



5611-82. — Corbeil. Typ. et ster. Crété.