Charpentier (p. 34-44).



CHAPITRE IV


— Mais on ne s’y reconnaît plus du tout !

C’était Amélie qui parlait ; Amélie, devenue plus massive, plus lourde, plus commune que jamais, maintenant qu’elle approchait de la cinquantaine. Véra devait arriver pour le dîner, et elle avait convié sa famille afin de trouver une maison vivante, pleine de lumière, de chaleur, de voix humaines.

Et en effet, on ne s’y reconnaissait plus. Du fond de l’Italie, où la baronne avait passé la première partie de l’hiver, elle avait dirigé les remaniements qu’elle avait jugés nécessaires dans son hôtel ; les offres obligeantes de sa belle-sœur avaient été écartées. Sa fantaisie était de ne pas rentrer chez elle avant que tout ne fût fini ; le train de maison installé, le couvert mis pour un dîner de famille. Elle avait horreur des choses incomplètes.

Le salon bouton d’or n’existait plus, le boudoir bleu argenté était transformé ; il n’y avait nulle part de meuble complet d’une même couleur ; sur les cheminées, plus de garnitures. La mode avait changé de fond en comble depuis le temps du beau baron ; le bric-à-brac des artistes, débordant des ateliers, avait envahi les salons ; la fureur japonaise était dans toute sa fièvre. Brodés en or sur les dos des fauteuils qui étaient très bas, très moelleux, on voyait des monstres, des griffons étalant leur superbe laideur ; les couleurs les plus diverses se fondaient les unes dans les autres, très effacées partout ; des demi-teintes relevées par des broderies, qui étincelaient aux lumières ; le tout sur des tapis épais, aux dessins orientaux. Puis partout, un encombrement de meubles bizarres, recueillis un peu dans tous les pays ; des incrustations italiennes, merveilleusement travaillées, que faisaient ressortir le noir de l’ébène sculpté ; dans un autre coin, quelqu’échantillon rare, venu de Hollande, meuble ventru, avec des fleurs et des oiseaux en mosaïque de bois ; les pays fraternisaient, les siècles se donnaient la main. Beaucoup de bibelots fragiles sur des étagères, près desquelles on passait en tremblant ; des verres de Venise aux mille nuances, des porcelaines rares, et toujours et partout quelque horreur grimaçante, trônant comme le dieu de l’endroit. Plus de panneaux blanc et or, mais des draperies, des tentures couvertes de broderies fantastiques : le bleu-blanc, à côté du rouge presque noir, du havanais, du vert bronzé. L’œil étonné allait d’un objet à un autre, comme dans un conte de fées on suit le héros d’une aventure à une autre, plus merveilleuse chaque fois. Et de toute cette variété infinie, il résultait un sentiment de bienêtre voluptueux.

Dans le boudoir, où un divan, large et bas comme un meuble de sérail, courait le long des murs, se trouvaient une douzaine de tableautins, représentant à eux seuls, une fortune ; les noms les plus illustres se cachaient dans des coins, modestement ; un autre salon, plus vaste, était devenu une véritable galerie.

L’impression que produisait l’hôtel tout entier, avec ses draperies, son escalier décoré de statues, ses massifs de plantes et de fleurs bien disposés, était plutôt l’impression d’une demeure d’artiste extraordinairement riche, que celle d’une femme du monde, même d’une femme remarquable par son goût raffiné.

Amélie sentait cela confusément, mais elle ne savait comment exprimer sa pensée ; aussi regardait-elle son mari d’un air perplexe. Celui-ci, assez maussade, ne prêtait aucune attention à sa femme ; il faisait un calcul approximatif de la somme énorme qu’avait dû dépenser Véra si inutilement

— l’ancien mobilier, remis à neuf, aurait très bien dû suffire ; c’était voler ses enfants, et il les regarda tous trois qui allaient curieusement d’une pièce à une autre, sans calculer eux, se disant seulement que tout était fort bien, et qu’on y était mieux que dans le grand appartement un peu raide et bourgeois de la rue Saint-Honoré.

Le baron Jean avait vieilli aussi bien que sa grosse moitié ; il avait jauni, et la peau prenait des tons de vieil ivoire sur les os proéminents de ses joues maigres : ses yeux gris étaient inquiets, ne se posaient sur rien, allaient, venaient. La guerre avait passé sur ses affaires, qu’il n’avait jamais su mener avec la dextérité superbe de son grand frère ; il avait des moments de terrible inquiétude, et pendant ces moments-là, il gémissait en songeant aux millions fraternels. Il n’avait pas eu, pendant la guerre de 1 870, une attitude très nette ; resté Allemand de cœur malgré la naturalisation, il s’était réfugié aux premiers coups de canon, dans sa maison de campagne et quand ses anciens compatriotes l’avaient envahie, il avait trinqué de très bon cœur avec eux, leur ouvrant sa cave fournie d’excellents vins de France. Cette générosité avait été récompensée : sa cave avait sauvé sa maison. Le souvenir de sa défaillance lui était amer ; il était redevenu très Français, et ne manquait pas de dire à qui voulait l’entendre, que son fils Maxime, âgé alors de moins de vingt ans, s’était battu crânement et avait reçu une blessure assez grave à Montretout ; cette blessure lui avait été précieuse ; sans elle, son crédit, fort ébranlé, aurait eu de la peine à se remettre du choc de son verre contre les verres allemands.

— Mademoiselle Marca de Schneefeld ! annonça un superbe domestique en livrée.

Il y eut un tressaillement ; Amélie, comme une grosse poule qui protège ses poussins, se leva frissonnante ; Maxime et ses deux sœurs regardaient vers la porte, ne comprenant pas au juste ; le baron Jean sentit le sang monter à ses joues jaunies. Tout ce monde avait à peu près oublié l’existence importune de la petite fille, que l’on annonçait ainsi pompeusement, et qui prenait possession du nom de famille.

Marca éblouie par le flot de lumière, restait sur le seuil de la porte. Depuis que tantôt, on était venu la chercher à la pension, sur un ordre de sa marraine, elle avait marché d’enchantement en enchantement ; maintenant, ce salon extraordinaire de luxe bizarre, la lumière de centaines de bougies tombant sur les broderies d’or et d’argent, sur les bibelots étincelants, tout cela lui semblait la réalisation de quelque conte des Mille et une Nuits. Cependant, le groupe silencieux, auprès du foyer, l’intimidait ; elle n’osait avancer, et se sentait rougir péniblement sous leurs regards hostiles. Ceci ne dura que quelques instants ; le baron alla à sa rencontre, mais elle ne le vit pas ; elle semblait chercher à se souvenir, ses yeux s’étaient allachés sur Maxime qui avait moins changé de physionomie que ses sœurs ; puis elle s’écria vivement :

— Mais, c’est Maxime !… bonjour, mon cousin ! et le plus naturellement du monde, elle lui tendit ses deux mains. Alors elle se tourna vers les jeunes Mes, les appelant de leurs noms. La glace était rompue ; il eût été difficile de tenir rigueur à Marca ; ignorante de toutes les causes possibles de discorde, ne demandant qu’à aimer ces quasi-parents qui l’avaient si bien oubliée, heureuse de vivre, elle reprenait l’existence commune, là où elle s’était rompue ; elle n’était nullement timide, maintenant qu’elle savait à quoi s’en tenir, et elle remplissait le salon de son gai babil.

— Ma parole ! C’est elle qui nous reçoit — ce n’est pas nous qui la recevons, murmura la baronne Amélie.

Et cela était un peu vrai. Le baron ne répondit pas ; il regardait attentivement les jeunes gens et il songeait.

Marca était simplement vêtue d’une robe de laine très foncée ; mais, comme Véra avait donné ses instructions à madame Langlois, la robe était à la mode, et allait bien ; ces petits riens de dentelle et de rubans qui indiquent une élégance discrète, n’avaient pas été oubliés. C’était un joli brin de fille, se l’avouait ; elle avait une certaine originalité d’aspect : des cheveux très noirs, qui frisaient partout, très abondants, formaient un contraste frappant avec un teint remarquable, une peau très blanche et des lèvres très rouges ; les yeux étaient d’un bleu foncé, avec des cils et des sourcils très noirs. Toute cette jeune figure était admirable de vie, de santé, de gaîté. Les yeux regardaient bien franchement, la bouche, un peu trop grande, montrait, en riant, deux rangées de dents absolument parfaites. C’était plaisir de voir un être aussi complètement jeune, sain, et gai.

Laure, la fille aînée du baron, était plus régulièrement jolie que Marca ; mais elle avait le teint d’une fille élevée dans la grande ville, sans éclat, sans couleur ; puis, dans toute son attitude il y avait ce je ne sais quoi d’un peu raide qui distingue la jeune personne bien élevée, à qui l’on a dit de s’observer, qui sait que « ceci ne se fait pas, que cela ne se dit pas ».

Claire, qui n’allait pas encore dans le monde, et que l’on avait toujours considérée comme très inférieure à son aînée, se laissait aller à plus de naturel ; elle n’était pas jolie, et en convenait très simplement, mais sa petite figure irrégulière plaisait souvent plus que celle de Laure, avec sa beauté impassible.

Mais c’était Maxime que l’on admirait dans la famille, — le beau Maxime, comme on l’appelait ; un grand blond aux cheveux toujours crêpelés, comme au temps de son enfance ; à la moustache superbe, aux yeux bleus, pleins d’éclat, au rire sonore. Sa mère l’adorait ; elle était fière de ce fils ; elle le défendait comme une lionne protège son petit, quand le baron Jean trouvait que son héritier dépensait beaucoup d’argent, et ne songeait guère à en gagner. Est-ce qu’on est fait pour aligner des chiffres, quand on est tourné comme Maxime, quand on porte crânement la décoration gagnée sur le champ de bataille à vingt ans, quand on est adoré des femmes ?

Et le beau Maxime était complètement de l’avis de sa mère. Tous l’aimaient : hommes, femmes et enfants ; il trouvait la vie bonne et en usait largement. Il aurait été désolé de faire du mal à n’importe qui, mais il fallait qu’il s’amusât. C’est pour cela qu’il avait été mis au monde.

En ce moment, il faisait l’aimable avec sa cousine par à peu près, qu’il trouvait fort gentille, et ce fut au milieu d’éclats de rire que Véra, sans se faire annoncer, entra. Elle sourit, très satisfaite. On se précipita, et ce fut, pendant quelques instants, un tel brouhaha de paroles, d’exclamations, qu’elle se laissa questionner, féliciter, embrasser, sans rien dire. Alors, de part et d’autre on se regarda.

Véra avait à ce moment-là quarante-deux ans ; pour le croire, on était forcé de faire le calcul des années écoulées. Superbe de santé, elle défiait la lumière éblouissante du salon ; elle était admirablement mise, quoiqu’arrivant de voyage ; — sans doute par coquetterie, le trajet de ce jour-là n’avait pas été long. Sa robe de drap foncé la moulait absolument, dessinant chaque ligne de sa belle personne ; la mode du jour le voulait, et Véra forçait un peu la mode.

Mais, c’était surtout le visage qui attirait l’attention, ce visage qui n’avait jamais eu de vraie beauté, que l’on avait trouvé jadis insignifiant : quelle métamorphose ! Il y avait maintenant une intensité de vie dans les yeux, une mobilité d’expression autour de la bouche, qui empêchait de constater que ces yeux étaient trop clairs, et que cette bouche, aux minces lèvres, était mal dessinée. Ce fut Marca qui très naïvement exprima le sentiment général :

— Oh ! marraine, que vous êtes donc belle ! fit-elle en joignant les mains.

— Il te semble, mignonne ? répondit Véra, riant à demi, et prenant la figure de la jeune fille entre ses deux mains ; crois-moi, petite, je n’ai jamais été aussi jolie que toi…

Elle disait cela nonchalamment ; la beauté d’une petite fille comme Marca ne la gênait pas ; elle planait bien au-dessus, avec ses airs de reine. Elle ajouta, se tournant vers sa belle-sœur :

— Cela ne nous rajeunit pas, ma chère Amélie, de voir nos bébés devenus grands sans nous en demander la permission.

Elle dévisagea la grosse baronne, puis jeta un regard rapide dans un miroir qui la reflétait elle-même de la tête aux pieds.

En ce moment Amélie détesta plus que jamais, sa belle-sœur, qui triomphait ainsi, superbe de jeunesse, et qui, de plus, avait, dans sa phrase sur les enfants, mis Marca au même niveau que ses enfants à elle. Cependant les leçons de son mari lui profitèrent, et elle répondit d’un ton aigre-doux :

— Tout le monde, chère belle, n’a pas un flacon d’eau de Jouvence sur sa table de toilette… J’ai eu des enfants, moi, et ne puis plus, depuis longtemps déjà jouer à la jeune femme.

— Ah ! c’est que vous n’avez jamais voulu suivre mes conseils : un bain froid tous les matins, j’ajoute même un peu de glace dans l’eau ; puis une bonne promenade à pied, ou à cheval, — voilà tout le secret… Si vous en essayiez ? Amélie, qui avait horreur de l’eau froide, du grand air et de l’exercice, frissonna pour toute réponse.

Cependant dix heures sonnèrent, et l’on se quitta.

— Il y a quelque chose. Tout cela n’est pas naturel ; oui, il y a quelque chose, j’en parierais ma fortune, mais quoi ? — Le baron Jean se disait cela, à lui-même, plus qu’il ne le disait à sa femme, qui, maussade, cherchait elle aussi l’explication du mystère, tout en ôtant ses faux cheveux au coin de la cheminée. La soirée s’était pourtant bien passée ; Véra s’était montrée très aimable envers Maxime et les deux jeunes filles, leur promettant force bals et soirées, disant qu’elle comptait tenir maison ouverte, à leur intention. Mais Amélie ne lui pardonnait pas de traiter Marca comme sa fille. Aussi, sans répondre aux paroles de son mari, elle s’écria :

— Cette fille de rien ! cette enfant du ruisseau ! Vous verrez qu’elle finira par nous mettre tous sur la paille…, et avec cela qu’elle n’est pas mal… cette créature !

— Elle tient des fourrures, comme Véra disait dans le temps, fit le mari ; puis il ajouta en répétant ce qu’il avait déjà dit une fois : Bah ! nous trouverons un joint…, elle s’est toujours lassée de ses joujoux… cependant je ne la reconnais pas ; il y a un secret et il faudra bien que je finisse par le découvrir !