Marat (Chévremont)/Préface

Chez l'auteur (p. 1-10).

En voyant la bibliographie de Marat, telle que nous l’offrons aujourd’hui, peut-être n’est-il pas sans intérêt de rappeler les principales phases qui en marquent le progrès.

M. Deschiens est le premier qui, en 1829, se soit occupé du journal de Marat ; sa Biographie des journaux de la Révolution a été l’arche qui a sauvé du désordre et de la destruction les collections qui enrichissent aujourd’hui la plupart des bibliothèques.

Quant aux nombreux écrits publiés par Marat, avant et durant la période révolutionnaire, M. Deschiens ne s’en est pas occupé. Le premier essai dans ce genre date de 1836 ; il parut dans la Bibliographie Universelle et portative des contemporains. Dans ce nouveau travail, point de bibliographie du journal, mais celle des œuvres physiologiques, scientifiques et politiques.

À l’aide de ces deux ouvrages, la bibliographie de Marat commence à se constituer ; mais que d’erreurs de part et d’autre ! M. Deschiens avait été la dupe des faux numéros du journal ; la Bibliographie Universelle, à son tour, devient celle des faux écrits publiés sous le nom et le titre de Marat, l’Ami du peuple.

Après vingt ans d’une accalmie qui n’est interrompue que par des reproductions plus ou moins incomplètes, apparaissent les Archives d’histoire, de biographie et de bibliographie, par Quérard. Cette fois les matériaux de tous genres s’accumulent, se classent, et pour la première fois la bibliographie de Marat compte cent quatre-vingt-huit articles, dont cinquante-neuf tant bien que mal attribués à Marat, et le surplus divisé entre : Écrits pour ou contre Marat. — Accusation. — Mort et obsèques. — Honneurs funèbres. — Éloges et panégyriques. — Poésies. — Théâtre, et divers.

Rien de plus considérable n’avait encore paru dans ce genre, et peut-être M. Quérard aurait-il entrepris de compléter sa bibliographie par celle du journal, s’il avait connu les défectuosités du travail de M. Deschiens.

En présence de tant de documents déjà mentionnés, le lecteur se demandera peut-être ce qu’il peut y avoir à faire encore à la bibliographie de Marat. Eh bien, sans compter nombre de documents à y ajouter, sans tenir compte du classement chronologique à refaire, du remaniement des divisions historiques, la seule rectification des erreurs de nos devanciers commandait une étude approfondie des œuvres de Marat, étude qui permît à coup sûr au bibliophile la séparation des écrits politiques de Marat, des faux écrits si nombreux publiés sous son nom, ainsi que celle des écrits anonymes que l’ignorance, la cupidité et la malveillance lui ont encore attribués. Ce travail est véritablement ce qui constitue noire œuvre ; on va voir comment nous y avons été appelé, et avec quel zèle et quel amour de la vérité nous avons étudié notre sujet.

Nos premiers pas dans la carrière datent de 1845 ; nous avions alors vingt et un ans à peu près ; déjà notre goût pour l’étude de la Révolution Française était développé, sans que rien encore eût fixé plus particulièrement noire attention.

Certain jour, en nous rendant à notre travail, nous avisons à l’étalage d’un marchand de bouquins : Discours et opinions sur le procès de Louis XVI, Les Chaînes de l’esclavage, et plusieurs grosses liasses assez mal ordonnées, contenant un pêle-mêle de journaux in-octavo dépareillés, des imprimés de toutes sortes et de tous formats, où figuraient surtout des comptes-rendus de clubs, de sociétés populaires, tout un véritable trésor comme on n’en trouve plus depuis bien longtemps. Tout acheter était notre désir ; mais nous n’avions que 6 francs, c’était tout ce que nous possédions, et pour comble de malheur, nul moyen facile d’en avoir d’autres avant quelques jours. Que faire ? L’estomac nous invitait à passer outre, mais la passion l’emporte, et nous achetons pour 5 francs quelques bribes et le traité des Chaînes de l’esclavage, nous promettant d’acquérir le surplus un peu plus tard, s’il était temps encore. Vain espoir : quand nous revînmes, tout avait disparu.

La lecture nous dédommagea amplement, car la lucidité des déductions historiques et les principes politiques contenus dans le traité des Chaînes de l’esclavage nous parurent si supérieurs aux théories modernes, que nous conçûmes pour Marat une profonde estime ; ce que nous avions entrevu de son caractère nous fit désirer ardemment de connaître cet homme que la plupart des historiens s’acharnaient à vilipender.

Le premier document qui s’offrit à nous fut son opinion complète dans le procès de Louis XVI ; plus tard, des extraits de ses discours ou de ses écrits, reproduits par les historiens, achevèrent de fixer notre choix parmi les révolutionnaires ; çà et là, c’était toujours même lucidité, mêmes principes, même zèle, même courage. Par ces rares qualités, Marat se révélait comme le plus digne de la glorieuse phalange des amis du peuple. Quel motif d’émulation pour un bibliophile de vingt ans qui s’identifie avec son personnage !

Toujours simple ouvrier, la gêne qui nous talonnait semblait opposer sans cesse à nos projets un obstacle permanent et invincible, sans pourtant amoindrir la fièvre toujours croissante qui nous pressait de connaître et d’acquérir.

Nous nous mîmes donc en quête d’un libraire dont la réputation politique semblait nous promettre des merveilles dignes de notre ambition. Laverdet, un éditeur populaire de 1830, le publicateur d’écrits républicains qui plus d’une fois, sous Louis-Philippe, lui valurent la prison, nous semblait être celui qui devait nous faire connaître et nous ouvrir les trésors d’une bibliographie dont nous n’avions jamais vu ni entendu le premier mot. Nous nous rendîmes donc chez lui, le gousset toujours peu garni, hélas ! mais nous promettant force travail, force sacrifices pour arriver à notre but.

Qui des hommes de cinquante à soixante ans, pour peu qu’ils se soient occupés de politique ou d’histoire, n’a connu cette librairie primitive qui ressemblait plutôt à un immense déballage de vieux bouquins qu’à une véritable librairie. L’effet, toutefois, répondait à notre attente, et la vétusté des marchandises semblait mieux cadrer avec la pénurie de nos finances. Dans notre imagination, cet entassement devait receler dans ses coins poudreux les témoignages toujours vivaces de nos glorieux pères de 92 et de 93 : Convention, clubs, sociétés populaires, tribuns, citoyens, publicistes, tout était là et allait surgir de ces innombrables brochures.

Le cœur serré par une certaine inquiétude à l’endroit de nos ressources, nous nous hasardons à demander les Œuvres de Marat. — Les Œuvres de Marat ? reprend le vieux libraire, après une pause pendant laquelle il semblait rappeler ses souvenirs ; il n’y a que les Chaînes de l’esclavage ! — Je les possède, Monsieur. — Je ne vois rien autre chose de Marat, si ce n'est sa vie politique, qui est tout entière au Moniteur. — Et combien vaut le Moniteur ? — Trois cents francs.

J’avoue que trois cents tuiles sur la tête ne m’auraient pas été plus désagréables, tant j’éprouvai de dépit de sentir mon avoir bien et bien au-dessous de ce chiffre.

En somme, qu’avions-nous appris ? rien, ou presque rien ; mais, quoi qu’on nous eût dit, nous continuâmes ailleurs nos investigations.

Pendant que nous nous morfondions à chercher presque inutilement, un autre ouvrier, mais plus habile et plus fortuné, s’occupait à notre insu du même personnage. Cet ouvrier, c’était Constant Hilbey, dont une récente publication, intitulée Discours de Marat au peuple, se voyait chez la plupart des libraires de Paris. L’émotion que nous éprouvâmes ne se décrit pas ; il faut avoir soi-même partagé une passion analogue pour se rendre compte de l’effet que peut produire sur un amateur une trouvaille intéressante et inattendue. Aussitôt, deux exemplaires sont à nous ; puis, sans désemparer, nous nous informons de la demeure de l’auteur et des moyens d’entrer en relations. Nous étions transformé, car en un instant notre timidité naturelle avait fait place à une hardiesse de résolution dont nous ne nous serions pas cru capable une heure auparavant.

Après avoir pris connaissance de cette publication, où Hilbey se montrait non moins enthousiaste que nous, il s’agissait d’aller droit à l’auteur ou de lui écrire. Après bien des hésitations, nous hasardons une lettre qui nous vaut une réponse immédiate et bienveillante. Bientôt nous fûmes liés par une étroite sympathie, et Hilbey nous fit profiter de l’acquit de toutes ses connaissances sur IMlarat.

Si jusque-là notre collection s’était peu accrue, nous possédions néanmoins le secret de la chose, et nous n’avions plus qu’à créer les ressources nécessaires pour nous les procurer.

Dès lors, c’est presque exclusivement à M. France, libraire, homme bienveillant et de facile composition, et à M. Charavay, que nous sommes en partie redevable des innombrables ou précieux documents que nous possédons aujourd’hui. Notre première affaire fut l’acquisition d’un exemplaire du Journal de Marat ; cet exemplaire était affreusement incomplet, mais la confiance d’un autre collectionneur nous permit de le compléter par un nombre considérable de copies ; elles faillirent nous coûter la vue par suite des fatigues que nous causèrent la rapidité du travail, et une chétive et vacillante lumière, seul témoin de nos longues veilles et de notre zèle infatigable.

En parlant de cette première affaire, nous l’avons qualifiée d’acquisition ; le terme est quelque peu prétentieux, car la transaction se fit par échange plutôt que par argent.

Une fois possesseur du Journal de Marat, nous étions maître de la situation, car le surplus pouvait s’acquérir partiellement ; c’est ainsi que les œuvres de science, de physiologie, de législation et de politique vinrent successivement augmenter cette première collection, déjà si difficile à réunir alors, — Croyez-moi, nous disait M. France en nous pressant de prendre, pour 10 francs, un exemplaire de l’Offrande à la patrie (dont le Supplément avait été complété par quelque passionné bibliophile), croyez-moi, prenez-le, car vos cheveux blanchiront avant d’en retrouver un autre. — Il n’avait que trop raison, et c’est, en effet, bien des années après que nous trouvâmes à remplacer cette collection informe par celle que nous possédons aujourd’hui.

Toutefois, c’est sur cette première collection que nous avons appris à connaître Marat, à discerner la mauvaise foi des historiens études critiques et la cause première de leur acharnement à le diffamer. Quant à nous, la pureté de sa morale, la justesse de ses principes politiques, son dévouement, son abnégation, sa mort, nous le montrèrent digne de l’admiration de tous les peuples libres.

Plus cette étude se répétait et nous devenait familière, plus aussi le besoin de connaître l’opinion des contemporains de Marat se faisait sentir. C’était une nouvelle voie qui s’ouvrait devant nous. À cette époque de notre vie, la situation, de précaire qu’elle avait été longtemps, devint relativement bonne : l’industrie allait nous offrir toutes les ressources nécessaires pour conduire à heureuse fin le rêve de notre jeunesse. Dans cette nouvelle phase, qui dura sept années, nous acquîmes pour plusieurs milliers de francs de brochures, livres, gravures, peintures, objets de curiosité ; c’est l’époque qui vit remplacer notre collection incomplète par la rarissime et même unique que nous possédons aujourd’hui ; c’est celle qui vit l’adjonction complémentaire de sept placards de Marat, que nous payâmes 300 Francs, et pour lesquels nous aurions doublé le prix au besoin, plutôt que de les voir à tout jamais s’échapper de nos mains. Conquise au prix de vingt années de recherches assidues, et devenue par nos soins un véritable monument de notre histoire nationale, c’est cette même collection que, dans le même temps, nous avons mise à la disposition d’un écrivain intègre et laborieux dont nous avons fait notre ami, de Bougeart, le consciencieux et patriote biographe de Marat, l’ami du peuple.

De longues et difficiles années se sont écoulées, mais le succès a couronné nos efforts, et tout ce que le passé a pu connaître d’amertumes se trouve effacé par le résultat obtenu : la bibliographie de Marat est revue, corrigée, et considérablement augmentée ; quelques fascicules publiés par nous dans le Bibliophile français, et dans la bibliographie qui fait suite à l’ouvrage de Bougeart, ont donné l’éveil aux bibliophiles et appelé leur attention sur les erreurs de tous les bibliographes ; une biographie en 2 vol. in-8o, intitulée Marat, l’ami du peuple, par Alfred Bougeart, est aussi depuis longtemps dans le public. Le temps n’a donc pas été perdu, et nous nous estimons heureux d’avoir employé à la réhabilitation de Marat une vie qui aurait pu s’écouler en pure perte au milieu de divertissements puérils.

Voilà, lecteur, comment l’amour de l’étude, en nous sauvant des écueils qui environnent la classe ouvrière, a fait de nous un bibliophile spécialiste, et comment nous sommes aujourd’hui le bibliographe de Marat.

F. Chèvrement.