Éditions des « Bonnes Soirées » (p. 141-152).

XII


Bien que tout, autour de moi, changeât d’aspect et que les contingences n’arrivassent plus à mon esprit que par des voies indirectes, je songeais cependant aux représentations que ma mère m’avait faites.

Je ne voulais pas que ma réputation eût à souffrir, et je cherchai un moyen de revoir M. Descré sans m’afficher.

J’étais tranquille à propos de ma vêture. Je savais que je ne ressemblais nullement à une jeune châtelaine, mais à une paysanne. Je ne désirais pas une minute me rendre plus élégante.

Je ne cherchais pas à plaire, et il m’était indifférent de paraître plus ou moins jolie. Pour le moment, je ne poursuivais qu’un but : cacher ma personnalité, afin que ma mère ne pût me reprocher mon manque de prudence. Je ne voulais pas me priver de la joie de revoir M. Descré, mais je tenais à rester anonyme.

Je me souvins tout à coup que mon père portait des lunettes jaunes pour garantir ses yeux du soleil et je jugeai qu’elles feraient mon affaire. Je fouillai dans le tiroir où je les avais vues et je m’en emparai. Je ne crus pas devoir avouer ces préparatifs à ma mère, de crainte de remontrances. Je la trouvais suffisamment excitée par mes confidences inattendues et je ne voulais pas accentuer son état.

J’assujettis mes lunettes vers quatorze heures, je me coiffai d’une sorte de casquette à mentonnière, et je m’acheminai vers les Crares, suivie de Rasco et Sidra. Ils contemplaient avec inquiétude ma mante sous laquelle se dissimulaient mes nattes.

Mon cœur battait violemment. L’après-midi était voilé. C’était un vilain temps de mars brumeux, ni froid, ni chaud. Ordinairement, je ne prêtais nulle attention à l’atmosphère, mais j’en subis la dépression ce jour-là.

Je pressentais obscurément que les heures ne se passeraient pas sans imprévu. J’eus la velléité, un instant, de rebrousser chemin ; mais une force me poussa en avant.

Je m’en allais lentement. À mesure que je me rapprochais de mon but, mes pas se faisaient plus lents encore, alors que mes pensées étaient tumultueuses.

Mon esprit s’appesantissait davantage sur Mme Descré. Cet après-midi-là, elle tenait le premier plan dans mon imagination. Elle ne m’apparaissait plus comme une déesse qui ordonnait, mais comme une victime qui suppliait. Je lui octroyais mes grâces et je lui promettais de ne pas lui prendre son mari.

Toutes ces rêveries me tournaient la tête. Je marchais le front baissé. Soudain, quand je le relevai, j’aperçus, non loin de moi, de dos, celui que je supposais être M. Descré.

Un nuage voila mes yeux. Une dame l’accompagnait. Sa silhouette ne ressemblait pas à celle que j’avais évoquée. Elle m’apparut petite, élégante, avec des mouvements vifs et décidés.

Je m’arrêtai, bouleversée. Une affreuse douleur me terrassa. Je n’avais pas imaginé que la jalousie me causerait la souffrance terrible que je ressentais. Les dix-huit ans que j’allais avoir se révoltaient de toute leur jeunesse.

J’avais voué à cet inconnu une affection imprévue et confiante. J’aurais voulu que sa vie ne recélât plus que la joie donnée par moi. Une émotion ardente m’empoignait.

Mon cœur éperdu le contemplait.

Mais, à côté de lui, « sa femme » était la réalité qui empêcherait mon avenir de s’épanouir. Je dus, de toute ma volonté, me signifier que je ne vivrais jamais dans sa demeure.

Ah ! j’apprenais à mes dépens l’éloquence de l’amour !

Son attrait insidieux s’introduisait dans mon cœur. Il n’éveillait cependant en moi nulle curiosité perverse, mais il laissait mon âme pantelante, avec le grand désir du dévouement. J’étais là sans force, dominée par une autre puissance qui luttait ; l’intolérable souffrance de la jalousie.

Je ne voyais plus rien d’autre que sa femme près de lui, sa femme dans sa maison, sa femme lui parlant, le consolant, le soignant, avec toutes les prérogatives de l’épouse choisie.

Tout d’un coup, je me sentis téméraire. Que venais-je chercher là ? Désespoir et amertume ? Mon orgueilleuse assurance se dissolvait dans une agonie morale.

M. Descré me plaisait. Pourquoi ? Quand je l’avais aperçu, j’ignorais qu’il eût une femme. On l’avait supposé marié, mais cela pouvait être une erreur. Maintenant je savais qu’il l’était et mon amour devenait illicite.

Ma mère avait raison. Je sentis soudain en moi une lourde solitude, un abandon universel. Un regret s’insinuait dans mon âme, mais malheureusement ma jeunesse chantait son air de victoire, où filtrait la lumineuse espérance.

Je ne savais plus où je marchais. Mes gestes devenaient saccadés comme ceux des automates. Je cherchais à comprendre pourquoi j’aimais cet homme. Quel fluide m’avait envahie ? Sans doute, son expression mélancolique, sa tournure aisée, ses gestes doux avaient agi, parce que je devais m’éprendre d’un homme semblable à lui.

J’essayai de me maîtriser et je continuai mon chemin, c’est-à-dire que je marchai derrière le couple. Je modérai l’ardeur de mes chiens qui couraient devant moi.

Je regardai M. Descré. Il tournait souvent la tête du côté de sa femme, et je voyais son profil fin. Je croyais deviner l’ombre de sa moustache, mais je remarquais qu’il ne souriait pas.

À force de le contempler, j’oubliais presque sa compagne, mais elle eut un geste affectueux. Elle lui prit le bras. Il ralentit sa marche. Je devins rouge et tremblante. J’aurais voulu les désunir.

Où étaient mes belles résolutions de concorde ? Je m’étais cependant promis de ne rien vouloir contre leur union, même en pensée, mais sans doute la jalousie, que j’apprenais à connaître, m’insufflait-elle cette révolte.

Elle se développa soudain comme une flamme. Tout autour de moi me blessa : l’air, la terre, la mer, au loin. Je ne voyais plus que cette femme, sa femme qui s’appuyait à son épaule en un geste nonchalant et lassé. C’était un geste qui participait de l’humilité et de l’orgueil, de la soumission et de la possession, de l’esclave et de la protectrice.

J’aurais, à ce moment-là, donné des années de ma vie pour pouvoir serrer son bras, à lui, contre mon cœur, à moi !

Je perdais mon équilibre moral. Un nuage passait devant mes yeux. Je ne me reconnaissais plus. De fillette que j’étais encore par instants, je devins une femme féroce, voulant à tout prix garder son bien… un bien qui ne m’appartenait pas, mais que je m’étais adjugé par une fantaisie imprévue de mon cœur.

Où était mon repos ? Depuis le soir tragique de juillet, je l’avais perdu. J’espérais que l’amour me sauverait d’une obsession qui avait pour sujet la vie d’un homme.

Mes chiens, subitement, coururent au galop, je ne sais sur quelle piste. Leurs aboiements surprirent les promeneurs. La femme lâcha le bras de son compagnon et se retourna. Ils me virent.

Je m’arrêtai. Ils m’examinèrent. Avec étonnement, mes yeux se fixaient sur Mme Descré. Elle m’apparut plus âgée que je ne l’aurais supposé. Je la regardai avec avidité. Son visage fané, ses yeux ternis, ses cheveux grisonnants me causèrent une sorte de confusion.

J’étais gênée que ce monsieur eût si mal choisi son épouse. Près d’elle, il était un jeune homme. Ah ! que je le trouvais bien ! Il était mieux encore que je ne l’avais jugé.

Sans penser que je pouvais paraître indiscrète, je continuai d’avancer à petits pas, comme une personne déterminée.

Qu’allais-je dire ? Je voulais absolument leur parler. J’avais vu la dame tressaillir au moment où les chiens avaient surgi près d’elle, et je trouvais que des excuses étaient nécessaires.

Je me hâtai :

— Madame, je vous demande pardon pour les chiens… Ils vous ont effrayée…

— Un peu, mais ma peur a été vite passée, me répondit Mme Descré aimablement.

M. Descré s’inclinait devant moi. D’un coup d’œil, je me fortifiai dans ma conviction d’être devant un homme distingué. Mon sang battait dans mes artères à me faire perdre connaissance alors que je saluais.

Je crus rester dans la note que je désirais, c’est-à-dire que je m’évertuai en un salut sans art, ainsi qu’une personne effacée qui n’a pas l’habitude des usages mondains. Je repris :

— Je regrette que vous ayez eu peur, Madame. Ces chiens ne sont pas méchants. Je les promène chaque jour. Ils appartiennent à Mme de Caye, dont je suis la dame de compagnie.

J’avais trouvé brusquement cette fonction, enchantée de ma présence d’esprit et de mon stratagème.

Mme Descré répliqua gracieusement, mais avec une nuance — oh ! à peine perceptible ! — de protection, ce qui m’amusa :

— Vous connaissez probablement bien le pays ?

— Parfaitement. Et je l’aime beaucoup. Jamais je ne m’y ennuie.

J’allais devenir enthousiaste, mais je réprimai mon ardeur. Je voulais être une personne posée, sans éclat.

— Pourtant, vous n’êtes sans doute pas de ces parages ?

— Je n’en suis pas très éloignée, ripostai-je d’une voix sans intonation.

J’aurais voulu entendre M. Descré. Il me regardait comme s’il ne me voyait pas. Je risquai :

— Vous vous promenez tous les jours ?

— À peu près. Il faut connaître le pays où l’on va vivre.

Ma surprise allait croissant, en écoutant Mme Descré. Il me semblait qu’elle ne considérait pas son compagnon comme un mari.

Et je faillis bondir de joie et chanter un hymne à Dieu lorsque ces paroles miraculeuses parvinrent à mon oreille :

— Mon fils aime beaucoup la Bretagne. La mer l’attire, la lande le séduit.

Juste ciel ! C’était son fils ! Elle n’était pas sa femme ! Je regardai les doigts de M. Descré. Il ne portait pas d’alliance. Il n’était pas marié.

Je ressentis un tel bonheur de ces constatations que j’eus une peine extrême à retenir mon exubérance. Cependant, les paroles sages de maman s’imposèrent à moi et me guidèrent.

— Puisque vous vous promenez, reprit Mme Descré, nous pourrions peut-être excursionner dans des endroits curieux ?

— Naturellement ! m’écriai-je. J’ai du temps de libre, parce que Mme de Caye, à cette heure-ci, fait sa correspondance. J’ai trois heures devant moi, chaque jour.

Quel hosanna mon cœur chantait ! Quelle allégresse s’infiltrait dans mon sang ! Je n’osais plus regarder M. Descré, de crainte qu’à travers mes verres jaunes il ne fût ébloui par mes yeux fulgurants.

Il ne prenait sans doute aucun plaisir à ma compagnie, car son visage se recouvrit petit à petit d’une ombre douloureuse.

J’aurais voulu m’informer de ce qui le peinait. La pitié envahissait mon cœur et déjà des élans d’infirmière me soulevaient pour panser les blessures morales que je lui soupçonnais.

Je ne pus contempler longtemps son air désabusé. Voyant sa mère me parler, il me salua soudain en disant :

— Je suis forcé de rentrer très vite pour certains détails d’aménagement. Je vous laisse, Mesdames.

Hélas ! je ne pouvais pas le retenir ! Je devais paraître indifférente. Je le suivis des yeux et je murmurai en me tournant vers sa mère :

— Comme il a l’air absorbé !

Mme Descré tressaillit, et, plongeant ses yeux dans les miens, elle articula d’un ton nerveux et rapide :

— Vous l’avez remarqué ? le pauvre enfant ! Elle avait prononcé ces derniers mots presque bas, et il fallait mon oreille fine pour que je les entendisse.

Je les attrappai au vol et je demandai :

— Pourquoi le plaignez-vous ?

Elle parut choquée de mon indiscrétion et ne me répondit pas. Ses traits se figèrent un peu et elle me questionna à son tour.

Mme de Caye est-elle une personne agréable ?

Cet intérêt m’amusa et je faillis rire. Cependant la demoiselle de compagnie que j’avais nommée Maria Lespir, devait s’attendre à cette question.

Il me vint que cette dame voudrait peut-être entrer en relations avec maman, et j’entrevoyais de joyeuses compli­cations dans l’imbroglio que j’aurais suscité. Il valait mieux présenter ma mère sous des dehors peu accessibles, afin que Mme Descré ne souhaitât pas trop vite des rapports de bon voisinage. Je répondis d’un air contrit :

Mme de Caye est restée assez réfractaire aux visites, depuis la mort de son mari. Elle ne tient nullement au monde ; cependant, comme elle n’aime pas la solitude, elle a pris une demoiselle de compagnie.

Mme Descré réfléchissait. Je ne sais si elle était déçue, mais elle ne poursuivit pas son enquête. Je craignais qu’elle ne s’informât de la famille que possédait maman, mais elle ne s’occupa même pas du nombre de ses enfants.

Je n’osai pas montrer l’amabilité que mon contentement me faisait éprouver. Je me cantonnai dans un rôle passif, afin de ne pas provoquer de méfiance.

Nous nous quittâmes, enchantées l’une de l’autre : elle, parce qu’elle avait trouvé un exutoire, et moi, parce que je lui avais suggéré l’idée de la conduire sur mes rochers préférés. J’avais ajouté, avec la plus parfaite apparence d’insouciance, que son fils serait ravi de connaître cet endroit, étrange entre tous.

Sa curiosité fut vivement éveillée, et, quand nous eûmes convenu de notre rendez-vous, je la quittai.

Je m’observai durant quelque cinquante mètres, donnant à mon allure une pesanteur de femme qui porte le poids d’une trentaine alourdie. Mais, sitôt que je fus cachée par un tournant, j’enlevai mes lunettes, et je bondis à l’exemple de mes chiens. Les bonnes bêtes retrouvaient leur jeune maî­tresse avec ses fantaisies, et elles jappaient joyeusement.

Ce fut dans un délire de joie frénétique que j’escaladai les marches du perron, que je courus à travers les vestibules pour surgir sans frapper dans la chambre de maman.

Je hurlai littéralement en criant :

— Il n’est pas marié !

Ma mère, en train d’écrire, avait sursauté en m’entendant. Elle s’exclama :

— Quand donc auras-tu plus de tenue ?

— Il ne s’agit pas de tenue ! Je t’annonce que M. Descré n’est pas marié !

Maman me regarda sans comprendre. Je repris :

Alors, je puis l’aimer tant que je voudrai ! Je ne le vole à personne. Il est à moi, tu entends, ma petite maman. Il est à moi !

— C’est épouvantable, dit maman froidement, d’avoir une fille aussi exaltée. Tu divagues littéralement.

— En quoi ? m’écriai-je, furieuse de ne pas voir une joie à l’unisson de la mienne.

— Tu ne comprends rien à la vie. Sous prétexte que ce monsieur n’est pas marié, tu te figures que tu vas l’épouser ! C’est ridicule d’ingénuité. Il est probable que tu ne lui plairas pas. D’autre part, je puis te refuser mon consentement. Je n’ai pas besoin de te répéter que le mariage pour toi me semble interdit. Il faudrait que tu te confesses minutieusement. Tu ne peux apporter dans ton foyer une conscience que les remords assombrissent. Comment élèverais-tu tes enfants ?

J’écoutais. Un combat se livrait dans mon esprit. Il me semblait que j’avais mérité le bonheur. Cependant, je criai :

— Je ne me marierai pas, mais je puis avoir une affection.

— Qu’entends-tu par là ?

— Tout le monde sait ce qu’est une affection ! C’est une personne qui partage vos goûts et à qui l’on se confie.

J’avais éloigné le terme d’ami, à dessein, pour ne pas offusquer maman, mais elle me répondit :

— Oui, et cette personne vous donne un baiser, comme le voulait Jean-Marie !

Je devins rouge, et une irritation s’empara de moi.

— Il ne s’agit pas d’un rustre ! M. Descré est un homme du monde. Mais c’est un mélancolique qui a dû souffrir et je veux le voir sourire. Je veux que son visage s’illumine par moi, mais je ferai tout mon possible pour qu’il ne se marie pas avec une autre.

— Tu es possédée du démon, murmura maman atterrée.

— Pas du tout !

Après cette affirmation, catégorique, je me tins immobile, songeuse. Au fond de mon âme surgissait une merveilleuse éclosion. L’aube d’un beau destin se levait et la vie s’établit devant moi, comme une fête continue.

Un émoi tremblant, joyeux, m’inondait. Je riais sans le savoir et j’avais du mal à retenir le chant qui bruissait dans mon cœur.

— Où vas-tu ? où vas-tu ? se lamenta maman.

Je ne répondis pas, parce que, soudain, mon bonheur recula dans l’obscurité. Je fus saisie d’une peur folle que cet homme me dédaignât et méprisât mon attachement.

Mais pourrait-il repousser mon cœur neuf et la tendresse si pure qui m’animaient ?

Ma confiance et ma candeur lançaient un « non » hardi.

Je crânai et je dis en riant :

— Quelle histoire sombre pour si peu de chose ! J’aimerai ce monsieur en silence, et il ne saura même pas qui je suis. Sais-tu que je me suis fait passer pour ta dame de compagnie.

Maman se couvrit le visage de ses mains.

— J’avais des lunettes jaunes de papa, avec une casquette à mentonnière qui cachait presque ma figure. Mon aspect était si vieillot que la mère de ce grand fils paraissait plus jeune que moi !

Après avoir dit ces mots, j’éclatai d’un nouveau rire qui résonna comme une cascade.

— Pourquoi as-tu agi de cette façon burlesque ?

— Pour obéir à ton désir. Tu craignais que je ne fusse compromise, alors je me suis abritée sous le seul moyen à ma portée. Je m’appelle Maria Lespir.

Je racontai notre rencontre par le menu.

— Quelle comédie ! gémit ma mère.

Je ne relevai pas cette exclamation. Mon attention se concentrait sur le jour qui baissait. La brume ne s’était pas dissipée et le crépuscule s’emparait du paysage. Or, j’aurais voulu me promener.

Maman me dit :

— Je suis très mécontente que tu t’exposes à des aventures aussi ridicules. Que diront ces personnes lorsqu’elles connaîtront ta personnalité ?

— Je ne leur cacherai pas la vérité ; je leur avouerai que tu as eu peur de mes excentricités. Et puis, ajoutai-je, leur opinion doit t’être indifférente.

Ma mère ne répondit pas. Elle s’était enfoncée dans un fauteuil et regardait l’âtre où flambait une bûche.

Je criai :

— Cette flamme est mon image. Elle va où elle veut !

— C’est-à-dire, protesta vivement maman, que ta volonté n’exerce aucun effort pour se retenir. Ton imagination vagabonde, comme ta personne, au gré de ses caprices.

Ces paroles de ma mère me frappèrent vivement. Suis-je donc le jouet d’une force supérieure ? Je ne le crois pas. Ma volonté sait se contraindre quand il le faut. Je protestai :

— Pour tout, excepté pour cet amour qui vient d’éclore dans mon cœur, je suis forte. Mon libre arbitre s’affaiblit dès que je pense à lui.

— Tu es folle ! cria ma mère.

— Alors, tu sais qu’il n’y a pas de guérison.

Maman me regarda, non sans terreur.

— Tu es folle ! répéta-t-elle avec éclat. Il y a quelques jours, tu aimais M. de Nadière, et aujourd’hui, c’est M. Descré. Tes sentiments n’ont aucune consistance.

— Je ne puis t’expliquer, maman, répondis-je posément, pourquoi j’étais poussée vers M. de Nadière ; je suppose que c’était uniquement parce que Jeanne de Jilique avait dû le faire souffrir. Je m’apitoyais sur ses souffrances.

— Supposées ! railla maman.

— Si tu le veux. Mais, aujourd’hui, j’ai vu M. Descré, et c’est sa personne que j’aime, sa personne à travers laquelle transparaît son âme haute, une âme blessée qui a besoin de réconfort. Maman ! Maman ! Tu m’as donné un cœur chaud. Est-ce ma faute s’il s’incline vers ceux qui souffrent ?

— Oh ! articula maman d’une voix où roulaient des sanglots, si je pouvais croire « encore » à ton cœur compatissant ! Mais j’ai la vision d’une cruauté, et ma vie n’est plus qu’un martyre.

À ce moment, on annonça M. le curé. Ma mère reprit un visage moins affligé et j’allai au-devant de notre pasteur.

Il comprit, avec sa fine divination des âmes, que le sujet de notre entretien était brûlant, mais il n’y fit aucune allusion.

Il prit le siège que je lui offris, étendit ses mains devant la flamme et commença :

— Je viens vous solliciter pour une œuvre charitable. Une pauvre femme est malade, sans un sou vaillant. Est-ce que ma petite Marane pourrait s’en occuper ?

— De tout mon cœur ! affirmai-je impétueusement.

— Ah ! je la reconnais bien là, dit aimablement M. le curé.

— Cependant, répliquai-je, maman ne croit plus à mon cœur.

— C’est vrai ? s’exclama-t-il en riant.

Ma mère retrouva subitement son visage contracté ; notre visiteur le remarqua, mais ne dit rien.

Alors maman s’écria :

— Marane est incompréhensible ! Je ne sais si elle est bonne ou mauvaise, mais elle ne suit que son instinct.

— Oh ! oh ! c’est grave, interrompit M. le curé.

— Tout cela, ripostai-je à mon tour, parce que j’aime M. Descré.

M. Descré ? interrogea notre pasteur, abasourdi.

Maman était devenue rouge. Elle me dit sévèrement :

— Tu aurais mieux fait de te taire.

— Et pourquoi ? M. le curé connaît toutes les faiblesses. Je puis lui avouer la mienne.

— Qui est M. Descré ?

— Un voisin charmant, plaçai-je vivement, un homme intelligent et triste. Je l’ai aimé tout de suite, sans lui avoir parlé. Et si vous l’aviez vu, Monsieur le curé, vous auriez eu les mêmes sentiments que moi à son égard.

— Vous jugez, Monsieur le curé, du déséquilibre de ma fille ! s’écria maman.

— Ma petite Marane, j’aurais besoin de vous voir un peu longuement. Ce soir, je n’ai pas le temps de causer avec vous.

— Oh ! oui, confessez-la, murmura maman, elle en a grand besoin.

Le bon prêtre me regarda.

Tranquillement, je lui dis :

— Ce sera pour beaucoup plus tard, Monsieur le curé ; je ne veux pas du tout me confesser en ce moment.

J’entendis un cri terrible. C’était maman qui l’avait poussé. Elle bégaya d’une voix saccadée :

— Vous voyez… vous comprenez… elle a un secret horrible qu’elle nous cache.

Épouvanté, le pasteur murmura :

— Sauvez-la, Seigneur !

Je les contemplais tous deux avec un désespoir muet.