Éditions des « Bonnes Soirées » (p. 66-79).

VI


Quand je revis Jean-Marie, le lendemain, je m’écriai :

— Est-ce que mon chant t’a plu ?

— Comment en serait-il autrement ?

Cette réponse me ravit. Sa mère abandonna pour un moment son sourire que je n’aimais pas et me dit :

— Je pleurais en vous écoutant.

Ce compliment m’amusa. Je me sentis plus gaie, plus enfant que jamais, et je trouvai tout naturel d’entendre la fermière nous conseiller :

— Allez donc vous promener tous les deux.

Jean-Marie regarda sa mère, mais je ne compris pas le reproche qu’exprimaient ses yeux.

Nous sortîmes.

— Si nous allions sur la côte ?

— Il y a beaucoup de vent.

— Tu as peur du vent, aujourd’hui ?

— Oh ! non ; mais vous pourriez être emportée.

— Ne crains rien pour moi.

J’étais entre Rasco et Sidra, et ils me protégeaient contre tout danger. Nous courûmes comme de jeunes poulains. Ah ! que j’étais joyeuse !

Je ne pensais nullement qu’une jeune fille devait s’occuper sagement près de sa mère. Je me sentais une fillette. De temps à autre seulement j’éprouvais un grand regret en me souvenant de l’amie que j’avais perdue. Il me semblait que j’avais été vieille et que c’était passé.

La mer se découvrit à nos yeux. Elle était moutonneuse.

— Il y aura de la tempête, annonça Jean-Marie.

— C’est l’époque, répondis-je avec insouciance.

Le spectacle m’empoigna encore une fois. Tout mon être vibra devant cette immensité. Je m’élevai au-dessus de toutes les contingences. Mon âme éprouvait des besoins de dévouement. J’aurais voulu sauver une vie, m’associer à une bonne œuvre.

Je regardai Jean-Marie. Il paraissait préoccupé.

— Asseyons-nous, dis-je.

Il resta debout.

— Pourquoi ne t’assieds-tu pas ?

— La roche est trop étroite.

— Tu n’es pas si gros, raillai-je.

Je m’écartai davantage pour qu’il eût une place. Il osait à peine la prendre.

— Tu vois comme c’est beau ! Regarde l’horizon. Ne sens-tu pas tes forces se décupler ? Moi, il me semble que cela m’insuffle de la bonté. Je voudrais secourir tous les misérables. Ah ! je me sens l’égale des plus grands comme des plus humbles. Il n’existe plus de barrières ; il n’y a plus qu’un père, Dieu, de qui nous sommes les enfants.

Jean-Marie me contemplait. Il était pâle dans le jour gris. Il se leva brusquement.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Rien ! articula-t-il.

Il fit quelques pas, puis se rassit près de moi.

— Ah ! Jean-Marie, tu es bien gentil de vouloir être mon ami.

Alors Jean-Marie s’inclina vers moi et me prit la main. Son regard me brûla et la moiteur de ses doigts me causa une horreur sans nom.

Je me dressai d’un tel bond que mes chiens sautèrent comme des catapultes. Puis, dans mon indignation, je lançai une gifle terrible à Jean-Marie.

Sans m’arrêter à son visage terrifié, violacé, je m’enfuis en courant.

Mon sang bouillonnait. Ma fierté se révoltait. Comment avait-il osé ? Que pensait-il donc de moi ? Soudain, toute la distance qui existait entre lui et moi surgit à mes yeux. Comment avais-je pu croire que ce garçon pouvait devenir mon ami, alors que j’étais si choquée parfois par un son de voix, par une expression vulgaire ?

Ce que j’aimais dans la nature, c’est que, chez elle, rien n’était faux. Tout y était harmonie. Il fallait que mon cœur fût bien assoiffé d’amitié pour avoir commis cette erreur.

Certainement, il avait voulu m’embrasser. Maman m’avait cependant mise en garde, mais à quoi sert l’expérience des aînés en face d’une nature indépendante ?

Je courus vers elle comme vers un abri. J’avais le projet de ne pas lui avouer ma honte, car je me figurais que c’en était une ; mais elle remarqua tout de suite mon état d’excitation. Je tournais comme un toton dans sa chambre,

— Que t’arrive-t-il ?

— Rien.

— C’est impossible ! Tu sembles hors de toi.

Je me regardai dans une glace. J’étais rouge, avec des yeux brillants. Ma mère s’inquiéta, et, avec un tremblement dans la voix, elle dit :

— Je t’en prie, avoue-moi la vérité. J’ai si peur, quand je te sais seule dehors. Je te le défends tellement ; mais si je t’enfermais, je sais que tu sauterais par la fenêtre !

— Il ne m’est rien arrivé de grave, mais les garçons sont des êtres surprenants.

Je m’arrêtai. Les doigts de Jean-Marie me semblaient incrustés sur mon poignet. Je secouai ma main.

— Je hais Jean-Marie ! hurlai-je en prenant un vase sur une commode et en le jetant par terre.

— Au nom du ciel, parle !

— Il… m’a serré le poignet avec un tel regard que j’ai cru qu’il allait m’embrasser.

Je tombai à genoux devant maman, et j’enfouis ma tête contre son épaule.

— C’est tout ? questionna-t-elle dans un cri d’épouvante.

Je me remis debout et je jetai, avec une hauteur inimaginable :

— N’est-ce pas assez ?

Ma mère se renversa sur le dossier de son fauteuil et soupira fortement. Puis elle murmura :

— Ma chère petite fille !

Je vis combien elle m’aimait ; cependant, je trouvais son émotion en disproportion avec cette aventure. Maintenant que je l’avais confessée, je me traitais de sotte. Mais ma fierté se trouvait offensée et aussi un sentiment, né soudainement et qui m’avertissait que Jean-Marie avait enfreint certaines limites.

Un instinct nouveau surgissait en moi. Son regard m’avait paru tellement étrange ! J’attendais de mon compagnon de la déférence, du respect, du dévouement, mais non de ces démonstrations.

— Tu sais, dis-je à maman, je n’ai pas pu m’empêcher de gifler cet abominable garçon.

— Gifler ! répéta maman. Si tu m’avais écoutée, tu n’en serais pas arrivée là. Sans doute as-tu provoqué cette familiarité.

— Oh ! non ; j’étais simple comme toujours. J’ai été atterrée qu’il en use ainsi avec moi. Ma gifle a été retentissante et je me suis sauvée.

Maman souriait maintenant.

— Je déteste Jean-Marie ! Jamais plus je ne lui parlerai. Je suis déshonorée ! Moi, une demoiselle de Caye, presque embrassée par un domestique !

Ma mère tenait sa tête entre ses mains.

— Ne sois pas si exaltée, murmura-t-elle enfin, et que cette histoire te serve de leçon.

Quelques jours passèrent, durant lesquels je ne sortis pas de la propriété. J’allais dans le parc, je courais avec mes chiens, je rentrais, je ressortais. Je lus un roman. Je le jugeai triste. Les fiancés ne savaient pas s’ils s’aimaient, et cela me parut invraisemblable. Il me semblait que, du moment que l’on désirait se marier, on devait savoir à quoi s’en tenir sur ce chapitre.

Pour la première fois, je réfléchis à l’idée de mariage.

Un jour, je demandai à maman :

— Me marierai-je ?

Comme de coutume, elle m’examina non sans un certain étonnement. Puis elle leva les mains et répliqua :

— Que puis-je savoir !

— Mais une mère doit savoir cela ! ripostai-je impatientée. Où trouverai-je un mari ?

— Tu me poses des questions auxquelles je ne puis répondre ; le destin, la Providence arrangeront les choses.

— Alors, il faut attendre ?

— Naturellement. Personne ne vient nous voir maintenant, et tu as tellement mal agi avec nos cousines qu’elles ne pourront plus être de quelque secours.

— Je suppose que tu ne comptais pas sur elles ! m’écriai-je suffoquée. Elles sont trois qui veulent se marier, et elles ne me céderont pas un de leurs soupirants. Et puis, pour le moment, je ne tiens nullement à me fiancer, non.

— Tant mieux !

— Mais quand je le voudrai, il faudra que mon mari me plaise. Je tiens à le trouver moi-même.

— Ma pauvre petite ! soupira maman.

— Je ne suis ni pauvre, ni petite, dis-je en me redressant.

Je quittai maman pour courir dans le parc.

J’abandonnai rapidement mes idées de mariage. Cette époque me paraissait lointaine, et elle ne retenait pas mon esprit.

Ce jour-là, je rencontrai la mère de Jean-Marie.

Il y avait une quinzaine de jours que s’était passé l’incident qui me le faisait détester.

Quand elle m’aperçut, la fermière Cordenec eut d’abord un léger recul, puis elle se rapprocha de moi.

— Bonjour, Mamzelle. Vous n’avez pas été malade ?

— Pas du tout.

— C’est que…

— On ne me voit plus chez vous ? terminai-je avec un accent dédaigneux.

— Oui, c’est cela, et mon Jean-Marie est bien désolé. Vous lui aviez dit que vous étiez son amie. Alors, n’est-ce pas, il le croyait, le cher petit.

Je ne sais pourquoi le ton de la fermière sonna quelque peu menaçant à mon oreille.

Je ne pus me retenir de lui répondre vivement :

— Votre Jean-Marie n’a pas été correct avec moi.

Elle devint pâle et rapidement me demanda :

— Oh ! que s’est-il passé, Mamzelle ?

— Il voulait m’embrasser ! criai-je en la regardant au fond des yeux.

Je croyais que cette femme allait s’indigner contre son fils, mais elle sourit et dit :

— Et c’est pour cela que Mamzelle ne vient plus nous voir ? Il faut excuser Jean-Marie. Mamzelle sait combien il l’aime, et mon pauvre petit n’a pas su résister à montrer son affection à Mamzelle.

Ces mots ne me touchèrent pas. L’attitude de la fermière ne me convenait pas. Il me vint tout à coup qu’elle pouvait être une ennemie.

Je répliquai non sans fermeté :

— J’estime que Jean-Marie a mal agi. Je ne suis pas une personne avec qui l’on peut se permettre de telles familiarités.

— Mais n’avez-vous pas répété qu’il était votre « ami » ?

Je fus quelque peu gênée, mais le courroux que m’avait laissé cette affaire me porta à répondre :

— Ce n’était pas une raison pour me manquer de respect, au contraire.

La fermière me contempla d’une façon perplexe. Puis elle reprit avec une nouvelle insistance :

— Vous avez dit pourtant que mon Jean-Marie était mieux que beaucoup de châtelains.

Cette phrase ne m’éclaira pas.

— Oui, je l’ai cru, mais il s’est conduit d’une façon vulgaire.

— Oh ! vulgaire ! se récria la fermière, blessée. Alors, vous ne viendrez plus ?

— Non.

Et je tournai les talons.

Je fus heureuse ce jour-là. Il me semblait que j’avais accompli une prouesse. Je fis une promenade exquise. J’escaladai des rochers, mais, malheureusement, la nuit survint vite et je fus forcée de rentrer.

Jeannic me demanda :

— Mamzelle ne travaillera donc jamais à des ouvrages de dames ? Il y a des pauvres à habiller…

— Ma pauvre Jeannie, tu ne sais donc pas que les pauvres ont trop de vêtements ? Toutes les dames des châteaux travaillent pour eux.

Je laissai la vieille bonne avec un haussement d’épaules de pitié. Ces choses m’étaient indifférentes.

le lendemain, alors que je ne m’y attendais pas, je me trouvai en face de Jean-Marie. Il avait une attitude empruntée. Je jugeai tout de suite qu’il était honteux. Cependant, il s’avança franchement vers moi.

Il murmura presque bas :

— Pardon, Mademoiselle.

— Tu voulais m’embrasser ? lui dis-je sévèrement.

Il baissa la tête sans me répondre. Je le questionnai :

— Était-ce pour me montrer ton affection ?

Il resta un moment silencieux, puis, à ma grande surprise, il remua la tête négativement en disant :

— Non.

Je criai :

— Alors, pourquoi ? Tu voulais flirter ?

— Flirter, qu’est-ce que cela veut dire ?

— C’est embrasser quelqu’un qu’on ne veut pas épouser. J’étalais ma science neuve.

— Je ne voulais pas flirter, Mam’zelle, mais je ne demandais pas mieux que de me marier avec vous, pour obéir à maman qui me le répétait tous les jours depuis que vous avez dit que je serais un ami.

L’indignation et l’horreur me rendirent d’abord muette. Alors que je croyais avoir été bonne et humble, j’entendais cet aveu, ce plan, cette fourberie. Au lieu de dévouement, j’avais fait germer une ambition démesurée. Le sourire ambigu de la fermière recélait ce projet ! Mlle de Caye deviendrait la femme de son domestique ! Quelle machination !

Je vociférai hors de moi :

— Tu es fou ! Ta mère a une audace incroyable, et je vais vous faire renvoyer tous.

Jean-Marie devint tout pâle et il me supplia :

— Oh ! vous ne ferez pas cela, Mam’zelle.

— Je le ferai ! Je t’élève au rang d’ami, de page en quelque sorte, et tu voulais te contraindre à m’embrasser pour que je devienne ta femme ! Tu voulais me compromettre ? Tu n’es qu’un misérable, et si j’étais une princesse du Moyen âge, je te ferais rouer de coups.

J’agitais ma cravache. Ma main avait du mal à ne pas se lever sur Jean-Marie.

Il me dit, en me regardant bien en face :

— Vous pouvez me frapper encore, Mademoiselle, je le mérite, pour ne pas m’être révolté contre les ordres de maman.

Cette humilité me désarçonna. Je ne sentis plus de colère. Je réfléchis qu’il n’avait fait qu’obéir aux suggestions de sa mère.

— Et tu as cru que les choses se passeraient telles que ta mère les rêvait ?

Il répondit :

— Ce n’est pas tant maman, que…

Il s’arrêta subitement :

— Allons, achève ta phrase !

— Que… M. Chanteux…

Il tremblait en proférant ce nom.

— Chanteux ? dis-je, étonnée, que vient-il faire dans cette circonstance ?

— Je ne le comprends pas. Je sais, qu’un jour, j’ai entendu Chanteux dire à mes parents : « Ce serait on ne peut mieux que cette petite sauvage en vienne à épouser Jean-Marie. On a vu de ces mariages, vous serez de grands fermiers, et vous n’aurez plus à vous inquiéter de rien pour vos vieux jours ». Alors, maman m’a pressé de me montrer aimable envers vous.

— Abomination ! criai-je.

Un voile se déchirait devant mes yeux. Je savais que le régisseur était un homme dangereux, mais je ne m’imaginais pas qu’il irait jusque-là ! Il découvrait son jeu. Les Cordenec étaient ses créatures, et il les appâtait pour apporter la ruine dans notre famille. Sa conduite envers Évariste, son indulgence familière quand j’avais eu la sottise de vouloir faire de Jean-Marie un ami, tout s’éclairait pour moi : Chanteux était notre ennemi.

Quand mon indignation fut un peu atténuée, je demandai à Jean-Marie :

— Il faisait boire mon frère, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, dit le jeune garçon dans un souffle.

— Il voulait ruiner sa santé pour être le seul maître dans le domaine ? c’est bien cela ?

Un signe de tête affirmatif fut la réponse.

Je voulus partir. La rage m’aveuglait. Jean-Marie me retint :

— Vous m’avez pardonné, Mademoiselle ?

— Oui, mon petit, répondis-je avec un air de princesse.

— Merci ! Surtout ne révélez pas ce que je vous ai confié, pour vous rendre service et me faire pardonner. Il pourrait m’en cuire. Chanteux est méchant.

Je le tranquillisai.

Au long du retour, si j’avais écouté ma colère, j’aurais écrasé Chanteux. Je me sentais une âme cruelle, sans effroi de quoi que ce fût.

Je bondis chez maman.

Comme de coutume, elle était dans sa chambre. Mon irruption sans ménagements la fit sursauter et elle me le reprocha doucement.

— Ne sois donc pas si brusque, on dirait toujours que tu descends du plafond.

Je ne prêtai nulle attention à ces paroles, et je clamai :

— Il se passe des indignités autour de nous !

— Qu’y a-t-il encore ? balbutia ma mère devenue blême.

— Ne t’évanouis pas, maman, il vaut mieux prendre des décisions fermes.

— Mon Dieu ! Avec toi, tout devient tumulte.

— Bénis-moi, parce que ce tumulte devient clarté. Jean-Marie a racheté sa familiarité par des aveux. Il a été poussé par Chanteux, qui est un chenapan.

— Ne crie pas si fort !

— Tout le monde peut l’entendre, bien qu’il faille encore garder cette vérité secrète.

Maman alla vérifier si les corridors étaient déserts, puis je lui racontai mon entretien avec le jeune homme. Elle tremblait d’épouvante, et cependant elle me conjura de ne laisser entrevoir à personne ce que je savais. Je constatai sa frayeur et je ne pouvais comprendre qu’elle ne renvoyât pas Chanteux immédiatement.

— Tu entends bien, n’est-ce pas, maman ? Il a voulu amoindrir Évariste en lui jetant quelque chose dans sa boisson pour l’altérer davantage. Et quand il a su, par la fermière, mon amitié pour Jean-Marie, il a tout de suite pensé que cela pourrait servir ses diaboliques projets.

Ma mère gémissait et disait de temps à autre :

— Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Tu vas renvoyer le régisseur ?

— Ce n’est pas possible. Son contrat n’est pas terminé. Il faudrait lui donner un dédommagement.

— Devant de telles preuves, dis-je ingénument, un contrat peut se résilier !

— Des preuves ! répéta maman, elles ne sont pas valables. Ma pauvre petite, il faut que nous ayons encore un peu de patience. Évariste est sauvé, c’est là l’essentiel.

Je trépignais. La patience que me conseillait ma mère me paraissait une lâcheté… Cependant, ses raisons étaient justes.

Je regrettais que Chanteux ne dépendît pas de moi ! Je partis pour semer ma colère dans la pluie qui ruisselait. Le temps ne s’améliorait pas. Ce n’était que brume ou averses, ce qui me désolait, parce que j’aimais voir le soleil se coucher. Ma grande joie était de contempler la dernière touche lumineuse caresser l’horizon. Je prenais un plaisir d’artiste à en analyser les teintes variées.

Tout était d’ordinaire prétexte à m’intéresser, même la pluie, jusqu’à un certain degré. Mais, cet après-midi là, mes pensées furent sans contrainte, et ma fureur sans limites. Je faisais siffler ma cravache avec une telle force que mes chiens eux-mêmes avaient l’air de se demander quel génie m’animait.

Pour comble de torture, je rencontrai Chanteux.

Il me salua, et son sourire faux me parut goguenard.

— Toujours sur les chemins, Mademoiselle Marane ?

— À votre exemple, Monsieur Chanteux !

— Oh ! Oh ! mes courses sont nécessaires et fort utiles.

— Je fais quelques découvertes, moi aussi, ne vous en déplaise.

Le régisseur me regarda. J’eus l’énergie de sourire.

— Ah ! Et quelles sont ces découvertes ? questionna-t-il avec impertinence.

— C’est mon secret.

Il railla :

— Vous avez découvert sans doute que le flirt était agréable, même avec un domestique de ferme !

Il rit de façon tellement insolente que je n’y pus tenir. Je levai ma cravache.

Il me retint le bras. Mes chiens bondirent. Je n’eus que le temps de crier :

— Rasco ! Sidra !

Ils revinrent près de moi, alors que Chanteux s’éloignait de quelques pas.

— Vous ne pensez pas à ce que vous faites, Mademoiselle !

— Je pense surtout que vous m’insultez, Monsieur !

— Ce n’était pas une insulte, mais quand on a un ami, on peut apprendre que l’amitié ne va pas sans quelques démonstrations.

Que son ton était méchant et ses insinuations horribles ! Cet homme voulait nous rabaisser par tous les moyens et il profitait de mon innocence. Il se sentait si sûr de lui ! Ne tenait-il pas dans ses mains toute la destinée des de Caye ?

Je criai dans ma franchise :

— Jean-Marie a voulu se montrer familier avec moi, poussé par vous ! mais je l’ai giflé ! Une jeune fille comme moi ne se laisse pas manquer de respect par un valet !

Son teint jaunâtre verdit. Il se mordit les lèvres, mais il riposta cruellement :

— Vous vous êtes tout de même compromise ! Ce sera dur de vous marier.

Je tressaillis. L’avenir me parut sinistre.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? criai-je.

— Je tiens au renom de votre maison.

— En enivrant mon frère ?

Ses yeux devinrent terribles.

— Vous me payerez vos insultes ! vociféra-t-il.

— Vous avez commencé…

— Vous serez tous pris dans l’engrenage, de gré ou de force.

Sa fureur se lisait sur ses traits. Il cria :

— Ce que je veux, je le veux bien !

— Moi aussi ! répliquai-je.

Nos regards devenaient aigus comme des épées.

Soudain, les manières de Chanteux changèrent ; elle devinrent cauteleuses. Il reprit :

— Nous montrons le même caractère… nous nous emballons sur des riens.

Le même caractère ! Seigneur Dieu ! Je retins ma langue pour ne pas augmenter le nombre de mes insolences. Je me souvins que maman m’avait conjurée d’être patiente. Je me forçai à sourire pour abuser le régisseur et je répondis :

— C’est possible…

— Faisons donc la paix, conclut-il.

Il me tendit la main, mais pour ne pas la prendre, je lui désignai les chiens :

— Ils croiraient que vous m’attaquez…

Il rit gauchement et me conseilla :

— Réconciliez-vous aussi avec Jean-Marie. Il a de la peine, depuis que vous le tenez à distance. Il a dédaigné les compagnons de son âge, depuis qu’il était promu ami de la châtelaine.

— C’est entendu… acquiesçai-je en me sauvant.

Je ne pouvais plus contraindre ma rage. Je me reprochais ma lâcheté. J’aurais dû, de ma cravache, zébrer le visage de cet homme.

Je courus dans le crépuscule. Je n’avais peur ni de la nuit, ni des ombres, ni du vent qui s’était levé et qui sifflait, ni de la mer qui paraissait courir dans mon dos, ainsi qu’un cheval ayant le mors aux dents.

Je ne pensais qu’à une chose : broyer Chanteux sous mes talons, le réduire à notre merci !

Je rentrai comme une folle. J’étais échevelée, ruisselante de pluie, les pieds boueux. Ma respiration était oppressée et, quand je pénétrai dans la chambre de maman qui priait, agenouillée sur son prie-Dieu, je criai :

— Qui nous délivrera de Chanteux ?

— Encore !

— Toujours ! Il a osé insinuer que je m’étais compromise avec Jean-Marie, et que je ne pourrais plus me marier !

— Ah ! sanglota maman, je t’avais priée de ne pas aller chez ces Cordenec. Les enfants sans père ne devraient jamais quitter leur mère.

Le ton de maman était désespéré.

— Mère chérie ! m’écriai-je, ne te désole pas ! J’essaierai d’être comme tu le désires. Il viendra un temps où je me plairai davantage à la maison.

— Tu es si fantasque, tu dédaignes mes avis, et vois ce qui t’arrive.

J’aurais voulu pleurer, mais je ne le pouvais pas.

— Si Chanteux n’était pas si méchant, dis-je, il ne nous arriverait rien. À ta place, je n’hésiterais pas à me débarrasser de lui.

— C’est impossible !

— Nous pourrions gérer le domaine.

— Ce serait complet. Je ne connais rien aux chiffres, rien aux placements, rien aux achats, non plus qu’aux ventes. Il faut un homme rompu au métier pour maintenir cette affaire…

— Eh bien ! mets le domaine en vente, et nous irons en ville, où nous n’aurons plus besoin de Chanteux.

Je proposais ce moyen avec un déchirement au cœur. J’aimais tant le manoir.

— Vendre, répliqua maman, il y a longtemps que cette idée m’est venue, mais Chanteux prétend que ce serait à perte pour le moment. Il faut attendre, toujours attendre.

Ma mère avait fait un effort violent, et elle retomba épuisée sur la chaise-longue où elle s’était assise.

Nous étions exaspérées toutes les deux. Je devinais que maman était lasse de cette attente qu’elle subissait depuis des années.

Je lançai :

— Eh bien ! je me marierai de bonne heure avec un homme qui saura gérer ce domaine. Je suppose qu’il trouvera des motifs pour jeter ce Chanteux à la rue.

— Ah ! te marier convenablement serait le salut, mais d’où surgira ce gendre ?

Je demeurai perplexe. L’idée était simple, mais son exécution compliquée.

Les paroles de Chanteux résonnaient encore à mes oreilles : vous vous êtes compromise.

Le rouge me montait au front. Un mari voudrait-il de moi ?