Éditions des « Bonnes Soirées » (p. 7-22).

I


Un soir que je revenais en retard, maman me reçut avec des reproches.

Mes façons étaient désinvoltes, mais sans arrière-pensée. Je me débarrassai vivement de mon manteau et de mon béret, tandis que maman songeait, penchée sur son assiette.

Il y avait huit ans que nous avions perdu mon père. Nous étions sans famille proche. J’avais un frère, Évariste.

Papa avait toujours été sombre de caractère, mais, trop jeune, je ne m’en apercevais pas. Il paraît que sa mélancolie s’était accentuée avec l’âge et, quand il eut hérité d’un parent le manoir en Bretagne, il envisagea d’y vivre. Ce fut même pour lui une joyeuse perspective. Il n’aimait plus le monde et il pensait que sa compagne était comme lui.

Maman ne s’était pas rebellée. Je crois qu’elle comptait sur un revirement de papa ou tout au moins sur un imprévu qui l’arracherait à une vie dont elle s’épouvantait.

L’imprévu était survenu : la mort de mon père. J’avais huit ans ; Évariste, dix.

Notre domaine était géré par un régisseur aux paroles doucereuses, aux yeux mobiles et fureteurs. Il ne parlait jamais haut, mais son regard magnétique enfonçait ses dards aigus dans ceux de son interlocuteur.

Je trouvais qu’il ressemblait à un émouchet cherchant sa victime.

Mon père avait placé tout son capital dans ce domaine et y avait organisé des plantations à productions échelonnées. Le régisseur affirmait que nous aurions de solides revenus à quelques années de là, mais, en attendant, il ne donnait que le strict nécessaire.

La timidité, une grande mésentente des affaires, une passivité qui la laissait toujours avec un espoir, ne permettaient pas à maman de lutter contre cet homme. Son âme, ennemie du trouble, lui enlevait toute possibilité d’affronter le combat.

Nous patientions. Le manoir était confortable parce que M. Amédée Chanteux y veillait. Si nous n’avions qu’un argent parcimonieux, il ne négligeait aucune amélioration intérieure, de façon que les oiseaux puissent se plaire dans leur cage.

M. Chanteux avait fait de bonnes études et avait appris à être bien élevé, mais, parfois, son éducation première le trahissait.

Nous prenions des leçons avec un vieux précepteur très savant qui nous enseigna dans la perfection. Nous aimions l’étude, mais je préférais la nature. J’étais infatigable et je connaissais tous les alentours. Ce jour-là, j’avais prolongé ma course. Nous étions en automne et cette saison me ravissait.

Quand je m’assis à table, je m’écriai :

— C’est demain que rentre Évariste !

Mon frère devait passer quelques jours à la maison. Il habitait chez un ecclésiastique, à Rennes, où il suivait des cours pour l’École centrale.

Le vent d’automne secoua les girouettes. La mer mugit dans le lointain. Maman tressaillit et dit :

— Il y aura une tempête cette nuit.

— Tant mieux ! c’est si beau.

Je ne réfléchissais pas aux conséquences.

Ma mère me contempla.

Je savais que son désir eût été d’avoir une fille douce, sensible, avec un cœur timide comme le sien. Mais ce n’était pas mon genre.

J’avoue que je ne connaissais pas grand’chose de mon caractère, ne m’analysant jamais. Quant à mon physique, je ne m’en occupais guère. Je n’ignorais pas cependant que mes cheveux étaient blonds. Je les tressais en deux nattes épaisses.

— Évariste a de la chance d’être à Rennes !… Je voudrais bien habiter une ville pendant quelques jours… Oh ! pour voir ce que c’est… Je m’habituerais difficilement à y rester toujours.

Maman ne me répondit pas, plongée dans une rêverie.

Je quittai la table et repris mon béret et mon manteau. Je passai par la cuisine où étaient mes compagnons habituels.

— Rasco ! Sidra !

Les deux molosses bondirent.

La servante Jannit s’écria :

— Où va Mamzelle ?

— Me promener…

— Ma Doué ! ça ne finira pas bientôt ces caprices-là ?

— Les promenades du soir sont les plus belles.

Je sifflai mes chiens et je sortis. Dehors, mes bêtes, bien dressées, saisirent chacune une de mes nattes, et nous nous élançâmes dans le soir d’argent.

La lune était dégagée de ses nuages. La tempête avait fui. L’ombre, la lumière découpaient des figures fantastiques sur le sol. J’allais vers la falaise pour atteindre une plateforme que j’affectionnais.

— Ayaya ! ayara !

C’était mon cri de guerre. Mes chiens eurent un gémissement sans desserrer les dents, de crainte de laisser échapper leur trésor.

Entre eux, je galopais en riant. La mer grondait. On voyait, sous la clarté lunaire, l’écume de ses ondes. Mais je ne m’arrêtais pas. Je voulais d’abord parvenir à mon but. Je grimpai comme un écureuil en ordonnant : « Tenez bon ! »

Le passage que j’avais pris était abrupt, mais mon agilité ne s’effrayait de rien. J’arrivai sur le plateau. Le spectacle était toujours le même, mais splendide et je ne m’en rassasiais pas.

La grandeur s’unissait à la simplicité. Tout était silencieux, mais tout me parlait.

Mes deux chiens, assis sagement, semblaient dire : « Oui, on y est ! » Leur langue sortait de leurs mâchoires effrayantes.

J’étais seule dans la nuit bleue. Les vagues chantaient. Les oiseaux nocturnes rayaient le ciel. Je m’étendis sur la roche, face aux étoiles. Elles surgirent une à une. Je n’avais plus conscience ni du temps, ni du lieu. Fille de la nature, je m’incorporais à elle. Une musique mélodieuse résonnait à mes oreilles, et peut-être, si j’avais eu des compagnons, eussé-je été quand même seule à l’entendre.

Après quelques minutes de recueillement, je bondis sur mes pieds et je criai :

— Ayaya ! ayara !

Rasco et Sidra se dressèrent, empoignèrent de nouveau mes nattes et nous courûmes dans le clair de lune. Les ajoncs, les pierres, les ronces furent franchis comme des jeux. Nous étions légers comme le vent.

Je revins toujours courant et fus vite devant le manoir qui s’érigeait blanc dans la clarté bleuâtre. Soudain, une ombre se profila devant moi.

— Monsieur Chanteux !

— Oui, Mademoiselle. Vous n’avez pas peur de vous promener seule à des heures pareilles ?

C’était un blâme.

La lune sertissait le visage du régisseur, dont on devinait le poil dur rasé soigneusement. Le regard fuyant de ses yeux étroits se posait par touches rapides sur le groupe que nous formions, les chiens et moi.

Je répliquai :

— Je ne crains rien avec eux.

Je désignais mes deux gardiens. Ils comprirent et me regardèrent. Ils avaient lâché mes tresses et, sous leur air bénin, ils veillaient avec vigilance. Il n’eût pas fallu que l’homme allongeât le bras.

Avec un léger salut, je continuai ma marche vers la maison, tandis qu’il ne bougeait pas.

Je détestais cet homme. Je sentais un danger dans sa présence. Ses façons ironiques m’étaient insupportables. Je ne pouvais rien préciser, mais je me défiais. Cependant, je n’avais pas peur de lui.

J’escaladai le perron, puis j’allai frapper à la chambre de ma mère. Je l’embrassai avec affection et je regagnai ma chambre, séparée de la sienne par un vaste cabinet de toilette.

Le lendemain, je me réveillai de bonne humeur. Maman n’était plus dans sa chambre.

Je me dirigeai vers le bureau de mon père. Je m’arrêtai sur le seuil en percevant la voix de ma mère et celle de Chanteux.

Ils parlaient affaires, et, sans fausse honte, j’écoutai : les mots loyer, redevances, baux, sommes impossibles, revenaient dans l’entretien.

L’accent de Chanteux s’élevait de plus en plus autoritaire, tandis que celui de maman s’affaiblissait.

« Ma pauvre maman a peur », me dis-je, et je m’en allai.

Je partis pour une promenade. Je parcourus la garenne qui était au fond du parc. Des bécasses s’envolèrent, des lapins s’enfuirent devant moi, mais je ne les épouvantais pas, aimant les animaux.

Enfin, je rentrai au manoir. Chanteux en sortait seulement, et j’évoquai le supplice de maman.

Je cherchai ma mère, et la trouvai dans sa chambre. Elle était soucieuse :

— Sois gaie, maman ! dis-je pour la distraire… Évariste sera ici ce soir !

— Ah ! je n’ai plus beaucoup de courage… J’espérais que nous pourrions effectuer un petit déplacement… mais Chanteux a prétendu que c’était impossible. Il y a quatre têtes de bétail que l’on n’a pu vendre.

— Encore !… ce Chanteux est un homme de malheur !

— Oh ! tais-toi ! si on t’entendait !

— Cela m’est égal !

— Non, Marane, tais-toi… ce régisseur fait de son mieux… Ce n’est pas de sa faute si les murs s’écroulent et si la bergerie a eu une épidémie…

— Et si le cheval d’Évariste boite… ajoutai-je avec quelque ironie.

— Aussi ?… s’écria maman… Que va dire ton frère ?

— Il ne fera pas de colère, il est calme. C’est bon pour moi ces transports inélégants. Oh ! cet homme, si je pouvais le jeter à la porte. !

Ma mère tremblait.

— Pourquoi donc as-tu peur de lui ?

— Moi ? s’écria maman, tu es folle… Peur de lui ! je suis seulement désolée qu’Évariste n’ait pas son cheval et que nous ne puissions changer d’air.

Ma mère s’appuya au dossier de son fauteuil d’un air si las que la pitié m’entra dans le cœur.

Cependant, je dis avec force :

— Pas de faiblesse, maman. Quand je me marierai, nous sortirons d’ici… mon mari aura de l’énergie et je suis sûre que tout marchera à souhait.

Ces paroles ranimèrent maman. Elle releva le front et murmura :

— Tu serais un bon soutien, si tu étais moins sauvage, moins rude…

— Oh ! rude ! m’exclamai-je, je me sens un cœur de colombe… j’ai pitié des gens, des animaux et des choses…

— Comme tu t’abuses, ma pauvre chérie… Tu ressembles à un poulain, né en pleine brousse.

— Oh ! que je suis contente !

Je m’enfuis en riant. Le vent était vif et les feuilles tourbillonnaient en recouvrant la terre. Je m’amusais à les déplacer et elles crissaient sous mes pieds.

Rasco et Sidra furetaient et des oiseaux s’envolaient à notre passage.

Je voulais cuellir du houx. Je connaissais un endroit qui en était rempli. J’en fis une ample provision et comme les branches me piquaient, je priai un garde de les porter à la maison et je poursuivis ma promenade.

Dehors, le moindre brin d’herbe m’intéressait et quand j’étais rentrée, nul détail de l’intérieur ne parvenait à m’être agréable.

J’aurais dû vivre dans une roulotte et aller de pays en pays. Cependant, j’aurais eu de la peine à me détacher de la nature que j’avais sous les yeux.

La mer était une amie pour moi et la lande, mon champ de courses.

— Allo ! c’est moi.

— Bonjour, Mamzelle, me dit poliment la fermière.

Ses yeux obliques glissèrent de mon côté.

— Où est Jean-Marie ?

— Dans l’écurie.

— J’y vais.

La fermière me regarda avec un sourire indéfinissable, mais sans plus de façons, je m’en allai vers l’endroit indiqué, suivie des deux enfants et de mes chiens.

Je retrouvai mon camarade qui s’occupait à raccommoder un harnais.

— Bien le bonjour, Mamzelle.

Sa figure intelligente et fine me plaisait.

— Bonjour, Jean-Marie… Que fais-tu ? du neuf ?

— Mais oui, en rafistolant…

J’annonçai joyeusement :

— Évariste revient ce soir ! Nous ferons de bonnes parties de pêche… Tu y es allé, ces jours derniers ?

— Non, je vous attendais, puis, en semaine, je n’ai pas trop de temps… Mais, dimanche, si cela vous agrée…

— C’est entendu. Évariste sera ravi. J’effleurai vingt sujets, puis je repartis.

Je dansais en marchant, l’esprit clair. Mon visage devait être gai à voir, parce qu’il me semblait que mes idées étaient comme des étincelles qui l’illuminaient. J’étais tout entière à mes pensées, enchantée par mon imagination. Je voyais des pays, je créais des aventures. Je m’évadais de la fantaisie déjà grande de mon cercle habituel, pour planer plus haut, plus loin, hors du chaos de mes multiples sensations.

Je retrouvai maman :

— D’où viens-tu, Marane ?

Pleine de rêve encore, je répondis :

— Ma foi, je n’en sais rien… Je volais au-dessus de la terre entière. Tout le monde était heureux et riait. Pas un seul être méchant… pas de méfiance, pas de mesquinerie, nulle envie ! Ah ! quels aperçus magnifiques !

Maman me regardait, décontenancée. Elle devinait bien que c’était l’éclosion de ma jeunesse qui cherchait à se frayer un chemin, mais elle voulut tempérer mes élans et elle murmura :

— Si tu consentais seulement à faire un peu de tapisserie près de moi…

— Oh ! que j’en serais vite excédée ! ripostai-je en levant les bras comme si je secouais aiguille et laine.

Je voulus m’élancer dehors, mais je me heurtai à Jannik qui demanda à ma mère si elle pouvait recevoir le régisseur.

Je reculai et j’allai dans la pièce à côté, où il y avait une autre sortie. Je ne voulais pas voir cet homme. Puis, je me ravisai et je restai dans le petit salon afin d’écouter la conversation de Chanteux. Je me disais surtout que, le cas échéant, je prêterais aide à maman.

— Madame la comtesse, prononça notre régisseur, je me permets de vous déranger.

— Mais nullement, Monsieur Chanteux… Voulez-vous vous asseoir. De quoi s’agit-il ?

La voix de ma mère trahissait de l’inquiétude.

— Mon Dieu, Madame, reprit Chanteux, j’ai à vous parler d’une chose fort délicate.

— Qu’y a-t-il ?

J’eus un moment d’angoisse, moi aussi. Qu’allait donc encore révéler notre régisseur ? Une ferme démolie ? Un troupeau décimé ?

— Voici, Madame la comtesse… Je ne vous apprendrai rien en vous apprenant que Mlle Marane est des plus indépendantes…

Ouais ! De quoi se mêlait Chanteux !

J’écoutai plus avidement, me félicitant d’avoir succombé à ce péché de curiosité.

Maman répondit en se mordant les lèvres :

— Je ne peux guère le nier.

— Or, Madame, il faut absolument enrayer ces penchants, ces originalités qui donnent à jaser et qui terniraient la réputation de Mlle de Caye. Moi, j’entends les uns et les autres. Puis, comme Madame n’a pas beaucoup d’argent liquide, il faut à mademoiselle un renom intact pour remplacer une grosse dot.

Oh ! comme j’aurais battu Chanteux !

Ma mère murmura :

— Vous avez raison.

— Voici ce que j’ai l’honneur de proposer à Madame la comtesse, poursuivit Chanteux après s’être arrêté quelques secondes. Il existe dans la campagne, à vingt kilomètres d’ici, une pension pour jeunes filles du monde. C’est plutôt une maison de repos où ces demoiselles, fatiguées par leurs études, les sports ou les mondanités, viennent passer quelques semaines. Il me semble que si Mlle Marane y faisait un séjour, elle se trouverait bien de connaître quelques compagnes de son âge, et ainsi seraient supprimées les promenades au clair de lune.

Ah ! si j’avais été à la place de maman, j’aurais crié : « Sortez ! » Mais elle était terrifiée par ce que cet homme osait. Elle devinait confusément sa force, née de quelque calcul obscur, et elle ne voulait pas faire de scandale.

Elle se contenta de balbutier :

— Je réfléchirai. Vous avez une excellente idée.

— Il ne faut pas réfléchir très longuement, Madame, et marier mademoiselle dès ses dix-huit ans. Je connais un châtelain dans les environs, mais il est fort pointilleux sous le rapport réputation. Je sais que le nom de Mlle de Caye lui conviendrait parce qu’il tient plus à la famille qu’à la fortune, mais il faut être prudent.

Ce ton de conseilleur et cette leçon à ma pauvre petite maman ! J’étais outrée. Elle ne répondait pas et je jugeais qu’elle devait boire le calice jusqu’à la lie.

Chanteux en profita pour reprendre :

— Je crois qu’il serait préférable de ne pas laisser Mlle Marane trop longtemps en compagnie de M. Évariste. Il revient de la ville et il aura sans doute des idées de liberté qui ne feront qu’émanciper davantage mademoiselle votre fille.

Je suffoquais.

— Oh ! se récria tout de même maman, jamais ma fille ne consentira à partir tant que son frère sera ici !

Il y eut un silence et le régisseur dit :

— Croyez-moi, Madame, je parle dans votre intérêt ; le monde est stupide et je ne veux pas que vous ayez le chagrin de voir l’avenir de Mlle Marane compromis par des inconséquences d’enfant.

Que Chanteux paraissait loyal !

Ma mère répondit d’une façon plus dégagée :

— Votre façon d’envisager les choses est juste. La mauvaise saison, d’ailleurs, n’est pas amusante pour une jeune fille dans nos pays.

— Et Mlle Marane sera sans doute fort aise de changer d’air et de milieu.

Je n’éprouvais nul contentement. J’étais très vexée que l’on parlât de moi de cette façon et que l’on arrangeât ce qui me concernait sans me consulter.

Chanteux s’en alla. Je sortis aussi pour calmer mes nerfs surexcités. Je restai une demi-heure dehors, décidée à cacher mon indiscrétion, mais résolue cependant à refuser de partir.

Quand je revins près de maman, elle tressaillit. Elle était plongée dans une rêverie que j’interrompis. Elle me dit gravement :

— Veux-tu m’écouter un peu, ma petite fille ?

— Je suis tout oreilles.

— Tu deviens grande.

— Oui, seize ans.

— Laisse-moi parler. Je serais heureuse que tu connusses d’autres jeunes filles, que tu fusses en contact avec des personnes de notre monde.

— Cela ne me déplairait pas, affirmai-je d’un ton innocent.

— Or, j’avais d’abord pensé que tu pourrais passer quelques mois dans une pension de grandes jeunes filles, où tu trouverais des compagnes de ton âge.

— C’est de toi, cette idée-là ?

Maman prit l’air scandalisé :

— Comment ! Ne suis-je pas assez sensée pour former un projet ?

— Ne te fâche pas, maman. Mais ordinairement, tu n’oses pas échafauder un plan à cause de la pénurie d’argent que notre régisseur nous souligne sans arrêt. Cette pension doit être coûteuse, et rien que ce motif me ferait refuser. Il en est un autre plus sérieux : je ne veux pas quitter le manoir.

— Tu le quitteras un jour ou l’autre pour te marier.

— Ce temps-là est bien loin ! Et le merle blanc qui voudra de moi me prendra comme je suis. S’il aime les belles manières, il cherchera quelqu’un d’autre. S’il aime une femme pot-au-feu, avec une tapisserie dans les mains, il ira dans un château voisin.

— Marane, tu me peines.

— Parce que je ne veux pas te quitter ? Et tu me parles de cela le soir où rentre Évariste ?

— Tu ne m’as pas laissé achever ma pensée. J’ai mûri ce projet, mais, au lieu de t’envoyer dans une pension, j’ai pensé à ma parente de Jilique, qui ne demandera sans doute pas mieux que de te recevoir.

Je dressai l’oreille.

— Tu te souviens qu’elle a trois filles, dont la cadette a deux ans de plus que toi.

Cette combinaison ne me déplaisait plus autant, cependant je dis :

— Si tu veux, maman, nous abandonnerons ce sujet pour aujourd’hui. Soyons à la réunion de ce soir et non à la séparation.

Maman eut l’espoir que ses paroles n’étaient pas tout à fait perdues. Je n’avais pas éclaté en phrases véhémentes, en manifestations frénétiques.

C’était tout simplement parce que je n’avais pas subi le premier choc.

Évariste arriva une heure après cette conversation.

— Bonjour ! bonjour ! criai-je, dès qu’il fut à la portée de la voix.

Il descendit posément de la voiture et répondit, rieur :

— Bonsoir serait plus motivé. Tu as grandi, sœurette. Oû est maman ?

Notre mère apparut sur le perron et, en deux enjambées, mon frère fut près d’elle.

Nous entrâmes tous les trois dans la maison. Je battis des mains en m’exclamant :

— Te voici pour un grand mois !

Évariste enlevait son pardessus. Il était grand et robuste, mais son visage manquait un peu d’énergie à mon avis. Il ressemblait à maman et il subissait assez les influences.

Il dit en me regardant :

— Marane devient une vraie jeune fille. Comme son aspect est assuré ! quel air de bravade répandu sur sa personne !

— En effet, je ne sais pas ce que c’est que la peur, répondis-je orgueilleusement.

— Je suis contente que tu sois là pour la morigéner, prononça maman. C’est un cheval échappé…

— … Qui galope dans le clair de lune, achevai-je gaîment.

— Eh ! mais, cela sent la sorcière, dit Évariste en imitant ma gaîté.

Ce fut une heureuse soirée. Je croyais qu’Évariste nous raconterait une foule de choses, mais ce fut moi qui parlai tout le temps.

Le lendemain, je l’entraînai dans des courses, de-ci, de-là. Il se laissait conduire, un peu absorbé encore par les études qu’il venait d’abandonner.

Ce n’était plus un sportif, mais un scientifique qui avait trouvé sa voie et qui ne se souciait plus des vagabondages d’antan.

— Comme tu es mou ! m’écriais-je à tout moment, donne-moi la main pour atteindre cette roche. Devant la mer, Évariste resta silencieux, les bras croisés, tandis que moi, ainsi qu’une prêtresse, j’élevai les mains et je vociférai, pour dominer le bruit des flots :

— J’aime la mer, j’aime la forêt, j’aime le soleil déclinant sur l’eau. Et je voudrais être le vent qui se lève doucement le soir pour parcourir le monde.

— Marane… Marane… murmura mon frère, n’es-tu pas un peu folle ?

— J’ose à peine l’avouer, mais j’aime aussi les tempêtes, Évariste… Cette mer en furie, ces vagues qui s’avancent et s’écroulent avec leur bruit formidable, je m’identifie à elles… Je suis une déesse terrible qui veut tout écraser, puis, soudain, je redeviens comme un petit enfant doux et calme.

Mon frère m’examinait avec attention.

— Je te surprends, mais je ne puis confier ces choses qu’à toi, car tu es jeune comme moi. Qui me comprendrait ? Je fais peur à maman… Toutes les divagations de mon âme, je les perds dans mes courses. Par ici, la mer austère et tendre m’accueille. Dans la lande, par là, je suis dans le désert immense où j’imagine les caravanes… Et, dans les champs cultivés, j’apprends à connaître la terre et ses révélations. Et toi, qu’as-tu appris ?

Évariste resta songeur un moment, puis il me répondit gravement :

— L’amitié…

— L’amitié ? répétai-je, sans pouvoir ajouter un mot.

Ce fut à mon tour de le regarder. Je murmurai :

— Que ressens-tu ?

Il me répondit comme s’il se parlait à lui-même :

— Jusque-là, j’avais vécu solitaire… J’ignorais ce qu’était l’union de deux cœurs et de deux esprits égaux. J’ai trouvé un ami…

Je respirai fortement et je dis :

— Alors tu es heureux… Moi, je n’ai pas d’amie…

Je soupirai avec mélancolie. Une soif imprévue m’envahissait.

— Je te plains, poursuivit Évariste, comme s’il lisait dans mes pensées… Tu ne peux te figurer quelle sécurité on éprouve de ne plus se sentir seul… quelle joie vous éclaire de pouvoir s’épancher, quel soutien pour le cœur !…

— Je saisis ton bonheur, répliquai-je d’une voix sourde.

Je restai un moment sans parler, puis je criai, prise de jalousie :

— Je veux une amie !

Sans avertir mon frère, je redescendis la roche en courant en avant avec mes chiens…

Puis je revins vers Évariste :

— J’ignorais ce qui me manquait ! C’était une amie… Voilà pourquoi mon cœur n’était pas satisfait… J’aime maman, je t’aime, mais ce sont des affections naturelles que je n’ai pas cherchées. Il faut un ami que l’on ait choisi et à qui l’on puisse tout dire sans qu’il soit scandalisé… Ah ! que mon amie entendra de choses ! Les jours ne seront jamais assez longs.

— Ne t’exalte pas ainsi, Marane ; tu es trop enthousiaste.

— Pas assez, veux-tu dire ! Si je l’étais, je serais partie depuis longtemps à la recherche de cette amie si nécessaire. Mais on ne sort pas d’ici. Chanteux n’a jamais d’argent à nous donner. Cependant…

Je m’arrêtai net. Je venais de me remémorer que maman me proposait un séjour chez Mme de Jilique. Mais n’étant pas encore décidée, j’ajournai l’aveu de ce projet.

Nous rentrâmes, Évariste me vantant le beau et franc caractère de son ami.

Notre mère nous attendait avec impatience.

Elle remarqua mon exaltation et l’air absorbé de son fils.

Elle dit :

— Cette petite extravagante t’a bourré la tête de ses excentricités.

— Ses extravagances proviennent de sa solitude, répondit Évariste. Elle est terriblement seule, ici.

— Seule ! m’exclamai-je, en songeant tout à coup que rien ne vaudrait pour moi la mer et la lande. J’avais un remords de vouloir les quitter pour une amitié incertaine.

Mon frère me contempla non sans surprise :

— Ton esprit est-il donc aussi changeant ?… me reprocha-t-il.

— Pour le moment, la nature me suffit, ripostai-je légèrement. Une amie, ce sera pour plus tard.

Je m’écriai pour changer de sujet :

— Que dimanche sera amusant ! Après la messe, nous reverrons tous nos compagnons d’enfance.

Nous allions à la messe au village voisin.

— Ils sont toujours au complet ? demanda Évariste.

— Mais oui ; les garçons empoignent la charrue et les filles raccommodent les hardes.

— Et toi, tu t’occupes aussi de travaux féminins ?

— Hélas ! gémit maman.

— Tu touches à une corde sensible, raillai-je. Maman est désespérée que je ne sache ni coudre, ni tricoter, ni broder. Je ne fais pas de tapisserie et je ne joue pas du piano.

Je me levai brusquement, si brusquement que mes nattes fouettèrent mon verre qui tomba et se brisa.

— Oh ! s’indigna ma mère, on ne se retourne pas avec une telle impétuosité, modère tes gestes !

— Est-ce ma faute si mes cheveux sont trop longs !

— Pourquoi pas un chignon à seize ans ? demanda Évariste.

— Pourquoi ? Parce qu’il s’écroule quand je cours, et que Rasco et Sidra n’auraient plus rien à porter.

— C’est vrai, dit Évariste ; tu es attachée solidement à tes gardiens. Mais cela ne devrait pas t’empêcher de coudre comme une femme.

Je disparus de la salle à manger, et je revins quelques minutes après, tenant dans mes mains une petite robe d’enfant.

— Voici un échantillon de mon travail, annonçai-je.

Je lançai l’objet à Évariste.

Maman avait commencé par s’écrier :

— Quelles vilaines manières tu as !

Elle se tut. Surprise, elle maniait la robe.

— Quand as-tu fait cela ?

— Dans ma chambre, le matin ou le soir… le sais-je ? Ce que je sais mieux, c’est qu’un jour la mer était si belle et si calme qu’il me semblait, quand je tirais l’aiguille, être dans une barque où je ramais d’un mouvement rythmé.


Alors que je ne m’y attendais nullement, Évariste dit un jour négligemment :

— Mon ami avait projeté de m’inviter chez ses parents. Son père est industriel. Nous devions étudier sur place des modèles récents de machines. Une lettre de lui m’est arrivée. Ce séjour est avancé ; je partirai lundi.

Je bondis :

— Quoi, déjà ! J’étais si contente de ta présence. Un ami peut-il donc tout faire oublier ?

— Cela ne va pas jusque là, mais il faut aussi compter avec les nécessités de la vie. Ce sera pour moi un stage fort utile que de passer quelque temps dans une usine.

Ce projet, je le devinais, était frais éclos dans l’esprit de mon frère. Je soupçonnais maman de l’avoir suggéré et j’en voulais à Chanteux d’avoir mis cette idée en tête à ma mère. On savait ne pouvoir m’arracher de la maison durant le séjour d’Évariste, et le plus simple était de situer à ce moment la visite de l’usine en vue.

Je gardai pourtant mes réflexions par devers moi.

Tout était vraisemblable. Au bout d’un moment, je dis :

— Ce qui m’enrage, c’est que tu as tout ce qui te convient : un ami, la ville et la campagne. Pourquoi n’aurais-je pas cela, moi aussi ?

— C’est facile, plaça vivement maman. Je t’ai offert une diversion, qui te servira en même temps à te corriger de manières un peu frustes. Ce serait donc le moment d’accepter ma proposition. J’en ai parlé à ton frère, et il est pleinement de mon avis.

J’en étais sûre. Évariste était influencé par maman. Il obéissait à sa prière en devançant son projet de stage dans une usine

— Quelle machination avez-vous ourdie ? m’écriai-je.

— Mais c’est une excellente idée, déclara mon aîné. Tu seras en ville durant la saison mondaine ; les dames de Jilique ont de nombreuses relations. Ce plan merveilleux ne te sourit donc pas ?

Soudain, le miroitement de la ville brilla devant mes yeux. L’inconnu me séduisit et je répondis rêveusement.

— Je trouverai peut-être une amie là-bas.

— C’est probable.

— Et quand tu reviendras, tu seras une jeune fille accomplie, ajouta maman.

— J’espère que non, protestai-je.

— Et pourquoi cela ? questionna Évariste.

— Parce que si être une jeune fille accomplie c’est passer son temps sans rien voir, ni entendre, ni penser, je ne veux pas être un tel spécimen. Cependant, je consens volontiers à séjourner chez les cousines de Jilique, ne serait-ce que pour savoir comment cela se passe dans la maison des autres.

— Tu es une bonne fille, concéda maman.

— Voire ! m’exclamai-je ; je veux rester libre, et si mon exil n’est pas tel que je le désire…

— Oh ! exil, murmura Évariste.

— Je reviendrai, achevai-je.

— Naturellement, approuva maman.