Manuel et itinéraire du curieux dans le cimetière du Père la Chaise/Distribution du Cimetière

DISTRIBUTION DU CIMETIÈRE.

En choisissant le parc de Mont-Louis pour y placer le principal asile funèbre des habitans de Paris, M. Brongniart s’était assuré d’un terrain différant en tous points de leurs anciens cimetières. Ce n’était pas un espace étroit, possédant une surface plane, ou des profondeurs caverneuses manquant d’horizon, inspirant par sa vue une tristesse profonde, qu’il devait rendre propice à la destination la plus sérieuse, mais un des sites les plus magnifiques, les plus favorisés par la nature, les plus divers dans leurs parties différentes, les plus riches en points de vue ; il devait profiter de chacun de ces avantages, les faire tous briller, s’en servir pour frapper l’œil par des objets sans cesse nouveaux, pour disposer des lieux favorables à chaque genre de monument, afin d’empêcher le cœur d’être attristé par l’aspect simultané d’une multitude de tombeaux devant lesquels un esprit abattu aurait été impuissant pour recueillir sur chacun d’eux de grandes leçons et d’utiles exemples.

Dominé par ce sentiment, M. Brongniart, dont le génie avait créé le plan du palais de la Bourse, l’employa seulement à inspirer une haute idée de la sainteté du lieu funéraire dès son entrée ; il laissa son crayon développer partout ailleurs les seules beautés de la nature, les faire toutes briller de leurs propres avantages, employer leur pouvoir à seconder les efforts des arts pour son embellissement.

Une grille de cent pieds d’ouverture devait séparer le lieu funéraire du boulevard d’Aulnay. Deux bâtimens de pareille structure, servant à l’administration particulière du cimetière, devaient s’élever aux deux côtés de son entrée principale. Une large route, bordée de chaque côté de six maisons mortuaires uniformes, devait conduire sur le bord du plateau vers une pyramide de deux cents pieds d’élévation. Sa base devait renfermer une chapelle. Son emplacement était celui de l’ancienne maison du P. La Chaise. Il en fit le point central de la distribution du cimetière. Deux allées montant jusque sur la crête la plus élevée de la colline furent les seules lignes droites qu’il se permit dans l’ordonnance d’un sol variant incessamment de niveau. Au pied du coteau il traça une allée parcourant d’abord le contour de la colline, s’élevant par une pente douce jusqu’au sommet, sur lequel elle s’étend en ligne droite du nord-est au nord-ouest. Sa première partie, jusqu’à une vaste salle circulaire de verdure, servant de terme au transport des corps par les corbillards, fut bordée de peupliers ; des acacias l’ombragèrent dans ses contours sinueux jusqu’au sommet de la colline, où le marronnier, par ses tiges, marqua son passage en ligne droite. Elle se termina par un léger mamelon disposé pour recevoir un monument imposant. Ces larges routes ne suffisaient pas au besoin de la circulation. M. Brongniart le sentit, et fit partir des routes principales des chemins sinueux circulant dans le fond du vallon, sur les pentes de la colline, sur le bord du plateau, d’où l’on découvrît les perspectives lointaines et les mouvemens du terrain, dont on admira la variété. Il les conduisît avec un tel art dans l’intérieur du lieu funèbre, qu’en les parcourant on se trouvât sans cesse dans des positions dissemblables où l’œil, ne pouvant embrasser qu’un champ étroit, ne fût frappé tout à la fois que d’un petit nombre de monumens funéraires, dont la disposition du terrain lui dérobant la masse, ne fût jamais pour l’âme un sujet d’effroi. Son crayon traça de cette façon cinquante-sept divisions irrégulières dans leurs formes, inégales en étendue, que l’administration distingua tardivement par des numéros d’ordre[1].

Le goût exquis de M. Brongniart borda ces nouvelles allées d’arbres divers ; il se garda de toucher aux plantations d’agrément dont cette enceinte se trouvait ornée ; il conserva le bosquet dans lequel repose Delille, le bosquet Clary, le bosquet des allées de Vincennes, la Charmette des protestant, les tilleuls qui masquaient la grille d’entrée sur les champs, dont le demi-cercle se voit occupé par le monument de mademoiselle Rivière ; il respecta jusqu’aux vieux saules entourant la pièce d’eau auprès de laquelle se reposa le P. La Chaise. Il se serait bien gardé de détruire les moindres bocages, sanctuaires où les tombeaux devaient trouver de religieux abris, asiles de la douleur où les veuves devaient aimer à répandre des pleurs, retraites dans lesquelles l’âme devait se plaire à méditer. D’ailleurs ces arbres, s’élevant sur un espace dont il avait fait disparaître les cultures, présentaient à l’œil avec agrément leurs cimes sur un terrain dépouillé de ses charmes antiques. Cependant son imagination se plaisait à voir déjà des tombeaux de toutes les formes, de toutes les dimensions, s’élever en amphithéâtre sur les flancs de la colline, remplissant toutes les anfractuosités du terrain, religieusement couverts par un bois sacré formé de sapins au sombre feuillage, du saule pleureur, d’acacias ; elle voyait, non loin de caveaux de famille creusés dans les flancs du coteau, s’élancer sur les plateaux d’altières pyramides ; le marbre reproduire sur des monumens magnifiques les images de personnages illustres ; l’opulence tenter, par un luxe désordonné, de lutter contre la puissance des grands souvenirs ; l’œil surpris d’apercevoir proche de Paris toutes les formes des monumens funéraires de l’Egypte ; de la Grèce, de Rome, de tous les peuples modernes ; le génie français lutter par de nouvelles créations avec les chefs-d’œuvre de l’antiquité ; le peuple admirer les productions des arts, sentir leurs beautés, apercevoir leurs défauts ; les connaisseurs les apprécier avec justesse ; chacun s’étonner de ne pas être fatigué par la monotonie de sentimens pareils en présence de monumens n’ayant tous qu’un semblable et triste objet ; chacun surpris non-seulement d’être sans frayeur dans le domaine de la mort, mais de se plaire à l’admirer ; la foule s’y presser pour le contempler. M. Brongniart ne vécut pas assez pourvoir se réaliser sa prévision ; le peuple change lentement d’habitudes et surtout d’opinions sur les objets pour lesquels il n’a jusqu’alors éprouvé qu’une juste horreur. Pendant dix ans l’enceinte funéraire du P. La Chaise, à laquelle il devait applaudir, ne fut devant ses yeux qu’un cimetière, lieu de tristesse qu’il fallait fuir.



  1. Nous avons indiqué sur notre plan ces numéros d’ordre, malencontreusement placés pour la plupart au milieu, de chaque division, au lieu de se trouver sur leurs bords, en assez grand nombre pour marquer évidemment leur circonscription, d’abord parce qu’ils forment un ordre, première base de la clarté d’une description. Cependant nous devons avouer que le principe sur lequel cet ordre avait été établi est déjà faussé, car il avait pour fondement de considérer comme une division tout espace, quelle que fût son étendue, circonscrit par des chemins extérieurs : or, plusieurs chemins existant il y a trois ans ont été fermés et se trouvent remplis par des tombeaux, ce qui a occasionné la réunion de plusieurs divisions. Cet ordre n’est pas suivi sur les registres du cimetière, où chacune de ses régions a reçu du caprice des dénominations quelquefois barbares, d’autres fois fondées sur des circonstances qui n’existent plus, quelquefois multipliées jusqu’à cinq fois dans un même espace circonscrit par des chemins, sans avoir même, dans leur intérieur, de limites fixes, et quelquefois étendant une même dénomination sur un vaste terrain traversé par plusieurs chemins formant dans cet espace plusieurs divisions réelles.