Manuel et itinéraire du curieux dans le cimetière du Père la Chaise/Causes de sa faveur actuelle

CAUSES DE SA FAVEUR ACTUELLE.

Les premiers revers des Français, toujours victorieux depuis vingt-deux ans, inspirèrent en 1813 une tristesse universelle. Dans cette même année la perte de l’abbé Delille contrista les amis de la littérature, la mort de Grétry fut un sujet de deuil pour les amateurs de musique ; une foule immense accompagna leurs obsèques : leur terme fut le cimetière du P. La Chaise. Dans la mélancolie on s’abandonne facilement à des pensées sérieuses. Cette multitude apprécia la beauté de la position et les accidens du terrain de cette enceinte, elle s’étonna de supporter doucement son existence au milieu des tombeaux. Toute sépulture était interdite dans les édifices sacrés ; le Panthéon, depuis long-temps fermé pour les grands hommes, se ferma bientôt pour les grands dignitaires d’un régime, qui n’était plus, il leur fallut confondre leurs restes avec ceux du peuple dans la poussière du P. La Chaise. Quelques soldats connus de l’Europe entière par le commandement des armées, y trouvèrent le terme de leur gloire, mais non de leur renommée ; les compagnons de leurs travaux ne redoutèrent point de leur continuer leurs hommages dans la nuit du trépas ; les émules de leur renom vinrent près d’eux prendre leurs places dernières ; les étrangers, considérer dans la tombe les mortels dont la vaillance tourmenta leur repos ; les Français, se ressouvenir de leurs victoires dont le songe évanoui flattait encore leur orgueil. En même temps toute sépulture perpétuelle fut interdite dans les autres lieux funéraires de Paris : ce fut annoncer du mépris pour la cendre de ses proches, que de les y transporter. Le cimetière du P. La Chaise devint ainsi le dernier rendez-vous de tout ce que Paris possédait de grand, d’opulent, d’illustre dans les lettres, dans les sciences, dans les arts ; de distingué dans le commerce, dans l’industrie ; de personnages éminens par des fonctions publiques, d’hommes fameux dans tant de circonstances politiques. Les dépouilles des morts affluèrent, les familles s’y réunirent, toutes les opinions s’y confondirent, l’étranger mêla sa cendre à celle des habitans de Paris. Chacun signala sa piété par des monumens analogues à ses facultés pécuniaires, plutôt qu’au mérite des siens : personne ne voulut se montrer ingrat dès qu’il posséda une âme élevée. L’admiration universelle fut le partage des cœurs excellens dont la sensibilité ne cessait point de rendre dans le secret un hommage sincère à leurs proches, en répandant souvent des larmes sur leurs restes chéris, en entretenant leurs tombeaux, en les couvrant de fleurs : la multitude tenta de les imiter, en faisant cultiver auprès d’eux des jardins, en y apportant des couronnes de loin en loin : vouer ses proches à l’oubli dans la tombe fut une honte. Les étrangers, témoins de cette révolution dans les mœurs de Paris, voulurent la vérifier en visitant le cimetière du P. La Chaise. Ils furent surpris d’admirer dans un cimetière tout ce qui, dans la nature, satisfait les sens tout ce qui, dans les arts, satisfait le bon goût ; toutes les leçons de là plus haute philosophie comme de la plus saine morale. Chacun d’eux le vanta comme un phénomène ; il acquit en peu d’années une célébrité européenne ; elle aurait été plus étendue encore s’ils avaient connu quel tableau de mœurs il présente, quelles vives leçons pour le cœur humain il possède.