Manuel du Spéculateur à la Bourse/Introduction


INTRODUCTION


1. Des différentes formes de la Production, et en particulier de la Spéculation.


La production des richesses peut se ramener à quatre principes généraux, qui, bien que semblables dans leur source, l’activité humaine, se distinguent nettement les uns des autres quant à la forme.

1o Le travail. — On entend communément par ce mot la façon donnée par la main de l’homme à la matière. Ainsi, le labour de la terre, la taille des pierres, l’extraction du minerai, la coupe des bois, le creusement des canaux, le percement des puits, l’ensemencement des grains, la greffe des arbres, sont du travail. C’est à ce point de vue, d’ailleurs restreint, qu’il est passé en usage de désigner spécialement, sous le nom de classe travailleuse, la masse des fabricants, artisans, laboureurs, vignerons, journaliers, tous ceux enfin qui mettent, comme on dit, la main à l’œuvre.

2o Le Capital. — On définit le capital : du travail accumulé. Ce qui ramène cette catégorie à la précédente, et revient à dire que la production du capital n’est autre que celle du travail même.

Ainsi, le forgeron emploie, dans l’exercice de sa profession, du fer brut, de la houille, des outils : c’est, avec l’argent qui lui sert de fonds de roulement, son capital. Sa main-d’œuvre, la façon nouvelle qu’il donne au fer, c’est son travail proprement dit.

Mais le charbon qu’il brûle, le fer qu’il forge, sont le résultat d’un travail antérieur, semblable au sien. D’un autre côté, les charrues, les essieux, les ferrures de charrettes et de tombereaux qu’il livre à l’agriculteur, deviennent pour ce dernier des instruments de production. En sorte que dans le système général de l’économie, capital et travail se confondent. Ce qui est produit, sortant des mains de l’un, devient matière première ou capital, entrant dans les mains de l’autre. Les cotons, les laines, produit du colon ou du fermier, seront le capital, ou du moins partie du capital du filateur ; les fils, produit de celui-ci, deviendront la matière ouvrable du tisseur ; les toiles et les draps, produit de ce dernier, formeront la matière première des ateliers de confection pour la lingerie et l’habillement.

Donc le capital, c’est la matière sur laquelle et avec laquelle on travaille ; le travail proprement dit est la façon nouvelle donnée à cette matière.

Le premier capital est fourni gratuitement à l’homme par la nature. Avec le temps, ce premier capital, transformé par le travail, est presque entièrement approprié, et la prestation en est faite par les détenteurs, qui prennent, pour cette raison, le titre de capitalistes ou propriétaires. On nomme crédit (bail, loyer, fermage, amodiation, commandite, etc.) l’acte général par lequel le capital passe des mains du capitaliste ou propriétaire à celles du travailleur ou industriel.

3o Le Commerce. — La prestation des capitaux, pour tout ce qui est en dehors de l’exploitation du sol, suppose le transport ou la circulation des produits. Ce transport est à juste titre considéré comme une nouvelle forme de la production.

Par exemple, le navigateur qui amène dans nos ports les denrées des tropiques livre, il est vrai, sa cargaison de thés, de cotons, de sucres, d’indigos, de cafés, de bois de teinture, telle qu’il l’a reçue ; les mariniers, les compagnies de chemins de fer, qui transportent ces marchandises dans l’intérieur du pays ; les messagers qui les font arriver jusque dans les moindres villages, n’ajoutent rien, comme façon, aux produits qu’ils voiturent. Ils n’en sont pas moins producteurs : ils amènent d’un lieu où il y a surabondance dans d’autres où il y a disette des marchandises qui, sans ce déplacement, resteraient non-valeurs. En effet, la production, dans le sens économique du mot, n’est pas une création de matière ; c’est une création d’utilité : et tout ce qui ajoute de l’utilité à la matière, soit en la façonnant, soit en la livrant, soit en la déplaçant, est véritablement productif.

Si le voiturier qui fait le transport des produits peut et doit être dit légitimement producteur, le commerçant qui les emmagasine, à ses risques et périls, et les tient à la disposition du consommateur, l’est également. Il est impossible d’abord que chaque particulier aille s’approvisionner à la source de tout ce qu’il consomme. Dans les cas mêmes où cette impossibilité n’existe pas, il en résulterait pour lui des voyages et pertes de temps d’une importance bien supérieure au bénéfice dont il fait jouir le marchand. S’il est des industries où l’ouvrier peut traiter directement avec le consommateur, et vice versa, comme la menuiserie, l’ébénisterie, la cordonnerie, le charronnage, le nombre en est très-restreint. Et encore faut-il que les marchés de ce genre portent sur une valeur d’une certaine importance : le cloutier, par exemple, qui serait obligé de quitter sa forge pour aller vendre sur des marchés éloignés quelques kilogrammes de clous, eût-il pour lui le bénéfice du quincaillier, ne trouverait certainement pas au bout de la journée ce qu’il gagne à son enclume quand il ne se dérange pas.

Ainsi, non-seulement le travailleur produit, non-seulement l’industriel qui engage son activité et sa fortune dans une entreprise où il fait travailler d’autres ouvriers produit, mais le capitaliste, qui fournit un fonds de roulement et des instruments à cette entreprise, et rend possible la nouvelle façon donnée à la matière par les travailleurs, contribue à la production ; le banquier, en contrôlant la solvabilité des commerçants et des fabricants et en donnant, par sa signature, la circulation à des billets qui sans lui resteraient en portefeuille, produit encore.

Main-d’œuvre, transports, commerce, entreprises, prêts ou commandites, opérations de change et d’escompte, sont autant de formes diverses du même fait économique, la production.

4o Au-dessus du Travail, du Capital, du Commerce ou de l’Échange et de leurs innombrables variétés, il y a encore la Spéculation.

La Spéculation n’est autre chose que la conception intellectuelle des différents procédés par lesquels le travail, le crédit, le transport, l’échange, peuvent intervenir dans la production. C’est elle qui recherche et découvre pour ainsi dire les gisements de la richesse, qui invente les moyens les plus économiques de se la procurer, qui la multiplie soit par des façons nouvelles, soit par des combinaisons de crédit, de transport, de circulation, d’échange ; soit par la création de nouveaux besoins, soit même par la dissémination et le déplacement incessant des fortunes.

Par sa nature, la spéculation est donc essentiellement aléatoire, comme toutes les choses qui, n’ayant d’existence que dans l’entendement, attendent la sanction de l’expérience.

Un capitaliste trouve que ses fonds placés sur hypothèque ne lui rendent pas assez. Il passe, avec un ou plusieurs armateurs, un contrat par lequel il leur prête, sur le corps des bâtiments et sur leurs cargaisons, une somme considérable, en convenant que, si ces objets périssent, le capital prêté sera perdu pour lui ; si, au contraire, ils arrivent à bon port, il aura une part de 50 0/0 dans le bénéfice de la vente. — C’est ce que le Code de commerce nomme Contrat à la grosse, une vraie spéculation.

Une réunion de capitalistes se forme en société anonyme, avec approbation et sous la surveillance de l’État, dans le but d’assurer, moyennant une prime de 2 pour 1000, les propriétaires contre les risques d’incendie. Ils ont calculé, d’après la moyenne plus ou moins exacte des sinistres annuels, qu’à ce faible taux, insignifiant pour les assurés, les fonds de la compagnie, sans cesser de fonctionner dans d’autres entreprises comme capital, pouvaient, comme enjeu d’une opération aléatoire, rendre 50, 100 et 150 0/0 de bénéfice net annuel. — Spéculation.

On connaît l’histoire de ce fabricant de chapeaux de paille d’Italie, qui offrit 10,000 fr. à une femme de chambre de l’impératrice Joséphine, si elle parvenait à faire porter par sa maîtresse un de ses chapeaux. La mode en effet ne tarda pas à s’en répandre parmi toutes les dames de la capitale, et fit la fortune de l’industriel. — Spéculation.

Un ingénieur se dit que s’il trouvait le moyen de réduire de 4 kilogrammes à 1, par heure et force de cheval, la dépense du combustible dans les machines à vapeur, ce serait comme s’il avait découvert une mine de houille dont la richesse exploitable serait égale à la quantité de charbon qui se fût consommée, en plus de 1 kilogramme par heure et force de cheval, dans toutes les machines à vapeur. Il dépense un million en études et essais : réussira-t-il ? ne réussira-t-il pas ? Si oui, sa fortune peut être décuplée : si non, il perd tout. — Spéculation.

Dans tous ces exemples, la Spéculation est éminemment productive, non-seulement pour le spéculateur, mais pour le public, qui participe aux résultats.

Le contrat à la grosse est productif, puisque, s’il ne se trouvait personne pour courir le risque de mer, il n’y aurait pas de commerce maritime.

L’assurance est productive, puisqu’elle fait disparaître presque en entier les dangers de l’incendie en les distribuant sur un très-grand nombre de propriétés.

Le pot-de-vin payé à une femme de la cour a été productif (nous ne parlons pas en ce moment du côté moral de la spéculation, nous y viendrons tout à l’heure), puisqu’il a causé un surcroît de production dans l’industrie des chapeaux.

L’ingénieur-mécanicien serait producteur s’il parvenait à réaliser sa pensée ; il produirait trois fois autant que l’industrie minière, puisqu’il réaliserait une économie de combustible égale, en ce qui concerne les machines, aux trois quarts de la consommation.

La Spéculation est productive encore dans les cas suivants :

Un ébéniste fait ouvrir une bille de palissandre ou d’acajou. Il l’a achetée, à ses risques et périls, 300 fr. Si le bois est sain, tant mieux pour lui ; s’il est gâté ou de qualité inférieure, tant pis. À mesure que le trait de scie avance, la sciure paraissant être de bon aloi, les chances d’un marché avantageux se changent en probabilités, mais pas encore en certitude. Un second ébéniste offre au premier 100 fr. de bénéfice et devient acquéreur. Le même jeu se répète avec d’autres avant que la bille soit entièrement refendue, en sorte que le dernier acheteur la paye 600 fr. La pièce de bois n’a pas doublé de valeur, sans doute ; mais elle a doublé de prix, et ce prix s’est réparti entre les différents propriétaires, depuis le premier vendeur jusqu’au dernier acheteur. Cette répartition est, au même titre que le transport ou l’échange, une production.

Un marchand de vin en gros, au lieu d’écouler sa marchandise au prix courant, la garde en cave jusqu’à ce que la tenue de la vigne fasse augurer favorablement ou défavorablement de la récolte pour l’année suivante. Vient une gelée qui compromet la pousse ; la grêle détruit les bourgeons ; la coulée emporte le dernier espoir du vigneron : le vin double de prix. Que signifie cela ? Que la consommation de l’année qui suit devra être en partie couverte par la récolte de celle qui précède, et qu’à défaut de la prévoyance publique, le spéculateur a pris sur lui d’y pourvoir. C’est donc un service qu’il rend tout en faisant fortune : son épargne devient pour tout le monde production. — Posons le cas contraire : la vendange s’annonce sous d’heureux auspices, et la récolte dépasse à la fin toutes les évaluations ; le prix des vins diminue de moitié. Le marchand perd dans la même proportion qu’il comptait gagner. Que s’est-il passé ? C’est que le négociant, en ajournant sa vente, a détruit non pas la moitié du vin qui était dans ses caves, mais la moitié de la valeur de ce vin, en le dérobant à la consommation qui le réclamait. Sans doute on peut regretter de voir le bien-être du peuple livré ainsi à l’arbitraire des spéculateurs : c’est une question à traiter à part. Mais autant il est vrai de dire qu’il y a eu destruction de valeur dans le second cas, autant il est certain qu’il y avait production dans le premier.

Un armateur de Marseille vient de recevoir d’Odessa le connaissement d’une cargaison de blé qui doit lui arriver sous un mois. La disette sévit ; les céréales sont en hausse : transport de marchandises, production. Au moment où le navire entre dans le port, le blé a été vendu et revendu cinq ou six fois, toujours avec profit : partage de bénéfices, production. Dans l’intervalle du débarquement, le gouvernement abaisse les droits de douane et de péage sur les blés, dont le prix se réduit de 10 0/0. L’affaire devient mauvaise pour le dernier spéculateur, qui s’est trop aventuré et qui paye pour tous : destruction de valeur entre ses mains, par conséquent démonstration de la productivité spéculatrice chez ses confrères.

La plus gigantesque spéculation, financière et mercantile, dont il soit parlé dans l’histoire est peut-être celle de l’Écossais Law. La Compagnie des Indes, fondée par lui en 1717, devait embrasser à la fois les opérations de banque, le commerce de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique et de l’Amérique ; la ferme de l’impôt, la ferme des tabacs, le remboursement de la dette publique ; finalement la substitution du papier, en guise de monnaie, aux écus. Aucune des parties de cette vaste entreprise n’implique en soi d’impossibilité ; rien de plus logique que leur systématisation : et quant à l’idée de remplacer, dans les transactions, les métaux précieux par un titre en papier, revêtu du sceau de l’État et de l’acceptation nationale, on peut affirmer aujourd’hui que si la pratique ne l’a pas encore réalisée, ce n’en est pas moins une vérité démontrée aux yeux de la science. Il est clair que si le projet de Law avait pu être mené à bien, le gouvernement aurait pu rembourser, avec avantage pour eux, les inscriptions de ses créanciers en actions de la compagnie, et qu’ensuite la rentrée du numéraire dans les caisses de l’État lui aurait constitué profit net de la totalité des espèces. Le succès ne répondit point à la hardiesse du plan : un agiotage effréné, l’ignorance universelle, le mauvais vouloir des financiers et du parlement, la précipitation du fondateur, firent avorter une combinaison que la postérité est loin, quant au fond, d’avoir condamnée. Toutefois le désastre de 1720-21 ne fut pas sans compensation : un déplacement énorme de capitaux avait eu lieu ; tandis qu’une noblesse dépravée engloutissait dans ses portefeuilles les actions du Mississipi, son or et ses biens passaient aux mains des roturiers et allaient donner à l’industrie, à l’agriculture et au commerce un surcroit de fécondité.

Ainsi donc la Spéculation est, à proprement parler, le génie de découverte. C’est elle qui invente, qui innove, qui pourvoit, qui résout, qui, semblable à l’Esprit infini, crée de rien toutes choses. Elle est la faculté essentielle de l’économie. Toujours en éveil, inépuisable dans ses ressources, méfiante dans la prospérité, intrépide dans les revers, elle avise, conçoit, raisonne, définit, organise, commande, légifère ; le Travail, le Capital, le Commerce exécutent. Elle est la tête, ils sont les membres ; elle marche en souveraine, ils suivent en esclaves.

Son action est universelle. Le premier qui laboura un champ, qui enferma du bétail dans un parc, qui fit fermenter du jus de pomme ou de raisin, qui creusa, au moyen de la flamme, un canot dans un tronc d’arbre, fut tout autant spéculateur que celui qui, longtemps après, imagina la monnaie ou la lettre de change.

La politique elle-même est une variété de la Spéculation, et, comme telle, une variété de la production.

Ce fut une grande et belle spéculation que celle qui fit nommer les rois de Macédoine généralissimes de la Grèce contre la Perse, et qui, par ce moyen, assura la prépondérance de l’Europe sur l’Asie, fit jouir de l’ordre et de la paix les républiques helléniques, et prépara la voie au christianisme.

César ne fut pas moins heureux spéculateur à son tour, lorsque, reprenant les projets d’Alexandre et les agrandissant encore, il opposa à l’égoïsme des patriciens de Rome l’intérêt des provinces soumises, et fonda, sur l’admissibilité de tous les peuples au droit de cité, la puissance impériale.


2. Des abus de la Spéculation.


Toute chose a son mauvais côté, toute institution ses abus, tout avantage traîne après soi ses inconvénients.

C’est le travail qui a fait imaginer l’esclavage ; et tout le monde sait, sans que nous ayons besoin de le redire, quelles misères engendrent de nos jours le service des machines, la division parcellaire, les métiers insalubres, les séances excessives, l’exploitation immorale de l’enfance et du sexe. Après la tyrannie des maîtrises et des jurandes, détruites en 89, les tortures de la concurrence et les ignominies du salariat : tel est l’apanage du travailleur.

Le Crédit semble avoir pour corrélatif obligé l’usure : et ce n’est pas le moindre vice qui déshonore la prestation des capitaux. Le prix excessif des loyers, surtout à Paris, est une plaie sur laquelle il serait presque séditieux, en ce moment, de nous arrêter.

Le Commerce, de son côté, ne se contente pas du prix de ses transports, de ses commissions, de la prime due aux risques qu’il court ou du produit légitime de ses découvertes, il lui faut encore le privilége, le monopole, la subvention, la prime, la contrefaçon, la fraude, l’accaparement…

La Spéculation ne pouvait échapper à la commune loi : et comme les pires abus sont ceux qui s’attachent aux meilleures choses, corruptio optimi pessima, c’est sous le nom de Spéculation que le parasitisme, l’intrigue, l’escroquerie, la concussion dévorent la richesse publique et entretiennent la misère chronique du genre humain.

La Spéculation, avons-nous dit, est essentiellement aléatoire. Toute combinaison industrielle, financière ou commerciale, emporte avec elle un certain risque ; par conséquent, à côté de la rémunération d’un service utile, il y a toujours, ou presque toujours, un bénéfice d’agio.

C’est cet agio qui sert de prétexte ou d’occasion à l’abus.

En tant qu’il sert de compensation au risque que toute spéculation productive emporte avec elle, l’agio est légitime. Recherché pour lui-même, indépendamment de la production spéculative, l’agio pour l’agio enfin, il rentre dans la catégorie du pari et du jeu, pour ne pas dire de l’escroquerie et du vol : il est illicite et immoral. La Spéculation ainsi entendue n’est plus que l’art, toujours chanceux cependant, de s’enrichir sans travail, sans capital, sans commerce et sans génie ; le secret de s’approprier la fortune publique ou celle des particuliers sans donner aucun équivalent en échange : c’est le chancre de la production, la peste des sociétés et des États.

Faisons-la connaître par quelques exemples.

Le jeu et le pari sont la forme la plus simple de la Spéculation agioteuse entièrement dépourvue de productivité et d’utilité, mais non encore tout à fait criminelle. Un certain nombre de personnes se réunissent dans un salon, autour d’une table, entassent sur le tapis de l’or et des bank notes, parient pour la rouge ou la noire, ou mettent leurs enjeux sur un coup de dés, sur un coup de cartes. Le hasard, aveugle ou intelligent, caresse celui-ci, maltraite celui-là. L’un s’en va ruiné, l’autre se retire avec un léger bénéfice, un troisième a fait fortune. Qu’ont-ils produit tous ? Nous supposons que la partie s’est jouée le plus loyalement du monde : qu’ont-ils fait produire à leurs capitaux, à leur intelligence ? Quelle valeur ont-ils conquise ? Absolument aucune. Des millions amont pu être jetés sur le tapis, sans qu’ils aient produit la moindre utilité nouvelle : tout au plus auront-ils changé de propriétaire.

Des amateurs de l’espèce chevaline élèvent, à grands frais, des étalons et des juments pour les courses. Le prix d’entrée pour courir est de 1,000 fr. Ce luxe peut avoir son utilité pour l’amélioration de l’espèce, qui est une partie de la richesse nationale. Mais les paris qui s’engagent, en dehors du cercle des éleveurs, entre les spectateurs désintéressés, à quoi servent-ils ? Jeu pur, qui n’a d’autre effet que de distraire l’intelligence des parieurs, et qui, s’il se propageait dans la nation, entraînerait dans la production un déficit notable.

Un individu, qui n’est ni industriel, ni commerçant, qui se garderait fort d’aucune entreprise sérieuse, parie que le prix du pain, aujourd’hui de 50 centimes le kilogramme, sera l’hiver prochain à 60 ; — que celui des vins dépassera, après vendange, 40 francs l’hectolitre, franc de droits ; — que tel navire, chargé de coton et attendu au Havre le 1er décembre, ne sera pas arrivé en janvier. De quoi se mêle ce brouillon ? Qu’il perde ou qu’il gagne, qu’en peut-il résulter pour le commerce ? Qu’est-ce que cela fait à la fortune publique ? Bien plus, n’y a-t-il pas déjà quelque chose de répréhensible à venir ainsi, sans but, sans utilité, sans motif sérieux, jeter le trouble dans les transactions ?

Les capitaux, comme toute espèce de marchandises, sont soumis à l’offre et la demande, et subissent les oscillations du crédit. Il est donc tout naturel et tout simple, lorsque le commerce, l’industrie ou l’hypothèque offrent à l’argent 5 et 6 0/0 d’intérêt, que les créanciers de l’État vendent leurs titres, et cherchent à placer ailleurs des capitaux qui, engagés dans les fonds publics, ne rapporteraient que 4. Pareillement, si l’argent regorge sur le marché, ou si le commerce et l’industrie n’offrent pas au capitaliste une sécurité suffisante, il est naturel encore qu’il reporte ses fonds sur l’État, et qu’il achète des rentes. Dans le premier cas, les fonds publics seront en baisse, ce qui sera un signe de prospérité générale ; dans le second ils seront en hausse, ce qui témoignera du défaut de confiance. S’il y a hausse partout à la fois, c’est que le capital surabonde, et que l’offre du détenteur dépasse la demande de l’entrepreneur. Telle est la signification normale des mouvements de la Bourse, en ce qui concerne les fonds publics.

Mais l’agiotage vient dénaturer cette signification, au point que le rapport est changé du tout au tout, et que dans l’immense majorité des cas, baisse de la rente à la Bourse signifie affaires mauvaises ; hausse de la rente, au contraire, bonnes affaires, tant pour le pays que pour le gouvernement. La raison de cette anomalie est qu’au lieu de voir dans la dette publique un déversoir assuré des capitaux disponibles, on s’est habitué à considérer l’État lui-même comme un grand entrepreneur de commerce, industrie, banque, salubrité, sécurité, etc., dont le crédit monte ou descend, suivant que ses opérations paraissent plus ou moins avantageuses et plausibles, et qui, par l’importance de ses affaires, par la solidarité qu’ils imposent au pays, domine et gouverne le marché.

Un particulier se rend à la Bourse, le 4 1/2 étant à 90 fr. Il offre de livrer fin courant pour 100,000 fr. de rentes de cette valeur à 89 fr., c’est-à-dire qu’il parie, en se fondant sur n’importe quelles conjectures, que la rente 4 1/2, qui dans ce moment est à 90, sera descendue fin courant à 88. En conséquence, il s’engage à livrer à la même époque à 89 : différence, 1 fr., qui constitue le bénéfice de son pari. Certes, c’est déjà une chose profondément irrégulière, immorale, désastreuse ; une chose qui accuse à la fois l’organisation politique du pays, la moralité et la capacité du pouvoir, que cet enchaînement de la fortune et de la sécurité des citoyens aux décisions ministérielles, et cette assimilation des actes du souverain au tirage d’une loterie. Il est évident que de semblables paris, non-seulement ne contiennent en eux-mêmes aucun élément d’utilité, de productivité ou d’économie, mais qu’ils sont souverainement contraires à la tenue des opérations réelles, et destructifs de toute spéculation sérieuse.

Allons au fond, et nous découvrirons bientôt que ce pari, cette spéculation de Bourse, qui, abstraction faite des intérêts qu’elle compromet, pouvait jusqu’à certain point paraître innocente, n’est le plus souvent qu’une violation de la foi publique, un abus du secret de l’État, une trahison envers la société.

Un ministre, dont la fortune personnelle se compose de 50,000 livres de rentes en placement sur l’État, sait, de source certaine, qu’il existe entre le gouvernement dont il fait partie et une puissance étrangère telle difficulté diplomatique de laquelle sortira infailliblement une déclaration de guerre. Il met sa fortune à l’abri, en vendant à 92 des rentes qu’il sait devoir descendre dans cinq ou six semaines à 85. Un pareil acte, de la part d’un ministre, est une lâcheté, une désertion. Il fait plus : non content de sauver par une félonie ses propres capitaux, il joue à la baisse sous le couvert impénétrable d’un agent de change, et réalise en quinze jours plusieurs millions. C’est un vol commis de nuit, en maison habitée, avec préméditation et guet-apens. Mais le secret de l’agent de change lui est assuré, et puis, comme dit Gilbert,

Il est puissant : les lois ont ignoré son crime !

Le monde boursier admet, tolère, excuse ou pardonne de tels actes. Ce n’est plus de la trahison ; cela s’appelle euphémiquement spéculation.

La plupart des spéculations de Bourse, qu’elles aient pour objet les fonds publics ou les valeurs industrielles, reposent aujourd’hui, soit sur des éventualités plus ou moins ingénieusement calculées, et dont la cause première est généralement l’État ; soit sur des secrets dérobés aux compagnies ou à l’État ; soit enfin sur la faveur, l’indiscrétion, la connivence ou la vénalité présumée des administrateurs de compagnies et des fonctionnaires de l’État. À cette heure la spéculation n’est plus un jeu où chacun a le droit de faire tout ce que la loi ne défend pas, et de corriger, autant que le permet la prudence, les caprices du hasard. C’est une réunion de tous les délits et crimes commerciaux : charlatanisme, fraude, monopole, accaparement, concussion, infidélité, chantage, escroquerie, vol.

Le gouvernement met en adjudication le chemin de fer de Paris à ***. Plusieurs sociétés se présentent en concurrence pour obtenir cette concession. Au lieu de soumissionner au rabais, elles conviennent, la veille des enchères, de ne déposer entre elles toutes qu’une seule soumission et de se partager le lendemain les actions. Elles obtiennent ainsi un bail de 99 ans, quand par une concurrence sincère il aurait pu n’être que de 50. — C’est une coalition, aux termes de la loi : on nomme cela, dans le monde honnête, spéculation.

D’après les études publiées par les journaux, le rendement de ce chemin ne sera pas moindre de 10 à 15 0/0. Les actions s’élèvent aussitôt de 500 à 1,000 fr. ; les premiers souscripteurs vendent et réalisent ; l’expérience démontre ensuite que le rendement de la voie n’est que de 7 1/2 0/0. Les actions tombent de 1,000 à 650 : différence 350 par action que perdent les acquéreurs et seconds actionnaires. — Charlatanerie macairienne : spéculation !

Après la révolution de 1848, il fut longtemps question d’annuler la concession du chemin de fer de Lyon. La compagnie n’avait pu fournir son cautionnement, elle était dans l’impossibilité d’exécuter, et sollicitait l’annulation de ses engagements. Les actions tombèrent au plus bas. Grâce à l’Assemblée législative, qui prit l’affaire en main, un nouveau cahier des charges fut rédigé, de nouvelles conventions faites, une loi votée par les représentants du pays. Le lendemain du vote, les actions haussaient dans une seule Bourse de 400 fr. — Abus des influences : spéculation !

Depuis le 2 décembre 1851, les chemins de fer ne se donnent plus par adjudication, mais par concession directe. Les coalitions entre compagnies soumissionnaires étant devenues impossibles, le génie spéculatif s’est reporté tout entier sur la sollicitation. Or, il est bien difficile, quelle que soit l’intégrité des dépositaires du pouvoir, qu’ils échappent aux filets des soi-disants spéculateurs. Supposons qu’ils trouvent moyen de se faire appuyer auprès du prince par les représentants plus ou moins accrédités d’un gouvernement ami. — Intrigue diplomatique : spéculation !

Une compagnie de chemin de fer achète la batellerie des rivières et canaux qui pourraient faire à sa ligne une concurrence dangereuse, pour le transport, soit des marchandises, soit des voyageurs. Le prix du matériel est de 10 millions. Or, il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe, disait Démosthène. Un capital de 10 millions ne se souscrira pas en un jour, surtout en présence de la rivalité d’un chemin de fer. La navigation est anéantie : le public, dépouillé d’une industrie précieuse, est rançonné. — Monopole : spéculation !

Une compagnie s’était formée pour l’exploitation d’une industrie minéralogique. Les bénéfices de la fabrication ne paraissant point à cette compagnie assez considérables, elle songe à se faire acheter, avec indemnité, par l’État. En conséquence, elle sollicite, sous main, par des voies détournées, la suppression générale de son industrie, sous prétexte d’insalubrité ; il s’en faut de peu qu’un décret, prononçant à la fois la suppression de toute une branche de travail et l’indemnité de ces agioteurs, ne soit rendu… Si ce plan eût réussi, la compagnie réalisait, outre son capital, un bénéfice de quelques millions. — Hypocrisie, philanthropie, sacrifice de la fortune publique : spéculation !

Un particulier, qui compte sa fortune par millions, s’avise un jour d’acheter tous les cuivres, au fur et à mesure de l’extraction. Il est le maître du marché, et comme l’industrie ne peut se passer de cuivre, elle est forcée de payer de 25 à 50 0/0 de prime. — Accaparement : spéculation !

Une maison de banque fait mieux encore : elle se rend propriétaire des mines de mercure, métal indispensable à l’exploitation des minerais d’or et d’argent. Par cette propriété inviolable, ladite maison prélève, outre le prix normal du mercure, un droit de 10 0/0 sur l’extraction des métaux précieux. — Aliénation du domaine public : spéculation !

Un juif, qui en était encore à gagner ses premiers 100,000 fr., fonde, dans une grande ville, un journal. Dans la partie nécrologique, il s’avise de publier, sous prétexte de statistique médicale, à côté du nom de chaque personne décédée, le genre de maladie, le mode de traitement, avec le nom et l’adresse du médecin. Aussitôt la savante corporation s’empresse d’imposer silence au malencontreux révélateur, moyennant une grosse indemnité. Un pareil homme ne pouvait manquer de devenir millionnaire. — Intimidation ou chantage : spéculation !

Il dépend d’un ministre, et de son rapport plus ou moins véridique et favorable, que telle mine soit concédée à une compagnie de capitalistes, en instance auprès du gouvernement. Il sait que cette concession, que la loi l’oblige de faire gratuitement, fera gagner à la compagnie impétrante 10 millions. Le ministre laisse l’affaire en souffrance, jusqu’au jour où un agent de la compagnie dépose sur sa cheminée un portefeuille contenant 100 billets de 1,000 fr. — Concussion : spéculation !

Diverses sociétés se forment pour le percement de puits dans un bassin houiller qu’on sait être fort riche, mais jusqu’à ce moment à peine exploité. Certes, c’est une richesse qu’elles vont mettre au jour, une valeur immense qu’elles vont créer. Pour assurer au public le bénéfice d’une partie de cette richesse, le gouvernement établit certains droits sur l’extraction, tant au profit de l’État qu’en faveur des propriétaires superficiaires ; de plus il défend, à peine de révocation, l’agglomération, soit par vente, soit par fermage, des mines. Mais si le fermage et la vente des concessions minières sont interdits, l’association ne l’est pas. Une grande compagnie charbonnière se forme donc entre les sociétés concurrentes, pour l’exploitation unitaire, la vente et la hausse du prix des houilles ; et il y a tant d’intérêts respectables, politiques, diplomatiques, judiciaires, parlementaires, engagés dans l’association, que le gouvernement n’a jamais su y trouver remède. — Association, réunion, participation, entente, concert ou tout ce qu’on voudra, c’est-à-dire art d’éluder la loi : spéculation !

D’autres compagnies, qui ont obtenu des concessions distinctes de canaux, de chemins de fer, s’entendent, mais cette fois avec approbation du gouvernement, non pas précisément pour améliorer le service des transports ou en diminuer le tarif, mais afin d’en relever et maintenir les prix. Pour plus de sûreté, après avoir fixé l’apport et le revenu de chacune, elles se groupent sous une administration centrale et confondent leurs intérêts. On ne voit pas pourquoi la législation anti-unitaire des mines ne s’appliquerait pas aux chemins de fer, ni ce que le public gagne à cette fusion ; mais il est sûr que le profit des compagnies s’en augmente. — Spéculation !

Une institution de crédit, sous la forme d’une société anonyme, s’établit pour l’achat et la vente des actions industrielles. Les administrateurs de cette société, devenus les patrons obligés de toutes les entreprises, profitent de leur position pour se faire offrir de tous côtés des actions qu’ils reçoivent, comme simples particuliers, au pair ou même en baisse, et qu’ils s’achètent ensuite à eux-mêmes, en leur qualité d’administrateurs de la société, au nom, pour compte et avec les fonds de cette société, à 100, 150, 200 fr. de prime. — Confusion d’attributions, infidélité : spéculation !

Une compagnie se forme, au capital de 60 millions, pour la construction d’un chemin de fer d’une longueur de 120 kilomètres, tous frais de matériel, gares, embarcadères, stations, etc., compris. À 500,000 fr. par kilomètre, c’est cher : mais on est au début de ces entreprises gigantesques ; le public est enivré ; on s’arrache les actions, on jette l’argent par les fenêtres. Cependant, au lieu de 60 millions, la voie en coûte 96, — soit, par kilomètre, 806,000 fr. Il se trouve que les fondateurs, administrateurs, directeurs, gérants, inspecteurs et patroneurs de la compagnie sont en même temps, pour son compte, entrepreneurs de terrassements, viaducs, tunnels, fournisseurs de rails, traverses et coussinets, constructeurs de locomotives, etc. Les marchés qu’ils passent, pour ces objets divers, au nom de la compagnie, et en qualité de ses fondés de pouvoirs, ils les signent comme partie contractante avec cette même compagnie, chose permise, quand elle n’est pas expressément défendue, par le système de société anonyme. — Cumul, collusion : spéculation !

Une société en commandite s’annonce au public, sous le patronage le plus respectable et avec les plus beaux rapports d’ingénieurs, pour l’exploitation d’une mine. Les actions gagnent, en quelques semaines, 100 0/0 ; les concessionnaires ou leurs ayants droit, ainsi que les premiers souscripteurs d’actions qui ont monté, de connivence avec eux, l’entreprise, réalisent vite ; puis, quand arrivent les fouilles, on s’aperçoit que la couche est bouleversée, inexploitable. On s’est trompé ! Affaire nulle ! les actions valent zéro. Rendez l’argent alors, dirait, en s’appuyant sur la loi de 1810, le sens commun. — Non, répondent les compères ; l’exploitation d’une mine est une entreprise aléatoire : la chance, qui pouvait être pour vous, a tourné contre vous ; vous n’avez pas droit de vous plaindre. — Mystification, escroquerie, macairisme : spéculation !

Le besoin se fait sentir d’une communication directe et rapide entre l’Europe occidentale et les ports opposés de l’Amérique. Une compagnie puissante, patronée et commanditée par l’État, peut seule exécuter un pareil service. Que le gouvernement lui garantisse une subvention annuelle de 10 ou 12 millions par an, elle sera bientôt formée. 10 millions par an ! il y a de quoi doter vingt mille rosières !… Les ports de l’Océan et de la Méditerranée, les chambres de commerce, les municipalités, les conseils généraux, les sénateurs, les armateurs, les ingénieurs, les journalistes, un tiers de la France, se met en mouvement pour avoir part à l’immense curée. La sollicitation arrive des quatre points cardinaux au ministère, d’autant plus effrontée qu’au moment même où les solliciteurs demandent protection pour la marine, ils prêchent le libre-échange pour tout le reste. — Favoritisme, dilapidation, corruption : spéculation !

Telle est, en général, la spéculation abusive : elle se multiplie sous mille formes, s’attache au travail, au capital et au commerce, dont elle s’approprie le plus clair, le plus net et le plus beau ; elle singe et déshonore la spéculation utile, dont les poursuivants généreux et modestes ne recueillent trop souvent pour récompense que la misère, tandis que les amants éhontés de l’autre, insultant à la morale publique, nagent dans les honneurs et l’opulence.

Il ne faut pas confondre les abus de la spéculation avec ses erreurs : les premiers, ainsi que nous venons de le faire voir, sont essentiellement l’œuvre du parasitisme et de la fraude, justiciables de la police correctionnelle et des cours d’assises ; les seconds ne sont que les mécomptes d’une intelligence entreprenante, mais peu éclairée et malheureuse.

Un perruquier, qu’enflamme l’exemple d’Arkwright et que séduit la découverte de Montgolfier, s’imagine avoir résolu le problème de la direction des aérostats ; il quitte tout pour suivre son idée, engage son mobilier, fait appel à la bourse de ses amis, ouvre des souscriptions, lance des annonces, gagne la confiance de riches amateurs et en obtient des sommes considérables, dont tout le fruit, après de ridicules essais, est une démonstration nouvelle de l’impossibilité de l’entreprise. — Voilà une erreur de spéculation.

La liste des brevets d’invention que délivre chaque année le gouvernement, mais sans garantie de sa part, n’est, pour les quatre cinquièmes, que la liste des fausses spéculations qu’enfante incessamment le génie industriel. Mais cette exubérance de découvertes est comme la fumée, qui recèle dans ses tourbillons la flamme : si le plus souvent elle n’apporte que la ruine à ses auteurs, elle est, pour la société, la condition nécessaire du progrès, et, à ce point de vue, encore respectable.

En 1785 le ministère français conclut avec l’Angleterre un traité par lequel les poteries des deux provenances seront introduites réciproquement en franchise dans les deux pays. Le ministère français avait compté, pour les manufactures de Sèvres et de Beauvais, sur un débouché immense, dans un pays qui ne produisait que des poteries communes. Mais la spéculation était fausse : tandis que l’Angleterre achetait à peine pour 100,000 fr. de porcelaines, elle nous expédiait pour des millions de terres cuites. Il fallut, non sans honte, résilier le marché.

Afin d’assurer la propriété des écrivains et éditeurs français, et mettre fin à la contrefaçon belge, le gouvernement de France fait avec le gouvernement de Belgique un traité par lequel la propriété littéraire est garantie réciproquement dans les deux pays. Bonne affaire pour les auteurs et publicateurs de livres nouveaux ; mais mauvaise spéculation pour la librairie belge, si les tarifs de douane sont maintenus ; pour la librairie française s’ils sont abolis. Tandis que la France acquiert un marché de 3 millions d’âmes, elle offre à la Belgique le sien, qui est de 36 millions : les conditions ne sont pas égales.

Pour doter le pays de canaux, le gouvernement fait appel aux capitaux privés, leur garantit, avec l’intérêt de 5 0/0, une part considérable dans le produit net des voies navigables, pendant 99 ans. L’expérience démontre ensuite que le plus faible tarif sur la batellerie est prohibitif, et qu’un canal, pour rendre tous les services dont il est susceptible, ne doit rien rapporter du tout : chose dont on aurait pu s’assurer en discutant le cahier des charges. La spéculation en ce qui concernait les actionnaires, était donc fausse ; ils la rendirent abusive en s’obstinant à empêcher la réduction des tarifs, et en obligeant le pouvoir à leur racheter complaisamment, à très-haut prix, leurs actions de jouissance.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette matière. On voit, par ces quelques exemples, qu’autant la condition aléatoire, inséparable de toute spéculation sérieuse, fournit de prétextes à la spéculation abusive ; autant les erreurs, dont la première est involontairement et innocemment susceptible, fournissent d’excuses et de déclinatoires à la seconde. C’est une mer remplie d’écueils, de bas-fonds, de courants et d’entonnoirs, visitée par les trombes, les glaces, les brouillards, les ouragans, infestée par les flibustiers et les corsaires.


3. Importance de la Spéculation dans l’économie des sociétés.
Politique de la Bourse.


On vient de voir comment l’action du travail, du crédit et de l’échange est dominée de haut par ce quatrième pouvoir de l’économie sociale, la Spéculation.

Mais, de même que par la division du travail et la spécialité des fonctions, toutes les opérations industrielles, capitalistes et mercantiles sont plus ou moins dépendantes les unes des autres et solidaires ; de même il y a dépendance et solidarité plus ou moins étroite entre toutes les affaires spéculatives, de quelque nature qu’elles soient. Les fonds publics, par exemple, ne peuvent éprouver ni hausse ni baisse, sans que les valeurs industrielles, cotées à la Bourse, en reçoivent aussitôt le contre-coup, lequel se propage ensuite, comme un écho, dans tout le monde spéculateur. Le banquier de Marseille et de Bordeaux, aux nouvelles de la Bourse de Paris, élargit ou resserre son crédit ; le notaire de province, le petit prêteur, se montrent plus réservés ou plus faciles ; le commissionnaire restreint ou augmente ses commandes ; l’entrepreneur donne plus ou moins d’essor à sa fabrication ; l’ingénieur est excité ou retenu dans la poursuite de ses découvertes ; le fermier, le vigneron, l’éleveur de bétail, augmentent ou diminuent le prix de leurs produits ; et si la masse ouvrière ne répond pas à son tour à chaque impulsion qu’elle reçoit par une élévation ou une réduction proportionnelle de ses salaires, elle ne subit pas moins les conséquences du mouvement, en en faisant tous les frais. Dans l’économie générale, celui qui refuse de marcher quand les autres sont en route paye pour tout le monde.

Ainsi la production se divise en quatre facultés solidaires : la faculté capitaliste est solidaire de la faculté travailleuse, puisque, comme nous l’avons dit, le capital n’est autre chose que du travail accumulé, servant de matière première et d’instrument à un autre travail ; — la faculté mercantile, voiturière ou échangiste est solidaire des deux précédentes, puisqu’elle n’a d’action qu’autant qu’il y a des produits à échanger, des capitaux à faire valoir ; — la faculté spéculative, enfin, dépend des trois autres autant qu’elle les gouverne, puisque d’une part ses combinaisons embrassent à la fois, dans leur ensemble et leurs détails, le travail, le crédit et le commerce, et que de l’autre, elle pourvoit à leurs besoins, prévient leurs risques, assure leur équilibre, et leur imprime une même direction.

L’économie sociale peut être regardée comme parvenue à son plus haut point de perfection lorsque ces quatre facultés sont exercées simultanément, et dans une proportion égale, par tous les producteurs ; elle est au degré le plus bas lorsque ces mêmes facultés sont partagées entre des classes spéciales de citoyens, formant par là autant de corporations distinctes ou de castes.

De tout temps, la constitution politique a été le reflet de l’organisme économique, et la destinée des États réglée en raison des qualités et des défauts de cet organisme. À Rome, où la propriété rurale était l’élément dominant, le gouvernement fut dévolu à un sénat de laboureurs graves, mais avares, comme tous les paysans. La république périt, beaucoup moins par l’invasion de la plèbe (les journaliers), que par l’exagération même de la possession foncière, de ses fermages et de ses usures. — À Carthage, le commerce et l’industrie furent tout puissants : les rivalités mercantiles, la compétition des monopoles que procurait le gouvernement, la fureur des concussions, des subventions, des primes ; l’agiotage organisé avec protection et participation du pouvoir, plus que les victoires des deux Scipions, amenèrent la ruine de l’État. — Dans la vieille Égypte, la classe prépondérante paraît avoir été un corps de savants presque autant que prêtres : l’appropriation du savoir, le privilége des lumières, l’énorme distance qu’il créa entre la plèbe ouvrière superstitieuse et le sacerdoce savant et artiste, contribua, plus que toutes les invasions des barbares, à anéantir la société égyptienne. — Le moyen âge distingua, spécialisa toutes les facultés, fit de tout un privilége de corporation ou de caste. Mais bientôt le tiers-état, réunissant en soi toutes les facultés productrices, tandis que la noblesse et le clergé ne conservaient que la propriété du sol, le surplis et la cuirasse, devint maître de la société et de l’État, et expulsa de leurs biens les castes rivales. — Depuis 1789, le pêle-mêle, la fusion des facultés économiques, est passée en droit, et jusqu’à certain point en fait : tout citoyen a le droit d’être simultanément travailleur, capitaliste, entrepreneur, commerçant ou commissionnaire et spéculateur, et un certain nombre le sont en effet. Toutefois, la révolution de 1789 est loin encore d’avoir, sous ce rapport, produit toutes ses conséquences ; la fusion est à peine commencée, et les perturbations qu’éprouve depuis soixante-neuf ans notre état politique sont les symptômes de ce laborieux enfantement…

Quoi qu’il en soit, comme toute faculté, dans la société aussi bien que dans l’individu, doit avoir son expression et son organe, il était inévitable que la spéculation obtînt aussi le sien ; qu’elle eût son appareil, son lieu de manifestation, ses formules, son temple. La politique a ses palais, la religion ses églises, l’industrie ses manufactures et ses chantiers, le commerce ses ports, le capital ses banques : pourquoi la Spéculation serait-elle demeurée à l’état de pure abstraction ?

La Bourse est le temple de la Spéculation.

La Bourse est le monument par excellence de la société moderne.

Ce n’est pas seulement l’atelier, la ferme, le magasin, les docks et les ports, les entrepôts et les comptoirs, la terre et l’océan, qui lui sont soumis et lui payent tribut : elle passe avant l’école, l’académie, le théâtre, les assemblées politiques, les congrès ; avant l’armée, avant la justice, avant l’Église elle-même.

Aucune puissance, ni dans l’antiquité, ni dans les temps modernes, ne peut se comparer à la sienne. Jamais les templiers, les ordres de Jérusalem et de Malte, cette milice des papes qui dominait les empereurs et les rois ; jamais les franciscains, les dominicains ou les jésuites ; jamais les tribunaux vehmiques et la franc-maçonnerie ne produisirent des effets plus prompts, plus universels, plus puissants. Les Alexandre, les César, les Charlemagne, les Napoléon, dans toute leur gloire, n’étaient auprès d’elle que des pygmées. L’imprimerie elle-même, servie par les génies les plus profonds et les plus sympathiques, assistée de la vapeur, est au-dessous de cette puissance souveraine, qui trône, invisible, à la Bourse, et chaque jour y rend ses oracles, non pas toujours équitables, mais toujours sûrs.

C’est là que le philosophe, l’économiste, l’homme d’État, doivent étudier les ressorts cachés de la civilisation, apprendre à résoudre les secrets de l’histoire, et à prévoir de loin les révolutions et les cataclysmes. C’est là que les réformateurs modernes devraient aller s’instruire, et apprendre leur métier de révolutionnaires. On ne peut dire à quelle hauteur ces hommes se fussent élevés, quelle prodigieuse influence ils eussent exercée sur les destinées du globe, si, maîtres de nos flottes, de nos capitaux, de notre industrie, de nos propriétés, ils avaient eu la moindre étincelle de génie spéculatif, s’ils avaient été, dans la plus faible mesure, des prophètes de ce dieu qu’adorent les boursiers.

Tout le monde sait que notre première république tomba sous le poids d’une condamnation portée par la Bourse : le 8 novembre 1799, veille du coup d’État appelé 18 brumaire, le tiers consolidé était à 11 francs 30 centimes ; le 21, il était à 22 fr. — Mais ce qu’on a beaucoup moins remarqué, c’est que la spéculation ne fut jamais entièrement ralliée à Napoléon : le taux le plus élevé de la Bourse, pendant la période impériale, fut celui du 10 mars 1810, 88 fr. 90 cent., soit 11 fr. 10 cent, au-dessous du pair.

Le 29 mars 1814, l’empereur se débattait dans les plaines de la Champagne et tenait encore en échec la coalition victorieuse : il est achevé par la Bourse. Le 5 0/0 à 45 fr. marque sa réprobation et amène sa chute ; le 31, la proclamation des alliés est accueillie par une hausse de 2 fr. Paris a capitulé, et le conquérant abattu va signer son abdication à Fontainebleau. En moins d’un an, malgré la présence des armées étrangères, les fonds publics auront regagné tout ce qu’ils avaient perdu depuis le 10 mars 1810 ; le 5 mars 1815, ils seront cotés à 88 fr.

Quinze jours plus tard, le 20 mars, Bonaparte, échappé de l’île d’Elbe, rentre aux Tuileries : le baromètre bursal marque 20 fr. de baisse. Quelle puissance tiendrait devant une pareille manifestation de la pensée économique ? Certes, ce n’est pas la Bourse de Paris qui a fait perdre la bataille de Waterloo ; mais on peut dire qu’elle a donné cœur à l’ennemi. C’est elle qui lui a révélé que si le soldat, l’ouvrier, le fonctionnaire étaient pour l’empereur, le capital, l’industrie, le commerce, la propriété, la spéculation, la bourgeoisie étaient contre lui. Sait-on ce qu’a pesé dans la balance du destin cette bourse du 20 mars ? Le 18 juin, elle était à 53 fr. ; le 20, à la première nouvelle du désastre, elle monte à 55 ; le 22, le bruit se répandant que l’empereur abdique pour la deuxième fois, elle est à 60. La cote suit le grand capitaine dans ses marches et contre-marches, pour le condamner s’il triomphe, pour l’accabler s’il est défait.

La Spéculation ne se pique ni de patriotisme ni de gloire : elle ne connaît pas le point d’honneur, pas plus que la pitié. Quel cœur français ne frémit encore au souvenir de nos blessures de 1815, des misères de nos soldats et des insolences de l’étranger ? La Bourse obéit à d’autres considérations. Elle pense que la chute de Bonaparte, achetée même au prix de la déchéance nationale, de l’occupation des coalisés, des hontes d’une royauté bigote et réactionnaire, vaut mieux, après tout, pour la richesse publique, pour le progrès des sciences, des lettres et des libertés, que la restauration de l’empire : il n’y a que l’antique et impassible Destin à qui elle se puisse comparer.

Vingt francs de hausse ou de baisse font la légitimité ou l’illégitimité des pouvoirs, déterminent leur stabilité ou leur chute. Qu’aurait pensé de cela Blaise Pascal ?

Après la révolution de juillet, l’opinion du mouvement était que le gouvernement des barricades devait déchirer les traités de 1815, réclamer pour la France la frontière du Rhin, appuyer la Pologne dans la revendication de sa nationalité. — Non, dit la Bourse : détestez ces traités, je vous y autorise ; mais respectez-les, ou je me retire. Contentez-vous de la frontière que la Sainte-Alliance vous a assignée, et laissez périr la Pologne : tel est mon plaisir, je le veux. Et Louis-Philippe, serviteur toujours obéissant de la Bourse, trahit la révolution et règne dix-huit ans.

Il y fut trompé pourtant, le fin politique, le roi de la bourgeoisie capitaliste et boursière ; car ce n’est pas tout de suivre attentivement les oscillations de la mercuriale, il faut savoir deviner sa pensée secrète. La Spéculation, en tant que vous la prenez pour organe de l’opinion publique, n’a que deux mots pour exprimer ses jugements, oui ou non, c’est-à-dire hausse ou baisse. L’important est donc de savoir à quelle question répond la Bourse : sans cela vous courez risque d’être pris au dépourvu, comme il arriva à Louis-Philippe.

Jamais la hausse n’avait été aussi constante, aussi forte que pendant les dernières années de ce règne ; jamais non plus la baisse des salaires, la multiplication des faillites, symptômes irrécusables du malaise de la production, ne s’étaient manifestées avec plus d’énergie. De 2,618 qu’avait été en 1840 le nombre des faillites, il s’était élevé à 4,762 en 1847. Il était clair qu’en présence d’une situation commerciale et industrielle aussi calamiteuse, la hausse soutenue des fonds publics ne pouvait plus recevoir la même interprétation. Le capital, chassé de la commandite et de l’hypothèque, se rejetait vers le Trésor ; il commençait cette immense migration à laquelle nous assistons aujourd’hui : c’était la seule conséquence qu’il fût permis d’en tirer. Louis-Philippe crut que la bourgoisie appuyait sa politique, et tint ferme contre l’opposition : sa chute fut le châtiment de son erreur.

La république de 1848 fut victime d’une méprise semblable.

Après le décret du 25 février qui garantissait au peuple le droit au travail, après les prédications du Luxembourg et les journées du 17 mars et du 16 avril, il était évident que la question était posée entre le capital et le salaire ; conséquemment, que la révolution ayant été faite contre le premier et au profit du second, tout abaissement des valeurs capitalistes pouvait et devait, jusqu’au jour d’une liquidation finale, être considéré comme un symptôme heureux pour la révolution, toute hausse comme une reculade. Le peuple de Paris ne s’y trompa point. « C’est signe que nos affaires vont bien, disait-il, quand il y a baisse là-bas ! » Le Gouvernement provisoire, la Commission exécutive et la Constituante furent d’avis contraire. Dès ce moment ni la révolution, ni la république n’avaient une raison suffisante d’existence : elles disparurent.

Depuis que le 10 décembre 1848, et plus encore le 2 décembre 1851, ont donné à la nation la certitude que la pensée révolutionnaire est jusqu’à nouvel ordre évincée, et que les anciens rapports du Capital et du Travail seront maintenus in statu quo, la Bourse a repris sa signification accoutumée, la Spéculation est devenue ce qu’elle avait toujours été, essentiellement conservatrice, et son influence sur le pouvoir a pris un nouvel essor. Son opinion, exprimée en francs et centimes, fait loi et supplée au silence des journaux.

Le bruit court-il que le gouvernement impérial, plus hardi que celui du roi citoyen, se propose de revendiquer la frontière rhénane, d’envahir la Belgique, le duché de Trèves, de réparer le désastre de Waterloo, voire même d’opérer une descente sur la côte d’Angleterre : un avertissement est donné au pouvoir par la Bourse : les fonds baissent, les on dit circulent, l’inquiétude se propage, jusqu’à ce qu’une communication du Moniteur, démentant ces bruits absurdes, vienne témoigner des intentions pacifiques du gouvernement et ramener les esprits.

Jadis tout se faisait par les femmes, aujourd’hui tout se règle par les intérêts. Une rumeur étrange circule et répand la consternation dans le monde privilégié. La vénalité des offices est en danger ! Le gouvernement, cédant à l’on ne sait quelle inspiration, va doubler le nombre des agents de change et changer la condition du notariat !… Le signal d’alarme est donné : les fonds baissent, les commentaires ne sont point épargnés ; le public, qui croit plus à la Bourse qu’à la fortune de César, se dit que le pouvoir n’a plus la confiance du pays. On ralentit les achats et les ventes, on renvoie les ouvriers, la Grève se peuple d’une tourbe menaçante et désœuvrée. — Le Moniteur s’empresse de désavouer des intentions perfides, il accuse la malveillance de ces bruits calomnieux : aussitôt la Bourse répond par des vivat ! Cinquante centimes de hausse, et l’incident est terminé.

Quelques mesures de police à l’occasion de la mauvaise récolte de 1853 et des achats de blé faits par l’administration font craindre aux spéculateurs que le gouvernement, se faisant l’organe des méfiances populaires, n’entrave la liberté du commerce des grains. On se demande s’il aurait la prétention, avec les fonds du Trésor et la marine militaire, de pourvoir seul au déficit ; s’il serait en mesure de transporter et payer 10 millions d’hectolitres de céréales ? À moins de cela, tout ce que le gouvernement pourrait faire contre la spéculation ne servirait qu’à décourager le commerce et à compromettre l’approvisionnement du pays. La Bourse s’agite ; et bientôt des explications officielles viennent calmer les inquiétudes des négociants et rendre l’essor aux transactions. L’entente devient alors si complète, si cordiale entre la spéculation et le pouvoir, qu’elle servira de thème à la première moitié du message impérial. Ce qui depuis un siècle était passé à l’état d’axiome pour les gens instruits, la libre circulation des grains, exprimé par une bouche souveraine, put paraître encore, au vulgaire de 1854, une marque de la sagesse du gouvernement.

Mais c’est surtout dans la question d’Orient que la tenue de la Bourse va nous paraître instructive, et ses significations à l’État, si l’on nous permet ce style d’huissier, pleines d’intérêt.

Depuis 1840 la question d’Orient sommeillait ; et malgré les impatiences de la Russie, la plus proche héritière, peut-être était-il possible de prolonger pendant quelques années encore cette léthargie, d’ailleurs irrémédiable, de l’empire ottoman. Un ambassadeur français, zélé pour la gloire de son prince, peut-être aussi poussé par quelque catholique influence, obtient de la Porte, pour l’empereur Napoléon, un nous ne savons quel droit de protection sur les lieux saints. Chef de l’orthodoxie grecque, le tsar dépêche aussitôt à Constantinople le prince Mentschikoff, pour protester de son mécontentement et exiger des compensations. La Porte, en effet, en se donnant un nouvel ami et protecteur, élevant le conflit entre les deux Églises, diminuait de moitié l’influence de la Russie sur l’Orient. Le sultan se hâte d’offrir satisfaction ; le Russe demande que sa position nouvelle soit garantie par traité. Refus de la Porte, appuyée par l’ambassadeur français ; invasion par l’armée russe des provinces moldo-valaques ; intervention de la flotte anglo-française. L’Europe est menacée d’une guerre générale. Que va penser, que dira, que fera la Bourse, dernier refuge de l’opinion, suppléant à la fois par ses variations thermométriques, la tribune et la presse ? Suivons ses mouvements : le sens en est plus clair que celui des circulaires de M. Drouyn de l’Huys et des memoranda de M. de Nesselrode.

Le taux le plus élevé qu’ait atteint la Bourse de Paris depuis le coup d’État est celui du 16 novembre 1852 : ce jour-là, le 3 0/0 fermait à 85 50 au comptant, 86 75 fin courant ; le 4 ½ 0/0 à 106 15 au comptant, 107 90 fin courant. À cette époque, on se préparait aux élections pour l’empire ; le Moniteur venait de publier les proclamations des réfugiés et le manifeste de Henri V : de telles pièces étaient plus faites pour rallier les intérêts au nouvel ordre de choses que pour leur inspirer le moindre regret. Du reste, rien n’avait été ménagé depuis un an pour rendre aux capitaux la sécurité et l’audace ; l’empire, s’annonçant avec les intentions les plus pacifiques, redoublait la ferveur de la spéculation. Napoléon III, disait-on, ne voulait régner que par et pour la rente et le dividende.

Surgit la question d’Orient : sans doute la raison des intérêts va plier devant la raison d’État ! Détrompez-vous : comme Catilina poussé au désespoir s’écriait en plein Sénat : Incendium meum ruina restinguam, la puissance qui règne à la Bourse semble dire à celle qui commande aux Tuileries : Si tu me brûles, je t’écrase !…

Dès le 17 mars 1853, quinze jours après l’arrivée du prince Mentschikoff à Constantinople, le 3 0/0 n’était plus qu’à 80 80, le 4 ½ à 104. Le 21, à la nouvelle du départ de la flotte française pour la baie de Besica, baisse de 2 fr. Les mêmes dépressions se manifestent à chaque nouvelle alarmante, suivies de vigoureuses reprises à chaque éclaircie de l’horizon. Ainsi le 3 0/0, qui était encore six mois après, le 17 septembre, à 76 90, tombait, le 5 octobre, à la suite de publications menaçantes pour l’Autriche dans les journaux anglais, à 72 70, en baisse de 8 fr. 80 c. depuis la mission du prince Mentschikoff ; puis tout à coup, à la réception de bulletins défavorables aux Turcs, les fonds remontent, et le 12 décembre, jour où fut connu à Paris le désastre de Sinope, le 3 0/0 fermait à 76 10. Quoi donc ! les capitaux français, qui ont applaudi au coup d’État du 2 décembre, qui ont accueilli par une hausse énorme la nouvelle du rétablissement de l’empire, seraient-ils, en moins d’un an, devenus, comme en 1814, partisans de l’étranger ?…

Qui le croirait méconnaîtrait l’essence et le génie du capital.

Le capital est cosmopolite : il ne connaît ni rivalités d’États, ni haines de religions ou de races. Que lui fait par exemple le Saint-Sépulcre ? Il se soucie bien de cette relique !… Vous lui parlez des chrétiens d’Orient. Est-ce, demande-t-il, qu’ils n’eussent pas été protégés tout aussi bien et même mieux par l’empereur des Cosaques que par celui des Français ? — Mais, observez-vous, il s’agit de faire prévaloir l’orthodoxie latine sur l’orthodoxie grecque. — La pièce de 5 fr., comme la loi, est athée, répond le capital. — Quoi ! vous ne voyez pas que le protectorat des Russes serait pour la Sublime-Porte la perte de sa souveraineté ? — C’est l’affaire de la Porte. Tout État qui ne conserve pas assez de vitalité pour subsister sans protection mérite son sort. Cette maxime est celle du pays qui connaît le mieux le gouvernement des intérêts, de l’Angleterre. — Mais l’équilibre européen ? — Que la France, que l’Angleterre et tutti quanti se joignent à la Russie, alors, et prennent leur part du cadavre. Deux ou plusieurs quantités augmentées d’une quantité égale conservent entre elles le même rapport qu’auparavant : c’est de la comptabilité, cela ! Pourquoi ne pas accepter les propositions de Nicolas ? — Assassinat, spoliation ! Où serait la gloire de la France ? — Je ne vous comprends pas, répond le capital…

Toutes ces considérations d’Églises, d’équilibre européen, de protection des faibles contre les forts, sont en effet au-dessous et en dehors de la sphère des idées boursières ; l’esprit mercantile ne s’abaissera pas jusqu’à elles. En toute chose il n’a que deux éléments d’appréciation, dont il ne se départ jamais : le risque couru, l’utilité du résultat. Que risquons-nous, se dit-il, dans une guerre contre la Russie ? C’est que cette guerre, par elle-même déjà si redoutable, se généralise et devienne révolutionnaire. Révolutionnaire ! ce mot dit tout… Quel avantage, au contraire, pourrons-nous attendre du succès, après une si grande consommation d’hommes et d’argent ? Napoléon III lui-même l’a dit, c’est pour lui une question toute de dévouement. En retour de son intervention victorieuse dans le différend turco-russe, la France ne demande à l’Europe que l’honneur de l’avoir servie. D’une part donc, risque énorme de révolution, la banqueroute imminente, la rente flambée ; de l’autre, sacrifices en pure perte, destruction improductive des capitaux, ralentissement du trafic, manque à gagner sur tous les points. Évidemment l’affaire est détestable.

Et maintenant n’est-ce pas la Bourse, toute puissante à Londres, Paris, Vienne, Hambourg, Francfort, Amsterdam, qui, après l’envahissement des provinces Danubiennes, a forcé les ministres de France et d’Angleterre de déclarer que cet envahissement ne serait pas regardé comme casus belli ? N’est-ce pas elle encore qui, après l’entrée des flottes dans la mer Noire, a voulu que cette manifestation fût présentée comme un acte de protection pour la Turquie, nullement comme un fait d’hostilité envers les Russes ? Donc que la Porte cède ; que le tsar se déclare satisfait, et que tout rentre dans le statu quo. Hausse pour la paix, 15 centimes.

Mais les vœux des mortels, même quand ils s’élèvent du sanctuaire de Mammon, sont impuissants contre le destin. Une force supérieure, invisible, inconnue, pèse sur les conseils de l’Europe ; et la Bourse, qui parle de résignation, ne peut faire autre chose que rétrograder.

Le 13 décembre, menaces du parti turcophile, à Londres ; baisse de 25 centimes.

Le 14 et le 15, articles du Times hostiles à la Russie : baisse de 95 cent.

Le 16, on parle de la retraite de lord Aberdeen, dernier espoir d’une solution pacifique  : baisse de 5 cent.

Le 17, ordre à l’amiral Hamelin d’entrer dans la mer Noire : baisse de 35 cent. Le 3 0/0 reste à 74 50.

Chaque probabilité de conflit est accueillie par une baisse désespérée ; chaque dépêche, apportée par le paquebot ou le télégraphe, et révélant une velléité de paix, est saluée par une hausse furieuse. La spéculation agite la diplomatie, qui réagit sur la spéculation. Plus que jamais les hommes d’État protestent de leurs intentions modérées : selon qu’ils se montrent belliqueux ou paisibles, ils reçoivent les applaudissements ou les imprécations des hommes d’affaires. La retraite de lord Palmerston est reçue par 10 cent. de hausse ; l’annonce d’un manifeste guerrier de Napoléon par 40 cent. de baisse. La Bourse, mieux que le conseil des ministres, sait ce qu’elle veut et où elle va : ses oscillations sont plus explicites que tous les protocoles. À ses yeux, une rixe entre les deux empereurs serait infailliblement suivie d’une conflagration européenne, guerre de religion, guerre de races guerre d’États, guerre révolutionnaire ! Or, depuis 1848, la Bourse, un instant à la démocratie, est redevenue absolutiste et conservatrice. Peut-elle permettre à ses chefs, rois et empereurs, de se battre ?…

Les événements se précipitent : 1854 débute par une baisse de 1 fr. 25 : le 3 0/0 reste à 72 20. En vain les journaux d’opinion républicaine prennent parti pour la guerre, et encouragent de leur appui désintéressé le gouvernement impérial ; en vain celui-ci, pour rendre cœur au capital, ordonne une nouvelle transportation de révolutionnaires à Lambessa ; en vain on répand la nouvelle d’une dernière conférence, et l’on se berce de l’espérance que le sultan consentira à traiter seul à seul avec le tsar. Le feu est aux poudres ; les têtes s’enflamment, la presse patriotique, en France et en Angleterre, fulmine contre l’ambition de Nicolas ; défaits en Asie, les Turcs obtiennent quelques avantages sur le Danube. D’oscillation en oscillation, le 3 0/0 tombe, le 2 février, à 67 50.

À ce moment, une étoile de salut semble se lever sur le monde capitaliste, entrepreneur et propriétaire. Le prince Napoléon est envoyé à Bruxelles ; une ligue, une sainte-alliance nouvelle est projetée entre la France, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, la Belgique, la Turquie, et tous les États qui voudront y accéder, contre le tsar. Afin de donner à cette ligne une signification non équivoque, on la proclame tout à la fois contre la Russie et contre la révolution : ni républicaine ni cosaque, tel est le mot d’ordre, renouvelé et modifié de celui de Napoléon à Sainte-Hélène, de cette étrange coalition. Le thermomètre de la Bourse répond à la pensée des diplomates : en trois jours, le 3 0/0 monte de 2 fr. 10, à 69 60.

Mais, ô spéculateurs malavisés, ne voyez-vous pas qu’en retournant les rôles, vous vous jetez dans un système illogique, impossible ? que si le tsar se présente avec tant de confiance à la lutte, c’est qu’il se sent le représentant de 80 millions de Gréco-Slaves, dont la haine séculaire appelle la fin de l’empire turc, et pour qui l’expulsion des Ottomans est la révolution ? que vous prononcer ainsi, et par un même acte, contre la démocratie et le tsarisme, c’est les unir ; que le seul moyen, au contraire, de balancer la révolution en Orient, serait de lui donner satisfaction en Occident ; et que vouloir la refouler dans son double courant par une sainte-alliance insoutenable, c’est entreprendre une tâche plus folle et plus rude que celle des coalisés de 93 ?……

La Bourse, qui tout à l’heure ne voulait rien entendre à la politique d’État, ne saurait être plus touchée de la politique de progrès et de nationalité. Les considérations les plus décisives, les faits les plus écrasants ne produisent sur elle qu’un effet négatif : on peut l’effrayer, on ne la convaincra pas. Elle ira en baisse jusqu’à extinction de capital : elle ne changera pas d’allure et d’opinion. S’allier à la révolution, ce serait embrasser son bourreau. Elle le sait : et plutôt que de s’y résoudre, elle se raccroche à tous les plans, et se résigne à toutes les chances.

Mais, lui criez-vous, vous savez ce qu’il en coûte de combattre une révolution. Voici que déjà le gouvernement demande à la Banque 60 millions ! L’encaisse disparaît, remplacé par la circulation du Trésor. — Hélas ! tant pis, dit la Bourse. Baisse de 90 cent. (8 fév.).

Mais, si vous abandonnez la révolution, craignez que le tsar ne fasse alliance avec elle ; qu’il appelle aux armes tous les brouillons de l’Europe, Hongrois, Polonais, Italiens, comme déjà il vient de faire appel aux Grecs, aux Monténégrins, aux Bosniaques, à ceux de Bulgarie, Servie, Herzégowine ! — Ce serait un grand malheur, répond la Bourse. Baisse de 2 fr. Le 3 0/0 est à 66 (20 février).

Mais cette alliance de la Prusse et de l’Autriche, que vous escomptez depuis huit jours, n’est rien moins qu’assurée. Si la bourgeoisie allemande est hostile à la révolution et aux Russes, la Confédération germanique n’a pas plus d’envie de servir les intérêts anglais : sa politique lui commande la neutralité. — Je le crains fort ! Baisse de 1 fr. 40 cent. (Du 1er au 3 mars.)

Mais ces chrétiens de l’Église grecque, en faveur desquels vous prenez tant de souci, se moquent de votre diplomatie : tout ce qu’ils veulent, comme Manin, c’est que les Turcs, leurs oppresseurs, s’en aillent. — C’est très-fâcheux ! Stagnation absolue des affaires, suspension de payements, emprunt de 250 millions. (Du 4 au 14 mars.)

60 millions pris à la Banque, plus 250 millions versés ou à verser par les 98,000 souscripteurs de l’emprunt font déjà 310 millions effectifs que vous coûte la question d’Orient. Ajoutez la suspension générale des affaires, la non-production et la dépréciation, c’est un milliard d’englouti, et vous n’avez pas encore brûlé une amorce. — C’est désespérant ! Baisse de 4 fr. 20 cent. (Du 14 au 31.)

3 avril. — Les Russes ont passé le Danube sur trois points différents. Ils occupent toute la contrée entre le Danube et la mer Noire. Prises de Matschin, Isakscha, Babadagh, Hirsova, Kustendjé ; marche sur Warna. Attaques furieuses de l’armée russe contre Kalafat : trois redoutes enlevées d’assaut. En même temps, la Russie brûle ses forts sur la côte d’Asie, obstrue les bouches du Danube, ensable les passes dans le golfe de Finlande, fait rentrer à l’intérieur la population de ses villes côtières, et s’apprête à une lutte à outrance. Ce n’est pas un corps de 60,000 hommes qu’il faut pour la réduire, c’est une armée de 500,000 ! À Londres, lord Aberdeen rend hommage à la bonne foi de Nicolas, à la loyauté du memorandum de 1844 ; à Berlin, M. de Vincke, orateur du côté gauche, opposé à l’alliance russe, déclare le tsar le premier parmi ses pairs. Le Times, pour consoler la Bourse, calcule que la guerre d’Orient pourra coûter à l’Angleterre 10 millions sterling, 250 millions de fr. par année, pas davantage. MM. Bright et Cobden accusent les ministres. — Mon Dieu ! s’écrie la Bourse, qu’allait-il faire dans cette maudite galère ? Baisse de 1 fr. 20. Le 3 0/0 est à 61 70 ; le 4 ½ à 88 20. En 17 mois, la baisse totale est de 24 fr. sur le 3 0/0, et de 18 sur le 4 ½……

À quoi servirait de prolonger ce commentaire ? Il est visible que les intérêts, tels que les a reconstitués le 2 décembre, après avoir forcé le gouvernement impérial à se déclarer tout à la fois contre le tsar et contre la révolution, se sentent engagés dans une politique sans issue, et que leur vœu secret est d’en finir au plus vite par le sacrifice de l’empire ottoman, et un concordat amiable entre les puissances protectrices, la Russie, l’Autriche, la Prusse, la France et l’Angleterre. Déjà le gouvernement anglais, par le ministère de son ambassadeur, a fait savoir à la Porte qu’elle eût à opter entre l’abandon des principes erronés du Coran et la retraite de ses puissants alliés, le suicide ou la mort !… Que Paskewitch se dépêche donc d’en finir avec l’armée turque, pendant que les Anglo-Francs occupent Constantinople : alors il ne restera plus qu’à négocier, et la Bourse montera de 10 fr. (Du 3 avril au 1er juin.) Une fois de plus, le fait accompli aura tranché le nœud gordien de la politique ; la Turquie anéantie, par les ravages de ses ennemis, les exigences de ses alliés, l’insurrection de ses sujets, la peur des révolutionnaires, on procédera au partage ; et tous ensemble, le tsar Nicolas, les empereurs Ferdinand et Napoléon, le roi Frédéric-Guillaume et la gracieuse Victoria auront sauvé, par l’inspiration de la Bourse, la civilisation occidentale et l’équilibre européen !…

Tel était, nous osons le dire, en 1855, le vœu secret de la Bourse, vœu parfaitement calculé, s’il laissait à désirer au point de vue de l’humanité et du droit. La fortune en a décidé autrement. L’armée russe, dévorée par les maladies et les fatigues, n’a pu entamer l’empire ottoman, et nos soldats ont emporté la moitié de Sébastopol. Force a donc été aux puissances belligérantes de reprendre haleine : mais la paix de Paris ne résout rien, n’est qu’une suspension d’armes. Malgré toutes les excitations, la Bourse, qui y voit de plus loin que les hommes d’État, ne s’est pas relevée : le 3 0/0 est aujourd’hui, 10 novembre 1856, à 66…


4. Moralisation de la Bourse.


Par la nature même des choses, la Spéculation est ce qu’il y a de plus spontané, de plus incoercible, de plus réfractaire à l’appropriation et au privilége, de plus indomptable au pouvoir, en un mot de plus libre. Infinie dans ses moyens, comme le temps et l’espace, offrant à tous ses trésors et ses mirages, monde transcendant, que l’Ordonnateur souverain a livré aux investigations des mortels, tradidit disputationibus eorum, plus d’une fois le pouvoir, sous prétexte de moralité publique, a essayé d’étendre sur elle sa main réglementaire, et toujours elle l’a convaincu d’ineptie et d’impuissance. Que la presse soit muselée, la librairie tarifée, la poste surveillée, la télégraphie exploitée par l’État, la Spéculation, par l’anarchie qui lui est essentielle, échappe à toutes les constitutions gouvernementales et policières. Entreprendre de placer, sur ce dernier et infaillible truchement de l’opinion, un abat-jour, ce serait vouloir gouverner dans les ténèbres d’Égypte, ténèbres si épaisses, au dire des rabbins, qu’elles éteignaient les lanternes et les bougies !

Comment, par exemple, interdire les marchés à terme ?

Pour défendre les marchés à terme, il faudrait arrêter les oscillations de l’offre et de la demande, c’est-à-dire garantir à la fois au commerce la production, la qualité, le placement et l’invariabilité du prix des choses ; annuler toutes les conditions aléatoires de la production, de la circulation et de la consommation des richesses ; en un mot, supprimer toutes les causes qui excitent l’esprit d’entreprise : chose impossible, contradictoire. L’abus est donc indissolublement lié au principe, à telle enseigne que, pour atteindre l’abus, par toutes voies de prévention, coercition, répression, interdiction, exception, on fait violence au principe ; pour se guérir de la maladie, on se tue.

Il n’y a pour une société, pour un gouvernement, qu’une manière de mettre fin aux abus de la spéculation boursière : c’est, pour les fonds publics, et généralement pour tous placements de capitaux, d’organiser l’amortissement des dettes, ce qui implique une autre organisation du crédit ; en second lieu, de rendre cet amortissement facile par la réduction indéfinie de l’intérêt ; enfin, de faire de l’amortissement, comme autrefois de l’intérêt, la condition sine quâ non de tout emprunt, tant privé que public ; — pour les chemins de fer, les canaux, les mines, les assurances, la Banque, etc., de liquider les sociétés existantes, et de remplacer la commandite des capitalistes par la mutualité des industries et l’association des travailleurs ; — pour les affaires de commerce et de change, d’abolir le monopole des offices et tous priviléges d’intermédiaires ; d’opposer aux efforts de l’agiotage la garantie puissante d’établissements spéciaux fonctionnant pour le compte des communes et du pays ; par ce moyen, de créer un vaste système de publicité, de balance et de contrôle qui déjouerait toutes les ruses de la spéculation improductive.

Mais cette heureuse révolution ne semble pas encore mûre ; l’opinion, celle du moins des intérêts qui pourraient parler, ne l’appelle nullement. Quant aux intérêts qui ne parlent pas, outre que leur silence s’interprète dans le sens des premiers, qui ne sait que tout ce que nous pourrions dire en leur faveur serait accusé d’utopie et de tendance révolutionnaire, et comme tel non avenu ?…

Toutefois, s’il n’y a pas lieu d’espérer, quant à présent, que ni le gouvernement prenne l’initiative de cette réforme, ni le pays émette à cet égard un simple vœu, il peut se faire que l’excès du mal amène le remède, et, comme toutes les institutions vieillies, que la spéculation se purge par l’exagération même et la corruption de son idée.

L’institution des Bourses, dans les centres de commerce et d’industrie, imposait à la bourgeoisie française un triple devoir : envers elle-même, envers les classes travailleuses et pauvres, envers l’État.

Envers elle-même, la bourgeoisie avait à surveiller le mouvement des valeurs mobilières et immobilières, en empêcher la dépréciation et en maintenir l’équilibre ; prévenir les fraudes commerciales, les contrefaçons ; démasquer le charlatanisme, assurer la libre concurrence ; combattre le monopole ; conserver, augmenter les fortunes particulières engagées dans les diverses branches de la production ; encourager les entreprises sérieuses, mettre un frein à l’esprit d’aventure, refréner l’usure, organiser le crédit, stigmatiser et flétrir toute spéculation de pur agiotage, toute fortune acquise par des moyens que réprouve la délicatesse et que condamne un système de garanties réciproques et de loyales transactions.

Envers les travailleurs, l’initiative de toutes les mesures générales qui peuvent affecter le bien-être et l’éducation des masses lui revenait : organisation de l’apprentissage ; soutien, amélioration, équilibre des salaires ; facilités offertes à l’étude ; police et garantie des subsistances, diminution des loyers, admission des ouvriers en participation des bénéfices, création d’un patrimoine populaire, élévation et équation progressive de toutes les classes de citoyens…

Envers l’État, il lui appartenait de procurer, au moyen d’une baisse soutenue des fonds publics, motivée sur le développement d’une commandite lucrative, l’amortissement de la dette ; de régir la douane, l’impôt, la diplomatie ; de couvrir les emprunts, d’empêcher l’aliénation du domaine, et de mettre un frein au favoritisme des subventions, concessions, octrois de priviléges et de primes, qui sont la ruine des gouvernements et le chancre des sociétés.

Pour une bourgeoisie intelligente, généreuse et probe, la Bourse eût été le parlement duquel seraient émanés chaque jour des décrets plus efficaces que toutes les ordonnances des ministres et les lois votées par quatre cent cinquante-neuf représentants. Il n’est police, armée ni tribunaux qui eussent pu se comparer à cette force de la spéculation pour le maintien de l’ordre. Sous un tel régime, le pays avait la possession absolue de lui-même : la non-confiance devenait impossible.

La bourgeoisie, il faut l’avouer, est loin d’avoir compris ces hautes et nobles fonctions. Saisie d’une fièvre de spéculation agioteuse, avide de concessions, de subventions, de priviléges, de primes et de monopoles, elle a considéré la fortune publique comme une proie qui lui était dévolue ; l’impôt comme une branche de son revenu ; les grands instruments du travail national, chemins de fer, canaux, usines, comme les gages de son parasitisme ; la propriété, comme un droit de rapine ; le commerce, l’industrie, la Banque, comme des façons naturelles d’exploiter le peuple et de pressurer le pays. À force de prélibations, d’anticipations, de réalisations, d’usures, d’escomptes, elle donne au monde le spectacle d’un débauché qui, au lieu de faire valoir en bon père de famille l’héritage de ses ancêtres, améliorant le fonds et ne consommant qu’une partie du revenu, dévore tout en viager.

N’est-il pas monstrueux, en effet, de voir cette opération si utile, si morale, quand elle ne s’applique qu’à de médiocres valeurs, à de courtes échéances, l’escompte, devenu général et systématiquement appliqué à des opérations dont l’importance se compte par centaines de millions, et la durée de 50 à 99 ans ? Une ligne de fer est à peine concédée par le gouvernement, que les premiers souscripteurs, portant leurs titres à la Bourse, les vendent avec prime, réalisent : le produit de vingt, trente et quarante années est escompté, encaissé comme si déjà il existait, livré au parasitisme, qui se gorge sans vergogne, à la barbe du prolétaire confondu. Les prodigalités, les dilapidations, les anticipations, qui amenèrent la chute de la monarchie en 89, amèneront tôt ou tard la faillite de la bourgeoisie : déjà la Bourse, aux yeux d’un observateur attentif, en manifeste les symptômes, et la Bourse ne trompe jamais :


Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.


De ces mœurs nouvelles, irrémédiables, qui infectent notre bourgeoisie, sont nés le dégoût du travail, l’incapacité dans les affaires sérieuses, la surexcitation de l’avarice, l’abaissement des consciences, et ces inspirations de la lâcheté qui, depuis 1830, refluant sans cesse des classes moyennes vers les régions supérieures, caractérisent la politique de nos déplorables ministères. Louis-Philippe fut le grand procurateur de cette politique, qui malheureusement n’a pas pris fin avec son règne…… Que la bourgeoisie exalte ce roi et le canonise : elle n’a pas le droit de l’accuser. Mais la France lui doit la dépravation de ses mœurs, l’éclipse de son génie, l’avilissement de son nom, une évolution républicaine sans énergie, sans idée et sans gloire, et peut-être, dans un avenir que nul n’oserait dire éloigné, la perspective d’une révolution sociale.

L’antique haine, qui, sous l’ancienne monarchie, s’attachait au traitant, s’est généralisée : elle frappe, comme une réprobation, le monde bourgeois. L’ouvrier, enfermé dans le cercle étroit des salaires, a deviné le secret de tant de scandaleuses opulences. Il ne se dit point que le patronat, qu’il déteste, a aussi ses amertumes ; que tout n’est pas vol dans la richesse acquise par des entreprises périlleuses, par des spéculations utiles, par une action loyale et intelligente des capitaux ; et qu’après tout, la modeste existence d’un ouvrier habile, rangé et irresponsable, vaut autant pour la réalité du bien-être que la fortune plus ou moins factice d’un entrepreneur consumé d’ennuis et de veilles. L’ouvrier enveloppe de sa haine socialiste tout ce qui dépasse sa condition, et qu’il s’est accoutumé, sans justice, mais par la faute des classes supérieures, à regarder comme ennemi.

La scission entre la bourgeoisie et le prolétariat, de jour en jour plus apparente, est, on peut le dire, irrévocable. Nous en avons dit les causes fatales : ce sont les abus qui accompagnent la Production dans ses quatre facultés essentielles, le Travail, le Capital, l’Échange, et, par dessus tout, la Spéculation. En traçant, d’une plume rapide, le rôle que le cours du siècle et la nécessité des choses imposent à la classe bourgeoise, nous avons indiqué sommairement aussi le remède au cataclysme révolutionnaire qui menace d’engloutir la France. L’objet de ce travail ne nous permet pas de pousser plus loin nos investigations.


Notre but, en offrant au public cet abrégé de la statistique spéculative, a été de servir les intérêts de toute nature que peuvent compromettre, sans qu’ils s’en doutent, les fluctuations boursières. Le rentier, qui vit sur la foi de son inscription ; l’actionnaire, qui compte sur son dividende ; le propriétaire foncier, dont l’avoir est tout en terres et en maisons ; le commerçant, dont la sécurité repose sur l’éventualité des bénéfices ; le père de famille, qui cherche, pour l’établissement de ses fils, pour la dot de ses filles, le placement le plus solide et le plus productif ; tous ceux dont la fortune est engagée, soit dans les fonds publics, soit dans les entreprises industrielles, soit dans des propriétés rurales ou urbaines, et qui trop souvent oublient que cette fortune change incessamment, tant en capital qu’en intérêts, par les mouvements quotidiens de la Bourse ; tout ce monde, étranger pour la plupart à la spéculation, a besoin cependant d’en connaître à peu près les objets, d’en observer les oscillations et d’en prévoir les résultats. Tous, tant que nous sommes, jusqu’au simple journalier, nous gagnons ou nous perdons chaque jour quelque chose à la Bourse : pour l’un c’est le capital qui s’accroît de valeur ou se déprécie, pour l’autre c’est le revenu ; pour celui-ci c’est le prix de ses marchandises, pour celui-là c’est la valeur des matières premières ; pour tous c’est la mercuriale des subsistances qui monte ou qui baisse, et par conséquent le salaire qui diminue ou qui augmente.


Un Manuel du Spéculateur doit contenir :

1o Les lois qui régissent la Bourse et ses divers agents, le sens général et le détail des opérations, leur moralité, leur influence, les combinaisons de vente et d’achat, l’époque et le mode des liquidations, en un mot, les formes, rubriques et procédures de la Spéculation ;

2o Une notice claire et complète des effets formant la matière de la Spéculation ; leur origine, leur gage, leur valeur réelle, c’est-à-dire une monographie de chaque espèce de fonds cotés au parquet.

Notre ouvrage se divise donc en deux parties principales : 1o Formes de la Spéculation ; 2o Matière de la Spéculation.