Manuel de la parole/15/77

J.-P. Garneau (p. 284-286).

MAHOMET


Six siècles s’étaient écoulés depuis la prédication de l’Évangile. À ce moment, dans un coin du globe séparé de tout le reste par des solitudes de sable, entre l’Égypte et la Palestine, au sein d’une race qui descendait d’Abraham et qui en avait conservé la glorieuse tradition, à l’ombre du nom le plus gracieux qui ait jamais désigné à l’oreille de l’homme une patrie, dans l’Arabie enfin, un homme naquit. Il venait tard pour fonder une doctrine ; car il venait après le Christ, lorsque déjà tout l’empire romain obéissait à la croix, et que les branches de cet arbre vigoureux se croisaient de la Syrie à l’Égypte et à l’Abyssinie. Il n’eut pas peur cependant ; il connut l’Évangile ; il jugea, en le lisant, l’infériorité morale de son pays, partagé entre l’idolâtrie et les souvenirs abrahamiques, et, sans accepter le joug du Christ, dédaignant le rôle d’hérésiarque aussi bien que celui de fidèle, il se posa entre le monde ancien qui expirait et le monde nouveau qui surgissait de toutes parts, espérant les écraser tous les deux, et se faire, sur leur double ruine, le précepteur dernier et le dominateur unique du genre humain. Il fonda l’Islam, que l’on a bien pu appeler une hérésie, à cause de certaines ressemblances manifestes avec le système chrétien, mais qui s’en sépare par la négation absolue de la Trinité et de la divinité de Jésus-Christ, et qui n’est au fond qu’un déisme traditionnel ayant pour type plus ou moins exact les croyances et les mœurs de l’époque patriarcale.

Le nom d’Abraham remplit le Coran tout entier ; il est la vie de l’Islam. C’est Abraham que Mahomet a voulu substituer à Jésus-Christ ; c’est par Abraham qu’il a espéré renverser à la fois le christianisme et l’idolâtrie ; Abraham a été pour lui ce que les premiers siècles chrétiens ont été plus tard pour Luther. Mahomet s’était retourné vers le passé, et y avait choisi un point qu’il estimait le vrai point du temps et de la vérité.

Il réussit, Messieurs ; il fonda sa doctrine, et, après douze cents ans, plusieurs peuples datent encore leur histoire par son hégire victorieux. Mais qu’en est-il résulté pour les mœurs ? Quel a été, sous le rapport de la chasteté, le fruit de cette mémorable fondation ? Je n’ai pas besoin de vous le dire, Messieurs ; vous connaissez l’affreuse dépravation des peuples mahométans, tombés au-dessous des mœurs de la Grèce et de Rome, vivant, en vertu de leur loi, dans la polygamie la plus effrénée, ayant abaissé la femme dans une servitude et une honte plus grandes que ne les lui avait faites la société païenne, et affichant des excès qu’aucune parole ne saurait retracer.

Et ne croyez pas que Mahomet l’ait voulu. Non, Messieurs, Mahomet ne l’a pas voulu : Mahomet, comme tout fondateur, a voulu élever son peuple, et il y a réussi sous certains rapports. Il est manifeste que son intention et son orgueil étaient de rappeler à la vie la civilisation transitoire des patriarches, et la polygamie en est une démonstration, aussi bien que l’esprit d’hospitalité qui respire dans le Coran. Mahomet n’a pas voulu corrompre l’Arabie, mais la régénérer, la ramener au temps de ses célèbres et pieux ancêtres. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait en réalité ? Parce qu’il n’a pas pu. Ni son cœur n’a été assez pur, ni sa main n’a été assez forte pour imposer aux populations qu’il prétendait régir, la sainteté et la chasteté. L’Arabe, comme un cheval indompté, a bien obéi à son maître, quand ce maître l’a lancé par le monde, avec un coup d’éperon qui lui promettait la victoire ; il s’est bien jeté, la tête ardente, les jarrets souples, le poil hérissé, pour niveler les peuples sous son puissant passage ; mais quand il a fallu lui mettre à la bouche le frein de la pureté, il en a broyé les anneaux d’acier, et il s’est trouvé que la doctrine qui le poussait à la conquête du monde était une doctrine moins fortement trempée que ses muscles et son poitrail.

R. P. Lacordaire.