Manuel de la parole/15/68

J.-P. Garneau (p. 270-272).

LA BATAILLE DE WATERLOO


Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire ;
Il avait l’offensive et presque la victoire ;
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
La lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : « Grouchy ! » — C’était Blücher.
L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme.
La mêlée, en hurlant, grandit comme une flamme.
La batterie anglaise écrasa nos carrés.
La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,
Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
Gouffre où les régiments, comme des pans de murs,
Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
Les hauts tambours majors aux panaches énormes,
Où l’on n’entrevoyait que blessures difformes !
Carnage affreux ! moment fatal ! L’homme, inquiet,
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.

Derrière un mamelon, la garde était massée.
La garde ! espoir suprême et suprême pensée !
« Allons ! faites donner la garde, » cria-t-il.
Et lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
Portant le noir kolback ou le casque poli,
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
Leur bouche, d’un seul cri, dit : « Vive l’Empereur ! »
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.
Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
Regardait, et, sitôt qu’ils avaient débouché
Sous les sombres canons crachant des jets de souffre,
Voyait, l’un après l’autre, en cet horrible gouffre,
Fondre ses régiments de granit et d’acier,
Comme fond une cire au souffle d’un brasier.
Ils allaient, l’arme au bras, front haut, graves, stoïques.
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps
Et regardait mourir la garde. C’est alors
Qu’élevant tout à coup sa voix désespérée,
La Déroute, géante à la face effarée,
Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
Changeant subitement les drapeaux en haillons,
A de certains moments, spectre fait de fumées,
Se lève grandissante au milieu des armées,
La Déroute apparut au soldat qui s’émeut,
Et se tordant les bras, cria : « Sauve qui peut ! »
Sauve qui peut : affront ! horreur ! toutes les bouches
Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
Comme si quelque souffle avait passé sur eux,
Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,

Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !

Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! — En un clin d’œil,

Comme s’envole au vent une paille enflammée,
S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée.
Et cette plaine, hélas ! où l’on rêve aujourd’hui,
Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui !
Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
Tremble encor d’avoir vu la fuite des géants.

Victor Hugo.