Manuel de la parole/15/56

J.-P. Garneau (p. 246-250).

PIERROT STATUE


Un jour, en digérant, les coudes sur la table,
Pierrot, l’ami Pierrot, après un coup de vin,
D’un vin de Jurançon qu’il trouva détestable
(Il en aurait moins bu qu’il l’eût trouvé divin),
Donc un beau jour, Pierrot, cet esprit famélique,
Ayant de ses deux mains frotté ses deux gros yeux,
Après un bâillement presque mélancolique,
Se tint à lui tout seul ce langage ennuyeux :

« Qui suis-je, moi ? Pierrot, — un enfant d’Italie,
Mais un enfant gâté, très connu, très aimé ;
Mon nom, comme un grelot qui sonne la folie,
Réveille le plaisir par le rire embaumé.
Que je montre ou mon nez, ou mon dos, ou ma face ;
Que je lève le pied, que je croise les bras ;
Que je sois immobile, agité ; que je fasse
De modestes saluts ou de grands embarras ;

« Que j’aille à droite, à gauche, en Allemagne, en Chine ;
Que je veille la nuit, que je dorme le jour ;
Que je donne aux passants de grands coups sur l’échine,
Que, de même, parfois j’en reçoive à mon tour ;
Que, sans aucun respect, sous la table je roule,
Toujours on est heureux, et ma franche gaîté,
Comme un phare éclatant illumine la foule,
Cet imposant berceau de ma célébrité.

« Or, je suis un héros, — le héros du sourire ;
Un héros sans valeur, rien n’est mieux constaté.
La valeur, qu’est-ce ? un mot, et bien souvent c’est pire :
Un mensonge, — un habit plus ou moins mal porté.
D’ailleurs, c’est à mon sens avoir un grand courage,
Que d’oser franchement dire qu’on n’en a pas.
Que de gens aujourd’hui qu’en public on outrage,
Sont plus lâches que moi sans reculer d’un pas !

« Donc je sais un héros ! Tout héros qu’on renomme
Doit savoir à peu près ce qu’on pense de lui ;
L’homme, si grand qu’il soit, n’en est pas moins un homme,
Et l’orgueil ici-bas est son plus ferme appui.
La gloire sans éclat, c’est l’ombre, le silence,
La chanson sans écho, le miroir sans reflet ;
À quoi bon et pourquoi ? Rien n’est plus doux, je pense,
Que d’entendre le bruit qu’autour de soi l’on fait. »

Après ce long discours, pour mieux reprendre haleine,
Pierrot, l’ami Pierrot, prestement avisa
Au fond d’un buffet noir une bouteille pleine.
Alors, pleine il la prit et vide il la posa.
Après quoi, mieux lesté, recouvrant la parole,
Il dit : « C’est décidé, je poursuis mon projet. »
Et mettant son chapeau, comme un oiseau s’envole,
Il quitta sa maison, le vieux-mauvais sujet.

« Pour connaître, dit-il, en somme il faut apprendre ;
Pour apprendre, écouter ; de plus, retenir. Bien !
Le tout est de savoir comment je dois m’y prendre…
Aidez-moi, mon cerveau, je n’y comprends plus rien. »
De nouveau, le cher homme interrompt sa harangue,
Mais sans boire : un ruisseau seul à ses pieds coulait…
Et, sur sa bouche en cœur faisant glisser sa langue,
Il redit : « Aidez-moi, mon cerveau, s’il vous plaît. »

Soudain, aplatissant sa coiffure pointue
Sur son front : « J’ai trouvé ! s’écria-t-il, joyeux.
De mon individu faisons une statue,
Et soyons attentif de l’oreille et des yeux.
Les badauds, me croyant ou de marbre ou de plâtre,
Diront sans hésiter si je leur plais ou non,
Et sur mon piédestal, encor mieux qu’au théâtre,
J’entendrai les récits que l’on fait sur mon nom. »

Sur ce, l’ami Pierrot, tout rempli de farine,
Tout pimpant, tout gonflé d’orgueil et de vin vieux,

Se fit un piédestal d’une borne en ruine,
Et sur ce dur tréteau s’élança radieux ;
Puis, pour se mieux complaire en sa métamorphose ;
Se drapant dans les plis de son ajustement,
D’un vieux consul romain il prit la noble pose
Et, d’aplomb sur ses pieds, se campa fièrement.

Dès qu’il fut bien posté sur ce trône rustique,
Ferme et droit comme un pieu dans la terre enfoncé,
Immobile surtout comme un pilier gothique,
Ou bien comme un pantin dont le fil est cassé,
Notre héros, ce niais, ce bélître, cet âne,
Attendit plein d’espoir et pressé d’en finir.
Le bonhomme eût voulu connaître la sœur Anne,
Pour lui dire : « Ma sœur, ne vois-tu rien venir ? »

Enfin quelqu’un passa ; c’était le beau Léandre.
Ce burlesque Narcisse, après s’être admiré,
Jeta sur la statue un regard doux et tendre
Que pour sa chère image il avait préparé.
Quant à l’ami Pierrot, il aspirait d’avance
L’encens de la louange et déjà s’enivrait
De ce parfum d’orgueil dont l’homme abuse en France,
Et, pour s’en mieux repaître, il se tenait tout prêt.

« Oh ! s’écria Léandre, ajustant sa frisure,
Quel est donc le maraud, le cuistre, le pendard,
Qui fit effrontément une pareille ordure !
Cet artiste, à coup sûr, ne savait point son art.
Son bonhomme est fort laid ; le plus pauvre invalide
Est cent fois mieux bâti dans sa difformité.
Le torse est ridicule, et la tête est stupide.
Pour une telle horreur, que de marbre gâté !

« Adieu, maigre statue, il faudra te refaire. »
Et Léandre partit après ce dernier mot.
Quant à Pierrot, ma foi, messieurs, en cette affaire,
Je vous laisse à penser ce que pensa Pierrot.

Dame Confusion voulut, par convenance,
Lui rougir le visage. Ô prodige accablant !
Sur cet indigne front couronné d’insolence
Le rouge ne prit pas, et Pierrot resta blanc.

Mais il fut tout honteux d’une telle chicane,
Honteux comme un Pierrot peut l’être : indifférent
Aux blessures du cœur, son plus chétif organe,
L’estomac seul était ce qu’il avait de grand.
Figurez-vous, messieurs, pour en avoir l’image,
Un vrai garde-manger, un buffet, même un four,
Un… Mais, chut ! j’aperçois un nouveau personnage
Qui, pour venir vers nous, fait un large détour.

C’est un chien, à poil ras… Il s’arrête, il regarde,
Et soudain, sans façon, le maudit animal,
Au pied de la borne où Pierrot monte la garde,
Comme un vrai chien qu’il est, se comporte assez mal.
Le plus, considérant, sans politesse aucune,
De ce blême orgueilleux les traits enfarinés,
Il croit tout simplement reconnaître la lune
Et se met aussitôt à lui japper au nez.

Et puis, c’est un oiseau qui vient sur son épaule
Becqueter pour son nid quelque léger duvet.
« N’as-tu pas honte, hélas ! lui dit l’oiseau, vieux drôle,
De cet air martial que ton orgueil revêt ? »
Et puis l’oiseau s’envole. Un autre le remplace :
C’est un joyeux pierrot, son frère par le nom :
« Eh quoi ! mon homonyme, encore à cette place !
Qu’y fais-tu ? de l’esprit ? Je suppose que non. »

La conversation fut vite interrompue
Par deux individus qui causaient librement.
C’étaient le vieux Cassandre à la tête crépue,
Et son gendre Arlequin, ce négrillon charmant.
Pierrot en les voyant fit un peu la grimace,
Puis soudain il reprit son immobilité.

« Tubleu ! dit Arlequin, je connais cette face !
— Je la connais aussi, fit Cassandre irrité.

C’est l’horrible Pierrot. — Sangodemi ! beau-père,
Reprit mons Arlequin, parlons bas, s’il vous plaît.
Nous allons tous les deux rire avec le compère,
Et tous deux le traiter comme un rustre qu’il est. »
Puis, tout haut, Arlequin ajoute d’un air tendre :
« Beau-père, voyez donc ce chef-d’œuvre parlant,
Ce portrait de Pierrot. — C’est vrai, répond Cassandre,
L’artiste qui l’a fait avait un fier talent.

Certe, il est évident que ce chef-d’œuvre rare
Est taillé dans l’albâtre. — Oh ! non, dit Arlequin,
C’est du marbre tout pur, du marbre de Carrare ;
Voyez sa dureté. » Notre rusé coquin
Accompagne ces mots d’un grand coup de sa batte,
Que notre ami reçoit tout en se consolant ;
Mais Cassandre aussitôt d’un coup de poing constate
Que Pierrot est d’albâtre et non de marbre blanc.

« Non, reprend Arlequin, non, moins lisse est l’albâtre ; »
Et, paf ! à la statue il donne deux soufflets.
Puis Cassandre, affirmant qu’elle doit être en plâtre,
D’un large coup de pied lui meurtrit les mollets.
Enfin, pour en finir, dans leur ardeur guerrière,
Ferme, sur ce grand corps d’outrage éclaboussé,
Ils discutent tous deux de si bonne manière,
Que de son piédestal Pierrot est renversé !

Tel est le dernier mot de ce récit burlesque,
D’où la moralité surgit sans accident.
Vous la dire, messieurs, serait trop pédantesque ;
Ne vous en point parler est peut-être imprudent.
Néanmoins, sans remords je me tais pour ma gloire ;
Mais si, par grand hasard, vous connaissiez un sot,
En deux mots seulement contez-lui mon histoire,
Et souvenez-vous bien de notre ami Pierrot.

Léopold Laluyé