Manuel de la parole/15/33

J.-P. Garneau (p. 209-210).

L’AÏEULE


À la mère de ma mère.

Elle est vieille, voûtée, et ses cheveux sont blancs…
La vie a sur son front gravé plus d’une ride ;
Elle est toujours active et toujours intrépide,
Mais son pas est moins sûr, ses gestes sont tremblants.

La voix se casse un peu ; mais elle est douce encore
Et révèle à la fois sa bonté, sa raison.
Nul, comme elle, ne sait gouverner la maison.
Elle a plus de deux fois mon âge… et je l’adore.

Quand dans le grand fauteuil, au coin du feu, chez nous,
À tricoter son bas je la vois occupée,
Ou bien consolidant quelque bras de poupée,
Souvent je suis tenté de me mettre à genoux.

C’est qu’en effet Elle est la sainte, Elle est l’aïeule ;
C’est elle le bon sens, la vertu, le devoir…
Ah ! comme les enfants, sûrs de son bon vouloir,
Courent l’accaparer dès qu’ils la savent seule.

« J’ai taché mon sarrau, fait Janot soucieux,
Tu sais, il ne faut pas que personne le sache.
— J’ai déchiré mon col ! » Grand’mère ôte la tache,
Et reprise l’accroc malgré ses mauvais yeux.

« Grand’mère, maintenant, chante-nous quelque chose. »
La bonne vieille grand entonne en tremblotant
Quelque tendre refrain de dix-sept cent… et tant,
Que les marmots ravis écoutent, bouche close.

« À présent, laissez-moi travailler un moment…
— Oh ! non… non… grand’maman, conte-nous une histoire ! »
Elle cède, et, puisant dans son vieux répertoire,
Leur dit, sans les lasser, la Belle-au-Bois-dormant

Ou le Petit-Poucet ou le Chaperon-Rouge ;
Elle connaît si bien le bonhomme Perrault !
Ils déclarent toujours que « ça finit trop tôt ! »
Et personne, pendant ce long récit, ne bouge.

Ainsi qu’eux autrefois (que ce temps est lointain !)
Je me vois à ses pieds et buvant sa parole ;
C’est elle qui d’abord fut mon maître d’école,
Elle qui me veillait du soir jusqu’au matin.

Tout âgé que je suis, — j’ai dépassé trente ans ! —
Les jours d’exil finis, quand, l’ivresse dans l’âme,
Je reviens au logis, près de la sainte femme,
Je me crois quelquefois encore au bon vieux temps ;

Et comme en ce temps-là, (j’en fais l’aveu sans honte)
Je m’asseois doucement sur ses pauvres genoux.
« C’est moi… Me revoilà, ma grand’mère. Dis-nous
Un beau conte, veux-tu ? — Que je te dise un conte ?…

À ton âge !… il est fou !… non, tu n’y penses pas !
— Mais si, faut-il t’aider ? » Je lui glisse à l’oreille :
« Ma grand’mère, que vous avez donc de grands bras !…
— C’est pour mieux t’embrasser ! » répond la chère vieille.

Charles Ségard.