Manuel de la parole/15/13

J.-P. Garneau (p. 179-180).

L’OURS ET LES DEUX COMPAGNONS


MaisDeux compagnons, pressés d’argent,
MaisÀ leur voisin fourreur vendirent
MaisLa peau d’un ours encor vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le roi des ours, au compte de ces gens.
Le marchand à sa peau devait faire fortune ;
Elle garantirait des froids les plus cuisants ;
On en pourrait tirer plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses moutons qu’eux leur ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix et se mettent en quête,
Trouvent l’ours qui s’avance et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D’intérêts contre l’ours, on n’en dit pas un mot.

L’un des deux compagnons grimpe au faîte d’un arbre ;
MaisL’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
MaisAyant quelque part ouï dire
MaisQue l’ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut ni ne respire.
Seigneur ours, comme un sot, donna dans ce panneau :
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie ;
MaisEt de peur de supercherie,
Le tourne, le retourne, approche son museau,
MaisFlaire au passage de l’haleine.
« C’est, dit-il, un cadavre ; ôtons-nous, car il sent. »
À ces mots, l’ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux marchands de son arbre descend,
Court à son compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
« Eh bien ! ajouta-t-il, la peau de l’animal ?
MaisMais que t’a-t-il dit à l’oreille ?
MaisCar il t’approchait de bien près,
MaisTe retournant avec sa serre.
Mais— Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre. »

La Fontaine.