Manuel d’Épictète (trad. Guyau)/Texte entier

Nouvelle collection d’ouvrages philosophiques


Manuel

d’Épictète
Traduction nouvelle
suivie d’extraits
des entretiens d’Épictète et des pensées de Marc-Aurèle
avec une
étude sur la philosophie d’Épictète
par
M.  Guyau
professeur de philosophie
PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE
58, rue des écoles, 58

1875


Étude
sur la philosophie d’Épictète



I

Devoirs de l’homme envers lui-même.
Théorie de la liberté.

La liberté, se gouvernant elle-même et se donnant à elle-même sa loi, ἐλευθερία, αὐτεξούσιόν τι καὶ αὐτόνομον[1], telle est l’idée qui, après avoir été trop souvent négligée ou méconnue par la philosophie ancienne, devient dominante dans la doctrine d’Épictète.

Être libre, c’est le bien suprême[2] ; que l’homme étudie donc avant tout l’essence de la liberté, et, pour la connaître qu’il « se connaisse lui-même, » suivant l’antique précepte non moins cher aux stoïciens qu’aux socratiques[3]. Tout d’abord, lui qui par sa nature aspire à être libre, il s’apercevra qu’il est esclave : esclave de son corps, des biens qu’il recherche, des dignités qu’il ambitionne, des hommes qu’il flatte ; esclave, « alors même que douze faisceaux marcheraient devant lui[4] » Cet esclavage moral constitue à la fois le vice et le malheur : car, « comme la liberté n’est qu’un nom de la vertu, l’esclavage n’est qu’un nom « du vice[5]. »

Celui qui se sera reconnu ainsi « mauvais et esclave » aura fait le premier pas vers la vertu et la liberté[6]. Le stoïcien n’a plus qu’à lui dire : « Cherche, et tu trouveras : ζήτει, καὶ εὑρήσεις[7]. » Mais l’homme ne doit pas chercher la liberté dans les choses du dehors, dans son corps, dans ses biens : car tout cela est esclave. — « N’as-tu donc rien dont tu sois le maître (οὐδὲν αὐτεξούσιον) ? — Je ne sais pas. — Peut-on te forcer à approuver ce qui est faux ? — Non. — Quelqu’un peut-il te forcer à vouloir ce que tu ne veux pas ? — On le peut, car, en me menaçant de la mort ou de la prison, on me force à vouloir. — Mais si tu méprisais la mort ou la prison, t’inquiéterais-tu encore de ces menaces ? — Non. — Mépriser la mort est-il en ton pouvoir ? — Oui. — Ta volonté est affranchie[8]. »

Ainsi il existe en nous, et en nous seuls, quelque chose d’indépendant ; notre puissance de juger et de vouloir. La liberté de l’âme est placée hors de toute atteinte extérieure, ἡ προαίρεσις ἀνανάγκαστος[9] ; elle échappe au pouvoir des choses et des hommes ; car « qui pourrait triompher d’une de nos volontés, sinon notre volonté même ? » Bien plus, elle échappe au pouvoir des dieux : Jupiter, qui nous a donné la liberté, ne saurait nous l’ôter ; ce don divin ne peut, comme les dons matériels, se reprendre. C’est donc là que l’homme trouve son point d’appui, c’est de là qu’il doit se relever. « Si c’était une tromperie, s’écrie Épictète, de croire, sur la foi de ses maîtres, qu’en dehors de notre libre-arbitre rien ne nous intéresse, je voudrais encore, moi, de cette illusion[10]. »

Le seul obstacle pour l’homme, son seul ennemi, c’est lui-même : lui-même, il se dresse, sans le savoir, les embûches où il tombe[11]. C’est que chez l’homme, outre la faculté de juger et de vouloir, se trouve l’imagination : quoique les choses en elles-mêmes ne puissent rien sur nous, cependant, par l’intermédiaire des images ou représentations (φαντασίαι) qu’elles nous envoient, elles n’ont que trop de puissance. Ces représentations entraînent, ravissent avec elles notre volonté (συναρπάζουσι). Là est le mal, là est l’esclavage.

Heureusement ce mal et cet esclavage sont tout intérieurs ; ils portent leur remède avec eux-mêmes. Ce qui fait la puissance des représentations sensibles, c’est la valeur que nous leur accordons, le consentement que nous leur donnons (συγκατάθεσις) ; rejetons-les, et elles ne pourront plus rien sur nous. À chaque imagination, à chaque apparence qui se présente, disons donc : « Tu es apparence, nullement l’objet que tu parais être[12] ; » aussitôt elle deviendra impuissante à nous émouvoir et à nous entraver. « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont point les choses, mais leurs jugements sur les choses[13]. »

Ici apparaît un des côtés les plus originaux de la doctrine stoïcienne : les objets extérieurs sont par eux-mêmes complètement indifférents ; dans notre volonté réside essentiellement le bien, dans notre volonté, le mal[14]. Notre volonté seule pourra donc, par son consentement ou son refus, donner aux choses leur prix, et rendre les unes dignes d’être préférées, les autres d’être évitées. Nous recevons passivement des objets extérieurs nos représentations et nos idées ; mais, d’autre part, les objets reçoivent de nous leur qualité. Le plaisir sensible, par exemple, si on le prend à part, est indifférent ; indifférente aussi la douleur ; mais, que je fasse du plaisir un usage conforme à ma liberté et à la raison, le plaisir devient un bien. De même, que je fasse un bon usage de la douleur, la douleur devient un bien. Ainsi la volonté « tire le bien de tout. » Le fait des choses est de nous fournir nos représentations ; notre tâche, à nous, est d’« user de ces représentations[15]. » Les images du dehors sont la matière indifférente sur laquelle nous imprimons la marque de notre volonté bonne ou mauvaise, comme les souverains impriment leur effigie sur la monnaie, et c’est cette marque qui fait la valeur des choses[16].

La volonté porte donc en elle tout bien et tout mal : « Regarde au dedans de toi, dira Marc-Aurèle ; c’est au dedans de toi qu’est la source du bien, une source intarissable pourvu que tu fouilles toujours. » Marc-Aurèle comparera encore la volonté humaine à une flamme qui peut seule rendre flamme et lumière tous les objets tombés dans son foyer.

Comme les objets extérieurs sont indifférents, les actions extérieures ne sont elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, si on les sépare de la volonté raisonnable qui les produit. « Quelqu’un se baigne de bonne heure : ne dis pas qu’il fait mal, mais qu’il se baigne de bonne heure : car, avant de connaître le jugement d’après lequel il agit, que sais-tu s’il fait mal[17] ? » « Serait-ce donc que tout est bien ? Non, mais ce qui est bien, c’est ce que l’on fait en pensant bien ; ce qui est mal, ce que l’on fait en pensant mal[18]. » — Ainsi, dans cette doctrine la raison et la volonté se distinguent et se dégagent des choses sur lesquelles elles agissent ; nos actions ne doivent pas être jugées d’après leurs conséquences agréables ou pénibles, mais d’après l’intention qui les a inspirées ; l’homme ne peut trouver sa condamnation ou sa justification dans les choses, mais seulement dans sa conscience.

Le mal sensible, qui n’a point d’existence au dehors de nous, se ramène en nous à deux formes de notre activité : le désir et l’aversion (ὄρεξις, ἔκκλισις).

Ce qui nous rend, par exemple, la mort et la douleur pénibles, c’est d’une part que nous les prenons en aversion, d’autre part que nous désirons leurs contraires. Craignant la mort et la douleur, nous en venons aussitôt à craindre les hommes qui disposent de la douleur et de la mort : nous voilà esclaves, « nous attendons notre maître » : il arrivera tôt ou tard ; car, dit Épictète, nous avons jeté entre les choses extérieures et nous le « pont » par où il doit passer. — Au contraire, si nous ne désirons et ne prenons en aversion que ce qu’il dépend de nous d’obtenir ou de fuir, nous aurons par là même placé notre liberté au-dessus des maux sensibles et hors d’atteinte.

Supprimer en soi tout désir et toute aversion pour les choses extérieures, « c’est donc là le point principal, le point qui presse le plus. » Celui qui veut devenir un sage doit tout d’abord arrêter ces mouvements confus de désir ou de crainte qui l’agitaient ; il doit, pour ainsi dire, revenir au repos. Mais se contentera-t-il de ce repos intérieur, de cette apathie (ἀπάθεια) qu’il a réalisée en lui ? L’épicurien, quand il n’a plus ni désirs ni craintes, croyant posséder dès lors le suprême bien, se retire en lui-même, et, à jamais immobile, jouit de lui-même ; le stoïcien, au contraire, ne considère cette apathie que comme le premier degré du progrès (προκοπή) . S’il a supprimé en lui-même la sensibilité, c’est pour laisser toute place libre à sa volonté. « Car, dit Épictète, il ne faut pas rester insensible comme une statue, mais il faut remplir nos obligations naturelles et adventices, soit au nom de la piété, soit comme fils, comme frère, comme père, comme citoyen[19]. » C’est donc le sentiment du devoir à accomplir, du « convenable » (καθῆκον) à réaliser, qui seul appelle le stoïcien du repos à l’action. Ni désir ni aversion ne le poussent ; il les a préalablement « enlevés de lui-même » et ne peut plus être entraîné par un mouvement venu du dehors : c’est lui-même qui s’imprime son mouvement, et la volonté remplace en lui le désir[20].

Tout spontané qu’est notre élan, il peut rencontrer au dehors des obstacles ; par quelle adresse le stoïcien tournera-t-il ces obstacles au profit de la liberté même ? — Ici se place la curieuse théorie de « l’exception, ὑπεξαίρεσις. » Lorsque nous nous portons vers quelque objet extérieur, disent Épictète et Sénèque, lorsque nous nous attendons à quelque événement, il faut d’avance retrancher, « excepter » de notre attente tout ce qui, dans l’événement attendu, pourra ne pas s’y trouver conforme. Je veux, par exemple, faire un voyage sur mer ; mais je prévois les empêchements qui pourront se présenter, et j’y consens. Je veux être préteur, mais je le veux sous réserves, si rien ne m’en empêche[21]. Par là, je m’efforce de faire entrer dans ma volonté même l’obstacle qui l’eût arrêtée ; je prévois l’imprévu, et je l’accepte. « Ainsi, dira Marc-Aurèle, ma pensée change, transforme en ce que j’avais dessein de faire cela même qui entrave mon action[22]. »

Se porter avec trop de véhémence vers les choses, vouloir avec excès ou repousser avec trop de répugnance tel ou tel événement, autant de fautes qui, selon les stoïciens, proviennent d’une même erreur : nous avons une fausse idée de notre puissance ; nous espérons pouvoir changer, bouleverser la nature, la conformer à nos vouloirs[23]. C’est impossible. Nous pouvons tout en nous, rien au dehors. L’homme possède ce qu’il y a de meilleur dans la nature entière, la faculté d’user bien ou mal des représentations (ἡ χρηστικὴ δύναμις ταῖς φαντασίαις)[24] ; mais le pouvoir de façonner les choses mêmes et de détourner les événements ne nous appartient pas. En nous attribuant ce pouvoir et en croyant par là nous élever, nous nous rabaissons réellement nous-mêmes. Restons libres au dedans de nous, et laissons la nécessité gouverner le monde. Ou plutôt, faisons mieux encore : consentons librement à ce qui est nécessaire, et par là changeons pour nous en liberté cette nécessité même des choses.

Les préceptes du stoïcisme que nous avons exposés jusqu’ici peuvent se ramener à un seul : ne rien faire qu’avec la volonté la plus indépendante et la conscience la plus claire de ses actions ; mais les actions ont leurs sources dans les pensées ; il faudra donc, en toutes ses pensées non moins qu’en tous ses actes, conserver et agrandir sa liberté. Pour ce qui concerne la discipline intellectuelle, on peut résumer ainsi la morale stoïcienne : ne rien penser sans s’en rendre compte, sans suivre sa propre pensée dans toutes ses conséquences, sans accepter volontairement tout ce qu’elle contient et tout ce qui en pourra sortir.

Nous avons vu que les idées sensibles ou représentations (φαντασίαι) nous viennent du dehors et sont fatales ; mais c’est nous-mêmes qui faisons, par notre consentement volontaire, l’enchaînement et la liaison des idées (συγκατάθεσις), et cet enchaînement constitue proprement la pensée.

Penser au hasard, donner au hasard son « assentiment » à telles ou telles idées, n’est-ce pas perdre sa liberté et sa dignité pour devenir le jouet des choses ? Accepter une hypothèse en la croyant vraie, puis en voir sortir tout à coup des conséquences inadmissibles, n’est-ce pas rencontrer dans sa propre pensée une entrave imprévue[25] ? L’erreur est pour l’intelligence une ennemie et une maîtresse d’autant plus redoutable qu’elle se glisse en elle sans qu’elle s’en aperçoive. Que tout soit donc raisonné et conscient dans nos pensées comme dans nos actions, afin que notre puissance de penser et d’agir soit plus libre : « Il faut s’appliquer, dit Épictète, à ne jamais se tromper, à ne jamais juger au hasard, en un mot à bien donner son assentiment[26]. » « Pourquoi s’occuper de tout cela ? Pour que, là encore, notre conduite ne soit pas contraire au devoir (μὴ παρὰ τὸ καθῆκον)[27] ? »

Ainsi, selon les stoïciens, la logique se rattache par le lien le plus étroit à la morale : « Se tromper est une faute[28]. » C’est pour éviter toute faute de ce genre, que le stoïcien s’appliquera à l’étude des syllogismes, à la résolution des raisonnements captieux, à la dialectique la plus subtile : dès que les passions vaincues lui laissent un instant de repos, il emploiera cet instant, non pas, comme le vulgaire, à s’amuser, à se rendre aux théâtres ou aux jeux, mais à « soigner sa raison, » à l’élever au-dessus de toute erreur, consacrant ainsi à son intelligence le temps que lui laissent ses sens[29]. Le sage idéal, en un mot, ne doit ni rien penser ni rien faire au hasard, « pas même lever le doigt[30]. »

Arriver à cet idéal n’est pas facile ; y tendre est toujours possible. Pour cela, il n’est pas besoin d’une aide étrangère : « il faut bander son âme vers ce but » ; « il faut vouloir, et la chose est faite : nous sommes redressés.[31] » « En nous est notre perte ou notre secours[32]. » Nous n’hésiterions pas à secourir quelqu’un qu’on violenterait, et nous tardons à nous secourir nous-mêmes, nous que violentent sans cesse imaginations et opinions fausses ! « Renouvelle-toi toi-même (ἀνανέου σεαυτόν) », dit admirablement Marc-Aurèle[33]. D’un homme semblable à une bête féroce la volonté peut faire un héros ou un dieu[34]. Comme Hercule s’en allait à travers le monde redressant les injustices, domptant les monstres, ainsi chaque homme peut, dans son propre cœur, dompter les monstres qui y grondent, les craintes, les désirs, l’envie, plus terribles que l’hydre de Lerne ou le sanglier d’Érymanthe. Qu’il se donne tout entier à cette tache de délivrance : « Homme, dans un beau désespoir, renonce à tout pour être heureux, pour être libre, pour avoir l’âme grande. Porte haut la tête : tu es délivré de la servitude[35]. »

Non-seulement cette délivrance rend la vie heureuse, mais, à vrai dire, elle constitue la vie même, la vie véritable. Il est, d’après Épictète, une mort de l’âme comme il est une mort du corps[36] : celui-là, avait déjà dit Sénèque, vit véritablement, qui se gouverne lui-même, qui se sert de lui-même : vivit, qui se utitur. La liberté se confondant avec la raison, c’est la partie maîtresse de l’homme (τὸ ἡγεμονικόν)[37], c’est l’homme même : celui qui s’affranchit fait ce qui est de l’homme ; celui qui perd sa liberté morale perd son titre d’homme pour devenir semblable à la bête. En d’autres termes, l’un obéit à sa nature, l’autre lui est infidèle : suivre sa nature, c’est donc garder sa liberté.

Nous touchons ici à un point important du système d’Épictète. — Selon Zénon et les premiers stoïciens, c’est dans la nature que la volonté humaine trouve la règle de ses actions : τέλος τὸ ὁμολογουμένως τῇ φύσει ζῇν. L’homme doit se borner à faire par réflexion ce qui est conforme à sa nature, comme les animaux le font par instinct, comme l’oiseau, dont la nature est de voler, vole. Mais soumettre ainsi la volonté humaine à la nature, c’était lui imposer une loi du dehors, c’était établir, suivant l’expression de Kant, son hétéronomie, A mesure que se développa le système stoïcien, on vit s’élever, au-dessus de cette idée de la nature comme règle du bien et du mal, l’idée supérieure de la liberté se donnant à elle-même sa loi : ἐλευθερία αὐτόνομος. Épictète, enfin, rapproche et confond ces deux idées ; pour lui, liberté et nature s’identifient dans l’homme : la nature de l’homme, c’est d’être libre. « Examine qui tu es. Avant tout un homme, c’est-à-dire un être chez qui rien ne prime le libre-arbitre : au libre-arbitre tout le reste est soumis ; mais lui, il n’est esclave de personne, ni soumis à personne[38]. » Par là, Épictète, sans se dégager encore entièrement des notions vagues et confuses de bien naturel, de loi imposée par la nécessité des choses à la volonté morale, devance pourtant la philosophie moderne. Le vieux précepte : Sequere naturam, par lequel s’ouvrait le livre de Zénon qui fonda le stoïcisme, est relégué à la seconde place dans le système d’Épictète ; les notions d’indépendance, de liberté, d’ « autonomie », prennent désormais le premier rang.

II

Devoirs de l’homme envers autrui.
Théories de la dignité et de l’amitié.

Nous avons vu le stoïcien se détacher et s’affranchir du monde extérieur, se retirer en lui-même, « pur en présence de sa propre pureté, καθαρὸς μετὰ καθαροῦ σαυτοῦ[39]. » Si telle est la conduite du sage à l’égard des nécessités extérieures, que sera-t-elle à l’égard des autres libertés semblables à la sienne ?

Un des premiers devoirs du sage, dans ses rapports avec les autres hommes, sera de conserver sa dignité, ἀξίωμα : « Dis-moi, crois-tu que la liberté soit une grande chose, une chose noble et de prix ? — Comment non ? — Se peut-il donc qu’un homme qui possède une chose de cette importance, de cette valeur, de cette noblesse, ait le cœur bas ? — Cela ne se peut. — Lors donc que tu verras quelqu’un s’abaisser devant un autre, et le flatter contre sa conviction, dis hardiment qu’il n’est pas libre[40]. » Le sentiment de la dignité, que possède chaque homme à un degré plus ou moins haut, fournit un moyen pratique de distinguer le bien du mal dans la conduite extérieure : on est fier du bien qu’on fait, on est humilié du mal[41]. Quand ce sentiment de généreuse fierté s’attache à une action, il faut accomplir cette action, fût-ce au prix de la mort ou de l’exil : ainsi fit Helvidius Priscus, à qui Vespasien disait de ne pas aller au Sénat : « Tant que j’en serai, répondit-il, il faut que j’y aille ; — Vas-y donc, mais tais-toi. — Ne m’interroge pas, et je me tairai. — Mais il faut que je t’interroge. — Et moi il faut que je te dise ce qui me semble juste. — Si tu le dis, je te ferai mourir. — T’ai-je dit que je fusse immortel ? »

Le sentiment de la dignité porte le stoïcien à se tenir tête haute en présence des autres hommes, à ne pas respecter les puissances, à les insulter même s’il le faut[42]. Toutefois un autre sentiment, s’ajoutant au premier, le corrige et le tempère dans nos rapports avec les autres hommes : c’est l’amitié.

Aimer n’appartient qu’au sage (τοῦ φρονίμου ἐστὶ μόνου τὸ φιλεῖν). Car, « quand on se trompe sur quelqu’un, crois-tu qu’on l’aime réellement[43] ? » Or, celui qui ne sait où est le bien se trompera toujours sur les hommes comme il se trompe sur les choses, les appelant tour à tour bons ou mauvais, les aimant et les haïssant tour à tour. Tel un petit chien en caresse un autre, jusqu’à ce qu’un os vienne se mettre entre eux. Combien d’amitiés humaines ressemblent à ces amitiés bestiales, combien de gens ne se prennent que pour se quitter, εὐμεταπτώτως ἑλεῖν ! Ni la communauté d’origine, ni la parenté, ni le temps ne font l’amitié. Ceux-là seuls sont amis qui sont libres et placent le bien suprême dans leur commune liberté[44].

À vrai dire, c’est l’absence de haine et d’envie qui constitue l’essence même de la liberté : l’homme libre pourrait se reconnaître à ce qu’il « n’a pas d’ennemi »[45]. Comme il a supprimé l’opposition et la contradiction intérieure de ses désirs, du même coup se trouve supprimée l’opposition extérieure de ses désirs avec ceux des autres hommes : l’harmonie qui règne en lui s’étend au dehors de lui[46]. Rien ne peut le blesser, ni mépris, ni injures, ni coups : il est comme « la source limpide et douce » qui abreuve ceux mêmes qui l’injurient, et dont les flots ont bientôt fait de dissiper toute souillure[47]. Nulle discorde, nulle querelle ne l’émeut ; bien plus, sa tâche est d’apaiser toute querelle autour de lui, d’accorder les hommes, comme le musicien accorde et fait résonner ensemble les cordes d’une lyre. Tout en se riant de ceux qui voudraient le troubler et le blesser, il leur pardonne. Ce pardon, d’ailleurs, est plutôt un mouvement de pitié que d’amour. Le sage sait que le vice est esclavage, empêchement, fatalité imposée à l’âme ; que nul homme, selon la parole de Socrate, n’est mauvais volontairement ; que toute faute est une contradiction par laquelle, en voulant le bien, on fait le mal ; qu’enfin, comme l’a dit Platon, « c’est toujours malgré elle qu’une âme est sevrée de la vérité[48]. »

Outre l’absence de toute haine et de tout ressentiment, le sage connaîtra-t-il encore l’amour véritable, qui consiste, non plus à se mettre à part et au-dessus des autres, mais à se donner aux autres ?

Il est deux aspects sous lesquels se présente l’amour d’autrui : on peut le concevoir comme une union soit des volontés, soit des intelligences. C’est sous cette seconde forme que les stoïciens, après les platoniciens, ont conçu l’amour. S’aimer, selon eux, c’est être en conformité d’idées, c’est penser de la même manière (ὁμονοεῖν) : amour rationnel plutôt que volontaire ; en m’attachant ainsi à la raison des autres, à ce qu’ils conçoivent plutôt qu’à ce qu’ils veulent et font, je m’attache précisément à ce qui en eux est impersonnel, à ce qui proprement n’est pas eux.

De cette conception d’un amour impersonnel découlent les conséquences pratiques qu’on a si souvent reprochées aux stoïciens, sans en pénétrer toujours le véritable principe : — Il ne faut point s’inquiéter ni se troubler de ce qui arrive à ceux que nous aimons ; il ne faut point s’affliger s’ils s’éloignent, les pleurer s’ils meurent. En effet, cette raison même que nous aimons à la fois en eux et en nous, nous commande d’être toujours libres, par conséquent d’être heureux, et, quoi qu’il arrive, d’être sans peine et sans trouble. Comment donc la maladie, la mort, que nous ne considérons pas comme des maux lorsqu’elles nous frappent, pourraient-elles devenir pour nous des maux lorsqu’elles frappent autrui ? Ce serait irrationnel. Il ne faut pas que, placés nous-mêmes hors de toute atteinte, nous puissions être atteints et frappés en autrui. Le stoïcien, qui regarde de haut toutes les choses extérieures, ne demande pour les autres comme pour lui que la liberté, bien suprême qu’il suffit de vouloir pour l’obtenir, et d’obtenir pour le garder à jamais. — « Quel cœur dur que ce vieillard ! dites-vous. Il m’a laissé partir sans pleurer, sans me dire : A quels périls tu vas t’exposer, ô mon fils ! Si tu y échappes, j’allumerai mes flambeaux. — Comme ce serait là, en effet, le langage d’un cœur aimant ! Ce serait un si grand bien pour toi d’échapper au péril ! Voilà qui vaudrait tant la peine d’allumer ses flambeaux[49] ! »

On n’a pas assez vu, dans la doctrine stoïque sur l’amour, ce côté par où elle s’efforce de rester rationnelle et logique. En fait, elle paraît irréfutable tant qu’on demeure au point de vue où se sont placés les stoïciens eux-mêmes, tant qu’on n’élève pas au-dessus de la logique des choses la volonté aimante de l’homme. Il est illogique de s’affliger lorsque arrive aux autres ce qui, vous arrivant à vous-même, ne vous affligerait pas ; il y a là quelque chose qui dépasse le pur raisonnement, et que les stoïciens, s’en tenant à la raison abstraite, ne pouvaient comprendre.

Le courage stoïque s’accorde d’ailleurs, sur ce point, avec la résignation chrétienne. Pascal distinguera, conformément à l’esprit du stoïcisme, entre l’affection et l’attachement, — l’attachement qui veut retenir ce à quoi il s’est pris une fois, l’affection qui, soit que son objet s’éloigne ou s’approche, reste impassible.

— « Comment aimer mes amis ? » demandait-on à Épictète. — Comme aime une âme élevée, répondit-il, comme aime un homme heureux. Jamais la raison ne nous commande de nous abaisser, de pleurer, de nous mettre dans la dépendance des autres… Aime tes amis en te gardant de tout cela… Et qui t’empêche de les aimer comme on aime des gens qui doivent mourir, qui doivent s’éloigner ? Est-ce que Socrate n’aimait pas ses enfants ? Si ; mais il les aimait en homme libre… Nous, tous les prétextes nous sont bons pour être lâches : à l’un, c’est son enfant ; à l’autre, c’est sa mère ; à l’autre, ce sont ses frères[50]. » Laissant aux « lâches » tous ces prétextes, nous devons d’avance, selon les stoïciens, embrasser par la pensée la nature de l’être aimé, le définir rationnellement, et s’il est mortel, l’aimer en tant que mortel, imposer par la volonté à notre amour même les bornes et les limitations que la nature impose à l’objet de notre amour[51] Vouloir qu’un être mortel soit immortel, c’est une contradiction que la raison repousse[52] ; il faut consentir à la mort de ceux que nous aimons, l’accepter, la vouloir. La mort est rationnelle, en effet ; or, « tout ce qui est rationnel se peut supporter. » « La nature a fait les hommes les uns pour les autres. Il faut tantôt qu’ils vivent ensemble, tantôt qu’ils se séparent ; mais, ensemble, il faut qu’ils soient heureux les uns par les autres ; et quand ils se séparent, il faut qu’ils n’en soient pas tristes[53]. » Ainsi l’amour stoïque s’incline devant la nature et consent à ses lois nécessaires ; il est impuissant sur elle, et s’y résigne ; il réserve toute son action pour l’âme, pour la raison, à laquelle seule il s’attache en autrui.

Cette raison, objet de notre amour, nous avons le devoir de l’éclairer et de l’instruire ; de là un autre côté original de la doctrine stoïcienne : l’amitié stoïque est ardente au prosélytisme. « L’amitié, dit Épictète, se trouve là où sont la foi, la pudeur, le don du beau et du bien, δόσις τοῦ καλοῦ[54] » « Si tu veux vivre sans trouble et avec bonheur, tâche que tous ceux qui habitent avec toi soient bons ; et ils seront bons, si tu instruis ceux qui y consentent, si tu renvoies ceux qui n’y consentent pas[55]. » Quelqu’un dit à Épictète dans les Entretiens : « Ma mère pleure lorsque je la quitte. » Épictète lui répond : « Pourquoi n’est-elle pas instruite dans nos principes ? » « La seule chose, s’il y en a une, dira Marc-Aurèle, la seule chose qui pourrait nous faire revenir et nous retenir dans la vie, c’est s’il nous était accordé de vivre avec des hommes attachés aux mêmes maximes que nous[56]. » Ailleurs Marc-Aurèle, qui a déjà comparé l’âme humaine à la flamme, la comparera encore à la lumière dont l’essence même, selon lui, est de s’étendre (ἀκτῖνες, ἐκτείνεσθαι). Comme le rayon de soleil dans l’obscurité, de même notre âme doit pénétrer dans l’âme d’autrui, « s’y verser, s’y épancher » ; mais si elle rencontre une intelligence qui lui soit fermée, alors elle se résignera, s’arrêtera, comme le rayon devant un corps opaque, « sans violence, sans abattement[57]. »

C’est là en effet une déduction nécessaire de la doctrine stoïcienne et platonicienne : si l’amour s’adresse surtout à la raison, aimer sera avant tout enseigner, communiquer le bien et le vrai ; aimer, ce sera convertir les intelligences. Cette sorte d’amour intellectuel se personnifie dans le philosophe idéal, dont Épictète a tracé le portrait.

Le philosophe, ce précepteur du genre humain (ὁ παιδευτὴς ὁ κοινός), n’a ni patrie ni famille, ni femme ni enfants : pour qu’il eût une femme, il faudrait qu’elle fût « un autre lui-même, comme la femme de Cratès était un autre Cratès. » « Sa famille est l’humanité ; les hommes sont ses fils, les femmes sont ses filles ; c’est comme tel qu’il va les trouver tous, comme tel qu’il veille sur tous… Il a été détaché vers les hommes comme un envoyé, pour leur montrer quels sont les biens et les maux… Il est l’espion de ce qui est favorable à l’humanité et de ce qui lui est contraire… Battu, il aime ceux mêmes qui le battent, parce qu’il est le père et le frère de tous les hommes… Il est leur apôtre, leur surveillant… Il veille et peine pour l’humanité (ὑπερηγρύπνηκεν ὑπὲρ ἀνθρώπων καὶ πεπόνηκεν)… Car les affaires de l’humanité sont ses affaires. »

Autant les stoïciens ont peu compris en son véritable sens l’amitié personnelle d’un homme pour un autre homme (ἡ φιλία), autant ils devaient comprendre et développer l’idée de l’amitié d’un homme pour tous les hommes (ἡ φιλανθρωπία). En effet, ce que le stoïcien aime dans l’individu même, c’est la raison humaine dont il participe, c’est l’humanité : l’humanité est donc le véritable objet de son amour ; c’est pour y atteindre qu’il dépassera tout ce qui est borné, l’individu, la famille, la patrie. Le grand rôle du stoïcisme fut de répandre, par opposition à l’esprit de cité et à l’esprit de caste, l’amour du genre humain, caritas generis humani : « Aime les hommes de tout ton cœur[58]. »

L’humanité même ne suffit pas au stoïcien. La raison n’embrasse-t-elle pas et ne pénètre-t-elle pas le monde entier, ce dieu dont nous sommes à la fois, selon la parole de Sénèque, les «  compagnons et les membres, sociique membraque ? » Les éléments sont pour nous des choses « amies et parentes, φίλα καὶ συγγενῆ[59]. » Il règne entre les êtres « un rapport de famille », « une évidente et admirable parenté[60] » ; « un nœud sacré » rattache toutes les parties de l’univers. « Le monde est une seule cité (μία πόλις), et l’essence dont il est formé est unique ; tout est peuplé d’amis : les dieux d’abord, puis les hommes : πάντα φίλων μεστά[61]. » Ainsi le même amour rationnel qui unit les hommes entre eux relie l’humanité au monde et au principe du monde. « Un personnage de théâtre dit : O bien-aimée cité de Cécrops ; mais toi, ne peux-tu pas dire : O bien-aimée cité de Jupiter[62] ! »

III

Devoirs de l’homme envers la divinité.
Théories du mal et optimisme.

Comme le stoïcien, libre et n’attachant de prix qu’à ce qui dépend de sa liberté, devient ainsi l’ami de tous les hommes, du même coup il devient l’ami des dieux[63].

Selon Épictète, si l’on attache le moindre prix aux choses extérieures, on est incapable de la vraie piété. Quiconque place son bien en dehors de lui-même, dans le monde, ne peut manquer d’y trouver souvent le mal ; il s’en prendra alors aux auteurs du monde, il se plaindra des dieux. Et en effet, si les choses extérieures ne sont pas indifférentes, combien d’entre elles seront mauvaises ! « Comment observer alors ce que je dois à Jupiter ? Car, si l’on me fait du tort et si je suis malheureux, c’est qu’il ne s’occupe pas de moi. Et qu’ai-je affaire de lui, s’il ne peut pas me secourir ? Qu’ai-je affaire encore de lui si c’est par sa volonté que je me trouve dans cette situation ? Je me mets par suite à le haïr. Pourquoi donc alors lui élevons-nous des temples, des statues ? Il est vrai qu’on en élève aux mauvaises divinités, à la Fièvre ; mais comment s’appellera-t-il encore le Dieu-Sauveur, le Dieu qui répand la pluie, le Dieu qui distribue les fruits ![64] » Épictète nous donne ainsi à choisir entre un pessimisme impie ou le stoïcisme. Si le seul bien ne réside pas dans la volonté de l’homme, le mal qui existe alors dans le monde est inexplicable et accuse Dieu[65].

Au contraire, nous avons vu que, d’après Épictète, il n’y a dans le monde extérieur ni bien ni mal, et c’est ce principe qui va maintenant absoudre la Providence. C’est nous en effet qui, à notre gré, transformons les choses en bien ou en mal. « Voilà la baguette de Mercure. Touche ce que tu voudras, me dit-il, et ce sera de l’or. — Non pas, mais apporte ce que tu veux, et j’en ferai un bien. Apporte la maladie, apporte la mort, apporte l’indigence : grâce à la baguette de Mercure tout cela tournera à notre profit. » Épictète revient sans cesse sur cette idée essentielle ; il n’y a pas plus de mal hors de nous, répète-t-il, qu’il n’y a de mal dans cette proposition : trois font quatre ; ce qui est mal, c’est d’approuver cette proposition. Si au contraire on la rejette, il y a un bien relatif à cette erreur même : c’est de savoir qu’elle est une erreur et d’en faire ainsi un usage rationnel ; de même il est un bien relatif à la maladie, à la mort, c’est d’en faire un bon usage[66].

Chaque chose qui se présente nous pose en quelque sorte une question[67] ; la mort nous dit : es-tu sans crainte ? la volupté nous dit : es-tu sans désir ? Le mal n’est pas dans ces questions, mais dans la réponse intérieure que nous leur faisons ; il n’est pas dans les choses, mais dans nos actes. Les stoïciens conçoivent ainsi les rapports de l’homme et du monde comme une sorte de dialectique vivante, où les choses nous présentent des interrogations, où notre volonté trouve les réponses ; par là nous sommes sans cesse contraints d’avancer dans le bien et dans la liberté, ou de retomber dans le mal et dans l’esclavage. Se plaindre de cette alternative, c’est se plaindre qu’il faille chercher le bien : comme si le disciple se plaignait de ce que veut lui enseigner le maître.

Loin de là, il faut se réjouir des prétendus maux extérieurs : « les circonstances difficiles montrent les hommes[68]. » Comme les athlètes et les gladiateurs attendent impatiemment le jour de la lutte, ainsi le sage doit se réjouir de combattre dans cette grande arène qui est le monde, en présence de Dieu. Le type idéal du sage, c’est Hercule, le héros fort : comme lui, appuyé sur un bâton d’olivier en guise de massue, son manteau rejeté sur l’épaule gauche ainsi que la dépouille du lion de Némée, le philosophe doit aller à travers le monde, infatigable, invincible non par sa force physique, mais par sa force morale[69] : non-seulement il ne doit pas craindre les épreuves, mais il doit courir au-devant et les appeler. Qu’aurait été Hercule sans ses travaux, sans les monstres domptés, sans toutes ces injustices et tous ces maux dont était peuplé l’univers, et dont il a fait sa vertu et sa gloire ? N’ayant rien à combattre, il n’aurait eu rien à vaincre : « s’enveloppant dans son manteau, il se fût endormi. »

L’homme, fils de Dieu comme Hercule, doit devenir Dieu comme lui : le but de la souffrance est de le réveiller ; le but du mal physique est d’être transformé par l’homme en bien moral. Tout est donc pour le mieux dans le monde si tout est pour le mieux dans l’homme : de la conception de la liberté humaine parfaitement indépendante et heureuse naît un optimisme universel. L’homme libre et sage devient ainsi une « preuve vivante » de Dieu et de sa providence ; il est le « témoin » de Dieu auprès des hommes : sa sagesse démontre la sagesse divine, sa justice justifie Dieu.

C’est pourquoi, selon Épictète, la vertu seule peut fonder la religion, et elle la fonde tout naturellement : la sagesse est essentiellement piété. « Quiconque observe de ne désirer et de n’éviter que ce qu’il convient, observe par là même la piété[70] » « L’homme qui s’applique à la sagesse s’applique à la science de Dieu[71]. » Alors, en effet, il conçoit Dieu comme un ami qui ne veut que son bien, qui ne lui impose la peine que pour l’exercer à la liberté : « Je suis Épictète l’esclave, le boiteux, un autre Irus en pauvreté, et cependant aimé des dieux[72]. » Comme les voyageurs, pour passer sans péril dans les routes les plus périlleuses, se mettent à la suite d’un préteur ou de quelque haut personnage, ainsi le sage, pour traverser avec une âme tranquille les dangers de la vie, se met à la suite de Dieu, et, les yeux levés vers lui, marche en sûreté dans le monde. Sans cesse il a présente à l’esprit l’image de la Divinité ou au moins de quelque homme divin, comme Socrate ou Zénon : ce sont là des modèles qu’il s’efforce de reproduire. Dans les circonstances difficiles, il invoque Dieu, pour qu’il le soutienne. C’est que la Divinité stoïcienne n’a rien de commun avec les dieux païens, jaloux des hommes, et qui regrettent le bonheur dont les hommes jouissent. Elle n’a pas non plus d’« élus », pas de préférés : les hommes montent vers les dieux, et les dieux leur tendent la main : non sunt dii fastidiosi, a dit admirablement Sénèque, non sunt invidi ; admittunt, et ascendentibus manum porrigunt[73].

Comme le sage comprend et aime « l’intelligence très-bonne » qui a disposé toutes choses, il comprend et admire le monde même, œuvre visible de cette intelligence invisible. Et puisque tout est lié dans ce monde, puisque chaque chose « est dans un harmonieux concert avec l’ensemble,[74] » il approuve, il aime ce qui arrive : quæcumque fiunt, avait déjà dit Sénèque, debuisse fieri putet, nec velit objurgare Naturam ; decernuntur ista, non accidunt. Le sage va au-devant du destin, et s’offre à lui : præbet se fato[75]. Il se dévoue au Tout. S’il pouvait, dit Épictète, embrasser l’avenir, il « travaillerait lui-même à sa maladie, à sa mort, à sa mutilation, sachant que l’ordre du Tout le veut ainsi. » Bien plus, il y travaillerait gaiement, car le monde est une grande fête, dont il ne faut pas troubler la joie[76]. « Je dis au monde : J’aime ce que tu aimes, donne-moi ce que tu veux, reprends-moi ce que tu veux… Tout ce qui t’accommode, ô monde, m’accommode moi-même. Rien n’est pour moi prématuré ou tardif qui est de saison pour toi. Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô Nature[77]. »

IV

Conséquences dernières du stoïcisme.
Questions de l’immortalité pour l’homme et du progrès pour le monde.

Consentement suprême aux choses, approbation entière donnée à la nature et à tout ce qu’elle produit ou anéantit : c’est là l’idée à laquelle vient aboutir le système d’Épictète, et dont Marc-Aurèle développe les conséquences.

Épictète n’a vu que ce qu’il y a de grand dans cet abandon libre de soi ; Marc-Aurèle y aperçoit ce qu’il y a de triste. Tout nourri de la physique d’Héraclite, il contemple avec une sorte de vertige le « torrent des choses, » sur la marche duquel sa liberté ne peut rien, et où elle ira elle-même, un jour, s’engloutir. Il se rassure parfois en admirant l’ordre universel, le « concert » de tous les êtres, la « parenté » qui règne entre toutes choses. Mais bientôt, — par opposition même à la beauté de ce spectacle où il ne joue pas un rôle vraiment actif et où il est incapable de rien modifier, — le sentiment de son impuissance personnelle lui revient. Il cherche en vain un refuge contre le « tourbillon des choses ». « Du corps, dit-il, tout est fleuve qui coule ; de l’âme, tout est songe et fumée. »[78] Il s’écrierait presque, devançant Pascal : « c’est chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède. » Il se demande avec inquiétude ce qui est au delà de la vie, cette halte de voyageur. » À cette question, Épictète avait déjà répondu : « Que t’inquiètes-tu ? Tu seras ce dont la nature a besoin… Dieu ouvre la porte, et me dit : Viens. — Où cela ? — Vers rien qui soit à craindre ; vers ce dont tu es sorti, vers des amis, vers des parents : vers les éléments. Tout ce qu’il y avait de feu en toi ira vers le feu ; tout ce qu’il y avait de terre, vers la terre ; tout ce qu’il y avait d’air, vers l’air ; tout ce qu’il y avait d’eau, vers l’eau. Il n’y a pas de Pluton, pas d’Achéron, pas de Cocyte, pas de Phlégéton en feu ; non : tout est peuplé de dieux et de génies.[79] » — Cette réponse ne suffit plus à Marc-Aurèle : il sent que l’homme vertueux dépasse la nature sensible, qu’il doit échapper à ses changements et à ses altérations, qu’il mérite l’immortalité. « Comment se fait-il que les dieux, qui ont ordonné si bien toutes choses et avec tant de bonté pour les hommes, aient négligé un seul point, à savoir que les gens de bien, d’une vertu véritable, qui ont eu pendant leur vie une sorte de commerce avec la Divinité, qui se sont fait aimer d’elle par leur piété, ne revivent pas après leur mort et soient éteints pour jamais ? » Plainte qui est déjà un reproche, et où commence à se montrer la protestation de la conscience humaine contre la nécessité des choses.

Selon Épictète et les stoïciens, le monde, pas plus que l’homme même, n’a d’avenir : « Telle fut la nature du monde, dit Épictète, telle elle est, telle elle sera : il est impossible que les choses arrivent autrement qu’elles n’arrivent maintenant.[80] » Les choses divines elles-mêmes (καὶ τὰ θεῖα) participent aux vicissitudes éternelles et éternellement semblables de l’univers. La figure qui représente le mieux la marche du monde est un cercle fermé, dont la pensée, pas plus que la nature, ne peut sortir. « Il faut, dit Épictète, il faut que les choses tournent dans un cercle ; que les unes y cèdent la place aux autres ; que celles-ci se décomposent, et que celles-là naissent[81]. » — « Quoi ! toujours, toujours la même chose ! » disaient déjà ces Romains que Sénèque nous montre dégoûtés de la vie, s’efforçant en vain de briser le cercle où elle tourne à jamais[82]. Marc-Aurèle répète à son tour : « Les mouvements du monde en haut, en bas, sont des cercles toujours les mêmes, recommençant de siècle en siècle… Bientôt la terre nous couvrira tous, puis elle-même elle changera, et les objets de cette transformation changeront eux-mêmes à l’infini ; et ces autres objets à l’infini encore. Si l’on réfléchit à ces flots de changements, de vicissitudes, et à leur rapidité, on méprisera tout ce qui est mortel[83]. » Mais alors, pourrait-on demander, qu’y aura-t-il dans le monde des stoïciens qui ne soit méprisable ? Ailleurs Marc-Aurèle s’écrie en se parlant à lui-même : « Pourquoi te troubles-tu ? qu’y a-t-il de nouveau dans les choses[84] ? » Et c’est précisément, à vrai dire, parce qu’il n’y a rien de nouveau et surtout rien de mieux dans le monde, que Marc-Aurèle se trouble.

Après le trouble vient le doute. La nécessité absolue est si près du hasard absolu ! Une loi aveugle qui gouvernerait les choses ressemblerait à l’absence même de loi. Marc-Aurèle hésite entre l’incompréhensibilité du destin et l’incompréhensibilité du hasard : il flotte entre Zénon et Épicure[85].

Le doute sincère touche au désespoir. « S’il n’y a pas de dieux, ou s’ils ne prennent nul souci des choses humaines, que m’importe de vivre dans un monde vide de dieux ou vide de providence (τί μοι ζῇν ἐν κόσμῳ κενῷ θεῶν ἢ προνοίας κενῷ)[86] ? » Marc-Aurèle finit par comparer l’univers à ces spectacles de l’amphithéâtre, toujours les mêmes, qui dégoûtent (προσκορῆ τὴν θέαν ποιεῖ). Ainsi la liberté stoïque, qui essayait de s’accorder avec la nécessité des choses, qui voulait même l’admirer et l’aimer, se sent bientôt, en la contemplant de plus près, rassasiée et prise de dégoût. « C’est là, s’écrie Marc-Aurèle, le supplice de toute la vie. Jusques à quand donc ? » « Viens au plus vite, ô mort, de peur qu’à la fin je ne m’oublie moi-même[87] ! »

Mourir, se délasser de cette « tension », de cet effort sans but et sans fin qui constitue la vie même, tel est le dernier mot du stoïcisme. Les stoïciens ont un trop grand sentiment de l’idéal pour se reposer dans la réalité qui leur répugne, et ils n’ont pas encore un assez vif sentiment de leur pouvoir personnel pour travailler de tout ce pouvoir à la réalisation de l’idéal. De là vient cette conception du suicide volontaire, qui exerça tant d’attrait sur les Romains. S’il est beau de suivre la nécessité, il est encore plus beau de la devancer, comme on le fait à cet instant où on devance la mort, où on se retire de la vie comme d’un spectacle qu’on ne peut point changer et qu’on ne veut pas troubler. Sénèque prêche le suicide. Plus tard, quand les suicides se multiplient, Épictète les blâme, du moins ceux qui sont sans motif. Pourtant Épictète, même en blâmant le suicide, l’admire ; il aspire lui aussi à se débarrasser du « fardeau » de la vie, ὡς ϐάρη τινά. Dans les Entretiens, il suppose ses disciples venant lui demander de mourir : « Vous viendriez à moi me disant : — Épictète, nous en avons assez d’être enchaînés à ce misérable corps, de lui donner à manger, à boire, de le faire reposer… N’est-il pas vrai qu’il n’y a là que des choses indifférentes et sans rapport réel avec nous ? N’est-il pas vrai que la mort n’est pas un mal, que nous sommes les parents de Dieu, et que c’est de lui que nous venons ? Laisse-nous retourner d’où nous venons ; laisse-nous nous dégager enfin de ces liens qui nous attachent et qui nous chargent… — Alors, moi, j’aurais à vous dire : — O hommes, attendez Dieu[88]. » — Faible réponse, qui ne pouvait satisfaire, qui d’ailleurs réduit la vie à une simple attente de la mort, cette délivrance finale.

Ainsi le stoïcisme, dans Épictète lui-même et surtout dans Marc-Aurèle, aboutit à des pensées de découragement. Nous voici bien loin d’Hercule tel que nous le peignait Épictète, tel qu’il nous le proposait sans cesse pour modèle, d’Hercule prenant sa massue et courant lutter contre l’injustice et le mal ; ce n’est plus le dieu vraiment fort et conscient de sa force : c’est Hercule impuissant à arracher la tunique fatale ; sa volonté s’affaisse sous ce vêtement de matière qui lui pèse ; désespéré, s’abandonnant à la douleur, il veut s’anéantir, monte sur le bûcher que ses propres mains ont amoncelé, et là se brûle au feu éternel qui embrase toutes choses[89].

Comment cette philosophie stoïcienne, qui semblait au premier abord si pleine d’énergie, redescend-elle ainsi dans l’inertie et le relâchement, semblable à l’épicurisme même qu’elle combat, et, après avoir voulu soulever le monde antique, retombe-t-elle et meurt-elle avec lui ?

V

Critique de l’idée de liberté chez les stoïciens.

L’idée fondamentale de la philosophie stoïcienne, et surtout de la philosophie d’Épictète, nous l’avons vu, fut l’idée de la liberté ; et cette liberté, les stoïciens la conçurent comme absolument indépendante de toutes les choses extérieures, comme trouvant au dedans d’elle seule sa règle et son bien. C’était beaucoup, ce n’était pas encore assez : car il restait toujours à savoir ce qu’est en elle-même cette liberté, ainsi posée à part du monde.

Or, quand il s’agit de pénétrer dans le for intérieur de l’homme pour chercher l’essence même de sa liberté, les stoïciens hésitent : ils conçoivent la liberté comme raison et intelligence plutôt que comme volonté active. Être libre, pour eux, c’est surtout comprendre, c’est ne pas trouver d’obstacle devant son intelligence et se rendre raison de toutes choses, c’est accepter plutôt que faire : liberté contemplative qui, lorsqu’elle est enfin parvenue à soumettre l’imagination et à dompter la sensibilité, se repose désormais en elle-même, isolée, indifférente, satisfaite et de soi et des choses : comprends d’abord, puis supporte et

abstiens-toi (ἀνέχου καὶ ἀπέχου)[90]. Le stoïcien se dérobe à l’action des choses plus qu’il n’agit lui-même, comme l’anneau d’une chaîne qui se croirait moralement libre parce qu’il s’est détaché des autres.

Être à l’écart, sans trouble et dans la paix, tel est donc le vœu qu’émettent les stoïciens, et que répètent avec eux la plupart des sectes antiques, en dissension sur tous les autres points, d’accord sur celui-là. Les stoïciens empruntent toujours aux choses matérielles leur représentation de la liberté et de l’ataraxie. Épictète se figure l’âme du sage comme une onde pure et tranquille que nul souffle ne viendrait troubler[91] : image sensible, φαντασία, comme disaient les stoïciens mêmes, impuissante à nous faire pénétrer le vrai caractère de notre énergie intime[92].

Par cela même que la liberté stoïcienne était conçue sur le modèle des choses extérieures, comment eût-elle pu vraiment les dépasser ? Il ne faut pas seulement se modeler sur l’adversaire qu’on veut vaincre ; il faut chercher à s’élever au-dessus de lui. Loin de là, les stoïciens finissent par abaisser la volonté vers les choses en la rendant passive comme les choses mêmes : — Abandonne-toi aux événements, disent-ils à l’homme ; résigne-toi. S’abandonner à la nécessité éternelle, se dévouer à la nature, c’est sans doute une grande et belle chose ; mais il manque à ce dévouement suprême ce qui fait, en définitive, la valeur de tout dévouement : il est sans but, il n’avance à rien. Nous ne pouvons rien au dehors de nous, incapables d’aider l’œuvre de la nature, qui se serait accomplie forcément avec ou sans notre volonté :

Volentem fata ducunt, nolentem trahunt.

Dans les deux cas, que l’homme soit conduit ou entraîné, il ne fait point un pas de plus ; il se perd et s’anéantit également dans la nature. Les stoïciens ne voient pas que se résigner ainsi, c’est en définitive céder, c’est se soumettre et déclarer soi-même son impuissance : ils semblent croire que, lorsque l’homme aura dans sa lutte avec les choses reconnu sa défaite, il aura remporté la victoire.

Les stoïciens n’ont pas aperçu la puissance infinie de la volonté, qui, loin de chercher à se détacher des choses, les rattaches toutes à elles en étendant sur elles son action ; qui, loin de s’abstenir, veut et agit dans toutes les directions possibles ; qui ne redoute pas les obstacles, parce qu’elle a conscience, en elle-même, d’une force capable de les surmonter ; qui n’a pas peur d’être déçue en se donnant, en se prodiguant, parce qu’une déception ne peut l’abattre et que nul don de soi ne peut l’épuiser.

En général, on l’a dit, l’idée de l’infini manqua aux anciens ; mais ce qui leur manqua surtout, c’est l’idée de la volonté infinie, puisant sans cesse en soi de nouvelles forces et s’accroissant ainsi elle-même, ayant conscience de sa propre infinité, et par cela même sentant que, quoi qu’il arrive, elle aura toujours le dernier triomphe. Cette volonté, dont l’essence et la vraie liberté consistent précisément à dépasser toutes bornes et à se répandre en toutes choses, les stoïciens veulent la « ramasser en soi », suivant l’expression de Marc-Aurèle, par conséquent la rendre finie et limitée. « Simplifie-toi toi-même (ἄπλωσον σεαυτόν), » dit Marc-Aurèle. N’aurait-il pas mieux valu dire : « Multiplie-toi toi-même, agrandis-toi. » Le bien ne consiste pas seulement, comme le croit Épictète, dans ce qui dépend présentement de nous ; il consiste à faire sans cesse dépendre de nous plus de choses, à élargir sans cesse le domaine de notre volonté. Au lieu de nous mettre à part de la nature, il faut nous la soumettre.

Ainsi les stoïciens, n’ayant pas pénétré la vraie essence de la liberté humaine, n’ont pas compris le vrai rôle de l’homme dans le monde ; ils ont cru que l’homme devait accepter le monde tel qu’il est, s’incliner devant tout ce qui arrive, ne pas désirer ni vouloir mieux : l’homme, au contraire, autant qu’il est en lui, ne doit-il pas aspirer et travailler au progrès du monde ? C’est à l’être supérieur de la nature, c’est à l’homme d’empêcher que les choses ne tournent dans un « cercle éternel. »

De même, le vrai rôle de l’homme dans l’humanité a échappé aux stoïciens. De leur conception incomplète de la volonté humaine naît leur incomplète conception de l’amour d’autrui. En prescrivant à l’homme de communiquer sa science et sa raison, mais de ne pas donner tout entière son affection, de « la retenir », et ainsi de la limiter, ils lui ont, en dernière analyse, prescrit l’égoïsme. Au fond, nous l’avons vu, rien de plus logique dans leur doctrine; tout système qui ramène et subordonne la volonté morale à l’intelligence aboutira nécessairement à cette conclusion où aboutirent les stoïciens : — Aimez en autrui la raison, et, comme la raison est universelle, ne vous attachez pas aux individus, dépassez-les, oubliez-les.

Il est un égoïsme de la raison comme il est un égoïsme des sens : le stoïcien craint de perdre sa paix intellectuelle comme l’épicurien peut craindre de perdre ses jouissances sensibles. « L’être animé est fait pour agir toujours en vue de lui-même, dit Épictète. C’est pour lui-même que le soleil fait tout, et Jupiter aussi[93]. » L’âme sage, nous a dit Marc-Aurèle, doit rayonner comme le soleil et éclairer tout le reste, répandant le plus de lumière possible, car c’est là sa nature; mais elle ne doit pas s’inquiéter de ceux qui la reçoivent ou la refusent, car cela ne dépend pas d’elle. Lumière froide et immobile, pourrait-on répondre, qui n’est point la vraie lumière ! Le rayon de soleil lui-même n’est-il donc pas en mouvement et comme en effort pour pénétrer à travers tout obstacle ? Si, d’après les stoïciens, faire pénétrer la vérité en autrui, se faire « apôtre et précepteur des hommes », c’est essentiellement aimer, ce sera aussi, par essence, s’oublier, renoncer s’il le faut à sa paix intérieure, être prêt à partager le trouble et l’inquiétude d’autrui. — « Aime, dit Épictète, comme doit aimer un homme heureux. » — Est-ce bien là l’amour ? Doit-on garder pour soi le bonheur, et donner le reste, comme un surplus, comme un accessoire ; ou plutôt, ne faut-il pas se donner tout entier, mettre tout en commun, jusqu’à son bonheur ? On n’aime pas les hommes par plaisir, on les aime par volonté, quelquefois par dévouement et sacrifice.

Qu’est-ce que cette amitié prescrite par Épictète, amitié finie, temporaire, prête à s’éloigner si l’être aimé s’éloigne, prête à périr s’il périt ? Qu’est-ce, en un mot, qu’aimer sans s’attacher ? S’attacher à autrui, c’est simplement persister dans son amour quoi qu’il arrive, malgré tous les obstacles naturels et toutes les nécessités physiques ; il est impossible de concevoir l’amour autrement que comme une union indissoluble, comme un attachement éternel. Les stoïciens, dans l’amour qui s’attache à autrui, ont cru apercevoir un risque, un danger, le danger de perdre l’être aimé : en quoi d’ailleurs ils ne se sont pas trompés ; il y a là, en effet, un risque à courir, un péril à affronter : καλὸς κίνδυνος ! dirait Platon ; mais n’est-ce point ce péril qui fait le prix de l’amour ?

Avec l’idée imparfaite qu’ils avaient de la volonté humaine, les stoïciens ne pouvaient concevoir l’immortalité personnelle. Comment l’homme, réduit par Épictète au rôle de simple spectateur du monde, pourrait-il survivre, une fois le spectacle fini ? Comment, la lumière disparue, l’œil ne s’éteindrait-il pas ? Tout autre apparaîtra la destinée de l’homme, si on se le représente, non comme l’œil recevant passivement les clartés du dehors, mais comme un œil lumineux lui-même qui tirerait de soi son propre éclat, pour le répandre ensuite sur les choses. Concevoir, avec les stoïciens, la liberté comme une faculté d’abstention passive, c’était vraiment la rendre mortelle ; la concevoir comme essentiellement active et expansive, c’est la rendre par essence immortelle. Celui qui veut et peut le plus est celui sur lequel les choses pourront le moins.

On a souvent, depuis Pascal, reproché aux stoïciens, et en particulier à Épictète, d’avoir trop cru en soi, d’avoir trop espéré de l’homme : « J’ose dire que ce grand esprit mériterait d’être adoré s’il avait aussi bien connu l’impuissance de l’homme que ses devoirs. » Ainsi parle Pascal à propos d’Épictète. Non moins sévère pour Épictète que les jansénistes du xviie siècle, un critique contemporain, l’auteur de la plus complète exposition qui ait été faite des doctrines stoïciennes, a dit en se résumant : « L’orgueil était le fond du stoïcisme[94]. »

Pourtant, semble-t-il, s’il est un reproche à faire aux stoïciens, c’est plutôt de n’avoir pas assez cru dans la puissance humaine, c’est d’avoir douté de soi et d’autrui. Nous avons examiné l’une après l’autre leurs erreurs ; toutes nous ont paru se ramener et comme se suspendre à une seule : la volonté réduite à la raison. De là ils concluent que la volonté est faite pour comprendre et s’abstenir, non pour agir ; pour contempler le monde extérieur, non pour le changer ; pour pénétrer la raison d’autrui, sans s’attacher à l’individualité même d’autrui ; enfin, pour mourir et disparaître, comme meurt et disparaît autour d’elle tout ce qui n’a pas de vie et de volonté propre.

Par cette conception, les stoïciens ont en définitive plié devant la nécessité et la nature cette volonté qu’ils voulaient voir indépendante et sans loi imposée du dehors. Pour l’homme qui réclame contre quelque injustice de la nature et s’en indigne, ils n’ont qu’une réponse : « Cela est naturel. » C’est répondre par la question même. L’homme n’a-t-il pas le droit de s’élever au-dessus de la nature et de la juger ?

Sous ce rapport, l’optimisme stoïcien est jusqu’à un certain point un abaissement de la dignité et de la moralité humaine. « Tout ce qui arrive arrive justement[95] », dit Marc-Aurèle. « Ils tuent, ils massacrent, ils maudissent. Qu’y a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, modérée, juste[96] ? » Il faut, d’après lui, se résigner à l’injustice des hommes comme à la pesanteur de la pierre ou à la légèreté de la flamme. De même, selon le maître de Marc-Aurèle, se plaindre de ce qui arrive naturellement, c’est une folie, bien plus c’est une faute. Nous ne devons pas, dit-il, nous opposer au torrent des choses, essayer de retenir ce qui y tombe, vouloir empêcher de mourir ceux que nous aimons, vouloir retarder notre propre mort : « Va-t’en…, dit-il durement à l’homme ; fais place à d’autres ; il faut que d’autres naissent… Que leur resterait-il si on ne te mettait dehors ?… Pourquoi rends-tu par ta présence le monde trop étroit (τί στενοχωρεῖς τὸν κόσμον)[97] ? » Non, pourrait-on répondre, l’homme ne veut pas resserrer le monde, mais l’élargir : sa pensée est plus grande que la nature ; elle veut égaler la nature à soi, elle souffre quand elle ne le peut ; c’est là sa vraie dignité.

Pour tout ce que la nature renferme d’imparfait, pour tout ce qu’elle nous apporte de mauvais et d’injuste, les stoïciens n’ont eu qu’un seul remède : la « patience ». Il en est un autre, plus efficace peut-être, et qu’ils n’ont pas connu : l’espérance ; l’espérance qui ne nous vient pas d’ailleurs, mais que nous pouvons tirer du plus profond de nous-mêmes ; l’espérance qui naît de la juste confiance en soi, c’est-à-dire de la conscience que nous portons au dedans de nous, avec la volonté, la force suprême.

VIE D’ÉPICTÈTE


On peut dire d’Épictète ce que les Athéniens disaient de Zénon, que sa vie fut l’image fidèle de sa philosophie. — Né à Hiérapolis, en Phrygie, il fut envoyé à Rome, où il devint l’esclave d’Épaphrodite[98]. De là ce nom, Ἐπίϰτητος, esclave, sous lequel nous le connaissons. À Rome, il se lia avec le philosophe Musonius Rufus, l’une des figures les plus originales de l’époque, et auprès de lui se prit d’amour pour la philosophie[99].

« Rufus, pour m’éprouver, avait coutume de me dire : — Il t’arrivera de ton maître ceci ou cela. — Rien qui ne soit dans la condition de l’homme, lui répondais-je. — Et lui alors : — Qu’irais-je lui demander pour toi, quand je puis tirer de toi de telles choses ? — C’est qu’en effet, ce qu’on peut tirer de soi-même, il est bien inutile et bien sot de le recevoir d’un autre[100]. » Aussi, lorsqu’un jour Épaphrodite s’amusa à tordre la jambe de son esclave avec un instrument de torture : « Vous allez me la casser », dit Épictète. Le maître continua ; la jambe se cassa ; Épictète reprit tranquillement : « Je vous l’avais bien dit[101]. »

On le voit, Épictète fut tout d’abord, par la force des choses, un pratiquant ; il réalisa dans sa vie même la division de la philosophie qu’il donne dans le Manuel : — Apercevoir d’abord le bien par une sorte d’intuition spontanée, et l’accomplir ; puis, plus tard, par le raisonnement, démontrer pourquoi c’est le bien. La philosophie, apprise par lui au sein même de l’esclavage et de la misère, est pour lui l’affranchissement moral, la délivrance. « Ne dis pas : Je fais de la philosophie ; ce serait prétentieux ; dis : Je m’affranchis. »

Libre moralement, Épictète le devint plus tard civilement. Une fois qu’il eut devant le préteur « fait ce tour sur soi-même » qui d’après les mœurs romaines transformait l’esclave en citoyen, il vécut à Rome dans une petite maison délabrée, sans porte, ayant pour tous meubles une table, une paillasse et une lampe de fer, qu’il remplaça, lorsqu’elle lui eut été volée, par une lampe de terre[102]. Il resta seul jusqu’au moment où, ayant recueilli un enfant abandonné, il prit à son service une pauvre femme pour soigner l’enfant. Se donner à la philosophie, puis la donner, la communiquer aux autres, tel fut l’unique but de sa vie. Il se peint lui-même, dans les Entretiens, s’adressant aux premiers personnages de Rome, et leur montrant, à la façon de Socrate, leur ignorance des vrais biens et des vrais maux ; les Romains, plus grossiers que les contemporains de Socrate, reçurent ces vérités avec des injures et des coups. Épictète essaya de parler à la multitude ; il en fut maltraité. Enfin Domitien le chassa de Rome avec tous les philosophes.

Épictète alla sans doute en exil comme il veut qu’on y aille : en sachant que partout l’homme trouve « le même monde à admirer, le même Dieu à louer. » Il se retira à Nicopolis, en Épire, et y ouvrit une école où la jeunesse romaine se rendit en foule. Ce fut là probablement qu’il mourut, vers l’an 117, entouré d’une vénération universelle, ayant ranimé pour un instant la grande doctrine stoïcienne qui, si tôt après lui et après son disciple indirect Marc-Aurèle, devait s’éteindre pour de longs siècles.

Épictète n’écrivit pas. Arrien[103], l’un de ses disciples, fit la rédaction de ses Entretiens et les publia en huit livres, dont les quatre premiers seulement nous restent ; il écrivit aussi un ouvrage en douze livres sur La vie et la mort d’Épictète, ouvrage perdu en entier. Dans son Manuel, œuvre populaire destinée à répandre chez tous la doctrine de son maître, il résume brièvement et fortement les pensées les plus pratiques d’Épictète[104].


Argument analytique du manuel




I. — Distinction fondamentale entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Il dépend de nous de croire, de désirer, de vouloir ; mais il ne dépend pas de nous d’avoir un corps bien ou mal fait, une santé bonne ou mauvaise, etc. — Les choses qui dépendent de nous sont libres : nul ne peut, par exemple, nous empêcher de croire et de vouloir. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont esclaves : par exemple, le premier venu peut maltraiter notre corps, nous enlever nos biens, etc. — Quiconque s’attache aux choses qui dépendent de lui conserve donc une absolue liberté, et de cette liberté naît le bonheur ; quiconque s’attache aux choses qui dépendent du dehors devient esclave, et cet esclavage le rend malheureux.

II. — Tout désir, s’il est frustré, cause le malheur ; toute aversion, si elle ne réussit pas à écarter son objet, cause aussi le malheur : pour être heureux, il ne faut donc avoir ni désir ni aversion, et il faut substituer au désir passionné, ὄρεξις, le vouloir, ὁρμή, mais un vouloir qui soit lui-même peu énergique, et prêt à se plier aux événements.

III. — Pour que notre volonté puisse ainsi se plier sans peine aux événements, nous devons nous demander la nature de tout objet qui nous paraît agréable ou utile, de tout objet que nous aimons (par exemple, un vase d’argile, un être mortel), car, une fois que nous connaîtrons sa nature, nous ne serons troublés par rien de ce qui arrivera conformément à cette nature (par exemple, si le vase d’argile se brise, si l’être mortel meurt).

IV. — Nous devons aussi rechercher la nature de chaque action que nous entreprenons (par exemple, aller au bain) ; car, une fois que nous en aurons connu la nature et prévu les conséquences, nous ne serons plus troublés à la vue de ces conséquences.

V. — Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses (par exemple, la mort, simple dissolution des organes), mais leurs opinions sur les choses (par exemple, l’opinion que la mort est un mal). Lorsque nous sommes dans le trouble et l’affliction, ce n’est donc pas la faute des choses, c’est la faute de nos opinions, c’est notre faute à nous-mêmes.

VI. — L’homme ne doit s’enorgueillir de nul avantage étranger (par exemple, d’avoir un beau cheval) ; mais il doit être fier du seul bien qui lui soit propre : une volonté bonne et une raison saine, faisant le meilleur usage possible des opinions et représentations.

VII. — Tout ce qui n’est pas nous ne doit être pour nous qu’un accessoire, et nous devons l’abandonner au premier appel, comme le voyageur abandonne à l’appel du pilote les coquillages qu’il a ramassés sur la grève.

VIII. — Consentons volontairement à tout ce qui arrive, pour conserver au milieu de tout événement la tranquillité et la liberté.

IX. — La libre volonté de chaque homme ne peut rencontrer d’autre obstacle qu’elle-même : par exemple, boiter est un obstacle pour la jambe, non pour la volonté.

X. — À chaque idée ou représentation qui nous vient du dehors (par exemple, l’idée d’un labeur, celle d’un outrage), correspond en nous une faculté capable d’en faire usage (par exemple, le courage, la patience).

XI. — Sur quoi que ce soit, ne dis jamais : — J’ai perdu cela, mais : — Je l’ai rendu.

XII. — Le renoncement à toutes les choses extérieures est le prix dont s’achètent la liberté intérieure et le bonheur.

XIII. — Il ne faut pas s’inquiéter de paraître fou et imbécile, mais s’efforcer d’être sage.

XIV. — Ne rien désirer que ce qui dépend de soi, afin d’obtenir toujours ce qu’on désire. — Ne rien désirer de ce qui dépend d’autrui, afin de ne pas devenir l’esclave des autres.

XV. — Il faut faire pour toutes les choses de la vie comme on fait dans un banquet pour les plats qui passent autour de la table : on attend qu’ils viennent ; et s’ils viennent, on n’en prend qu’avec modération et décence.

XVI. — Se dire, lorsqu’on voit quelqu’un jeté dans la peine par un événement extérieur : « Ce ne sont pas les événements qui accablent cet homme, mais son opinion sur les événements. » — Manifester pourtant envers lui la pitié, sans l’éprouver intérieurement.

XVII. — Nous jouons tous ici-bas un rôle, comme dans une comédie : l’un celui de riche, l’autre celui de pauvre, etc. ; cherchons à bien jouer notre rôle, sans chercher à le changer.

XVIII. — Ne pas s’inquiéter des présages. Tous présages sont heureux pour moi, si je le veux : il dépend de ma volonté de faire sortir le bien de tout.

XIX. — Pour être invincible, ne combattre que là où il dépend de notre seule volonté de vaincre (par exemple lutter contre nos fausses opinions, contre nos désirs). — Placer le bien en ce qui dépend de nous seuls est le moyen de supprimer en nous l’envie.

XX. — Ce n’est pas celui qui nous injurie, qui nous outrage : c’est cette opinion que nous avons de lui, qu’il nous outrage.

XXI. — Avoir sans cesse devant les yeux la mort, l’exil, et toutes ces choses qui semblent terribles, afin que l’habitude nous ôte à leur égard la crainte.

XXII. — S’attacher au bien sans craindre les railleries du vulgaire.

XXIII. — S’attacher au bien sans désirer la louange.

XXIV. — S’attacher aux choses qui dépendent de nous, c’est être utile à soi-même ; car par là on obtient, non des dignités, non la réputation, mais la liberté, seule source du bonheur ; — c’est être utile à ses amis, non en leur donnant de l’argent ou de vains titres, mais en leur communiquant la science et la sagesse ; — c’est être utile à sa patrie, non en lui donnant des portiques ou des thermes, mais en lui préparant, par l’enseignement et l’exemple, des citoyens vertueux.

XXV. — On achète les biens extérieurs, les dignités et les places, comme on achète les denrées au marché : le prix, ici, ce sont des louanges, des flatteries, des bassesses. — Celui qui refuse de donner cette monnaie n’a ni dignités ni honneurs ; y perd-il ? non, car il garde quelque chose qui vaut mieux : sa moralité. (Comparer avec le ch. XII.)

XXVI. — Il faut, lorsqu’un accident nous arrive (par exemple, quand notre esclave casse une coupe), se rappeler ce que nous disions quand le même accident arrivait à autrui.

XXVII. — Le but du monde est le bien ; or, on ne place pas un but pour le manquer : le mal n’existe donc pas dans le monde.

XXVIII. — C’est prostituer son âme que de la livrer au premier venu, et de la lui laisser troubler et bouleverser.

XXIX. — Il ne faut pas entreprendre une action avant d’en avoir soigneusement examiné les antécédents et les conséquents. Exemples : le lutteur qui veut vaincre à Olympie ; l’homme qui veut s’appliquer à la philosophie. — Il ne faut pas sans cesse passer d’une chose à une autre, comme le singe qui imite tout ce qu’il voit ; il faut être un seul et même homme, et choisir définitivement entre les choses extérieures à poursuivre, ou la liberté intérieure à acquérir.

XXX. — Nos devoirs se mesurent aux relations où nous nous trouvons placés : par exemple, les relations de fils, de voisin, de citoyen, etc.

XXXI. — Du culte envers la Divinité. — Le principal est d’avoir sur les dieux des opinions droites. — Placer le bien dans les choses qui dépendent de nous est une condition nécessaire de la vraie piété.

XXXII. — Comment il faut consulter les oracles. — Les oracles, ne pouvant nous annoncer que des événements indépendants de notre volonté, ne peuvent nous annoncer que des choses indifférentes. — Il faut aller près du devin sans crainte et sans trouble, et l’interroger seulement sur ce que nul raisonnement et nul art ne peuvent nous faire connaître.

XXXIII. — Se tracer à soi-même un type de conduite auquel on restera fidèle soit en présence des hommes, soit seul, en présence de soi. — Se taire, ou ne dire que ce qui est nécessaire, en peu de mots. — Rire peu. — Jurer le moins possible. — Éviter les repas avec les gens du commun. — Se tenir, en tout ce qui concerne les soins du corps, au strict nécessaire. — Rester pur autant que possible. — Ne pas se défendre des calomnies. — Aller rarement aux théâtres, — aux lectures publiques. — Se proposer sans cesse l’exemple des sages, comme Socrate ou Zénon. — Dans la conversation, parler peu de soi, — ne pas chercher à faire rire, — ne pas se laisser aller à des propos obscènes.

XXXIV. — L’image de quelque volupté s’offre-t-elle ? se représenter aussitôt le court moment de la jouissance suivi des longs reproches que l’on se fera à soi-même ; lui opposer la joie morale qu’on éprouvera à vaincre dans cette sorte de lutte intérieure contre l’attrait du plaisir.

XXXV. — Fais ce que tu dois, sans crainte d’être vu en le faisant.

XXXVI. — Séparer dans notre conduite le corps de l’âme, comme la nuit du jour.

XXXVII. — Ne pas changer le rôle que la nature nous a donné. (Comparer avec le ch. XVII.)

XXXVIII. — On prend garde à son pied quand on marche, de peur de le blesser, et on ne prend pas garde à son âme quand on agit !

XXXIX. — La vraie mesure de la possession doit être pour chacun le besoin du corps : ne possède que ce qui t’est nécessaire ; car, si tu désires posséder davantage, où s’arrêteront tes désirs ?

XL. — De l’éducation des femmes. Ce qui fait la dignité de la femme et le respect dont elle jouit, ce n’est pas sa beauté et sa parure extérieure, c’est sa vertu.

XLI. — Signe de sottise que de prendre trop soin de son corps : que vers l’esprit soit tournée toute notre attention.

XLII. — Être doux envers ceux qui agissent mal à notre égard, car ils se trompent, et par cette erreur c’est à eux seuls qu’ils font du mal.

XLIII. — Chaque chose a deux anses : par l’une elle est facile à porter, par l’autre impossible.

XLIV. — Ne pas confondre soi et ce qui est à soi (comparer avec le ch. IV).

XLV. — Ne pas juger la conduite d’autrui.

XLVI. — Ne pas se dire philosophe, mais agir en philosophe.

XLVII. — Être austère, sans s’en vanter.

XLVIII. — Signes auxquels on reconnaît l’homme ordinaire et le philosophe : — le premier attend l’utile ou le nuisible des événements extérieurs ; — le second l’attend de sa volonté seule. — Celui qui avance dans la philosophie ne se regarde jamais comme entravé ou troublé ; il a supprimé de soi tout désir, et il a remplacé le désir par le vouloir, par l’élan spontané vers les choses. (Comparer ch. I et II.)

XLIX, — Commenter les philosophes n’est pas philosopher. Critique des commentateurs de Chrysippe.

L. — Rester fidèle, comme à des lois inviolables, à tous ces préceptes.

LI. — Exhortation à joindre la pratique à la théorie, à mettre enfin en usage les préceptes reçus et approuvés.

LII. — Division de la philosophie en trois parties : morale pratique (par exemple, ne pas mentir), — morale théorique (où on démontre, par exemple, qu’il ne faut pas mentir), — logique (pourquoi est-ce une démonstration ?). — La partie la plus nécessaire est la morale pratique ou la mise en œuvre des préceptes ; c’est celle que nous négligeons le plus.

LIII. — Sentences diverses de Cléanthe, d’Euripide et de Socrate sur la résignation à la nécessité.



Manuel d’Épictète

Manuel d’Épictète




I

distinction entre ce qui dépend de nous
et ce qui n’en dépend pas[105].


I. Parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui dépendent de nous, c’est l’opinion, le vouloir, le désir, l’aversion : en un mot tout ce qui est notre œuvre. Celles qui ne dépendent pas de nous, c’est le corps, les biens, la réputation, les dignités : en un mot tout ce qui n’est pas notre œuvre[106].

II. Et les choses qui dépendent de nous sont par nature libres ; nul ne peut les empêcher, rien ne peut les entraver ; mais celles qui ne dépendent pas de nous sont impuissantes, esclaves, sujettes à empêchement, étrangères à nous[107].

III. Souviens-toi donc que, si tu crois libres ces choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui sont étrangères, tu seras entravé, affligé, troublé, tu accuseras dieux et hommes[108]. Mais si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui en effet t’est étranger, nul ne te forcera jamais à faire une chose, nul ne t’en empêchera ; tu ne te plaindras de personne, tu n’accuseras personne ; tu ne feras pas involontairement une seule action ; personne ne te nuira, et d’ennemi, tu n’en auras point, car tu ne pourras pas même souffrir rien de nuisible[109].

IV. Aspirant donc à de si grandes choses, souviens-toi que ce n’est pas avec une ardeur médiocre qu’il faut t’y appliquer : parmi les objets étrangers, tu dois pour jamais dire adieu aux uns, et pour le présent ajourner les autres[110]. Car, si tu veux avoir en même temps et les vrais biens et les dignités ou les richesses[111], peut-être n’obtiendras-tu même pas ces dernières pour avoir désiré les autres ; mais à coup sûr tu n’obtiendras pas les biens qui donnent seuls liberté et bonheur.

V. Aussitôt donc, devant toute imagination pénible, exerce-toi à dire : Tu es imagination et apparence, nullement l’objet que tu parais être. — Ensuite sonde-la, et juge-la avec les règles que tu possèdes : la première et la principale, c’est de voir s’il s’agit des choses qui dépendent de nous ou de celles qui n’en dépendent pas. S’agit-il de ces dernières, sois prêt à dire : Il n’y a rien là qui me regarde, moi[112].


II

Les choses qui ne dépendent pas de nous
ne sont ni à désirer ni à craindre.


I. Souviens-toi que ce qu’on se promet dans le désir, c’est d’obtenir l’objet désiré, ce qu’on se promet dans l’aversion, c’est d’éviter l’objet en aversion ; et celui qui est frustré dans son désir est malheureux, celui qui tombe dans ce qu’il fuit, misérable. Fuis donc seulement les choses qui, dépendant de toi, sont contraires à la nature, et tu ne tomberas point dans ce que tu fuis[113]. Mais si tu veux éviter la maladie, ou la mort, ou la pauvreté, tu seras misérable.

II. Écarte donc ton aversion de toutes les choses qui ne dépendent pas de nous, et reporte-la sur les choses qui, dépendant de nous, sont contraires à la nature. Quant au désir, supprime-le tout-à-fait en ce moment[114]. Car, si tu désires quelqu’une de ces choses qui ne dépendent pas de nous, tu seras nécessairement malheureux : et d’un autre côté, parmi les choses qui dépendent de nous et qu’il serait beau de désirer, aucune pour toi n’est encore présente[115]. Borne-toi donc à t’approcher ou à t’éloigner des choses par un mouvement volontaire, mais peu énergique, avec des réserves

et en modérant ton élan[116].

III

on doit examiner la nature de chaque objet
dont on se sert.


Devant chacun des objets qui attirent l’âme, ou qui apportent avec eux une utilité, ou qui se font chérir, souviens-toi de te demander quelle est la nature de cet objet. Commence par les petites choses, et si tu aimes un vase d’argile, dis : — C’est un vase d’argile que j’aime — ; car, s’il se brise, tu n’en seras pas troublé[117]. Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis : — C’est un être humain que j’embrasse — ; car, s’il meurt, tu n’en seras pas troublé[118].


IV

on doit examiner la nature de chaque action
qu’on entreprend.


Quand tu es sur le point d’entreprendre quelque action, rappelle en ta mémoire de quelle nature est cette action. Vas-tu te baigner, représente-toi ce qui se passe aux bains, les gens qui jettent de l’eau aux autres, qui les poussent, qui les injurient, qui les volent, et tu entreprendras plus sûrement ton action, si tu te dis tout d’abord : je veux me baigner, mais je veux aussi conserver mon libre-arbitre conforme à la nature[119].

Et de même dans chaque action[120]. Car de cette manière, si pendant le bain quelque empêchement te survient, tu seras prêt à dire : Je ne voulais pas seulement me baigner, mais aussi conserver mon libre-arbitre conforme à la nature ; et je ne le conserverai pas si je m’irrite contre ce qui arrive.


V

ce qui seul peut nous troubler, ce sont nos opinions.


Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais leurs opinions sur les choses[121]. Par exemple, la mort n’est rien de terrible, car Socrate aussi l’aurait trouvée terrible ; mais notre opinion sur la mort, qui nous la fait regarder comme terrible, voilà ce qui est terrible[122]. Lors donc que nous sommes entravés, ou troublés, ou affligés, n’accusons jamais autrui, mais nous-mêmes, c’est-à-dire nos opinions. Œuvre d’ignorant, que d’accuser les autres de ses propres maux ; l’homme qui commence à s’instruire s’accuse lui-même[123] ; l’homme instruit, ni les autres ni soi[124].


VI

ce qui seul doit nous rendre fiers, c’est le bon usage
que nous faisons de nos opinions.


Ne t’enorgueillis de nul avantage étranger[125]. Si le cheval s’enorgueillissant disait : « Je suis beau », ce serait supportable ; mais toi, quand tu dis avec orgueil : « J’ai un beau cheval », sache que c’est des qualités d’un cheval que tu t’enorgueillis[126]. Qu’y a-t-il donc là de tien ? L’usage que tu fais de tes représentations[127]. Aussi, lorsque tu te serviras de ces représentations conformément à la nature, alors seulement sois fier, car tu seras fier d’un bien qui t’est propre.


VII

tout ce qui n’est pas nous ne doit être pour nous
qu’un accessoire.


Si, dans un voyage sur mer, ton vaisseau aborde et que tu en sortes pour faire provision d’eau, tu peux, en passant, ramasser sur ton chemin un coquillage ou une plante ; mais il faut que tu aies l’attention fixée sur le navire, et que, sans cesse, tu regardes derrière toi si par hasard le pilote ne t’appelle point ; et vient-il à t’appeler, laisse tout cela de peur qu’il ne te fasse enchaîner et jeter au fond du vaisseau, comme le bétail[128]. De même dans la vie, s’il t’est donné, au lieu de plante et de coquillage, une femme et un enfant, rien ne t’empêche de les recevoir ; mais si le pilote t’appelle, cours au navire, laissant toutes ces choses, ne te retournant même pas[129]. Et si tu es vieux, ne t’écarte jamais du navire, de peur qu’à l’appel du pilote tu ne fasses défaut[130].


VIII

savoir céder à la nécessité, c’est être libre.


Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras une vie heureuse[131].

IX

l’homme ne peut rencontrer d’autre obstacle
que lui-même.


La maladie est pour le corps un obstacle, mais pour le libre arbitre, nullement, s’il ne le veut lui-même. Boiter est pour la jambe un obstacle, mais nullement pour le libre arbitre. Sur tout ce qui arrive, dis de même. Tu trouveras que c’est un obstacle pour quelque autre chose, mais pour toi, non.


X

à chaque idée ou image qui nous vient du dehors,
correspond en nous une faculté capable d’en faire usage.


À chaque objet qui se présente, souviens-toi, en te tournant vers toi-même, de chercher quelle faculté tu possèdes relativement à l’usage de cet objet. Si tu vois un bel homme ou une belle femme, tu trouveras par rapport à eux la faculté de la continence. Si un labeur s’offre, tu trouveras le courage ; si c’est une injure, tu trouveras la patience. Ainsi accoutumé, les images qui se présentent ne pourront plus t’entraîner avec elles[132].


XI

perdre et rendre.


Sur quoi que ce soit, ne dis jamais : J’ai perdu cela ; mais : Je l’ai rendu. Ton fils est mort ? tu l’as rendu. Ta femme est morte ? tu l’as rendue[133]. — On m’a pris ma terre. — Encore une chose que tu as rendue. — Mais c’est un méchant qui me l’a prise. — Que t’importe par qui celui qui te l’a donnée te l’a redemandée ? Tant qu’il te la laisse, uses-en comme d’une chose étrangère, comme usent d’une hôtellerie ceux qui passent[134].


XII

le renoncement à toutes les choses extérieures est le prix dont s’achète le bonheur.


I. Veux-tu avancer dans la sagesse, laisse ces raisonnements : « Si je néglige mes biens, je n’aurai pas de quoi vivre ; si je ne châtie pas mon esclave, il sera méchant. Car il vaut mieux mourir de faim en restant exempt de tristesse et de crainte, que de vivre dans l’abondance, l’âme troublée ; et il vaut mieux que ton esclave soit méchant, que toi malheureux[135].

II. Commence donc par les petites choses. Ta petite provision d’huile est répandue ? on t’a pris ta piquette ? dis-toi : « À ce prix s’achète l’impassibilité, à ce prix l’imperturbabilité : on n’a rien pour rien. » Et lorsque tu appelles ton esclave, pense en toi-même : « Il peut ne pas entendre, ou, ayant entendu, ne rien faire de ce que je veux ; mais il n’aura pas cet avantage, que le calme de mon âme soit en sa dépendance. »


XIII

paraître et être.


Veux-tu avancer dans la sagesse, souffre, à l’égard des choses extérieures, de passer pour fou et imbécile[136]. Consens à paraître ne rien savoir ; et si quelques-uns te remarquent, défie-toi de toi-même. Sache qu’il n’est pas facile de garder à la fois et ton libre-arbitre conforme à la nature et les biens du dehors ; mais il est de toute nécessité, si tu t’occupes d’une de ces choses, que tu négliges l’autre[137].


XIV

on peut devenir indépendant de tout homme en devenant maître de ses désirs sur toutes choses.


I. Si tu veux que tes enfants et ta femme et tes amis vivent toujours, tu es fou ; car tu veux que les choses qui ne dépendent pas de toi en dépendent, et que celles qui te sont étrangères soient tiennes. De même, si tu veux que ton esclave ne fasse pas de faute, tu es un sot : car tu veux que le vice ne soit pas le vice, mais autre chose[138]. Au contraire, si tu veux ne pas être frustré dans tes désirs, tu le peux[139]. Applique-toi donc à ce que tu peux.

II. Celui-là est toujours maître d’un autre homme, qui a le pouvoir de lui procurer ce qui lui plaît, de lui ôter ce qui lui déplaît. Tu veux être libre : ne désire ou ne fuis rien de ce qui dépend d’autrui ; sinon tu seras nécessairement esclave[140].


XV

la vie comparée à un banquet.


Souviens-toi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un banquet. Un plat qui fait le tour de la table vient-il à toi ? étendant la main, prends-le avec décence. Passe-t-il au delà ? ne le retiens point. Il ne vient pas encore ? N’étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat arrive de ton côté. Uses-en ainsi avec des enfants, ainsi avec une femme, ainsi avec les dignités, ainsi avec les richesses, et tu seras un jour un convive digne des dieux[141]. Si même tu ne prends pas ce qu’on t’offre, mais le dédaignes, alors, non-seulement tu seras le convive des dieux, mais leur collègue[142]. Ainsi faisaient et Diogène[143] et Héraclite[144] et ceux qui leur ressemblent : ils étaient divins et à bon droit passaient pour tels.


XVI

on doit manifester la pitié sans l’éprouver.


Lorsque tu vois quelqu’un gémissant parce qu’il est dans le deuil, ou parce que son fils part en voyage, ou parce que lui-même a perdu ses biens, prends garde que cette représentation ne t’emporte avec elle, et que tu ne te figures cet homme en butte à des maux placés en dehors de sa volonté ; mais aussitôt sois prêt à dire : — « Ce qui accable cet homme, ce ne sont pas les événements ; car un autre n’en est point accablé ; ce sont ses opinions sur les événements[145] ». — Pourtant n’hésite pas à condescendre, en paroles seulement, à sa douleur ; et même, au besoin, gémis avec lui : mais garde-toi de gémir aussi intérieurement[146].

XVII

la vie humaine comparée à un théâtre.


Souviens-toi que tu es acteur dans une comédie, celle qui plaît au maître[147] : s’il la veut longue, joue-la longue ; si courte, joue-la courte : s’il veut que tu joues le rôle d’un pauvre, joue-le avec grâce ; de même si c’est celui d’un boiteux, d’un magistrat, d’un plébéien. Car c’est ton fait de bien jouer le rôle qui t’est donné ; mais le choisir, c’est le fait d’un autre[148].


XVIII

les présages.


Quand le corbeau jette un croassement de mauvais augure, que l’imagination ne t’emporte point ; mais aussitôt, fais en toi-même une distinction et dis : rien ne me regarde dans ces présages, mais ils regardent ou mon chétif corps, ou mon petit bien, ou ma petite réputation, ou mes enfants, ou ma femme[149]. Pour moi, tous présages sont heureux, si je le veux : car, quoi qu’il en arrive, il dépend de moi d’en tirer du bien.


XIX

comment on peut être invincible.
placer le bien en nous seuls, est le moyen de supprimer en nous l’envie.


I. Tu peux être invincible, si tu ne descends au combat que lorsqu’il est en ton pouvoir de vaincre.

II. Prends garde qu’en voyant quelqu’un honoré, ou élevé à une grande puissance, ou florissant de quelque autre manière, tu ne le juges heureux, emporté par ton imagination[150]. Si en effet l’essence du bien réside dans ce qui dépend de nous, ni l’envie ni la jalousie n’auront plus de lieu[151]. Et toi-même tu ne voudras pas être général, ou préfet, ou consul, mais libre ; or, une seule voie y mène : le mépris de ce qui ne dépend pas de nous.


XX

nul outrage ne peut nous venir d’autrui, mais de nous mêmes.


Rappelle-toi que ce n’est point celui qui t’injurie ou te frappe qui t’outrage ; mais c’est l’opinion que tu as d’eux, qu’ils t’outragent. Quelqu’un t’a irrité : sache que c’est ton opinion sur lui qui t’irrite. Efforce-toi donc, avant tout, de ne point te laisser emporter par ton imagination ; car, si une première fois tu gagnes du temps et un délai, il te sera plus facile ensuite de te maîtriser toi-même.


XXI

ce que nous devons avoir sans cesse devant les yeux.


Que la mort, et l’exil, et toutes les choses qui semblent terribles soient chaque jour devant tes yeux, surtout la mort ; et jamais tu ne penseras rien de bas, jamais tu ne désireras rien avec excès[152].


XXII

s’attacher au bien sans craindre la raillerie.


Si tu aimes la philosophie, prépare-toi sur-le-champ à être raillé, à ce que la plupart rient de toi, à ce qu’ils s’écrient : « Après si peu de temps il nous revient philosophe ! » et : « Où a-t-il pris ce sourcil superbe[153] ? » — Toi, n’aie point la mine superbe ; mais attache-toi aux choses qui te semblent les meilleures, comme si Dieu même t’avait assigné ce poste : et souviens-toi que, si tu y demeures fixé, ceux qui te raillaient auparavant, ceux-là mêmes t’admireront[154] ; mais si tu cèdes à ces gens, tu t’attireras d’eux une double raillerie.


XXIII

s’attacher au bien sans désirer la louange.


Si par hasard il t’arrive de te tourner vers les choses du dehors dans le but de plaire à quelqu’un, sache que tu manques ton entreprise[155]. Qu’il te suffise donc en toute chose d’être philosophe. Et si tu veux le paraître, parais-le à toi-même : c’est en ton pouvoir[156].


XXIV

s’attacher à ce qui dépend de nous, c’est être vraiment utile à nous-même et aux autres, à nos amis, à la patrie.


I. Que ces pensées ne t’affligent point : « Je vivrai sans honneur, comme un homme de rien ». Car si le déshonneur est un mal, tu ne peux tomber par le pouvoir d’autrui dans rien de mauvais ni de honteux. Est-ce donc ton fait d’obtenir une dignité ou d’être reçu dans un banquet ? Nullement. En quoi donc est-ce un déshonneur ? Et comment seras-tu un homme de rien ? n’est-ce donc pas seulement dans les choses qui dépendent de toi que tu dois te montrer quelqu’un ? et là, ne peux-tu pas acquérir le plus grand prix ?

II. — Mais mes amis resteront sans secours. — Que dis-tu, sans secours ? Ils ne recevront pas de toi un peu d’argent, et tu n’en feras pas des citoyens romains ? Et qui t’a dit que ces choses sont parmi celles qui dépendent de nous, non parmi les œuvres qui nous sont étrangères ? Puis, qui peut donner à un autre ce qu’il n’a pas lui-même[157] ?

III. — Amasse-donc, dis-tu, afin que nous possédions, nous aussi. — Si je puis amasser la richesse tout en me conservant plein de pudeur, et de foi, et de magnanimité, montre-moi la voie, et j’amasserai. Mais si vous me demandez que je perde mes biens, mes biens propres, afin que vous, vous acquériez des choses qui ne sont même pas des biens, voyez vous-mêmes combien vous êtes injustes et imprudents[158]. Eh quoi ! qu’aimez-vous donc mieux, de l’argent ou d’un ami plein de fidélité et de pudeur ? À devenir tel aidez-moi plutôt, et ne me demandez point de rien faire par quoi je perdrais de tels biens[159].

IV — Mais, dis-tu, la patrie, pour ce qui me regarde, sera sans aide. — Encore une fois, quelle est cette aide dont tu parles ? Il est vrai qu’elle n’aura de toi ni portiques ni thermes ? Mais quoi ? Ce n’est pas non plus l’armurier qui lui fournit des chaussures, ni le cordonnier des armes. C’est assez que chacun remplisse son œuvre propre. Et si tu lui as préparé[160] quelque autre citoyen plein de foi et de pudeur, ne l’auras-tu servie en rien ? Loin de là. Ainsi donc toi-même tu n’auras pas été inutile à ta patrie[161] !

V. — Quelle place donc, dis-tu, aurai-je dans la cité ? — Celle que tu pourras avoir en gardant ta foi et ta pudeur, mais si, en voulant servir ta cité, tu les perds, en quoi lui seras-tu utile, devenu impudent et malhonnête ?


XXV

de quel prix on achète les biens extérieurs.


I. Quelqu’un t’a été préféré dans un festin, dans une salutation ; on l’a de préférence admis dans un conseil : si ce sont là des biens, il faut te réjouir qu’ils lui soient échus ; si ce sont des maux, ne t’afflige point de ce qu’ils ne te sont pas échus ; mais souviens-toi que, ne faisant pas ce que font les autres pour obtenir les choses qui ne dépendent pas de nous, tu ne peux prétendre à une part égale.

II. Comment pourraient-ils avoir autant, et celui qui ne fréquente pas la porte de certain puissant et celui qui s’y présente sans cesse ? celui qui ne l’accompagne point et celui qui l’accompagne ? celui qui ne le flatte point et celui qui le flatte ? Tu es donc injuste et insatiable, si, ne donnant point le prix dont ces biens s’achètent, tu veux les recevoir gratis.

III. Combien vend-on les laitues ? une obole, je suppose. Si quelqu’un, donnant l’obole, reçoit les laitues, et que toi, ne la donnant point, tu ne les reçoives pas, ne crois pas avoir moins que celui qui les reçoit : comme il a les laitues, tu as l’obole, que tu n’as point donnée.

IV. De même ici. Quelqu’un ne t’invite pas à un banquet ? C’est que tu ne lui as pas payé le prix qu’il vend son dîner : il le vend au prix d’une louange, d’une complaisance. Donne donc le prix auquel il le vend, si tu y trouves avantage. Mais si tu ne veux pas le donner et que tu veuilles prendre la chose, tu es insatiable et imbécile.

V. N’as-tu donc rien obtenu à la place de ce repas ? Ce que tu as obtenu, c’est de ne point avoir flatté celui que tu ne voulais pas flatter, et de n’avoir rien enduré de ses portiers[162].


XXVI

comment on peut connaitre la loi de la nature.


Nous pouvons apprendre le dessein de la nature par les choses où nous ne différons pas d’avis les uns à l’égard des autres. Par exemple, quand l’esclave d’un autre casse une coupe, te voilà prêt à dire : « C’est un accident ordinaire. » Sache donc que, si on te casse la tienne, il faut te montrer tel que tu étais quand celle de l’autre a été cassée. Transporte ce précepte aux actions plus importantes. Le fils d’un autre est mort, ou sa femme ? il n’est personne qui ne dise : « C’est chose humaine ! » Mais chacun, quand son propre fils est mort, s’écrie aussitôt : « Hélas ! malheureux que je suis ! » Il faudrait se rappeler quels sentiments nous éprouvons en apprenant que les mêmes maux sont arrivés à d’autres[163].

XXVII

le but du monde


Comme on ne place pas un but pour le manquer, de même l’essence du mal n’existe pas dans le monde[164].


XXVIII

la prostitution de l’âme


Si quelqu’un livrait ton corps au premier qui s’offre, tu t’indignerais ; mais toi, ta propre intelligence, tu la livres au premier venu, de sorte que, s’il t’injurie, elle se trouble et se bouleverse, et tu n’en as pas honte ?


XXIX

comment il faut examiner une action avant de l’entreprendre


I. Examine d’abord les antécédents et les conséquents de chaque action ; ensuite, mets-toi à l’œuvre. Sinon, tu partiras d’abord avec ardeur, sans songer aux suites, et plus tard, quand se montreront les pas difficiles, tu te retireras honteusement[165].

II. Tu veux vaincre à Olympie ? Et moi aussi, par les dieux ! car c’est une jolie chose. Mais examine ce qui précède et ce qui suit l’entreprise ; après cela mets-toi à l’œuvre. Il te faut observer la discipline, te soumettre au régime, t’abstenir de friandises, t’exercer forcément à une heure fixée, par le chaud, par le froid ; ne boire ni eau fraîche ni vin à l’aventure ; en un mot, comme à un médecin te livrer au maître d’exercices. Puis, dans la lutte, il faudra rouler dans la poussière, parfois te démettre la main, te tordre le pied, avaler beaucoup de sable ; parfois aussi être fouetté, et avec tout cela être vaincu.

III. Une fois tout considéré, si tu le veux encore, fais-toi athlète : autrement, tu te conduiras comme les enfants, qui tantôt jouent à l’athlète, tantôt au gladiateur, qui maintenant sonnent de la trompette et tout à l’heure déclameront la tragédie : ainsi fais-tu, athlète aujourd’hui, gladiateur demain, puis rhéteur, puis philosophe, et, de toute ton âme, rien[166]. Comme un singe, tout spectacle que tu vois, tu l’imites, et tu passes sans cesse d’un goût à un autre. Car ce n’est pas après examen que tu t’es mis à l’œuvre, ce n’est pas après avoir tourné tout autour de la chose pour l’étudier : c’est à l’étourdie, poussé par un frivole désir.

IV. Ainsi certaines gens, parce qu’ils ont vu un philosophe, ou parce qu’ils en ont entendu un qui parlait comme parle Euphrate (et personne peut-il parler comme lui ?), veulent philosopher, eux aussi[167].

V. Homme, examine d’abord l’affaire en elle-même ; puis ta propre nature, et si tu peux porter un tel fardeau. Tu veux être pentathle, ou lutteur ? regarde tes bras, tes cuisses, éprouve tes reins : car tel homme est né pour une chose, tel autre pour une autre.

VI. Penses-tu, quand tu entreprends d’être philosophe pouvoir encore manger et boire de la même manière, avoir les mêmes désirs et les mêmes dégoûts ? Il te faudra veiller, peiner[168], t’éloigner de ta famille, être méprisé d’un esclave, être raillé de ceux qui te rencontrent, être le dernier partout, dans les honneurs, dans les dignités, dans les tribunaux, dans la moindre affaire[169].

Considère toutes ces choses, et vois si tu veux, en échange, acquérir l’impassibilité, la liberté, l’imperturbabilité ; sinon, n’approche pas de nous ; ou, comme les enfants, tu seras aujourd’hui philosophe, demain publicain, ensuite rhéteur, ensuite procurateur de César. Toutes ces choses ne s’accordent pas ensemble. Il faut que tu sois un seul et même homme, ou bon ou mauvais ; il faut que tu donnes tes soins ou à la partie maîtresse de toi-même ou aux objets extérieurs ; il faut tourner ton art vers les choses du dedans ou vers celles du dehors, c’est-à-dire qu’il faut tenir le rang de philosophe ou d’homme ordinaire.


XXX

la mesure des devoirs.


Les devoirs se mesurent en général aux relations où nous nous trouvons placés. Tu as un père : il t’est ordonné d’en avoir soin, de lui céder en tout, de supporter qu’il t’injurie, qu’il te frappe. — Mais j’ai un mauvais père. — Est-ce donc que tu es lié naturellement à un bon père ? Non, mais à un père. — Mon frère me fait injustice. — Conserve à son égard ton rang de frère ; et n’examine pas ce qu’il fait, mais ce que tu dois faire pour conformer ta volonté à la nature. Nul autre que toi, en effet, ne te lèsera si tu ne le veux, et tu ne seras lésé que si tu crois l’être. De même, à l’égard d’un voisin, d’un concitoyen, d’un général, tu trouveras quel est ton devoir, si tu examines les relations que tu soutiens avec eux[170].


XXXI

le vrai culte envers la divinité.


I. Dans la piété à l’égard des dieux, sache que le principal est d’avoir sur eux des opinions droites[171], de croire qu’ils sont et qu’ils administrent toutes choses avec convenance et justice : que toi-même, tu as été créé pour leur obéir, pour accepter tout ce qui arrive, pour t’y conformer volontairement, comme à l’œuvre d’une intelligence très-bonne. De cette manière tu ne te plaindras jamais des dieux, et tu ne les accuseras jamais de te négliger.

II Or, tu ne peux devenir tel, que si tu enlèves le bien et le mal des choses qui ne dépendent pas de nous, pour le placer dans celles-là seules qui dépendent de nous. En effet, si tu prends pour bonne ou pour mauvaise quelqu’une des choses étrangères, il est de toute nécessité que, lorsque tu te verras privé de celles que tu désires, ou tombé dans celles que tu crains, tu accuses et haïsses les auteurs de ces choses.

III. Tout être vivant, en effet, est né pour fuir et éviter les choses qui lui semblent nuisibles, et leurs causes ; pour aimer et admirer celles qui lui semblent utiles, et leurs causes. Aussi ne se peut-il faire qu’un homme qui croit avoir souffert quelque dommage, aime ce qui lui semble causer ce dommage ; de même qu’il est impossible qu’il se réjouisse du dommage même[172].

IV. De là vient qu’un fils accable son père de reproches lorsque ce dernier ne partage pas avec lui ce qu’il prend pour des biens. De même, ce qui rendit ennemis Polynice et Étéocle, ce fut de croire que la tyrannie est un bien[173]. C’est encore pour cette raison, que le laboureur accable de reproches les dieux[174], et de même le matelot, et de même le marchand, et de même ceux qui ont perdu leurs femmes et leurs enfants. Car là où est l’utilité, là seulement est la piété[175]. Aussi, quiconque observe de ne désirer et de n’éviter que ce qu’il convient, observe par là même la piété.

V. Il faut toujours faire les libations, les sacrifices et les offrandes selon les rites de son pays, avec pureté, sans retard et sans négligence, sans parcimonie et sans prodigalité[176].


XXXII

comment il faut consulter les oracles.


I. Quand tu vas consulter l’art des devins, songes-y bien, tu ne sais sans doute pas ce qui doit arriver, et tu vas auprès du devin pour l’apprendre ; mais tu sais en y allant la qualité de ce qui doit arriver, si du moins tu es philosophe [177]. Car, si c’est une des choses qui ne dépendent point de nous, il est de toute nécessité que ce ne soit ni un bien ni un mal.

II. N’apporte donc auprès du devin ni désir ni aversion, et ne l’approche pas en tremblant, mais sache bien que tout ce qui arrivera est indifférent et ne te regarde en rien ; quoi que ce soit, il sera en ton pouvoir d’en user bien, et cela, personne ne t’en empêchera. Avec assurance donc, et comme vers des conseillers, va vers les dieux. Au reste, quand tu auras reçu d’eux un conseil, rappelle-toi quels conseillers tu as pris, et à qui tu désobéiras si tu n’as pas confiance en eux.

III. Va consulter l’oracle comme Socrate voulait qu’on y allât[178], sur ces choses seules où toutes les recherches n’ont rapport qu’à l’événement, et où l’on ne peut tirer secours ni de la raison ni d’aucun art pour connaître l’objet qu’on se propose[179]. Mais, quand il faudra t’exposer au péril pour un ami ou pour la patrie, ne demande pas à l’oracle si tu dois t’y exposer ; car si le devin t’annonce que les victimes n’ont pas été favorables, il est évident que ce signe te présage la mort, ou la perte de quelque membre, ou l’exil ; mais la raison démontre que, malgré toutes ces choses, il faut rester aux côtés d’un ami et s’exposer au danger pour la patrie. Écoute donc un plus grand devin, Apollon Pythien, qui chassa de son temple celui qui n’avait pas secouru son ami qu’on assassinait[180].


XXXIII

d’un type idéal de conduite.


I. Sans tarder fixe-toi à toi-même une sorte de caractère et de type de conduite auquel tu te conformeras, soit que tu te trouves seul en présence de toi-même, soit que tu te trouves en présence des hommes[181].

II. Garde le silence la plupart du temps, ou dis ce qui est nécessaire, et en peu de mots. Rarement, et lorsque l’occasion t’invite à parler, parle, mais jamais sur des choses de hasard, ni sur les gladiateurs, ni sur les jeux du cirque, ni sur les athlètes, ni sur les mets et les boissons, sujets qui sont dans toutes les bouches ; et surtout ne dis rien des hommes, ni pour blâmer, ni pour louer, ni pour faire des comparaisons.

III. Si tu le peux, par tes propres discours, amène les discours de tes compagnons vers ce qui est convenable ; si tu es entouré d’étrangers, tais-toi.

IV. Ne ris ni beaucoup, ni de beaucoup de choses, ni sans retenue[182].

V. Refuse en toute chose de jurer, s’il se peut ; sinon, jure le moins possible.

VI. Rejette les banquets avec les gens du dehors et les hommes du commun. Si parfois l’occasion s’en présente, fixe alors sur toi-même ton attention, de peur de te laisser tomber dans les manières communes. Car, sache-le, celui qui fréquente un compagnon impur en sera lui aussi souillé, fût-il d’ailleurs pur en lui-même.

VII. De tout ce qui regarde le corps, comme le manger, le boire, les vêtements, la maison, les gens de la maison, n’aie que le strict nécessaire. Tout ce qui est pour l’ostentation ou la sensualité, supprime-le entièrement.

VIII. Quant aux plaisirs de Vénus, reste pur autant que possible avant le mariage ; si tu les goûtes, que ce soit suivant la loi. Mais ne reprends pas avec importunité ceux qui en usent autrement, et ne vante pas sans cesse ta continence[183].

IX. Si on te rapporte qu’un tel a mal parlé de toi, ne te justifie point de ce qu’on a dit ; réponds seulement : « Il ignorait sans doute les autres défauts qui sont en moi ; car il n’eût point parlé seulement de ceux-là[184] »

X. Il n’est pas nécessaire d’aller souvent aux théâtres ; quand l’occasion s’en présente, parais-y, n’ayant de zèle et d’étude pour aucun des partis[185], mais pour toi-même : c’est-à-dire ne désire de voir arriver que ce qui arrive, et de voir vaincre que le vainqueur ; ainsi rien ne t’entravera. Évite tout à fait d’acclamer personne, de rire de personne, de prendre part aux grands mouvements de la foule. Et à ton retour, ne parle pas longuement des événements qui se sont passés, toutes choses qui ne contribuent en rien à rendre ton âme droite : car tu semblerais avoir été jeté dans l’étonnement par le spectacle[186].

XI. Ne va ni par hasard ni par légèreté aux lectures de certaines gens ; mais, si tu t’y trouves, conserve ta gravité, ta tranquillité, et évite d’être importun[187].

XII. Quand tu dois avoir un entretien avec quelqu’un, surtout avec ceux qui passent pour les premiers de la ville, propose-toi ce qu’auraient fait en cette rencontre Socrate ou Zénon ; et ainsi, sans incertitude, tu tireras bon parti de tout événement.

XIII. Quand tu vas rendre tes soins à quelque homme puissant, représente-toi que tu ne le trouveras pas, ou que tu ne seras pas reçu, ou que les portes te seront fermées au visage, ou qu’il ne s’occupera pas de toi. Si, malgré cela, il convient que tu ailles, va et supporte ce qui t’arrive, sans jamais te dire à toi-même : « Cela n’en valait pas la peine. » Car c’est le langage d’un homme vulgaire et qui s’offense des choses du dehors[188].

XIV. Dans la conversation, abstiens-toi de rappeler sans cesse et sans mesure tes exploits et les périls que tu as courus ; car, si tu prends plaisir à les raconter, les autres n’en trouvent point à les entendre.

XV. Ne cherche point à faire rire : le pas est glissant, et tu tomberais dans les mœurs du vulgaire en même temps que tu perdrais le respect de tes amis.

XVI. Il est dangereux aussi de se laisser aller à des propos obscènes. Quand tu assistes par hasard à de tels propos, blâme vigoureusement celui qui les tient, si l’occasion est opportune ; sinon, par ton silence, par ta rougeur, par la sévérité de ton visage, montre que tu t’indignes de tels discours.


XXXIV

comment on peut lutter contre le plaisir.


Si l’image de quelque volupté se présente, veille sur toi, comme tu fais pour toutes les autres images, et ne te laisse pas emporter par elle ; mais que la chose t’attende, et obtiens de toi-même quelque délai[189]. Ensuite compare les deux moments, l’un où tu jouiras de la volupté, l’autre où, après en avoir joui, tu te repentiras et te feras à toi-même des reproches ; puis oppose-leur la joie que tu éprouveras si tu t’abstiens, et les louanges que tu te donneras à toi-même. Te semble-t-il opportun d’entreprendre l’action ? prends garde de te laisser vaincre par ses charmes et ses plaisirs et ses séductions ; mais oppose-leur une chose qui vaut mieux : la conscience d’avoir soi-même vaincu dans ce combat.


XXXV

pourquoi craindre d’être vu en agissant ?


Lorsque, sachant bien que tu dois faire une chose, tu la fais, n’évite jamais d’être vu en la faisant, même si le vulgaire doit en penser du mal. Car si tu as tort d’agir ainsi, fuis l’action même ; et si tu n’as pas tort, pourquoi crains-tu ceux qui te blâmeront à tort[190] ?


XXXVI

il faut séparer dans notre conduite le corps de l’ame comme la nuit du jour.


Ces propositions, « Il est jour, » « Il est nuit, » ont une grande valeur si on les énonce séparément, et, si on les joint ensemble, n’en ont plus ; de même, prendre pour soi la meilleure part, c’est chose excellente par rapport au corps ; mais, si l’on considère les devoirs de sociabilité, qu’on doit observer dans un banquet, c’est chose indigne[191]. Lors donc que tu dîneras avec quelqu’un, souviens-toi de ne pas seulement regarder la qualité des mets pour le corps, mais encore de conserver le respect à l’égard du maître du banquet.

XXXVII

ne pas changer notre rôle.


Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, tu le joues mal ; et celui que tu pouvais remplir, tu l’abandonnes.


XXXVIII

le faux pas.


Comme, en te promenant, tu prends garde de marcher sur un cor ou de te fouler le pied, de même prends garde de blesser la partie maîtresse de toi-même[192]. Si nous songeons à cela dans chaque action, plus sûrement nous pourrons nous mettre à l’œuvre.


XXXIX

la mesure de la propriété.


La vraie mesure de la possession doit être pour chacun le besoin du corps, comme le pied est la mesure de la sandale. Si tu te renfermes dans ces bornes, tu garderas la mesure ; si tu les passes, tu seras entraîné désormais comme dans un précipice. De même pour les souliers, s’ils excèdent les besoins de ton pied : tu les voudras d’abord dorés, puis de pourpre, puis brodés ; car, une fois la mesure passée, il n’est plus aucune borne.


XL

de l’éducation des femmes.


Les femmes ont à peine atteint leur quatorzième année que les hommes les appellent leurs maîtresses : elles jugent de là que nulle autre qualité n’est en elles, si ce n’est de pouvoir servir aux plaisirs des hommes ; elles commencent donc à se parer, et dans leur parure mettent tout leur espoir. Mais c’est chose digne à tenter, que de leur faire sentir que rien ne peut les rendre respectables, si ce n’est la modestie et la pudeur[193].

XLI

c’est sottise que de prendre trop soin de son corps.


Signe de sottise, que de s’attarder aux soins du corps, comme de s’exercer longtemps, de manger longtemps, de boire longtemps, de donner beaucoup de temps aux autres nécessités corporelles. Toutes ces choses doivent se faire par accessoire ; que vers l’esprit soient tournés tous nos soins[194] !


XLII

être doux envers ceux qui font mal,
car ils se trompent.


Quand quelqu’un te fait du tort, ou dit du mal de toi, souviens-toi qu’il le fait ou le dit en croyant faire ce qui est pour lui convenable : il n’est donc pas possible qu’il suive ton opinion, mais la sienne ; et si son opinion est vicieuse, c’est lui qui a le mal, puisque c’est lui qui a l’erreur. Et en effet, si quelqu’un croit faux un syllogisme vrai, ce n’est pas le syllogisme qui en souffre, mais l’homme qui se trompe[195]. En partant de là, tu te conduiras avec douceur envers celui qui t’injuriera ; car tu te diras, à chaque injure : « Cela lui a paru bon[196]. »


XLIII

les deux anses.


Chaque chose a deux anses : par l’une elle est facile à porter ; par l’autre, impossible. Ton frère te fait-il une injustice, ne prends pas la chose par le côté de l’injustice : car c’est l’anse par où on ne saurait la porter ; mais plutôt prends-la par ce côté : c’est un frère, un homme nourri avec toi ; et tu prendras la chose par où elle est supportable.


XLIV

ne pas confondre soi et ce qui est à soi.


C’est mal raisonner que de dire : « Je suis plus riche que vous, donc je suis meilleur que vous ; je suis plus disert, donc je suis meilleur. » Pour mieux raisonner, il faut dire : « Je suis plus riche que vous, donc mes richesses surpassent les vôtres ; je suis plus disert, donc mes discours surpassent les vôtres. » Mais toi, tu n’es ni richesses, ni discours.


XLV

ne pas juger la conduite d’autrui.


Quelqu’un se baigne de bonne heure[197]. Ne dis pas : « Il fait mal » ; mais dis : « C’est de bonne heure. » Quelqu’un boit beaucoup de vin. Ne dis pas : « Il fait mal ; » mais dis : « C’est beaucoup. » Car avant de connaître le motif de sa décision, d’où sais-tu s’il fait mal[198] ? Ainsi il ne t’arrivera pas de voir et de comprendre une chose, et de prononcer sur une autre[199].

XLVI

ne pas se dire philosophe, mais l’être.


I. Ne te dis jamais philosophe, et ne bavarde point sur les théories philosophiques devant le vulgaire ; mais fais ce qui découle de ces théories : de même, dans un festin, ne dis pas comment il faut manger, mais mange comme il faut. Souviens-toi à quel point Socrate avait rejeté toute ostentation. Des jeunes gens venaient le trouver pour qu’il les recommandât à d’autres philosophes, et il les leur conduisait : ainsi il supportait le dédain[200] !

II. Lorsque, chez des ignorants, la conversation tombe sur quelque question théorique, tais-toi presque toujours ; car il y a grand danger à vomir aussitôt ce que tu n’as pas digéré[201]. Et si on te dit que tu ne sais rien, et que tu ne t’en piques pas, sache alors que tu as déjà mis la main à l’œuvre de la sagesse. Car les brebis ne vont pas montrer aux bergers combien elles ont mangé d’herbe ; mais, après avoir au dedans digéré leur pâture, elles produisent au dehors laines et lait. Toi aussi, devant le vulgaire, n’expose pas les préceptes, mais, après les avoir digérés, les œuvres qui en naissent[202].


XLVII

être austère, sans s’en vanter.


Si tu as réglé avec frugalité tout ce qui concerne le corps, ne t’en vante point ; et si tu bois de l’eau, ne dis pas à tout propos : je bois de l’eau. Veux-tu parfois t’exercer à la peine ? que ce soit pour toi-même, non pour les autres. N’embrasse point les statues[203], mais quand tu as une soif ardente, prends de l’eau fraîche dans ta bouche et rejette-la, et ne le dis à personne.


XLVIII

signes auxquels on reconnaît
l’homme ordinaire et le philosophe.


I. État et caractère de l’homme ordinaire : jamais il n’attend de lui-même l’utile ou le nuisible, mais des choses du dehors.

II. État et caractère du philosophe : tout ce qui est utile ou nuisible, il l’attend de lui-même.

III. Signes qu’un homme avance dans la sagesse : il ne blâme, il ne loue personne ; de personne ne se plaint, n’accuse personne ; ne parle point de lui-même, comme s’il était quelque chose ou savait quelque chose. S’il est empêché ou entravé en quelque affaire, il s’accuse seul ; si on le loue, il rit en lui-même de qui le loue[204] ; si on le blâme, il ne se défend pas[205]. Mais il se tâte et s’observe, comme les convalescents, craignant de troubler en quelque chose le calme qui naît en lui, avant qu’il ait pris consistance.

IV. Il a enlevé de lui tout désir, il a transporté son aversion vers ces choses seules qui, dépendant de nous, sont contraires à la nature. Il modère ses élans vers toutes choses. S’il passe pour sot ou ignorant, il n’en a souci. En un mot, il se garde de lui-même comme d’un ennemi, comme de quelqu’un qui lui dresse des embûches.

XLIX

commenter les philosophes n’est pas philosopher.


Si quelqu’un se vante de pouvoir comprendre et expliquer les ouvrages de Chrysippe[206], dis en toi-même : Si Chrysippe n’eût écrit obscurément, cet homme n’aurait donc rien dont il pût se glorifier[207] ? Pour moi, qu’est-ce que je veux ? Connaître la nature, et la suivre. Je cherche donc qui peut me l’expliquer, et ayant entendu dire que c’est Chrysippe, je vais à lui. Mais je ne comprends pas ses écrits : je cherche qui me les explique. Jusqu’ici, rien dont je puisse être fier. Mais quand j’ai trouvé l’interprète, il me reste à pratiquer les préceptes qu’il m’explique : c’est là seulement ce qui peut me rendre fier. Et si je me contente d’admirer l’art d’interpréter, que suis-je autre chose qu’un grammairien, à la place d’un philosophe ? la seule différence, c’est que, au lieu d’Homère, j’explique Chrysippe. Que bien plutôt, si on me dit : « Explique-moi Chrysippe «, je rougisse de ne pouvoir montrer des actions en harmonie avec mes paroles !

L

les lois morales.


À tous ces préceptes, comme à des lois que tu ne peux sans impiété transgresser, reste fidèle. De tout ce qu’on pourra dire de toi, ne prends souci : cela n’est plus ton fait.


LI

pratique et théorie.


Jusques à quand tarderas-tu à te juger toi-même digne de réaliser le meilleur, et à ne plus transgresser en rien ce que te prescrit la raison ? Tu as reçu les principes que tu devais approuver, et tu les as approuvés ; quel maître attends-tu donc encore, pour rejeter sur lui le soin de te redresser, toi ? Tu n’es plus enfant, mais déjà homme fait. Si maintenant tu te négliges et t’apparesses, et que sans cesse tu mettes délais sur délais, et qu’un jour passé tu en fixes un autre après lequel tu commenceras à veiller sur toi, tu perdras même la conscience que tu ne fais point de progrès dans la sagesse, et tu vivras et mourras dans les mœurs vulgaires[208].

Déjà donc juge-toi digne de vivre comme un homme fait et qui avance dans la sagesse : que tout ce qui te paraît le meilleur soit pour toi une loi inviolable. S’offre-t-il quelque labeur ou quelque plaisir, la gloire ou l’infamie ? souviens-toi que c’est maintenant le combat, que voici les jeux Olympiques, et qu’il n’est plus permis de reculer : en un seul jour et en une seule affaire, ta sagesse naissante est perdue ou sauvée.

C’est ainsi que Socrate devint parfait, ne s’attachant à rien, dans toutes les choses qui s’offraient, qu’à la raison. Et toi, bien que tu ne sois pas encore Socrate, tu dois pourtant vivre comme quelqu’un qui veut le devenir.


LII

les trois parties de la philosophie.


La première et la plus nécessaire partie de la philosophie est celle qui traite de la mise en pratique des théories : par exemple, ne point mentir[209]. La seconde, celle qui contient les démonstrations : par exemple, par quel principe on démontre qu’il ne faut pas mentir[210]. La troisième, celle qui confirme et explique les autres : par exemple, comment on s’assure que c’est une démonstration[211]  ? qu’est-ce qu’une démonstration ? qu’est-ce qu’un raisonnement conséquent ? qu’est-ce qu’une contradiction ? qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ?

La troisième partie est nécessaire à cause de la seconde, la seconde à cause de la première ; mais la plus nécessaire, et celle où il faut se reposer, c’est la première. Mais nous, nous faisons le contraire. Car nous nous attardons dans la troisième, et c’est sur elle que porte toute notre étude ; mais la première, nous la négligeons entièrement. C’est pourquoi nous mentons, mais les raisons par lesquelles on démontre qu’il ne faut pas mentir, nous les avons sous la main[212].


LIII

sentences diverses.


En toute occasion aie présentes à l’esprit ces pensées :

Conduis-moi, Jupiter, et toi, Destinée,
En quelque lieu que vous ayez fixé ma place,
Je vous suivrai sans hésitation ; si je refusais,
Je serais coupable, et je ne vous en suivrais pas moins[213].

« Quiconque sait céder à la nécessité,
Nous le tenons pour sage et pour savant dans les choses divines[214]. »


« Ô Criton, s’il plaît ainsi aux dieux, qu’il en soit ainsi ! »

« Anytus et Mélitus peuvent me tuer, non me nuire[215]. »


Éclaircissements

Extraits
des
entretiens d’Épictète[216]


I

Où est le bien.

Où donc est le bien ? Dis-nous-le, philosophe. — « Il est où vous ne croyez pas qu’il soit, et où vous ne voulez pas le chercher. Car, si vous vouliez, vous le trouveriez en vous, sans errer au dehors, à chercher comme vous appartenant des choses qui ne sont pas à vous. Rentrez en vous-mêmes ; étudiez-y vos notions naturelles[217]. Que vous représentez-vous comme le bien ? La tranquillité, la félicité, la liberté. Ne vous le représentez-vous pas aussi comme une grande chose par sa nature, comme une chose d’un prix très-élevé, et qui est au-dessus de toute atteinte ? Cela dit, où vous faut-il chercher la tranquillité et la liberté ? Dans ce qui est assujetti, ou dans ce qui est indépendant ? » — Dans ce qui est indépendant. — « Eh bien ! votre corps est-il indépendant ou assujetti ? » — Nous n’en savons rien. — « Vous ne savez pas qu’il est assujetti à la fièvre, à la goutte, à la cécité, à la dyssenterie, aux tyrans, au feu, au fer, et à tout ce qui est plus fort que lui ? » — Oui, il leur est assujetti. — Comment donc alors une partie quelconque du corps pourrait-elle être libre ? Comment pourrait être d’importance et de prix ce qui n’est de sa nature qu’un cadavre, de la terre, de la boue ? Mais quoi ! n’avez-vous rien en vous qui soit indépendant ? » — Rien. — « Et qui peut vous forcer à adhérer à une erreur manifeste ? » — Personne. — « Qui peut vous contraindre à ne pas adhérer à la vérité qui se montre à vous ? » — Personne. — « Vous voyez donc bien par là qu’il y a en vous quelque chose qui est naturellement indépendant. Et qui de vous peut désirer ou craindre, vouloir une chose ou la repousser, préparer ou entreprendre quoi que ce soit, s’il ne se l’est pas représenté d’abord comme un profit ou comme un devoir ? » Personne. — « Vous avez donc là encore quelque chose d’indépendant et de libre. Malheureux ! c’est là ce qu’il vous faut travailler et soigner, c’est là qu’il vous faut chercher le bien. »

(Traduction Courdaveaux).

II

Portrait du philosophe.

— Et comment peut-on vivre heureux, quand on ne possède rien, quand on est nu, sans maison, sans foyer, négligé, sans esclave, sans patrie ? — « Eh bien ! Dieu vous a envoyé quelqu’un pour vous montrer par des faits que cela est possible. Regardez-moi : je suis sans patrie, sans maison, sans fortune, sans esclave ; je couche sur la terre ; je n’ai ni femme, ni enfant, ni tente de général ; je n’ai que la terre, le ciel et un manteau. Et que me manque-t-il ? Ne suis-je pas sans chagrin et sans crainte ? Ne suis-je pas indépendant ? Qui de vous m’a jamais vu frustré dans mes désirs, ou tombant dans ce que je voulais éviter ? Quand ai-je accusé les dieux ou les hommes ? À qui ai-je fait des reproches ? Quelqu’un de vous m’a-t-il jamais vu triste ? De quel air vais-je au-devant de ces gens qui vous effraient et vous en imposent ? N’est-ce pas comme au-devant d’esclaves ? Et quel homme, en me voyant, ne croit pas voir son seigneur et son maître[218] ? »

III

Des choses qui sont en notre pouvoir et de celles qui n’y sont pas. — Le navigateur et les vents. — Mort de Latéranus. — Mot de Thraséas. — Agrippinus partant en exil.

De tous les modes d’exercice de notre puissance intellectuelle, vous n’en trouverez qu’un seul qui puisse se juger lui-même, qu’un seul partant qui puisse s’approuver ou se blâmer. Jusqu’où la grammaire est-elle en possession d’aller dans ses jugements ? jusqu’à la détermination des lettres. Et la musique ? jusqu’à la détermination des notes. Mais l’une d’elles se juge-t-elle elle-même ? nullement. Lorsqu’il faudra écrire à un ami, la grammaire dira comment il faut lui écrire ; mais la grammaire ne vous dira pas s’il faut ou non écrire à cet ami. La musique vous enseignera de même les notes ; mais elle ne vous dira pas s’il faut pour le moment chanter et jouer de la lyre, ou s’il ne faut ni chanter ni jouer de la lyre. Qui donc vous le dira ? la faculté qui se juge elle-même et juge tout le reste [219]. Et quelle est-elle ? La faculté rationnelle, car celle-ci est la seule qui nous ait été donnée pouvant se rendre compte d’elle-même, de sa nature, de sa puissance, de sa valeur, ainsi que de tous les autres modes d’exercice de l’esprit. Qu’est-ce qui nous dit en effet que l’or est beau, puisqu’il ne le dit pas lui-même ? évidemment c’est la faculté chargée de tirer parti des représentations. Quelle autre juge la musique, la grammaire et toutes les autres branches de savoir, en apprécie l’emploi et indique le moment d’en faire usage ? nulle autre qu’elle.

Les dieux donc, ainsi qu’il convenait, n’ont mis en notre pouvoir que ce qu’il y a de meilleur et de plus excellent dans le monde, le bon usage des représentations [220]

Que dit Jupiter ? « Épictète, je t’ai donné une partie de nous-même, la faculté de te porter vers les choses ou de les repousser, de les désirer ou de les éviter, en un mot, de savoir user des représentations. Si tu la cultives, si tu vois en elle seule tout ce qui est à toi, jamais tu ne seras empêché ni entravé ; jamais tu ne pleureras ; jamais tu n’accuseras ni ne flatteras personne. »

Eh quoi ! trouves-tu que ce soit là peu de chose ? — A Dieu ne plaise ! — Contente-t’en donc et prie les dieux. Mais, maintenant, nous qui pourrions ne nous occuper que d’un seul objet, ne nous attacher qu’à un seul, nous aimons mieux nous occuper et nous embarrasser d’une foule de choses, de notre corps, de notre fortune, de notre frère, de notre ami, de notre enfant, de notre esclave. Et toutes ces choses dont nous nous embarrassons sont un poids qui nous entraîne au fond[221]. Aussi, qu’il y ait impossibilité de mettre à la voile, et nous nous asseyons impatients, regardant continuellement quel est le vent qui souffle. — « C’est Borée ? Qu’avons-nous à faire de lui ? Et quand le Zéphir soufflera-t-il ?» — « Quand il lui plaira, mon ami, ou quand il plaira à Eole. Car ce n’est pas toi que Dieu a établi le dispensateur des vents, mais bien Eole. » Que faut-il donc faire ? rendre parfait ce qui dépend de nous, et prendre les autres choses comme elles viennent. Comment viennent-elles donc ? comme Dieu le veut.

— « Quoi donc, je serais le seul qu’on décapiterait aujourd’hui !» — Eh bien ! veux-tu que tous soient décapités, pour que tu aies une consolation ? Ne préfères-tu pas tendre le cou, comme, à Rome, ce Latéranus[222] dont Néron avait ordonné de couper la tête ? Il la tendit, et fut frappé ; mais le coup était trop faible : il la retira un instant ; puis la tendit de nouveau. Déjà auparavant, comme Epaphrodite[223], affranchi de Néron, était venu l’interroger sur sa haine pour l’empereur, il lui avait répondu : « Si je veux le dire, ce sera à ton maître... »

Il faut que je meure. Eh bien ! faut-il que ce soit en pleurant ? Il faut que je sois enchaîné. Faut-il donc que ce soit en me lamentant ? Il faut que je parte pour l’exil. Eh ! qui m’empêche de partir en riant, le cœur dispos et tranquille ? — « Dis-moi tes secrets. — Je ne te les dis pas car cela est en mon pouvoir. — Mais je t’enchaînerai. — « O homme, que dis-tu ? m’enchaîner, moi ! tu enchaîneras ma cuisse ; mais ma faculté de juger et de vouloir, Jupiter lui-même ne peut en triompher. — Je te jetterai en prison. — Tu y jetteras mon corps. — Je te couperai la tête. — Quand t’ai-je dit que j’étais le seul dont la tête ne pût être coupée ? » Voilà ce que devraient méditer les philosophes, ce qu’ils devraient écrire tous les jours, ce à quoi ils devraient s’exercer.

Thraséas[224] avait coutume de dire : « J’aime mieux être tué aujourd’hui qu’exilé demain. » Que lui dit Rufus[225] ? « Si tu choisis la mort comme plus pénible, quel est ce choix absurde ? Si comme plus douce, qui te l’a permis ? Ne veux-tu pas t’exercer à être satisfait de ce qui t’est échu ? »

C’est pour cela qu’Agrippinus[226] disait : « Je ne m’entrave pas moi-même. » On lui annonça qu’il était jugé dans le sénat. « Au petit bonheur ! » (dit-il). « Mais voici la cinquième heure » (c’était celle où il avait l’habitude de s’exercer, puis de se baigner dans l’eau froide) ; « sortons et exerçons-nous. » Quand il s’est exercé, quelqu’un vient lui dire qu’il a été condamné. — « À l’exil, dit-il, ou à la mort ? — À l’exil. — Qu’arrive-t-il de mes biens ? — On ne te les a pas enlevés. — Allons donc à Aricie, et dînons-y. »

Voilà ce que c’est que d’avoir médité ce qu’il faut méditer ; de s’être placé au-dessus de tout obstacle et de tout accident, pour les choses qu’on désire ou qu’on veut éviter. « Il faut que je meure. Si tout de suite, je meurs ; si bientôt, je dîne maintenant que l’heure en est venue ; je mourrai ensuite. — Comment ? — Comme il convient à quelqu’un

qui rend ce qui n’est pas à lui. »

IV

Comment on peut conserver sa dignité en toute chose. — Priscus Helvidius et Vespasien.

Pour l’être doué de la vie et de la raison, il n’y a d’impossible à supporter que ce qui est contre la raison, mais tout ce qui est conforme à la raison se peut supporter. Les coups par eux-mêmes ne sont point impossibles à supporter. — Comment cela ? — Vois comme les Lacédémoniens se laissent battre de verges, sachant que cela est conforme à la raison. La pendaison elle-même se peut supporter. Lorsque quelqu’un croit qu’elle est conforme à la raison, il s’en va et se pend. En un mot, si nous y faisons attention, nous trouverons que l’être doué de la vie ne souffre de rien tant que de ce qui n’est pas raisonnable ; et qu’en revanche il n’est attiré par rien autant que par ce qui est raisonnable.

Mais ce qui paraît raisonnable ou déraisonnable à l’un, ne le paraît pas à l’autre. Il en est de cela comme du bien et du mal, de l’utile et du nuisible. Et c’est pour ce motif surtout que nous avons besoin d’instruction pour apprendre à mettre d’accord avec la nature, dans chaque cas particulier, notre notion naturelle du raisonnable et du déraisonnable.

Or, pour juger de ce qui est conforme ou contraire à la raison, nous ne nous bornons pas à apprécier les objets extérieurs, nous tenons compte encore de notre dignité personnelle.

Aussi quand Florus demanda à Agrippinus s’il devait descendre sur la scène avec Néron pour y jouer un rôle lui aussi. « Descends-y, » fut la réponse. Et à cette question : « Pourquoi, toi, n’y descends-tu pas ? » « Parce que moi, » dit-il, « je ne me demande même pas si je dois le faire. » C’est qu’en effet celui qui s’abaisse à délibérer sur de pareilles choses et qui pèse les objets extérieurs avant de se décider, touche de bien près à ceux qui oublient leur dignité personnelle.

Que me demandes-tu en effet ? « Qui vaut le mieux de la mort ou de la vie ? » Je te réponds, la vie. « De la soufrance ou du plaisir ? » Je te réponds, le plaisir. « Si je ne me fais pas historien et ne joue pas la tragédie, dis-tu, j’aurai la tête coupée. » — Va donc, et joue la tragédie. Pour moi, je ne la jouerai pas. — « Pourquoi ? » — Parce que toi, tu ne te regardes que comme un des fils de la tunique. — « Que veux-tu dire ? » — Que dès lors, il te faut chercher à ressembler aux autres hommes, de même qu’aucun fils ne demande à être supérieur aux autres fils. Mais moi, je veux être le morceau de pourpre, cette petite partie brillante qui donne aux autres l’éclat et la beauté. Que me dis-tu donc de ressembler aux autres ? Comment serais-je pourpre alors ?

C’est ce qu’avait bien vu Priscus Helvidius[227] ; et il agit comme il avait vu. – Vespasien lui avait envoyé dire de ne pas aller au sénat : « Il est en ton pouvoir, lui répondit-il, de ne pas me laisser être du sénat ; mais tant que j’en serai, il faut que j’y aille. — Eh bien ! Vas-y, lui dit l’empereur, mais tais-toi. — Ne m’interroge pas, et je me tairai. — Mais il faut que je t’interroge. — Et moi, il faut que je dise ce qui me semble juste. — Si tu le dis, je te ferai mourir. — Quand t’ai-je dit que j’étais immortel ? Tu rempliras ton rôle, et je remplirai le mien. Ton rôle est de faire mourir ; le mien est de mourir sans trembler. Ton rôle est d’exiler, le mien est de partir sans chagrin. » A quoi servit cette conduite de Priscus, seul comme il était ? Mais en quoi la pourpre sert-elle au manteau ? Que fait-elle autre chose que de ressortir sur lui en sa qualité de pourpre, et d’y être, pour le reste, un spécimen de beauté ? Un autre homme, si César, dans de pareilles circonstances, lui avait dit de ne pas aller au sénat, aurait répondu : « Je te remercie de m’épargner. » Mais César n’aurait pas empêché un tel homme d’y aller, sachant bien qu’il y devait rester immobile comme une cruche, ou que, s’il y parlait, il dirait ce qu’il savait désiré de l’empereur, et que même il renchérirait encore dessus.

Quelqu’un demandait à Épictète : « Comment sentirons-nous ce qui est conforme à notre dignité ? » — Comment le taureau, dit-il, à l’approche du lion, sent-il seul la force qui est en lui, et se jette-t-il en avant pour le troupeau tout entier ? Il est évident que dès le premier instant, avec la force dont il est doué, se trouve en lui le sentiment de cette force. Eh bien ! de même chez nous, nul de ceux qui seront ainsi doués ne restera sans le savoir. Mais ce n’est pas en un jour que se fait le taureau, non plus que l’homme d’élite ; il faut s’exercer et se former à grand’peine, et non pas s’élancer à l’étourdie vers ce qui n’est pas de notre compétence.

Vois seulement à quel prix tu vends ton libre arbitre[228]. Au moins, mon ami, vends-le cher. — « Ce prix élevé et exceptionnel convient peut-être à d’autres (diras-tu), à Socrate et à ceux qui lui ressemblent ? — Mais pourquoi donc, puisque nous naissons tous semblables à lui, un si petit nombre, plus tard, lui sont-ils semblables ? — Tous les chevaux (objectes-tu) deviennent-ils donc rapides, et tous les limiers bons chasseurs ? — Eh bien ! parce que je suis d’une nature ingrate, faut-il me refuser à tout effort ? à Dieu ne plaise ! »

V

Quelles conclusions peut-on tirer de ce que Dieu est le père des hommes ?

Si on pouvait partager, autant qu’on le doit, cette croyance, que nous sommes tous enfants de Dieu au premier chef, que Dieu est le père des hommes et des divinités, jamais, je pense, on n’aurait de soi des idées qui nous amoindrissent ou nous rapetissent. Quoi, si César t’adoptait, personne ne pourrait supporter ton orgueil ; et quand tu sais que tu es fils de Dieu, tu ne t’en enorgueilliras pas ! Nous ne le faisons guère aujourd’hui ! Bien loin de là : comme à notre naissance deux choses ont été unies en nous, le corps qui nous est commun avec les animaux, la raison et le jugement qui nous sont communs avec les dieux, une partie d’entre nous se tournent vers cette funeste parenté de mort, très-peu vers cette bienheureuse parenté divine. Or, ce petit nombre, il est vrai, qui se croit né pour la probité, pour l’honneur, pour le bon usage des représentations, n’a jamais de lui-même une opinion qui le rapetisse ou l’amoindrisse, mais la foule fait le contraire, « Que suis-je en effet (dit-on) ? Un homme misérable et chétif. » – Ou bien encore : « Pitoyable chair que la mienne ! » — Oui, bien pitoyable en effet ! mais tu as quelque chose de mieux que cette chair ! Pourquoi le négliges-tu, pour t’attacher à elle ?

Par suite de cette parenté, nous qui nous tournons vers elle, nous devenons semblables, les uns aux loups, les autres aux lions, le plus grand nombre aux renards et à tout ce qu’il y a de vil parmi les bêtes. Qu’est-ce en effet qu’un homme méchant dans ses paroles ou dans ses actes, si ce n’est un renard ou quelque chose de plus vil et de plus abject encore ?

VI

Du progrès dans la philosophie. — Comment se font les tragédies. — A quoi servent les philosophes.

Montre-moi tes progrès. Si je disais à un athlète, « Montre-moi tes épaules, » et qu’il me répondît : « Voici les plombs dont je me sers. » — « Va-t’en voir ailleurs avec ces plombs, lui dirais-je. Ce que je veux voir, c’est le parti que tu sais en tirer. » Toi de même, tu me dis : « Prends ce livre de Chrysippe sur la volonté, et vois comme je l’ai lu. » — Esclave, ce n’est pas là ce que je cherche, mais ta façon de te porter vers les choses ou de les repousser, de les désirer ou de les fuir ?... Si elle y est conforme, montre-le-moi, et je te dirai que tu es en progrès. Si elle n’y est pas conforme, va-t’en, et non-seulement commente ton livre, mais encore écris-en toi-même de pareils. Et à quoi cela te servirait-il ? Ne sais-tu pas que le livre entier coûte cinq deniers ? Et par conséquent celui qui le commente peut-il te sembler valoir plus de cinq deniers ? Ne cherchez donc jamais le fait du sage d’un côté, et le progrès d’un autre.

Où donc est le progrès ? Celui qui, se détachant des choses du dehors, se voue tout entier à l’éducation et au perfectionnement de sa faculté de juger et de vouloir pour lui donner l’élévation, la liberté, la possession d’elle-même ; dans toutes les circonstances s’efforce de suivre ses principes, comme un coureur ceux de l’art du coureur, comme un chanteur ceux de l’art du chanteur : voilà celui qui est réellement en progrès et qui n’a pas quitté son pays pour rien[229]. Mais celui qui ne s’attache et ne s’applique qu’à ce qui est dans les livres, celui qui n’a pas eu d’autre but en quittant son pays, celui-là, je lui dis de s’en aller chez lui et de s’y occuper de ses affaires. Ce pour quoi il a quitté son pays, n’est rien ; ce qui est quelque chose, c’est de travailler à ôter de sa vie les lamentations, les gémissements, les cris d’hélas ! et de « Misérable que je suis ! » ainsi que les malheurs et l’infortune ; c’est d’apprendre ce que c’est que la mort, l’exil, la prison, la ciguë, afin de pouvoir dire dans la prison : « Mon cher Criton, qu’il en soit de ceci comme il plaira aux dieux ! » au lieu de s’écrier : « Malheureux que je suis, à mon âge, c’était à cela qu’étaient réservés mes cheveux blancs ! » Et qui dit ces derniers mots ? Croyez-vous que je vais vous citer quelqu’un d’obscur et de basse naissance ? N’est-ce pas Priam qui parle ainsi ? N’est-ce pas Œdipe ? Tous les rois tiennent ce langage. Qu’est-ce, en effet, que la tragédie, sinon un poème qui nous montre les souffrances des hommes qui attachent du prix aux choses extérieures ?

Si c’était une duperie que de croire sur la foi de ses maîtres qu’en dehors de notre libre arbitre il n’y a rien qui nous intéresse, je voudrais encore, moi, de cette duperie, à laquelle je devrais de vivre tranquille et sans trouble. À vous de voir ce que vous voudriez.

— À quoi nous sert donc Chrysippe ? — Il te répond lui-même : « À t’apprendre que ce ne sont point des chimères que les choses qui font le calme en nous et qui y amènent la tranquillité ! Prends mes livres, et tu y verras combien tout ce qui nous donne cette tranquillité est réel et conforme à la nature ! » Quel bonheur n’est-ce pas là ? Quel bienfaiteur que celui qui nous montre la route ! Eh bien ! les hommes ont élevé des temples et des autels à Triptolème, parce qu’il leur a donné une nourriture plus douce ; et celui qui a trouvé, mis en lumière, et produit devant tous les hommes la vérité, non pas sur les moyens de vivre, mais sur les moyens de vivre heureux, est-il quelqu’un de vous qui lui ait construit un autel ou un temple, qui lui ait élevé une statue ou qui remercie Dieu à cause de lui ? Quoi ! pour le don de la vigne ou du froment, nous offrons des sacrifices de reconnaissance ; et, quand on a déposé dans notre intelligence un fruit d’où devait sortir la démonstration de la vérité au sujet du bonheur, nous n’en rendrons aucune action de grâces à Dieu !

VII

Contre les sceptiques.

Si quelqu’un résiste à l’évidence complète, il n’est pas facile de trouver des raisons capables de le faire changer d’avis. Et ceci ne tient ni à sa force, ni à la faiblesse du démonstrateur ; mais quand, mis au pied du mur, il reste là comme une pierre, comment discuter avec lui ?

Cette pétrification est de deux sortes : il y a celle de l’intelligence ; il y a celle du sens moral, quand, de parti pris, on refuse de se rendre à l’évidence, ou de renoncer à des contradictions. Or, pour la plupart, nous avons grand’peur de la mort du corps, et nous faisons tout pour ne pas y arriver ; mais la mort de l’âme, nous nous en inquiétons peu. Quand la conscience et le sens moral sont morts chez quelqu’un, nous appelons encore cela de la puissance d’esprit !

VIII

On court à Olympie contempler les jeux, et on oublie de se contempler et de se connaître soi-même.

Vous courez à Olympie pour voir l’œuvre de Phidias, et chacun de vous regarderait comme un malheur de mourir sans la connaître : et ce pour quoi vous n’avez pas besoin de courir, ce pour quoi vous êtes tout portés et sur les lieux mêmes, vous n’aurez pas l’envie de le regarder et de chercher à le comprendre ? Ne sentirez-vous donc jamais qui vous êtes, à quelle fin vous êtes nés, et pourquoi vous avez reçu le don de la vue ? — Mais dans la vie il y a du bien, des désagréments et des peines ! — N’y en a-t-il donc pas à Olympie ? N’y êtes-vous pas brûlés par le soleil, et pressés par la foule ? Vous y lavez-vous toujours bien ? N’y êtes-vous pas mouillés, quand il pleut ? N’y souffrez-vous pas du tumulte, des clameurs, et de bien d’autres ennuis ? Mais vous mettez, je crois, en regard de tout cela la magnificence du spectacle, et dès lors vous acceptez et supportez tout. Eh bien, n’avez-vous pas reçu des moyens de braver tous les événements ? N’avez vous pas reçu l’élévation de l’âme ? N’avez-vous pas reçu le courage ? N’avez-vous pas reçu la patience ? Et dès que j’ai l’élévation de l’âme, que m’importe ce qui peut arriver ? Qui pourra me mettre hors de moi et me troubler ? Qui pourra me sembler pénible ? Vais-je donc, au lieu d’employer ma force à ce pour quoi je l’ai reçue, pleurer et gémir sur les événements ?

Que crois-tu donc que fût devenu Hercule, s’il n’y avait pas eu le fameux lion, et l’hydre, et le cerf, et le sanglier, et plus d’un homme inique et cruel qu’il a chassés et dont il a purgé la terre ? Qu’aurait-il fait, si rien de pareil n’avait existé ? Il est évident qu’il se serait enveloppé dans son manteau et y aurait dormi. Il n’aurait pas été Hercule.

Toi, à ton tour, comprends donc tout cela, et jette les yeux sur les forces qui sont en toi, considère-les, et dis : « Envoie maintenant, ô Jupiter, les circonstances que tu voudras ; car j’ai des ressources et des moyens donnés

par toi-même pour tirer parti de tous les événements. »

IX

Des conséquences que l’on peut tirer de notre parenté avec Dieu[230].

« De quel pays es-tu ? » Ne réponds pas : « Je suis d’Athènes ou de Corinthe, » mais, comme Socrate, « Je suis du monde. » Pourquoi dirais-tu, en effet, que tu es d’Athènes, et non de ce petit coin seulement où ton misérable corps a été jeté quand il est né ? N’est-il pas clair que si tu t’appelles Athénien ou Corinthien, c’est que tu tires ton nom d’un milieu plus important, qui contient non-seulement ce petit coin et toute ta maison, mais encore cet espace plus large d’où est sortie toute ta famille, jusqu’à toi ? Pourquoi donc le philosophe qui comprend le gouvernement du monde, celui qui sait que de toutes les familles il n’en est point de plus grande, de plus importante, de plus étendue que celle qui se compose des êtres raisonnables et de Dieu, pourquoi celui-là ne dirait-il pas : « Je suis du monde ? » Pourquoi ne dirait-il pas : « Je suis fils de Dieu ? »

Et pourquoi craindrait-il rien de ce qui arrive parmi les hommes ? La parenté de César, ou de quelqu’un des puissants de Rome, suffit pour nous faire vivre en sûreté, pour nous préserver du mépris, pour nous affranchir de toute crainte ; et avoir Dieu pour auteur, pour père et pour protecteur, ne nous affranchirait pas de toute inquiétude et de toute appréhension ?

— « Mais de quoi vivrai-je, dit-on, moi qui n’ai rien ? » — Eh ! de quoi vivent les esclaves fugitifs ? Sur quoi comptent-ils, quand ils se sauvent de chez leurs maîtres ? Sur leur terres ? Sur leurs serviteurs ? Sur leur vaisselle d’argent ? Non, mais sur eux-mêmes ; et la nourriture ne leur manque pas. Faudra-t-il donc que le philosophe n’aille par le monde qu’en comptant et se reposant sur les autres ? Ne se chargera-t-il jamais du soin de lui-même ? Sera-t-il au-dessous des animaux sans raison ? Sera-t-il plus lâche qu’eux ? Car chacun d’eux ne recourt qu’à lui-même, et ne manque pourtant ni de la nourriture qui lui convient, ni des moyens d’existence qui sont appropriés à sa nature.

X

Du suicide volontaire[231].

Je crois, moi, que votre vieux maître assis ici ne devrait pas y être occupé à vous rehausser le cœur et à vous empêcher de tenir sur vous-mêmes des propos lâches et indignes, mais à combattre les jeunes gens, s’il s’en trouvait de tels, qui, connaissant notre parenté avec les dieux, et en même temps les liens dont nous sommes attachés et ce corps que nous possédons, voudraient se débarrasser de tout cela comme d’un fardeau pénible qui est au-dessus de leurs forces, et s’en aller vers les dieux leurs parents. Voilà la lutte que devrait avoir à soutenir celui qui est votre professeur et votre maître, s’il a quelque valeur. Vous viendriez à moi me disant : « Épictète, nous en avons assez d’être enchaînés à ce misérable corps, de lui fournir à manger et à boire, de le faire reposer, de le tenir propre et d’être à cause de lui les complaisants d’un tel ou d’un tel. N’est-il pas vrai qu’il n’y a là que des choses indifférentes, et sans rapport réel avec nous ? N’est-il pas vrai que la mort n’est pas un mal, que nous sommes les parents de Dieu, et que c’est de lui que nous venons ? Laisse-nous retourner d’où nous venons ; laisse-nous nous dégager enfin de ces liens qui nous attachent et qui nous chargent. Ici sont des pirates, des voleurs, des juges, des hommes avec le nom de tyrans, qui semblent avoir sur nous quelque pouvoir, à cause de ce misérable corps et des choses qu’il possède ; laisse-nous leur montrer qu’ils n’ont sur nous aucun pouvoir. » — Alors moi j’aurais à vous dire : « Ô hommes, attendez Dieu ! Quand il vous aura libérés de ce service, partez alors vers lui ; pour le moment, résignez-vous à demeurer à la place où il vous a mis. Court est le temps de votre séjour ici, et il est facile à supporter pour ceux qui pensent ainsi. Quel est en effet le tyran, quel est le voleur, quels sont les juges, qui soient encore à redouter pour ceux qui méprisent ainsi leur corps et tout ce qui lui appartient ? Demeurez ; et ne partez pas contrairement à la raison. »

Voilà ce que le maître devrait avoir à faire avec les jeunes gens d’un heureux naturel ! Maintenant, au contraire, qu’arrive-t-il ? Cadavre est le maître, et cadavre vous êtes. Quand vous vous êtes bien repus aujourd’hui, vous vous asseyez là pleurant, et vous demandant comment demain vous aurez de quoi manger. « Esclave ! si tu en as, tu en auras ; si tu n’en as pas, tu partiras. La porte est ouverte. Qu’as-tu à te lamenter ? » Cela dit, quel motif de pleurer a-t-on encore ? Quelle raison de flatter ? Qui donc commandera à celui qui pense ainsi ?

Comment Socrate se conduisait-il dans ces circonstances-là ? Comment, si ce n’est comme il convenait à un homme convaincu de sa parenté avec les dieux ? « Si vous me disiez, leur disait-il, nous te rendrons ta liberté, à la condition de ne plus tenir les discours que tu as tenus jusqu’ici, et de ne plus ennuyer nos jeunes gens ni nos vieillards ; » je vous répondrais : « Vous êtes ridicules ! Vous croyez que si votre général me plaçait à un poste, il me faudrait le garder, le conserver, et mieux aimer mourir mille fois que de le quitter ; et quand Dieu m’a assigné un poste et une façon de vivre, vous pensez qu’il me faut les abandonner ! » Voilà un homme qui était vraiment le parent des dieux ! Mais nous, nous raisonnons sur nous-mêmes comme si nous n’étions que des estomacs, des intestins ! Nous avons des craintes et des désirs ! Nous flattons ceux qui peuvent quelque chose à l’endroit des uns et des autres, et nous les redoutons en même temps.

Rufus, pour m’éprouver, avait coutume de me dire : « Il t’arrivera de ton maître ceci ou cela. » — « Rien qui ne soit dans la condition de l’homme,. » lui répondais-je. Et lui alors : « Qu’irais-je lui demander pour toi quand je puis tirer de toi de telles choses ? » C’est qu’en effet, ce qu’on peut tirer de soi-même, il est bien inutile et bien sot de le recevoir d’un autre. Quoi ! je puis tenir de moi-même la grandeur d’âme et la générosité, et je recevrais de toi des terres, de l’argent, du pouvoir ? Aux dieux ne plaise ! Je ne méconnaîtrai pas ainsi ce qui est à moi !

XI

Contre ceux qui à Rome cherchent les honneurs.

Si nous mettions à l’accomplissement de notre devoir l’ardeur que mettent les vieillards de Rome à ce qu’ils ambitionnent, nous arriverions vite à quelque résultat, nous aussi. Je connais un homme plus âgé que moi, qui est actuellement préfet de l’annone, à Rome. Quand il passa par ici, en revenant de l’exil, que ne me dit-il pas ! Il blâmait fort sa vie passée, et il promettait, pour l’avenir, qu’une fois rentré à Rome il ne s’occuperait jamais d’autre chose que de couler le reste de ses jours dans la tranquillité et dans le calme. « Qu’ai-je en effet à vivre encore (disait-il) ? Et moi je lui répondais : « Vous n’en ferez rien. À peine aurez-vous seulement senti Rome, que vous oublierez toutes ces résolutions, et si l’entrée de la cour vous est ouverte, vous vous y précipiterez tout joyeux, en rendant grâce aux dieux. » — « Épictète, me répliquait-il, si tu me vois mettre le pied à la cour, pense de moi ce que tu voudras. » Et maintenant qu’a-t-il fait ? Avant d’arriver à la ville, il reçut en chemin des lettres de César. Dès qu’il les eut, il oublia toutes ses paroles, et depuis il a accumulé emplois sur emplois. Je voudrais maintenant le rencontrer pour lui rappeler les propos qu’il tenait quand il est passé par ici, et lui dire : « Combien j’étais meilleur prophète que toi ! »

Quoi donc ! est-ce que je prétends que l’homme n’est pas né pour l’action ? à Dieu ne plaise ! Mais alors pourquoi ne sommes-nous pas plus actifs, moi, tout le premier, qui, lorsque le jour se lève, me remémore un moment ce que j’ai à relire, puis me dis aussitôt après : « Que m’importe ce que vaudra la lecture d’un tel ! La première chose pour moi, c’est de dormir.[232] » Mais quel rapport y a-t-il entre les occupations de ces gens-là et celles qui devraient être les nôtres ? Il n’y en a pas. Que font-ils autre chose, en effet, que de calculer toute la journée, de discuter, de délibérer sur des mesures de blé, sur des champs, et sur des revenus du même genre ? Est-ce donc la même chose de recevoir et lire ce billet de quelqu’un : « Je te prie de m’autoriser à exporter une certaine quantité de blé, » ou (de recevoir et lire) celui-ci : « Je t’engage à examiner, d’après Chrysippe, de quelle façon le monde est gouverné, et quelle place y tient l’être doué de vie et de raison. Examine aussi qui tu es, et quel est ton bien et ton mal ? » Est-ce que ces choses-là se ressemblent ? Est-ce qu’elles demandent qu’on s’y attache également ? Est-ce qu’il est aussi honteux de négliger celles-là que celles-ci ?

Maintenant, est-ce précisément nous qui sommes les paresseux et les endormis ? non, c’est bien plutôt vous, jeunes gens. Nous, vieillards, quand nous voyons jouer des jeunes gens, nous nous sentons pris du désir de jouer nous aussi. A plus forte raison, si je vous voyais éveillés et animés au travail, je me sentirais animé moi aussi à travailler avec vous.

XII

De l’amour des siens.

Un magistrat était venu trouver Épictète ; après l’avoir interrogé sur quelques points particuliers, celui-ci lui demanda s’il avait des enfants et une femme. Oui, dit l’autre. — « Comment t’en trouves-tu ? lui demanda-t-il encore. — Assez mal. — Et comment cela ? Car ce n’est pas pour être malheureux que l’on se marie et que l’on a des enfants, mais bien plutôt pour être heureux. — Eh bien, moi, dit cet homme, je suis si malheureux dans mes enfants, qu’il y a peu de jours, ayant ma fille malade et en danger sensible, je n’ai pas eu la force de rester auprès de la malade : je me suis enfui, je m’en suis allé bien loin, jusqu’à ce qu’on vînt m’annoncer qu’elle allait mieux. — Eh quoi ! penses-tu avoir bien agi ainsi ? – C’est ce que font tous les pères, ou du moins la plupart. – Je ne te dis pas que cela ne se fait point ; la question entre nous est de savoir si cela se fait bien. On dirait en effet, avec ce système, que les tumeurs elles-mêmes naissent pour le bien du corps, par cela seul qu’elles naissent ; et plus simplement que faire mal est conforme à la nature, parce que presque tous, ou du moins en majorité, nous faisons mal. Montre-moi donc comment ton action est conforme à la nature. — Je ne le puis, dit l’autre ; mais toi plutôt, montre-moi qu’elle n’est pas conforme à la nature, et qu’elle est mal. »

« Aimer ses enfants te paraît-il une chose bonne et conforme à la nature ? — Comment non ? — Mais quoi !... laisser là un enfant malade, et s’en aller après l’avoir laissé... est-ce là l’aimer ? Examinons-le... Est-ce que la mère n’aime pas son enfant ? — Elle l’aime certes. — Fallait-il donc ou non que la mère elle aussi quittât son enfant ? — Il ne le fallait pas. — Et la nourrice l’aime-t-elle. — Elle l’aime. — Elle aussi devait-elle donc la quitter ? — Non pas. — Et le précepteur de l’enfant, ne l’aime-t-il pas ? — Il l’aime. — Celui-ci aussi devait-il donc la laisser là et s’en aller, de façon que l’enfant serait restée seule et sans secours, grâce à la trop grande affection de ses parents et de ceux qui l’entourent ? Lui fallait-il mourir entre les bras de ceux qui ne l’aiment pas et qui ne s’intéressent pas à elle ? — A Dieu ne plaise ! — Continuons : Si tu étais malade, voudrais-tu donc que tes parents et les autres, et tes enfants eux-mêmes et ta femme t’aimassent de manière à te laisser là seul et dans l’abandon ? — Non pas. — Souhaiterais-tu d’être aimé par tes parents d’un amour tel que, précisément par suite de leur trop grande affection, ils te laissassent toujours seul dans les maladies ? Si cela n’est pas, il ne reste aucun moyen pour

que ta conduite soit conforme à l’amour paternel. »

XIII

Les esclaves sont nos frères.

Quelqu’un demandait à Épictète : comment peut-on, à table, être agréable aux dieux ? Il répondit : Si la justice, la sagesse, l’égalité d’âme, l’empire sur soi-même, et le respect des convenances peuvent trouver place à table, pourquoi n’y pourrait on être agréable aux dieux ? Lorsque tu demandes de l’eau chaude et que ton esclave ne t’a pas entendu, ou bien t’a entendu mais t’en apporte de trop tiède, ou bien même ne se trouve pas dans la maison, n’est-ce point faire une chose agréable aux dieux que de ne pas t’emporter et ne pas crever de colère ?

— Mais comment supporter de pareils êtres ? — Esclave, ne peux-tu supporter ton frère, qui a Jupiter pour premier père, qui est un autre fils né de la même semence que toi, et qui a la même origine céleste ? Parce que tu as été mis à une place plus élevée que les autres, vas-tu te hâter de faire le tyran ? Ne te rappelles-tu pas qui tu es, et à qui tu commandes ? Ne te rappelles-tu pas que c’est à des parents, à des frères par la nature, à des descendants de Jupiter ? — Mais je les ai achetés, et ils ne m’ont pas acheté, eux ! — Vois-tu vers quoi tu tournes tes regards ? Vers la terre, vers l’abîme, les misérables lois des morts ! Tu ne les tournes pas vers les lois des dieux.

XIV

À quoi s’engage la philosophie.

Quelqu’un le consultait sur les moyens de persuader à son frère de ne plus vivre mal avec lui. — La philosophie ne s’engage pas, lui dit-il, à procurer à l’homme quoi que ce soit d’extérieur ; autrement, elle s’occuperait de choses étrangères à ce qui est sa matière particulière. Le bois est la matière du charpentier ; l’airain est la matière du fondeur de statues ; l’art de vivre, à son tour, a pour matière dans chaque homme la vie de cet homme même. Que dire donc de la vie de ton frère ? Elle relève de son savoir-faire à lui ; mais, par rapport au tien, elle est au nombre des choses extérieures, ainsi que l’est un champ, ainsi que l’est la santé, ainsi que l’est la gloire. Or, sur toutes ces choses, la philosophie ne s’engage à rien. — Comment donc faire pour que mon frère ne soit plus irrité contre moi ? — Amène-le-moi, et je lui parlerai ; mais je n’ai rien à te dire, à toi, au sujet de sa colère.

Celui qui le consultait ajouta : « Je te demande encore comment je pourrai me conformer à la nature, au cas où mon frère ne se réconcilierait pas avec moi. » Il lui répondit : — Aucune chose considérable ne se produit en un instant, pas plus que le raisin et les figues. Si tu me disais maintenant : je veux une figue, je te dirais : il faut du temps ; laisse l’arbre fleurir, puis les fruits y venir et mûrir. Et, lorsque le fruit du figuier n’arrive pas à sa perfection d’un seul coup et en un instant, tu voudrais cueillir si facilement et si vite les fruits de la sagesse humaine ! Je te dirai, ne l’espère pas.

XV

L’hymne à Dieu.

Si nous avions le sens droit, quelle autre chose devrions-nous faire, tous en commun et chacun en particulier, que de célébrer Dieu, de chanter ses louanges, et de lui adresser des actions de grâces ? Ne devrions-nous pas, en fendant la terre, en labourant, en prenant nos repas, chanter l’hymne à Dieu ? mais ce pour quoi nous devrions chanter l’hymne le plus grand, le plus à la gloire de Dieu, c’est la faculté qu’il nous a accordée de nous rendre compte de ces dons, et d’en faire un emploi méthodique. Eh bien ! puisque vous êtes aveugles, vous le grand nombre, ne fallait-il pas qu’il y eût quelqu’un qui remplît ce rôle, et qui chantât pour tous l’hymne à la divinité ? Que puis-je faire, moi, vieux et boiteux, si ce n’est de chanter Dieu ? Si j’étais rossignol, je ferais le métier d’un rossignol ; si j’étais cygne, celui d’un cygne. Je suis un être raisonnable ; il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier, et je le fais. C’est un rôle auquel je ne faillirai pas, autant qu’il sera en moi ; et je vous engage tous à chanter avec moi.

XVI

La maladie et la mort.

Il faut que la maladie et la mort viennent nous saisir au milieu de quelque occupation. Elles saisissent le laboureur à son labour et le marin sur son navire. Que veux-tu être en train de faire quand elles te prendront ?

Pour moi, puisse-t-il m’arriver d’être pris par elles ne m’occupant d’autre chose que de ma faculté de juger et de vouloir, pour que, soustraite aux troubles, aux entraves, à la contrainte, elle soit pleinement libre ! Voilà les occupations où je veux qu’elles me trouvent, afin de pouvoir dire à Dieu : « Est-ce que j’ai transgressé tes ordres ? Est-ce que j’ai mal usé des facultés que tu m’avais données ? mal usé de mes sens ? de mes notions naturelles ? T’ai-je jamais rien reproché ? Ai-je jamais blâmé ton gouvernement ? J’ai été malade, parce que tu l’as voulu. Les autres aussi le sont, mais moi je l’ai été sans mécontentement. J’ai été pauvre, parce que tu l’as voulu, mais je l’ai été, content de l’être. Je n’ai pas été magistrat, parce que tu ne l’as pas voulu ; mais aussi je n’ai jamais désiré de magistrature. M’en as-tu jamais vu plus triste ? Ne me suis-je pas toujours présenté à toi le visage radieux, n’attendant qu’un ordre, qu’un signe de toi ? Tu veux que je parte aujourd’hui de ce grand spectacle du monde ; je vais en partir. Je te rends grâce, sans réserve, de m’y avoir admis avec toi, de m’avoir donné d’y contempler tes œuvres et d’y comprendre ton gouvernement. » Que ce soit là ce que je pense, écrive ou lise, au moment où me

prendra la mort !

XVII

La philosophie comparée à l’art des devins.

Ce n’est pas pour le philosophe lui-même que nous avons besoin du philosophe, mais pour comprendre la nature[233]. Nous n’allons pas trouver le devin pour l’amour de lui-même, mais parce que nous croyons apprendre par lui l’avenir, et ce que présagent les dieux. Ce n’est pas non plus pour l’amour d’elles-mêmes que nous allons regarder les entrailles, mais pour ce qu’elles présagent. Ce n’est ni le corbeau ni la corneille que nous honorons ; c’est le Dieu qui nous avertit par eux.

Je vais trouver celui qui explique tout cela, le devin, et je lui dis : « Examine pour moi les entrailles ; que me présagent-elles ? » Il les prend, les ouvre, les interprète, et me répond : « homme, tu as en toi une faculté de juger et de vouloir, dont la nature est de ne pouvoir être entravée ni contrainte ; voilà ce qui est écrit ici, dans ces entrailles. Je te le montrerai d’abord au sujet du jugement. Quelqu’un peut-il t’empêcher d’adhérer à la vérité ? — Personne. — Quelqu’un peut-il te forcer à recevoir pour vrai ce qui est faux ? — Personne. — Vois-tu que sur ce terrain ton libre arbitre est au-dessus de toute entrave, de toute contrainte, de tout empêchement ? Eh bien ! sur le terrain du désir et de la volonté, en est-il autrement ? Qu’est-ce qui peut triompher d’une volonté si ce n’est une autre volonté ? D’un désir ou d’une aversion, si ce n’est un autre désir ou une autre aversion ? — Mais, dis-tu, si tu emploies la crainte de la mort, tu me contraindras. — Ce n’est pas ce que j’emploierai qui te contraindra, mais c’est que tu juges qu’il vaut mieux faire telle chose que de mourir. C’est donc ton jugement qui t’aura contraint, c’est-à-dire que c’est ton libre arbitre qui aura contraint ton libre arbitre. Car, si Dieu eût fait que cette partie spéciale, qu’il a détachée de lui-même pour nous la donner, pût être contrainte par lui ou par d’autres, il ne serait pas Dieu, et n’aurait pas de nous le soin qu’il en doit avoir. Voilà (dit le devin) ce que je trouve dans les victimes ; voilà ce qu’elles t’annoncent. Si tu le veux, tu es libre. Tout arrivera conformément à ta volonté et à celle de Dieu tout ensemble. » Voilà la réponse en vue de laquelle je vais trouver le devin et le philosophe ; et ce n’est pas devant lui que je m’incline à cause de son talent d’explication, mais devant les choses qu’il m’explique.

XVIII

Il ne faut pas s’emporter contre ceux qui font mal. — La lampe d’Épictète. — Le véritable athlète.

S’il est réel, comme le disent les philosophes, qu’il est impossible aux hommes de désirer autre chose que ce qu’ils jugent utile, et de vouloir autre chose que ce qu’ils jugent convenable, pourquoi nous emporter contre la plupart d’entre eux ? — Ce sont des filous et des voleurs, dis-tu ! — Qu’est-ce donc que les filous et les voleurs ? Des gens qui se trompent sur ce qui est bon et sur ce qui est mauvais. Par suite est-ce l’indignation ou la pitié qu’ils doivent t’inspirer ? Montre-leur qu’ils se trompent, et tu verras comment ils cesseront de faire mal. S’ils ne voient pas leur erreur, ils n’ont rien qu’ils puissent préférer à leur opinion.

— Quoi donc ! ce voleur et cet adultère ne devraient-ils pas périr ? — Ne parle pas ainsi ; mais dis plutôt : « Cet homme qui s’égare et qui se trompe sur les sujets les plus importants, cet homme aveuglé, non dans ces yeux du corps qui distinguent le blanc du noir, mais dans ces yeux de l’esprit qui distinguent le bien du mal, ne devrait-il pas périr ? » Et si tu parles ainsi, tu reconnaîtras combien ton dire est inhumain, combien il ressemble à celui-ci : « Cet homme aveugle et sourd ne devrait-il pas périr ? » Car si le plus grand de tous les dommages est d’être privé des plus grands biens, et si le plus grand de tous les biens est un jugement droit, pourquoi t’emporter encore contre celui qui en est privé ? O homme, il ne faut pas que les torts des autres produisent sur toi un effet contraire à la nature ; aie pitié d’eux plutôt. Laisse là ces mots de colère et de haine, ces exclamations de la multitude : « Quelle canaille ! Quel être odieux ! » Es-tu donc, pour ta part, devenu sage en un jour ? Te voilà bien sévère ! Pourquoi donc nous emportons-nous ? Parce que nous attachons du prix à ce qu’on nous enlève. N’attache pas de prix à ton manteau et tu ne t’emporteras pas contre son voleur. Tant que tu attacheras quelque prix à ces choses-là, c’est de toi que tu devras être mécontent, et non pas des autres.

Vois un peu : tu as de beaux vêtements, tandis que ton voisin n’en a pas ; tu as une fenêtre ; veux-tu les y mettre à l’air ? Il ne sait pas quel est le bien de l’homme, et s’imagine que c’est un bien d’avoir de beaux vêtements ; ce que tu crois toi-même ; et il ne viendrait pas te les prendre ! Tu montres un gâteau à des gourmands, et tu le manges seul ; et tu veux qu’ils ne te l’arrachent pas ! Ne les tente pas ; n’aie pas de fenêtre ; ne mets pas à l’air tes vêtements. Moi, avant-hier, j’avais une lampe de fer devant mes dieux pénates ; j’entendis du bruit à ma porte ; je courus, et je trouvai qu’on avait enlevé ma lampe. Je me dis que celui qui l’avait volée n’avait pas fait une chose déraisonnable. Qu’arriva-t-il donc ? Je dis : « Demain tu en auras une de terre cuite. »

Marche droit et libre, en mettant désormais ta confiance dans ces principes. Quel est l’homme dont rien ne vient à bout ? Celui que ne tire de son calme rien de ce qui est en dehors de son libre arbitre. Cela posé, j’énumère toutes les occasions possibles ; et, comme on dit, en parlant d’un athlète : « Il a vaincu le premier sur lequel le sort l’a fait tomber ; mais en eût-il vaincu un second ? Eût-il vaincu, s’il eût fait chaud ? s’il eût été à Olympie ? » de même ici je dis : « Si tu mets de l’argent devant lui, il en fera fi ; mais la gloriole ? Mais les insultes ? Mais les éloges ? Mais la mort ? Pourrait-il en triompher également ? Et s’il avait la fièvre ? Et s’il était dans une humeur noire ? » Voilà pour moi l’athlète qui ne serait

jamais vaincu.

XIX

Que devons-nous être à l’égard du tyran ? — Les valets du tyran. — Le prêtre d’Auguste.

Le tyran dit : « Je suis plus puissant que tous les autres. » — Eh ! que peux-tu me donner ? Peux-tu faire que mes désirs ne trouvent point d’obstacles ? Comment le pourrais-tu ? Toi-même réussis-tu toujours à éviter ce que tu veux fuir ? Es-tu infaillible dans tout ce que tu essaies de faire ? — « Quels soins tout le monde a de moi (dis-tu) ? » — J’ai bien soin de ma planchette, moi ! Je la lave et je l’essuie ; j’enfonce aussi des clous pour accrocher ma burette à huile. Ma planchette et ma burette seraient-elles donc supérieures à moi ? Non ; mais elles me servent pour quelque usage, et c’est pour cela que j’en prends soin. Est-ce que je ne prends pas soin de mon âne ? Est-ce que je ne lui lave pas et ne lui nettoie pas les pieds ? Ne vois-tu donc pas que c’est de lui-même que tout homme a soin, et qu’on n’a des soins pour toi que comme on en a pour son âne ? Qui donc en effet a des soins pour toi à titre d’homme[234] ? Montre-moi celui-là. Qu’est-ce qui veut te ressembler ? Qu’est-ce qui veut marcher sur tes traces comme sur celles de Socrate ? — « Mais je puis te faire couper la tête ! » — Tu as raison ; j’oubliais qu’il me fallait des soins vis-à-vis de toi comme vis-à-vis de la fièvre et du choléra ; et que je devais t’élever un autel comme il y a dans Rome un autel élevé à la fièvre.

Qu’est-ce qui trouble donc le vulgaire et qu’est-ce qui l’effraie ? Le tyran et ses gardes ? Comment cela serait-il ? Il n’est pas possible que l’être né libre soit troublé, entravé par un autre que par lui-même. Ce sont ses jugements seuls qui causent son trouble. Car, lorsque le tyran dit : « Je chargerai de fers ta jambe, » celui qui attache du prix à sa jambe, s’écrie : « Non ! par pitié ! » Mais celui qui n’attache de prix qu’à sa libre décision, dit : «  Charge-la de fers si cela te semble bon. — Cela ne te fait rien ? — Cela ne me fait rien. — Je te montrerai que je suis le maître. — Comment le pourrais-tu ? Jupiter m’a fait libre. Crois tu qu’il ait pu permettre que son propre fils devint esclave ? Tu es le maître de ma carcasse ; prends-la. »

Mais quand nous avons, au sujet des choses qui ne relèvent pas de notre libre arbitre, l’opinion absurde qu’elles sont des biens ou des maux, il nous faut de toute nécessité faire la cour aux tyrans. Et plût au ciel que ce ne fût qu’aux tyrans, et pas aussi à leurs valets de chambre ! Comment un homme devient-il tout à coup un génie, parce que César l’a préposé à ses pots de chambre ?

Épaphrodite avait un cordonnier qu’il vendit parce qu’il n’était bon à rien. Le sort fit que cet homme fut acheté par une des créatures de César, et devint le cordonnier de César. As-tu vu en quelle estime le tint alors Épaphrodite ? « Comment va mon cher Félicion ? Oh ! que je t’aime ! » Et si quelqu’un de nous demandait : « Que fait Épaphrodite ? » On nous répondait qu’il était en conférence avec Félicion ! Ne l’avait-il donc pas vendu comme n’étant bon à rien ?

Quelqu’un a-t-il obtenu le tribunat, tous ceux qui le rencontrent le félicitent. L’un lui baise les yeux, un autre le cou, et ses esclaves les mains. Il arrive dans sa maison : il y trouve tous les flambeaux allumés. Il monte alors au Capitole, et y offre un sacrifice. Qui donc en a jamais offert pour avoir eu de bons désirs et pour avoir conformé sa volonté à la nature ? C’est que nous ne remercions les dieux que de ce que nous prenons pour un bien.

Quelqu’un aujourd’hui me parlait du titre de prêtre d’Auguste. « Mon ami, lui dis-je, laisse là cette affaire : tu y dépenseras beaucoup pour n’arriver à rien. — Mais les rédacteurs des arrêtés officiels y inscriront mon nom ! — Est-ce que tu seras auprès des lecteurs pour leur dire : C’est moi dont ils ont écrit le nom ? — Mais mon nom subsistera ! — Écris-le sur une pierre ; il subsistera de même. — Mais je porterai une couronne d’or ! — Si tu as envie d’une couronne, prends-en une de roses, et mets-la sur ta tête : elle sera, certes, plus gracieuse à

voir. »

XX

Comment la raison se contemple elle-même . — Comment nous devrions examiner nos représentations. — La cécité du corps et celle de l’intelligence.

Le premier et le plus important devoir du philosophe est d’examiner ses représentations, de les juger, et de n’adhérer à aucune qu’après examen. Voyez comme nous avons su trouver un art pour la monnaie qui semble nous intéresser si fort, et de combien de moyens se sert l’essayeur d’argent pour la vérifier. Il se sert de la vue, du toucher, de l’odorat, et finalement de l’ouïe. Il frappe sur une pièce, écoute le son, et ne se contente pas de la faire sonner une fois ; c’est à force de s’y reprendre que son oreille arrive à juger. C’est ainsi que, lorsque nous croyons qu’il est pour nous de grande conséquence de nous tromper ou de ne pas nous tromper, nous apportons la plus grande attention à l’examen des choses qui peuvent nous tromper. Mais, bâillant et endormis pour tout ce qui regarde noire faculté maîtresse, nous acceptons au hasard toutes les représentations, parce qu’ici nous ne sentons pas nos pertes.

Lorsque tu voudras connaître tout ton relâchement à l’endroit du bien et du mal, et toute ton ardeur pour les choses indifférentes, compare ce que tu penses de la cécité et ce que tu penses de l’erreur ; tu connaîtras alors combien tu es loin d’avoir pour le bien et pour le mal les sentiments que tu dois avoir. — Mais il y faudrait une longue préparation, beaucoup de travail et d’études ! — Quoi donc ! espères-tu acheter au prix de peu d’efforts la plus grande de toutes les sciences ? Quoique, après tout, ce que les philosophes nous enseignent de fondamental ne soit pas bien long. Si tu veux t’en assurer, lis les écrits de Zénon, et tu verras. Qu’y a-t-il de si long à dire que la fin de l’homme est de suivre les dieux ? que le véritable bien est le bon

usage des représentations ?

XXI

Contre ceux qui veulent se faire admirer.

Pourquoi marches-tu aussi raide que si tu avais avalé une broche ? — Je veux que tous ceux qui se trouvent sur mon chemin m’admirent et me suivent en criant : Quel grand philosophe ! — Et qui sont ces gens dont tu veux te faire admirer ? Ne sont-ce pas ceux dont tu as l’habitude de dire qu’ils sont fous ? Et c’est par des fous que tu veux être admiré !

XXII

Comment doit-on lutter contre les circonstances difficiles ? Le témoignage de Diogène. — Riches et pauvres.

Ce sont les circonstances difficiles qui montrent les hommes. À l’avenir, quand il s’en présentera une, dis-toi que Dieu, comme un maître de gymnase, t’a mis aux prises avec un adversaire redoutable. « Pourquoi ? » me dis-tu. Pour faire de toi un vainqueur aux jeux olympiques ; et tu ne peux l’être sans sueurs.

Voici qu’aujourd’hui nous t’envoyons dans Rome à la découverte ; or, on n’envoie jamais un lâche à la découverte, car s’il entendait le moindre bruit ou apercevait l’ombre de quoi que ce fût, il reviendrait en courant, hors de lui, et disant que les ennemis sont là. Si, à son exemple, aujourd’hui tu revenais nous dire : « Quelles épouvantables choses il y a à Rome ! La mort est bien terrible ! Terrible est l’exil ! Terrible l’ignominie ! Terrible la pauvreté ! Fuyez, ami ; l’ennemi est là ! » nous te dirions : Va-t’en ! garde tes avertissements pour toi ! notre seul tort à nous, ç’a été d’envoyer un pareil individu à la découverte.

Diogène y a été envoyé avant toi ; mais ce qu’il nous a rapporté est bien différent : il dit que la mort n’est pas un mal, parce qu’elle n’est pas une honte ; il dit que la gloire est un vain bruit, que font des insensés. Quelles belles choses sur la peine, quelles belles choses sur le plaisir, quelles belles choses sur la pauvreté nous a dites cet explorateur ! Il dit que la nudité vaut mieux que tous les habits de pourpre ; et que le sol où l’on dort à la dure est le plus doux des couchers ! Et, à l’appui de chacune de ses paroles, il présente son propre courage, sa propre tranquillité d’âme, sa propre indépendance. « Pas un ennemi près de nous, dit-il ; paix complète partout. » — Comment le sais-tu, Diogène ? — « Voici, » dit-il. « M’a-t-on fait le moindre mal ? M’a-t-on fait la moindre blessure ? Ai-je fui devant quelqu’un ? » Voilà comme doit être celui qui va à la découverte. Toi, quand tu reviens vers nous, tu nous débites nouvelles sur nouvelles. Ne retourneras-tu pas, et ne verras-tu pas mieux, guéri de ta lâcheté ?

— Que ferai-je donc ? — Que fais-tu, quand tu descends d’un navire ? Est-ce que tu emportes le gouvernail ou les rames ? Qu’emportes-tu donc ? Ce qui est à toi, ta fiole à l’huile et ta besace. Eh bien ! ici aussi, rappelle-toi ce qui est à toi, et tu ne désireras pas ce qui est aux autres. Te dit-on : « Quitte ta toge à large bande de pourpre[235] ? » — « Voici, je n’ai plus que ma toge à bande étroite. » Te dit-on : « Quitte celle-là aussi ? » — « Voici, je n’ai plus que mon manteau. » Te dit-on : « Quitte ton manteau ? » — « Me voici nu. Prends mon corps tout entier. Comment craindrais-je celui à qui je puis jeter mon corps ? »

Rappelle-toi que c’est chez les riches, chez les rois, chez les tyrans, qu’il y a place pour la tragédie ; tandis que les pauvres ne jouent jamais de rôle dans les tragédies, si ce n’est comme choristes. Les rois débutent par des prospérités : « Décorez ces maisons[236], » disent-ils ; mais au troisième ou au quatrième acte : « O Cithéron, pourquoi m’as-tu reçu ? » .

« Un tel, dis-tu, est bien heureux, car il a nombreuse compagnie quand il se promène ! » — Eh bien ! je n’ai qu’à me mêler à la foule, et moi aussi je me promènerai en nombreuse compagnie.

Mais voici l’essentiel : souviens-toi que la porte t’est toujours ouverte. N’aie pas moins de cœur que les enfants ; quand un jeu cesse de leur plaire, ils disent : « Je ne jouerai plus. » Eh bien ! toi aussi.

XXIII

Le point faible.

Si j’attache du prix à mon corps, je me fais esclave ; si à ma cassette, esclave encore. Car aussitôt je révèle moi-même contre moi par où l’on peut me prendre ; de même qu’en voyant le serpent retirer sa tête, je te dis : « Frappe-le à la partie qu’il veut préserver. » Sache, toi aussi, que, si tu veux conserver quelque chose, ce sera par là que ton maître mettra la main sur toi. Si tu te dis bien tout cela, qui flatteras-tu ou craindras-tu encore ?

— Mais je veux m’asseoir où s’asseoient les sénateurs. — Ne t’aperçois-tu pas que tu te mets toi-même à l’étroit, à la gêne ? — Comment sans cela bien voir au théâtre ? — Mon ami, n’y va pas voir, et tu ne seras pas gêné. Qu’as-tu besoin d’y aller ? Ou bien, attends un peu, puis, quand tous les spectateurs seront sortis, va t’asseoir aux places des sénateurs, et chauffe-t’y au soleil. Il faut, en effet, se rappeler à propos de tout, que c’est nous-mêmes qui nous mettons à la gêne, nous-mêmes qui nous mettons à l’étroit ; c’est-à-dire que ce sont nos façons de juger qui nous y mettent.

Qu’est-ce, en effet, que d’être injurié ? Place-toi en face d’une pierre, et injurie-la ; que produiras-tu ? Si donc quelqu’un se fait semblable à une pierre, quand il s’entend injurier, à quoi aboutira celui qui l’injuriera ? Mais, si la faiblesse d’esprit de l’insulté est comme un pont pour l’insulteur, c’est alors qu’il arrivera à quelque chose.

C’est là ce que Socrate méditait sans cesse ; et c’est pour cela qu’il eut toute sa vie le même visage. Mais nous, il n’est rien à quoi nous n’aimions mieux réfléchir et nous exercer qu’aux moyens d’être libres et sans entraves.

Paradoxes (dit on), que les propos des philosophes ! Mais dans les autres sciences n’y a-t-il donc point de paradoxes ? Qu’y a-t-il de plus paradoxal que de percer l’œil de quelqu’un pour qu’il voie clair[237] ? Et si l’on disait cela à un homme qui ne saurait rien de la médecine, ne rirait-il pas au nez de celui qui le lui dirait ? Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que dans la philosophie aussi il y ait des vérités qui paraissent des paradoxes à ceux qui ne s’y connaissent pas ?

XXIV

De la force morale. — Le philosophe dans la prison. — Les gladiateurs demandant à combattre.

— Vous enseignez donc, philosophes, à mépriser les rois ? — A Dieu ne plaise ! Car qui de nous enseigne à leur disputer ce qui est en leur pouvoir ? Prends mon corps, prends ma fortune, prends ma réputation, prends les miens. Si je conseille à quelqu’un de s’attacher à ces objets, accuse-moi alors à bon droit. — Oui, mais je veux aussi commander à tes convictions. — Qu’est-ce qui t’en a donné le pouvoir ? Comment pourrais tu triompher des convictions d’un autre ? — J’en triompherai bien, dis-tu, en lui faisant peur. — Ignores-tu qu’elles triomphent d’elles-mêmes, mais que personne ne triomphe d’elles ? Nul ne peut triompher de notre libre arbitre, si ce n’est lui-même. C’est à cause de cela que Dieu a établi cette loi toute-puissante et toute juste : « Que le plus fort l’emporte toujours sur le plus faible. » Dix sont plus forts qu’un seul. Mais quand il s’agit de quoi ? Quand il s’agit de garrotter, de tuer, d’entraîner de force où l’on veut, d’enlever aux gens ce qu’ils possèdent. Dix triomphent donc d’un seul sur le terrain où ils sont plus forts que lui ? — Mais est-il un terrain où ils soient les plus faibles ? — Oui, celui des convictions, si les siennes sont fondées, et les leurs non[238].

— Socrate a-t-il bien pu être traité par les Athéniens comme il l’a été ? — Esclave ! que parles-tu de Socrate ? Dis la chose comme elle est : « Se peut-il que le corps de Socrate ait été conduit et traîné en prison par ceux qui étaient plus forts que lui ? Se peut-il qu’on ait donné de la ciguë à ce corps de Socrate, et qu’on l’ait ainsi fait mourir[239] ? » Que trouves-tu là qui t’étonne ? Qu’y trouves-tu de contraire à la justice ? Vas-tu en faire des reproches à Dieu ? Est-ce que Socrate n’a rien eu en échange ? Où était à ses yeux le bien réel ? C’est la loi de la nature et de Dieu, que celui qui vaut le plus ait toujours le dessus sur celui qui vaut le moins. Mais le dessus en quoi ? Dans ce pour quoi il vaut le plus. Un corps est plus fort qu’un autre corps ; dix sont plus forts qu’un seul ; un voleur est plus fort que celui qui n’est pas voleur. J’ai perdu ma lampe, parce que, en fait de guet, le voleur vaut mieux que moi. Mais voici ce que lui a coûté ma lampe ; pour une lampe, il est devenu voleur ; pour une lampe, malhonnête homme ; pour une lampe, une sorte de bête fauve. Et il a cru qu’il y gagnait !

— Soit ! mais quelqu’un me saisit par mon vêtement, et m’entraîne sur la place publique. Puis d’autres me crient : « Philosophe, de quoi t’ont servi tes principes ? Voici qu’on te traîne en prison ! Voici qu’on va te trancher la tête ! »

— Eh ! quelles idées aurais-je pu me faire qui eussent empêché qu’un plus fort que moi ne m’entraînât, quand il a mis la main sur mon manteau ? Mais n’y a-t-il pas quelque chose que j’aie appris en échange ? J’ai appris que tout ce que je vois se produire ne m’est de rien, s’il ne dépend pas de mon libre arbitre. – Et qu’y as-tu gagné pour la circonstance présente ? — Pourquoi chercher le profit de la science ailleurs que dans la science même ?

Ceci répondu, je m’assieds dans ma prison.

Mais voici qu’on me dit : « Sors de prison. » — Si vous n’avez plus besoin de moi dans cette prison, j’en partirai. Si vous en avez besoin de nouveau, j’y reviendrai. — Jusques à quand ? — Tant que la raison voudra que je reste uni à mon corps. Quand elle ne le voudra plus, emportez-le, et soyez heureux.

Seulement il faut que j’agisse ici avec réflexion, sans faiblesse et sans me contenter du premier prétexte venu. Car c’est là à son tour une chose que Dieu défend : il a besoin que le monde soit ce qu’il est, que ceux qui vivent sur la terre soient ce qu’ils sont. Mais, s’il nous donne le signal de la retraite, comme à Socrate, il faut obéir à son signal, comme à celui d’un général.

Moi, je crois que, parmi ceux qui sont assis ici, il y en a qui couvent quelque chose en eux-mêmes, et qui disent : « Ne se présentera-t-il pas pour moi une épreuve pareille à celle qui s’est présentée pour lui ? Dois-je passer ma vie assis dans un coin, tandis que je pourrais être couronné à Olympie ? Quand m’annoncera-t-on pour moi une pareille lutte ? » Voilà comme vous devriez être tous.

Parmi les gladiateurs de César il y en a qui s’indignent de ce que personne ne les emmène pour les mettre en face d’un adversaire, qui font pour cela des prières aux dieux, et qui vont trouver leur surveillants pour leur demander de combattre. Ne verra-t-on donc parmi vous personne de cette trempe ? Moi je voudrais traverser la mer à cette seule fin de voir ce que ferait mon lutteur, et comment il se tirerait de la question qui lui serait posée par les choses[240]. — « Je ne veux pas de celle-là, » dit-il. — Est-ce qu’il est en ton pouvoir d’avoir la question que tu veux ?

XXV

Des rôles que nous jouons dans la comédie humaine[241].

Un temps viendra bientôt où les acteurs croiront que leurs masques, leurs brodequins et leurs robes sont eux-mêmes ! Homme, ce sont là tes instruments et les éléments de ton rôle. Parle un peu, afin que nous sachions si tu es un véritable acteur ou si tu n’es qu’un farceur : car tout le reste leur est commun. Otez donc à un individu ses sandales et son masque, et amenez-le sur la scène sous sa forme propre, en sera-ce fait de l’acteur, ou subsistera-t-il encore ? Il subsistera, s’il sait parler.

De même ici : « Accepte ce commandement. » — Je l’accepte ; et, après l’avoir accepté, je montre comment s’y conduit un homme qui a étudié. — « Dépose le laticlave ; « prends des haillons, et montre-toi dans ce rôle de pauvre. » — Eh bien ! ne m’est-il pas possible d’y porter un beau débit ?

Dans quel rôle te présentes-tu donc maintenant ? Comme un témoin appelé par Dieu même : « Viens, t’a-t-il dit, et dépose en ma faveur. Car tu es digne que je te présente en témoignage. De tout ce qui est en dehors de ton libre arbitre, est-il quelque chose qui soit un bien ou un mal ? Est-il quelqu’un à qui je nuise ? Ce qui est utile à chacun l’ai-je mis aux mains d’un autre ou en ses mains à lui ? » Mais toi, quel témoignage rends-tu à Dieu ? « Je suis dans une position critique, maître ; je suis dans le malheur. Personne ne s’intéresse à moi ; personne ne me donne ; tout le monde me blâme ; tout le monde m’injurie. » Est-ce donc ainsi que tu dois déposer ? Et dois-tu déshonorer celui qui t’a appelé, parce qu’il t’a assez estimé pour cela, et qu’il t’a cru digne d’être ainsi présenté par lui comme témoin ?

— Mais celui qui est au pouvoir m’a dit : « Je te déclare impie et criminel ! » — Que t’est-il donc arrivé ? — J’ai été déclaré impie et criminel. — Pas autre chose ? — Non. — Est-ce donc que cet individu, qui a le pouvoir de prononcer sur toi, sait ce que c’est que la piété ou l’impiété ? Est-ce qu’il y a jamais réfléchi ? Un musicien s’inquiéterait fort peu que cet individu déclarât que la note la plus basse est la plus haute ; un géomètre, qu’il prononçât que toutes les lignes menées de la circonférence au centre ne sont pas égales ; et l’homme vraiment instruit s’occupera des jugements d’un ignorant sur ce qui est honnête et sur ce qui ne l’est pas, sur ce qui est juste et sur ce qui est injuste ! Quel tort pour des gens instruits ! Est-ce là ce que tu as appris ici ?

Tous les beaux raisonnements sur ce sujet, ne veux-tu pas les laisser à d’autres, à ces diminutifs d’hommes qui ne savent pas ce que c’est que de souffrir, pour qu’ils restent assis dans leur coin à recevoir leur salaire, ou à grogner de ce qu’on ne leur donne rien ? Ne veux-tu pas venir devant nous appliquer ce que tu as appris ? Ce ne sont pas les beaux raisonnements qui nous manquent aujourd’hui ! Les livres des stoïciens sont pleins de beaux raisonnements. Qu’est-ce qui nous manque donc ? Quelqu’un qui pratique et qui confirme ses paroles par ses actes. Viens prendre ce rôle pour que nous n’employions plus dans l’école des exemples tirés de l’antiquité, mais que nous en ayons aussi un de notre époque.

L’homme est un animal ami de la contemplation. Seulement il est honteux pour lui de regarder le spectacle du monde comme les esclaves qui ont fui de chez leur maître regardent la comédie. Il faut rester assis à écouter sans distraction tantôt l’acteur tragique, tantôt l’acteur comique, et non pas faire comme font ces derniers. Ils entrent, ils applaudissent l’acteur, et en même temps ils regardent de tous les côtés ; et si quelqu’un prononce le nom de leur maître, les voilà qui se troublent et qui tremblent. C’est une honte pour les philosophes que de regarder ainsi les œuvres de la nature.

Car qu’est-ce qui est leur maître ? Ce n’est pas l’homme qui est le maître de l’homme, mais la mort et la vie, mais le plaisir et la peine. Amène-moi en effet César sans ce cortège, et tu verras comme je serai brave ! Mais quand il vient avec ce cortège, quand il vient tonnant et lançant la foudre, et que tout cela me fait peur, puis-je ne pas reconnaître en lui mon maître à la façon des esclaves fugitifs ? Quand j’ai de ce côté un moment de répit, je suis dans la vie comme l’esclave fugitif au spectacle : je me lave, je bois, je chante ; mais le tout en tremblant et bien tristement. Mais que je m’affranchisse de tous les tyrans, c’est-à-dire de tout ce qui me rend les tyrans redoutables, quel ennui, quel maître puis-je avoir encore ?

Quoi donc ! faut-il proclamer ces idées devant tout le monde ? Non ; mais il faut avoir de l’indulgence pour les ignorants, et dire : « Cet homme me conseille ce qu’il regarde personnellement comme un bien ; je le laisse faire. » Socrate laissa faire le gardien de la prison, qui pleurait quand il allait prendre le poison, et il dit : « Avec quel bon cœur cet homme nous pleure ! » Lui dit-il : « Nous avons renvoyé les femmes pour le même fait ? » Non ; il le dit à ceux qui ont étudié, et qui peuvent entendre ce langage ; mais il a de l’indulgence pour lui,

comme pour un enfant.

XXVI

Que faut-il avoir présent à l’esprit dans les circonstances difficiles ?

Lorsque tu vas trouver quelqu’un de tes supérieurs, rappelle-toi qu’il en est un autre qui considère d’en haut ce qui se passe, et à qui il te faut plaire plutôt qu’à celui-là[242]. Ce maître d’en haut te pose cette question : Dans l’école, que disais-tu de l’exil, de la prison, des fers, de la mort, et de l’obscurité ? — Moi ? que ce sont des choses indifférentes. — Et maintenant qu’est-ce que tu en dis ? Ont-elles changé ? — Non. — Es-tu changé, toi ? — Non. – Dis-nous donc ce qui vous semblait être des biens. — Juger et vouloir comme on le doit ; et user de même des représentations. – En fin de quoi ? — Afin de t’obéir. — Est-ce là encore ce que tu dis aujourd’hui ? — C’est ce que je dis aujourd’hui. — Va donc et entre sans crainte, en te souvenant de tout cela ; et tu verras ce qu’est au milieu des gens qui n’ont pas étudié un jeune homme qui a étudié comme on le doit.

Moi, pour ma part, je m’imagine que voici l’impression que tu y éprouveras : — « Pourquoi donc nous préparer si sérieusement et si longtemps contre ce qui n’est rien ? Voilà ce qu’est la puissance ! Voilà ce qu’est une antichambre ! Voilà ce que sont les valets de chambre et les gardes ! C’est pour cela que j’ai écouté tant de discours ? Tout cela n’est rien, et je me suis préparé contre tout cela comme si c’était beaucoup ! »

XXVII

Être à la fois plein d’assurance et de précaution. — L’affranchissement civil et l’affranchissement moral.

Dans tout ce qui ne relève pas de ton libre arbitre, sois plein d’assurance ; mais dans tout ce qui en relève, tiens-toi sur tes gardes. Car, si le mal est dans un jugement ou dans une volonté coupables, c’est contre ce jugement et cette volonté seuls qu’il faut se tenir en garde ; et si toutes les choses qui ne relèvent pas de notre libre arbitre, et qui ne dépendent pas de nous, ne sont rien par rapport à nous, il nous faut user d’assurance vis-à-vis d’elles. C’est ainsi que nous réunirons les précautions et l’assurance ; et, par Jupiter ! c’est à nos précautions que nous devrons notre assurance.

La mort, la douleur, voilà ce que Socrate (et il avait raison de le faire) nommait des masques dont on s’effraie. Les enfants, en effet, s’effraient et s’épouvantent d’un masque, grâce à leur ignorance ; et nous, à notre tour, nous tremblons devant les objets pour la même raison que les enfants devant les masques. Qu’est-ce qu’être enfant ? C’est ignorer. Quand l’enfant sait, il ne fait pas plus mal que nous. Qu’est-ce que la mort ? Un masque qui t’effraie. Retourne-le ; regarde ce que c’est ; tu verras qu’il ne mord pas. Qu’est-ce que la douleur ? Un masque qui t’effraie. Retourne-le, et vois ce que c’est. Si tu n’y trouves pas ton compte, la porte t’est ouverte ; si tu l’y trouves, prends patience. La porte nous est toujours ouverte. Il le fallait ; et c’est par là que rien ne peut nous gêner.

Il ne faut pas s’en rapporter à la foule, qui prétend que les hommes libres seuls peuvent s’instruire ; mais bien plutôt aux philosophes, qui soutiennent que les gens instruits sont seuls libres. Comment aurons-nous encore confiance en vous, ô chers législateurs ? Allons-nous n’accorder le droit de s’instruire qu’aux gens libres ? Mais les philosophes disent : « Nous n’accordons la liberté qu’à ceux qui sont instruits. » Et cela signifie que c’est Dieu lui-même qui ne l’accorde qu’à ceux-là. — Serait-ce donc ne rien faire que de faire faire à notre esclave un tour sur lui-même devant le préteur ?[243]. — C’est faire quelque chose. — Mais quoi ? — C’est lui faire faire un tour sur lui-même devant le préteur. — Pas autre chose ? — Si ; c’est encore s’obliger à payer le vingtième de sa valeur. — Mais quoi ! celui qu’on a conduit ainsi n’est-il pas devenu libre ? — Pas plus libre qu’il n’est exempt de trouble. Toi-même, en effet, qui peux ainsi conduire les autres devant le préteur, n’as-tu donc point de maîtres ? N’as-tu point pour maîtres l’argent, une jeune fille, un jeune homme, le prince, un ami du prince ? S’ils ne sont pas tes maîtres, pourquoi trembles-tu lorsque tu vas vers l’un d’entre eux ?

XXVIII

Des conseils au sujet des événements extérieurs.

Il est ridicule de dire : « Conseille-moi. » Que te conseillerais-je, en effet ? Ce que tu devrais dire, c’est ceci : « Fais que mon âme se conforme à tout ce qui lui arrive. »

Tu ressembles à un homme qui ne saurait pas écrire, et qui viendrait me dire : « Indique-moi les caractères qu’il faudra que je trace quand on me donnera un nom à écrire. « Si moi je lui disais qu’il doit tracer les caractères qui entrent dans le mot Dion, et que survînt un autre qui lui donnât à écrire, non pas Dion, mais Théon, qu’arriverait-il de notre homme ? Qu’écrirait-il ? Tandis que, si tu as appris à écrire, tu peux être prêt pour tous les noms qu’on te demandera. Mais, si tu n’as pas appris, quel conseil puis-je te donner ? Car si les circonstances te demandent un autre mot, que diras-tu ? Que feras-tu ? Aie la science générale, et tu n’auras pas besoin de conseils. Si tu tombes en extase devant les choses du dehors, il te faudra forcément rouler dans tous les sens, au gré des caprices de ton maître. Et qu’est-ce qui est ton maître ? Quiconque tient sous sa main ce que tu désires ou ce que tu crains.

XXIX

Comment on peut à l’élévation de l’esprit unir le soin de ses affaires[244].

Les choses en elles-mêmes sont indifférentes, mais l’usage que nous en faisons n’est pas indifférent. Comment donc tout à la fois maintenir son âme dans la tranquillité et dans le calme, et faire avec soin ce que l’on fait, sans précipitation comme sans lenteur ? On n’a qu’à imiter ceux qui jouent aux dés. Indifférents sont les points ; indifférents les dés. Comment savoir, en effet, le dé qui va venir ? Mais jouer avec attention et avec habileté le dé qui est venu, voilà ce qui est mon affaire. De même dans la vie ce qu’il y a d’essentiel, c’est de distinguer, c’est de diviser, c’est de se dire : « Les choses extérieures ne sont pas à moi, mais ma faculté de juger et de vouloir est à moi. Où donc chercherai-je le bien et le mal ? Au dedans de moi, dans ce qui est à moi. » Ne dis jamais des choses extérieures qu’elles sont bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles, ni quoi que ce soit en ce genre.

Quoi donc ! devons-nous y mettre de la négligence ? Non pas, car d’autre part la négligence est un mal pour notre faculté de juger et de vouloir ; et par conséquent elle est contraire à la nature ; mais il faut tout à la fois y mettre du soin, parce que notre conduite n’est pas indifférente, et garder notre calme avec notre paisible assiette, parce que l’objet dont nous nous occupons est indifférent. Dans tout ce qui m’importe, on ne peut ni m’entraver ni me contraindre ; partout où l’on peut m’entraver et me contraindre, il n’y a rien qui dépende de moi, rien qui soit un bien ou un mal ; ma conduite seule dans ce cas est un bien ou un mal, mais aussi elle dépend de moi.

Il est difficile de réunir et d’associer ces deux choses, les soins de l’homme qui s’intéresse aux objets, et le calme de celui qui n’en fait aucun cas ; pourtant cela n’est pas impossible ; autrement, il ne serait pas possible d’être heureux. Ainsi agissons-nous dans un voyage sur mer. Qu’est-ce que nous y pouvons ? Choisir le pilote, les matelots, le jour, le moment. Une tempête survient après cela. Que m’importe ! J’ai fait tout ce qu’on pouvait me demander. Ce qui reste est l’affaire d’un autre, l’affaire du pilote. Mais le navire sombre ! Que puis-je y faire ? Je me borne à faire ce que je puis : je me noie sans trembler, sans crier, sans accuser Dieu, parce que je sais que tout ce qui est né doit périr. Je ne suis pas l’éternité ; je suis un homme, une partie du grand tout, comme l’heure est une partie du jour ; il faut que je vienne, comme vient l’heure, et que je passe comme elle passe. Que m’importe alors de quelle façon je passerai ! Que ce soit par l’eau ou par la fièvre ! Il faut bien en effet que ce soit par quelque chose de ce genre.

C’est ce que tu verras faire encore à ceux qui savent jouer à la paume. La différence entre eux ne tient pas à ce que la balle est bonne ou mauvaise, mais à leur façon de la lancer et de la recevoir. Il y aura là bien jouer, habileté, promptitude, coup d’œil, si je reçois la balle sans tendre ma robe, et si l’autre la reçoit quand je la lance. Mais si c’est avec désordre et appréhension que nous la lançons ou la recevons, que deviendra le jeu ? Qu’est-ce qui y gardera son sang-froid ?

Nous aussi, nous devons mettre dans notre jeu toute l’attention d’un joueur consommé ; mais en même temps nous devons y être indifférents, comme on l’est pour la balle. Toujours, en effet, nous avons à déployer notre talent à propos de quelque objet extérieur, mais sans lui accorder de valeur, et uniquement pour faire montre de notre talent à propos de lui, quel qu’il soit d’ailleurs. C’est ainsi que le tisserand ne fait pas sa laine, mais qu’il déploie son talent sur celle qu’on lui a donnée, quelle qu’elle puisse être. C’est un autre qui te donne tes aliments et ta fortune ; il peut te les enlever, aussi bien que ton corps. Ce sont des matériaux que tu reçois ; mets-les en œuvre.

XXX

La mort est la maturité de la vie.

Pourquoi naissent les épis ? N’est-ce pas pour durcir ? Et pourquoi durcissent-ils, si ce n’est pour être coupés ? car ils ne sont pas isolés dans la nature. S’ils avaient la pensée, devraient-ils donc souhaiter de n’être jamais coupés ? Ce serait chez les épis un désir impie, que celui de n’être jamais coupés. Sachons qu’à leur exemple c’est dans l’homme un désir impie, que celui de ne jamais mourir. Il est ce que serait le souhait de ne jamais mûrir, de ne jamais être coupé. Mais nous, parce que nous sommes de nature tout à la fois à être coupés et à comprendre que l’on nous coupe, nous nous indignons que ce soit. C’est que nous ne savons pas ce que nous sommes, et que nous n’avons pas étudié la nature de l’homme.

Chrysante allait frapper un ennemi ; il entendit la trompette sonner la retraite ; il s’arrêta ; il crut en effet qu’il valait mieux obéir à son général que d’agir pour son propre compte. Mais aucun de nous ne veut, quand la nécessité l’appelle, s’y conformer sans difficulté : c’est en pleurant, c’est en gémissant, que nous subissons ce que nous subissons ; et c’est en criant contre les circonstances ! Hommes, pourquoi criez-vous contre les circonstances ? Si nous crions contre elles par cela seul qu’elles existent, nous aurons toujours à crier. Si nous crions parce qu’elles sont déplorables, qu’y a-t-il de déplorable à ce que périsse ce qui est né ? Ce qui nous fait périr, c’est une épée, une roue, la mer, une tuile, un tyran. Que t’importe la voie par laquelle tu descendras dans l’enfer ? Toutes se valent. Et, si tu peux écouter la vérité, la voie par laquelle vous expédie le tyran est encore la plus courte. Jamais un tyran n’a mis six mois à tuer un homme, et la fièvre y met souvent une année. Il n’y a dans tout cela que du bruit et un étalage de mots vides de sens.

Ce sont là de bien petites épreuves après tant de préparations ! Un jeune homme d’un beau naturel dirait à leur sujet : « Ce n’était pas la peine de tant apprendre, ni de tant écrire, ni de rester si longtemps assis chez un petit vieillard qui n’avait pas grande valeur ! » La tribune et la prison, sont des endroits différents : l’une est en haut, l’autre est en bas ; mais ton jugement et ta volonté peuvent rester les mêmes dans l’une ou dans l’autre, si tu le veux. Nous serons des émules de Socrate, quand nous pourrons, dans la prison, écrire des Péans. Mais, tels que nous sommes dans le moment, crois-tu que nous pourrions seulement supporter dans la prison quelqu’un qui nous dirait : « Veux-tu que je te lise des Péans ! » — « Que viens-tu m’ennuyer ? » lui dirions-nous. « Ne sais-tu pas quel est mon malheur ? Est-ce avec lui que je puis t’écouter ! — Et quel est-il donc ? » — « Je dois mourir. » – « Est-ce

que les autres hommes seront immortels ? »

XXXI

Comment faut-il consulter les oracles[245]?

Beaucoup de personnes manquent souvent à leurs devoirs, parce qu’elles consultent mal les devins. Qu’est-ce que le devin peut voir en effet ? La mort, les périls, la maladie, et autres choses de cette sorte, rien de plus. Si donc il me faut braver un danger pour un ami, si mon devoir est de mourir pour lui, quel besoin ai-je de consulter le devin ? N’ai-je pas en moi un oracle qui me dira où est le vrai bien et le vrai mal, et qui me fera connaître les caractères de l’un et de l’autre ? Qu’ai-je donc encore besoin des entrailles et des oiseaux ? Et supporterai-je le devin quand il me dit : « Voilà ce qui t’est utile ? » Est-ce qu’en effet il sait ce qui est utile ? Est-ce qu’il a appris à connaître les caractères du bien et du mal, comme ceux des entrailles ?

Aussi est-ce une belle réponse que celle de cette femme qui voulait envoyer à l’exilée Gratilla un bâtiment chargé de vivres pour un mois, et à qui on disait que Domitien le ferait enlever : « J’aime mieux, dit-elle, qu’il l’enlève que de ne pas l’envoyer. »

Qu’est-ce qui nous pousse donc continuellement à consulter les oracles ? Notre lâcheté, notre frayeur de ce qui doit arriver. C’est pour cela que nous faisons la cour aux devins. « Maître, hériterai-je de mon père ? Voyons ; sacrifions pour cela. » — « Oui. » — « Maître, qu’il en soit comme le veut la fortune ! » Quand il nous dit ainsi : « Tu hériteras, » nous le remercions comme si c’était de lui que nous tinssions l’héritage. Aussi ces gens-là ont-ils belle à se moquer de nous !

Que devons-nous faire ? Aller les trouver, sans rien désirer, sans rien craindre, semblables au voyageur qui demande à un passant celle des deux routes qui conduit où il va : il ne désire pas que ce soit celle de droite plutôt que celle de gauche qui y conduise ; car ce qu’il veut, ce n’est pas d’aller de préférence par une d’entre elles, mais par celle qui conduit où il va. C’est ainsi qu’il faut aller trouver Dieu, pour qu’il nous guide. Usons de lui comme nous usons de nos yeux : nous ne leur demandons pas de nous faire voir ceci plutôt que cela ; nous nous bornons à recevoir les représentations des choses qu’ils nous font voir. Ici, au contraire, nous nous emparons de l’augure en tremblant ; nous appelons Dieu à notre aide et nous lui disons avec prière : « Seigneur, aie pitié de moi ; accorde-moi de me tirer de là ! » Esclave, veux-tu donc autre chose que ce qu’il y a de mieux ? Et qu’y a-t-il de mieux que ce qui a été arrêté par Dieu ? Pourquoi donc, autant qu’il est en toi, corromps-tu ton juge, et séduis-tu ton conseiller ?

XXXII

De la nature du bien. — Ce qui fait l’infériorité de l’âne par rapport à nous. — Du Dieu que nous portons en nous. — La Minerve de Phidias. — L’homme remis par Dieu en garde à lui-même.

Le bien réside dans la raison. Pourquoi l’âne est-il né ? Pour commander ? Non ; mais parce que nous avions besoin d’un dos qui fût capable de nous porter. Nous avions aussi, par Jupiter ! besoin qu’il pût marcher ; en conséquence, il a reçu les moyens de marcher. Il s’en tient là du reste. Mais s’il avait reçu en plus la raison, il en résulterait évidemment qu’il ne nous obéirait plus, qu’il ne nous servirait plus comme il le fait, qu’il serait à notre niveau et pareil à nous.

Mais quoi ! les autres êtres ne sont-ils pas, eux aussi, des œuvres de Dieu ? Oui, mais ils ne sont pas nés pour commander, et ils ne sont pas des parties, de Dieu. Toi, tu es né pour commander ; tu es un fragment détaché de la divinité ; tu as en toi une partie de son être. Pourquoi donc méconnais-tu ta noble origine ? Ne sais-tu pas d’où tu es venu ? Ne consentiras-tu pas à te rappeler, quand tu es à table, qui tu es, toi qui es à table, et qui tu nourris en toi ? Lorsque tu causes avec quelqu’un, lorsque tu t’exerces, lorsque tu discutes, ne sais-tu pas que tu nourris en toi un Dieu ? C’est un Dieu que tu exerces ! Un Dieu que tu portes partout ; et tu n’en sais rien, malheureux ! Et crois-tu que je parle ici d’un Dieu d’argent ou d’or en dehors de toi ? Le Dieu dont je parle, tu le portes en toi-même ; et tu ne t’aperçois pas que tu le souilles par tes pensées impures et tes actions infâmes ! En présence de la statue d’un Dieu, tu n’oserais rien faire de ce que tu fais ; et quand c’est le Dieu lui-même qui est présent en toi, voyant tout, entendant tout, tu ne rougis pas de penser et d’agir de cette façon, ô toi qui méconnais ta propre nature et qui attires sur toi la colère divine ! Si tu étais une statue de Phidias, la Minerve ou le Jupiter, tu te souviendrais de toi-même et de l’artiste qui t’aurait fait ; et, si tu avais l’intelligence, tu voudrais ne rien faire qui fût indigne de ton auteur ou de toi, et ne jamais paraître aux regards sous des dehors inconvenants. Vas-tu, maintenant, parce que c’est Jupiter qui t’a fait, être indifférent à l’aspect sous lequel tu te montreras ? Est-ce qu’il y a égalité entre les deux artistes ; égalité entre les deux créations ? Est-il une œuvre de l’art qui ait réellement en elle les facultés que semble y attester la façon dont elle est faite ? En est-il une qui soit autre chose que de la pierre, de l’airain, de l’or ou de l’ivoire ? La Minerve même de Phidias, une fois qu’elle a étendu la main, et reçu la Victoire qu’elle y tient, reste immobile ainsi pour l’éternité ; tandis que les œuvres de Dieu ont le mouvement, la vie, l’usage des représentations et le jugement. Quand tu es la création d’un pareil artisan, voudras-tu le déshonorer ?

Mais que dis-je ? Il ne s’est pas borné à te créer ; il t’a confié à toi-même, remis en garde à toi-même. Ne te le rappelleras-tu pas ? Et souilleras-tu ce qu’il t’a confié ? Si Dieu avait remis un orphelin à ta garde, est-ce que tu le négligerais ainsi ? Il t’a commis toi-même à toi-même, et il t’a dit : « Je n’ai personne à qui je me fie plus qu’à toi ; garde-moi cet homme tel qu’il est né, honnête, sûr, à l’âme haute, au-dessus de la crainte, des troubles et des perturbations. » Et toi tu ne le gardes pas !

Mais on dira : « Pourquoi cet homme porte-t-il si haut la tête, et prend-il cet air d’importance ? » Je ne le fais pas encore comme je le devrais ; car je n’ai pas encore une confiance entière dans ce que j’ai appris et dans ce que j’ai accepté : je redoute encore ma propre faiblesse. Laissez-moi prendre cette confiance, et vous verrez alors le regard et le port qu’on doit avoir ; je vous montrerai alors la statue achevée et polie. Mais que croyez-vous que cela soit ? L’air arrogant ? A Dieu ne plaise ? Est-ce que Jupiter à Olympie a l’air arrogant ? Non, mais il a le regard assuré comme doit l’avoir celui qui peut dire :

« Tout est irrévocable chez moi, et tout y est sûr[246]. »

C’est là ce que je vous ferai voir en moi, avec la sincérité, l’honnêteté, la noblesse de cœur, le calme absolu. Me verrez-vous exempt de la mort, de la vieillesse, de la maladie ? Non ; mais vous me verrez comme un Dieu en face de la mort, comme un Dieu en face de la maladie. Voilà ce que je sais, voilà ce que je puis ; tout le reste, je ne le sais, ni ne le puis. Je vous ferai voir la force d’un philosophe. Et en quoi consiste cette force ? A ne jamais manquer ce qu’on désire, à ne jamais tomber dans ce qu’on redoute, à se porter toujours vers des choses convenables, à donner tous ses soins à ce qu’on se propose de faire, à ne croire jamais qu’après mûr examen. Voilà ce que vous verrez.

XXXIII

On n’est pas de force à remplir son rôle d’homme, et l’on se charge encore de celui de philosophe.

Remplir son rôle d’homme, et rien de plus, n’est pas encore une chose toute simple. Qu’est-ce que l’homme en effet ? Un être animé, dit-on, qui a la raison, et qui doit mourir. Or, tout d’abord, de qui la raison nous distingue-t-elle ? Des bêtes sauvages. Et de qui encore ? Du bétail, et de ce qui lui ressemble. Vois donc à ne jamais agir comme la bête sauvage ou comme le bétail ; autrement, c’en est fait de l’homme en toi : tu n’aurais pas rempli ton rôle.

Or, quand nous agissons en vue de notre estomac ou des plaisirs de la chair, sans réflexion et sans soins, de qui nous rapprochons-nous ? Des bestiaux. Qui détruisons-nous en nous-mêmes ? L’être raisonnable. Quand nous agissons avec entêtement, avec méchanceté, avec colère, avec violence, de qui nous rapprochons-nous ? Des bêtes sauvages. Nous sommes, les uns des bêtes sauvages de grande taille, les autres de ces petites bêtes malfaisantes, à propos desquelles on dit : « Au moins si c’était un lion qui me mangeât ! » Mais, avec les unes comme avec les autres, c’en est fait de notre rôle d’homme.

Toute qualité se fortifie et se conserve par les actes qui lui sont conformes, le talent du charpentier par de belles œuvres de charpentier, le talent du littérateur par de belles œuvres littéraires. Si vous vous habituez à écrire contrairement aux règles, tout votre talent se détruit et se perd infailliblement. De même l’honnêteté se conserve par des actes honnêtes, et des actes déshonnêtes la détruisent ; la loyauté se conserve par des actes loyaux, et des actes contraires la détruisent. Les défauts à leur tour se fortifient par des actes coupables.

C’est pour cela que les philosophes nous avertissent qu’il ne suffit pas d’apprendre la théorie, qu’il faut y joindre encore la méditation, puis la pratique. Aujourd’hui quel est celui de nous qui ne peut disserter avec art sur le bien et sur le mal ; montrer que les vertus sont bonnes, les vices mauvais, les autres choses indifférentes ? Mais si, au milieu de notre dissertation, il survient un bruit un peu fort, ou si quelqu’un des assistants se moque de nous, nous voici décontenancés ! Philosophe, où donc est ce que tu disais ? D’où le tirais-tu quand tu le disais ? Cela était sur tes lèvres, et rien de plus. Pourquoi te jouer de ce qu’il y a de plus respectable ?

Autre chose est de faire comme ceux qui serrent dans leur cellier du pain et du vin, ou de faire comme ceux qui s’en nourrissent. Ce dont on se nourrit se digère, se répand dans le corps, devient des muscles, de la chair, des os, du sang, le teint et la respiration de la santé. Ce que l’on a serré, on l’a sous sa main pour le pouvoir prendre et montrer ; mais on n’en tire d’autre profit que de faire voir qu’on l’a.

Quelle différence y a-t-il à exposer les idées que tu n’appliques pas, ou à exposer celles d’une autre école ? Assieds-toi et explique-nous le système d’Épicure. Peut-être nous l’expliqueras-tu plus habilement que lui-même. Pourquoi donc te prétendre stoïcien ?

Voilà comme n’étant déjà pas de force à remplir notre rôle d’hommes, nous nous chargeons encore de celui de philosophes : c’est faire comme quelqu’un qui ne pourrait soulever dix livres, et qui voudrait porter la pierre d’Ajax.

XXXIV

Comment de nos différents titres on peut déduire nos différents devoirs.

Examine qui tu es. Avant tout, un homme, c’est-à-dire un être chez qui rien ne prime le libre-arbitre. En plus, tu es citoyen du monde, dont tu es une partie ; et non pas une des parties destinées à servir, mais une partie destinée à commander ; car tu peux comprendre le gouvernement de Dieu, et te rendre compte de l’enchaînement des choses. Quel est donc le devoir du citoyen ? De ne jamais considérer son intérêt particulier ; de ne jamais calculer comme s’il était un individu isolé. C’est ainsi que le pied ou la main, s’ils pouvaient réfléchir et se rendre compte de la construction du corps, ne voudraient ou ne désireraient jamais rien qu’en le rapportant à l’ensemble. Aussi les philosophes ont-ils raison de dire que, si l’homme de bien prévoyait l’avenir, il coopérerait lui-même à ses maladies, à sa mort, à sa mutilation, parce qu’il se dirait que ce sont là les lots qui lui reviennent dans la distribution de l’ensemble, et que le tout est plus important que la partie, l’état que le citoyen.

Rappelle-toi après cela que tu es fils et frère. Quels sont les devoirs de ces rôles ?

Après cela, si tu es sénateur dans une ville, songe que tu es sénateur ; si jeune homme, que tu es jeune homme ; si vieillard, que tu es vieillard ; si père, que tu es père[247]. Car chacun de ces noms, chaque fois qu’il se présente à notre pensée, nous rappelle sommairement les actes qui sont en rapport avec lui. Si tu vas dehors blâmer ton frère, je te dirai : « Tu as oublié qui tu es, et quel est ton nom. » Si, forgeron, tu te servais mal de ton marteau, c’est que tu aurais oublié ton métier de forgeron. Eh bien ! si tu oubliais ton rôle de frère, si tu devenais un ennemi au lieu d’un frère, crois-tu que ce ne serait pas là pour toi échanger avec perte une chose contre une autre ? Mais il faut peut-être que tu perdes ta bourse pour éprouver quelque dommage ; et il n’y a aucune autre chose dont la perte fasse tort à l’homme ! Si tu avais perdu tes connaissances en littérature ou en musique, tu croirais que c’est là une perte ; et, si tu perds ton honnêteté, ta modération, ta douceur, tu croiras que ce n’est rien ! Les premières, cependant, se perdent par des causes extérieures et indépendantes de notre libre arbitre, les autres par notre faute.

Fais attention que, si l’on rapporte tout à la bourse, ce n’est pas éprouver un dommage que de perdre même son nez. — « Si, dis-tu ; car c’est être mutilé. » — Et l’âme n’a-t-elle donc pas des qualités dont la possession est un avantage, dont la perte est un dommage ? — « De quelles qualités parles-tu ? » — Ne tenons-nous pas de la nature l’honnêteté[248]? — « Oui. » — La perdre n’est-ce donc pas éprouver un dommage ? N’est-ce pas être privé, dépouillé de quelque chose qui était à nous ? Ne tenons-nous pas encore de la nature la loyauté, l’amour, la charité, la patience à l’égard les uns des autres ? Et celui qui les laisse endommager en lui, n’éprouve-t-il donc ni tort ni dommage ?

– « Quoi donc ! ne nuirai-je pas à qui m’a nui ? » — Vois d’abord ce que c’est que de nuire, et rappelle-toi ce que tu as appris des philosophes. Si le bien, en effet, est dans notre façon de juger et de vouloir, et si le mal y est aussi, prends garde que tes paroles ne reviennent à ceci : « Comment ! cet autre s’est nui à lui-même en me faisant injustice, et je ne me nuirais pas à moi-même en lui faisant injustice ! »

Pourquoi donc ne pensons-nous pas ainsi, et croyons-nous, au contraire, qu’il y a dommage quand notre santé ou notre bourse baissent, mais qu’il n’y a pas dommage quand baisse notre façon de juger et de vouloir ? C’est que nous pouvons nous tromper ou commettre une injustice, sans pour cela souffrir de la tête, des yeux ou de la hanche, et aussi sans perdre notre champ. Or, nous ne voulons rien posséder que ces choses-là !

XXXV

Quel est le commencement de la philosophie ? — Nous avons tous des notions naturelles du bien et du mal ; ce qui nous manque, c’est de savoir appliquer ces notions. — La balance du philosophe.

Le commencement de la philosophie, chez ceux du moins qui s’y attachent comme il convient et en chasseurs sérieux, est le sentiment de notre infirmité et de notre faiblesse dans les choses indispensables.

Nous venons au monde sans avoir naturellement aucune notion du triangle rectangle, du dièse ou des demi-tons ; chacune de ces choses ne s’apprend que par la transmission de la science ; aussi ceux qui ne les savent pas ne croient-ils pas les savoir. Mais quant au bien et au mal, à la beauté et à la laideur, à ce que nous devons faire ou ne pas faire, qu’est-ce qui est venu au monde sans en avoir en lui la notion ? Aussi tout le monde se sert-il de ces termes, et essaie-t-il d’appliquer ces notions premières aux faits particuliers. « Un tel a bien agi. C’était son devoir. — C’était contre son devoir. — Il a été heureux. — Il a été malheureux. — Il est injuste. — Il est juste. » Qui de nous s’abstient de ces façons de parler ? « Pourquoi en effet, dit-on, ne me connaîtrais-je pas au beau et au bien ? N’en ai-je donc point les notions ?» — Tu les as. — « Est-ce que je ne les applique pas aux faits particuliers ? » — Tu les appliques. — « Est-ce que je ne les applique pas bien ? » — Toute ta question est là.

Tous les hommes sont d’accord sur ces notions premières, qui sont leur point de départ ; mais ils arrivent à des conclusions douteuses parce qu’ils ne les appliquent pas bien. Si, avec ces notions elles-mêmes, on avait en plus le talent de les appliquer, qu’est-ce qui empêcherait d’être parfait ?

Le commencement de la philosophie, c’est de s’apercevoir des contradictions qui existent entre les hommes, d’en rechercher la cause, de faire peu de cas de la simple apparence, de la tenir pour suspecte, d’examiner avec soin si elle est fondée, de trouver un moyen de jugement qui soit pour elle ce qu’a été l’invention de la balance pour les poids, l’invention du fil à plomb pour les lignes droites ou courbes. Voilà le commencement de la philosophie. N’y a-t-il donc pas ici un moyen de juger qui soit supérieur à l’apparence ? Eh ! comment se pourrait-il que ce qu’il y a de plus nécessaire à l’homme fût impossible à découvrir et à reconnaître ? Ce moyen existe donc. Pourquoi alors ne pas nous mettre à le chercher, à le trouver, pour nous en servir après l’avoir trouvé, sans plus nous tromper désormais, car nous n’étendrons même plus le doigt sans recourir à lui ? Or, ce moyen, le voici, je crois : — désormais nous ne partirons que de principes bien reconnus et bien déterminés, et nous commencerons par bien éclaircir nos notions premières avant de les appliquer aux faits particuliers[249].

Quel objet se présente donc à notre examen en ce moment ? Le plaisir. Applique-lui la règle ; mets-le dans la balance. Le bien doit-il être de nature à nous donner toute sécurité et à nous inspirer toute confiance ? — Nécessairement. — Or, peut-on être sûr de ce qui est instable ? — Non. — Le plaisir est-il stable ? — Non. — Enlève-le donc ; ôte-le de la balance ; jette-le loin de la place des vrais biens.

Si tu n’as pas la vue bonne, et si une seule balance ne te suffit pas, en voici une autre. A-t-on le droit d’être fier de ce qui est bien ? — Oui. — La présence du plaisir nous donne-t-elle donc le droit d’être fiers ? Prends garde de répondre qu’elle nous le donne ; sinon, je ne te croirai plus de droits à te servir de la balance. Voilà comme on apprécie et comme on pèse les choses, quand on s’est fait des règles de jugement. Philosopher n’est autre chose qu’examiner et consolider ces règles. Et appliquer celles qui sont reconnues est la tâche du sage[250].

XXXVI

Des discussions.

Donne à celui de nous que tu voudras un ignorant pour discuter avec lui, et il ne trouvera rien à en faire ; il tâtera un peu son homme ; puis, si celui-ci répond à contre-temps, il ne saura plus par où le prendre. Alors il l’injuriera ou se moquera de lui, et dira : « C’est un ignorant ; il n’y a rien à en faire. » Un bon guide, au contraire, quand il trouve quelqu’un d’égaré, le met dans son vrai chemin, au lieu de le laisser là après force railleries et injures. Montre donc à cet homme, toi aussi, où est la vérité, et tu verras comme il ira. Si tu ne le lui montres pas, ne te moque pas de lui ; aie plutôt le sentiment de ton impuissance.

Comment faisait donc Socrate ? Il forçait son interlocuteur lui-même à rendre témoignage de la vérité de ce qu’il lui disait, et il n’avait besoin du témoignage de personne autre. Il savait, en effet, rendre si claires les conséquences de nos pensées, que le premier venu s’apercevait des contradictions qu’il y avait entre les siennes, et y renonçait.

Le premier et le plus singulier mérite de Socrate était de ne jamais s’emporter dans la discussion, de ne jamais proférer une parole outrageante ou injurieuse, mais de laisser dire ceux qui l’insultaient, et de couper court aux disputes. Si vous voulez connaître toute sa force en ce genre, lisez le Banquet de Xénophon, et vous verrez à quelles disputes il sut mettre fin. Aussi chez les poètes eux-mêmes est-ce avec raison un grand éloge que ce mot :

« Il sut faire cesser en un instant la dispute, si vive qu’elle fût[251]. »

Disons tout. Des interrogations comme celles de Socrate ne seraient pas aujourd’hui sans péril, et surtout à Rome. Celui qui les fera, en effet, ne devra évidemment pas les faire dans un coin ; il devra aborder un personnage consulaire, si l’occasion s’en présente, ou bien un richard, et lui poser cette question : « Peux-tu me dire à qui tu as confié tes chevaux ? — Moi ! — Au premier venu, sans connaissance de l’équitation ? — Nullement. — Eh bien ! à qui as-tu confié ton argent, ton or, tes vêtements ? — Je ne les ai pas non plus confiés au premier venu. — Et ton corps, as-tu bien examiné à qui tu en confierais le soin ? — Comment non ? — Évidemment encore à quelqu’un qui se connût aux exercices du gymnase et à la médecine ? — Parfaitement. — Est-ce donc là ce que tu as de meilleur ? Ou n’as-tu pas quelque chose qui vaille mieux encore ? — De quoi parles-tu ? — De ce qui use de tout cela, par Jupiter ! de ce qui juge chacune de ces choses et qui en délibère. — Tu veux parler de l’âme ? — Tu m’as compris ; c’est d’elle que je parle. — Par Jupiter ! je crois avoir là une chose qui vaut beaucoup mieux que toutes les autres. — Peux-tu donc nous dire comment tu prends soin de ton âme ? Car il n’est pas probable que toi, qui es un homme de sens, si considéré dans la ville, tu ailles, sans réflexion, abandonner au hasard ce qu’il y a de meilleur en toi, que tu le négliges et le laisses dépérir ? — Pas du tout. — En prends-tu donc soin toi-même ? Et alors est-ce d’après les leçons de quelqu’un, ou d’après tes propres idées ? » Il y a grand péril à ce moment que cet homme ne te dise tout d’abord : « De quoi te mêles-tu, mon cher ? Est-ce que tu es mon juge ? » Puis, si tu ne cesses pas de l’ennuyer, il est à craindre qu’il ne lève le poing et ne te frappe. Moi aussi, jadis, j’ai eu le goût de ces interrogations ; mais c’était avant de rencontrer cet accueil.

XXXVII

De l’inquiétude.

Lorsque tu vois un homme au visage fatigué, sois comme le médecin, qui dit d’après le teint : « Un tel est malade de la rate, et un tel du foie. » Dis, toi aussi : Le désir et l’aversion sont malades chez lui ; ils ne vont pas bien ; ils sont en feu. » Il n’y a jamais que cela en effet qui nous fasse changer de couleur, trembler, claquer des dents ; il n’y a que cela. « Qui fasse que les genoux nous manquent, et que nous nous affaissions sur nos deux jambes[252]. »

Aussi Zénon était-il tranquille, au moment de se trouver en présence d’Antigone[253], parce que pas une des choses dont il faisait cas ne dépendait de ce dernier, et que tout ce qui dépendait de ce dernier lui était indifférent. « Comment, dit-on, cet homme va-t-il m’accueillir ? Comment va-t-il m’écouter ? » Comme il le voudra, esclave ! Que t’occupes-tu des affaires des autres ? N’est-ce pas à lui que sera la faute s’il accueille mal ce qui viendra de toi ?

— Mais ce qui m’inquiète, c’est la façon dont je lui parlerai. — Eh bien ! n’es-tu pas le maître de lui parler comme tu le voudras ? — Oui, mais je crains de ne pas m’en tirer. — N’as-tu donc pas appris à parler ? Et quelle autre chose as-tu apprise dans les écoles ? — J’ai appris les syllogismes et les sophismes. — A quelle fin, si ce n’est de discuter en homme exercé.

Socrate avait vraiment appris à parler, lui qui tenait aux tyrans, aux juges et dans la prison, ce langage que vous savez. Diogène avait appris à parler, lui qui disait ce que vous savez à Alexandre, à Philippe, aux pirates, à celui qui l’avait acheté. Leur assurance venait de leur savoir. Mais toi va à tes affaires, et n’en sors plus. Va t’asseoir dans ton coin ; arranges-y des syllogismes, et propose-les à d’autres. Il n’y a pas en toi l’homme qui peut conduire un peuple.

XXXVIII

La vie humaine.

Le monde est comme une grande foire, où l’on amène des bêtes de somme et des bœufs pour les vendre ; et où la plupart des gens viennent pour acheter ou pour vendre ; bien peu, pour se donner le spectacle de la foire, pour voir comment les choses s’y passent, en vue de quoi elles se font, quels sont ceux qui l’ont établie, et pourquoi ils l’ont fait. Ainsi en est-il de la grande foire de la vie : bon nombre de gens, semblables aux bêtes de somme, ne s’y occupent d’autre chose que du fourrage. Car, vous tous qui ne vous occupez que d’argent, de terres, d’esclaves et de magistratures, il n’y a dans tout cela que du fourrage. Bien peu parmi les hommes qui sont rassemblés ici ont la curiosité d’examiner ce qu’est ce monde, et qui le gouverne. N’y a-t-il donc personne qui le gouverne ? Comment serait-il possible qu’une ville ou une maison ne pussent subsister un seul instant sans quelqu’un qui les administrât et les conduisît, et que ce grand et magnifique ensemble fût maintenu dans un si bel ordre par les caprices du hasard ? Il y a donc quelqu’un qui le régit. Quel est ce quelqu’un, et comment le régit-il ? Qui sommes-nous, nous qui sommes nés de lui ? et qu’avons-nous à faire ? Y a-t-il un lien entre lui et nous ? Sommes-nous, ou non, en rapports avec lui ? Voilà les pensées de ce petit nombre, qui ne songe d’ailleurs qu’à une chose, à quitter la foire après l’avoir bien regardée. Mais quoi ! le vulgaire se moque d’eux ! C’est qu’en effet, à la foire, les marchands se moquent des simples spectateurs ; et que les bêtes de somme, si elles avaient l’intelligence, se moqueraient de ceux qui attachent du prix à autre chose qu’au fourrage.

XXXIX

Sur les gens qui persistent obstinément dans ce qu’ils ont décidé.

Il est des gens qui, pour avoir entendu dire qu’il faut être ferme, que notre faculté de juger et de vouloir est de sa nature indépendante et libre, s’imaginent qu’ils doivent persister obstinément dans toutes les décisions qu’ils ont pu prendre. Mais, avant tout, il faut que ta décision soit saine. Je veux que ton corps ait de la force, mais une force due à la santé et au travail. Si la force que tu m’étales est celle de la frénésie, et si tu t’en vantes, je te dirai : « Mon ami, cherche un médecin ; ce n’est pas là de la force, mais un manque de force à un autre point de vue. » Tel est au moral l’état de ceux qui comprennent mal les préceptes dont nous parlions.

C’est ainsi qu’un de mes amis résolut, sans aucun motif, de se laisser mourir de faim. Je l’appris, quand il y avait déjà trois jours qu’il s’abstenait de manger ; j’allai le trouver, et lui demandai ce qu’il y avait. « Je l’ai résolu, » me dit-il. — Mais quel est le motif qui t’y a poussé ? Car, si ta résolution est raisonnable, nous allons nous asseoir près de toi, et t’aider à sortir de cette vie ; mais, si elle est déraisonnable, changes-en. — « Il faut être ferme dans ses décisions. » — Que dis-tu là, mon ami ? Il faut être ferme, non dans toutes ses décisions, mais dans celles qui sont raisonnables. Quoi ! si, par un caprice, tu avais décidé qu’il faisait nuit, tu ne changerais pas, tu persisterais en disant : « Je persiste dans mes décisions ! » Que fais-tu, mon ami ?... Vas-tu, sans aucune raison, nous enlever un homme que la vie a fait notre ami et notre compagnon, notre concitoyen dans la grande comme dans la petite patrie ? Tu commets un meurtre, tu tues un homme qui n’a fait aucun mal, et tu dis : « Je suis ferme dans mes décisions ! » Mais, s’il te venait la volonté de me tuer, serait-ce un devoir pour toi d’être ferme dans ta décision ?

Notre homme se laissa dissuader, mais non sans peine ; et, de nos jours, il en est plus d’un qu’on ne peut faire changer. Aussi crois-je savoir aujourd’hui ce que j’ignorais auparavant, le sens de ce dicton : « On ne persuade pas plus un sot qu’on ne le brise. » Dieu me préserve d’avoir pour ami un philosophe qui ne soit qu’un sot ! Il n’y a rien de plus difficile à manier. — « J’ai décidé, » dit-il ! — Mais les fous aussi décident ; et plus ils persistent dans leurs décisions erronées, plus précisément ils

ont besoin d’ellébore.

XL

Nous ne nous préparons pas aux jugements que nous portons sur les choses bonnes et mauvaises. — Le joueur de harpe. — Ce dont il faut avoir peur. — Hercule. — Les monstres que chacun de nous porte en lui-même.

Où est le bien ? Dans notre libre arbitre. Où est le mal ? Dans notre libre arbitre. Quelles sont les choses indifférentes ? Celles qui ne relèvent point de notre libre arbitre. Mais quoi ! hors de l’école, est-il quelqu’un qui se souvienne de ces principes ? Est-il quelqu’un qui se prépare à répondre d’après ce système aux questions que lui posent les choses, comme on répond aux interrogations ? « Est-il jour ? — Oui. — Eh bien ! est-il nuit ? — Non. — Eh bien ! les astres sont-ils en nombre pair ? – Je n’en sais rien. » Quand de l’argent se présente à toi, es-tu préparé à répondre, comme tu le dois, que ce n’est pas un bien ? T’es-tu exercé à ces réponses ? Ou ne t’es-tu exercé qu’aux discussions de l’école ? Pourquoi donc t’étonner de te surpasser toi-même dans les choses pour lesquelles tu t’es préparé, et de rester embarrassé dans celles pour lesquelles tu ne t’es pas préparé ?

C’est ainsi que le joueur de harpe qui sait jouer de la harpe, qui chante bien, et qui a une belle tunique, ne se présente pourtant qu’en tremblant à la foule. C’est qu’il sait son métier, mais qu’il ne sait pas ce que c’est que la foule, ce que sont ses clameurs, ce que sont ses moqueries. Il ne sait même pas ce que c’est que l’inquiétude ; si elle est l’œuvre d’autrui ou la nôtre ; si on peut ou non la faire cesser. Aussi, qu’on l’applaudisse, et il sort gonflé d’orgueil ; mais que l’on se moque de lui, c’est un ballon que l’on pique et qui s’aplatit.

Il en est à peu près de même de nous. De quoi faisons-nous cas ? Des choses extérieures. A quoi nous attachons-nous ? Aux choses extérieures. Qui donc, en se promenant, se préoccupe de sa manière de se promener ? Qui donc, quand il délibère avec lui-même, se préoccupe de sa délibération même, et non pas des moyens de réussir dans ce sur quoi il délibère ? S’il réussit, le voilà fier et il dit : « Comme nous avons su prendre le bon parti ! Ne te disais-je pas, frère, qu’il n’est pas possible, quand nous avons réfléchi à une affaire, qu’elle ne tourne pas comme cela ?» Mais, s’il ne réussit point, voilà notre malheureux à bas, et qui ne trouve plus un mot à dire sur ce qui est arrivé. Quel est celui qui ne s’endort tranquillement sur ses actes ? Quel est-il ? Présentez-m’en un seul, pour que je voie l’homme que je cherche depuis si longtemps, l’homme qui est vraiment de noble race et d’une nature d’élite. Qu’il soit jeune ou vieux, présentez-le-moi.

Comment donc s’étonner que nous nous connaissions si bien aux choses extérieures, et que dans nos actes il n’y ait que bassesse, impudence, absence de toute valeur, lâcheté, négligence, rien de bon en somme ? C’est que nous n’en avons ni soin ni souci. Si nous avions peur, non point de la mort et de l’exil, mais de la peur elle-même, c’est elle que nous tâcherions d’éviter à titre de mal.

Aujourd’hui, dans l’école, nous avons du feu et de la langue, et, quand une de ces questions se présente, nous nous entendons à la traiter tout du long. Mais fais-nous passer à l’application, quels pauvres naufragés tu trouveras ! Qu’il se présente un objet propre à nous troubler, et tu verras ce à quoi nous nous sommes préparés, ce à quoi nous nous sommes exercés ! Aussitôt, faute de préparation, nous nous grossissons les objets qui nous entourent, et nous nous les figurons d’autre taille qu’ils ne sont. Quand je suis sur un navire, si mes yeux plongent dans l’abîme, ou si je considère la mer qui m’entoure, en n’apercevant plus la terre, je me trouble à l’instant, et je me représente que, si je faisais naufrage, il me faudrait boire toute cette mer ; et il ne me vient pas à l’esprit qu’il suffit de trois setiers pour me suffoquer. Qu’est-ce qui me trouble donc ici ? Est-ce la mer ? Non ; mais ma façon de voir. De même, quand arrive un tremblement de terre, je me représente toute la ville tombant sur moi. Mais ne suffit-il pas d’une petite pierre pour faire jaillir ma cervelle ?

Qu’est-ce donc qui cause nos chagrins et nos désespoirs ? Qu’est-ce, si ce n’est nos façons de voir ? Lorsque nous nous éloignons, que nous nous séparons de nos compagnons, de nos amis, des lieux et des gens dont nous avons l’habitude, quelle est la cause de notre chagrin, si ce n’est nos façons de voir ? Les enfants pleurent, dès que leur nourrice les quitte tant soit peu ; mais qu’on leur donne une friandise, et les voilà qui l’oublient. — Veux-tu donc que nous ressemblions aux enfants ? — Non, par Jupiter ! car je ne veux pas que ce soit quelque friandise, mais la rectitude de nos jugements, qui produise sur nous cet effet. Quels sont donc les jugements droits ? Ceux que l’homme doit méditer tout le jour, pour ne s’attacher à rien de ce qui n’est pas à lui, ni à un ami, ni à un lieu, ni à un exercice, ni à son corps lui-même. Qu’importe, en effet, quel est ton maître et de qui tu dépends ! En quoi vaux-tu mieux que celui qui pleure pour une femme, si tu te désoles pour un gymnase, pour un portique, pour quelques jeunes gens, pour toute autre espèce de passe-temps ? Un tel nous arrive en pleurant, parce qu’il ne peut plus boire de l’eau de Dircé. Est-ce que l’eau de la fontaine Marcia vaut moins que celle de Dircé ? — Non ; mais j’avais l’habitude de celle-là. — Eh bien ! tu prendras l’habitude de celle-ci à son tour. Puis, quand tu t’y seras attaché, pleure aussi pour elle, et cherche à faire un vers dans le genre de ceux d’Euripide :

« Les thermes de Néron, la fontaine de Marcia ! »

C’est comme cela que naissent les drames, quand les moindres accidents arrivent aux imbéciles !

— Quand donc reverrai-je Athènes et l’Acropole ? — Malheureux, ne te suffit-il pas de ce que tu vois chaque jour ? Peux-tu voir quelque chose de plus beau, de plus grand que le soleil, la lune, les astres, et la terre, et la mer ? Si tu comprends la pensée de celui qui gouverne l’univers, si tu le portes partout en toi-même, peux-tu regretter encore quelques cailloux et la beauté d’une roche ? Que feras-tu donc quand il te faudra quitter le soleil et la lune ? T’assiéras-tu à pleurer, comme les enfants ?

Que faisais-tu donc à l’école ? Qu’est-ce que tu y entendais ? Qu’est-ce que tu y apprenais ? Pourquoi te dis-tu philosophe, quand tu pourrais dire ce qui est : « J’ai écrit des introductions ; j’ai lu les ouvrages de Chrysippe ; mais sans franchir le seuil de la philosophie. Qu’ai-je, en effet, de ce qu’avait Socrate, qui a vécu et qui est mort comme vous le savez ? Qu’ai-je de ce qu’avait Diogène ? » Crois-tu donc, en effet, que l’un des deux pleurât ou s’emportât, parce qu’il ne devait plus voir un tel ou une telle, être à Athènes ou à Corinthe, mais, si le sort le voulait, à Suzes ou à Ecbatane ?

Celui qui peut, lorsqu’il le voudra, se retirer du festin et cesser de jouer, peut-il être triste pendant qu’il y reste ? Ne reste-t-il pas au jeu seulement le temps qu’il lui plaît ? C’est bien un homme tel que toi qui saurait supporter un exil éternel ou une condamnation à mort !

Ne veux-tu pas, comme les enfants, cesser enfin de téter, et prendre une nourriture plus forte, sans pleurer après le sein de tes nourrices et sans te lamenter comme une vieille femme ? Homme, renonce à tout, suivant le proverbe, pour être heureux, pour être libre, pour avoir l’âme grande. Porte haut la tête ; tu es délivré de la servitude. Ose lever les yeux vers Dieu, et lui dire : « Fais de moi désormais ce que tu voudras ; je me soumets à toi ; je t’appartiens. Je ne refuse rien de ce que tu jugeras convenable ; conduis-moi où il te plaira ; revêts-moi du costume que tu voudras. Veux-tu que je sois magistrat ou simple particulier ? Que je demeure ici ou que j’aille en exil ? Que je sois pauvre ou que je sois riche ? Je te justifierai de tout devant les hommes ; je leur montrerai ce qu’est en elle-même chacune de ces choses. »

Si Hercule fût demeuré dans sa maison, qu’aurait-il été ? Eurysthée, et non pas Hercule. Eh bien ! dans ses courses à travers le monde, combien n’a-t-il pas eu de compagnons et d’amis ! Mais jamais il n’a rien eu de plus cher que Dieu ; c’est par là qu’il s’est fait regarder comme fils de Jupiter ; c’est par là qu’il l’a été. C’est pour lui obéir, qu’il s’en est allé partout, redressant les iniquités et les injustices. Diras-tu que tu n’es pas Hercule, et que tu ne peux redresser les torts faits aux autres ? Que tu n’es pas même Thésée, pour redresser ceux qu’on fait à l’Attique ? Eh bien ! remets l’ordre chez toi : chasse de ton cœur, au lieu de Procuste et de Scyron, la tristesse, la crainte, la convoitise, l’envie, la malveillance, l’avarice, la mollesse, l’intempérance, Tu ne pourras les en chasser qu’en tournant tes regards vers Dieu seul, qu’en t’attachant à lui seul, qu’en te dévouant à l’exécution de ses commandements. Si tu ne veux pas le faire, tu suivras avec des larmes et des gémissements ceux qui seront plus forts que toi ; tu chercheras le bonheur hors de toi, et tu ne pourras jamais le trouver.

XLI

Utilité de la philosophie. — La philosophie et la médecine.

L’orateur Théopompe[254] reprochait à Platon de vouloir tout définir. « Est-ce que personne avant toi, disait-il, n’a parlé du bien et de la justice ? Ou bien ne prononcions-nous là que des mots creux et sans signification, faute de comprendre ce qu’étaient les choses ? » Eh ! qu’est-ce qui te soutient, Théopompe, que nous n’avons point sur chacune de ces choses des notions naturelles ? Mais il est impossible d’appliquer aux objets ces notions naturelles, si l’on n’a commencé par les éclaircir, et par examiner quels sont les objets qu’il faut ranger sous chacune d’elles.

On pourrait, en effet, adresser le même reproche aux médecins. Qui de nous ne parlait pas de ce qui est sain et de ce qui est nuisible, avant la venue d’Hippocrate ? Ou n’étaient-ce là que de vains sons que nous émettions ? Nous avons une notion naturelle de ce qui est sain, mais nous ne savons pas l’appliquer. C’est pour cela que l’un dit : « Lève-le ; » un autre : « Donne-lui à manger ; » un autre : « Saigne-le ; » un autre : « Mets-lui les ventouses. » Quelle en est la cause, sinon que nous ne savons pas appliquer convenablement aux objets particuliers notre notion naturelle de ce qui est sain ?

Il en est de même ici. Qui de nous ne parle de ce qui, dans la vie, est un bien ou un mal, utile ou nuisible ? Mais l’un n’applique-t-il pas la notion du bien à la richesse, et l’autre non ? N’en est-il pas de même pour le plaisir ? De même pour la santé ?

Mais qu’ai-je besoin de rapporter et de rappeler ici les discussions des hommes entre eux ? A te prendre seul, si tu appliques si bien tes notions naturelles, pourquoi es-tu malheureux ? Pourquoi rencontres-tu des obstacles ?

... « Quel cœur dur que ce vieillard ! dites-vous. Il m’a laissé partir sans pleurer, sans me dire : A quels périls tu vas t’exposer, ô mon fils ! Si tu y échappes, j’allumerai mes flambeaux. » Comme ce serait là, en effet, le langage d’un cœur aimant ! Ce serait un si grand bien pour toi d’échapper au péril ! Voilà qui vaudrait tant la peine d’allumer ses flambeaux ! Tu dois si bien être à l’abri de la mort et de la maladie !

Il nous faut donc rejeter bien loin cette illusion dont je parle, et nous attacher à la vraie science, comme nous nous attachons à la géométrie et à la musique.

XLII

Les habitudes. — Comment elles se fortifient et s’affaiblissent.

Toute habitude, tout talent, se forment et se fortifient par les actions qui leur sont analogues. Marchez, pour être marcheur ; courez, pour être coureur. Voulez-vous savoir lire ? Lisez. Savoir écrire ? Écrivez. Restez couché dix jours, puis levez-vous, et essayez de faire une longue route, et vous verrez comme vos jambes seront fortes ! Une fois pour toutes, si vous voulez prendre l’habitude d’une chose, faites cette chose ; si vous n’en voulez pas prendre l’habitude, ne la faites pas, et habituez-vous à faire quoi que ce soit plutôt qu’elle.

Il en est de même pour l’âme : lorsque vous vous emportez, sachez que ce n’est pas là le seul mal qui vous arrive, mais que vous augmentez en même temps votre disposition à la colère : c’est du bois que vous mettez dans le feu.

C’est certainement ainsi, au dire des philosophes, que se forment jour à jour nos maladies morales... Celui qui a eu la fièvre, et qui a cessé de l’avoir, n’est pas dans le même état qu’avant de l’avoir eue, à moins qu’il n’ait été guéri complètement. La même chose arrive pour les maladies de l’âme. Elles y laissent des traces, des meurtrissures, qu’il faut faire disparaître complètement ; sinon, pour peu qu’on reçoive encore quelque coup à la même place, ce ne sont plus des meurtrissures, ce sont des plaies qui se produisent. Si donc tu ne veux pas être enclin à la colère, n’en entretiens pas en toi l’habitude ; ne lui donne rien pour l’alimenter. Calme ta première fureur, puis compte les jours où tu ne te seras pas emporté. « J’avais l’habitude de m’emporter tous les jours, diras-tu ; maintenant c’est un jour sur deux, puis ce sera un sur trois, et après cela un sur quatre. » Si tu passes ainsi trente jours, fais un sacrifice à Dieu. L’habitude, en effet, commence par s’affaiblir, puis elle disparaît entièrement.

Mais comment en arriver là ? Veuille te plaire à toi-même ; veuille être beau aux yeux de Dieu ; veuille vivre pur avec toi-même qui resteras pur, et avec Dieu. Puis, quand il se présentera à toi quelque apparition de ce genre, Platon te dit : « Recours aux sacrifices expiatoires ; recours, en suppliant, aux temples des dieux tutélaires ; » mais il te suffira de te retirer pour ainsi dire dans la société de quelqu’un des sages, et de rester avec lui en le comparant à lui, qu’il soit un de ceux qui vivent ou un de ceux qui sont morts.

Voilà le véritable lutteur : celui qui s’exerce à combattre ses représentations. Résiste, ô malheureux ! ne te laisse pas entraîner ! Importante est la lutte, et elle est le fait d’un Dieu : il s’agit de la royauté, de la liberté, de la vie heureuse et calme. Souviens-toi de Dieu, appelle-le à ton secours et à ton aide, comme dans la tempête les navigateurs appellent les Dioscures. Est-il, en effet, tempête plus terrible que celle qui naît de ces représentations, dont la force nous jette hors de notre raison ? La tempête elle-même, en effet, qu’est-elle autre chose qu’une représentation ? Enlève la crainte de la mort, et amène-nous tous les tonnerres et tous les éclairs que tu voudras, et tu verras quel calme et quelle tranquillité il y aura dans notre âme. Mais, si tu te laisses vaincre une fois, en te disant que tu vaincras demain, et que demain ce soit la même chose, sache que tu en arriveras à être si malade et si faible qu’à l’avenir tu ne t’apercevras même plus de tes fautes, mais que tu seras toujours prêt à trouver des excuses à tes actes. Tu confirmeras ainsi la vérité de ce vers d’Hésiode :

« L’homme irrésolu lutte toute sa vie contre le

malheur[255]. »

XLIII

Exhortation.

Où donc est le Stoïcien ? De même que nous appelons statues Phidiaques celles qui sont faites d’après le système de Phidias, montrez-moi un homme qui se trouve fait sur le patron des maximes qu’il énonce en babillant. Montrez-moi un homme qui soit à la fois malade et heureux, en péril et heureux, mourant et heureux, exilé et heureux, flétri et heureux. Montrez-le-moi. De par tous les dieux, je voudrais voir un Stoïcien ! Si vous ne pouvez m’en montrer un tout fait, montrez-m’en un qui soit en train de se faire, un qui penche vers cette manière d’être. Soyez bons pour moi. Ne refusez pas à ma vieillesse la vue d’un spectacle que je n’ai pas encore eu sous les yeux. Croyez-vous que ce que vous avez à me montrer, ce soit le Jupiter ou la Minerve de Phidias, ouvrages d’or et d’ivoire ? Non. Que quelqu’un d’entre vous me montre une âme d’homme, qui veuille être en communauté de pensées avec Dieu, n’accuser ni Dieu ni homme, n’aller se heurter contre rien, n’avoir ni colère, ni haine, ni jalousie ; une âme qui veuille (car à quoi bon tant d’ambages) devenir un Dieu au lieu d’un homme, et qui songe, dans ce misérable corps périssable, à vivre en société avec Jupiter. Montrez-m’en une. Vous ne le pouvez pas. Pourquoi donc vous duper vous-mêmes et jouer les autres ? Pourquoi vous revêtir des habits d’autrui, et vous promener de par le monde après avoir dérobé et volé un nom et un rôle qui ne vous appartiennent pas ?

Et maintenant, moi, je suis votre maître, et vous, vous étudiez sous moi. Mon but à moi, c’est de faire enfin de vous des hommes affranchis de toute entrave, de toute contrainte, de tout obstacle, libres, tranquilles, heureux, qui tournent leurs regards vers Dieu dans les petites comme dans les grandes choses. Et vous, vous êtes ici pour apprendre et pour travailler à devenir ces hommes. Pourquoi donc l’œuvre ne s’achève-t-elle pas ? Si vous avez le même but que moi, et avec le même but les moyens qu’il faut pour l’atteindre, que nous manque-t-il encore ? Quand je vois un ouvrier avec ses matériaux près de lui, je n’attends plus que son ouvrage. Nous avons ici l’ouvrier et les matériaux ; que nous manque-t-il encore ? Est-ce que la chose ne peut pas s’apprendre ? Elle le peut. Est-ce qu’elle n’est pas en notre pouvoir ? Il n’y a qu’elle au monde qui y soit. Pourquoi donc notre œuvre ne s’achève-t-elle pas ? Dites-m’en la cause. Si elle ne s’achève pas, cela tient-il à moi, à vous, ou à la nature même de la chose ? La chose en elle-même est possible, et la seule qui soit en notre pouvoir. Il reste donc que cela tienne à moi ou à vous, ou, ce qui est plus exact, à moi et à vous. Eh bien ! voulez-vous que nous nous mettions à apporter ici la ferme intention de la faire ? Laissons là tout le passé, mettons-nous seulement à l’œuvre. Fiez-vous à moi, et vous verrez.

XLIV

Des choses dont on ne convient pas.

Il y a des choses dont les hommes conviennent facilement, et d’autres dont ils ne conviennent pas facilement. Personne ne conviendra qu’il manque d’intelligence ou de bon sens ; tout au contraire, vous entendrez dire à tout le monde : « Que n’ai-je autant de chance que j’ai d’intelligence ! » On convient aisément qu’on est timide, et l’on dit : « Je conviens que je suis trop timide ; mais, à part cela, ce n’est pas un sot que vous trouverez en moi. » On ne conviendra pas aisément que l’on manque d’empire sur soi-même ; on ne convient jamais que l’on soit injuste, non plus qu’envieux ou curieux ; mais presque tout le monde conviendra qu’il s’attendrit facilement. D’où cela vient-il ? Avant tout, d’un désaccord et d’un trouble dans nos opinions sur les biens et sur les maux ; puis de ceci pour les uns, de cela pour les autres. Presque jamais on ne convient de ce que l’on regarde comme une honte. Or, on regarde la timidité et la facilité à s’attendrir comme le fait d’une bonne âme ; la sottise, comme le pur fait d’un esclave. Quant aux actes qui attaquent la société, on ne consent jamais à les avoir faits. Ce qui nous porte le plus à avouer la plupart de nos fautes, c’est que nous nous imaginons qu’il y a en elles quelque chose d’involontaire, comme dans la timidité et dans la facilité à s’attendrir. Si nous avouons un manque d’empire sur nous-mêmes, nous alléguons l’amour, pour que l’on nous pardonne le fait comme involontaire. Quant à l’injustice, on ne la croit jamais involontaire. Il y a de l’involontaire dans la jalousie, à ce que l’on pense ; aussi l’avoue-t-on, elle aussi[256].

Puisque c’est ainsi que sont faits les gens au milieu desquels nous vivons, esprits troublés, qui ne savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils ont ou n’ont pas de mauvais, ni pourquoi ils l’ont, ni comment ils s’en délivreront, je crois qu’il est bon de nous demander sans cesse : « Est-ce que, moi aussi, je suis un d’eux ? Quelle idée me fais-je de moi ? Comment est-ce que je me conduis ? Ai-je bien, comme il convient à celui qui ne sait rien, la conscience que je ne sais rien ? »

XLV

De l’amitié. — Le sage seul peut aimer. — Étéocle et Polynice. — Le collier d’Ériphyle. — Une parole de Platon.

On aime vraisemblablement ce à quoi on s’attache. Or, les hommes s’attachent-ils à ce qu’ils croient mauvais ? Jamais. A ce qui leur semble indifférent ? Jamais non plus. Reste donc qu’ils ne s’attachent qu’à ce qu’ils croient bon, et, puisqu’ils ne s’attachent qu’à cela, qu’ils n’aiment que cela. Celui donc qui se connaît au bien est aussi celui qui s’entend à aimer ; mais quant à celui qui ne peut pas distinguer le bien du mal, et tous les deux de ce qui est indifférent, comment s’entendrait-il à aimer ? Aimer n’appartient donc qu’au Sage.

— Comment cela ! dit-on. Moi, qui ne suis pas un Sage, j’aime pourtant mon enfant. — Je m’étonne, par tous les dieux ! que tu commences par avouer que tu n’es pas un Sage. Que te manque-t-il en effet ? N’as-tu pas des sens ? N’apprécies-tu pas les représentations qui te viennent d’eux ? Pourquoi donc conviens-tu que tu n’es pas un Sage ? N’est-ce point, par Jupiter ! parce que bien souvent les représentations qui viennent de tes sens te mettent hors de toi, et te bouleversent ; parce que tu dis tantôt qu’une chose est bonne, tantôt qu’elle est mauvaise, tantôt qu’elle n’est ni l’une ni l’autre ? Eh bien ! en amitié ne changes-tu donc jamais ? Toi qui dis de la richesse, de la volupté, et de toutes les choses en général, tantôt qu’elles sont des biens, tantôt qu’elles sont des maux, ne dis-tu pas aussi du même individu tantôt qu’il est bon, tantôt qu’il est mauvais ? N’as-tu pas pour lui tantôt de l’affection, tantôt de la haine, tantôt des louanges, tantôt du blâme ? — Oui, c’est ce qui m’arrive. — Eh bien ! quand on se trompe sur quelqu’un, crois-tu qu’on l’aime réellement ? — Non pas. — Et celui qui n’a pris quelqu’un que pour le quitter bientôt, crois-tu qu’il lui appartienne de cœur ? — Pas davantage. — Et celui qui tantôt vous accable d’injures, tantôt est en extase devant vous ? — Pas davantage.

N’as-tu jamais vu de petits chiens jouer ensemble, et se caresser si bien que tu disais : « Il n’y a pas d’amitié plus vive ? » Si tu veux pourtant savoir ce qu’est cette amitié, mets un morceau de viande entre eux, et tu verras. De même, mets entre ton fils et toi un lopin de terre, et tu verras que ton fils désirera vite t’enterrer, et que toi, tu souhaiteras vite sa mort. Et tu diras alors : « Quel fils j’ai élevé ! Il y a longtemps qu’il voudrait me porter en terre !» Même division pour une question de vanité. Et s’il y a un péril à courir, tu tiendras le langage du père d’Admète :

« Tu es heureux de voir la lumière ; crois-tu que ton père n’en soit pas heureux aussi ? Tu veux voir la lumière ; crois-tu que ton père ne le veuille pas aussi ? »

Crois-tu qu’Admète n’aimait pas son enfant, quand il était petit ? Crois-tu qu’il n’était pas inquiet lorsque son fils avait la fièvre ? Crois-tu qu’il n’avait pas dit bien des fois : « Plût aux dieux que ce fût moi qui eusse la fièvre ? » Puis, quand le moment est arrivé, tu vois ce que disent ces gens-là !

Étéocle et Polynice n’étaient-ils pas nés de la même mère et du même père ? N’avaient-ils pas été nourris ensemble ? N’avaient-ils pas vécu ensemble ? N’avaient-ils pas eu même table et même lit ? Ne s’étaient-ils pas embrassés plus d’une fois ? Si bien que celui qui les aurait vus se serait moqué des paradoxes des philosophes sur l’amitié. Et pourtant, quand la couronne se trouve entre eux deux, à la façon d’un morceau de viande, vois ce qu’ils disent :

Polynice. « Où seras-tu ? en avant des tours ?

Etéocle. « Pourquoi me le demandes-tu ?

Polynice. « J’y serai en face de toi, pour te tuer.

Etéocle. « Moi aussi, je suis possédé du même désir. »

Et ils adressent aux dieux des prières en harmonie avec leurs paroles.

Règle générale (ne vous y trompez pas), tout être doué de la vie n’a rien qui lui soit plus cher que son intérêt propre ; l’être vivant se porte infailliblement du côté où sont pour lui le moi et le mien : s’ils sont dans le corps, c’est le corps qui est la chose importante ; s’ils sont dans la faculté de juger et de vouloir, c’est elle ; s’ils sont dans les objets extérieurs, ce sont eux. Ce n’est que si mon moi est dans ma faculté de juger et de vouloir, que je puis être, comme il faut, ami, fils, ou père. Car mon intérêt alors sera de rester loyal, honnête, patient, tempérant, bienfaisant, et de m’acquitter de tous mes devoirs. Mais, si je place mon moi d’un côté et l’honnêteté de l’autre, c’est alors que se confirme le mot d’Épicure, qui prétend que l’honnête n’est rien ou n’est, s’il existe, que ce qu’estime le vulgaire.

N’examine donc pas, comme les autres hommes, si les gens sont nés du même père et de la même mère, s’ils ont été élevés ensemble, et par le même précepteur ; cherche seulement où ils placent leur bien, si c’est dans les choses extérieures, ou dans leur façon de juger et de vouloir. S’ils le placent dans les choses extérieures, dis qu’ils ne sont pas plus amis qu’ils ne sont sûrs, constants, courageux et libres ; dis même qu’ils ne sont pas des hommes, si tu es dans ton bon sens. Car ce ne sont pas des opinions d’homme que celles qui nous font nous attaquer et nous insulter les uns les autres, nous embusquer dans les endroits écartés, ou dans les places publiques, comme si c’étaient des montagnes, et mettre à nu devant les tribunaux des actions qui sont celles de brigands. Mais, si tu entends dire que ces hommes croient réellement que leur bien n’est que dans la faculté de juger et de vouloir, et dans le bon usage des représentations, ne t’inquiète plus de savoir si c’est un fils et un père, si ce sont des frères, ni si ce sont des camarades qui vivent ensemble depuis longtemps ; tu en sais assez pour déclarer hardiment que ce sont des amis, comme tu peux déclarer qu’ils sont loyaux et justes.

— « Mais voilà si longtemps qu’il me rend des soins, et il ne m’aimerait pas ! » — Esclave ! que sais-tu s’il ne te rend pas ces soins comme on nettoie sa chaussure ou sa bête de somme ? Que sais-tu s’il ne te jettera pas comme un plat fêlé, lorsque tu seras devenu un meuble inutile ? — « Mais elle est ma femme, et il y a si longtemps que nous vivons ensemble ! » — Combien de temps Eriphyle n’avait-elle pas vécu avec Amphiaraüs ? Et ne lui avait-elle pas donné de nombreux enfants ? Mais un collier vint se mettre entre eux deux. Est-ce bien le collier qui vint s’y mettre ? Non ; mais l’opinion qu’elle avait des choses de cette espèce. Cette opinion fut la bête sauvage qui mit en pièces leur affection. Ce fut elle qui ne permit pas à l’épouse d’être épouse, à la mère d’être mère. Que celui de vous à son tour qui veut être l’ami de quelqu’un, ou se faire de quelqu’un un ami, déracine donc en lui les opinions de cette espèce ; qu’il les prenne en haine, qu’il les chasse de son âme. Alors, il se donnera tout entier à ceux qui lui ressembleront ; il sera patient avec ceux qui ne lui ressembleront pas ; il sera doux pour eux, bon, indulgent, comme avec des ignorants, qui s’égarent dans les questions les plus importantes. Il ne sera sévère pour personne, parce qu’il sera pénétré de cette parole de Platon : « C’est toujours malgré elle qu’une âme est sevrée de la vérité. » Autrement, vous pourrez vivre sur tous les autres points comme vivent les amis, vous pourrez voir la même table, coucher sous la même tente, monter le même navire, être nés des mêmes parents ; les serpents aussi ont tout cela : vous ne serez pas plus amis qu’ils ne le sont, tant que vous

aurez ces opinions sauvages et impures.

XLVI

Le talent de la parole. — Mépriser l’art de la parole est l’effet d’une impiété et d’une crainte ; y accorder trop d’importance est sottise.

Le talent de la parole est-il sans utilité et sans profit ? A Dieu ne plaise ! Le croire serait une folie, une impiété, une ingratitude envers Dieu ! Seulement, on n’accorde à chaque chose que sa valeur vraie. L’âne, en effet, a son utilité, mais moins grande que celle du bœuf ; le chien aussi a son utilité, mais moins grande que celle du serviteur ; le serviteur a aussi la sienne, mais moins grande que celle des citoyens... Et cependant, parce que les uns sont supérieurs aux autres, ce n’est pas une raison pour faire fi des services que rendent les autres. Le talent de la parole a, lui aussi, son importance ; mais elle est inférieure à celle de notre faculté de juger et de vouloir. Ne croyez pas que je vous demande de ne pas soigner votre langage ; pas plus que je ne vous demande de ne pas soigner vos yeux, vos oreilles, vos mains, vos pieds, vos habits, vos chaussures. — Seulement, si vous m’interrogez sur ce qu’il y a de meilleur dans le monde, que vous nommerai-je ? L’art de la parole ? Je ne le puis ; mais notre faculté de juger et de vouloir, quand elle est dans la droite voie. C’est elle, en effet, qui a la direction de l’autre, ainsi que de toutes nos facultés, grandes ou petites.

Mais supprimer l’art de la parole, et dire qu’il n’est en réalité d’aucune utilité, ce n’est pas seulement agir en ingrat envers ceux qui nous l’ont donné, c’est encore agir en peureux. C’est craindre, ce me semble, que, s’il y avait là un art, nous n’eussions pas la force de ne l’estimer que le peu qu’il vaut. C’est ressembler aux gens qui disent qu’il n’y a aucune différence entre la beauté et la laideur. À ce compte, il faudrait éprouver la même impression à l’aspect de Thersite et à celui d’Achille. Ce sont là des sottises et des idées d’imbécile, les idées d’un homme qui ne se rend pas compte de la nature de chaque chose, et qui craint que, s’il ne reconnaissait pas de différences entre elles, il ne fût aussitôt entraîné et vaincu, et que ce n’en fût fait de lui. La véritable grandeur, au contraire, c’est de laisser à chaque chose sa nature réelle ; puis, quand on la lui a laissée, d’apprécier sa valeur, de discerner ce qu’il y a de meilleur dans le monde, d’y tendre de tous ses efforts, de regarder le reste comme superflu en comparaison, et cependant sans négliger ce reste, autant que faire se peut.

Mais qu’est-ce qui arrive ? Ce qui arriverait à un homme qui, en retournant dans sa patrie, trouverait une belle hôtellerie sur sa route, se plairait dans cette hôtellerie, et y demeurerait. « Homme (lui dirions-nous), tu as oublié ce que tu voulais faire ; ce n’est pas là que tu allais : tu ne faisais qu’y passer. — Mais c’est une bien jolie hôtellerie. — Combien il y en a d’autres qui sont jolies ! — Et combien de prairies ! Mais ce n’étaient pour toi que des lieux de passage. Ce que tu voulais, c’était de retourner dans ta patrie, tirer de crainte tes proches, remplir tes devoirs de citoyen. Car tu n’es pas venu parmi nous pour choisir les endroits les plus jolis, mais pour vivre où tu es né, et où tu as été classé parmi les citoyens. » C’est à peu près là ce qui se passe ici... Les uns s’arrêtent au style, les autres aux syllogismes, les autres aux sophismes, les autres dans quelque autre hôtellerie de ce genre, et tous y pourrissent, comme s’ils s’arrêtaient chez les sirènes.

Si une façon de dire te séduit, si certaines questions de logique te séduisent, tu ne vas pas plus loin ; tu prends le parti de demeurer là, sans plus songer à ce qu’il y a dans la maison, et tu dis : « Cela est bien joli ! » Et qui te dit que cela n’est pas joli ? Mais ça l’est à la façon d’un lieu de passage ;... ce n’est pas là ce que tu cherchais.

Quand je parle ainsi devant certaines gens, ils s’imaginent que je veux détruire l’étude de la parole ou celle des questions de logique. Non, je ne veux pas détruire ces études ; mais je veux qu’on cesse de s’y attacher comme au bien suprême, et de mettre en elles toutes ses espérances. Si c’est nuire à ses auditeurs que de leur enseigner cela, mettez-moi au nombre de ceux qui leur nuisent.

XLVII

Nécessité de la Logique.

Un des assistants dit à Épictète : « Prouve-moi que la « Logique est utile. » — Tu veux, lui dit-il, que je te le démontre — « Oui. » — Il me faut donc te faire une démonstration ? — « D’accord. » — Mais comment sauras-tu si je ne te fais pas un sophisme ? — Notre homme se tut. — Tu vois, lui dit-il alors, que tu confirmes par toi-même la nécessité de la Logique, puisque sans elle tu n’es même pas capable d’apprendre si elle est nécessaire ou si elle ne l’est pas.

XLVIII

De la véritable beauté.

Un jeune homme qui étudiait la rhétorique s’était présenté à Épictète ; ses cheveux étaient arrangés avec un grand art, et toute sa toilette était recherchée. Réponds-moi, lui dit Épictète : N’y a-t-il pas des chiens et des chevaux qui te semblent beaux ? d’autres qui te semblent laids ? Et n’en est-il pas de même dans toutes les autres espèces d’animaux ? — Je le trouve, dit l’étudiant. — N’y a-t-il pas aussi des hommes qui te semblent beaux, et d’autres qui te semblent laids ? — Et comment ne serait-ce pas ? — Comme la nature de chaque espèce d’êtres est différente, il me semble aussi que chacune d’elles a sa beauté différente. Cela n’est-il pas vrai ? — Oui. — Ce qui fait donc la beauté du chien, fait la laideur du cheval ; et ce qui fait la beauté du cheval, fait la laideur du chien. — Cela me semble… — Qu’est-ce donc qui fait la beauté d’un chien ? La présence de ce qui est la perfection du chien. Et la beauté d’un cheval ? La présence de ce qui est la perfection du cheval. Qui fera donc celle d’un homme, si ce n’est la présence de la perfection humaine ? Jeune homme, si tu veux être beau, cherche à acquérir la perfection humaine. Mais quelle est-elle ? Vois quels sont ceux que tu loues lorsque tu loues impartialement. Sont-ce les hommes justes ou les hommes injustes ? — Les justes. — Les hommes chastes ou les libertins ? — Les hommes chastes. — Ceux qui sont maîtres d’eux-mêmes ou ceux qui ne le sont pas ? — Ceux qui en sont maîtres. — Te rendre tel, sache-le donc, c’est te faire beau ; si tu y manques, tu serais laid inévitablement, alors même que tu emploierais tous les moyens pour être beau en apparence.

Je ne sais plus que te dire après cela ; car, si je te dis ce que je pense, je te fâcherai, et tu me quitteras, peut-être pour ne plus revenir ; et, si je ne te le dis pas, vois un peu ce que j’aurai fait : tu seras venu vers moi pour que je te serve à quelque chose, et je ne t’aurai servi à rien ; tu seras venu à moi comme à un philosophe, et je ne t’aurai pas parlé comme un philosophe. N’est-ce pas de la cruauté à ton égard que de te laisser sans te corriger ? Si plus tard tu devenais raisonnable, tu aurais le droit de me faire des reproches. « Qu’est-ce qu’Epictète a donc aperçu en moi (pourrais-tu dire), pour que, me voyant venir à lui tel que j’étais, il m’ait ainsi laissé avec mes défauts, sans jamais me dire même un seul mot ? A-t-il donc tant désespéré de moi ? N’étais-je pas jeune ? N’écoutais-je pas ce qu’on me disait ? »

Si tu me faisais ces reproches, que pourrais-je dire pour ma défense ? « Que, si j’avais parlé, tu n’aurais pas suivi mes avis ? » Mais est-ce que Laïus suivit ceux d’Apollon ? Est-ce que, en le quittant, il ne s’enivra pas, et n’envoya pas promener l’oracle ? Eh bien ! cela empêcha-t-il Apollon de lui dire la vérité ? Et certes, moi, je ne sais pas si tu suivras ou non mes avis, tandis qu’Apollon savait très-bien que Laïus ne suivrait pas les siens ; et il lui dit vrai, pourtant ! Et pourquoi le lui dit-il ? Mais pourquoi aussi est-il Apollon ? Pourquoi rend-il des oracles ? Pourquoi a-t-il pris pour lui ce rôle de prophète ? Pourquoi est-il une source de vérité, vers laquelle on se rend de toutes les parties de la terre habitée ? Pourquoi porte-t-il écrit sur le fronton de son temple : « Connais-toi toi-même ? » Ce que personne ne songe à faire.

Est-ce que Socrate persuadait à tous ceux qui venaient le trouver, de s’occuper d’eux-mêmes ? Pas à un sur mille. Et cependant, comme c’était là le rôle qui lui avait été assigné par Dieu, ainsi qu’il le dit lui-même, y manqua-t-il jamais ?

Et moi, Épictète, puisque j’ai été pour ainsi dire condamné[257] à porter la barbe blanche et le vieux manteau, et que tu es venu vers moi comme vers un philosophe, je ne te traiterai pas avec rigueur, ni comme un incurable, et je te dirai : « Jeune homme, qui veux-tu rendre beau ? Sache d’abord qui tu es, et ne songe à te parer qu’après cela. Tu es un homme, c’est-à-dire un être animé, destiné à mourir, et qui doit faire un usage raisonnable de tout ce que ses sens lui présentent… Ne perds pas ton temps à changer ce qui est bien ; laisse l’homme être un homme, la femme être une femme, la beauté de l’homme être la beauté de l’homme. » Pour le moment, je n’ose pas te dire que tu es laid ; car c’est, je crois, le mot que tu voudrais le moins entendre. Mais vois ce que dit Socrate au plus beau et au plus élégant de tous les hommes, à Alcibiade : « Tâche donc d’être beau. » Et que lui dit-il pour cela ? Lui dit-il : « Arrange ta chevelure, et fais épiler tes jambes ? » À Dieu ne plaise ! Il lui dit : « Donne tes soins à ta faculté de juger et de vouloir. Débarrasse-toi de tes faux jugements. »

XLIX

Comment on doit apprendre la philosophie.

Malheureux que tu es ! C’est en tremblant que tu apprends toutes ces belles choses, en mourant de peur d’être méprisé, et en l’informant si on ne parle pas de toi. Si quelqu’un vient te dire : « Comme on demandait quel était le plus grand philosophe, une personne présente a dit : le seul philosophe, c’est un tel ! » ta petite âme, qui était de la taille d’un doigt, grandit de deux coudées. Mais, si quelqu’un de ceux qui étaient là a répondu : « Tu parles en l’air ; un tel ne vaut pas la peine qu’on l’entende ! Que sait-il, en effet ? Il en est aux premiers éléments, et rien de plus ! » te voici hors de toi, sans couleur, et tu t’écries aussitôt, « je lui montrerai qui je suis. » Cela se voit rien que par là. Quelle autre démonstration veux-tu en donner ? Diogène (ne le sais-tu pas ?) montrait un jour un sophiste, en étendant le doigt du milieu. Celui-ci s’en fâcha. « Voilà ce qu’est un tel ! » dit le philosophe. « Je vous l’ai montré. » C’est qu’en effet ce n’est pas avec le doigt que se montre un homme, comme une pierre ou un morceau de bois ; mais montrez ses opinions, et alors en lui vous aurez montré l’homme.

Voyons tes opinions, à toi aussi. N’est-il pas évident que tu comptes pour rien ta faculté de juger et de vouloir, que tes yeux se tournent hors de toi sur ce qui ne dépend pas de toi, sur ce que dira un tel, sur ce qu’il pensera de toi ? Te trouve-t-il savant ? Croit-il que tu as lu Chrysippe et Antipater ? Car s’il va jusqu’à Archédémus, te voilà au comble du bonheur ! Pourquoi meurs-tu encore de peur de ne pas nous montrer ce que tu es ? Veux-tu que je te dise ce que tu nous montres. Tu nous montres un homme sans cœur et qui se plaint toujours, un homme toujours en colère, un lâche.... Voilà ce que tu nous as montré. Va-t’en donc lire Archédémus ; puis, si un rat tombe chez toi et fait du bruit, te voilà mort !.... Malheureux ! ne veux-tu pas renoncer à toutes ces connaissances (logiques), qui ne sont pas faites pour toi ? Elles conviennent à ceux qui peuvent les acquérir, étant déjà au-dessus de tous les troubles de l’âme ; à ceux qui peuvent dire : « Je n’ai ni colère, ni chagrin, ni haine. Que me reste-t-il à faire ? J’ai du loisir, et je suis en repos. Voyons comment on doit se tirer de la conversion des syllogismes ; comment, après avoir posé une hypothèse, on évitera de tomber dans l’absurde. » Voilà ceux auxquels ces études conviennent. Quand on a une navigation heureuse, on a le droit d’allumer du feu, de dîner, et même, à l’occasion, de chanter et de danser ; mais toi, c’est quand le navire est en danger de sombrer, que tu viens déployer tes plus hautes

voiles.

L

De ce qui sert de matière à l’homme de bien, et de principal but de ses efforts.

La matière sur laquelle le sage travaille, c’est sa partie maîtresse, tandis que son corps est la matière du médecin et du maître de gymnastique, et son champ, celle du cultivateur. Sa tâche est d’user des représentations conformément à la nature.

C’est là le terrain sur lequel il faut s’exercer avant tout. Lorsque tu es sorti dès le matin, quelque chose que tu voies ou que tu entendes, examine-la, et réponds comme à une interrogation. « Qu’as-tu vu ? — Un homme qui pleurait la mort de son fils. — Applique ta règle. La mort ne relève pas de notre libre arbitre. Enlève de devant nous. — J’ai rencontré un des consuls. — Applique ta règle. Qu’est-ce que le consulat ? Une chose qui relève de notre libre arbitre ou qui n’en relève pas ? — Une chose qui n’en relève pas. — Enlève encore ; ce n’est pas là une monnaie de bon aloi ; rejette-la, tu n’en as que faire. » Si nous faisions cela, si nous nous exercions ainsi depuis le matin jusqu’à la nuit, il en résulterait quelque chose, de par tous les Dieux ! Mais maintenant tout ce qui s’offre à nos sens nous saisit aussitôt, et nous tient bouche béante. Ce n’est qu’à l’école que nous nous réveillons un peu, et encore ! Puis, quand nous en sommes dehors, si nous apercevons un homme qui pleure, nous disons : « Il est perdu ! » Si nous apercevons un consul, nous disons : « L’heureux homme ! » un exilé, « Le malheureux ! » un pauvre, « L’infortuné ! Il n’a pas de quoi manger ! » Faux jugements qu’il faut retrancher de notre esprit...

L’âme est comme un bassin plein d’eau, et les représentations sont comme les rayons qui tombent sur cette eau. Lorsque l’eau est en mouvement, il semble que les rayons aussi soient en mouvement, quoiqu’ils n’y soient réellement pas. De même, quand une âme est prise de vertige, ce n’est ni dans ses connaissances ni dans ses facultés qu’est le trouble, mais dans l’esprit même qui les a en lui. Qu’il reprenne son assiette, ils reprendront la leur.

LI

Contre ceux qui, au théâtre, donnent des marques inconvenantes de faveur.

Un procurateur de l’Empire avait favorisé un histrion d’une manière inconvenante, et le public lui avait dit des injures ; il était venu alors raconter ces injures à Épictète, et il s’indignait contre ceux qui les lui avaient adressées. Qu’ont-ils fait de mal, lui dit celui-ci. Ils ont donné des marques de leur faveur, tout comme toi… Qui la multitude peut-elle imiter, si ce n’est vous qui êtes au-dessus d’elle ? Et, quand elle va au théâtre, sur qui a-t-elle les yeux, si ce n’est sur vous ? « Vois, dit-on, comme l’intendant de César regarde le spectacle ! Il a crié ! Je crierai donc, moi aussi. Il trépigne d’enthousiasme ! Je trépignerai donc aussi. Ses esclaves, assis à ses côtés, poussent des clameurs ! Moi, je n’ai pas d’esclaves ; je vais à moi seul, si je le puis, en pousser autant que tous. » Il te fallait savoir, quand tu es entré au théâtre, que tu y entrais pour servir de règle et d’exemple aux autres, sur la manière dont on doit regarder. Pourquoi donc t’ont-ils injurié ? parce que tout homme hait ce qui le contrarie. Ces gens voulaient qu’un tel fût couronné ; toi, tu voulais que ce fût un autre : ils te contrariaient, tu les contrariais. Tu t’es trouvé le plus fort ; ils ont fait ce qu’ils pouvaient faire : ils ont injurié qui les contrariait. Que voudrais-tu donc ? que tu fisses ce que tu veux, et que ces gens ne pussent même pas dire ce qu’ils veulent ?…

Que conclure de là ? Que tu devais te dire, en arrivant au théâtre, non pas : « Il faut que Sophron soit couronné ; » mais : « J’aurai soin dans cette occasion que ma volonté soit conforme à la nature. Personne ne m’est plus cher que moi-même. Il serait donc ridicule de me nuire à moi-même, pour faire triompher l’un des comédiens. Quel est celui que je veux voir vainqueur ? Celui qui le sera. De cette façon celui qui vaincra sera toujours celui que j’aurai voulu. » — « Mais je veux, dis-tu, que la couronne soit à Sophron ! » Fais célébrer alors dans ta maison tous les jeux que tu voudras, et proclame-le vainqueur aux jeux Néméens, aux Pythiens, aux Isthmiques et aux Olympiques. Mais en public pas d’empiétements : ne t’arroge pas ce qui appartient à tous. Sinon, supporte les injures ; car, lorsque tu agis comme la multitude, tu te mets toi-même à son niveau.

LII

À un rhéteur qui s’en allait à Rome pour un procès.

Au moment de partir pour Rome, où il avait un procès au sujet de sa charge, quelqu’un était venu trouver Épictète ; celui-ci s’informa de la cause de son voyage ; et, comme l’autre lui demandait ce qu’il pensait de l’affaire : Me demandes-tu, lui dit-il, ce que tu pourras faire à Rome, et si tu y dois réussir ou échouer ? Je ne puis rien t’apprendre à cet égard. Mais, si tu me demandes comment tu t’y conduiras, je puis te dire que, si tu penses bien, tu te conduiras bien ; et que, si tu penses mal, tu te conduiras mal…. Montre-moi plutôt que tu as examiné tes opinions et que tu en as pris soin.

Tu fais aujourd’hui la traversée de Rome afin d’être préfet de Gnosse. Jouir, en restant chez toi, des honneurs que tu as déjà, ne te suffit pas ; tu aspires à une dignité plus haute et plus éclatante. Eh bien ! quand as-tu fait pareille traversée pour examiner tes opinions, et t’en débarrasser si elles étaient mauvaises ? Qui as-tu été trouver pour cela ? Quel temps y as-tu consacré ? Quelle époque de ta vie ? Récapitule ces jours-là en toi-même, si tu as peur de moi. Est-ce quand tu étais enfant, que tu te rendais compte de tes opinions ? Ne faisais-tu pas alors tout ce que tu faisais de la même manière qu’aujourd’hui ? Quand tu étais jeune homme, que tu allais entendre les rhéteurs, et que tu déclamais pour ton propre compte, que croyais-tu qui te manquât ? Quand tu fus devenu homme, que tu t’es occupé de politique, que tu as plaidé des causes, que tu t’es fait une réputation, qui donc te semblait à ta hauteur ? Quand aurais-tu souffert qu’on examinât si tu n’avais pas des opinions fausses[258] ? Que veux-tu donc que je te dise ? Aide-moi toi-même dans cette affaire. Je n’ai rien à t’apprendre là-dessus ; et toi, si c’est pour cela que tu es venu vers moi, tu n’y es pas venu comme vers un philosophe, mais comme tu aurais été vers un marchand de légumes ou vers un savetier. Sur quoi donc les philosophes peuvent-ils nous apprendre quelque chose ? Sur les moyens de mettre et de maintenir, quoi qu’il arrive, notre faculté maîtresse en conformité avec la nature. Cela te semble-t-il une si petite affaire ? — Non ; c’en est une très-grosse au contraire. — Eh bien ! crois-tu qu’il n’y faille que peu de temps, et que ce soit une chose qu’on puisse apprendre en passant ? Si tu le peux, toi, apprends-la.

Tu diras après cela : « J’ai causé avec Épictète ; autant aurait valu causer avec une pierre ! avec une statue ! » C’est qu’en effet tu m’auras vu, mais rien de plus ; tandis que causer avec quelqu’un comme avec un homme, c’est apprendre de lui ses opinions, et lui révéler à son tour les siennes. Apprends de moi mes opinions, montre-moi les tiennes, et tu pourras dire après cela que tu as causé avec moi. Examinons-nous l’un l’autre. Si j’ai quelque opinion fausse, enlève-la-moi ; si tu as des opinions à toi, expose-les devant moi. C’est ainsi qu’on cause avec un philosophe. Ce n’est pas là ce que tu fais ; mais en passant par ici tu dis : « Tandis que nous louons le vaisseau, nous pourrons bien aussi voir Épictète. Voyons ce qu’il dit. » Puis, quand tu es débarqué : « Ce n’est rien qu’Épictète ! » dis-tu ; « il a fait des solécismes et des barbarismes ! » Et en effet, de quelle autre chose êtes-vous capables de juger quand vous venez à moi ? « Mais si je m’applique à ce que tu veux, dis-tu, je n’aurai point de terres, non plus que toi ; je n’aurai point de coupes d’argent, non plus que toi ; je n’aurai point de beaux bestiaux, non plus que toi. » À cela il me suffit peut-être de répondre : « Mais je n’en ai pas besoin ; tandis que toi, après avoir beaucoup acquis, tu auras encore besoin d’autre chose. Que tu le veuilles ou non, tu es plus pauvre que moi. » — De quoi donc ai-je besoin ? — De ce que tu n’as pas : de l’empire sur toi-même, de la conformité de ta pensée avec la nature, de la tranquillité de l’esprit. Que j’aie un patron, ou non, que m’importe à moi ? Beaucoup t’importe, à toi. Je suis plus riche que toi ; car je ne m’inquiète pas de ce que César pense de moi ; et je ne vais par suite faire ma cour à personne. Voilà ce que j’ai, moi, au lieu de vases d’argent et de vases d’or. Toi, ta vaisselle est d’or, mais ta raison, mais tes opinions, tes jugements, tes vouloirs, tes désirs, tout cela est de terre.

Maintenant, quand tout cela chez moi est conforme à la nature, pourquoi ne m’appliquerais-je pas en plus à l’art de raisonner ? N’ai-je pas du loisir ? Et rien vient-il déranger ma pensée ? Que puis-je faire tandis que rien ne me dérange ? Et puis-je trouver quelque chose de plus digne d’un homme ? Vous, lorsque vous n’avez aucune occupation, vous êtes tout hors de vous, vous allez au théâtre, ou vous errez à l’aventure ; pourquoi le philosophe, dans ces moments-là, ne travaillerait-il pas sa propre raison ? Tu donnes tes soins à des cristaux, moi au syllogisme Le menteur. Tu donnes tes soins à des porcelaines, moi au syllogisme négatif.

Tout ce que tu as te paraît peu de chose ; ce que j’ai me paraît toujours beaucoup. Tes désirs sont insatiables ; les miens sont remplis. Qu’un enfant plonge le bras dans un vase d’une embouchure étroite, pour en tirer des figues et des noix, et qu’il en remplisse sa main, que lui arrivera-t-il ? Il ne pourra la retirer, et pleurera. « Lâches-en quelques-unes (lui dit-on), et tu retireras ta main. » Toi, fais de même pour tes désirs. Ne souhaite qu’un petit nombre de choses, tu les obtiendras.

LIII

Comment doit-on supporter les maladies ?

Quand vient le moment d’appliquer quelques-uns de nos principes, il faut toujours les avoir là présents : à table, ceux qui sont pour la table ; aux bains, ceux qui sont pour le bain ; au lit, ceux qui sont pour le lit.

« Que tes yeux appesantis ne donnent jamais entrée au sommeil, avant que tu n’aies passé en revue toutes tes actions de la journée. Quelle loi ai-je violée ? Quel acte ai-je fait ? À quel devoir ai-je failli ? Pars de là et continue. Puis, si tu as fait du mal, reproche-le-toi ; si tu as fait du bien, sois-en content[259]. »

Voilà des vers qu’il faut retenir pour les mettre en pratique, et non pas pour les débiter à haute voix, comme on débite le « Péan Apollon ! »

Dans la fièvre à son tour, ayons présents les principes qui sont faits pour elle, bien loin de les laisser de côté tous en masse et de les oublier, parce que nous avons la fièvre Que doit dire le philosophe à chaque chose pénible qui lui arrive ? « Voilà ce à quoi je me suis préparé, ce en vue de quoi je me suis exercé. » Dieu te dit : « Donne-moi une preuve que tu t’es préparé à la lutte suivant toutes les règles, que tu t’es nourri comme on doit le faire, que tu as fréquenté le gymnase, que tu as écouté les leçons du maître. » Vas-tu maintenant mollir à l’instant décisif ? Voici le moment d’avoir la fièvre ; qu’elle vienne, et sois convenable. Voici le moment d’avoir soif ; aie soif, et sois convenable. Voici le moment d’avoir faim ; aie faim, et sois convenable. Cela ne dépend-il pas de toi ? Quelqu’un peut-il t’en empêcher ? Le médecin t’empêchera de boire ; mais il ne peut t’empêcher d’être convenable en ayant soif. Il t’empêchera de manger ; mais il ne peut t’empêcher d’être convenable en ayant faim.

— « Mais (en cet état) je ne puis pas étudier ! » — À quelle fin étudies-tu donc, esclave ? N’est-ce pas pour arriver au calme ? à la tranquillité ? N’est-ce pas pour te mettre et te maintenir en conformité avec la nature ? Or, quand tu as la fièvre, qui t’empêche de mettre cet accord entre la nature et ta partie maîtresse ? C’est ici le moment de faire tes preuves ; c’est ici l’épreuve du philosophe ; car la fièvre fait partie de la vie, comme la promenade, les traversées, les voyages par terre. Est-ce que tu lis en te promenant ? — Non. — Eh bien, c’est la même chose quand tu as la fièvre. Si tu restes convenable en te promenant, tu es ce que doit être un promeneur ; si tu es convenable ayant la fièvre, tu es ce que doit être un fiévreux.

Qu’est-ce donc qu’être convenable en ayant la fièvre ? C’est de ne t’en prendre ni à Dieu ni aux hommes ; c’est de ne pas te désoler de ce qui arrive ; c’est d’attendre dignement et convenablement la mort ; c’est de faire tout ce que l’on t’ordonne ; c’est de ne pas t’effrayer de ce que va dire le médecin quand il arrive, et de ne pas te réjouir outre mesure quand il te dit : « Tu te portes bien. » Qu’est-ce là, en effet, te dire de bon ? car, lorsque tu te portais bien, qu’y avait-il là de bon pour toi ? C’est encore de ne pas te désespérer, quand il te dit : « Tu te portes mal. » Qu’est-ce, en effet, que se mal porter ? Approcher du moment où l’âme se sépare du corps. Qu’y a-t-il donc là de terrible ? Est-ce que, si tu n’en approches pas maintenant, tu n’en approcheras pas plus tard ? Est-ce encore que le monde doit être bouleversé par ta mort ? Pourquoi donc flattes-tu le médecin ? Pourquoi lui dis-tu : « Si tu le veux, maître, je serai en bonne santé ? » Pourquoi lui donner un motif de porter haut la tête ? Pourquoi ne pas l’estimer juste ce qu’il vaut ? Le cordonnier est pour mon pied, le charpentier pour ma maison, et le médecin, à son tour, pour mon misérable corps, c’est-à-dire pour quelque chose qui n’est pas à moi, pour un être mort-né. Voilà ce qu’a à faire le fiévreux ; et, s’il le fait, il est ce qu’il doit être.

LIV

« Ils viennent des dieux. »

— Souviens-toi toujours de ce qu’Eumée dit, dans Homère, à Ulysse, qui ne le reconnaissait point et qui le remerciait de ses bons traitements. « Étranger, il ne m’est pas permis de mépriser, de maltraiter un étranger qui vient chez moi, quand même il serait dans un état plus vil et plus méprisable que celui où vous êtes, car les étrangers et les pauvres viennent des dieux[260]. » Aie ces vers à l’esprit, quand il s’agit de ton père, et dis-lui :

« Manquer à mon père ne m’est pas permis, quand même il se présenterait dans un état pire que le tien, car tous les pères viennent de Jupiter, le Dieu de la paternité. » De même pour ton frère, « car tous les frères viennent de Jupiter, le Dieu de la fraternité. » De même pour les autres rapports de parenté, car nous trouverons que Jupiter préside à tous.

LV

De l’exercice. — Comment on peut détruire en soi les mauvaises habitudes.

Il ne faut nous exercer à rien qui soit extraordinaire et contre nature ; autrement, nous qui nous disons philosophes, nous ne différerons pas des faiseurs de tours. Il est difficile, en effet, de danser sur la corde ; et non-seulement cela est difficile, mais cela est encore dangereux. Est-ce une raison cependant pour que nous aussi nous apprenions à danser sur la corde, à y élever en l’air une branche de palmier, à y tenir embrassées des statues ? Pas le moins du monde. Tout ce qui est difficile et périlleux n’est pas un bon objet d’exercice ; il n’y a de tel que ce qui nous conduit au but qui est proposé à nos efforts. Quel est donc ce but ? De n’être jamais entravé[261]… Comme la force de l’habitude est souveraine, et que ce n’est qu’aux choses du dehors que nous sommes habitués à appliquer notre puissance de désirer ou de fuir, il nous faut opposer à cette habitude une habitude contraire.

Je penche vers la volupté : je vais me jeter du côté contraire, et cela avec excès, afin de m’exercer. J’ai le travail en aversion : je vais habituer et accoutumer ma pensée à n’avoir plus jamais d’aversion pour lui et ce qui lui ressemble Les choses contre lesquelles on doit s’exercer le plus varient avec chacun. Homme, si tu es prompt à la colère, exerce-toi à supporter les injures, et à ne pas t’irriter des outrages. Puis exerce-toi à bien te comporter en face du vin, ce qui n’est pas t’exercer à en boire beaucoup (comme plus d’un le fait malheureusement), mais, avant tout, à t’en abstenir Ensuite, pour t’éprouver, si une heureuse occasion se présente, va de toi-même au péril, afin de savoir si les sens triompheront de toi comme auparavant. Mais, au début, fuis loin des tentations trop fortes. « Cruche et pierre, dit-on, ne peuvent aller ensemble. »

Socrate disait que l’on ne pouvait vivre sans examiner ; de même, on ne doit accepter aucune apparence sans l’examiner. On doit lui dire : « Attends ; laisse-moi voir qui tu es, d’où tu viens ; comme les gardes de nuit disent, montre-moi le signe convenu. As-tu reçu de la nature le signe que doit avoir toute représentation pour se faire accepter ? »

LVI

Qu’est-ce que c’est que l’abandon ? Et qu’est-ce qui est abandonné ? — La véritable paix. — La mort et l’immortalité.

Être abandonné, c’est se trouver sans appui. Un homme qui est seul n’est pas dans l’abandon pour cela ; par contre, on peut être au milieu de beaucoup d’autres, et n’en être pas moins abandonné. C’est pour cela que, quand nous perdons un frère, un fils, un ami qui était notre appui, nous disons que nous restons abandonnés, bien que souvent nous soyons à Rome, en face d’une si grande foule, au milieu de tant d’autres habitants, et parfois même que nous ayons à nous un si grand nombre d’esclaves. Car celui-là se dit abandonné, qui, dans sa pensée, se trouve privé d’appui, à la merci de qui veut lui nuire. C’est pour cela qu’en voyage nous ne nous disons jamais plus abandonnés qu’au moment où nous tombons dans une troupe de voleurs ; car ce n’est pas la présence d’un homme qui nous sauve de l’abandon, mais la présence d’un homme sûr, honnête, et prêt à nous venir en aide.

....... Voyez quelle large paix César semble nous avoir faite : plus de guerres, plus de combats, plus de grandes troupes de voleurs, plus de pirates. On peut se mettre en route à toute heure ; on peut naviguer de l’orient à l’occident. Mais César a-t-il pu nous garantir également de la fièvre ? des naufrages ? des incendies ? des tremblements de terre ? de la foudre ? Allons plus loin : de l’amour ? Il ne le peut. De la douleur ? Il ne le peut. De la jalousie ? Il ne le peut. Il ne peut rien contre aucune de ces choses. Or, la philosophie s’engage à nous garantir de celles-là aussi. Et que nous dit-elle à cet effet ? « O hommes, si vous vous attachez à moi, en quelque lieu que vous soyez, et quel que soit votre sort, vous serez affranchis de tout, vous serez libres partout. » Celui qui jouit de cette paix, que César n’a pas promulguée (car comment le pourrait-il faire ?), mais qu’a promulguée Dieu lui-même avec l’aide de la raison, a-t-il donc besoin d’autre chose quand il est seul ? Il n’a qu’à ouvrir les yeux et qu’à se dire : « Maintenant rien de mauvais ne peut m’arriver ; il n’y a pour moi ni voleurs, ni tremblement de terre ; partout la paix et la tranquillité. Il n’est pas une route, pas une ville, pas un compagnon de voyage, pas un voisin, pas un associé qui puisse m’être fatal. Il est quelqu’un qui prend soin de me fournir ma nourriture et mes vêtements ; il est quelqu’un qui m’a donné mes sens et mes notions naturelles. Lorsqu’il ne me fournit pas ce qui m’est nécessaire, c’est qu’il me sonne la retraite, qu’il ouvre la porte, et qu’il me dit : Viens. — Où cela ? — Vers rien qui soit à craindre ; vers ce dont tu es sorti ; vers des amis, vers des parents, vers les éléments. Tout ce qu’il y avait de feu en toi s’en ira vers le feu ; tout ce qu’il y avait de terre, vers la terre ; tout ce qu’il y avait d’air, vers l’air ; tout ce qu’il y avait d’eau, vers l’eau. Il n’y a pas de Pluton, pas d’Achéron, pas de Cocyte, pas de Phlégéton en feu ; non : tout est peuplé de Dieux et de Génies. » Quand on peut se dire tout cela, quand on a devant ses yeux le soleil, la lune et les astres, quand on a la jouissance de la terre et de la mer, on n’est pas plus abandonné que l’on n’est sans appui.

Mais quoi ! si quelqu’un me surprenait seul et me tuait ! — Imbécile ! ce ne serait pas toi qu’il tuerait, ce serait ton corps !

Qu’est-ce donc que l’abandon ? Qu’est-ce donc que le dénûment ? Pourquoi nous faire inférieurs aux enfants ? Quand on les laisse seuls, que font-ils ? Ils prennent des coquilles et de la terre, et font des maisons, qu’ils renversent ensuite pour en faire d’autres. De cette façon, les moyens de passer le temps ne leur manquent jamais. Vais-je donc, moi, si vous faites voile au loin, m’asseoir en pleurant, parce que vous m’aurez laissé seul et dans l’abandon ? Est-ce que je n’ai pas comme eux des coquillages ? Est-ce que je n’ai pas de la terre ? Et, quand ils agissent ainsi faute d’avoir la raison, nous qui avons la raison serons-nous malheureux par elle ?

LVII

Çà et là.

Les mauvais acteurs ne peuvent chanter seuls ; ils ne chantent qu’avec d’autres. Il en est de même de certaines gens qui ne peuvent se promener seuls. Homme, si tu vaux quelque chose, sache te promener seul, converser avec toi-même, et ne pas te cacher dans un chœur.

Sois quelquefois l’objet des railleries, et promène alors autour de toi un regard tranquille. Il faut qu’on te secoue, pour que tu apprennes à te connaître.

Parmi les choses que l’on fait, il en est que l’on fait par principes, d’autres que l’on fait par circonstances, d’autres par calcul, d’autres par déférence, d’autres par parti pris.

Il est deux choses qu’il faut enlever à l’homme, la présomption et la défiance de soi-même... On détruit la présomption en la confondant ; et c’est ce que Socrate commence par faire. Quant à la possibilité d’être heureux, regarde et cherche. C’est une recherche qui ne te fera pas de mal.

L’un dit : « Je suis au-dessus de toi, car mon père est un consulaire. » Un autre : « J’ai été tribun, et tu ne l’as pas été. » Si nous étions des chevaux, dirais-tu donc : Mon père était plus léger ? » Dirais-tu : « J’ai beaucoup d’orge et de foin, » ou bien : « J’ai de beaux harnais ? » Et si je te disais, quand tu parlerais ainsi : « Soit ! mais courons ! » Eh bien ! n’y a-t-il rien qui soit pour l’homme ce qu’est la course pour le cheval, et qui fasse connaître celui qui vaut le mieux et celui qui vaut le moins ? Est-ce qu’il n’y a point l’honnêteté, la loyauté, la justice ? Montre que tu m’es supérieur par elles, si tu veux m’être supérieur comme homme. Si tu me disais que tu rues fort, je te dirais, moi, que tu es fier de ce qui appartient aux ânes.

Tu veux exhorter les hommes au bien ! Mais t’y es-tu exhorté toi-même ? Tu veux leur être utile ! Montre-leur par ton propre exemple quels hommes la philosophie sait faire, et ne bavarde pas inutilement. Par ta façon de manger, sois utile à ceux qui mangent avec toi ; par ta façon de boire, à ceux qui y boivent : cède leur ; fais abnégation de toi-même ; supporte tout d’eux.

LVIII

Qu’il faut y regarder à deux fois avant de se laisser entraîner à une liaison[262].

De deux choses l’une : ou celui qui se laisse entraîner souvent à causer, à dîner, et généralement à vivre avec d’autres, leur deviendra semblable ; ou il les convertira à ses mœurs. Placez, en effet, un charbon éteint auprès d’un charbon allumé, le premier éteindra le second, ou le second allumera le premier. En face d’un semblable péril, il faut y regarder à deux fois avant de se laisser entraîner à de pareilles liaisons avec les hommes ordinaires, il faut se rappeler qu’on ne saurait se frotter à un individu barbouillé de suie, sans attraper soi-même de la suie. Que feras-tu, en effet, s’il te parle de gladiateurs, de chevaux, d’athlètes, ou, ce qui est encore pis, s’il te parle des hommes ; s’il te dit : « Un tel est un méchant homme ; un tel est honnête ; « ceci a été bien fait ; cela l’a été mal ? » Et si c’est un moqueur, un persifleur, une mauvaise langue ? Avez-vous donc les ressources du musicien, qui, dès qu’il a pris sa lyre, et qu’il en a touché les cordes, reconnaît celles qui ne sont pas justes, et accorde son instrument ? Avez-vous donc le talent de Socrate, qui, dans toute liaison, savait amener à ses sentiments celui avec qui il vivait ? Et d’où vous viendrait ce talent ? Forcément, ce serait vous qui seriez entraînés par les hommes ordinaires.

Et pourquoi sont-ils plus forts que vous ? Parce que toutes ces sottises, c’est avec conviction qu’ils les disent ; tandis que vous, toutes ces belles choses, c’est des lèvres seulement que vous les dites. Aussi sont-elles dans votre bouche sans force et sans vie ; aussi prend-on en dégoût les exhortations qu’on vous entend faire, et la misérable vertu que vous vantez à tort et à travers. C’est là ce qui fait que les hommes ordinaires vous battent. Car partout la conviction est forte, partout la conviction est invincible.

Jusqu’au moment donc où tous ces beaux principes seront profondément gravés en vous, et où vous serez devenus assez forts pour n’avoir rien à craindre, je vous conseille d’y regarder à deux fois avant de descendre au milieu des hommes ordinaires ; autrement, tout ce que dans l’école vous aurez écrit en vous s’y fondra jour à jour comme la cire au soleil. Tenez-vous donc bien loin du soleil, tant que vos principes seront de cire.

C’est pour cela encore que les philosophes nous conseillent de quitter notre patrie, parce que les vieilles habitudes nous entraînent, et ne nous permettent pas de prendre d’autres plis ; parce que aussi nous ne savons pas résister à ceux qui disent, en nous rencontrant : « Regarde donc ! Un tel est philosophe, lui qui était ceci et cela ! » C’est ainsi encore que les médecins envoient dans un autre pays, et sous un autre ciel, ceux qui sont malades depuis longtemps ; et ils ont raison ! Vous aussi, inoculez-vous d’autres mœurs, gravez profondément en vous les principes, exercez-vous à les appliquer. En attendant, fuyez vos anciennes habitudes, fuyez les hommes ordinaires, si vous voulez jamais commencer à être quelque chose.

LIX

Justification de la Providence.

Quand tu reproches quelque chose à la Providence, examine bien, et tu verras que ce qui est arrivé était logique. — Oui ; mais ce malhonnête homme a plus que moi ! — De quoi ? — D’argent. — C’est qu’au point de vue de l’argent, il vaut mieux que toi ; car il flatte, il est impudent, il travaille jusque dans la nuit. De quoi donc t’étonnes-tu ? Mais regarde s’il a plus que toi de probité, s’il plus que toi de conscience et d’honneur. Tu trouveras que non. Au contraire, tu trouveras que tu as plus que lui de ce pour quoi tu vaux mieux que lui.

Rappelez-vous donc toujours, ayez toujours présent à l’esprit, que la loi de la nature est que celui qui vaut mieux ait plus que celui qui vaut moins de ce pour quoi il vaut le mieux ; et jamais vous ne vous indignerez…

LX

Il ne faut pas se troubler des nouvelles.

Lorsqu’on t’annonce une nouvelle de nature à te troubler, aie présent à l’esprit que jamais nouvelle ne porte sur ce qui dépend de notre libre arbitre. Peut-on l’annoncer en effet, que ton jugement a été bon, ou ton désir mauvais ? Non ; mais on t’annonce qu’un tel a mal parlé de toi. Qu’est-ce que cela te fait ? Que ton père prépare telle et telle chose. Contre quoi ? Contre ton libre arbitre ? Eh ! comment le pourrait-il ? Contre ton corps ? Contre ta bourse ? Tu es sauvé ; ce n’est pas contre toi. Qu’un juge t’a déclaré impie. Les juges n’ont-ils pas déclaré la même chose de Socrate ? Peux-tu quelque chose sur cette déclaration ? Non. Pourquoi t’en inquiéter alors ?

Il est un devoir que ton père doit remplir sous peine de perdre, avec son caractère de père, son affection et sa bonté pour ses enfants. Ne demande pas qu’il perde autre chose, s’il ne remplit pas ce devoir. Car jamais on n’est puni que par où l’on a péché.

Celui qui juge est-il donc hors de tout péril ? Non ; le danger est égal pour lui[263]. Pourquoi donc redouter ce qu’il prononcera ? Qu’y a-t-il entre toi et le mal d’un autre ? Ton mal à toi, c’est de mal te défendre. C’est de cela seul que tu dois te garder. Quant à ta condamnation ou à ton acquittement, comme ils sont l’œuvre d’un autre, c’est pour un autre aussi qu’y est le mal.

— « Un tel te menace, » – Moi ! non. — « Il te blâme. » — C’est à lui de voir comment il accomplit cet acte, qui est de lui. — « Il va te condamner injustement. » — L’infortuné

qu’il est !

LXI

De l’homme ordinaire et du philosophe.

La première différence entre l’homme ordinaire et le philosophe, c’est que celui-là dit hélas ! à cause de son enfant, à cause de son frère, à cause de son père ; tandis que l’autre, s’il est jamais forcé de le dire hélas ! ne le dit, après réflexion, qu’à cause de lui seul. Si donc nous en arrivons presque, nous aussi, à n’accuser que nous, quand la route devient difficile, et à nous dire que rien ne peut nous troubler et nous bouleverser que notre manière de voir, j’en jure par tous les Dieux, nous sommes en progrès. Mais tout autre est la route que nous avons prise en commençant. Dans notre enfance, lorsque, en regardant en l’air, nous nous heurtions contre une pierre, notre nourrice, au lieu de nous gronder, battait la pierre. Et qu’avait fait la pierre ? Devait-elle se déplacer à cause de l’étourderie d’un enfant ? De même, si nous ne trouvons pas à manger au retour du bain, jamais notre gouverneur ne réprime notre impatience ; au lieu de le faire, il bat le cuisinier. « homme ! (devrait-on lui dire) est-ce que c’est de lui, et non de notre enfant, que nous t’avons institué gouverneur ? C’est notre enfant qu’il faut redresser ; c’est à lui qu’il faut être utile. » Et voilà comme, plus grands, nous nous montrons encore enfants ! Car c’est être un enfant, en fait de musique, que de n’être pas musicien ; en fait de belles lettres, que d’être illettré ; et dans la vie, que de ne pas avoir appris à vivre.

LXII

On peut tirer profit de toutes les choses extérieures. — L’erreur et le mal. — La baguette de Mercure.

Quand il s’agit d’idées spéculatives, presque tout le monde laisse le bien et le mal en nous, au lieu de le mettre dans les choses extérieures. Personne ne dit que cette proposition : « Il fait jour,  » soit un bien ; et celle-ci : « Il fait nuit,  » un mal ; et cette autre : « Trois font quatre,  » le plus grand des maux. Que dit-on donc ? Que savoir est un bien, que se tromper est un mal ; de telle façon qu’il y a un bien relatif à l’erreur même, le fait de savoir qu’elle est une erreur.

Il faudrait qu’il en fût de même pour les choses pratiques. « La santé est-elle un bien ? La maladie est-elle un mal ? » Non, mortel ! « Qu’est-ce qui est donc un bien ou un mal ? » User bien de la santé est un bien ; en mal user, est un mal ; de sorte qu’il y a un profit à tirer même de la maladie. Et par le ciel, n’y en a-t-il pas un à tirer de la mort ? un à tirer de la privation d’un membre ? Crois-tu que la mort ait été un petit profit pour Ménœcée ? Et celui qui est de notre avis ne peut-il pas, lui aussi, tirer de la mort un profit semblable à celui qu’en a tiré Ménœcée ? O homme, n’a-t-il pas sauvé ainsi son patriotisme ? sa grandeur d’âme ? sa loyauté ? sa générosité ? En vivant, ne les eût-il pas perdus ? N’aurait-il pas eu leurs contraires en partage ? la lâcheté ? le manque de cœur ? la haine de la patrie ? l’amour de la vie ? Eh bien ! te semble-t-il qu’il ait peu gagné à mourir ? Non, n’est-ce pas ? Et le père d’Admète, a-t-il beaucoup gagné à vivre si lâche et si misérable ? N’a-t-il pas fini par mourir ? Cessez donc, par tous les Dieux, d’admirer ce qui n’est que la matière de nos actes ; cessez de vous faire vous-mêmes esclaves, des choses d’abord, puis, pour l’amour d’elles, des hommes qui peuvent vous les donner ou vous les enlever.

— Ne peut-on donc en tirer profit ? — On peut tirer profit de tout. — Même de l’homme qui nous injurie ? — Est-ce que celui qui exerce l’athlète ne lui est pas utile ? — Très utile. — Eh bien ! cet homme qui m’injurie, m’exerce, lui aussi ; il m’exerce à la patience, au calme, à la douceur. Cela ne serait-il pas vrai ? Et, tandis que celui qui me saisit par le cou, qui place comme il convient mes hanches et mes épaules, m’est utile ; tandis que mon maître de gymnastique fait bien de me dire : « Enlève ce pilon des deux mains ; » tandis que, plus ce pilon est lourd, mieux il vaut pour moi, faudrait-il dire que celui qui m’exerce, à être calme ne m’est pas utile ? Ce serait ne pas savoir tirer parti des hommes. Mon voisin est-il méchant ? C’est pour lui qu’il l’est ; pour moi il est bon. Il m’exerce à la modération, à la douceur. Mon père est-il méchant ? Il l’est pour lui ; pour moi il est bon.

C’est là la baguette de Mercure. « Touche ce que tu voudras, me dit-il, et ce sera de l’or. » Non pas ; mais apporte ce que tu veux et j’en ferai un bien. Apporte la maladie, apporte la mort, apporte l’indigence, apporte les insultes et la condamnation au dernier supplice ; grâce à la baguette de Mercure, tout cela tournera à notre profit.

Toi, au contraire, tu dis : « Prends garde à la maladie ; car elle est un mal. » C’est comme si tu me disais : « Prends garde qu’il te vienne jamais l’idée que trois font quatre, car c’est un mal. » O homme, comment serait-ce un mal ? Si je pense de cette idée ce que j’en dois penser, quel mal y aura-t-il encore là pour moi ? N’y aura-t-il pas là plutôt un bien ?

LXIII

Le philosophe cynique. Ses devoirs et son rôle dans l’humanité.

Un de ses amis, qui paraissait pencher vers l’école cynique, lui demandait ce que doit être le Cynique, et quelle idée il faut s’en faire.

Examinons à loisir, lui répondit-il. Tout ce que je puis te dire maintenant, c’est que, quiconque essaye une aussi grosse affaire sans l’aide de Dieu est le jouet de la colère divine, et qu’il ne se prépare à rien qu’à se couvrir de honte aux yeux de tous. Dans une maison bien administrée, personne n’entre en se disant : « Je veux en être l’administrateur ; » autrement, lorsque le maître l’entend et le voit commander ainsi insolemment, il le fait empoigner et rouer de coups. La même chose arrive dans cette grande cité ; car là aussi il y a un maître qui règle tout. « Toi (dit-il), tu es le soleil : tu peux dans ta révolution faire l’année avec ses saisons ; tu peux faire croître et grossir les fruits ; tu peux soulever les vents ou les apaiser, et échauffer dans une juste mesure le corps des hommes ; va, accomplis ta révolution, et fais ainsi ton service dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. — Toi, tu n’es qu’un jeune veau ; lorsque paraît le lion, fais ce qui est dans ton rôle ; sinon, tu t’en repentiras ; toi, tu es un taureau ; avance et combats ; c’est à toi que cela incombe, à toi que cela revient, puisque tu peux le faire. Toi, tu peux conduire une armée contre Ilion : sois Agamemnon. Toi, tu peux combattre Hector en combat singulier : sois Achille. » Si Thersite se présentait, et revendiquait le commandement, il ne l’obtiendrait pas ; ou, s’il l’obtenait, il n’y gagnerait que de se couvrir de honte devant un plus grand nombre.

Toi aussi, considère l’affaire avec soin : elle n’est pas ce qu’elle te semble. « Je porte dès maintenant, dis-tu, un manteau grossier ; j’en porterai un encore alors. Je dors dès maintenant sur la dure ; j’y dormirai encore alors. J’y joindrai une besace et un bâton ; et je me mettrai à me promener, en interrogeant et en insultant tous ceux qui se trouveront devant moi. Je ferai des reproches à tous ceux que je verrai s’épiler la tête, s’arranger les cheveux, ou se promener avec des vêtements écarlates. » Si c’est ainsi que tu te représentes la chose, va-t’en bien loin d’elle ; n’en approche pas ; elle n’a que faire de toi. Mais si tu te représentes la chose comme elle est, et que tu ne recules pas devant, eh bien ! regarde ce que tu entreprends.

D’abord, pour ce qui t’est personnel, il faut qu’on ne te voie plus rien faire qui ressemble à ce que tu fais maintenant… Tu dois savoir que les autres hommes, quand ils cèdent à quelque tentation, mettent entre les regards et eux les murs de leurs maisons et les ténèbres, et qu’ils ont mille manières de se cacher. Ils s’enferment ; ils placent quelqu’un à la porte de leur chambre : « Si on vient, dis que je suis sorti, que je n’ai pas le temps. » Mais le Cynique, en place de tout cela, doit mettre sa retenue entre les yeux et lui, s’il ne veut se livrer nu et en plein jour à des actes honteux. Voilà sa maison, voilà sa porte, voilà le gardien de sa chambre, voilà ses ténèbres. Il ne doit vouloir cacher rien de ce qu’il fait. Autrement, c’en est fait, il a détruit en lui le Cynique, l’homme qui peut vivre au grand jour, et qui est vraiment libre...

Il te faut donc commencer par purifier ta partie maîtresse ; et voici quels doivent être tes principes : Mon âme est la matière que je dois travailler, comme le charpentier le bois, comme le cordonnier le cuir ; et ce que j’en dois faire, c’est une âme qui se serve convenablement des représentations. Mon corps n’est rien pour moi ; ses membres ne sont rien pour moi. Et la mort ? Qu’elle vienne, quand elle voudra, pour le tout, ou pour une partie. — « Va-t’en en exil », me dit-on. — Mais où ? Est-il quelqu’un qui puisse me chasser du monde ? Non ; et quelque part que j’aille, j’y trouverai le soleil, j’y trouverai la lune et les astres ; j’y trouverai des songes, des présages, des moyens de converser avec les dieux.

Puis, ainsi préparé, le véritable Cynique ne doit pas se contenter de si peu : il doit savoir que Jupiter l’a détaché vers les hommes comme un envoyé, pour leur montrer quels sont les biens et les maux, et combien ils se trompent quand ils cherchent le vrai bien et le vrai mal là où ils ne sont pas, sans songer à les chercher là où ils sont. Il doit savoir qu’à l’exemple de Diogène, quand on l’amena à Philippe après la bataille de Chéronée, il est un espion. Le Cynique est réellement, en effet, l’espion de ce qui est favorable à l’humanité, et de ce qui lui est contraire. Il faut qu’il commence par regarder avec grand soin, pour venir ensuite rapporter la vérité ; il faut qu’il ne s’en laisse pas imposer par la crainte, pour ne point annoncer des ennemis qui n’existent pas ; il faut enfin qu’il ne se laisse égarer ni troubler d’aucune manière par ce qu’il croit voir.

Il lui faut donc pouvoir, à l’occasion, élever la voix, monter sur la scène tragique, et dire, à la façon de Socrate[264] : « O hommes, où vous laissez-vous emporter ? Que faites-vous, malheureux ? Vous roulez par haut et par bas, comme les aveugles. Vous avez quitté la vraie route ; vous cherchez la félicité et le bonheur là où ils ne sont pas ; et vous ne croyez pas celui qui vous les montre. Pourquoi les chercher hors de vous ? Dans votre corps ? Ils n’y sont pas. Dans la fortune ? Ils n’y sont pas. Si vous en doutez, regardez Crésus ; regardez les riches de maintenant. Comme leur vie est pleine de soupirs ! Dans la puissance ? Ils n’y sont pas. S’ils y étaient, ceux qui ont été deux et trois fois consuls devraient être heureux ; or, ils ne le sont pas. Qui en croirions-nous sur ce point ? Vous, qui ne voyez que le dehors de ces hommes et qui vous laissez éblouir par l’apparence, ou bien eux-mêmes ? Or, que disent-ils ? Ecoutez-les, quand ils soupirent, quand ils gémissent... Dans le pouvoir souverain ? Ils n’y sont pas. S’ils y étaient, Néron et Sardanaple auraient été heureux. Agamemnon, lui non plus, ne l’était pas, quoiqu’il fût bien plus estimable que Sardanaple et Néron. Tandis que les autres ronflent, que fait-il ?

Il arrachait de sa tête plus d’une touffe de cheveux.
Et que dit-il ?
Voilà comme je me trompe !
Et encore :
Je me tourmente ; et mon cœur veut s’élancer hors de ma poitrine[265].

Infortuné ! qu’est-ce qui est en souffrance chez toi ?... Ta partie maîtresse qui ignore la vraie nature du bien, pour lequel elle est née, et la vraie nature du mal... »

Voilà le langage du Cynique, voilà son caractère, voilà ce qu’il veut. — « Non (dis-tu), ce qui fait le Cynique, c’est la besace, c’est le bâton, ce sont les fortes mâchoires. C’est de dévorer, ou de mettre en réserve tout ce qu’on lui donne ; c’est d’insulter mal à propos tous ceux qu’il rencontre, et de montrer à nu ses larges épaules ! »

Réfléchis-y plus sérieusement ; connais-toi toi-même ; sonde la divinité ; n’entreprends pas l’affaire sans elle. Si elle t’y encourage, sache qu’elle veut te voir grand ou roué de coups. Car voici une bien belle chose inséparable du Cynique : il ne saurait éviter d’être battu, comme on bat un âne, et il faut que battu il aime ceux mêmes qui le battent, parce qu’il est le père et le frère de tous les hommes[266]. — « Non pas, dis-tu ; mais, si quelqu’un te bat, crie devant tout le monde : ô César, voilà comment on me traite, pendant la paix que tu as établie ! Allons au proconsul. » — Mais quel est le César, quel est le proconsul du Cynique, si ce n’est celui qui l’a envoyé, celui dont il est le serviteur, Jupiter lui même ? En appelle-t-il à un autre que ce Dieu ? N’est-il pas convaincu, quoi qu’il lui arrive de tout cela, que c’est Jupiter qui l’exerce ? Hercule, quand Eurystée l’exerçait ainsi, ne se tenait pas pour malheureux, et s’empressait d’exécuter tout ce qui lui était ordonné. Et cet homme, que Jupiter éprouve et exerce, pourrait crier et s’indigner ! Comme il serait bien digne de porter le sceptre de Diogène ! Écoute ce que ce dernier, tout enfiévré, dit aux passants : « Méchants individus, leur criait-il, ne resterez-vous pas là ? Pour voir mourir ou lutter des athlètes, vous vous en allez bien loin, jusqu’à Olympie ; et vous ne voulez pas voir la lutte d’un homme contre la fièvre ! » Et c’est un tel homme, n’est-ce pas, qui aurait reproché au Dieu qui l’avait envoyé de le traiter injustement, lui qui tirait gloire des épreuves, et qui se jugeait digne d’être un spectacle pour les passants ! De quoi se serait-il plaint, en effet ? De la dignité qu’il conservait ? Quel grief aurait-il fait valoir ? L’éclat plus grand que recevait sa vertu ?…

— Le Cynique, demanda-t-on à Épictète, doit-il essentiellement se marier et avoir des enfants ? — Si vous me donnez une cité de sages, répondit-il, il est possible que personne n’y prenne de lui-même la profession de Cynique. Car en faveur de qui y embrasserait-on un tel genre de vie ? Supposons cependant que quelqu’un le fasse, rien ne l’y empêchera de se marier et d’avoir des enfants, car sa femme, son beau-père, seront d’autres lui-même, et ses enfants seront élevés dans les mêmes principes. Mais dans l’état actuel des choses, et sur ce champ de bataille, ne faut-il pas que rien ne vienne tirer le Cynique en d’autres sens, pour qu’il puisse être tout entier à son divin ministère ? Ne faut-il pas qu’il puisse aller trouver les gens, sans être lié par les obligations des hommes ordinaires, sans être engagé dans des relations sociales, dont il lui faut tenir compte s’il veut rester dans son rôle d’honnête homme, et qu’il ne saurait respecter sans détruire en lui l’apôtre, le surveillant, le héros envoyé par la divinité ? Regarde : il lui faut faire certaines choses pour son beau-père, s’acquitter de certains devoirs envers les autres parents de sa femme, et envers sa femme elle-même. Le voici désormais absorbé par le soin de ses malades, et par l’argent à gagner, A laisser tout le reste de côté, il lui faut au moins un vase, pour faire chauffer de l’eau à son enfant, et un bassin pour l’y laver ; il lui faut pour sa femme en couches de la laine, de l’huile, un lit, un gobelet ; voici déjà son bagage qui s’augmente ! Et je ne parle pas des autres occupations qui le distraient de son rôle. Que devient ainsi ce monarque, dont le temps est consacré à veiller sur l’humanité ?

Celui à qui les peuples ont été confiés, et qui s’occupe de si grandes choses ?

Celui qui doit surveiller tous les autres, époux et parents ? Celui qui doit voir quels sont ceux qui en usent bien ou mal avec leur femme, quels sont les gens qui sont en désaccord, quelles sont les familles heureuses ou en souffrance ? Celui qui doit aller partout, comme un médecin, tâtant le pouls de tout le monde ? « Toi, tu as la fièvre ; toi, tu as mal à la tête ; toi, tu as la goutte ; toi, ranime-toi ; toi, mange ; toi, ne te baigne point ; toi, il faut t’amputer ; toi, il faut te cautériser. » Comment peut-il avoir ce loisir, une fois enlacé dans les obligations des hommes ordinaires ? Ne faut-il pas qu’il donne des vêtements à ses enfants ? Ne faut-il pas qu’il les envoie à l’école, munis de tablettes, de poinçon, et de laine ? Ne faut-il pas qu’il prépare leur lit ? Car ce n’est pas en sortant du ventre de leur mère, qu’ils peuvent être des Cyniques. S’il ne faisait pas tout cela, mieux aurait valu les rejeter à leur naissance, que de les laisser ainsi périr. Vois à quoi nous abaissons le Cynique, et comment nous lui ôtons sa royauté. — Oui, mais Crates s’est marié. — Tu me cites un cas extraordinaire, où l’amour a tout fait, et une femme qui était un autre Crates. Nous discutons, nous, sur les mariages ordinaires et sans circonstances particulières ; et, en discutant ainsi, nous ne trouvons pas que, dans l’état actuel, le mariage soit une chose essentielle pour le Cynique.

— Comment donc, lui disait-on, contribuera-t-il à la conservation de la société ? — Au nom du ciel, répondait-il, qui sont les plus utiles à l’humanité, de ceux qui y introduisent à leur place deux ou trois marmots au vilain grouin, ou de ceux qui, dans la mesure de leurs forces, surveillent tous, les hommes, examinant ce qu’ils font, la façon dont ils vivent, ce dont ils s’occupent, et ce qu’ils négligent contrairement à leurs devoirs ? Tous ceux qui à Thèbes ont laissé des enfants après eux, ont-ils plus fait pour elle qu’Epaminondas, qui est mort sans enfants ? Si le commandement des armées, ou un grand ouvrage à composer, empêchent quelqu’un de se marier, ou d’avoir des enfants, on trouve qu’il a échangé le titre de père contre quelque chose qui en vaut la peine ; et la royauté du Cynique ne serait pas une compensation ! C’est que nous n’avons jamais compris sa grandeur. O homme, le Cynique a l’humanité pour famille ; les hommes sont ses fils ; les femmes sont ses filles ; c’est comme tels qu’il va les trouver tous, comme tels qu’il veille sur tous. Crois-tu que ce soit par intempérie de zèle qu’il invective ceux qu’il rencontre ? S’il le fait, c’est comme leur père, comme leur frère, comme le ministre de leur père à tous, Jupiter.

Veux-tu me demander encore s’il s’occupera du gouvernement ? Mais quel gouvernement plus important cherches-tu que celui dont il est chargé ? Viendra-t-il devant les Athéniens discourir des revenus et des impôts, lui qui doit parler à tous les hommes, aux Athéniens, aux Corinthiens, aux Romains indifféremment, non pas des revenus et des impôts, non pas de la paix et de la guerre[267], mais du bonheur et du malheur, de la félicité et de l’infortune, de l’esclavage et de la liberté ? Quand un homme s’occupe d’un tel gouvernement, me demanderas-tu s’il s’occupe de gouvernement ? Demande-moi encore s’il sera magistrat ; je te répondrai de nouveau : « Imbécile ! y a-t-il une plus haute magistrature que celle qu’il exerce ? »

Il faut encore au Cynique une certaine grâce naturelle, et beaucoup de finesse ; sinon, ce ne sera qu’un pédant et pas autre chose. Il faut qu’il soit toujours en position de faire face aux attaques. Voyez Diogène ; quelqu’un lui disait : « Es-tu ce Diogène qui ne croit pas aux dieux ? » — « Comment n’y croirais-je pas, répondit-il, puisque je crois que tu es l’ennemi des dieux ? » Une autre fois, Alexandre, qui le trouvait endormi, lui dit ce vers :

« Il ne faut pas que l’homme qui doit donner des conseils dorme toute la nuit. »

À moitié endormi, il répondit par cet autre :

« Lui à qui les peuples ont été confiés, et qui s’occupe de si grandes choses[268]. »

Avant tout, il faut que sa partie maîtresse soit plus pure que le soleil… Les rois et les tyrans ont des gardes et des armes, qui leur donnent les moyens de réprimander les autres et de les punir quand ils font mal, quelque pervers qu’ils soient eux-mêmes ; mais le Cynique n’a ni armes ni gardes : il n’y a que sa conscience qui puisse lui donner ce même pouvoir. Quand il se voit veillant et travaillant par amour pour l’humanité ; quand il se voit s’endormant le cœur pur et se réveillant plus pur encore ; quand il voit que toutes ses pensées sont les pensées d’un ami des Dieux, d’un de leurs ministres, d’un associé à la souveraineté de Jupiter ; quand il voit que partout il a présent à l’esprit ce mot :

« O Jupiter, ô destinée, conduisez-moi ; » et cet autre encore :

« Si les Dieux le veulent ainsi, qu’il en soit fait ainsi. »

Pourquoi n’aurait-il pas le courage de parler librement à ses frères, à ses enfants, à sa famille, en un mot ? Aussi n’est-il ni un curieux, ni un indiscret quand il agit ainsi ; car ce n’est pas de sa part s’occuper indiscrètement des affaires d’autrui que d’inspecter l’humanité, c’est s’occuper de ses propres affaires. Autrement, il faudrait dire que le général, lui aussi, est un indiscret quand il inspecte ses soldats, les examine, les surveille, et punit ceux qui ne font pas bien. Mais, si tu te mettais à gourmander les autres, en ayant une friandise cachée sous ton manteau, je te dirais : « Va-t’en plutôt dans un coin dévorer ce que tu as volé ! Que t’occupes-tu des affaires d’autrui ? Qui es-tu, en effet ? Es-tu le taureau ? Es-tu la reine des abeilles ? Montre-moi les insignes de ta supériorité, comme ceux que la reine tient de la nature. Si tu n’es qu’un frelon, et que tu oses réclamer la royauté parmi les abeilles, crois-tu que tes concitoyens ne te chasseront pas, comme les abeilles chassent les frelons ? »

Il faut, en effet, que le Cynique ait assez de patience pour que le vulgaire le croie insensible et de pierre. Personne ne peut l’insulter, le frapper, l’outrager. Il livre lui-même son corps à qui le veut, pour en faire ce qui lui plaît. Mais qu’il y ait à juger ou à vouloir, qu’il y ait à user comme il faut des représentations, c’est alors que tu verras quels yeux il a ! « Argus, diras-tu, n’était qu’un aveugle auprès de lui ! » « N’y a-t-il pas quelque part en moi, se dit-il, un jugement précipité ? Une détermination hasardée ? Un désir qui doive être frustré ? Une tentative inutile de me dérober à quelque chose ? Un effort infructueux ? Une accusation ? Une bassesse ? Une jalousie ? » Quelle attention là-dessus ! Et quelle tension d’esprit ! Mais pour tout le reste, il se couche sur le dos et ronfle. Son calme est complet. Pour notre libre arbitre, en effet, il n’y a ni voleur, ni tyran. Si vous voulez effrayer le Cynique au sujet des choses extérieures, il vous dira : « Va-t’en chercher des enfants ! C’est pour eux que les masques sont effrayants. Mais moi, je sais bien que ces masques sont de la terre cuite, et qu’ils sont vides en dedans. »

LXIV

Sur ceux qui font des lectures publiques ou soutiennent des discussions pour le plaisir de se montrer[269].

« Aujourd’hui, dis-tu, j’ai eu beaucoup plus d’auditeurs ! » — « Oui, beaucoup. Cinq cents, ce me semble. » — « Vous ne savez ce que vous dites ! Mettez-en mille. Jamais Dion n’en a eu autant. Et comment les aurait-il ? Puis, comme ils écoutent ma parole ! C’est que le beau Monsieur agit jusque sur les pierres elles-mêmes ! » Et c’est là le cas d’un philosophe ! Ce sont là les sentiments du futur bienfaiteur de l’humanité ! C’est là l’homme qui a écouté la raison, qui a lu les livres socratiques comme on lit des livres socratiques, et non pas comme on lit des livres de Lysias ou d’Isocrate !… comme on lit des chansonnettes !… Si vous les lisiez comme il faut, vous ne vous attacheriez pas à toutes ces frivolités ; mais vous fixeriez plutôt votre attention sur ceci : « Anytus et Mélitus peuvent me tuer ; ils ne peuvent me nuire ; » et sur ceci encore : « Je suis de nature à ne m’attacher qu’à une seule chose en moi, à la raison qui, bien considérée, me paraît la meilleure. » Aussi, quelqu’un a-t-il jamais entendu dire à Socrate : « Je sais et j’enseigne ? » ou : « Viens m’entendre parler aujourd’hui dans la maison de Codratus ? » Eh ! pourquoi irais-je t’entendre ? Veux-tu me montrer que tu sais disposer les mots élégamment ? Tu sais les disposer, ô homme ! Mais quel bien cela te fait-il ? – Applaudis-moi. — Qu’entends-tu par t’applaudir ? — Dis-moi : « Ah ! » et « C’est merveilleux ! » — Eh bien ! je le dis. Mais, si les applaudissements doivent porter sur quelque chose que les philosophes placent dans la catégorie du bien, qu’est-ce que j’ai à applaudir en toi ? Si c’est une bonne chose que de bien parler, prouve-le-moi, et je t’applaudirai.

Quoi donc ! serait-ce qu’il doit m’être désagréable d’entendre bien parler ? A Dieu ne plaise ! Il ne m’est pas désagréable non plus d’entendre jouer de la lyre ; mais est-ce une raison pour que je doive me tenir là debout à jouer de la lyre ? Écoute ce que dit Socrate : « Hommes, il ne convient pas à mon âge de me présenter devant vous en arrangeant mes discours, comme le fait un jeune homme... »

Est-ce que le philosophe prie les gens de venir l’entendre ? Est-ce que, par le seul fait de son existence, il n’attire pas à lui, comme le soleil, comme la nourriture, ceux à qui il doit être utile ? Quel est le médecin qui prie les gens de se faire soigner par lui ? J’entends dire, il est vrai, qu’aujourd’hui à Rome les médecins prient les malades de venir à eux ; mais, de mon temps, c’étaient eux qu’on priait.

« Je t’en prie, viens apprendre que tu n’es pas en bon état, que tu t’occupes de toute autre chose que ce dont tu dois t’occuper, que tu te trompes sur les biens et sur les maux, que tu es malheureux, que tu es infortuné. » La charmante prière ! Et cependant, si la parole du philosophe n’a pas réellement ces effets, elle n’est qu’une parole morte, et c’est un mort qui parle.

Rufus avait l’habitude de dire : « S’il vous reste assez de liberté d’esprit pour m’applaudir, c’est que je ne dis rien qui vaille. » Il parlait de telle façon que nous, qui étions assis là, nous croyions chacun lui avoir été dénoncés ; tant il mettait le doigt sur ce qui était, tant il nous plaçait à chacun nos misères sous les yeux.

Hommes, c’est la maison d’un médecin que l’école d’un philosophe. Avant d’en sortir, il vous faut, non pas jouir, mais souffrir ; car vous n’y entrez pas bien portants, mais l’un avec une épaule démise, l’autre avec un abcès, celui-ci avec une fistule, celui-là avec des maux de tête. Et moi, vais-je m’asseoir là à vous débiter de belles sentences et de belles paroles, pour que vous partiez m’ayant applaudi, mais en remportant, l’un son épaule telle qu’il l’avait apportée, l’autre sa tête dans le même état, celui-ci sa fistule, celui-là son abcès ? Et ce serait pour cela que les jeunes gens se dérangeraient ! Ils quitteraient leurs parents, leurs amis, leur famille, leur héritage, pour venir te dire « bravo ! » pendant que tu leur débites de belles paroles ! Est-ce là ce que faisait Socrate, ce que faisait Zénon, ce que faisait Cléanthe ?

— Mais quoi ! l’exhortation n’est-elle pas un genre oratoire spécial ? — Qui dit le contraire ? C’est ainsi qu’il y a le genre de la réfutation et celui de l’enseignement. Mais qui donc a jamais parlé d’un quatrième genre après ceux-là, le genre de l’ostentation ?

En quoi consiste le genre de l’exhortation ? A pouvoir montrer à un individu ou à plusieurs dans quelle mêlée ils se trouvent emportés, et comment ils sont sans cesse en quête de toute autre chose que ce qu’ils veulent. Car ce qu’ils veulent, c’est ce qui conduit au bonheur, et ils le cherchent où il n’est pas. Et pour faire cette démonstration, il te faudrait commencer par disposer un millier de sièges, et inviter les gens à venir t’entendre, puis, élégamment drapé dans ta robe ou dans ton manteau, te jucher sur des coussins, et raconter de là la mort d’Achille ! Cessez, par tous les dieux ! de déshonorer, autant qu’il est en vous, de grands noms et de grandes choses...

Et qui, dis-moi, en t’entendant lire ou parler, a conçu des inquiétudes sur lui-même, ou est descendu au fond de son cœur ? Qui a dit, en sortant : « Le philosophe a bien mis le doigt sur mes plaies ; je ne dois plus me conduire ainsi ? » Personne ; mais quand tu as eu du succès, l’un dit : « Il a bien parlé de Xercès ! » l’autre : « Non, mais du combat des Thermopyles. » Est-ce donc là l’auditoire d’un philosophe ?

LXV

De la liberté. — La liberté pour les animaux. — La liberté pour l’homme. — Les compagnons de route du sage.

L’homme libre est celui qui vit comme il le veut. Or, est-il quelqu’un qui veuille vivre en faute ? Personne. Est-il quelqu’un qui veuille vivre dans l’erreur, à l’étourdie, injuste, dissolu, se plaignant toujours de son sort, n’ayant que des sentiments bas ? Personne. Il n’est donc pas un pervers qui vive comme il le veut ; et pas un, par conséquent, qui soit libre.

Tiens ce langage devant un homme qui aura été deux fois consul, il te le pardonnera, si tu ajoutes : « Pour toi, tu es un sage, et rien de tout ceci ne te concerne. » Mais, si tu lui dis la vérité, qu’au point de vue de la servitude il n’y aucune différence entre lui et ceux qui ont été vendus trois fois, devras-tu en attendre autre chose que des coups ? « Comment ! dira-t-il, je suis un esclave, moi dont le père était libre, dont la mère était libre, et que personne n’a acheté ! Mais je suis sénateur, et ami de César ! J’ai été consul, et j’ai une foule d’esclaves ! » D’abord, mon cher sénateur, peut-être ton père était-il esclave tout comme toi, ainsi que ton grand-père et tous tes aïeux à la suite les uns des autres. Et, alors même qu’ils auraient été aussi libres que possible, qu’importerait par rapport à toi ? Qu’importe, en effet, qu’ils aient eu du cœur, si tu n’en as pas ! Qu’ils aient été courageux, si tu es lâche ! Qu’ils aient été maîtres d’eux-mêmes, si tu ne l’es pas de toi !

— « Et quels rapports ceci a-t-il avec la servitude ? » — Crois-tu que ce ne soit pas de l’esclavage que de faire quelque chose malgré soi, par contrainte, en pleurant ? — « Soit, mais qui peut me contraindre, hormis César, le maître de tous ? » — Tu conviens donc, toi-même, que tu as un maître ? « Ce maître, dis-tu, est commun à tous ; » mais cela ne doit pas être pour toi une consolation : cela signifie seulement que tu es esclave dans une maison qui a un grand nombre d’autres esclaves.

Laissons cependant César pour le moment, si tu le veux bien...

Vois comment nous appliquons l’idée de la liberté, quand il s’agit des animaux. Certaines gens entretiennent des lions apprivoisés ; ils les enferment, les nourrissent, et les emmènent partout avec eux : qui dira qu’un tel lion est libre ? N’est-il pas d’autant plus esclave qu’il a une vie plus douce ? Quel est l’être doué de sens et de raison qui voudrait être un de ces lions ? Vois, par contre, ces oiseaux que l’on prend, que l’on enferme, et que l’on nourrit : que ne souffrent-ils pas en essayant de s’échapper ! Il en est même qui se laissent mourir de faim plutôt que de supporter ce genre de vie. Quant à ceux que l’on conserve, c’est à grand’peine, avec bien de la difficulté, et encore ils dépérissent ! Et dès qu’ils trouvent la moindre ouverture, les voilà partis ! Tant ils aiment la liberté, pour laquelle ils sont faits ! Tant ils ont besoin d’être indépendants, et affranchis de toute entrave ! « Êtes-vous donc mal ici ? » leur dites-vous. Ils répondent : « Que dis-tu là ? Nous sommes nés pour voler où bon nous semble, pour vivre au grand air, et chanter quand nous le voulons ; tu nous enlèves tout cela et tu dis : Êtes-vous mal ici ? » Aussi, nous n’appellerons races libres que celles qui ne supportent pas d’être prises, et qui, sitôt prises, échappent à la captivité par la mort. C’est ainsi que Diogène dit quelque part : « Il n’y a qu’un moyen d’être libre, c’est d’être toujours disposé à mourir. » C’est ainsi encore qu’il écrit au roi de Perse : « Tu ne pourras pas plus réduire en servitude les Athéniens, que tu n’y peux réduire les poissons. — Comment cela ? Ne puis-je pas les prendre ? — Si tu les prends, ils auront bientôt fait de te quitter et de s’en aller, comme les poissons. Si tu prends un poisson, il meurt ; et si eux meurent aussi quand tu les auras pris, quel profit tireras-tu de ton expédition ? » Voilà le langage d’un homme libre, qui a soigneusement examiné la question, et qui en a trouvé la solution, comme cela devait être. Mais si tu la cherches ailleurs qu’où elle est, comment s’étonner que tu ne la trouves jamais ?

L’esclave souhaite bien vite d’être affranchi. Pourquoi ? Pour le plaisir de donner de l’argent aux fermiers du vingtième ? Non, mais parce qu’il s’imagine que c’est faute d’avoir obtenu cet affranchissement qu’il n’est ni libre ni heureux. « Que l’on m’affranchisse, dit-il, et à l’instant mon bonheur est complet : je n’ai plus à faire ma cour à personne, je parle à qui que ce soit comme son égal et son semblable, je vais où je veux, je pars d’où je veux et pour où je veux. » On l’affranchit : aussitôt, n’ayant plus où manger, il cherche quelqu’un à flatter, quelqu’un chez qui dîner. Il fait argent de son corps, et se prête aux dernières infamies. Qu’il trouve un râtelier, et le voilà retombé dans une servitude bien plus dure que la première. Il souffre, il pleure, et il regrette son temps d’esclavage. « Quel mal y avais-je ? dit-il. C’était un autre qui m’habillait, qui me chaussait, qui me nourrissait, qui me soignait quand j’étais malade ; et mon service chez lui était bien peu de chose. Mais aujourd’hui, hélas, que de misères ! Que de maîtres j’ai au lieu d’un seul ! » Et il ajoute : « Si pourtant j’obtenais les anneaux, quelle vie facile et heureuse j’aurais alors ! » Et, pour les obtenir, il commence par endurer mille choses dont il est digne ; puis, quand il les a obtenus, il en endure encore de pareilles. Puis il se dit : « Si je faisais campagne, je couperais court à toutes mes misères. » Il fait campagne ; il souffre comme un vaurien ; et il n’en demande pas moins une seconde et une troisième fois à faire campagne. Puis, quand il a mis le comble à son élévation, quand il est devenu sénateur, qu’est-il alors ? Un esclave qui se rend aux séances. Ses chaînes sont plus belles ; elles sont les plus brillantes de toutes ; mais ce sont des chaînes.

Qu’il cesse de n’être qu’un sot. Qu’il apprenne, comme le disait Socrate, la nature vraie de chaque chose ; et qu’il n’applique pas sans réflexion ses notions premières aux objets particuliers. Il n’y a jamais d’opposition entre les notions premières des uns ou des autres. Les oppositions ne commencent que quand on en vient aux applications. Par exemple, quel est le mal que l’on doit éviter ? On dit : « c’est de ne pas être l’ami de César. » C’en est fait ; on est à côté de l’application vraie ; on est aux abois ; on va chercher des choses sans rapport avec la question ; car on aura beau obtenir l’amitié de César, on n’aura pas obtenu pour cela ce qu’on demandait. Car, une fois l’ami de César, n’est-on plus jamais empêché ? Plus jamais contraint ? Vit-on toujours calme et heureux ? Qui interrogerons-nous là-dessus ? Et quelle autorité plus digne de foi, que celle de l’ami même de César ? « Avance donc au milieu de nous, toi, et dis-nous quand est-ce que ton sommeil était le plus tranquille. « Est-ce aujourd’hui, ou avant que tu ne fusses l’ami de César ? » Aussitôt tu lui entends dire : « Cesse, par tous les Dieux ! de te railler de mon sort. Tu ne sais pas ce que je souffre, hélas ! Le sommeil ne vient même pas pour moi. Ou accourt me dire : Il est déjà éveillé ! Il sort déjà ! Puis tous mes soucis, et toutes mes craintes ! » — « Eh bien ! quand est-ce que tu as le mieux goûté les douceurs de la table ? Aujourd’hui, ou auparavant ? » Écoute encore ce qu’il nous dit là-dessus. S’il n’est pas invité par César, le voilà triste ; s’il est invité, il est au souper comme un esclave à la table de son maître, tremblant sans cesse de dire ou de faire quelque sottise. Et que crois tu qu’il craigne ? D’être fouetté comme un esclave ? Et d’où lui viendrait tant de chance ? Comme il convient à un homme de son importance, à un ami de César, il craint d’avoir la tête coupée. Posons-lui ces questions : « Quand te baignais-tu avec le moins d’appréhensions ? Quand t’exerçais-tu le plus à loisir ? En somme, quelle est celle des deux vies que tu aimerais le mieux mener ? Celle de maintenant, ou celle d’autrefois ? » Je puis bien jurer qu’il n’y a personne d’assez dénué de sens, d’assez ennemi de la vérité pour ne pas se plaindre de souffrir d’autant plus qu’il est plus ami de César.

Puis donc que ni ceux qu’on appelle rois, ni ceux qui sont les amis des rois, ne vivent comme ils le veulent, qui est-ce qui est libre ? Cherche, et tu le trouveras ; car la nature t’a donné plus d’une voie pour découvrir la vérité.

— Crois-tu que la liberté soit une chose d’importance, une noble chose, une chose de prix ? — Comment non ? — Se peut-il donc qu’un homme, qui possède une chose de cette importance, de cette valeur, de cette élévation, ait le cœur bas ? — Cela ne se peut. – Lors donc que tu verras quelqu’un s’abaisser devant un autre, et le flatter contre sa conviction, dis hardiment que celui-là n’est point libre, non pas seulement quand c’est pour un dîner qu’il agit ainsi, mais encore lorsque c’est pour un gouvernement ou pour le consulat. Appelle petits esclaves ceux qui se conduisent ainsi pour un petit salaire ; mais ces autres, appelle-les de grands esclaves ; ils le méritent bien. — Soit pour ceci encore. — Crois-tu d’autre part que la liberté soit l’indépendance et la pleine disposition de soi-même ? — Comment non ? — Tous ceux donc aussi qu’il est au pouvoir d’un autre d’entraver ou de contraindre, dis hardiment qu’ils ne sont pas libres. Ne regarde pas aux pères et aux grands-pères, ne cherche pas si l’on a été acheté ou vendu ; mais dès que tu entendras quelqu’un dire, « maître, » sérieusement et de cœur, appelle-le esclave, alors même que douze faisceaux marcheraient devant lui. Plus simplement, qui que ce soit que tu voies pleurer, se plaindre, se trouver malheureux, appelle-le esclave, quand même il porterait la robe bordée de pourpre.

Alors même encore que l’on ne ferait rien de tout cela, ne dis pas qu’on est libre : examine auparavant les déterminations des gens ; vois s’il n’y a pour elles ni contrainte, ni empêchement, ni mauvais succès. Si tu trouves les gens dans ce cas, dis que ce sont des esclaves qui ont un jour de congé aux Saturnales ; dis que leur maître est en voyage ; mais il arrivera, et tu verras alors quelle est leur condition. Quel est donc ce maître qui doit arriver ? Tous ceux qui ont le pouvoir de leur procurer ou de leur enlever quelqu’un des objets qu’ils désirent. Avons-nous donc, en effet, tant de maîtres ? Oui, car avant ceux-là nous avons les objets mêmes pour maîtres ; dès que nous aimons, haïssons, ou redoutons ainsi quelque chose, tous ceux qui l’ont en leur pouvoir sont forcément nos maîtres, eux aussi. De là vient encore que nous les honorons comme des dieux. Nous croyons, en effet, que les choses les plus utiles sont aux mains des Dieux ; et nous ajoutons à tort : « Cet homme a dans ses mains les choses les plus utiles ; donc, il est un Dieu. » Une fois que nous avons ajouté à tort : « Cet homme a dans ses mains les choses les plus utiles, » il faut forcément en arriver à une conclusion fausse.

Qu’est-ce donc qui fait de l’homme un être sans entraves et maître de lui ? Ce n’est pas la richesse, ce n’est pas le consulat, ce n’est pas le gouvernement d’une province ; ce n’est pas même la royauté. Il nous faut trouver autre chose. Or, qu’est-ce qui fait que, lorsque nous écrivons, il n’y a pour nous ni empêchements ni obstacles ? — La science de l’écriture. — Et quand nous jouons de la harpe ? — La science de la harpe. — Donc, quand il s’agira de vivre, ce sera la science de la vie.

Tout ce qu’il n’est pas en ton pouvoir de te procurer ou de conserver dès que tu le veux, tout cela n’est pas vraiment tien. Éloigne de tout cela non-seulement tes mains, mais tes désirs bien plutôt encore ! Sinon, tu te mets toi-même dans les fers, tu présentes ta tête au joug. — Ma main n’est-elle donc pas mienne ? — Elle est une de tes parties ; boue de sa nature, elle peut être arrêtée et contrainte, et elle est en la puissance de quiconque est plus fort. Mais que vais-je te parler de ta main ? Ton corps tout entier doit n’être à tes yeux qu’un ânon qui porte les fardeaux, pendant le temps où il lui est possible de le faire, pendant le temps où cela lui est donné. Survient-il une réquisition, un soldat met-il la main sur lui, laisse-le aller, ne résiste pas, ne murmure pas. Sinon, tu recevras des coups, et tu n’en perdras pas moins ton ânon. Or, si c’est là ce que tu dois être vis-à-vis de ton corps, vois ce qu’il te reste à être vis-à-vis de toutes les choses qu’on n’acquiert qu’à cause de son corps. Si ton corps est un ânon, tout le reste n’est que brides, bâts, fers pour les pieds, orge et foin à l’usage de l’ânon. Laisse donc tout cela, et défais-t’en plus vite et plus gaîment que de ton ânon même.

Ainsi préparé et exercé à distinguer les choses qui ne sont pas tiennes de celles qui le sont, quel homme peux-tu redouter encore ? Comment, en effet, un homme peut-il être redoutable pour un autre homme, soit qu’il se trouve devant lui, soit qu’il lui parle, soit même qu’il vive avec lui ? Il ne peut pas plus l’être qu’un cheval pour un cheval, un chien pour un chien, une abeille pour une abeille. Ce que chacun redoute, ce sont les choses ; et c’est quand quelqu’un peut nous les donner ou nous les enlever, qu’il devient redoutable à son tour.

Cela étant, qu’est-ce qui met à néant les citadelles ? Ce n’est ni le fer, ni le feu, mais nos façons de juger et de vouloir. Car, lorsque nous aurons mis à néant la citadelle qui est dans la ville, aurons-nous mis à néant, du même coup, celle d’où nous commande la fièvre ? En un mot, aurons-nous renversé tous les tyrans qui sont en nous, ces tyrans que nous y trouvons chaque jour à propos de tout, tantôt les mêmes, tantôt divers ? C’est par là qu’il faut commencer ; c’est de là qu’il faut chasser les tyrans, après avoir mis à néant leur citadelle : il faut, pour cela, renoncer à son corps avec toutes ses parties et toutes ses facultés ; renoncer à la fortune, à la gloire, aux dignités, aux honneurs, à ses enfants, à ses frères ; se dire qu’il n’y a rien là qui soit à nous. Mais, une fois que j’ai ainsi chassé de mon âme ses tyrans, que me servirait encore, à moi du moins, de renverser les citadelles de pierre ? Car, debout, quel mal me font-elles ? A quoi bon chasser les gardes du tyran ? En quoi m’aperçois-je de leur existence ? C’est contre d’autres qu’ils ont ces faisceaux, ces lances et ces épées[270]. Jamais je n’ai été empêché ni contraint. Et comment y ai-je pu arriver ? J’ai disposé ma volonté selon celle de Dieu. Veut-il que j’aie la fièvre ? Moi aussi, je le veux. Veut-il que j’entreprenne quelque chose ? Moi aussi, je le veux. Veut-il que je désire ? Moi aussi, je le veux. Veut-il que quelque chose m’arrive ? Moi aussi, je le veux. Ne le veut-il pas ? Je ne le veux pas. Veut-il que je meure ? Veut-il que je sois torturé ? Je veux mourir ; je veux être torturé. Qu’est-ce qui peut alors m’entraver ou me forcer contrairement à ce qui me semble bon ? On ne le peut pas plus pour moi que pour Jupiter[271].

Ainsi font ceux qui veulent voyager en sûreté. Apprend-on qu’il y a des voleurs sur la route, on n’ose pas partir seul. Mais on attend qu’un lieutenant, qu’un questeur ou qu’un proconsul fassent le même voyage ; on se met à leur suite, et l’on fait la route en sûreté.

Ainsi fait le Sage dans le monde. « Nombreux (se dit-il) sont les voleurs, les tyrans, les tempêtes, les disettes, les amis que l’on perd. Où trouver un refuge ? Comment voyager à l’abri des voleurs ? Quel compagnon de route peut-on attendre, pour faire le trajet en sûreté ? A la suite de qui faut-il se mettre ? A la suite d’un tel ? d’un riche ? d’un consulaire ? A quoi cela me servirait-il ? Car voilà qu’on le dépouille, qu’il gémit et qu’il pleure. Puis, si mon compagnon de route se tourne contre moi et se fait mon voleur, que ferai-je ? Je vais donc être l’ami de César ; et, quand je serai son intime, personne ne m’attaquera. Mais n’est-il pas mortel, lui aussi ? Et si, par suite de quelque circonstance, il devient mon ennemi, où vaudra-t-il mieux me retirer ? Dans un désert ? Soit ; mais est-ce que la fièvre n’y pénètre pas ? Quel est donc l’état des choses ? Et ne serait-il pas possible de trouver un compagnon de route sûr, fidèle, puissant, et qui ne se tournât jamais contre vous ? » Voilà ce que dit le Sage ; et il en conclut que c’est en se mettant à la suite de Dieu, qu’il fera son voyage sans danger.

Qu’appelles-tu donc se mettre à la suite de Dieu ? C’est vouloir soi-même ce qu’il veut.

LXVI

La vraie liberté. — Diogène et Socrate.

« Toi donc, me dit-on, es-tu libre ? » Je le voudrais, de par tous les Dieux, et je fais des vœux pour l’être ; mais je n’ai pas encore la force de regarder mes maîtres en face, je fais encore cas de mon corps, et j’attache un grand prix à l’avoir intact, bien que je ne l’aie pas tel. Mais je puis du moins te faire voir un homme libre, pour que tu cesses d’en chercher un exemple : Diogène était libre. Et d’où lui venait sa liberté ? Non pas de ce qu’il était né de parents libres (il ne l’était pas), mais de ce qu’il était libre par lui-même : il s’était débarrassé de tout ce qui donne prise à la servitude ; on n’aurait su par où l’attraper ni par où le saisir pour en faire un esclave. Il n’avait rien dont il ne pût se détacher sans peine ; il ne tenait à rien que par un fil. Si vous lui aviez enlevé sa bourse, il vous l’aurait laissée plutôt que de vous suivre à cause d’elle ; si sa jambe, sa jambe ; si son corps tout entier, son corps tout entier ; et si ses parents, ses amis, ou sa patrie, même chose encore. Il savait, en effet, d’où il tenait tout cela, de qui il l’avait reçu, et à quelles conditions. Quant à ses vrais parents, les Dieux, et quant à sa véritable pairie, jamais il n’y aurait renoncé : jamais il n’aurait permis qu’un autre fût plus obéissant et plus soumis à ces Dieux ; et personne ne serait mort plus volontiers que lui pour cette patrie. Aussi, vois ce qu’il dit et ce qu’il écrit : « C’est pour cela, dit-il, ô Diogène, qu’il t’est possible de parler du ton que tu voudras au roi des Perses, ou à Archidamus, le roi de Lacédémone. » Est-ce parce qu’il était né de parents libres ? Mais alors ce serait comme fils d’esclaves que tous les Athéniens, tous les Lacédémoniens, tous les Corinthiens, ne pouvaient pas parler à ces rois du ton qu’ils voulaient, tremblaient devant eux, et les servaient. « Pourquoi donc cela m’est-il possible ? » dit-il. « Parce que je ne regarde pas mon corps comme à moi ; parce que je n’ai besoin de rien : parce que la loi est tout pour moi, et que rien autre ne m’est quelque chose. » Voilà ce qui lui donnait le moyen d’être libre.

Afin que tu ne dises pas que je te montre comme exemple un homme dégagé de tout lien social, un homme n’ayant ni femme, ni enfant, ni patrie, ni amis, ni parents, pour le faire plier ou dévier, prends-moi Socrate, et vois-le ayant une femme et des enfants, mais comme des choses qui n’étaient pas à lui ; ayant une patrie, mais dans la mesure où il le fallait, et avec les sentiments qu’il fallait ; ayant des amis, des parents, mais plaçant au-dessus d’eux tous la loi et l’obéissance à la loi. Aussi, quand il fallait aller à la guerre, il y partait le premier, et s’y épargnait au danger moins que personne ; mais, lorsque les tyrans lui ordonnèrent d’aller chez Léon, convaincu qu’il se déshonorerait en y allant, il ne se demanda même pas s’il irait[272]. Ne savait-il pas bien, en effet, qu’il lui faudrait toujours mourir, quand le moment en serait venu ? Que lui importait la vie ? C’était autre chose qu’il voulait sauver : non pas sa carcasse, mais sa loyauté et son honnêteté. Et sur ces choses-là personne n’avait prise ni autorité. Puis, quand il lui faut plaider pour sa vie, se conduit-il comme un homme qui a des enfants ? Comme un homme qui a une femme ? Non, mais comme un homme qui est seul. Et quand il lui faut boire le poison, comment se conduit-il ? Il pouvait sauver sa vie, et Criton lui disait : « Pars d’ici, pour l’amour de tes enfants. » Que lui répondit-il ? Voit-il là un bonheur inespéré ? Il examine ce qui est convenable, et il n’a ni un regard ni une pensée pour le reste. C’est qu’il ne voulait pas, comme il le dit, sauver son misérable corps, mais ce quelque chose qui grandit et se conserve par la justice, qui décroît et périt par l’injustice. Socrate ne se sauve pas par des moyens honteux, lui qui avait refusé de donner son vote, quand les Athéniens le lui commandaient[273], lui qui avait bravé les tyrans, lui qui disait de si belles choses sur la vertu et sur l’honnêteté. Un tel homme ne peut se sauver par des moyens honteux ; c’est la mort qui le sauve, et non pas la fuite. — « Mais que feront tes enfants ? » (lui dit-on.) — « Si je m’en allais en Thessalie, répond-il, vous prendriez soin d’eux. Eh bien ! n’y aura-t-il aucun de vous pour en prendre soin quand je serai parti pour les Enfers ? » Vois comme il adoucit l’idée de la mort, et comme il en plaisante. Si nous avions été à sa place, toi et moi, nous aurions prétendu doctoralement tout de suite, qu’il faut se venger de ceux qui vous ont fait du mal en leur rendant la pareille ; puis nous aurions ajouté : « Si je me sauve, je serai utile à bien des gens ; je ne le serai à personne, si je meurs. » Nous serions sortis par un trou, s’il l’avait fallu pour nous échapper. Mais comment aurions-nous été utiles à personne ? Aujourd’hui, que Socrate n’est plus, le souvenir de ce qu’il a dit ou fait avant de mourir n’est pas moins utile à l’humanité (que ne lui eût été sa vie même).

Voilà les principes, voilà les paroles qu’il te faut méditer. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’une chose aussi importante que la liberté s’achète à si haut prix ? Pour la prétendue liberté, il y a des gens qui se pendent, et d’autres qui se précipitent de haut sur le sol ; il y a même des villes entières qui ont péri pour elle ; et, pour avoir la vraie liberté, celle qui est à l’abri de toute embûche et de tout péril, tu refuseras de rendre à Dieu ce qu’il t’a donné, lorsqu’il te le réclame !

LXVII

Ne s’oublier jamais.

Il est besoin de bien peu de chose pour tout détruire et pour tout perdre en toi : la moindre distraction y suffit. Le pilote, pour perdre son vaisseau, n’a pas besoin d’autant de préparatifs que pour le sauver ; pour peu qu’il le tourne contre le vent, tout est fini ; tout est fini, alors même qu’il ne l’a pas voulu, et qu’il n’a fait que penser à autre chose. Il en est de même ici : pour peu que tu t’oublies, c’en est fait de tout ce que tu as acquis jusque-là. Attention donc à tout ce qui se présente à toi : tiens-y l’œil ouvert. Ce que tu as à garder n’est pas de peu d’importance : c’est ta retenue, ta loyauté, ta fermeté, ton contentement, ton assurance, ta tranquillité, ta liberté en un mot. Combien voudrais-tu vendre toutes ces choses ? Vois ce qu’elles valent. « Jamais, dis-tu, en échange d’elles, je n’obtiendrai rien qui les vaille. A moi donc la sagesse ; à un tel le tribunat ! A lui le consulat ; à moi la retenue ! »

LXVIII

Contre les gens querelleurs et méchants[274]. — La marque des monnaies et la marque des hommes. — La ville forte.

Le Sage ne se querelle jamais avec personne. Est-ce qu’il ne s’attend pas toujours, de la part des méchants à des choses plus fâcheuses et plus tristes que ce qui lui arrive ? Est-ce qu’il ne regarde pas comme autant de gagné tout ce qui manque au malheur complet ? « Un tel t’a injurié, (dit-il), sache-lui gré de ne pas t’avoir frappé. — Mais il m’a frappé ! — Sache-lui gré de ne pas t’avoir blessé. — Mais il m’a blessé ! — Sache-lui gré de ne pas t’avoir tué. En effet, quand ou de qui cet homme a-t-il appris qu’il est un animal sociable, fait pour aimer les autres, et que l’injustice est un grand mal pour qui la commet ? Et, puisqu’il ne l’a pas appris et qu’il ne le croit pas, comment ne suivrait-il pas ce qui lui semble son intérêt ? — Mon voisin m’a jeté des pierres ! — Eh bien ! as-tu pour ta part commis quelque faute ? — Tout ce qui est dans ma maison a été brisé ! — Serais-tu donc toi-même un meuble[275] ? Non : tu es un jugement et une volonté. Qu’est-ce qui t’a donc été donné contre ce dont tu te plains ? En tant que tu tiens du loup, il t’a été donné de mordre à ton tour, et de jeter un plus grand nombre de pierres. Si tu cherches ce qui t’a été donné en tant que tu es homme, n’est-il pas vrai que l’homme malheureux est celui qui perd sa bienveillance et sa loyauté ? »

Voilà celui sur qui devraient gémir ceux qui le rencontrent, à la vue des maux dans lesquels il est tombé. Par Jupiter ! il faut le plaindre, non pas d’être né ou d’être mort, mais d’avoir perdu de son vivant ce qui lui appartenait en propre : non point son patrimoine, son champ, sa maison, son hôtellerie, ses esclaves (rien de tout cela n’appartient à l’individu ; ce sont toutes choses en dehors de lui, au pouvoir et à la merci d’autrui, que donnent tantôt à l’un, tantôt à l’autre, ceux qui en sont les maîtres), mais ce qui est vraiment de l’homme, la marque qu’il portait dans son âme, lorsqu’il est venu au monde, marque semblable à celle que nous cherchons sur les monnaies, pour les juger bonnes quand nous l’y trouvons, pour les rejeter quand nous ne l’y trouvons pas. « Quelle marque (disons-nous) a cette pièce de quatre as ? — La marque de Trajan. — Apporte. — Elle a la marque de Néron. — Jette-la ; elle est de mauvais aloi ; elle est altérée. » Il en est de même ici : « Quelle marque portent ses façons de « penser et de vouloir ? » — « Celle d’un être doux, sociable, patient, affectueux. » — « Apporte. Je le reçois ; j’en fais mon concitoyen ; je le reçois pour voisin et pour compagnon de traversée… »

« Ce n’est pas à la forme seule qu’on distingue chaque espèce d’êtres. À ce compte, en effet, il faudrait dire qu’une pomme en cire est une vraie pomme, tandis qu’il y faut encore et l’odeur et le goût, la configuration extérieure n’y suffisant pas. De même, pour faire un homme il ne suffit pas des narines et des yeux ; il y faut encore des façons de penser et de vouloir qui soient d’un homme. Un tel n’écoute pas la raison ; il ne se rend pas quand on l’a convaincu d’erreur : ce n’est qu’un âne. Toute retenue est morte chez cet autre : il n’est bon à rien ; il n’y a rien qu’il ne soit plutôt qu’un homme. Celui-ci cherche à rencontrer quelqu’un afin de ruer ou de mordre : ce n’est pas même un mouton ou un âne ; c’est une bête sauvage. »

— Quoi donc ! veux-tu que je me laisse mépriser ? — Par qui ? Par ceux qui s’y connaissent ? Eh ! comment ceux qui s’y connaissent mépriseraient-ils un homme pour sa douceur et sa retenue ? Par ceux qui ne s’y connaissent pas ? Que t’importe ! En dehors de toi, quel homme expert dans un art s’inquiète des ignorants ? – Mais ils s’en acharneront davantage après moi ! — Comment dis-tu après moi ? Peut-on donc altérer ton jugement et ta volonté ?… — Non. — De quoi donc te troubles-tu ? Et pourquoi tiens-tu à te montrer redoutable ? Pourquoi plutôt ne pas t’avancer en public et proclamer que tu vis en paix avec tous les hommes, quoi qu’ils puissent faire ? Pourquoi ne pas rire surtout de ceux qui croient te nuire ? « Ces esclaves (dirais-tu) ne savent ni qui je suis, ni en quoi consistent pour moi les biens et les maux. Ils ignorent qu’ils ne sauraient atteindre ce qui m’appartient. »

C’est ainsi que les habitants d’une ville bien fortifiée se rient de ceux qui l’assiègent. « Qu’est-ce qu’ont ces gens (disent-ils) à se donner tant de peine pour rien ? Nos murailles sont solides ; nous avons des vivres pour longtemps ; nous sommes bien munis de tout. » Avec ces moyens, en effet, une ville est forte et imprenable ; mais l’âme humaine ne l’est que par ses principes. Car, pour la rendre telle, quel mur serait assez solide, quel corps assez de fer, quelle fortune assez sûre, quel rang assez au-dessus de toutes les attaques ? Toutes ces choses sont partout périssables et promptes à succomber. Celui qui s’y attache doit nécessairement se troubler, espérer à tort, s’effrayer, gémir. Et nous ne prenons pas le parti de fortifier la seule chose solide qui nous ait été donnée ! Et nous ne nous arrachons pas aux choses périssables et dépendantes, pour donner tous nos soins à celles qui, de leur nature, sont impérissables et indépendantes !

Nous sommes bons pour écrire ou lire tout cela, et pour l’approuver quand nous l’avons lu ; mais que nous sommes loin de nous en pénétrer ! Aussi ce qu’on disait des Lacédémoniens, « qu’ils sont des lions chez eux, des renards à Éphèse, » peut s’appliquer à nous aussi : « lions dans l’école, renards dehors. »

LXIX

L’examen de conscience du courtisan.

Un tel, levé dès l’aurore, cherche qui saluer parmi les gens du palais, à qui adresser une parole flatteuse, à qui envoyer un cadeau, comment plaire au danseur favori, comment nuire à l’un pour avoir les bonnes grâces de l’autre. Quand il prie, c’est pour cela qu’il prie ; quand il offre un sacrifice, c’est pour cela qu’il l’offre. Le précepte de Pythagore,

« Ne permets pas que le sommeil entre dans tes yeux appesantis[276], »

c’est à cela qu’il l’applique. « Qu’ai-je omis, se dit-il, en fait de flatterie ? Comment me suis-je conduit ? Aurais-je, par hasard, agi en homme indépendant, en homme de cœur ? » Et, s’il trouve qu’il a agi de la sorte, il se le reproche et s’en accuse. « Qu’avais-tu besoin de parler ainsi ? (se dit-il.) Ne pouvais-tu pas mentir ? Les philosophes eux-mêmes disent qu’il est permis de faire un mensonge. » Toi, au contraire, si réellement tu ne t’es jamais occupé que de faire des représentations l’usage que tu en dois faire, dis-toi dès le matin, sitôt que tu es levé : « Que me manque-t-il pour m’élever au-dessus de toutes les passions, au-dessus de toutes les troubles ? » Repasse alors dans ton esprit ce que tu as fait : « Qu’ai-je omis de ce qui conduit à la tranquille félicité ? Quel acte ai-je commis qui ne soit ni d’un ami, ni d’un citoyen ? A quel devoir ai-je manqué dans ce sens ? »

LXX

Comment on s’élève au-dessus de la crainte. — Les enfants et les gardes du tyran. — La distribution des raisins et des figues. — La véritable loi.

Qu’est-ce qui nous fait redouter un tyran ? — Ses gardes, dit-on, et leurs épées ; les officiers de sa chambre, et tous ces gens qui repoussent quiconque se présente. — Pourquoi donc alors les enfants, qu’on amène près d’un tyran entouré de ses gardes, ne s’en effrayent-ils pas ? N’est-ce point parce que les enfants ne comprennent pas ce que sont les gardes ? À son tour, l’homme qui comprendrait ce qu’ils sont, et que ce sont des épées qu’ils tiennent, mais qui viendrait devant le tyran précisément avec la volonté de mourir et en cherchant par qui se faire tuer aisément, craindrait-il les gardes, lui aussi ? — Non, parce qu’il voudrait justement ce qui les fait redouter des autres. — Mais alors, si quelqu’un arrivait devant le tyran sans tenir absolument à vivre ou à mourir, mais prêt à l’un ou à l’autre, suivant l’événement, qu’est-ce qui l’empêcherait de s’y présenter sans crainte ? — Rien.

… Moi, j’ai tout examiné, et je sais que personne n’a prise sur moi. Dieu m’a donné la liberté ; je connais ses commandements ; personne ne peut aujourd’hui me faire esclave ; j’ai pour garantir ma liberté un magistrat tel qu’il le faut, des juges tels qu’il les faut. Tu es le maître de ma vie, de ma fortune ; mais que m’importe ! Je te concède tout cela, avec mon corps même tout entier, lorsque tu le voudras. Mais fais l’essai de ton pouvoir, et tu verras où il s’arrête entre tes mains.

Quand j’entends vanter le bonheur de quelqu’un, parce qu’il a reçu de César quelque dignité, je me dis : « Que lui arrive-t-il ? Une préfecture ? Mais lui arrive-t-ii aussi l’opinion qu’il en doit avoir ? Une charge de procurateur ? Mais lui arrive-t-il aussi la façon de s’y conduire ?… »

Jetez des raisins secs et des noix, les enfants les ramassent en hâte, et se battent entre eux ; les hommes ne le font pas ; c’est trop peu de chose pour eux. Mais jetez des coquilles, les enfants eux-mêmes ne les ramasseront pas. Eh bien ! on distribue des prétures ; c’est aux enfants d’y voir. On distribue de l’argent ; c’est aux enfants d’y voir. On distribue des généralats, des consulats ; que les enfants les pillent ; qu’ils se fassent renvoyer et frapper ; qu’ils baisent la main de celui qui les donne, et jusqu’à celle de ses esclaves : il n’y a là pour moi que des raisins secs et des figues. Que doit-on donc faire ? Si tu les manques quand on les jette, ne t’en inquiète pas ; si une figue arrive dans ta robe, prends-la et mange-la ; il t’est permis de faire assez de cas des figues pour cela. Mais quant à me baisser, quant à faire tomber quelqu’un ou à me faire renverser par lui, quant à flatter ceux qui ont leurs entrées, la figue n’en vaut pas la peine, non plus qu’aucun de ces biens que les philosophes m’ont appris à ne pas regarder comme des biens.

Montre-moi les épées des gardes. — Vois comme elles sont longues et pointues ! — Eh bien ! que font ces épées si grandes et si pointues ? — Elles tuent. — Et la fièvre, que fait-elle ? Pas autre chose… Ce sont là des épouvantails d’enfants et d’imbéciles ! Il est bien digne de prendre peur et de flatter l’homme qui, entré une fois dans l’école d’un philosophe, ne sait pas ce qu’il est, et n’a pas appris qu’il n’est ni sa chair, ni ses fibres, ni ses os, mais qu’il est ce qui en a l’usage, ce qui apprécie les représentations et en règle l’emploi.

— Oui ; mais de pareilles doctrines nous font mépriser les lois ! — Et quelle est la doctrine qui donne à ceux qui la suivent plus de soumission aux lois ? Mais le caprice d’un imbécile n’est pas une loi[277]. Et cependant vois comme, à l’égard de ces gens eux-mêmes, cette doctrine nous dispose de la façon qu’il faut, elle qui nous apprend à ne leur disputer aucune des choses pour lesquelles ils peuvent être plus forts que nous. Elle nous apprend à céder au sujet de notre corps, à céder au sujet de notre fortune, au sujet de nos enfants, de nos parents, de nos frères[278] ; à nous détacher de tout, à renoncer à tout ; elle n’en excepte que nos façons de penser, dont Jupiter a voulu faire ce qui distingue chacun de nous. Quelle violation des lois y a-t-il là ?

LXXI

Sur ceux qui se hâtent trop de jouer le rôle de philosophes. — De l’opinion vulgaire sur la philosophie et les philosophes. — La profession et le costume. — Comment Euphrate fit l’apprentissage de la philosophie. — Le germe et l’épi.

Ne louez ou ne blâmez jamais personne pour les actes de la vie commune, et ne dites jamais à cause d’eux qu’on est sage ou qu’on ne l’est pas : vous éviterez ainsi tout à la fois de parler trop vite et d’être malveillant. Un tel se lave de bonne heure : fait-il donc mal ? Non, pas du tout. Que fait-il donc ? Il se lave de bonne heure. Serait-ce donc que tout est bien ? Non, mais ce qui est bien, c’est ce que l’on fait en pensant bien ; ce qui est mal, ce que l’on fait en pensant mal. Tant que tu ne connais pas l’idée d’après laquelle quelqu’un fait une chose, ne loue ni ne blâme jamais son  action[1].

Or, il est difficile de juger des façons de penser d’après les faits extérieurs. « Un tel, dit-on, est charpentier. » Pourquoi ? parce qu’il se sert de doloire. Qu’est-ce que cela prouve ? « Tel autre, dit-on, est musicien, » parce qu’il chante. Qu’est-ce que cela prouve ? « Tel autre, dit-on encore, est philosophe. » Pourquoi ? parce qu’il porte le vieux manteau et les longs cheveux. Mais qu’est-ce que portent les charlatans ? Cela suffit pourtant pour que l’on dise bien vite, si l’on voit quelqu’un d’ainsi vêtu faire une action honteuse, « Vois ce que fait le philosophe ; » tandis que l’on devrait bien plutôt, puisqu’il se conduit honteusement, dire qu’il n’est pas philosophe.

Le mot du vulgaire serait juste, si le philosophe avait pour définition et pour enseigne de porter le vieux manteau et la longue chevelure ; mais, si sa définition est bien plutôt de ne jamais faillir, pourquoi, dès qu’il ne tient pas ce que promet son enseigne, ne pas lui retirer son titre ? C’est ce qui arrive, en effet, dans tous les métiers. Que l’on voie quelqu’un manier mal la hache, on ne dit pas : « A quoi sert le métier de charpentier ? Voyez comme les charpentiers font mal ! » On dit, au contraire : « Un tel n’est pas charpentier ; car il manie mal la hache. » De même, quand on entend mal chanter quelqu’un, on ne dit pas : « Voilà comme chantent les musiciens ; » mais bien plutôt : « Un tel n’est pas musicien. » Mais pour la philosophie, et pour elle seule, voici ce que l’on fait ; quand on voit quelqu’un agir contrairement à ce que professent les philosophes, on ne lui en retire pas le titre ; mais, posant en principe qu’il est philosophe, et, prenant dans les faits eux-mêmes ses actes honteux, on en conclut que la philosophie ne sert à rien. D’où cela vient-il ? C’est que nous avons d’avance une idée précise du charpentier, du musicien, et pareillement de tout autre artisan ou artiste, mais du philosophe, non. Celle que nous avons de lui est si confuse et si embrouillée, que c’est uniquement aux choses extérieures que nous prétendons le reconnaître. Mais est-il une autre profession dont on juge sur les vêtements et la chevelure ? Quelle est celle qui n’a pas ses objets d’étude, sa matière et sa fin ? Qu’est-ce qui est donc la matière du philosophe ? Son manteau ? Non, mais sa raison. Et quel est son but ? De porter un manteau ? Non, mais d’avoir une raison saine. Et quels sont les objets de ses études ? Les moyens d’avoir une longue barbe ou une chevelure épaisse ? Non, mais bien plutôt, comme le dit Zénon, la connaissance des éléments du raisonnement, de la nature de chacun d’eux, de leurs rapports les uns avec les autres, et de ce qui en est la conséquence.

Malheureusement, ceux qui ont ce titre de philosophes en cherchent eux-mêmes la justification dans les choses vulgaires. Dès qu’ils ont pris le vieux manteau et laissé pousser leur barbe, les voilà qui disent : « Je suis philosophe ! » Personne pourtant ne dira : « Je suis musicien, » parce qu’il aura acheté un archet et une harpe ; ni : « Je suis forgeron, » parce qu’il en aura pris le bonnet et le tablier. On prend un costume en rapport avec sa profession, mais c’est de sa profession, et non de son costume, que l’on tire son nom.

C’est pour cela qu’Euphrates disait avec raison : « J’ai cherché pendant bien longtemps à dissimuler que j’étais philosophe ; et cela me servait. D’abord je savais que tout ce que je faisais de bien, je ne le faisais pas pour les spectateurs, mais pour moi-même : c’était pour moi-même que j’étais convenable à table, que j’étais réservé dans mes regards et dans ma démarche. C’était pour moi et pour Dieu que je faisais tout. Puis, comme j’étais seul engagé dans la lutte, j’étais aussi seul en péril : si j’avais fait quelque action honteuse ou inconvenante, la philosophie n’en aurait pas été compromise ; et mes fautes, n’étant pas celles d’un philosophe, n’auraient pas fait de tort à tous les autres. Aussi, ceux qui ne connaissaient pas ma pensée, s’étonnaient que, fréquentant tous les philosophes et vivant avec eux, je ne fusse pas moi-même philosophe. Et quel mal y avait-il à ce qu’on me reconnût philosophe à mes actes, mais non à mon extérieur ? Vois-moi manger, boire, dormir, patienter, m’abstenir, venir en aide aux autres, désirer, éviter, accomplir mes devoirs naturels et sociaux : quel calme et quelle liberté ! Juge-moi donc par là, si tu le peux. Mais, si tu es aveugle et sourd au point de ne point reconnaître Vulcain lui-même pour un bon forgeron, à moins que tu ne lui voies le bonnet posé sur la tête, quel mal y a-t-il à ne pas être apprécié par un juge aussi niais ? »

C’est ainsi que Socrate était méconnu de la foule…

Il serait, en effet, d’un sot et d’un vaniteux de venir dire : « Je suis au-dessus de toute agitation et de tout trouble. Sachez-le, ô mortels : tandis que vous vous tourmentez et vous bouleversez pour des choses sans valeur, moi je suis exempt de toute espèce de trouble. » Ne te suffit-il donc pas pareillement de ne pas être malade, sans crier bien haut : « Réunissez-vous tous, vous qui avez la goutte, vous qui souffrez de la tête, vous qui êtes aveugles, vous qui êtes boiteux, et voyez-moi en bonne santé, sans nulle espèce de mal ? » Il n’y aurait là en effet que vanité et sottise, à moins que, comme Esculape, tu ne pusses leur indiquer sur-le-champ le traitement qui les guérirait sur-le-champ eux aussi, et que ta santé ne fût un exemple que tu leur citasses dans ce but.

Aujourd’hui, dès qu’on se sent attiré vers la philosophie, comme les estomacs malades vers des mets dont ils seront bientôt fatigués, on prétend aussitôt au sceptre et à la royauté. On laisse pousser sa chevelure, on prend la tunique, on découvre son épaule, on discute contre ceux que l’on rencontre ; trouve-t-on même quelqu’un en simple casaque, on discute encore contre lui. Homme, commence plutôt par t’exercer à l’écart. Prends garde que ton désir ne soit celui d’un estomac malade, ou une envie de femme grosse. Commence par faire en sorte qu’on ne sache pas ce que tu es : pendant quelque temps sois philosophe pour toi seul.

C’est ainsi que pousse le blé : il faut que le germe soit enfoui et caché dans la terre pendant quelque temps, et qu’il s’y développe lentement, pour arriver à bien. Si l’épi se montre avant que le nœud de la lige ne soit formé, il n’arrive pas à terme ; il est du jardin d’Adonis[279]. Tu es une plante du même genre : si tu fleuris trop vite, le froid te brûlera. Vois ce que les cultivateurs disent des semences, lorsque la chaleur vient avant le temps ; ils tremblent qu’elles ne poussent trop vite, et que la gelée, en tombant sur elles, ne les en punisse. Homme, prends garde à ton tour : tu as poussé trop vite ; tu t’es jeté trop tôt sur la gloire ; tu sembles être quelque chose ; tu n’es qu’un sot au milieu des sots ; le froid te tuera, ou plutôt il t’a déjà tué par le bas, dans ta racine ; le haut pourtant chez toi fleurit encore un peu, et c’est ce qui fait croire que tu es encore vivant et fort. Mais, nous au moins, laisse-nous mûrir conformément à la nature. Pourquoi nous découvrir ? Pourquoi forcer notre croissance ? Nous ne pouvons pas encore supporter l’air. Laisse ma racine grandir, prendre un premier nœud, puis un second, puis un troisième ; et de cette façon le fruit forcera la nature, alors même que je ne le voudrais pas. Comment, en effet, un homme tout plein et tout rempli de ces sages principes ne sentirait-il pas sa force, et ne se porterait-il pas de lui-même aux actes pour lesquels elle est faite ?

Mais, à l’heure qu’il est, je n’ai pas cette force, crois-moi. Pourquoi donc veux-tu que je me fane avant le temps, comme tu t’es fané toi-même ?

LXXII

De la propreté.

Les Dieux, par leur nature, sont purs et sans tache ; autant donc l’homme se rapproche d’eux par la raison, autant il devra s’efforcer d’être pur et sans souillure. Il est impossible à son être de se trouver jamais complètement pur, avec les matériaux dont il est composé ; mais la raison, qui lui a été donnée, essaye du moins de le rendre pur dans la mesure du possible.

La première pureté, la plus noble, est celle de l’âme ; et réciproquement pour l’impureté. Or, les fonctions de l’âme sont de vouloir, de repousser, de désirer, de fuir, de se préparer, d’entreprendre, de donner son adhésion. Qu’est-ce donc qui nuit chez elle à ces fonctions, en la souillant et la rendant impure ? Rien autre chose que ses méchants jugements. L’impureté de l’âme, ce sont donc ses opinions défectueuses ; et le moyen de la purifier, c’est de lui faire des opinions telles qu’elle en doit avoir.

Il y a quelque chose de pareil à faire pour le corps à son tour, autant qu’il s’y prête… Quoi ! l’ouvrier qui travaille les métaux nettoiera le fer et aura des instruments faits pour cela ; toi-même, lorsque tu seras pour manger, tu laveras ton plat de bois, si tu n’es pas complètement sale et malpropre ; et tu ne laverais ni ne nettoierais ton corps ! — « Pourquoi le ferais-je ? » dis-tu. — Je te répondrai : « D’abord pour te conduire en homme ; puis, pour ne pas incommoder ceux qui se trouvent avec toi. » Va-t’en dans un désert, c’est là ta place. Il est bien juste que tu aies seul la jouissance de ta malpropreté. Mais, quand tu es dans une ville, vivre avec cette négligence et cette stupidité, de qui crois tu que ce soit le fait ? Si la nature t’avait confié un cheval, le laisserais-tu ainsi sans soins ? Regarde aujourd’hui ton corps comme un cheval qu’on l’a remis entre tes mains ; lave-le, essuie-le ; fais que personne ne s’en détourne, que personne ne s’en recule. Qu’est-ce qui ne se recule pas d’un homme sale, encore plus que d’un individu couvert d’ordures ? La puanteur dans ce dernier cas nous vient du dehors ; mais celle qui naît de notre incurie vient de nous ; elle ressemble à celle d’une charogne.

LXXIII

De l’attention.

Si tu te relâches un instant de ton attention sur toi-même, ne t’imagine pas que tu la retrouveras lorsque tu le voudras. Dis-toi au contraire que, par suite de ta faute d’aujourd’hui, tes affaires désormais seront forcément en plus mauvais état. Car d’abord, et c’est ce qu’il y a de plus triste, l’habitude nous vient de ne pas veiller sur nous-mêmes, puis l’habitude de différer d’y veiller, en remettant et reportant sans cesse à un autre jour d’être heureux, d’être vertueux, de vivre et de nous conduire conformément à la nature. S’il est utile de le remettre, il sera bien plus utile encore d’y renoncer complètement ; et, s’il n’est pas utile d’y renoncer, pourquoi ne pas continuer à veiller constamment sur soi ?

« Aujourd’hui je veux jouer ! » — Eh bien ! ne dois-tu pas le faire en veillant sur toi ? — « Je veux chanter. » — Qu’est-ce qui t’empêche de le faire en veillant sur toi ? Est-il dans notre vie une chose exceptionnelle à laquelle l’attention ne puisse s’étendre ? Est-il quoi que ce soit, dans la vie, qui gagne au défaut d’attention ? Le charpentier construit-il plus parfaitement en ne faisant pas attention ? Le pilote, en ne faisant pas attention, conduit-il plus sûrement ? Est-il quelqu’un des travaux les moins importants qui s’exécute mieux sans l’attention ? Ne sens-tu pas qu’une fois que tu as lâché la bride à tes pensées, il n’est pas en ton pouvoir de la reprendre en mains, pour être honnête, décent et réservé ? Loin de là : tu fais dès lors tout ce qui se présente à ton esprit, tu cèdes à toutes tes tentations.

Quoi donc ! peut-on être infaillible ? Non pas ; mais il est une chose que l’on peut, c’est de s’efforcer constamment de ne pas faire de faute. Et il faut nous trouver heureux si, en ne nous relâchant jamais de cette attention sur nous-mêmes, nous échappons à un certain nombre de fautes. Mais dire maintenant : « Je ferai attention demain, » sache que c’est dire : « Aujourd’hui je serai sans retenue, sans convenance, sans dignité ; il sera au pouvoir des autres de me faire de la peine ; je vais être aujourd’hui colère et envieux. » Vois que de maux tu attires là sur toi ! Si l’attention doit t’être bonne demain, combien plus le sera-t-elle aujourd’hui ! Veille sur toi aujourd’hui pour en être capable demain, et ne pas le remettre encore au surlendemain.



Pensées diverses d’Épictète

recueillies par stobée[280].



I


La vie qui roule avec la fortune ressemble à l’eau d’un torrent ; elle est toujours trouble, bourbeuse, dangereuse, violente, tumultueuse et passagère.


II


L’âme qui se nourrit de la vertu ressemble à une source qui fournit toujours une eau pure, claire, saine, abondante et qui ne tarit jamais.


III


Si tu veux être bon, persuade-toi d’abord que tu es mauvais.


IV


L’esclavage du corps est l’ouvrage de la fortune, et l’esclavage de l’âme est l’ouvrage du vice. Celui qui a la liberté du corps, s’il a l’âme liée et garrottée, est esclave, et celui qui a l’âme libre a beau être chargé de chaînes, il jouit d’une pleine liberté. L’esclavage du corps, la nature le finit par la mort ; mais l’esclavage de l’âme, c’est la vertu seule qui le finit.

V

L’homme, avec les présents des abeilles, fait un doux breuvage ; n’est-il pas honteux qu’il rende amer par sa méchanceté le présent des Dieux, la raison ?

VI

Quand tu vois une vipère ou un serpent dans une boîte d’or, l’en estimes-tu davantage ? et n’as-tu pas toujours pour lui la même horreur, à cause de sa nature malfaisante et venimeuse ? Fais de même du méchant, quand tu le vois au milieu des richesses.

VII

Ce n’est pas la pauvreté qui afflige, mais le désir ; de même ce ne sont pas les richesses qui délivrent de toute crainte, mais la raison.

VIII

Avant de te présenter au tribunal des juges, présente-toi à celui de la justice.

IX

Il est honteux que le juge soit jugé par d’autres[281].

X

De même qu’il n’y a rien de plus vrai que le vrai, de même il n’y a rien de plus juste que le juste[282].

XI


Comme le soleil n’attend point les prières et les flatteries pour se lever, mais soudain resplendit, et par tous est salué ; toi aussi, n’attends point les applaudissements et les murmures et les louanges pour bien faire ; mais de ta propre volonté répands les bienfaits, et à l’égal du soleil tu seras aimé[283].


XII


Comme les fanaux qu’on allume dans les ports sont d’un grand secours aux vaisseaux qui ont perdu leur route, de même un homme de bien dans une ville battue de la tempête est d’un grand secours pour ses concitoyens.


XIII


Si tu veux orner ta cité d’offrandes, revêts-toi d’abord toi-même du plus bel ornement : la mansuétude, la justice, la bienfaisance.








EXTRAITS DE MARC-AURÈLE[284].


I

Couvre-toi d’ignominie, oui, couvre-toi d’ignominie, ô mon âme ! Tu n’auras plus le temps de t’honorer. Pour les hommes, la vie est fugitive ; mais la tienne touche presque à son terme, et tu n’as de toi aucun respect, car c’est dans les âmes des autres que tu places ta sécurité !…

II

Règle chacune de tes actions et de tes pensées sur cette réflexion : il est possible que je sorte à l’instant de cette vie. Or, t’en aller d’au milieu des hommes, s’il y a des Dieux, n’a rien qui doive t’effrayer, car ils ne te jetteront pas dans le malheur ; si, au contraire, il n’y en a pas, ou s’ils ne prennent nul souci des choses humaines, que m’importe de vivre dans un monde vide de Dieux ou vide de Providence ? Mais il y a des Dieux, et qui prennent souci des choses humaines. Ils ont donné à l’homme un pouvoir efficace, qui peut le garantir de tomber dans les maux véritables. Il n’est pas de mal imaginable qu’ils n’y aient pourvu, en donnant à l’homme le pouvoir de n’y pas tomber… Ce n’est point par ignorance, ou, sinon par ignorance, ce n’est point pour n’avoir pu le prévenir ou le corriger, que la nature de l’univers aurait laissé subsister un désordre : non, n’attribuons ni à l’impuissance ni au défaut d’art une si étrange bévue, cette distribution indifférente des biens et des maux et aux hommes de bien et aux méchants, sans nul égard au mérite. Pour la mort et la vie, la gloire et l’infamie, la douleur et le plaisir, la richesse et la pauvreté, toutes ces choses ne sont distribuées indifféremment et aux hommes de bien et aux méchants que parce qu’il n’y a en elles rien d’honnête ni rien de honteux : ce ne sont donc ni des biens ni des maux véritables[285].

III

Oh ! que toutes choses s’évanouissent en peu de temps, les corps au sein du monde, leur souvenir au sein des âges ! Que sont tous les objets sensibles, et surtout ceux qui nous séduisent par l’attrait de la volupté, ou nous effrayent par l’image de la douleur ; ceux enfin dont le faste nous arrache des cris d’admiration ? Que tout cela est frivole, digne de mépris ! C’est un dégoût, une corruption, c’est la mort…

IV

La durée de la vie humaine est un point ; la matière un flux perpétuel ; la sensation un phénomène obscur ; la réunion des parties du corps, une masse corruptible ; l’âme, un tourbillon ; le sort, une énigme ; la réputation, une chose sans jugement. Pour le dire en somme, du corps, tout est fleuve qui coule ; de l’âme tout est songe et fumée ; la vie, c’est une guerre, une halte de voyageur ; la renommée posthume, c’est l’oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous servir de guide ? Une chose, et une seule, la philosophie. Et la philosophie, c’est de préserver le génie qui est au dedans de nous de toute ignominie, de tout dommage ; c’est de vaincre le plaisir et la douleur, de ne rien faire au hasard[286].

V

De l’obstacle qui se présente, la volonté fait la matière même de son action : c’est ainsi que le feu se rend le maître de ce qui lui tombe dedans : une petite lampe en eût été éteinte ; mais le feu resplendissant s’approprie bientôt les matières entassées, les consume, et par elles s’élève plus haut encore.

VI

On se cherche des retraites, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes… Nulle part l’homme n’a de retraite plus tranquille, moins troublée par les affaires, que celle qu’il trouve dans son âme.

VII

Tout ce qui arrive arrive justement[287] ; c’est ce que tu reconnaîtras si tu observes attentivement les choses. Je ne dis pas seulement qu’il y a un ordre de succession marqué, mais que tout suit la loi de la justice et dénote un être qui distribue les choses selon le mérite.

VIII

Il y a bien des grains d’encens destinés au même autel : l’un tombe plus tôt, l’autre plus tard dans le feu ; mais la différence n’est rien.

IX

Ne fais pas comme si tu devais vivre des milliers d’années. La mort pend sur ta tête ; tandis que tu vis, tandis que tu le peux, rends-toi homme de bien.

X

Combien de temps il gagne, celui qui ne prend pas garde à ce que le prochain a dit, a fait, a pensé, mais seulement à ce qu’il fait lui-même, afin de rendre ses actions justes et saintes !

XI

Tout ce qui t’accommode, ô monde, m’accommode moi-même. Rien n’est pour moi prématuré ni tardif, qui est de saison pour toi. Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô nature ! Tout vient de toi ; tout est dans toi ; tout rentre dans toi. Un personnage de théâtre dit : Bien-aimée cité de Cécrops ! Mais toi, ne peux-tu pas dire : Ô bien-aimée cité de Jupiter !

XII

Celui-là, bien que sans tunique[288], est pourtant philosophe ; celui-ci, sans livre ; cet autre, demi-nu. Je manque de pain, dit-il, et pourtant je maintiens mon système.

XIII

Tout passe en un jour, et le panégyrique et l’objet célébré.

XIV

Tout ce qui arrive est aussi habituel, aussi ordinaire que la rose dans le printemps, que les fruits pendant la moisson : ainsi la maladie, la mort, la calomnie, les conjurations, enfin tout ce qui réjouit ou afflige les sots[289].

XV

Les choses qui succèdent à d’autres ont toujours avec celles qui les ont précédées un rapport de famille. C’est un enchaînement harmonieusement réglé. Et de même qu’il règne dans tout ce qui est une coordination parfaite, de même il y a dans les choses qui naissent, non pas succession pure et simple, mais une évidente et admirable parenté.

XVI

Sois semblable à un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser ; le promontoire demeure immobile, et dompte la fureur de l’onde qui bouillonne autour de lui. Que je suis malheureux que telle chose me soit arrivée ! — Ce n’est point cela ; il faut dire : Que je suis heureux, après ce qui m’est arrivé, de vivre exempt de douleur, insensible au coup qui me frappe aujourd’hui, inaccessible à la crainte de celui qui peut me frapper plus tard !

XVII

Le matin, lorsque tu sens de la peine à te lever, fais cette réflexion : Je m’éveille pour faire œuvre d’homme ; pourquoi donc éprouver du chagrin de ce que je vais faire les choses pour lesquelles je suis né, pour lesquelles j’ai été envoyé dans le monde ? Suis-je donc né pour rester chaudement couché sous mes couvertures ? — Mais cela fait plus de plaisir. — Tu es donc né pour te donner du plaisir ? Ce n’est donc pas pour agir, pour travailler ? Ne vois-tu pas les plantes, les passereaux, les fourmis, les araignées, remplissant chacun sa fonction et servant selon leur pouvoir à l’harmonie du monde ! Et après cela tu refuses de faire ta fonction d’homme ? Tu ne cours point à ce qui est conforme à ta nature. — Mais il faut bien prendre du repos. — Je le veux ! pourtant la nature a mis des bornes à ce besoin ; elle en a bien mis au besoin de manger et de boire. Toi maintenant tu passes ces bornes, tu vas au delà de ce qui doit te suffire ; dans l’action, il n’en est plus de même : tu restes en deçà du possible. C’est que tu ne t’aimes pas toi-même, sinon tu aimerais ta nature et ce qu’elle veut. Oui, ceux qui aiment leur métier sèchent sur leurs ouvrages, oubliant le bain et la nourriture ; mais toi, tu fais moins de cas de ta propre nature que le ciseleur n’en fait de son art, le danseur de sa danse, l’avare de son argent, l’ambitieux de sa folle gloire. Eux, quand ils sont à l’œuvre, ils ont bien moins à cœur le manger ou le dormir que le progrès de ce qui les charme : les actions qui ont l’intérêt public pour but te paraissent-elles plus viles et moins dignes de tes soins ?

XVIII

Il y a tel qui, après avoir fait un plaisir à quelqu’un, se hâte de lui porter cette faveur en compte. Cet autre n’a point une précipitation pareille, mais il regarde l’obligé comme son débiteur, il a toujours présent à la pensée le service qu’il a rendu. Un troisième enfin ignore, si je puis dire, ce qu’il a fait… il est semblable à la vigne, qui porte son fruit, puis après ne demande plus rien, satisfaite d’avoir donné sa grappe. Faut-il donc être du nombre des gens qui ne savent pour ainsi dire pas ce qu’ils font ? Oui.

XIX

Telles seront tes pensées habituelles, tel sera ton esprit, car l’âme prend la teinture de nos pensées. Plonge-la donc sans cesse dans des pensées comme celle-ci : Là où l’on peut vivre, on y peut bien vivre.

XX

Le bien de l’être raisonnable est dans la société humaine, car il y a longtemps qu’on a démontré que nous sommes nés pour la société. N’est-il pas évident que les êtres inférieurs existent en vue des êtres supérieurs, que les êtres supérieurs existent les uns pour les autres ?

XXI

Il faut vivre avec les Dieux. C’est vivre avec les Dieux que de leur montrer sans cesse une âme satisfaite de son partage, obéissant à tous les ordres du génie qui est son gouverneur et son guide : don de Jupiter, émanation de sa nature. Ce génie, c’est l’intelligence et la raison de chaque homme.

XXII

Dans un instant, tu ne seras plus que de la cendre, un squelette, un nom, ou pas même un nom[290]. Et le nom n’est qu’un bruit, qu’un écho ! Ce que nous estimons tant dans la vie n’est que vide, que pourriture, petitesse : des chiens qui mordent, des enfants qui se battent, qui pleurent, qui rient bientôt après. La foi, la pudeur, la justice et la vérité ont, pour l’Olympe, laissé la terre spacieuse[291]. Qu’y a-t-il donc qui te retienne ici-bas[292] ?

XXIII

Regarde au dedans des choses : prends garde de te tromper sur la qualité, sur le mérite de chaque objet.

XXIV

La meilleure manière de se venger, c’est de ne se pas rendre semblable aux méchants.

XXV

Mets toute ta joie, toute ta satisfaction à passer d’une action utile à l’État à une autre action qui lui soit encore utile, en te souvenant toujours de Dieu.

XXVI

Si tu avais à la fois une marâtre et une mère, tu aurais des égards pour l’une ; mais ce serait auprès de ta mère que tu retournerais à chaque instant. Ta marâtre et ta mère, ce sont la Cour et la Philosophie ; reviens souvent à celle-ci, repose-toi dans son sein : c’est elle qui te rend l’autre supportable ; c’est elle qui te rend supportable à la Cour[293].

XXVII

Des êtres se hâtent d’exister, d’autres êtres se hâtent de n’exister plus ; même de tout ce qui se produit, quelque chose déjà s’est éteint. Ces écoulements, ces altérations, renouvellent continuellement le monde, comme le cours non interrompu du temps renouvelle éternellement la durée infinie des siècles. Entraîné par ce fleuve, y a-t-il quelqu’un qui puisse estimer aucune de ces choses si passagères, sur laquelle il ne saurait faire aucun fondement ? C’est comme si l’on se prenait d’amour pour un des moineaux qui passent en volant : l’oiseau, dans un instant, aurait disparu à leurs yeux.

XXVIII

Si quelqu’un te demandait comment s’écrit le nom d’Antonin, est-ce avec de grands éclats de voix que tu en prononcerais chaque lettre ? Quoi donc ! Si l’on se fâche contre toi, pourquoi te mettre aussi en colère ? Tout à l’heure, n’aurais-tu pas énuméré tranquillement chaque lettre du nom ? Eh bien donc, souviens-toi que, dans la vie aussi, tout devoir se compose d’un certain nombre de choses ; ce nombre, il te faut l’observer sans te troubler, sans que l’indignation des autres fasse naître ton indignation.

XXIX

La mort est la fin du combat que se livrent nos sens, des secousses que nous impriment nos désirs, des écarts de la pensée, de la servitude que nous impose notre chair.

XXX

Nous concourons tous à l’accomplissement d’une seule et même œuvre ; les uns savent et comprennent ce qu’ils font, les autres l’ignorent : ainsi ceux qui dorment, dit Héraclite je crois, sont des ouvriers, et qui concourent à l’accomplissement des affaires du monde. L’un contribue d’une façon, l’autre d’une autre, et singulièrement celui-là même qui en murmure, qui lutte avec effort contre le courant pour l’arrêter s’il était possible ; car le monde avait besoin d’un tel homme. Vois donc au reste avec quels ouvriers tu veux te ranger : car celui qui gouverne l’univers se servira toujours de toi comme il est bon ; il te mettra toujours dans le nombre de ses coopérateurs, des êtres qui aident à son œuvre.

XXXI

Tu t’ennuies du spectacle à l’amphithéâtre, dans les autres lieux de ce genre, parce que toujours la même chose à voir, toujours l’uniforme répétition des mêmes objets, nous dégoûtent de leur apparition : ce supplice est celui de toute la vie. Du haut en bas toutes choses sont toujours les mêmes, viennent des mêmes principes. Jusqu’à quand donc ?

XXXII

Accoutume-toi à prêter sans distraction l’oreille aux paroles des autres, et entre, autant qu’il se peut, dans la pensée de celui qui parle.

XXXIII

Ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas non plus utile à l’abeille.

XXXIV

Si les matelots injuriaient le pilote, et les malades leur médecin, serait-ce à autre intention que de leur faire chercher un moyen de sauver, celui-ci ses passagers, celui-là ses malades[294] ?

XXXV

Le vain appareil de la magnificence, les spectacles de la scène, les troupeaux de petit et de grand bétail, les combats de gladiateurs, tout cela est comme un os jeté en pâture aux chiens, un morceau de pain qu’on laisse tomber dans un vivier ; ce sont des fatigues de fourmis traînant leur fardeau, une déroute de souris effrayées, des marionnettes mises en mouvement par un fil. Assistes-y donc avec un sentiment de bonté, sans orgueil insolent : réfléchis que la valeur de chaque homme est en raison de celle des objets qu’il affectionne.

XXXVI

Ne rougis point du secours d’autrui : le dessein que tu te proposes, c’est d’accomplir ton devoir, comme un soldat quand il faut monter sur la brèche.

XXXVII

Ne te trouble point de l’avenir : tu l’aborderas, s’il le faut, armé de la même raison dont tu te sers avec les choses présentes.

XXXVIII

Toutes choses sont liées entre elles, et d’un nœud sacré ; et il n’y a presque rien qui n’ait ses relations. Tous les êtres sont coordonnés ensemble, tous concourent à l’harmonie du même monde ; il n’y a qu’un seul monde, qui comprend tout, un seul Dieu, qui est dans tout, une seule matière, une seule loi, une raison commune à tous les êtres doués d’intelligence, enfin une vérité unique, n’y ayant qu’un seul état de perfection pour des êtres de même espèce et qui participent à la même raison.

XXXIX

Que fais-tu donc ici, imagination ? Va-t’en, par les Dieux ! comme tu es venue ; je n’ai pas besoin de toi.

XL

C’est le propre d’un homme d’aimer ceux même qui nous offensent.

XLI

Renferme-toi en toi-même : la nature de l’âme raisonnable, c’est de se suffire à elle-même, quand elle pratique la justice, car alors elle jouit d’une pleine sérénité.

XLII

De même que les monceaux de sable disparaissent successivement sous l’accumulation d’autres monceaux, songe que, dans la vie aussi, ce qui survient efface bientôt ce qui a précédé.

XLIII

Il faut contempler le cours des astres, comme si nous étions emportés dans leurs révolutions. Il faut sans cesse penser aux changements des éléments les uns dans les autres : ces sortes de considérations purifient les souillures de la vie terrestre.

XLIV

Regarde au dedans de toi ; c’est au dedans de toi qu’est la source du bien, une source intarissable pourvu que tu fouilles toujours.

XLV

Tu peux vivre exempt de toute violence, dans la plus profonde paix du cœur, quand même tous les hommes vociféreraient contre toi tous les outrages imaginables ; quand même les membres de cette masse corporelle qui t’enveloppe seraient mis en pièces par les bêtes sauvages. Car qui empêche, dans toutes ces conjectures, que la pensée ne se maintienne dans un plein calme, jugeant au vrai ce qui se passe autour d’elle et se servant comme elle le doit de ce qui tombe sous ses mains ? Le jugement ne peut-il pas dire à l’accident : Tu n’es au fond que ceci, bien que l’opinion te fasse paraître d’autre nature ; l’emploi des choses ne peut-il pas dire à ce qui survient : Je te cherchais ? En effet le présent est toujours pour moi matière à vertu.

XLVI

Les Dieux, qui sont immortels, se résignent sans colère à supporter toujours, pendant des siècles innombrables, un si grand nombre d’hommes, et si méchants : bien mieux, ils prennent d’eux toutes sortes de soins. Mais toi, qui vas bientôt cesser de vivre, tu te fatigues, et cela quand tu es un de ces méchants !

XLVII

Il faut que tu règles ta vie action par action. Si chaque action présente tout ce qu’elle doit être, autant qu’il est en toi, c’est assez. Or, il n’y a personne qui puisse empêcher qu’elle n’offre toute sa perfection.

XLVIII

Recevoir sans fierté, quitter sans regret.

XLIX

Prends-moi, jette-moi où tu veux. Là encore je posséderai mon génie secourable.

L

Souviens-toi que ce qui commande en toi devient inexpugnable, quand il se ramasse en lui-même, qu’il se contente de soi, ne faisant jamais que sa volonté. C’est là ce qui fait une citadelle d’une âme libre de passions.

LI

Ils tuent, ils massacrent, ils maudissent. Qu’y-a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, modérée, juste ? C’est comme si un passant blasphémait contre une source d’eau limpide et douce : elle ne cesserait point pour cela de faire jaillir un breuvage salutaire ; y jetât-il de la boue, du fumier, elle aurait bientôt fait de le dissiper, de le laver ; jamais elle n’en serait souillée.

LII

Vois ce que c’est qu’un rayon, quand la lumière du soleil pénètre à nos yeux par une ouverture étroite dans un appartement obscur. Il s’allonge en ligne droite, puis s’applique, pour ainsi dire, contre le solide quelconque qui s’oppose à son passage et forme une barrière au devant de l’air qu’il pourrait éclairer plus loin ; là, il s’arrête, sans glisser, sans tomber. C’est ainsi que ton âme doit se verser, s’épancher au dehors. Jamais d’épuisement, mais seulement une extension ; point de violence, point d’abattement, quand des obstacles l’entravent ; qu’elle ne tombe pas, qu’elle s’arrête, qu’elle éclaire ce qui peut recevoir sa lumière : on se privera soi-même de cette lumière quand on négligera de s’en laisser pénétrer.

LIII

Les hommes sont faits les uns pour les autres ; corrige-les donc, ou supporte-les.

LIV

Ce n’est pas dans ce qu’il éprouve, mais dans ce qu’il fait, que consistent le bien et le mal de l’être raisonnable et né pour la société ; comme aussi la vertu et le vice, chez lui, consistent non dans la passion, mais dans l’action.

LV

Laissons la faute d’autrui là où elle est.

LVI

Tranquillité d’âme dans les choses qui proviennent de la cause extérieure ; justice dans les actions dont tu es toi-même la cause : je veux dire que tout désir, toute action ne doit avoir d’autre but que le bien de la société.

LVII

S’il a péché, c’est en lui qu’est le mal ; mais peut-être n’a-t-il pas péché.

LVIII

O mon âme, seras-tu quelque jour enfin bonne, simple, et toute nue, plus visible à l’œil que le corps qui t’enveloppe ? Goûteras-tu enfin le bonheur d’aimer, de chérir les hommes ? Seras-tu un jour enfin assez riche de toi-même pour n’avoir aucun besoin, aucun regret, vivant avec les Dieux et les hommes dans une telle communion que jamais tu ne te plaignes d’eux et que jamais ils ne te condamnent ?

LIX

De rester ce que tu as été jusqu’à ce jour, de mener encore cette vie pleine d’agitation et de souillures, c’est n’avoir plus aucun sentiment, c’est être esclave de la vie, c’est ressembler à ces bestiaires à demi dévorés, qui, tout couverts de blessures et de sang, demandent avec prières qu’on les conserve pour le lendemain, où ils seront pourtant à la même place, livrés aux mêmes ongles et aux mêmes dents.

LX

Une araignée est fière quand elle a pris une mouche ; tel homme s’enorgueillit d’avoir pris un levraut, tel autre, des sardines au filet ; tel autre, des Sarmates. Ceux-ci ne sont-ils pas aussi des brigands si l’on examine bien les principes qui les guident ?

LXI

O nature, donne-moi ce que tu veux ; reprends-moi ce que tu veux !

LXII

La terre aime la pluie ; l’air divin aime aussi la pluie. Le monde aime à faire ce qui doit arriver. Je dis donc au monde : J’aime ce que tu aimes.

LXIII

Il n’est personne assez fortuné pour n’avoir pas, quand il meurt, quelqu’un près de lui qui se réjouisse du mal qui lui arrive. C’était un homme vertueux et sage, soit : n’y aura-t-il pas à sa dernière heure quelqu’un qui se dira en lui-même : « Enfin nous allons respirer, délivrés de ce pédant ; sans doute il ne faisait de mal à aucun de nous, mais je me suis aperçu qu’en secret il nous condamnait.» Voilà pour l’homme de bien. Quant à nous, combien de causes pour lesquelles plus d’un désire être délivré de nous ! C’est là la pensée qui doit te faire quitter plus volontiers la vie. Oui, songe en toi-même : je sors d’une vie où ceux qui la partageaient avec moi, pour qui j’avais tant travaillé, tant fait de vœux, pris tant de soucis, sont ceux-là mêmes qui désirent que je m’en aille, qui espèrent qu’il leur en adviendra quelque soulagement. Qu’y a-t-il donc qui puisse nous engager à rester ici plus longtemps ? Cependant ne te sépare pas d’eux moins bien disposé pour cela… prenons congé, comme quand on quitte des amis…

LXIV

Quel est ton métier ? D’être homme de bien.

LXV

Ce ne sont pas les objets qui viennent à toi quand tu es troublé par le désir ou la crainte ; c’est toi en quelque sorte qui t’avances vers eux : mets donc en paix ton esprit à leur sujet, et les objets resteront en repos eux-mêmes, et l’on ne te verra plus ni les désirer ni les craindre.

LXVI

Quelqu’un me méprise : c’est son affaire. Pour moi, je prendrai garde de ne rien faire ou dire qui soit digne de mépris.

LXVII

Il y a de la corruption et de l’hypocrisie dans ce discours : J’ai résolu, d’en agir franchement avec vous. Que fais-tu, ô homme ? Ce préambule est inutile ; la chose se fera bien voir à l’instant. Ton front doit porter écrites, dès le premier instant, ces paroles : voilà ce que j’ai résolu. On doit les lire dans tes yeux à l’instant, comme celui qui est aimé découvre dans un regard toutes les pensées de sa maîtresse.

LXVIII

La bienveillance est invincible, pourvu qu’elle soit sincère, sans dissimulation et sans fard. Car que pourrait te faire le plus méchant des hommes, si tu persévérais à le traiter avec douceur ? Si, dans l’occasion, tu l’exhortais paisiblement, et lui donnais sans colère, alors qu’il s’efforce de te faire du mal, des leçons comme celle-ci : « Non, mon enfant ! nous sommes nés pour autre chose. Ce n’est pas moi qui éprouverai le mal ; c’est toi qui t’en fais à toi-même, mon enfant ! »

LXIX

S’il n’y a dans le monde qu’une confusion pure et sans modérateur, qu’il te suffise, au milieu de ce flot agité des choses, d’avoir en toi-même un esprit qui te guide. Que si le flot t’emporte avec lui, eh bien, qu’il entraîne cette chair, ce souffle, tout le reste ; il n’emportera pas l’intelligence.

LXX

Quoi ! la lumière d’une lampe brille jusqu’au moment où elle s’éteint, et ne perd rien de son éclat ; et la vérité, la justice, la tempérance qui sont en toi s’éteindraient avant toi !

  1. Entretiens, V, i, 56.
  2. Ibid., IV, i, 1, sqq.
  3. Ibid, I, xviii, 17 ; III, i, 18 ; III, xxii, 53.
  4. Entretiens, IV, i, 57.
  5. Stob. Flor., i, 54.
  6. Ib.,48.
  7. Entretiens, IV, i, 51.
  8. Entretiens, IV, i, 68.
  9. Ib., I, xvii, 21 ; II, xv.
  10. Ib., I, iv, 27.
  11. Manuel, i, 3 ; xlviii, 3.
  12. Manuel, I, 5. — Gell. noct. att., XIX, i.
  13. Ib., v.
  14. Ποῦ τὸ ἀγαθόν ; ἐν προαιρέσει. Ποῦ τὸ κακόν ; ἐν πραροέσει. Ποῦ τὸ οὐδέτερον ; ἐν τοῖς ἀπροαιρέτοις. Entretiens, ii, 16.
  15. Τί οὖν ἐστι σόν ; χρῆσις φαντασιῶν. Manuel, VI.
  16. Entretiens, IV, v.
  17. Manuel, xlv.
  18. Entretiens, IV, viii.
  19. Entretiens, III, ii.
  20. Pour désigner cette complète spontanéité de l’action volontaire, les Stoïciens ont un terme particulier : ὁρμή. L’ὁρμή ou l’ἁφορμή expriment un mouvement d’élan ou de recul par lequel la volonté s’approche ou se retire des objets extérieurs, et qui n’a pas sa source en ces objets, mais dans la raison. Tandis que le désir avait pour fin l’agréable ou l’utile, l’élan volontaire a pour fin le convenable, τὸ καθῆκον. Celui qui a apaisé en lui les désirs et les aversions s’est par là même arraché au trouble et au malheur ; celui qui se sert selon la raison de l’activité volontaire fait davantage : il remplit son devoir et sa fonction d’homme. « La seconde partie de la philosophie, dit Épictète, concerne l’ὁρμή et l’ἁφορμή, ou en un seul mot le convenable : elle a pour but de régler l’ὁρμή selon l’ordre et la raison, avec le secours de l’attention. » (Entretiens, III, ii.)
    Le sens précis de l’ὁρμή et de l’ἁφορμή stoïcienne, que Cicéron traduit par consilia et agendi et non agendi, n’a pas toujours été compris. Les anciens traducteurs d’Épictète rendent ὁρμή par le mot penchant, inclination. Ritter (Hist. de la phil. anc., t. IV) et M. Ravaisson (Essai sur la met. d’Arist., t. II, p. 268) traduisent également ce terme par celui de penchant. C’est là, semble-t-il, confondre l’ὁρμή ἄλογος, qui est le propre des animaux, avec l’ὁρμή εὔλογος, qui est le propre de l’homme. L’idée de penchant et d’inclination implique l’idée de fatalité : or, Épictète place précisément l’ὁρμή au nombre des choses qui dépendent uniquement de notre volonté ; sans cesse il répète qu’elle est absolument libre, et que rien ne peut triompher d’elle si ce n’est elle-même : (IV, i). Enfin, il la confond si peu avec le penchant et l’instinct, qu’il va jusqu’à l’attribuer à Dieu : τὰς ὁρμὰς τοῦ θεοῦ. (Entret., IV, i, 100).
    Par un excès tout contraire à celui dont nous venons de parler, M. Fr. Thurot, dans sa savante traduction du Manuel, rend ὁρμή par détermination. N’est-ce point supprimer la distinction entre la προαίρεσις et l’ὁρμή entre la décision ou choix de l’intelligence et l’élan de la volonté vers l’objet choisi. — En réalité, l’ὁρμή n’est ni un penchant de la sensibilité ni une détermination de l’intelligence, c’est un acte de la volonté, c’est un vouloir ; ce vouloir a pour objet le convenable, comme l’ὄρεξις a pour objet l’utile, comme la συγκατάθεσις a pour objet le vrai ou le rationnel (Entretiens, III, ii).
  21. V. Sénèque, de Benef., IV, c. 34 ; de Tranquill., c. 13.
  22. Marc-Aurèle, V, xx.
  23. Manuel, viii.
  24. Entretiens, I, i ; II, viii.
  25. Voir Entretiens., I, vii.
  26. Entret. III, i, 2.
  27. Ib., I, vii.
  28. Ib., I, vii. « Le vulgaire, dit Épictète, ne voit pas quel rapport a avec le devoir l’étude de la logique… ; mais ce que nous cherchons en toute matière, c’est comment l’homme de bien trouvera à en user et à s’en servir conformément au devoir. » (I, vii, 1.)
  29. Ib., III, ix.
  30. Οὐδὲ τὸν δάκτυλον εἰκῆ ἐκτείνειν. Stob. Flor., liii, 58.
  31. Entretiens, IV, xii.
  32. Ibid., IV, ix.
  33. Marc-Aur., IV, iii.
  34. Plutarque, Stoïc. paradox.
  35. Entretiens, II, xvi.
  36. Entretiens, I, v.
  37. Ib., IV, i, iv.
  38. Entretiens, ii, 10.
  39. Entretiens, II, xviii, 19.
  40. Entretiens, IV, i, 54.
  41. Ib., II, xi.
  42. Sénèque, de Clément., II, 5, 2, et Epist., lxxiii : Sunt qui existimant philosophiæ fideliter deditos contumaces esse ac refractarios et contemptores magistratuum ac regum. — On sait les dures vérités que les philosophes stoïciens dirent plus d’une fois aux empereurs.
  43. Entretiens, II, xxii.
  44. Ib., II, xxii.
  45. Manuel, i.
  46. Entretiens, II, xxii.
  47. Marc-Aurèle, viii, 51.
  48. Entretiens, I, xxviii ; II, xvi ; II, xxii.
  49. Dissertations, II, xvii. (Tr. Courdaveaux, p. 179). — M. A.-P. Thurot, dans sa traduction des Entretiens, ne semble pas avoir saisi l’ironie de ce passage.
  50. Entretiens, III, xxiv.
  51. Manuel, iii.
  52. Manuel, xiv.
  53. Entretiens, III, xxiv.
  54. Entretiens, II, xxii.
  55. Stob. Flor., i, 57.
  56. Pensées. IX, iii.
  57. VIII, lvii.
  58. Marc-Aurèle, VII, xiii. Ἀπὸ καρδίας φίλει τοὺς ἀνθρώπους.
  59. Entretiens, III, xiii.
  60. Marc-Aurèle, IV, xlv.
  61. Entretiens, III, xxiv, 10.
  62. Marc-Aurèle IV, xxiii.
  63. Manuel, xxxi.
  64. Entretiens, I, xxiii.
  65. En outre, si le titre de Dieu à notre amour se fonde sur la distribution qu’il nous fait des biens et des maux extérieurs, quiconque pourra les distribuer comme lui, par exemple le prince, sera dieu. « De là vient que nous honorons comme des dieux ceux qui ont en leur pouvoir les choses du dehors : cet homme, disons-nous, a dans ses mains les choses les plus utiles ; donc, il est un dieu. » — Explication profonde de la dégradation morale où était tombée Rome, et des honneurs divins rendus aux Néron ou aux Domitien. — Bossuet essayera de prouver, lui aussi, que les princes sont des dieux parce qu’ils ont comme Dieu le pouvoir de nous distribuer les biens ou les maux : « Il faut obéir aux princes comme à la justice même, dit Bossuet : ils sont des dieux… Comme en Dieu est réunie toute perfection, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. »
  66. Entretiens, III, xx.
  67. Ibid., I, xxix.
  68. Ibid., I, xxiv.
  69. Entretiens. I, 6, 33, sqq. ; II, 16, 44 ; IV, 10, 10 ; III, 22, 24, 13 sqq ; III, 26, 31. — V. sur le costume du cynique, Gatak., ad Marc. Antonin, iv, 30 ; M. Ravaisson, Essai sur la Mét. d’Arist., ii, 120.
  70. Manuel, xxxi.
  71. Maxim., xviii, p. 183. — Cette dernière pensée est d’une authenticité contestée ; mais elle est toute conforme à l’esprit du Manuel et des Entretiens.
  72. Distique attribué à Épictète.
  73. Epist. ad Luc., 73.
  74. Marc-Aurèle, III, ii.
  75. Sénèque, Epist. 96, 107.
  76. Entretiens, IV, i.
  77. Marc-Aurèle, X, 21, IV, 23.
  78. Pensées, II, xvii.
  79. Entretiens, III, xiii.
  80. Stob. Flor., cviii, 60.
  81. Entretiens, III, xxiv.
  82. De tranquill. an., i, ii.
  83. Pensées, IX, xxviii.
  84. Ibid., IX, xxxvii.
  85. Pensées, vi, 24 ; vii, 32, 50 ; ix, 28, 39 ; x, 7, 18 ; xi, 3.
  86. Pensées, ix, 3.
  87. ii, 11.
  88. Entretiens, I, ix.
  89. On sait comment Pérégrinus, le fameux cynique, après avoir convié toute la Grèce à Olympie pour le voir mourir, les jeux finis, au lever de la lune, au milieu des parfums de l’encens et des acclamations d’un peuple, s’élança dans le bûcher allumé par les mains de ses disciples, et « disparut dans l’immense flamme qui s’éleva. » (Lucien, Mort de Pérégr., 33). — V. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, ii, 285.
  90. Gell., Noct. Att., xvii, 19.
  91. Stob, Flor., I, 47. — V. les Entretiens.
  92. Les anciens étaient toujours tentés de se représenter l’âme sous la forme d’une chose passive plutôt que comme une volonté active : de même qu’ils voulaient au dedans la rasseoir et l’apaiser, ils voulaient au dehors la « polir, » l’ « arrondir » en quelque sorte : le sage, suivant la comparaison d’Empédocle reprise par Horace, doit se façonner lui-même en une sphère toute ronde et polie sur laquelle nulle aspérité ne peut donner prise :
    … et in seipso totus teres atque rotundus
    Externi ne quid valeat per læve morari.

    Sat., ii, 7. Cf. Marc-Aurèle, XII, iii ; VIII, xlviii ; XI xii. — L’âme vraiment libre ressemble-t-elle donc à cette sphère solitaire roulant dans le vide ?

  93. Entretiens, I, xix.
  94. V. M. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, ii, 279.
  95. Marc-Aurèle, IV, x.
  96. Id., viii, 51.
  97. Entretiens, IV, i, 106.
  98. Épaphrodite était un affranchi et un confident de Néron. Épictète parle de lui avec mépris dans les Entretiens (V. I, xix).
  99. V. Entretiens, I, i ; vii ; ix ; III, vi, xv.
  100. Entretiens, I, ix.
  101. Orig. c. Cels., vii, c. 7. — V. Entretiens, xii ; xix.
  102. Entretiens, I, xviii.
  103. Né à Nicomédie, en Bithynie, général romain, gouverneur de Cappadoce, l’auteur d’une grande Histoire d’Alexandre.
  104. Nous avons eu sans cesse sous les yeux, en traduisant le Manuel, les savantes éditions de Schweighœuser, de Coray et Thurot, et de Dübner.
  105. Les titres sont ajoutés par nous au texte.
  106. Cette distinction entre ce qui dépend de l’homme et ce qui dépend du dehors est l’idée première à laquelle se rattache tout le système moral des stoïciens, dont Cicéron a pu dire : Respondent prima extremis, media utrisque, omnibus omnia.
  107. Ainsi l’idée de liberté, rejetée au second rang par les anciens philosophes grecs, reprend ici la première place. Les platoniciens et les péripatéticiens cherchaient avant tout le bien impersonnel, τὸ ἀγαθόν ; les stoïciens cherchent leur liberté personnelle, ἡ ἐλευθερία, et y trouvent le seul bien véritable.
  108. Après les principes généraux du stoïcisme, nous voyons se dérouler les conséquences pratiques. On sait quelle importance les stoïciens comme les épicuriens attachaient à l’absence de trouble, à l’imperturbabilité, ἀταραξία. En ces jours de servitude et d’affaissement, chacun sentait le besoin de se retirer en soi-même dans un calme inaltérable, et pour ainsi dire de se fermer. Ce retour sur soi devait être profitable à la philosophie, qu’il ramenait des choses extérieures à la personne intérieure, des objets pensés au sujet pensant, des objets voulus à la volonté même, en un mot du point de vue intellectuel au point de vue moral.
  109. Selon les stoïciens, ce qui est mauvais et nuisible, bon et utile, ce n’est pas ce qu’on souffre, mais ce qu’on pense et veut : le mal ne pourra donc nous venir du dehors, et c’est pourquoi le sage, au-dehors, n’a pas d’ennemi. Le seul ennemi du stoïcien, c’est lui-même avec ses passions, ses craintes, ses désirs : aussi se garde-t-il de lui-même comme de quelqu’un qui sans cesse lui dresse des embûches (voir xlvii). Pour découvrir ces embûches il lui suffit de sa raison, et pour s’y soustraire, de sa volonté. Autour de lui, le stoïcien ne voit que des amis ; tout l’univers est plein d’amis : μεστὰ φίλων πάντα. De là dérivera la charité stoïque, déduite non d’un principe d’amour et d’expansion au dehors, mais d’un principe de dignité et de concentration au dedans.
  110. Il faut dire adieu aux choses absolument incompatibles avec la dignité et la liberté, par exemple le mensonge, la flatterie, la bassesse, etc. ; il faut ajourner les choses qui pourront être accidentellement compatibles avec la liberté, comme les biens, la réputation, etc.
  111. Sorte d’éclectisme moral que cherchaient à pratiquer les épicuriens.
  112. « Il n’y a rien là qui me regarde » parce que, en dehors de notre libre-arbitre et de ses œuvres (τὰ προαιρετά), il n’y a rien de bon ni de mauvais, tout est indifférent. D’après les stoïciens, c’est notre liberté seule qui donne aux choses leur prix ; c’est nous-mêmes et nous seuls qui qualifions réellement les choses, qui rendons les unes bonnes, les autres mauvaises, par l’usage bon ou mauvais que nous en faisons. — Principe entièrement original, et très-riche en conséquences (v. l’introduction et les éclaircissements). — Mais le plus souvent, c’est notre imagination, la « folle du logis », qui prétend qualifier les choses, et elle le fait en prenant pour règle le plaisir ou la douleur sensibles. De là vient que la mort, l’exil, etc., nous apparaissent comme mauvais ; toute la faute en est à notre imagination. La raison, la redressant, doit dissiper ces apparences qui nous voilent les objets, ces opinions fausses qui nous les font craindre ou désirer, et, parvenant aux objets mêmes, leur assigner leur valeur d’après le secours ou l’obstacle qu’ils apportent à notre liberté (voir V, VI, X).
  113. D’après les stoïciens, la règle suprême en morale, c’est de suivre la nature : Sequi naturam. Ce qui est bien et doit être désiré, c’est ce qui est conforme à la nature ; ce qui est mal et doit être évité, c’est ce qui lui est contraire. — Mais reste à savoir ce qui est conforme ou contraire à la nature. À mesure que le stoïcisme se développe, il place la nature essentielle de l’homme et la règle suprême des actions dans la liberté morale : ce qui favorise cette liberté est bon, ce qui l’entrave, mauvais. Par là le stoïcisme, après avoir d’abord cherché la loi morale dans la nature des objets extérieurs, passe du dehors au dedans, et cherche le fondement de cette loi dans la volonté même de l’homme (ἐλευθερία αὐτόνομος). Remarquer l’analogie de cette doctrine avec celle de la « volonté autonome » chez Kant.
  114. Le sage stoïcien, tout-puissant dans son for intérieur, change ou supprime à son gré ses désirs et ses craintes : il « travaille son âme comme le charpentier le bois, le cordonnier le cuir. » — V. les Éclaircissements.
  115. « Aucune pour toi n’est encore présente, » c’est-à-dire : tu n’es encore parvenu qu’au premier degré d’initiation, et tu es incapable de discerner et de poursuivre ce qui est vraiment désirable.
  116. Avec des réserves, ou plutôt, avec exception, μεθ’ὑπεξαιρέσεως. Les stoïciens avaient toute une théorie sur ce point (v. Sénèque, De sap. secess., 30 : De benefic., IV, 34 ; De tranquill, 13). Selon eux, le sage ne doit jamais rien désirer que sous condition d’être prêt à retrancher, à excepter de ses désirs (ὑπεξαιρεῖσθαι) tout ce qui dans les événements pourrait ne pas y être conforme : nous devons en quelque sorte modeler nos désirs sur la nature même des choses ; les choses extérieures sont variables, accidentelles, passagères : nous devons rendre nos désirs prêts à varier, à changer, à passer comme elles. Ne dites donc pas : J’irai là, absolument parlant ; mais : J’irai là, si rien ne m’empêche. En prévoyant ainsi les obstacles et les sujets de déception, on les évite : car un obstacle prévu et voulu par moi n’en est plus un pour moi ; une déception attendue n’en est pas une. — Dans un seul cas, l’exception n’est plus de mise : c’est quand il s’agit des choses qui dépendent de nous ; alors il nous est permis de vouloir absolument et sans condition ; car vouloir, ici, c’est pouvoir.
  117. Allusion au corps, ce « vase fragile » dans lequel l’âme est enfermée (v. les Entretiens d’Épictète et les Pensées de Marc-Aurèle). « Le premier moyen, dit Épictète dans les Entretiens, le moyen le meilleur, le moyen souverain, celui qui est la clé de tout, pour ainsi dire, c’est de ne s’attacher à personne que comme à une chose qui peut nous être enlevée, comme à une chose qui est de la même nature que les vases d’argile et les coupes de verre. Que le vase se brise, et, nous rappelant ce qu’il était, nous ne nous troublerons pas. De même ici, quand tu embrasses ton enfant, ton frère, ton ami, ne te livre jamais tout entier à ton impression, ne laisse jamais ton bonheur aller aussi loin qu’il le voudrait ; mais tire en arrière, et modère-le ; fais comme ceux qui marchent derrière le triomphateur, et qui l’avertissent qu’il est homme. »
  118. Il est sans doute « naturel » qu’un vase, étant fragile, se brise, et qu’un homme, étant mortel, meure. Mais reste à savoir si ce qui est naturel doit suffire, comme le prétendent les stoïciens, à contenter ma raison, ma volonté morale. De fait, en aimant véritablement une autre personne, ce n’est pas une chose mortelle que j’aime ; mais, dégageant l’âme de l’enveloppe d’argile dont Épictète ne veut point la séparer, je m’attache à elle, qui est impérissable : ainsi je corrige, je transfigure la nature même, je dépasse par ma liberté la nécessité de ses lois ; et c’est peut-être là l’essence même de l’amour d’autrui. Lorsque ensuite les lois de la nature, reprenant leur empire, me font voir qu’il n’y avait pas seulement une âme libre dans l’être aimé, mais un corps soumis à la nécessité, quoi d’étonnant à ce que « je sois dans le trouble ? » Ce n’est pas seulement de la peine que j’éprouve alors, c’est de l’indignation, c’est le sentiment d’une sorte d’injustice de la nature. Les stoïciens n’ont vu dans toute douleur qu’une affection passive de la sensibilité ; mais la douleur morale, c’est la volonté luttant contre la nature, et comme ils le disaient eux-mêmes, travaillant, « peinant » pour la redresser : à ce titre, la douleur est bonne ; son rôle, ici-bas, est d’opposer sans cesse notre idéal moral à notre nature physique, et de forcer, par ce contraste, notre nature elle-même à se perfectionner.
  119. On sait l’importance du bain chez les anciens ; aussi, leurs moralistes reviennent-ils souvent sur ce sujet, comme sur l’un des actes les plus fréquents de la vie : le bain était, dit Martial, une occupation de tout instant : « nam thermis iterum cunctis iterumque lavatur ». On se baignait le matin, le soir, avant le principal repas, avant de prendre quelque résolution importante, quelquefois avant de se décider à vivre ou à mourir. Le bain, disaient les anciens, fortifie les membres et allège l’esprit. La plupart des sources étaient consacrées à Hercule, le dieu de la force. Aux bains, les diverses classes de la société antique se trouvaient un instant mélangées : riches et pauvres, patriciens et plébéiens se coudoyaient. Les empereurs mêmes ne dédaignaient pas d’aller parfois aux thermes publics.
  120. C’est-à-dire qu’il faut subordonner toutes nos actions particulières à cette volonté générale qui doit dominer et régler notre vie : la volonté d’être libre. — Même théorie dans Kant.
  121. Voir l’Introduction et les Éclaircissements.
  122. Voir les dernières lignes de l’Apologie que Platon met dans la bouche de Socrate : « Ô mes juges, soyez pleins d’espérance dans la mort, et pensez seulement à cette vérité : c’est qu’il n’y a point de mal pour l’homme de bien, ni pendant cette vie, ni après sa mort, et que les dieux ne l’abandonnent jamais ; car ce qui m’arrive aujourd’hui n’est point l’effet du hasard ; mais il m’est évident que mourir dès à présent et être délivré des soins de la vie, sont pour moi ce qu’il y a de plus heureux, et je n’en veux nullement aux juges qui m’ont condamné ni à mes accusateurs. Cependant telle n’a point été leur intention en me condamnant et en m’accusant ; au contraire, ils ont cru me faire du mal, et en cela j’aurais bien à me plaindre d’eux… Mais il est temps de nous quitter, moi pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage ? Nul ne le sait, excepté Dieu. »
  123. Sénèque (Epist. 68) : Nihil damnavi, nisi me.
  124. Il n’accuse plus personne parce qu’il comprend tout et supporte tout.
  125. « On ne doit, dit Sénèque (Epist. xli), se glorifier que de ce qui est sien. On aime une vigne dont les sarments sont chargés de grappes, dont les appuis succombent sous le faix. Ira-t-on lui préférer une vigne au raisin d’or, au feuillage d’or ? Non, le mérite de la vigne est dans sa fertilité ; chez l’homme, il faut louer ce qui est de l’homme. Il a de beaux esclaves, un palais magnifique, des moissons abondantes, un ample revenu ; tout cela n’est pas lui, mais bien son entourage. Admirez en lui ce qu’on ne peut ni lui donner ni lui ravir, ce qui est propre à l’homme ; c’est-à-dire son âme, et, dans son âme, la sagesse. »
  126. Observation fine et exacte. On sait que Caligula avait fait construire une écurie de marbre pour son cheval, et songea même à le nommer consul. Sans aller aussi loin, beaucoup de gens, de nos jours, s’enorgueillissent encore des qualités d’un cheval. — C’est à propos de maximes de ce genre que Pascal a pu dire : « La manière d’écrire d’Épictète… est celle qui s’insinue le mieux parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. »
  127. « L’usage de tes représentations, χρῆσις φαντασιῶν. » Il faut distinguer, d’après les Stoïciens, entre les représentations sensibles et l’usage moral que nous en faisons. Les représentations, — par exemple celles d’un beau cheval, — nous viennent du dehors et sont fatales ; mais l’usage de ces représentations, — par exemple quand nous nous enorgueillissons à tort de la beauté d’un cheval, — est volontaire et libre. « Se servir des représentations, » et, plus brièvement encore, « se servir de soi, » sont des termes expressifs qui reviennent souvent chez les stoïciens, et qui désignent la liberté intérieure de l’âme dominant et disposant en vue de son bien propre toutes les choses extérieures. — « Vivit is qui se utitur, dit Sénèque. Qui vero latitant et torpent, hi in domo sunt tanquam in conditivo. Horum licet in limine ipso nomen marmori inscribas ; mortem suam antecesserunt. »
  128. D’après les commentateurs du Manuel (v. Simplicius, in Enchirid.), la mer, avec ses changements perpétuels et ses fluctuations, représente le monde. Le navire qui apporte et emporte les âmes, c’est le destin, ou le hasard. Le pilote, c’est Dieu. Le rivage où s’arrête le navire, c’est le lieu où nous vivons, notre patrie, notre famille. Sortir pour aller puiser de l’eau est un symbole des occupations nécessaires à la vie. La plante et le coquillage représentent les choses accessoires qui ne nous sont pas nécessaires, qui nous sont tour à tour données et enlevées par « le grand Tout » et que nous devons tour à tour prendre ou rendre, les yeux toujours fixés sur le Tout, que règle une Providence intérieure.
  129. On peut laisser « toutes ces choses » avec résignation quand ce sont réellement des choses ; mais on ne peut se détacher aussi facilement des personnes, et on ne le doit pas.
  130. On peut comparer à cette image de la vie conçue à la manière stoïque l’image de la vie conçue à la manière chrétienne que trace Bossuet dans un de ses plus éloquents passages : « La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux… Je voudrais retourner sur mes pas : Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux ! Non, non ; il faut marcher, il faut courir : telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s’arrêter : Marche ! marche ! Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantement ! illusion ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s’effacer, les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s’efface. L’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord. Encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent. Il faut marcher ; on voudrait retourner en arrière ; plus de moyen : tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé. »
  131. Sénèque, de provid., 5 : Quid est boni viri ? præbere se fato — Par cette sorte d’offrande de soi au destin, par ce consentement volontaire à la nécessité des événements, les stoïciens espèrent retrouver, au milieu de cette nécessité même des choses, la liberté de l’âme.
  132. Parce que l’homme, en se tournant vers lui-même, trouvera toujours en lui le pouvoir d’user de ces images, δύναμις χρηστική : disons mieux, il ne trouvera pas ce pouvoir comme une chose toute faite, comme une faculté innée, il le fera, il le créera lui-même : nous ne recevons pas d’ailleurs le courage, la patience, nous les faisons nous-mêmes, en voulant : Quid tibi opus est ut sis bonus ? velle. (Sénèque, Épist. 80.)
  133. C’est presque la parole de Job : Dominus dedit, dominus abstulit. — Ce qui était, chez l’élu de Jéhovah, soumission aux décrets arbitraires et insondables de son Dieu et Maître, est chez le philosophe résignation libre aux lois rationnelles et nécessaires de la nature, qu’il comprend et qu’il aime. Nihil indignetur sibi accidere, dit Sénèque (epist. 74) ; sciatque illa ipsa quibus lædi videtur ad conservationem universi pertinere, et ex his esse quæ cursum mundiofficiumque consummant. — Et ailleurs : Non pareo Deo, sed assentior. Ex animo illum, non quia necesse est, sequor (epist. 96).
  134. Cette pensée, qui avait frappé Pascal, est citée par lui, ainsi que la maxime xvii, dans l’entretien avec de Saci. — Cf. Sénèque, ad Marc., 10 : Quidquid est hoc, quod circa nos ex adventitio fulget, liberi, honores, opes… alieni commodatique apparatus sunt. Nihil horum dono datur : collatitiis et ad dominos redituris instrumentis scena adornatur.
  135. Voir dans les Éclaircissements le passage où Épictète raconte qu’on lui a volé sa lampe de fer.
  136. Voir les Éclaircissements : « Pardonnez-moi, comme aux amoureux ; je ne m’appartiens plus, je suis fou ! » dit Épictète avec un enthousiasme mêlé d’ironie.
  137. Cette pensée est le commentaire de la parole de Socrate : « Il faut s’appliquer non à paraître homme de bien, mais à l’être » (Gorgias, 82 ; Mémorables, I, vii, 1 ; II, vi, 39). — Eschyle avait dit aussi du devin Amphiaraüs : οὐ γὰρ δοκεῖν ἄριστος, ἀλλ’εἶναι θέλει (Sept, ad Theb., 578). On sait comment les Athéniens, au théâtre même, firent l’application de ces vers à Aristide.

    Comparer un beau passage de Sénèque (epist. 81) ; Si gratum esse non licebit, nisi ut videar ingratus ; si reddere beneficium non aliter quam per speciem injuriæ potero, æquissimo animo ad honestum consilium, per mediam infamiam, tendam. Nemo mihi videtur pluris æstimare virtutem, nemo illi esse magis devotus, quam qui boni viri famam perdidit, ne conscientiam perderet. — Voir les Éclaircissements.

  138. On ne peut sans doute vouloir que le vice ne soit pas le vice, mais on peut vouloir que le vice ne soit pas.
  139. En ne désirant que ce qui dépend de toi.
  140. Sénèque (epist. 87) : Nunquam major est animus quam ubi aliena seposuit ; et fecit sibi pacem nihil timendo : fecit sibi divitias nihil concupiscendo. — « Quel est l’homme riche, » demandait-on à Épictète. « Celui qui est satisfait dans ses désirs, » répondit-il.
  141. Cette comparaison de la vie à un banquet ne fait que mieux ressortir le défaut de la doctrine stoïcienne, qui confond les mets et les convives, la manière dont on doit se conduire à l’égard des plats, et celle dont on doit se conduire à l’égard des hommes.
  142. Sénèque va plus loin : « Le sage, dit-il, ne voit point les choses de ce monde avec moins d’indifférence et de dédain que Jupiter, et il se prise plus haut, parce que toutes ces choses Jupiter ne peut s’en servir, et lui, homme, ne le veut pas. » « Le sage ne diffère de Dieu que par la durée (tempore tantum). » « Supportez courageusement : c’est par là que vous surpassez Dieu. Dieu est placé hors de l’atteinte des maux ; vous, au-dessus d’eux. » « Il est un endroit par où le sage l’emporte sur Dieu ; c’est que Dieu doit sa sagesse à sa nature, non à lui-même. Quelle grande chose d’avoir, avec la faiblesse d’un homme, la sécurité d’un dieu ! » — Les anciens concevant Dieu comme une sorte de nature parfaite, de bien neutre (τὸ ἀγαθόν), Sénèque et Épictète n’avaient pas tort de soutenir la supériorité de la volonté humaine sur cette abstraction. La véritable bonté et la véritable sagesse, en Dieu comme dans l’homme même, est celle qui se fait librement : « ce qu’il y a dans la sagesse, dit Sénèque, de précieux et d’inestimable, c’est qu’elle n’est pas un don, c’est que chacun ne la doit qu’à lui seul, et qu’on n’a que faire de la demander à qui que ce soit. »
  143. Diogène de Sinope, avec son tonneau pour maison, des graines pour nourriture, de l’eau pour boisson, — Diogène qui, esclave, sut conserver la liberté de son âme, et en présence d’Alexandre sut être sincère, resta toujours pour les stoïciens et les cyniques le type du vrai sage. Épictète cite à tous moments son nom et son exemple.
  144. C’est à Héraclite d’Éphèse que les stoïciens avaient emprunté en partie leur conception du monde.
  145. « Car un autre n’en est point accablé. » — Réflexion qui semble étrange et qui est pourtant conforme à l’esprit du stoïcisme. D’après les stoïciens en effet, un mal, pour être réel, doit frapper non l’imagination, mais la raison ; or la raison est universelle : ce qui semble un mal à la raison d’un individu doit donc sembler tel à la raison de tous les autres individus. Supposons, au contraire, qu’un événement regardé comme un mal arrive à un individu, et que cet individu seul en soit accablé : ce prétendu mal n’atteint pas la raison, donc ce n’est pas vraiment un mal. — Rapprocher de cette pensée le ch. xxvi ; voir les Éclaircissements.
  146. Singulière pitié, qui ressemble trop à une comédie. — La pitié, d’après les stoïciens, est un état sensitif et irrationnel de l’âme ; or, le sage ne doit chercher en toutes choses que la raison, il bannira donc la pitié : Ἔλεος εἶναι πάθος καὶ συστολὴν ἄλογον (Diog. Laërt., in Zenon.). — Succurret, dit Sénèque, non miserebitur.
  147. Sénèque, Epist. 77 : Quomodo fabula, sic vita ; non quamdiu, sed quam bene acta sit, refert. Nihil ad rem pertinet, quo loco desinas. Quocumque voles desine : tantum bonam clausulam impone. — Cf. Marc-Aurèle, XII, 36. « Ô homme, tu as été citoyen dans la grande cité (le monde) ; que t’importe de l’avoir été pendant cinq ou pendant trois années ?… C’est comme quand un comédien est congédié du théâtre par l’entrepreneur qui l’y avait engagé. — Eh ! je n’ai pas joué les cinq actes, je n’en ai joué que trois ! — Tu dis bien ; mais dans la vie trois actes font la comédie complète… Va-t’en donc avec un cœur paisible ; celui qui te congédie est sans colère. » — Cf. Bossuet, Sermon sur la mort : « J’entre dans la vie avec la loi d’en sortir, je viens faire mon personnage, je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. J’en vois passer devant moi, d’autres me verront passer ; ceux-là donneront à leurs successeurs le même spectacle, et tous enfin viendront se confondre dans le néant. Je ne suis venu que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce ne se serait pas moins bien jouée si j’étais demeuré derrière le théâtre. »
  148. Est-il bien vrai que des rôles tout faits soient ainsi distribués à chaque homme ? Ces théories fatalistes, adoptées avec empressement par Pascal, ne semblent-elles pas arrêter l’initiative humaine ? En fait, chacun se donne ici-bas son rôle, et ce sont les hommes eux-mêmes qui, en s’associant, arrangent comme ils l’entendent la grande comédie humaine. On ne remplit bien que le rôle qu’on accepte ; on remplit mieux encore celui qu’on crée.
  149. C’est se désintéresser par trop de ce qui regarde les autres. Ceux que j’aime ne doivent-ils pas être pour moi comme d’autres moi-même ?
  150. Tacite (Annales, vi) : Neque mala vel bona, quæ vulgus putet. Multos qui conflictari adversis videantur, beatos ; ac plerosque, quanquam magnas per opes, miserrimos : si illi gravem fortunam constanter tolerent ; hi prospera inconsulte utantur.
  151. L’envie et la jalousie viennent en nous d’une impuissance, d’une pauvreté : celui-là n’envie rien, qui est riche de tous les biens ; or, si les seuls vrais biens résident dans notre volonté, chacun de nous peut les posséder : il n’a qu’à vouloir. Par la volonté, tous, riches et pauvres, grands et petits, sont donc égaux : la richesse morale, suivant la parole de Sénèque, se partage sans se diviser : « elle est toute à chacun et toute à tous. »
  152. Pascal cite cette pensée dans l’Entretien avec de Saci. Il la comprend sans doute à la manière chrétienne, comme si Épictète avait voulu, par cette image de la mort sans cesse présente à nos yeux, nous rabaisser nous-mêmes, nous faire sentir notre impuissance et nous plier devant Dieu. Loin de là, Épictète veut nous élever au-dessus de cette mort même et de ces maux imaginaires que notre raison prévoit et accepte ; il veut nous faire connaître notre puissance, nous faire sentir le dieu qui est en nous, et nous faire monter vers le Dieu qui est au-dessus de nous.
  153. On sait qu’Épictète, ayant essayé de parler philosophie à la plèbe romaine, fut forcé au silence par les éclats de rire et les moqueries.
  154. C’est ce qui est arrivé à Épictète lui-même.
  155. Cette entreprise, c’est la recherche de la liberté et de la sagesse.
  156. Perse, i, 70 :

    Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter !
    At pulchrum est digito monstrari et diceri : Hic est !

  157. Voir, dans les Éclaircissements, le chapitre d’Épictète sur l’amitié et les véritables amis.
  158. « Injustes, » en demandant que le sage fasse le sacrifice de ses biens propres ; « imprudents, » en désirant comme des biens des choses qui n’en sont pas.
  159. Ce passage semble une allusion aux gens qui entendent l’amitié à la façon d’Épicure, et ne voient dans la possession d’un ami que la plus utile des possessions : on se lie par intérêt, pour recevoir, non pour donner. Il faut, disait Épicure, cultiver l’amitié comme on ensemence un champ, pour en avoir les produits. — Cependant Épicure lui-même, entraîné par un respect et un culte de l’amitié que ne semblait guère comporter sa doctrine, a dit dans une de ses maximes : « Il faut quelquefois mourir pour son ami. »
  160. Par ton enseignement et ton exemple. — Voir les Éclaircissements.
  161. « Toi-même, tu n’auras pas été inutile à la patrie : οὐδὲ συ ἀνωφελής. » La fonction du sage stoïcien, à vrai dire, est avant tout d’être utile à lui-même et à l’humanité : sa vraie patrie est le monde ; si donc il est utile à l’autre patrie, à celle où le hasard de la naissance l’a jeté, c’est par accident, par surcroît. Sa raison, qui est universelle, n’est-elle pas faite pour dépasser les bornes de sa cité ou de sa contrée ? — Sénèque, tout en déclarant comme Épictète que le monde est la commune patrie, voulait cependant que le sage s’occupât des affaires de son pays. En quoi il avait raison contre Épictète : car, pour se consacrer au service de l’humanité, cette patrie universelle, le meilleur moyen est encore et sera longtemps de se consacrer au service d’une patrie bornée ; il faut bien prendre en quelque sorte pied quelque part ; servir l’humanité est très-beau, mais très-vague.

    Aussi Sénèque passe-t-il en revue les divers emplois que pourrait occuper le philosophe dans la patrie romaine ; par malheur, tous ces emplois sont entre les mains de l’empire : en est-il un seul d’où le philosophe ne se verra point exclu ? — « Il n’est plus permis de servir dans les armées ? Eh bien ! qu’il se tourne vers les emplois publics. Il est forcé de rester simple particulier ? Qu’il soit orateur. On lui impose silence ? Qu’il soit l’avocat muet de ses concitoyens. L’entrée du Forum est un péril ? Eh bien ! que chez lui, au spectacle, dans les festins il se montre concitoyen dévoué, ami fidèle, convive tempérant. S’il ne peut plus remplir les devoirs du citoyen, qu’il remplisse ceux de l’homme ! » — Ainsi, à peine Rome venait-elle de perdre la république, que déjà Sénèque voyait avec tristesse tous les emplois échapper successivement au philosophe. Plus tard, quand le despotisme se sera encore accru, quand le seul moyen de servir l’État sera de lui « donner des portiques ou des thermes, » on comprend que le stoïcien, malgré lui, abandonne cette patrie tombée, se contente de ne lui être « pas inutile, » et, tournant les yeux ailleurs, ne voie plus que deux choses : lui, et le monde ; sa raison à affranchir, la raison universelle à comprendre.

  162. Ce chapitre est ingénieux ; il renferme aussi une idée profonde : que de gens seraient pauvres si on leur enlevait tout ce qu’ils ont payé avec leur moralité !
  163. N’y a-t-il pas cette différence, que nous aimons d’un amour particulier et vraiment personnel ceux qui nous sont unis, tandis que nous aimons les autres hommes d’un amour impersonnel ?
  164. Le but en vue duquel a été créé le monde, c’est la réalisation du bien : pour que le mal existât, il faudrait que Dieu ou la Nature, après avoir posé ce but à ses efforts, l’eût manqué : ce qui est impossible à la cause toute-puissante. Le mal n’existe donc pas dans le monde, selon les stoïciens ; s’il existe, c’est dans notre imagination qui prend la douleur et la mort pour des maux ; mais la raison et la volonté, en redressant l’imagination, suppriment ce mal intérieur à nous : elles suppriment donc tout mal. L’homme moral justifie Dieu.
  165. Sénèque, De ira, II, 31 : Turpissimam, aiebat Fabius, imperatori excusationem esse : Non putavi. Ego turpissimam homini puto. Omnia puta, exspecta… Semper futurum aliquid quod te offendat, existima.
  166. De nos jours encore, n’est il pas beaucoup de ces grands enfants ?
  167. Euphrate, dont parle avec cet éloge Épictète, et dont il parle ailleurs encore (Dissert., II, 15 ; VII, 57), était un philosophe égyptien (Cf. Pline le jeune, Epist., I, 10). Dion raconte qu’il se donna volontairement la mort pour échapper aux maux de la vieillesse.
  168. Peiner : πονεῖν. On sait l’importance de cette idée dans la doctrine stoïcienne. Aristippe et Épicure posaient comme le souverain bien le plaisir, ἡδονή, le relâchement, ἄνεσις. Par une réaction violente contre ces systèmes, Antisthène et Zénon placèrent le souverain bien dans la peine, πόνος, dans la tension, τόνος. À l’engourdissement épicurien ils opposèrent l’effort et le travail. De même que, selon eux, le monde tout entier, avec la succession de ses phénomènes, représente les phases diverses d’une lutte éternelle, celle de la raison contre la matière, celle de l’âme intérieure au monde contre son enveloppe extérieure : ainsi la vie humaine, image raccourcie de la vie du Tout, consiste dans l’effort de la raison contre la sensibilité, dans la tension de l’âme contre le corps. Celui-là vit, qui peine et travaille ; celui-là est vraiment homme, qui lutte sans repos contre son corps, ses passions et ses désirs ; celui-là est presque Dieu qui remporte en cette lutte la victoire définitive.
  169. Cela rappelle la parole du Christ : « Les derniers seront les premiers. » — Mais, d’après le christianisme, ils seront les premiers dans l’autre monde, dans la vie future ; d’après le stoïcisme, ils sont les premiers dès maintenant, en cette vie ; cette première place, ils ne la doivent à personne, pas même à Dieu : ils se la doivent à eux-mêmes, ils la possèdent dans leur conscience.
  170. On peut accorder aux stoïciens que nos devoirs sont mesurés ou déterminés par la nature et par nos relations extérieures. C’est ainsi qu’un cadre mesure et délimite un tableau. Mais il ne faut pas confondre, comme l’ont fait les stoïciens, le tableau et le cadre. Nos devoirs ne nous sont pas imposés du dehors par la nature des choses ; c’est nous-mêmes qui nous les imposons : sans cela, l’obligation morale ne serait plus qu’une obligation physique ou naturelle. Nous seuls, nous pouvons nous obliger réellement et efficacement ; nous seuls, nous posons la loi morale. Nous disons, par exemple ; je veux être reconnaissant ; cette loi posée, la nature se charge de nous en fournir les applications : elle nous présente un père, une mère. Ce sera avant tout à leur égard que nous appliquerons le précepte moral de la reconnaissance. Ensuite, la nature nous entoure de frères, de parents, etc. Par là, elle nous aide à formuler et à exercer nos divers devoirs ; mais le devoir même, c’est à-dire l’obligation morale, ne vient pas de la nature, il vient de la volonté. — C’est ce que les Stoïciens eux-mêmes comprirent vaguement, et ils élevèrent au-dessus de ce qui est naturellement convenable (καθῆκον, officium medium) ce qui est parfaitement convenable (καθῆκον τέλειον, officium perfectum) et moralement obligatoire (τὸ δέον, quod oportet). V. Cicéron, De finibus, III, xvii.
  171. Deum coluit qui novit, a dit Sénèque. — Les stoïciens réagirent énergiquement contre le culte extérieur, cet ensemble de pratiques superstitieuses et irrationnelles. Ici encore, ils ramènent l’homme vers lui-même ; s’il veut trouver Dieu, qu’il le cherche, non au dehors de lui, non dans un temple, non dans un culte extérieur, mais en lui, par sa raison, par son amour. « Élargissez Dieu, » dira Diderot. Sénèque et Perse tracent le portrait du Tartufe païen qui demande aux dieux ce que la pudeur l’empêcherait de demander aux hommes : « Aujourd’hui quelle est la folie des hommes ? dit Sénèque (Epist. 41 et 10). Ils murmurent à voix basse des vœux infâmes à l’oreille des dieux. Dès qu’on les écoute, ils se taisent. Ils n’oseraient dire aux hommes ce qu’ils disent aux dieux ! « Et Perse : « On embarrasserait bien nos gens si on les forçait à publier leurs vœux, aperto vivere voto. Sagesse, honneur, vertu, voilà ce qu’on demande tout haut, pour être entendu du voisin ; mais voici la prière qu’on fait en dedans et qu’on murmure entre ses lèvres : Oh ! s’il m’était donné de voir le magnifique convoi funèbre de mon oncle !… Si mon pupille, dont je suis le plus proche héritier, et que je serre de près, pouvait recevoir son congé ! Car enfin ce serait un bonheur pour lui : il a des ulcères, la bile l’étouffe et le ronge… Ô âmes courbées vers la terre, et vides des choses du ciel ! (O curvæ in terras animæ et cælestium inanes !) Pourquoi porter dans les temples de telles pensées, et juger ce qui semble bon aux dieux d’après votre chair corrompue ? » (Satires, II, 7, 44.)
  172. Ce passage renferme une conception originale. L’idée d’un bien moral comme supérieur aux biens et aux maux physiques est indispensable à la vraie piété. L’homme moral peut seul aimer Dieu, car seul il peut s’expliquer et justifier le monde : si le bien moral n’existait pas, que de mal il y aurait dans l’univers !
  173. Le fils qui accable son père de reproches, c’est l’homme blasphémant Dieu ; Polynice et Étéocle, ce sont les hommes qui, tous frères, sont trop souvent des frères ennemis. — Épictète revient plus d’une fois sur cette comparaison des frères ennemis. (V. les Éclaircissements.)
  174. Sans doute quand la moisson n’est pas bonne.
  175. C’est-à-dire : — là où l’homme ne trouve pas ce qui lui est utile, il n’a pas lieu d’en être reconnaissant ; or, là où n’est pas la reconnaissance, la piété ne peut pas être. — Épictète est bien loin de vouloir dire qu’on n’est pieux que par intérêt.
  176. Cf. les Mémorables, IV, iii. « Ce qui m’afflige, Socrate, c’est que je ne vois personne rendre à la divinité assez de grâces de ses bienfaits. — Ne vous tourmentez pas de cela, Euthydème. Vous savez la réponse de l’oracle de Delphes a ceux qui l’interrogent sur la manière d’honorer les dieux : Suivez les lois de votre pays. Or la loi de tous les pays est que chacun sacrifie selon ses moyens. Quelle manière plus belle et plus pieuse d’honorer les dieux, que celle qu’ils prescrivent eux-mêmes ! »
  177. Ce sont la raison et la volonté humaine qui, dans le système stoïcien, font la qualité et le prix des choses. (V. plus haut, p. ii.).
  178. Socrate trouvait ridicule d’aller consulter les oracles sur des questions que les dieux nous ont mis à portée de résoudre par nos propres lumières : comme si on leur demandait si l’on doit confier son char à un cocher habile ou maladroit, son vaisseau à un bon ou à un mauvais pilote. Il taxait d’impiété la manie d’interroger les dieux sur ce qu’on peut aisément connaître, soit par le calcul, soit en employant la mesure ou le poids. — Apprenons, disait-il, ce que les dieux nous ont accordé de savoir ; mais recourons à l’art divinatoire pour nous instruire de ce qu’ils nous ont caché ; ils se communiquent à ceux qu’ils favorisent. » (Mémorables, I, i).
  179. Par exemple, dans la science, dans la philosophie, dans la morale, dans la religion naturelle, on peut se servir de la raison ; — il sera donc inutile d’aller consulter les prêtres et les devins pour savoir comment penser, comment agir, comment connaître et adorer Dieu, etc. En tout cela, la raison seule sera la règle. — Au contraire, dans les arts empiriques, dans le commerce par exemple, quand on a tout calculé, un événement soudain peut déranger tous nos calculs : pour prévoir cet événement, il est permis de s’adresser aux dieux. — L’art de la divination, ainsi délimité, ainsi rabaissé, devait nécessairement disparaître. On ne devait pas tarder à s’apercevoir que, non-seulement dans les sciences, mais même dans les affaires de la vie, la meilleure divination est encore celle de la raison, La philosophie arrachait ainsi à la théologie tous ses privilèges : le philosophe, l’homme de bien devenait le véritable prêtre, le vrai et seul ministre de la Divinité. (V. les Entretiens, et les Pensées de Marc-Aurèle).
  180. On raconte que deux hommes qui se rendirent à Delphes tombèrent dans une embuscade de voleurs ; l’un fut tué, l’autre, s’étant enfui sans lui prêter secours, vint consulter l’oracle. Mais le dieu le chassa en lui disant : « Placé aux côtés d’un ami qu’on assassinait, tu ne l’as pas secouru ; tu n’es pas pur : sors de ce beau et saint lieu. » (V. Simplicius, Comment. in Enchirid., xxxii.)

    D’après la fable, il est vrai, cet homme ne pouvait guère arracher son ami à la mort ; mais il eût dû mourir avec lui.

  181. Le plan de conduite qui va suivre est un tableau en raccourci de la vie antique. — Les stoïciens insistaient beaucoup pour que l’homme, au lieu de vivre au hasard (prœter propter vitâ vivitur), adoptât un plan général de conduite qui dominât sa vie entière et auquel il ramenât toutes ses actions. — C’est cette idée qu’un moraliste moderne, Franklin, devait réaliser dans son tableau moral.
  182. On sait que les anciens, surtout les Romains, attachaient beaucoup plus d’importance que nous à ce qu’ils appelaient le decorum, la majesté et la gravité du maintien. Il n’est donc pas étonnant qu’Épictète ordonne au philosophe de ne point rire ; — défense qui du reste n’a rien d’absolu : le sage, dit Sénèque, sous sa gravité, doit conserver une sorte de gaieté intérieure qui emplit sa poitrine sans dérider son visage. « Animus debet esse alacer et fidens, et super omnia erectus. Res severa est verum gaudium ; cæteræ hilaritates non implent pectus, sed frontem remittunt ; leves sunt (Sénèque, epist. 23). »
  183. « Reste pur autant que possible. » Le christianisme dira avec une vérité supérieure : « Reste toujours pur. » Ailleurs Épictète lui-même, parlant du philosophe, s’écrie : « Il faut que son âme soit plus pure que le soleil. »
  184. C’est un conseil moins sublime mais plus praticable que celui de l’Évangile : « Si on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche. »
  185. Les partis des cochers verts ou des bleus, des petits ou des longs boucliers. Pour l’un ou l’autre de ces partis, pour l’une ou l’autre de ces couleurs les Romains se passionnaient : nunc favent panno, pannum amant, dit Pline le jeune (IX, 6. — Voir Tertullien, de Spectac., c. 9 ; Cassiodore, Var., l. III, epist. 51). Plus tard on se battra pour les verts ou les bleus, et au sortir de l’arène le sang coulera dans les rues.
  186. Le sage stoïcien ne doit s’étonner de rien : s’étonner, ce serait se troubler ; s’étonner d’une chose extérieure, ce serait s’abaisser devant elle et perdre son indépendance ; on connaît les vers d’Horace :

    Nil admirari prope res una…
    Solaque quæ possit facere et servare beatum.

  187. On sait le rôle des lectures publiques à Rome et dans l’antiquité : les anciens, n’ayant point l’imprimerie, la remplaçaient comme ils pouvaient ; du reste, les lectures publiques ont leur analogue dans nos conférences. — « On louait une salle, on y disposait des banquettes, on faisait courir des annonces, on lançait ses esclaves par la ville pour inviter les amateurs, puis, le grand jour venu, le poëte (ou tout autre genre d’écrivain) montait sur l’estrade, bien peigné, avec une belle robe blanche, un grand rubis au doigt, et, après avoir adouci sa voix par une gorgée de boisson onctueuse, il lisait ses vers d’un œil tendre et mourant. « Voyez maintenant, dit Perse, nos grands niais de « Romains se pâmer d’aise, pousser de petits cris de volupté à mesure que la tirade, avance, les pénètre et chatouille leurs sens.» L’admiration est si vive et si bruyante, que le poëte lui-même, confus de plaisir et tout rougissant, est obligé d’y mettre un terme en disant : C’est assez ! « Et c’est pour cela, s’écrie Perse, que tu sèches et pâlis sur les livres ! Où en sommes-nous ? En pallor seniumque, o mores ! » Bien plus, ces louanges sont en quelque sorte achetées : on ne les donne pas, on les vend. Les applaudisseurs sont des convives, de pauvres clients que l’amphitryon poëte nourrit et habille. « Vous servez sur votre table quelque mets délicat, vous donnez un manteau usé à un de vos clients transis, et puis vous dites : J’aime la vérité, dites-moi la vérité sur mes vers. Eh ! comment le peuvent-ils ? » (V. Martha, Les moralistes sous l’empire romain, Perse.)
  188. Ce n’est pas quand l’action est faite que le stoïcien doit dire : « Elle vaut ou elle ne vaut pas la peine d’être faite, » c’est avant de l’accomplir. La réflexion doit précéder l’acte, au lieu de le suivre. Une fois l’action examinée, si on la juge digne d’être faite, il faut la faire, et alors en accepter avec résignation toutes les conséquences.
  189. Ce n’est pas nous qui devons attendre les choses, ce sont les choses qui doivent en quelque sorte attendre notre volonté.
  190. Il n’y a rien à répondre à ce raisonnement.
  191. Le jour représente pour Épictète l’âme humaine ; la nuit, le corps. Dire : telle chose est utile à l’âme, c’est comme si l’on disait : à tel moment il fait jour. La proposition peut se soutenir. Dire : telle chose est utile au corps, c’est comme si l’on, disait : à tel moment il fait nuit. La proposition peut encore se soutenir. Mais si on dit : Quand il fait nuit, il fait jour ; ou encore : ce qui est utile au corps est utile à l’âme, — les propositions deviennent absurdes — Il faut donc, dans toutes nos actions et dans toutes nos pensées, distinguer l’âme et le corps, comme le jour et la nuit.
  192. La partie maîtresse, c’est la raison, la volonté. — Cette comparaison, par sa trivialité même, fait mieux ressortir la faute de celui qui prend garde à son pied quand il marche, et ne prend pas garde à son âme quand il agit.
  193. Le stoïcisme, en montrant que nul être raisonnable et libre n’a sa fin et son prix hors de soi-même, mais en soi, préparait l’affranchissement de tous les êtres qui semblaient faits non pour eux-mêmes, mais pour l’utilité ou pour le plaisir d’autrui : c’étaient les esclaves d’abord, puis les femmes, dont souvent la condition ne fut guère supérieure à celle des esclaves.

    Épictète, sur ce point, ne fait que continuer Socrate. Il faut lire, dans les Économiques de Xénophon, l’entretien rapporté par Socrate entre deux jeunes mariés : les rapports de l’homme et de la femme y sont compris d’une manière toute moderne. — « Quand elle se fut familiarisée avec moi, et que l’intimité l’eut enhardie à converser librement, je lui fis à peu près les questions suivantes : — « Dis moi, femme, commences-tu à comprendre pourquoi je t’ai choisie, et pourquoi tes parents t’ont donnée à moi ?… Si la Divinité nous donne des enfants, nous aviserons ensemble à les élever de notre mieux ; car c’est un bonheur qui nous sera commun, de trouver en eux des défenseurs et des appuis pour notre vieillesse. Mais dès aujourd’hui, cette maison nous est commune. Moi, tout ce que j’ai, je le mets en commun, et toi, tu as déjà mis en commun tout ce que tu as apporté. Il ne s’agit plus de compter lequel de nous deux a fourni plus que l’autre ; mais il faut bien se pénétrer de ceci, que celui de nous deux qui gérera le mieux le bien commun, fera l’apport le plus précieux. »

    « À ces mots, Socrate, ma femme me répondit : — En quoi pourrai-je t’aider ? De quoi suis-je capable ? Tout roule sur toi. Ma mère m’a dit que ma tâche est de me bien conduire. — Oui, par Jupiter ! lui dis-je, et mon père aussi me disait la même chose ; mais il est du devoir d’un homme et d’une femme qui se conduisent bien de faire en sorte que ce qu’ils ont prospère le mieux possible, et qu’il leur arrive en outre des biens nouveaux par des moyens honnêtes et justes. Le bien de la famille et de la maison exige des travaux au dehors et au dedans. Or la Divinité a d’avance approprié la nature de la femme pour les soins et les travaux de l’intérieur, et celle de l’homme pour les soins et les travaux du dehors. Froids, chaleurs, voyages, guerres, le corps de l’homme a été mis en état de tout supporter ; d’autre part, la Divinité a donné à la femme le penchant, la mission de nourrir les nouveaux-nés ; c’est aussi elle qui est chargée de veiller sur les provisions, tandis que l’homme est chargé de repousser ceux qui voudraient nuire.

    « Comme la nature d’aucun d’eux n’est parfaite en tous points, cela fait qu’ils ont besoin l’un de l’autre ; et leur union est d’autant plus utile que ce qui manque à l’un, l’autre peut le suppléer. Il faut donc, femme, qu’instruits des fonctions qui sont assignées à chacun de nous par la Divinité, nous nous efforcions de nous acquitter le mieux possible de celles qui incombent à l’un comme à l’autre.

    Il est toutefois, dis-je, une de tes fonctions qui peut-être t’agréera le moins : c’est que, si quelqu’un de les esclaves tombe malade, tu dois, par des soins dus à tous, veiller à sa guérison. — Par Jupiter ! dit ma femme, rien ne m’agréera davantage… — Mais le charme le plus doux sera lorsque, devenue plus parfaite que moi, tu m’auras fait ton serviteur ; quand, loin de craindre que l’âge, en arrivant, ne te fasse perdre de ta considération dans ton ménage, tu auras l’assurance qu’en vieillissant tu deviens pour moi une compagne meilleure encore, pour tes enfants une meilleure ménagère, pour ta maison une maîtresse plus honorée. Car la beauté et la bonté ne dépendent point de la jeunesse : ce sont les vertus qui les font croître dans la vie aux yeux des hommes. »

  194. Sénèque (Epist. 65) : « Majorsum, et ad majora genitus, quam ut mancipium sim mei corporis : quod equidem non aliter aspicio, quam vinculum aliquod libertati meæ circumdatum. »
  195. Mais si le syllogisme était vivant, si la vérité était vivante, se résignerait-elle si facilement à n’être pas comprise et aimée ? À celui qui ne la cherche pas et ne la veut pas elle pourrait pardonner ; elle ne pourrait rester indifférente. Le sage, lui aussi, doit pardonner à celui qui est injuste, mais il ne peut pas et ne doit pas voir l’injustice sans souffrir. — Les Stoïciens conçoivent trop l’homme à la manière d’un syllogisme, d’un raisonnement abstrait, pas assez comme une raison vivante et agissante, comme une volonté qui non-seulement n’admet point en elle le mal, mais ne veut pas l’apercevoir autour d’elle.
  196. Sénèque, de sap. const., 17 : Solent dicere : Miserum me ! Puto : non intellexit ! — De irâ, ii, 34. Irascitur aliquis ? Tu contra beneticiis provoca, — De Benef., vii, 31 : Vincit malos pertinax bonitas. — V. dans les Éclaircissements, les extraits des Entretiens d’Epictète et des Pensées de Marc-Aurèle.

    Cette idée stoïcienne de la charité et du pardon des injures dérive trop de principes fatalistes ; elle trouve plutôt sa source dans la nécessité comprise et acceptée que dans la volonté libre et aimante. Pour les stoïciens comme pour les socratiques, tout vice est ignorance, erreur, illusion : οὐδεὶς κακὸς ἑκών. C’est pour cette raison qu’il faut pardonner à l’homme vicieux, comme on pardonne à la pierre qui vous heurte. Le seul remède au vice, comme à l’ignorance, c’est la science ; il suffit de voir assez le bien pour le suivre comme on suivait auparavant le mal ; la science, une fois introduite dans l’intelligence, introduit aussitôt le bien dans la volonté : toute science est vertu, toute vertu est science, et la science suprême est la vertu parfaite. — C’est là un déterminisme moral qu’il n’est pas facile d’accorder avec la conception si remarquable qu’a eue le stoïcisme du choix volontaire (ἡ προαίρεσις) et de l’indépendance personnelle (τὸ ἐφ’ ἡμῖν).

  197. C’était un des abus de l’ancienne Rome que les bains à toute heure, même au sortir des repas : crudi tumidique lavantur, dit Horace.
  198. Nous ne pouvons, en effet, prononcer sur les intentions d’autrui, juger autrui. Nous pouvons, il est vrai, blâmer et punir toutes les actions qui lèsent notre droit ; mais quant à pénétrer dans la responsabilité intérieure de l’agent pour le juger lui-même, c’est impossible. Nous apprécions le fait matériel, comme le sage d’Épictète peut mesurer matériellement la quantité de vin absorbée ou constater l’heure prématurée du bain ; mais nous ne saurions connaître la pensée qui a produit le fait, la « pensée de derrière la tête ». Aussi l’individu est-il, au sens moral du mot, son seul juge ; et, dans tous les actes qui ne regardent pas la société ou le droit d’autrui, sa conscience propre doit être sa seule sanction.
  199. Sénèque (Epist. 68) : Non est quod inscribas tibi philosophiam. — Et ailleurs (20) : Illud te rogo alque hortor ut philosophiam in præcordia ima demittas, et experimentum tui profectus capias, non oratione, nec scripto, sed animi firmitate et cupiditatum diminutione. — Et ailleurs (16) : Philosophia non in verbis, sed in rebus est.
  200. Voir à ce sujet, dans le Théétète, le passage demi-ironique et demi-sérieux où Socrate, comparant son art à celui de sa mère, raconte l’influence qu’il exerce sur ses disciples et la manière dont il agit à leur égard : « Dieu m’a ordonné d’aider l’enfantement des autres et ne m’a point permis d’enfanter moi-même. Je ne suis guère savant moi-même, et mon esprit ne produit aucun rejeton, aucune de ces sages découvertes : mais ceux qui me fréquentent, quand même quelques-uns paraîtraient d’abord tout à fait ignorants, finissent tous, après m’avoir fréquenté quelque temps, avec l’aide de Dieu, par faire des progrès merveilleux, dont eux-mêmes et les autres s’aperçoivent.... Ils se trouvent dans la même situation que les femmes en mal d’enfant : bien plus encore qu’elles, ils souffrent et passent leurs nuits et leurs jours dans les angoisses. Or, c’est le fait de mon art de savoir éveiller et calmer ces souffrances. Voilà ce qui arrive aux uns ; mais il y en a quelques autres, Théétète, qui ne me paraissent pas capables d’enfanter ; je comprends qu’ils n’ont pas besoin de mon ministère ; je les fiance de très-bon cœur à d’autres, et je puis dire qu’avec l’aide de Dieu je devine assez bien à qui je dois les attacher dans leur intérêt. J’en ai abandonné bon nombre à Prodicus, beaucoup aussi à d’autres hommes d’une science admirable. » Voir aussi le Clitophon.
  201. Sénèque (Epist. 103) : Multis fuit periculi causa, insolenter tractata et contumaciter. Vitia sibi detrabat, non alii exprobret : non abborreat a publicis moribus. — Concoquamus illa : alioqui in memoriam ibunt, non in ingenium (84.)
  202. « Épictète, dit Pascal (Entretien avec de Saci) montre en mille manières ce que l’homme doit faire. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en secret ; rien ne les ruine davantage que de les produire. » — V. les Éclaircissements.
  203. « N’embrasse point les statues. » Les commentateurs se sont efforcés en vain de comprendre le sens de cette phrase. Chacun a donné son explication également fausse. Le sens apparaît pourtant clairement quand on compare ce passage avec un passage analogue des Entretiens : « Il ne faut nous exercer à rien qui soit extraordinaire et contre nature.... Il est difficile, en effet, de danser sur la corde ; et non-seulement cela est difficile, mais cela est encore dangereux. Est-ce une raison cependant pour que nous aussi nous apprenions à danser sur la corde, à y élever en l’air une branche de palmier, à y tenir embrassées des statues ? »
  204. Épiciète (Apud Slob. VII, 17) : « Il faut louer Agrippinus de ce que, malgré son grand mérite, jamais il ne se louait lui-même : et si quelque autre le louait, il rougissait. »
  205. « C’est chose royale, disait Antisthènes, quand on fait le bien, d’entendre dire du mal de soi. »
  206. Chrysippe, le plus célèbre des écrivains stoïciens, naquit à Solès, dans la Cilicie, vers l’an 280. Il fut disciple de Cléanthe, et lui succéda comme chef du Portique. Ce fut l’homme qui écrivit le plus de l’antiquité ; mais, dans le nombre prodigieux de ses ouvrages, aucun ne nous est parvenu. Dialecticien subtil, on a dit de lui que, si les dieux voulaient se servir de la logique, ils ne pourraient employer que celle de Chrysippe. Avec lui, le stoïcisme déclina de la morale vers la logique, pour se perdre souvent dans les arguties et les jeux de mots. Il mourut vers l’an 207.
  207. De combien de commentateurs pourrait-on dire la même chose, maintenant encore ?
  208. Les moralistes anciens reviennent sans cesse sur ce sujet : ne rien remettre au lendemain. Tout ce qui est en notre pouvoir est aussi bien en notre pouvoir aujourd’hui que demain. Le remettre à demain, c’est donc se créer pour aujourd’hui un obstacle, c’est enchaîner sa liberté. Aussi, dit ailleurs Épictète, « ce qu’on peut différer utilement, on peut plus utilement encore l’abandonner. » — « Nous ne vivons pas, dit énergiquement Sénèque, nous nous préparons à vivre ; nous différons toutes choses ; non vivunt, sed victuri sunt ; omnia differunt. » — Et le poëte stoïcien Perse : « — Je le ferai demain, dites-vous ? — Vous ferez demain comme aujourd’hui. — Quoi ! c’est un grand don pour toi que de m’accorder un jour ? — Mais quand, ce jour passé, l’autre aurore viendra, déjà nous aurons consumé demain devenu hier ; et voilà qu’un autre demain poussera devant lui nos années, sans que nous puissions jamais l’atteindre :

    Jam cras hesternum consumpsimus, aliud cras
    Egerit hos annos, et semper paulum erit ultra.

  209. La morale pratique, qui déduit des théorèmes moraux les règles de la conduite.
  210. La morale théorique, qui, selon le stoïcisme, se confond dans ses principes avec la métaphysique et la physique.
  211. La logique.
  212. Pensée très-importante, en ce qu’elle résume la méthode des stoïciens, méthode avant tout pratique et dédaigneuse de la théorie pure. « Ce que nous cherchons en toutes choses, dit ailleurs Épictète, c’est ce qui a rapport au bien et à la liberté ». — Les premiers philosophes grecs avaient été des physiciens ; Platon et Aristote furent des métaphysiciens ; Épictète et les stoïciens romains sont des moralistes : ils voient dans la morale le vrai fondement de toute philosophie.
  213. Ces vers sont de Cléanthe, le poëte philosophe. On sait son histoire. Né à Assos, en Éolie, vers l’an 310 environ, il se destinait au métier d’athlète, lorsqu’il connut Zénon à Athènes. Contraint par la pauvreté à se mettre au service des jardiniers d’Athènes, il passait les nuits à arroser les plantes, les jours à entendre Zénon et à étudier. Il succéda à Zénon dans l’enseignement du Portique. On a conservé de lui un hymne à Jupiter dont voici quelques extraits : « Salut à toi, ô le plus glorieux des immortels, être qu’on adore sous mille noms, Jupiter éternellement puissant ; à toi, maître de la nature ; à toi qui gouvernes avec loi toutes choses ! C’est le devoir de tout mortel de t’adresser sa prière ; car c’est de toi que nous sommes nés, et c’est toi qui nous a doués du don de la parole, seuls entre tous les êtres qui vivent et rampent sur la terre. À toi donc mes louanges, à toi l’éternel hommage de mes chants ! Ce monde immense qui roule autour de la terre conforme à ton gré ses mouvements, et obéit sans murmure à tes ordres… Roi suprême de l’univers, ton empire s’étend sur toutes choses. Rien sur la terre, Dieu bienfaisant, rien ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; hormis les crimes que commettent les méchants dans leur folie… Jupiter, auteur de tous les biens, dieu que cachent les sombres nuages, maître du tonnerre, retire les hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre père, et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice. » — Les vers que cite Épictète sont cités et traduits en latin par Sénèque (Epist. 107). Il ajoute celui-ci, plus énergique encore :

    Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

  214. Ces deux vers sont d’Euripide, auquel Épictète et Marc-Aurèle empruntent souvent des citations.
  215. Ces deux sentences sont empruntées, l’une au Criton, l’autre à l’Apologie. Épictète aimait à les citer. V. aussi Marc-Aurèle.
  216. Le Manuel n’est qu’un résumé succinct, souvent aride, de la doctrine d’Épictète. Il n’en peut donner qu’une idée incomplète, à peu près celle qu’une table des matières donne d’un livre. De plus il ne peut faire connaître la physionomie originale de l’esclave philosophe, la chaleur entraînante et l’élévation de son enseignement. Pour bien comprendre le Manuel même, il faut lire les Entretiens d’Épictète recueillis par Arrien. Ce sont ces Entretiens dont nous donnons ici des extraits, quelquefois traduits par nous, plus souvent empruntés aux traductions de M. Courdaveaux de Thurot et de Dacier. Nous y joignons des maximes d’Épictète rapportées par Stobée. Dans les Extraits de Marc-Aurèle qui suivent, on verra la pensée d’Épictète se prolonger en quelque sorte et se développer.
  217. Nous avons substitué partout ce terme de « notions naturelles » qui traduit exactement le grec (αἱ φυσικαὶ προλήψεις), au terme de « notions a priori » qu’emploie M. Courdaveaux. — De même, nous remplaçons le mot idées par le mot « représentations » qui rend exactement le sens grec (φαντασίαι).
  218. Voilà bien la fierté stoïque si opposée, semble-t-il, à l’humilité chrétienne : c’est là ce que Pascal appelait une « superbe diabolique. » Mais voici comment Pascal parlait de lui-même dans ses Pensées : « J’aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l’a aimée. J’aime les biens, parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux qui m’en font ; mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l’on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes. J’essaie d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes, et j’ai une tendresse de cœur pour ceux que Dieu m’a unis plus étroitement ; et soit que je sois seul, ou à la vue des hommes, j’ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui doit les juger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentiments ; et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et qui, d’un homme plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d’orgueil et d’ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n’ayant de moi que la misère et l’erreur. » — Est-ce que sous l’humilité de Pascal ne se cache pas, à son insu même, un peu de cette « superbe » qu’il reprochait aux stoïciens ?
  219. Ce passage est essentiellement socratique (V. les Mémorables, le Second Hippias, l’Euthydème). Socrate distinguait deux ordres de sciences : les sciences inférieures, comme la grammaire ou l’arithmétique, enseignent à se servir des mots, des nombres, etc. ; la science supérieure, la philosophie, enseigne à se servir de toutes les autres sciences en vue du bien.
  220. Soit ; mais pourquoi n’ont-ils pas mis le reste en notre pouvoir, c’est-à-dire les représentations elles-mêmes et leurs causes ? À cette objection, Épictète répond par l’hypothèse d’une matière préexistant à la création divine, à laquelle les dieux n’auraient pu nous arracher. « Le reste, ils ne l’ont pas mis en notre pouvoir. Est-ce donc qu’ils ne l’ont pas voulu ? moi je crois que, s’ils l’avaient pu, ils nous auraient également faits maîtres du reste. Mais ils ne le pouvaient absolument pas. Car, vivants sur la terre, et enchaînés à un tel corps et à de tels compagnons, comment aurions-nous pu ne pas être entravés pour le reste par les objets du dehors ? » — Répondre ainsi en invoquant l’impuissance des dieux et en transportant le mal dans la Divinité même au lieu de le laisser dans le monde, ce n’est pas répondre. Marc-Aurèle corrige sur ce point Épictète.
  221. Toujours la même confusion relevée plus haut, entre les choses et les personnes.
  222. Latéranus fut compromis dans la conspiration de C. Pison.
  223. Epaphrodite fut le maître d’Epictète.
  224. Thraséas, l’une des plus belles figures du stoïcisme. Voir le récit de sa mort dans Tacite.
  225. Musonius Rufus, le maître d’Épictète (V. Annal., xiv, 59 ; xv, 76). Son nom revient souvent dans les Entretiens.
  226. Paconius Agrippinus, dont le père avait été mis à mort pour un prétendu crime de lèse-majesté, fut accusé sans raison du même crime. (Annal, xvi, 28).
  227. Priscus Helvidius était le gendre de Thraséas.
  228. V. le Manuel, ch. xxv.
  229. La plupart des disciples d’Épictète avaient quitté leur pays pour venir l’entendre à Nicopolis.
  230. Dans cet extrait est traité, avec plus de développements, le même sujet que dans le chapitre V.
  231. La doctrine d’Épictète est originale sur ce point et supérieure à celle de Sénèque : le sage ne doit pas sortir trop facilement de la vie : « attendez Dieu. »
  232. Il n’y a qu’une manière, ce me semble, d’entendre ce passage, c’est que ces choses qu’Epictète avait à relire sont les compositions de ses élèves, qu’il devait corriger, pour ainsi dire, avant qu’ils n’en fissent la lecture publique (Note du traducteur).
  233. V. le Manuel, xxx.
  234. C’est-à-dire, pour employer les termes de Kant : tandis que toute personne humaine doit être pour les autres hommes une fin, le tyran s’est rabaissé lui-même au rang de chose et de moyen.
  235. La toge à large bande de pourpre, ou laticlave, était la marque distinctive des sénateurs ; la toge à bande étroite, ou angusticlave, était la marque distinctive des chevaliers.
  236. V. le commencement de l’Œdipe roi, et la fin (vers 1391).
  237. C’est l’opération de la cataracte.
  238. C’est de force morale qu’il s’agit dans ce dernier cas.
  239. V. dans le Phédon, à la fin, le passage auquel fait allusion Épictète.
  240. Sur ces questions que nous posent les choses, voir Extrait XL et l’Introduction.
  241. V. le Manuel, xvii.
  242. V. Manuel, XXXIII, xii, xiii.
  243. Pour affranchir un esclave, on le conduisait devant le préteur, et là on le frappait sur la joue en lui faisant faire un tour sur lui-même.
  244. Chapitre très-intéressant, où le stoïcisme passe dans la pratique : le stoïcien doit considérer toutes les affaires habituelles de la vie comme une sorte de jeu où le gain n’est rien, où la manière de jouer est tout.
  245. V. le Manuel, xxxii.
  246. Homère, Iliade, II, 24.— V. Manuel, xxii.
  247. V. le Manuel, xxx.
  248. C’est ici un point faible du stoïcisme. — L’honnêteté, ni la justice, ni l’amour, ne sont des dons fatals de la nature, comme le nez ou les oreilles. Nous recevons nos organes, nous faisons nos vertus et notre moralité.
  249. Comparer avec la méthode de Descartes.
  250. Cf. Manuel, lii.
  251. Hésiode, Theogonia, vers 87.
  252. Homère, Iliade, XIII, 281.
  253. Antigone, roi de Macédoine (V. Elien, VII, xiv).
  254. Théopompe, de Chio, historien et orateur, disciple d’Isocrate.
  255. V. le Manuel, ch. LL.
  256. Il n’y a que les maux volontaires dont nous soyons moralement responsables ; de là vient que ce sont surtout ceux-là que nous ayons peine à avouer.
  257. Par la destinée.
  258. Cf. Pascal, XXIV, 53 : « L’homme est visiblement fait pour  ; c’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut ; et l’ordre de sa pensée est de commencer par soi, et par son auteur, et par sa fin. Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela : mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se bâtir, à se faire roi, sans penser ce que c’est qu’être roi, et qu’être homme. »
  259. Vers dorés.
  260. Homère, Odyssée, XIV, 56.
  261. V. le Manuel, XLVII.
  262. V. le Manuel, XXXIII.
  263. Il y a pour le juge le danger de mal juger.
  264. Voir le Clitophon.
  265. Homère, Iliade, X, 94.
  266. Ceci n’est-il pas l’équivalent de la doctrine chrétienne : Aimez vos ennemis ? (Note du traducteur.)
  267. Il ne s’agit pas seulement dans l’Etat de revenus, de finances, d’intérêts, mais de droit et de justice.
  268. Ce vers, dans Homère, fait suite au précédent. Iliade, ch. II, vers 25 et 26
  269. C’étaient les conférenciers de l’antiquité.
  270. C’est précisément parce que la tyrannie menace non-seulement notre liberté, mais celle des autres, qu’on ne doit pas s’y résigner. La résignation stoïcienne ressemble ici à l’égoïsme.
  271. V. Manuel, VIII.
  272. Critias et les trente tyrans ordonnèrent à Socrate d’aller chercher Léon le Salaminien et de l’amener à Athènes, où ils voulaient le faire périr. Socrate refusa : par là il hasardait lui-même sa vie, et il eût été sans doute mis à mort si Thrasybule n’avait bientôt renversé les trente tyrans. (V. Xénophon, Mémorables, I, et Platon, Apologie, p. 17.
  273. Il avait refusé de voter la mort des dix généraux après la bataille des îles Arginuses.
  274. V. Manuel, ch. XLII.
  275. V. Manuel, ch. XLIV : « Tu n’es ni discours, ni richesses. »
  276. V. p. 139.
  277. Cet imbécile, c’est l’empereur, c’est le souverain, quel qu’il soit, qui appuie les prétendues lois décrétées par lui, non sur la raison, mais sur la force. — La seule loi, vraiment respectable, pour Épictète, c’est la loi morale ; le stoïcien n’obéit aux lois civiles qu’autant qu’elles sont conformes à cette règle suprême.
  278. V. le Manuel, ch. XV, XVIII.
  279. Les jardins d’Adonis, plantés dans des pots de terre et consacrés à Vénus, en l’honneur de son amant changé en fleur. Les plantes qu’on y semait croissaient vite, et mouraient non moins vite. De là le proverbe : « c’est du jardin d’Adonis. » pour désigner une chose frivole et passagère, une occupation stérile. — V. Wittembach, dans ses notes sur le De sera numinis vindicia de Plutarque.
  280. Nous nous servons en général dans ces extraits de la traduction Dacier.
  281. Allusion probable à la conscience, ce juge que nous portons en nous-mêmes, et qui ne doit ni ne peut être jugé par autrui.
  282. C’est-à-dire que le droit naturel doit toujours l’emporter sur le droit civil.
  283. Épictète a bien compris que ce qui fait le prix de l’amour et de la charité, c’est l’initiative personnelle, c’est le désintéressement.
  284. Nous empruntons ces extraits à la traduction de M. Pierron.
  285. La doctrine de Marc-Aurèle est plus nette et plus logique ici que celle d’Épictète. V. plus haut, p. 62.
  286. Comparer une pièce de vers de l’Anthologie sur un homme qui s’était suicidé : « Infini, ô Homme, était le temps avant que tu vinsses au rivage de l’Aurore ; infini aussi sera le temps après que tu auras disparu dans l’Érèbe. Quelle portion d’existence t’est laissée, si ce n’est un point, ou s’il est quelque chose encore au-dessous d’un point ? Et cette existence que tu as si petite, elle est comme écrasée : elle n’a rien en elle-même d’agréable, mais elle est plus triste que l’odieuse mort. Dérobe-toi donc à une vie pleine d’orages, et regagne le port. » Voir aussi Pascal, Pensées, I.
  287. V. sur cette absolution universelle de la nature et des hommes notre Étude sur la philosophie d’Épictète.
  288. Les Cyniques ne portaient pas la tunique.
  289. Mais quelle consolation y a-t-il à savoir que ce sont là des « choses ordinaires » ? la question est de savoir si ce sont des choses justes et bonnes.
  290. Cf. Tertullien et Bossuet.
  291. Hésiode, Œuvres et jours, 196.
  292. Cette justice même et cette vérité à réaliser sur la terre.
  293. C’est l’empereur qu’on retrouve ici dans la pensée du philosophe.
  294. Ces matelots qui injurient le pilote, ce sont sans doute les sujets de Marc-Aurèle hostiles à quelqu’un de ses édits.