Manuel d’Épictète (trad. Guyau)/Extraits des pensées de Marc Aurèle

Traduction par Jean-Marie Guyau.
Librairie Ch. Delagrave (p. 187-203).


EXTRAITS DE MARC-AURÈLE[1].


I

Couvre-toi d’ignominie, oui, couvre-toi d’ignominie, ô mon âme ! Tu n’auras plus le temps de t’honorer. Pour les hommes, la vie est fugitive ; mais la tienne touche presque à son terme, et tu n’as de toi aucun respect, car c’est dans les âmes des autres que tu places ta sécurité !…

II

Règle chacune de tes actions et de tes pensées sur cette réflexion : il est possible que je sorte à l’instant de cette vie. Or, t’en aller d’au milieu des hommes, s’il y a des Dieux, n’a rien qui doive t’effrayer, car ils ne te jetteront pas dans le malheur ; si, au contraire, il n’y en a pas, ou s’ils ne prennent nul souci des choses humaines, que m’importe de vivre dans un monde vide de Dieux ou vide de Providence ? Mais il y a des Dieux, et qui prennent souci des choses humaines. Ils ont donné à l’homme un pouvoir efficace, qui peut le garantir de tomber dans les maux véritables. Il n’est pas de mal imaginable qu’ils n’y aient pourvu, en donnant à l’homme le pouvoir de n’y pas tomber… Ce n’est point par ignorance, ou, sinon par ignorance, ce n’est point pour n’avoir pu le prévenir ou le corriger, que la nature de l’univers aurait laissé subsister un désordre : non, n’attribuons ni à l’impuissance ni au défaut d’art une si étrange bévue, cette distribution indifférente des biens et des maux et aux hommes de bien et aux méchants, sans nul égard au mérite. Pour la mort et la vie, la gloire et l’infamie, la douleur et le plaisir, la richesse et la pauvreté, toutes ces choses ne sont distribuées indifféremment et aux hommes de bien et aux méchants que parce qu’il n’y a en elles rien d’honnête ni rien de honteux : ce ne sont donc ni des biens ni des maux véritables[2].

III

Oh ! que toutes choses s’évanouissent en peu de temps, les corps au sein du monde, leur souvenir au sein des âges ! Que sont tous les objets sensibles, et surtout ceux qui nous séduisent par l’attrait de la volupté, ou nous effrayent par l’image de la douleur ; ceux enfin dont le faste nous arrache des cris d’admiration ? Que tout cela est frivole, digne de mépris ! C’est un dégoût, une corruption, c’est la mort…

IV

La durée de la vie humaine est un point ; la matière un flux perpétuel ; la sensation un phénomène obscur ; la réunion des parties du corps, une masse corruptible ; l’âme, un tourbillon ; le sort, une énigme ; la réputation, une chose sans jugement. Pour le dire en somme, du corps, tout est fleuve qui coule ; de l’âme tout est songe et fumée ; la vie, c’est une guerre, une halte de voyageur ; la renommée posthume, c’est l’oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous servir de guide ? Une chose, et une seule, la philosophie. Et la philosophie, c’est de préserver le génie qui est au dedans de nous de toute ignominie, de tout dommage ; c’est de vaincre le plaisir et la douleur, de ne rien faire au hasard[3].

V

De l’obstacle qui se présente, la volonté fait la matière même de son action : c’est ainsi que le feu se rend le maître de ce qui lui tombe dedans : une petite lampe en eût été éteinte ; mais le feu resplendissant s’approprie bientôt les matières entassées, les consume, et par elles s’élève plus haut encore.

VI

On se cherche des retraites, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes… Nulle part l’homme n’a de retraite plus tranquille, moins troublée par les affaires, que celle qu’il trouve dans son âme.

VII

Tout ce qui arrive arrive justement[4] ; c’est ce que tu reconnaîtras si tu observes attentivement les choses. Je ne dis pas seulement qu’il y a un ordre de succession marqué, mais que tout suit la loi de la justice et dénote un être qui distribue les choses selon le mérite.

VIII

Il y a bien des grains d’encens destinés au même autel : l’un tombe plus tôt, l’autre plus tard dans le feu ; mais la différence n’est rien.

IX

Ne fais pas comme si tu devais vivre des milliers d’années. La mort pend sur ta tête ; tandis que tu vis, tandis que tu le peux, rends-toi homme de bien.

X

Combien de temps il gagne, celui qui ne prend pas garde à ce que le prochain a dit, a fait, a pensé, mais seulement à ce qu’il fait lui-même, afin de rendre ses actions justes et saintes !

XI

Tout ce qui t’accommode, ô monde, m’accommode moi-même. Rien n’est pour moi prématuré ni tardif, qui est de saison pour toi. Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô nature ! Tout vient de toi ; tout est dans toi ; tout rentre dans toi. Un personnage de théâtre dit : Bien-aimée cité de Cécrops ! Mais toi, ne peux-tu pas dire : Ô bien-aimée cité de Jupiter !

XII

Celui-là, bien que sans tunique[5], est pourtant philosophe ; celui-ci, sans livre ; cet autre, demi-nu. Je manque de pain, dit-il, et pourtant je maintiens mon système.

XIII

Tout passe en un jour, et le panégyrique et l’objet célébré.

XIV

Tout ce qui arrive est aussi habituel, aussi ordinaire que la rose dans le printemps, que les fruits pendant la moisson : ainsi la maladie, la mort, la calomnie, les conjurations, enfin tout ce qui réjouit ou afflige les sots[6].

XV

Les choses qui succèdent à d’autres ont toujours avec celles qui les ont précédées un rapport de famille. C’est un enchaînement harmonieusement réglé. Et de même qu’il règne dans tout ce qui est une coordination parfaite, de même il y a dans les choses qui naissent, non pas succession pure et simple, mais une évidente et admirable parenté.

XVI

Sois semblable à un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser ; le promontoire demeure immobile, et dompte la fureur de l’onde qui bouillonne autour de lui. Que je suis malheureux que telle chose me soit arrivée ! — Ce n’est point cela ; il faut dire : Que je suis heureux, après ce qui m’est arrivé, de vivre exempt de douleur, insensible au coup qui me frappe aujourd’hui, inaccessible à la crainte de celui qui peut me frapper plus tard !

XVII

Le matin, lorsque tu sens de la peine à te lever, fais cette réflexion : Je m’éveille pour faire œuvre d’homme ; pourquoi donc éprouver du chagrin de ce que je vais faire les choses pour lesquelles je suis né, pour lesquelles j’ai été envoyé dans le monde ? Suis-je donc né pour rester chaudement couché sous mes couvertures ? — Mais cela fait plus de plaisir. — Tu es donc né pour te donner du plaisir ? Ce n’est donc pas pour agir, pour travailler ? Ne vois-tu pas les plantes, les passereaux, les fourmis, les araignées, remplissant chacun sa fonction et servant selon leur pouvoir à l’harmonie du monde ! Et après cela tu refuses de faire ta fonction d’homme ? Tu ne cours point à ce qui est conforme à ta nature. — Mais il faut bien prendre du repos. — Je le veux ! pourtant la nature a mis des bornes à ce besoin ; elle en a bien mis au besoin de manger et de boire. Toi maintenant tu passes ces bornes, tu vas au delà de ce qui doit te suffire ; dans l’action, il n’en est plus de même : tu restes en deçà du possible. C’est que tu ne t’aimes pas toi-même, sinon tu aimerais ta nature et ce qu’elle veut. Oui, ceux qui aiment leur métier sèchent sur leurs ouvrages, oubliant le bain et la nourriture ; mais toi, tu fais moins de cas de ta propre nature que le ciseleur n’en fait de son art, le danseur de sa danse, l’avare de son argent, l’ambitieux de sa folle gloire. Eux, quand ils sont à l’œuvre, ils ont bien moins à cœur le manger ou le dormir que le progrès de ce qui les charme : les actions qui ont l’intérêt public pour but te paraissent-elles plus viles et moins dignes de tes soins ?

XVIII

Il y a tel qui, après avoir fait un plaisir à quelqu’un, se hâte de lui porter cette faveur en compte. Cet autre n’a point une précipitation pareille, mais il regarde l’obligé comme son débiteur, il a toujours présent à la pensée le service qu’il a rendu. Un troisième enfin ignore, si je puis dire, ce qu’il a fait… il est semblable à la vigne, qui porte son fruit, puis après ne demande plus rien, satisfaite d’avoir donné sa grappe. Faut-il donc être du nombre des gens qui ne savent pour ainsi dire pas ce qu’ils font ? Oui.

XIX

Telles seront tes pensées habituelles, tel sera ton esprit, car l’âme prend la teinture de nos pensées. Plonge-la donc sans cesse dans des pensées comme celle-ci : Là où l’on peut vivre, on y peut bien vivre.

XX

Le bien de l’être raisonnable est dans la société humaine, car il y a longtemps qu’on a démontré que nous sommes nés pour la société. N’est-il pas évident que les êtres inférieurs existent en vue des êtres supérieurs, que les êtres supérieurs existent les uns pour les autres ?

XXI

Il faut vivre avec les Dieux. C’est vivre avec les Dieux que de leur montrer sans cesse une âme satisfaite de son partage, obéissant à tous les ordres du génie qui est son gouverneur et son guide : don de Jupiter, émanation de sa nature. Ce génie, c’est l’intelligence et la raison de chaque homme.

XXII

Dans un instant, tu ne seras plus que de la cendre, un squelette, un nom, ou pas même un nom[7]. Et le nom n’est qu’un bruit, qu’un écho ! Ce que nous estimons tant dans la vie n’est que vide, que pourriture, petitesse : des chiens qui mordent, des enfants qui se battent, qui pleurent, qui rient bientôt après. La foi, la pudeur, la justice et la vérité ont, pour l’Olympe, laissé la terre spacieuse[8]. Qu’y a-t-il donc qui te retienne ici-bas[9] ?

XXIII

Regarde au dedans des choses : prends garde de te tromper sur la qualité, sur le mérite de chaque objet.

XXIV

La meilleure manière de se venger, c’est de ne se pas rendre semblable aux méchants.

XXV

Mets toute ta joie, toute ta satisfaction à passer d’une action utile à l’État à une autre action qui lui soit encore utile, en te souvenant toujours de Dieu.

XXVI

Si tu avais à la fois une marâtre et une mère, tu aurais des égards pour l’une ; mais ce serait auprès de ta mère que tu retournerais à chaque instant. Ta marâtre et ta mère, ce sont la Cour et la Philosophie ; reviens souvent à celle-ci, repose-toi dans son sein : c’est elle qui te rend l’autre supportable ; c’est elle qui te rend supportable à la Cour[10].

XXVII

Des êtres se hâtent d’exister, d’autres êtres se hâtent de n’exister plus ; même de tout ce qui se produit, quelque chose déjà s’est éteint. Ces écoulements, ces altérations, renouvellent continuellement le monde, comme le cours non interrompu du temps renouvelle éternellement la durée infinie des siècles. Entraîné par ce fleuve, y a-t-il quelqu’un qui puisse estimer aucune de ces choses si passagères, sur laquelle il ne saurait faire aucun fondement ? C’est comme si l’on se prenait d’amour pour un des moineaux qui passent en volant : l’oiseau, dans un instant, aurait disparu à leurs yeux.

XXVIII

Si quelqu’un te demandait comment s’écrit le nom d’Antonin, est-ce avec de grands éclats de voix que tu en prononcerais chaque lettre ? Quoi donc ! Si l’on se fâche contre toi, pourquoi te mettre aussi en colère ? Tout à l’heure, n’aurais-tu pas énuméré tranquillement chaque lettre du nom ? Eh bien donc, souviens-toi que, dans la vie aussi, tout devoir se compose d’un certain nombre de choses ; ce nombre, il te faut l’observer sans te troubler, sans que l’indignation des autres fasse naître ton indignation.

XXIX

La mort est la fin du combat que se livrent nos sens, des secousses que nous impriment nos désirs, des écarts de la pensée, de la servitude que nous impose notre chair.

XXX

Nous concourons tous à l’accomplissement d’une seule et même œuvre ; les uns savent et comprennent ce qu’ils font, les autres l’ignorent : ainsi ceux qui dorment, dit Héraclite je crois, sont des ouvriers, et qui concourent à l’accomplissement des affaires du monde. L’un contribue d’une façon, l’autre d’une autre, et singulièrement celui-là même qui en murmure, qui lutte avec effort contre le courant pour l’arrêter s’il était possible ; car le monde avait besoin d’un tel homme. Vois donc au reste avec quels ouvriers tu veux te ranger : car celui qui gouverne l’univers se servira toujours de toi comme il est bon ; il te mettra toujours dans le nombre de ses coopérateurs, des êtres qui aident à son œuvre.

XXXI

Tu t’ennuies du spectacle à l’amphithéâtre, dans les autres lieux de ce genre, parce que toujours la même chose à voir, toujours l’uniforme répétition des mêmes objets, nous dégoûtent de leur apparition : ce supplice est celui de toute la vie. Du haut en bas toutes choses sont toujours les mêmes, viennent des mêmes principes. Jusqu’à quand donc ?

XXXII

Accoutume-toi à prêter sans distraction l’oreille aux paroles des autres, et entre, autant qu’il se peut, dans la pensée de celui qui parle.

XXXIII

Ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas non plus utile à l’abeille.

XXXIV

Si les matelots injuriaient le pilote, et les malades leur médecin, serait-ce à autre intention que de leur faire chercher un moyen de sauver, celui-ci ses passagers, celui-là ses malades[11] ?

XXXV

Le vain appareil de la magnificence, les spectacles de la scène, les troupeaux de petit et de grand bétail, les combats de gladiateurs, tout cela est comme un os jeté en pâture aux chiens, un morceau de pain qu’on laisse tomber dans un vivier ; ce sont des fatigues de fourmis traînant leur fardeau, une déroute de souris effrayées, des marionnettes mises en mouvement par un fil. Assistes-y donc avec un sentiment de bonté, sans orgueil insolent : réfléchis que la valeur de chaque homme est en raison de celle des objets qu’il affectionne.

XXXVI

Ne rougis point du secours d’autrui : le dessein que tu te proposes, c’est d’accomplir ton devoir, comme un soldat quand il faut monter sur la brèche.

XXXVII

Ne te trouble point de l’avenir : tu l’aborderas, s’il le faut, armé de la même raison dont tu te sers avec les choses présentes.

XXXVIII

Toutes choses sont liées entre elles, et d’un nœud sacré ; et il n’y a presque rien qui n’ait ses relations. Tous les êtres sont coordonnés ensemble, tous concourent à l’harmonie du même monde ; il n’y a qu’un seul monde, qui comprend tout, un seul Dieu, qui est dans tout, une seule matière, une seule loi, une raison commune à tous les êtres doués d’intelligence, enfin une vérité unique, n’y ayant qu’un seul état de perfection pour des êtres de même espèce et qui participent à la même raison.

XXXIX

Que fais-tu donc ici, imagination ? Va-t’en, par les Dieux ! comme tu es venue ; je n’ai pas besoin de toi.

XL

C’est le propre d’un homme d’aimer ceux même qui nous offensent.

XLI

Renferme-toi en toi-même : la nature de l’âme raisonnable, c’est de se suffire à elle-même, quand elle pratique la justice, car alors elle jouit d’une pleine sérénité.

XLII

De même que les monceaux de sable disparaissent successivement sous l’accumulation d’autres monceaux, songe que, dans la vie aussi, ce qui survient efface bientôt ce qui a précédé.

XLIII

Il faut contempler le cours des astres, comme si nous étions emportés dans leurs révolutions. Il faut sans cesse penser aux changements des éléments les uns dans les autres : ces sortes de considérations purifient les souillures de la vie terrestre.

XLIV

Regarde au dedans de toi ; c’est au dedans de toi qu’est la source du bien, une source intarissable pourvu que tu fouilles toujours.

XLV

Tu peux vivre exempt de toute violence, dans la plus profonde paix du cœur, quand même tous les hommes vociféreraient contre toi tous les outrages imaginables ; quand même les membres de cette masse corporelle qui t’enveloppe seraient mis en pièces par les bêtes sauvages. Car qui empêche, dans toutes ces conjectures, que la pensée ne se maintienne dans un plein calme, jugeant au vrai ce qui se passe autour d’elle et se servant comme elle le doit de ce qui tombe sous ses mains ? Le jugement ne peut-il pas dire à l’accident : Tu n’es au fond que ceci, bien que l’opinion te fasse paraître d’autre nature ; l’emploi des choses ne peut-il pas dire à ce qui survient : Je te cherchais ? En effet le présent est toujours pour moi matière à vertu.

XLVI

Les Dieux, qui sont immortels, se résignent sans colère à supporter toujours, pendant des siècles innombrables, un si grand nombre d’hommes, et si méchants : bien mieux, ils prennent d’eux toutes sortes de soins. Mais toi, qui vas bientôt cesser de vivre, tu te fatigues, et cela quand tu es un de ces méchants !

XLVII

Il faut que tu règles ta vie action par action. Si chaque action présente tout ce qu’elle doit être, autant qu’il est en toi, c’est assez. Or, il n’y a personne qui puisse empêcher qu’elle n’offre toute sa perfection.

XLVIII

Recevoir sans fierté, quitter sans regret.

XLIX

Prends-moi, jette-moi où tu veux. Là encore je posséderai mon génie secourable.

L

Souviens-toi que ce qui commande en toi devient inexpugnable, quand il se ramasse en lui-même, qu’il se contente de soi, ne faisant jamais que sa volonté. C’est là ce qui fait une citadelle d’une âme libre de passions.

LI

Ils tuent, ils massacrent, ils maudissent. Qu’y-a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, modérée, juste ? C’est comme si un passant blasphémait contre une source d’eau limpide et douce : elle ne cesserait point pour cela de faire jaillir un breuvage salutaire ; y jetât-il de la boue, du fumier, elle aurait bientôt fait de le dissiper, de le laver ; jamais elle n’en serait souillée.

LII

Vois ce que c’est qu’un rayon, quand la lumière du soleil pénètre à nos yeux par une ouverture étroite dans un appartement obscur. Il s’allonge en ligne droite, puis s’applique, pour ainsi dire, contre le solide quelconque qui s’oppose à son passage et forme une barrière au devant de l’air qu’il pourrait éclairer plus loin ; là, il s’arrête, sans glisser, sans tomber. C’est ainsi que ton âme doit se verser, s’épancher au dehors. Jamais d’épuisement, mais seulement une extension ; point de violence, point d’abattement, quand des obstacles l’entravent ; qu’elle ne tombe pas, qu’elle s’arrête, qu’elle éclaire ce qui peut recevoir sa lumière : on se privera soi-même de cette lumière quand on négligera de s’en laisser pénétrer.

LIII

Les hommes sont faits les uns pour les autres ; corrige-les donc, ou supporte-les.

LIV

Ce n’est pas dans ce qu’il éprouve, mais dans ce qu’il fait, que consistent le bien et le mal de l’être raisonnable et né pour la société ; comme aussi la vertu et le vice, chez lui, consistent non dans la passion, mais dans l’action.

LV

Laissons la faute d’autrui là où elle est.

LVI

Tranquillité d’âme dans les choses qui proviennent de la cause extérieure ; justice dans les actions dont tu es toi-même la cause : je veux dire que tout désir, toute action ne doit avoir d’autre but que le bien de la société.

LVII

S’il a péché, c’est en lui qu’est le mal ; mais peut-être n’a-t-il pas péché.

LVIII

O mon âme, seras-tu quelque jour enfin bonne, simple, et toute nue, plus visible à l’œil que le corps qui t’enveloppe ? Goûteras-tu enfin le bonheur d’aimer, de chérir les hommes ? Seras-tu un jour enfin assez riche de toi-même pour n’avoir aucun besoin, aucun regret, vivant avec les Dieux et les hommes dans une telle communion que jamais tu ne te plaignes d’eux et que jamais ils ne te condamnent ?

LIX

De rester ce que tu as été jusqu’à ce jour, de mener encore cette vie pleine d’agitation et de souillures, c’est n’avoir plus aucun sentiment, c’est être esclave de la vie, c’est ressembler à ces bestiaires à demi dévorés, qui, tout couverts de blessures et de sang, demandent avec prières qu’on les conserve pour le lendemain, où ils seront pourtant à la même place, livrés aux mêmes ongles et aux mêmes dents.

LX

Une araignée est fière quand elle a pris une mouche ; tel homme s’enorgueillit d’avoir pris un levraut, tel autre, des sardines au filet ; tel autre, des Sarmates. Ceux-ci ne sont-ils pas aussi des brigands si l’on examine bien les principes qui les guident ?

LXI

O nature, donne-moi ce que tu veux ; reprends-moi ce que tu veux !

LXII

La terre aime la pluie ; l’air divin aime aussi la pluie. Le monde aime à faire ce qui doit arriver. Je dis donc au monde : J’aime ce que tu aimes.

LXIII

Il n’est personne assez fortuné pour n’avoir pas, quand il meurt, quelqu’un près de lui qui se réjouisse du mal qui lui arrive. C’était un homme vertueux et sage, soit : n’y aura-t-il pas à sa dernière heure quelqu’un qui se dira en lui-même : « Enfin nous allons respirer, délivrés de ce pédant ; sans doute il ne faisait de mal à aucun de nous, mais je me suis aperçu qu’en secret il nous condamnait.» Voilà pour l’homme de bien. Quant à nous, combien de causes pour lesquelles plus d’un désire être délivré de nous ! C’est là la pensée qui doit te faire quitter plus volontiers la vie. Oui, songe en toi-même : je sors d’une vie où ceux qui la partageaient avec moi, pour qui j’avais tant travaillé, tant fait de vœux, pris tant de soucis, sont ceux-là mêmes qui désirent que je m’en aille, qui espèrent qu’il leur en adviendra quelque soulagement. Qu’y a-t-il donc qui puisse nous engager à rester ici plus longtemps ? Cependant ne te sépare pas d’eux moins bien disposé pour cela… prenons congé, comme quand on quitte des amis…

LXIV

Quel est ton métier ? D’être homme de bien.

LXV

Ce ne sont pas les objets qui viennent à toi quand tu es troublé par le désir ou la crainte ; c’est toi en quelque sorte qui t’avances vers eux : mets donc en paix ton esprit à leur sujet, et les objets resteront en repos eux-mêmes, et l’on ne te verra plus ni les désirer ni les craindre.

LXVI

Quelqu’un me méprise : c’est son affaire. Pour moi, je prendrai garde de ne rien faire ou dire qui soit digne de mépris.

LXVII

Il y a de la corruption et de l’hypocrisie dans ce discours : J’ai résolu, d’en agir franchement avec vous. Que fais-tu, ô homme ? Ce préambule est inutile ; la chose se fera bien voir à l’instant. Ton front doit porter écrites, dès le premier instant, ces paroles : voilà ce que j’ai résolu. On doit les lire dans tes yeux à l’instant, comme celui qui est aimé découvre dans un regard toutes les pensées de sa maîtresse.

LXVIII

La bienveillance est invincible, pourvu qu’elle soit sincère, sans dissimulation et sans fard. Car que pourrait te faire le plus méchant des hommes, si tu persévérais à le traiter avec douceur ? Si, dans l’occasion, tu l’exhortais paisiblement, et lui donnais sans colère, alors qu’il s’efforce de te faire du mal, des leçons comme celle-ci : « Non, mon enfant ! nous sommes nés pour autre chose. Ce n’est pas moi qui éprouverai le mal ; c’est toi qui t’en fais à toi-même, mon enfant ! »

LXIX

S’il n’y a dans le monde qu’une confusion pure et sans modérateur, qu’il te suffise, au milieu de ce flot agité des choses, d’avoir en toi-même un esprit qui te guide. Que si le flot t’emporte avec lui, eh bien, qu’il entraîne cette chair, ce souffle, tout le reste ; il n’emportera pas l’intelligence.

LXX

Quoi ! la lumière d’une lampe brille jusqu’au moment où elle s’éteint, et ne perd rien de son éclat ; et la vérité, la justice, la tempérance qui sont en toi s’éteindraient avant toi !

  1. Nous empruntons ces extraits à la traduction de M. Pierron.
  2. La doctrine de Marc-Aurèle est plus nette et plus logique ici que celle d’Épictète. V. plus haut, p. 62.
  3. Comparer une pièce de vers de l’Anthologie sur un homme qui s’était suicidé : « Infini, ô Homme, était le temps avant que tu vinsses au rivage de l’Aurore ; infini aussi sera le temps après que tu auras disparu dans l’Érèbe. Quelle portion d’existence t’est laissée, si ce n’est un point, ou s’il est quelque chose encore au-dessous d’un point ? Et cette existence que tu as si petite, elle est comme écrasée : elle n’a rien en elle-même d’agréable, mais elle est plus triste que l’odieuse mort. Dérobe-toi donc à une vie pleine d’orages, et regagne le port. » Voir aussi Pascal, Pensées, I.
  4. V. sur cette absolution universelle de la nature et des hommes notre Étude sur la philosophie d’Épictète.
  5. Les Cyniques ne portaient pas la tunique.
  6. Mais quelle consolation y a-t-il à savoir que ce sont là des « choses ordinaires » ? la question est de savoir si ce sont des choses justes et bonnes.
  7. Cf. Tertullien et Bossuet.
  8. Hésiode, Œuvres et jours, 196.
  9. Cette justice même et cette vérité à réaliser sur la terre.
  10. C’est l’empereur qu’on retrouve ici dans la pensée du philosophe.
  11. Ces matelots qui injurient le pilote, ce sont sans doute les sujets de Marc-Aurèle hostiles à quelqu’un de ses édits.