Manuel d’Épictète (trad. Guyau)/Argument analytique

Traduction par Jean-Marie Guyau.
Librairie Ch. Delagrave (p. lix-lxvi).
Argument analytique du manuel




I. — Distinction fondamentale entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Il dépend de nous de croire, de désirer, de vouloir ; mais il ne dépend pas de nous d’avoir un corps bien ou mal fait, une santé bonne ou mauvaise, etc. — Les choses qui dépendent de nous sont libres : nul ne peut, par exemple, nous empêcher de croire et de vouloir. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont esclaves : par exemple, le premier venu peut maltraiter notre corps, nous enlever nos biens, etc. — Quiconque s’attache aux choses qui dépendent de lui conserve donc une absolue liberté, et de cette liberté naît le bonheur ; quiconque s’attache aux choses qui dépendent du dehors devient esclave, et cet esclavage le rend malheureux.

II. — Tout désir, s’il est frustré, cause le malheur ; toute aversion, si elle ne réussit pas à écarter son objet, cause aussi le malheur : pour être heureux, il ne faut donc avoir ni désir ni aversion, et il faut substituer au désir passionné, ὄρεξις, le vouloir, ὁρμή, mais un vouloir qui soit lui-même peu énergique, et prêt à se plier aux événements.

III. — Pour que notre volonté puisse ainsi se plier sans peine aux événements, nous devons nous demander la nature de tout objet qui nous paraît agréable ou utile, de tout objet que nous aimons (par exemple, un vase d’argile, un être mortel), car, une fois que nous connaîtrons sa nature, nous ne serons troublés par rien de ce qui arrivera conformément à cette nature (par exemple, si le vase d’argile se brise, si l’être mortel meurt).

IV. — Nous devons aussi rechercher la nature de chaque action que nous entreprenons (par exemple, aller au bain) ; car, une fois que nous en aurons connu la nature et prévu les conséquences, nous ne serons plus troublés à la vue de ces conséquences.

V. — Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses (par exemple, la mort, simple dissolution des organes), mais leurs opinions sur les choses (par exemple, l’opinion que la mort est un mal). Lorsque nous sommes dans le trouble et l’affliction, ce n’est donc pas la faute des choses, c’est la faute de nos opinions, c’est notre faute à nous-mêmes.

VI. — L’homme ne doit s’enorgueillir de nul avantage étranger (par exemple, d’avoir un beau cheval) ; mais il doit être fier du seul bien qui lui soit propre : une volonté bonne et une raison saine, faisant le meilleur usage possible des opinions et représentations.

VII. — Tout ce qui n’est pas nous ne doit être pour nous qu’un accessoire, et nous devons l’abandonner au premier appel, comme le voyageur abandonne à l’appel du pilote les coquillages qu’il a ramassés sur la grève.

VIII. — Consentons volontairement à tout ce qui arrive, pour conserver au milieu de tout événement la tranquillité et la liberté.

IX. — La libre volonté de chaque homme ne peut rencontrer d’autre obstacle qu’elle-même : par exemple, boiter est un obstacle pour la jambe, non pour la volonté.

X. — À chaque idée ou représentation qui nous vient du dehors (par exemple, l’idée d’un labeur, celle d’un outrage), correspond en nous une faculté capable d’en faire usage (par exemple, le courage, la patience).

XI. — Sur quoi que ce soit, ne dis jamais : — J’ai perdu cela, mais : — Je l’ai rendu.

XII. — Le renoncement à toutes les choses extérieures est le prix dont s’achètent la liberté intérieure et le bonheur.

XIII. — Il ne faut pas s’inquiéter de paraître fou et imbécile, mais s’efforcer d’être sage.

XIV. — Ne rien désirer que ce qui dépend de soi, afin d’obtenir toujours ce qu’on désire. — Ne rien désirer de ce qui dépend d’autrui, afin de ne pas devenir l’esclave des autres.

XV. — Il faut faire pour toutes les choses de la vie comme on fait dans un banquet pour les plats qui passent autour de la table : on attend qu’ils viennent ; et s’ils viennent, on n’en prend qu’avec modération et décence.

XVI. — Se dire, lorsqu’on voit quelqu’un jeté dans la peine par un événement extérieur : « Ce ne sont pas les événements qui accablent cet homme, mais son opinion sur les événements. » — Manifester pourtant envers lui la pitié, sans l’éprouver intérieurement.

XVII. — Nous jouons tous ici-bas un rôle, comme dans une comédie : l’un celui de riche, l’autre celui de pauvre, etc. ; cherchons à bien jouer notre rôle, sans chercher à le changer.

XVIII. — Ne pas s’inquiéter des présages. Tous présages sont heureux pour moi, si je le veux : il dépend de ma volonté de faire sortir le bien de tout.

XIX. — Pour être invincible, ne combattre que là où il dépend de notre seule volonté de vaincre (par exemple lutter contre nos fausses opinions, contre nos désirs). — Placer le bien en ce qui dépend de nous seuls est le moyen de supprimer en nous l’envie.

XX. — Ce n’est pas celui qui nous injurie, qui nous outrage : c’est cette opinion que nous avons de lui, qu’il nous outrage.

XXI. — Avoir sans cesse devant les yeux la mort, l’exil, et toutes ces choses qui semblent terribles, afin que l’habitude nous ôte à leur égard la crainte.

XXII. — S’attacher au bien sans craindre les railleries du vulgaire.

XXIII. — S’attacher au bien sans désirer la louange.

XXIV. — S’attacher aux choses qui dépendent de nous, c’est être utile à soi-même ; car par là on obtient, non des dignités, non la réputation, mais la liberté, seule source du bonheur ; — c’est être utile à ses amis, non en leur donnant de l’argent ou de vains titres, mais en leur communiquant la science et la sagesse ; — c’est être utile à sa patrie, non en lui donnant des portiques ou des thermes, mais en lui préparant, par l’enseignement et l’exemple, des citoyens vertueux.

XXV. — On achète les biens extérieurs, les dignités et les places, comme on achète les denrées au marché : le prix, ici, ce sont des louanges, des flatteries, des bassesses. — Celui qui refuse de donner cette monnaie n’a ni dignités ni honneurs ; y perd-il ? non, car il garde quelque chose qui vaut mieux : sa moralité. (Comparer avec le ch. XII.)

XXVI. — Il faut, lorsqu’un accident nous arrive (par exemple, quand notre esclave casse une coupe), se rappeler ce que nous disions quand le même accident arrivait à autrui.

XXVII. — Le but du monde est le bien ; or, on ne place pas un but pour le manquer : le mal n’existe donc pas dans le monde.

XXVIII. — C’est prostituer son âme que de la livrer au premier venu, et de la lui laisser troubler et bouleverser.

XXIX. — Il ne faut pas entreprendre une action avant d’en avoir soigneusement examiné les antécédents et les conséquents. Exemples : le lutteur qui veut vaincre à Olympie ; l’homme qui veut s’appliquer à la philosophie. — Il ne faut pas sans cesse passer d’une chose à une autre, comme le singe qui imite tout ce qu’il voit ; il faut être un seul et même homme, et choisir définitivement entre les choses extérieures à poursuivre, ou la liberté intérieure à acquérir.

XXX. — Nos devoirs se mesurent aux relations où nous nous trouvons placés : par exemple, les relations de fils, de voisin, de citoyen, etc.

XXXI. — Du culte envers la Divinité. — Le principal est d’avoir sur les dieux des opinions droites. — Placer le bien dans les choses qui dépendent de nous est une condition nécessaire de la vraie piété.

XXXII. — Comment il faut consulter les oracles. — Les oracles, ne pouvant nous annoncer que des événements indépendants de notre volonté, ne peuvent nous annoncer que des choses indifférentes. — Il faut aller près du devin sans crainte et sans trouble, et l’interroger seulement sur ce que nul raisonnement et nul art ne peuvent nous faire connaître.

XXXIII. — Se tracer à soi-même un type de conduite auquel on restera fidèle soit en présence des hommes, soit seul, en présence de soi. — Se taire, ou ne dire que ce qui est nécessaire, en peu de mots. — Rire peu. — Jurer le moins possible. — Éviter les repas avec les gens du commun. — Se tenir, en tout ce qui concerne les soins du corps, au strict nécessaire. — Rester pur autant que possible. — Ne pas se défendre des calomnies. — Aller rarement aux théâtres, — aux lectures publiques. — Se proposer sans cesse l’exemple des sages, comme Socrate ou Zénon. — Dans la conversation, parler peu de soi, — ne pas chercher à faire rire, — ne pas se laisser aller à des propos obscènes.

XXXIV. — L’image de quelque volupté s’offre-t-elle ? se représenter aussitôt le court moment de la jouissance suivi des longs reproches que l’on se fera à soi-même ; lui opposer la joie morale qu’on éprouvera à vaincre dans cette sorte de lutte intérieure contre l’attrait du plaisir.

XXXV. — Fais ce que tu dois, sans crainte d’être vu en le faisant.

XXXVI. — Séparer dans notre conduite le corps de l’âme, comme la nuit du jour.

XXXVII. — Ne pas changer le rôle que la nature nous a donné. (Comparer avec le ch. XVII.)

XXXVIII. — On prend garde à son pied quand on marche, de peur de le blesser, et on ne prend pas garde à son âme quand on agit !

XXXIX. — La vraie mesure de la possession doit être pour chacun le besoin du corps : ne possède que ce qui t’est nécessaire ; car, si tu désires posséder davantage, où s’arrêteront tes désirs ?

XL. — De l’éducation des femmes. Ce qui fait la dignité de la femme et le respect dont elle jouit, ce n’est pas sa beauté et sa parure extérieure, c’est sa vertu.

XLI. — Signe de sottise que de prendre trop soin de son corps : que vers l’esprit soit tournée toute notre attention.

XLII. — Être doux envers ceux qui agissent mal à notre égard, car ils se trompent, et par cette erreur c’est à eux seuls qu’ils font du mal.

XLIII. — Chaque chose a deux anses : par l’une elle est facile à porter, par l’autre impossible.

XLIV. — Ne pas confondre soi et ce qui est à soi (comparer avec le ch. IV).

XLV. — Ne pas juger la conduite d’autrui.

XLVI. — Ne pas se dire philosophe, mais agir en philosophe.

XLVII. — Être austère, sans s’en vanter.

XLVIII. — Signes auxquels on reconnaît l’homme ordinaire et le philosophe : — le premier attend l’utile ou le nuisible des événements extérieurs ; — le second l’attend de sa volonté seule. — Celui qui avance dans la philosophie ne se regarde jamais comme entravé ou troublé ; il a supprimé de soi tout désir, et il a remplacé le désir par le vouloir, par l’élan spontané vers les choses. (Comparer ch. I et II.)

XLIX, — Commenter les philosophes n’est pas philosopher. Critique des commentateurs de Chrysippe.

L. — Rester fidèle, comme à des lois inviolables, à tous ces préceptes.

LI. — Exhortation à joindre la pratique à la théorie, à mettre enfin en usage les préceptes reçus et approuvés.

LII. — Division de la philosophie en trois parties : morale pratique (par exemple, ne pas mentir), — morale théorique (où on démontre, par exemple, qu’il ne faut pas mentir), — logique (pourquoi est-ce une démonstration ?). — La partie la plus nécessaire est la morale pratique ou la mise en œuvre des préceptes ; c’est celle que nous négligeons le plus.

LIII. — Sentences diverses de Cléanthe, d’Euripide et de Socrate sur la résignation à la nécessité.