Manon Lescaut (opéra-comique)/Acte II

ACTE DEUXIÈME

Un petit salon élégant. — Porte au fond ; deux portes latérales. Au fond, à droite, une croisée ; sur le premier plan, du même côté, une petite porte secrète, et de l’autre côté, un canapé.


Scène PREMIÈRE.

LE MARQUIS, assis à droite, près d’une table couverte de cartons, d’étoffes déployées, etc. Un Valet de chambre achève de rhabiller, tandis qu’un autre est debout près de la table.
LE MARQUIS, tenant un écrin et un carton, s’adressant au domestique qui est debout.

Je choisis décidément cet écrin et ces dentelles ! porte-les sur la toilette de ma mère. Le reste, on le rendra demain aux marchands qui les ont envoyés… tu m’entends ? (Le domestique sort par la porte à droite. Avec impatience.) Et toi, Jasmin, as-tu enfin achevé me m’habiller ? (Il se lève, ôte sa robe de chambre qu’il jette sur un fauteuil, et Jasmin lui passe son habit et lui présente une épée.) Non, l’autre… celle à poignée de brillants ? (Tout en mettant son épée, il dit avec humeur :) Voilà bien une idée de grandes dames ! nos duchesses, nos marquises et ma mère elle-même !… vouloir que je leur donne un bal, moi garçon, dans mon hôtel… pour le purifier sans doute ! quant à moi, ce que je trouve de plus ennuyeux au monde… (Se retournant avec impatience vers Jasmin.) Laisse-moi ! tu vois bien que je veux être seul. (Jasmin sort par la droite. Se promenant.) Ce que je trouve de plus terrible, c’est d’avoir à s’occuper d’un bal, d’une fête, d’une chose joyeuse… enfin, quand on est de mauvaise humeur, contrarié, furieux !… Faire coucher hier soir mon rival à la caserne, le faire mettre ce matin en prison, et tout cela pour rien ! une injustice en pure perte !… Mademoiselle Manon en proie à sa douleur, Manon qui pleurait son chevalier, n’a pas même voulu me recevoir !… morbleu ! et Lescaut qui me proposait de l’enlever !… à quoi bon ? pour qu’elle me brave encore et se rie de mes tendresses !… N’importe !… je la verrais du moins ! (S’arrêtant.) Ah çà ! est-ce que décidément j’en serais amoureux ?… moi !… allons donc !… pour qui me prendrait-on ?

COUPLETS.
Premier couplet.
––––––Manon est frivole et légère,
––––––Oui, légère !… et même un peu plus !
––––––Et je veux… je saurai lui plaire
––––––De par l’amour !… ou par Plutus !

(Gaiement.)

––––––C’est un caprice, une folie ;
––––––Ce n’est rien qu’une fantaisie !

(D’un air triste.)

––––––––Fantaisie ! fantaisie !
––––––––Plus forte que l’amour !
––––––––Fantaisie ! fantaisie !
––––––––Qui décide en un jour
––––––––Ou destin de la vie !
Deuxième couplet.
––––––Manon, Manon ! mon adorée,
––––––Je brave tout pour tes beaux yeux !
––––––Fût-ce d’une chaîne dorée,
––––––L’amour nous unira lotis deux !
––––––C’est un caprice, une folie,
––––––Ce n’est rien qu’une fantaisie !

(Reprenant un air sombre.)

––––––––Fantaisie ! fantaisie ! etc.

Scène II.

LE MARQUIS, MARGUERITE, un paquet à la main.
MARGUERITE, à sa cantonade.

Oui, oui, c’est pour madame la marquise.

LE MARQUIS, vivement.

Ah ! c’est Marguerite ! quel bonheur !

MARGUERITE, saluant.

Vous êtes bien bon, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Je suis heureux de le, voir ! tu viens de sa part ?

MARGUERITE, étonnée.

Comment ?…

LE MARQUIS.

De la part de Manon ?

MARGUERITE.

Du tout !… Adieu, monsieur.

LE MARQUIS.

Où vas-tu donc ?

MARGUERITE.

Essayer à madame la marquise votre mère, la robe qu’elle m’a commandée pour le bal de ce soir.

LE MARQUIS, avec indifférence.

Ah ! c’est pour cela que tu viens ?

MARGUERITE.

Avec d’autant plus d’empressement que madame la marquise a, dit-elle, de bonnes nouvelles à me donner, concernant Gervais.

LE MARQUIS.

C’est bien ! que je ne te retienne pas ! (Marguerite s’éloigne : la rappelant.) Marguerite ?… as-tu vu Manon, aujourd’hui ?

MARGUERITE.

Je la quitte à l’instant.

LE MARQUIS.

Bien triste ?

MARGUERITE.

Elle chantait et riait dans sa mansarde.

LE MARQUIS, avec indignation.

Par exemple !…

MARGUERITE.

Elle allait voir le chevalier.

LE MARQUIS, avec satisfaction.

Il est aux arrêts.

MARGUERITE.

Raison de plus pour l’aller voir ! on laisse entrer près des prisonniers leurs femmes ou leurs sœurs, surtout quand elles sont jolies !… el l’idée d’aller à la caserne l’enchante ! l’idée de son pauvre chevalier l’attendrit, de sorte quelle pleure et rit à la fois.

LE MARQUIS, avec colère.

Morbleu !

MARGUERITE.

Vous ne pouvez pas l’empêcher de pleurer.

LE MARQUIS.

Si vraiment !

MARGUERITE.
Alors, laissez-la rire, ou plutôt, monsieur le marquis, ne vous occupez pas d’elle.
LE MARQUIS.

Quand je la vois malheureuse !

MARGUERITE.

C’est son bonheur ! laissez-lui le sien et gardez le vôtre. Hier soir, par exemple, et pendant que ce pauvre Desgrieux se rendait à la caserne… pourquoi chercher à voir Manon ?

LE MARQUIS.

Pour la rassurer !… pour la consoler !

MARGUERITE.

N’étais-je pas là ?

LE MARQUIS.

C’est peut-être toi, alors, qui l’as empêchée de me recevoir ?

MARGUERITE.

Précisément ! est-ce que cela était convenable ?… se présenter à une pareille heure ! vous, jeune, aimable et séduisant… car vous l’êtes beaucoup, monseigneur, vous le savez bien ! et tout ce déploiement de forces, contre une grisette, une jeune fille sans appui ! ce n’est pas brave !… ce n’est pas bien !

LE MARQUIS, avec hauteur.

Marguerite !

MARGUERITE.

Il vous faut des ennemis plus dignes de vous ! de grandes coquettes habituées à l’attaque et à la défense ! mais mademoiselle Manon ?… qu’est-ce que c’est ?… un caprice !… pas autre chose !

LE MARQUIS.

C’est possible ! mais rien ne ressemble à une passion comme un caprice… contrarié.

MARGUERITE.
Allons donc !
LE MARQUIS.

Rien n’en peut détacher…

MARGUERITE.

Qu’un autre, un nouveau ! ce soir, par exemple, toutes les jeunes et belles duchesses qui ont voulu, dit-on, voir votre nouvel hôtel.

LE MARQUIS.

Oui, pour le connaître.

MARGUERITE, souriant.

Vous croyez ? (Vivement.) Enfin !… supposons que cela soit ! en voilà qui seraient fières de vos hommages ! détournez-les de ce côté, ce sera à la fois un plaisir et une bonne action !

LE MARQUIS, souriant.

En vérité !

MARGUERITE.

Oui, n’allez plus sur les brisées de ce pauvre chevalier qui n’a rien au monde que le cœur de Manon ! qu’il le garde, à lui tout seul, si c’est possible !

LE MARQUIS, allant s’asseoir près de la table, à droite.

Tu as peut-être raison ! rien ne dure ici-bas, et en attendant qu’elle l’oublie…

MARGUERITE.

En attendant… je serais généreux tout à fait ! c’est dans votre régiment qu’il est engagé, c’est parce qu’il voulait, en dépit de la consigne, sortir ce matin pour voir Manon, qu’on l’a mis aux arrêts…

LE MARQUIS.

C’est probable !

MARGUERITE.
J’agirais en gentilhomme ! je le rendrais à la liberté, à ses amours… et une fois qu’ils seront réunis, qu’ils seront heureux… À quoi pense monseigneur ?…
LE MARQUIS.

À ce que tu me dis là ! c’est un moyen ! C’est une drôle de fille que Manon ! Tant que le chevalier sera malheureux ou absent… elle ne pensera qu’à lui et pas à d’autres ! (Souriant.) Mais s’il lui était rendu à tout jamais…

MARGUERITE.

Eh bien ?…

LE MARQUIS.

La plupart des femmes n’oublient leurs maris que parce qu’ils sont toujours là.

MARGUERITE.

Mauvaise pensée, monseigneur ! mais si elle peut amener une bonne action, peu importe !

LE MARQUIS.

N’est-ce pas ?

MARGUERITE.

J’accepte votre promesse… vous délivrerez Desgrieux.

LE MARQUIS.

Oui.

MARGUERITE.

Vous ne reverrez plus Manon… jamais… (Geste du marquis.) Ou du moins de bien longtemps… ce qui revient au même, car alors vous l’aurez oubliée, et moi, pour le bouquet de fête de votre mère, je vais lui raconter un nouveau trait de générosité de son fils. J’ai idée que cela lui fera plus de plaisir encore que le bal de ce soir.

LE MARQUIS, la retenant par la main et après un instant de silence.

Sais-tu que tu es une terrible fille, Marguerite, et qu’au fond tu n’es pas aussi bonne que tu en as l’air.

MARGUERITE, avec émotion.
C’est la différence qu’il y a entre nous deux, monsieur le marquis ! Adieu, monseigneur !
LE MARQUIS.

Adieu, Marguerite !


Scène III.

LE MARQUIS, seul, la regardant sortir.

Oui, c’est une brave fille !… de plus, fort agréable… et certainement Gervais ne sera pas malheureux !… Allons, à quoi vais-je penser ? j’ai promis, je tiendrai ma parole. Il n’en coûte pas tant que l’on croit d’être honnête homme !… il y a même du plaisir… je sens là comme une satisfaction inconnue… et Marguerite a raison, la résolution que je viens de prendre doit me porter bonheur !… (Poussant un cri.) Ah ! Manon !… Qu’est-ce que je disais ?… Manon chez moi… à cette heure !


Scène IV.

MANON, LE MARQUIS.
MANON.

Ah ! quel bonheur de vous trouver !

LE MARQUIS, avec joie.

Dis-tu vrai ?

MANON.

Vos gens prétendaient que vous n’y étiez pour personne.

LE MARQUIS.

Je les renverrai tous.

MANON.
Moi, j’ai répondu qu’il fallait absolument me laisser entrer, que vous m’attendiez…
LE MARQUIS.

C’est vrai, toujours !

MANON.

Je n’ai donc pas menti ?

LE MARQUIS.

Non, car à l’instant encore, je pensais à toi.

MANON.

Et moi à vous… comme ça se rencontre !

LE MARQUIS.

Ah ! dame ! Manon… j’avais promis… j’avais juré…

MANON.

Quoi donc ?…

LE MARQUIS.

Rien ! mais si tu viens me tenter… ce n’est plus ma faute.

MANON, regardant autour d’elle.

Dieu ! que c’est joli ici ! les beaux salons… le beau canapé !… (S’asseyant sur un canapé à gauche.) Comme on est bien sur celui-ci !… (Tirant son mouchoir.) Allez, monsieur le marquis, j’ai bien du chagrin…

LE MARQUIS.

Conte-moi cela…

MANON, regardant l’étoffe du canapé.

C’est du lampas, n’est-ce pas ?

LE MARQUIS.

Je n’en sais rien !

MANON, regardant toujours.
Avec des clous dorés… à la bonne heure, au moins… au lieu de mes vilaines chaises de paille… fi donc !… (Se remettant à pleurer.) Imaginez-vous, monsieur le marquis, que je viens de la caserne…
LE MARQUIS.

Eh bien ?

MANON.

Pour voir ce pauvre chevalier que j’aime plus que jamais. Aussi le cœur me battait rien qu’en arrivant dans la rue, et quand je me suis présentée en faisant au factionnaire ma plus belle révérence. — « On ne passe pas. — C’est pour voir un prisonnier. — On ne les voit pas. — C’est mon amoureux, monsieur le soldat, laissez-moi passer, au nom de votre bonne amie ! vous en avez une… j’en suis sûre… » Il a souri et il a repris plus doucement : — « On ne passe pas sans permission. — Permission de qui ? — Du colonel. — Quel est-il ? — Le marquis d’Hérigny. » À ce nom, j’ai manqué tomber de joie et de surprise… le soldat m’a soutenue, pauvre garçon ! et m’a embrassée…

LE MARQUIS, avec colère.

Lui !…

MANON.

Dame ! ce qui tombe dans le fossé est pour… Je suis partie toujours courant, et me voici ! Et vite, monsieur le marquis, il n’y a pas de temps à perdre, donnez-moi un ordre… un permis…

LE MARQUIS, froidement.

Pourquoi ?

MANON.

Comment, pourquoi ? Mais depuis hier, depuis un siècle que je ne l’ai vu, je ne peux pas vivre ainsi… j’en deviendrais folle !

LE MARQUIS.

Vous l’aimez donc toujours ?…

MANON.
Éperdument !
LE MARQUIS.

Et moi, ingrate ?

MANON.

Vous aussi ! vous êtes si bon, si généreux, et puis vous allez me signer ce permis, et alors je vous aimerai encore plus.

LE MARQUIS.

Comme Desgrieux ?

MANON.

Non !

LE MARQUIS.

Comment donc alors ?

MANON.

Je ne sais ! vous avez des manières si gracieuses, si élégantes, si avenantes, qu’on se sent dès la première vue attiré vers vous.

LE MARQUIS.

Rien de plus ?…

MANON.

Si vraiment… (Avec embarras.) On se prend à se dire que vous seriez celui peut-être à qui on donnerait son cœur… si on l’avait ! (Gaiement.) Mais on ne l’a plus… alors vous comprenez ?

LE MARQUIS.

Ah ! Manon ! est-ce ma faute si je suis venu trop tard ! si je n’arrive qu’aujourd’hui !

MANON, riant.

Il fallait arriver hier !

LE MARQUIS.

Et demain ! demain ne peux-tu choisir encore ?

MANON.
Dès qu’on aime, monseigneur, on ne choisit plus !
DUO.
MANON.
––––––A vous les dons qui savent plaire,
––––––A vous l’éclat et l’or d’un roi ;
––––––Et nous n’avons tous deux sur terre
––––––Que moi pour lui, que lui pour moi !
LE MARQUIS, souriant.
––––––Si, moins farouche et moins sévère,
––––––Tu jetais un regard sur moi,
––––––A toi, Manon… ma vie entière,
––––––A toi mon cœur, à toi ma foi !
MANON.
––––––Si je cédais à ce délire,
––––––Je pairais trop cher mon orgueil !
LE MARQUIS.
––––––Trop cher ?… je ne veux qu’un sourire !
––––––Je ne demande qu’un coup d’œil !

(Avec amour.)

––––––––––Belle et parée,
––––––––––Mon adorée,
––––––––––Tu brillerais,
––––––––––Quand rose et fraîche,
––––––––––Dans ta calèche,
––––––––––Tu t’étendrais !
––––––––––Robes nouvelles,
––––––––––Riches dentelles,
––––––––––Bijoux coquets,
––––––––––Rendraient ta vie
––––––––––Douce et jolie
––––––––––En ce palais !
––––––En ce palais, où je serais
––––––Le plus soumis de tes sujets !
––––––Si tu voulais… si tu voulais…
––––––Manon ! Manon ! si tu voulais !
––––––––––Si tu voulais !
MANON, qui l’a écouté malgré elle avec plaisir, veut s’éloigner de lui.
––––––––Taisez-vous ! taisez-vous !
––––––––Ce langage est trop doux.
––––––––A l’entendre, on s’expose…
––––––––De plaisir je frémis !
––––––––Je ne veux qu’une chose :
––––––––Mon permis ! mon permis !
––––––––Oui, monsieur le marquis,
–––––––––––Mon permis !
–––––––––––Mon permis !
LE MARQUIS.
––Tu l’auras ! tu l’auras ! j’en jure ici ma foi !
––Mais un instant… Manon !… Manon, écoute-moi.
––––––––––Que de prestiges,
––––––––––Que de prodiges
––––––––––Te souriraient !
––––––––––Dans nos spectacles,
––––––––––Que de miracles
––––––––––T’appelleraient !
––––––––––Rien qu’à ta vue,
––––––––––La foule émue
––––––––––De tant d’attraits,
––––––––––Dirait : c’est elle !
––––––––––C’est la plus belle !
––––––––––Tu régnerais !
––––––De loin, de près, tu régnerais !
––––––Et je serais en ce palais
––––––Le plus soumis de tes sujets,
––––––––––Si tu voulais,
––––––––––Si tu voulais,
––––––Manon, Manon, si tu voulais !
MANON, qui s’est bouché les deux oreilles avec ses doigts, met sa main sur la bouche du Marquis.
––––––––Taisez-vous ! taisez-vous ! etc.
LE MARQUIS.
––Tu l’auras ! tu l’auras ! comment le refuser ?
MANON, avec joie.
––D’un cœur reconnaissant, ah ! recevez l’hommage !
LE MARQUIS.
––Eh bien ! si tu dis vrai, j’en demande un seul gage.
MANON, vivement.
––Parlez, monsieur, parlez !
LE MARQUIS.
––Parlez, monsieur, parlez ! Eh bien ! un seul baiser.
MANON.
––––––––Taisez-vous ! taisez-vous !
LE MARQUIS.
––––––––Vois déjà quel courroux ?
––––––––Je m’arrête et je n’ose…
––––––––A tes ordres soumis,
––––––––Je ne veux qu’une chose :
–––––––––––Un permis !
–––––––––––Un permis !
MANON, se défendant à peine.
––––––––Ah ! monsieur le marquis !…
LE MARQUIS.
––––––––Le mien est à ce prix !
Ensemble.
MANON, à part.
––––––––––Mais il m’attend.
––––––––––Et chaque instant
––––––––––Nous causerait
––––––––––Double, regret…
––––––––––C’est par devoir…
––––––––––C’est pour le voir,
––––––––––Qu’ici, Manon
––––––––––Ne dit plus non !
LE MARQUIS.
––––––––––Moment charmant !
––––––––––Elle se rend !
––––––––––Elle permet !
––––––––––Elle se tait !
––––––––––O doux espoir !
––––––––––Oui, je crois voir,
––––––––––Qu’enfin Manon
––––––––––Ne dit plus non !
LE MARQUIS, embrassant Manon.
––––––––––Manon ! Manon !
––––––––J’en perdrai la raison !
––C’est trop peu d’un baiser !… un second… un second !
MANON, avec impatience.
––––Alors… alors !… mais dépêchez-vous donc !
Ensemble.
MANON, à part.
––––––––––Car il m’attend, etc.
LE MARQUIS.
––––––––––Moment charmant ! etc.

(Il l’embrasse et tombe à ses genoux.)


Scène V.

Les mêmes ; MARGUERITE, rentrant par la porte du fond, à droite, et s’arrêtent toute effrayée en voyant le marquis aux genoux de Manon.
LE MARQUIS, se relevant et à part.

Dieu ! Marguerite !

MARGUERITE, à part.
J’arrive à temps ! (Haut.) Madame la marquise, votre mère, à qui j’ai fait part de vos généreuses intentions, vous prie, monsieur le marquis, de vouloir bien passer près d’elle… (Geste d’impatience du marquis.) à l’instant ! je ne fais que vous transmettre ses ordres !
LE MARQUIS.

Il suffit… j’y vais. (A Manon.) Ainsi que je vous l’ai promis, mademoiselle Manon, je reviens vous apporter ce permis… attendez-moi, de grâce !

(Il la salue et sort.)


Scène VI.

MANON, MARGUERITE.
MARGUERITE, vivement, aussitôt que le marquis est sorti.

Ne l’attends pas, et viens-t’en !

MANON.

C’est un permis dont je ne peux me passer… pour voir Desgrieux.

MARGUERITE.

Il aimera mieux que tu te passes de la permission…

MANON.

Mais il le fallait absolument, et dans ce cas-là, on fait de nécessité…

MARGUERITE.

Vertu !… allons donc ! sans moi, tout à l’heure, Dieu sait ce qui allait arriver…

MANON.

Je te jure, Marguerite, que c’était à bonne intention !

MARGUERITE.

Et justement ! ce sont les bonnes intentions qui nous perdent ! On se défie des autres, tandis que celles-là, on s’y laisse aller… on y trouve du plaisir.

MANON.
C’est vrai !
MARGUERITE.

Quand je te le disais ! Monseigneur lui-même était de bonne foi quand il m’a juré ici ce matin… de l’oublier… et il n’a pas pu !…

MANON.

Le pauvre garçon !

MARGUERITE.

Tu le plains ! Tu vois bien !… tu es perdue si tu le revois… il n’y a qu’un moyen de salut.

MANON.

Lequel ?

MARGUERITE.

Je suis si heureuse, qu’il faut bien que tu partages mon bonheur ! Madame la marquise possède bien loin de France, à la Louisiane, des terres, des forêts immenses, exploitation importante, qui demande un homme honnête et laborieux… elle a pensé à Gervais, dont je lui avais si souvent parlé ; elle lui a écrit, il y a quelques jours, au Havre, de s’embarquer à l’instant sur le Jean-Bart, un vaisseau qui était en partance, et j’irai, dès demain, le rejoindre pour partager ses fatigues, ses travaux… pour l’épouser ! Tu comprends bien alors que je ne peux garder ici ni mes pratiques, ni mon état, je te cède tout cela !

MANON.

A moi !

MARGUERITE.
Un bel et bon état, une fortune assurée ! avec du travail, de l’ordre, de l’économie ; pas de fausse honte, mets-toi à l’ouvrage : Aide-toi, le ciel t’aidera ! Madame la marquise, à qui j’ai tout raconté, te prend sous sa protection, et force son fils à donner à Desgrieux son congé… tu l’épouseras, et dès lors tu n’as plus rien à craindre, rien à faire, qu’à vivre en honnête femme.
MANON.

Mais permets, ma bonne Marguerite…

MARGUERITE.

Voilà déjà que tu trouves des difficultés !

MANON.

Non, mais monsieur le marquis qui va revenir ?

MARGUERITE.

Nous ne l’attendrons pas, partons !

MANON.

Il sera furieux !

MARGUERITE.

De ce que tu es une brave et honnête fille ! Deux de suite qu’il rencontre !… il peut se vanter d’avoir de la chance !

MANON.

Mais le chevalier que nous ne pourrons pas voir aujourd’hui, car il est aux arrêts !

MARGUERITE.

Il n’y sera pas toujours, nous le verrons demain… Viens, te dis-je, ne restons pas en ce pavillon, c’est ici qu’est le vrai danger.

(Elle entraîne Manon, et toutes deux vont sortir.)


Scène VII.

Les mêmes ; LESCAUT.
LESCAUT, entrant, à moitié gris.

Bonnes nouvelles du chevalier, mon colonel.

MANON.

C’est Lescaut !

LESCAUT.
Tiens ! ma cousine ! et la petite couturière !
MARGUERITE.

Bonnes nouvelles… disiez-vous ?

MANON.

De Desgrieux ?… parlez donc !

LESCAUT.

Quand je dis bonnes nouvelles… je veux dire mauvaises… cousine… mauvaises pour la famille.

MANON.

Comment cela ?

LESCAUT.

J’allais ce matin à la caserne voir le cousin… c’est dans le malheur que les parents se montrent… et un soldat de son régiment, à qui j’ai proposé une ou deux bouteilles… je ne sais pas au juste… c’est lui qui a payé… m’a appris… que…

MANON, l’interrompant.

Qu’il est aux arrêts, nous le savons.

MARGUERITE.

Et qu’on ne peut pas le voir.

LESCAUT.

Aux arrêts !… ah ! bien oui, si ce n’était que cela !…

MANON.

Qu’y a-t-il donc ?…

LESCAUT.

Il y a que, malgré la discipline, il voulait sortir dès ce matin… sortir pour voir mademoiselle Manon, ma cousine, dont il était inquiet et jaloux !

MANON.

Est-il possible !

LESCAUT.

Inquiet ! je le conçois ! jaloux… non pas ! parce qu’il doit savoir que notre famille… est vétilleuse… sur le chapitre de la vertu…

MANON, d’un air suppliant.

Enfin, Lescaut ?…

MARGUERITE, de même.

Achevez… Vous dites ?

LESCAUT.

Je dis que les amoureux ne devraient jamais s’engager… militairement s’entend !… parce que l’amour est vif comme la poudre, et la poudre faisant explosion…

MANON.

Vous me faites mourir, mon cousin… (Vivement.) Eh bien ! le chevalier ?…

LESCAUT.

Est entré en fureur contre le caporal… qui voulait l’empêcher de sortir… et il a levé la main sur un supérieur…

MANON.

O ciel !

LESCAUT.

Sur un caporal !…

MARGUERITE.

Mais il est perdu !

LESCAUT, froidement.

Fusillé !… pas autre chose ! C’est ce que je venais annoncer au colonel.

MANON.

Et moi je cours lui parler.

MARGUERITE, retenant Manon.
Demeure, le voici !

Scène VIII.

Les mêmes ; LE MARQUIS.
LE MARQUIS, froidement.

Je reçois à l’instant de graves et d’importantes nouvelles concernant le chevalier.

MARGUERITE.

Ah ! monsieur le marquis…

LE MARQUIS, de même.

Il suffit ! Laissez-nous, Marguerite, il faut que je parle à mademoiselle Manon.

MARGUERITE, inquiète.

Mais, vous laisser avec elle…

LESCAUT.

Est-ce que je ne suis pas là… pour protéger et sauvegarder l’honneur de la famille ?…

MARGUERITE.

C’est juste ! (Bas, à Manon.) Mais prends garde… prends bien garde… et songe surtout…

MANON, vivement.

Je ne songe qu’à lui et n’aime que lui !

MARGUERITE.

A la bonne heure !

(Elle sort.)

LESCAUT, se rapprochant de Manon.
Soyez tranquille, cousine…

Scène IX.

MANON, LE MARQUIS, LESCAUT.
LE MARQUIS, après un instant de silence.

Lescaut !…

LESCAUT.

Mon colonel !

LE MARQUIS.

Il y a ce soir bal à l’hôtel ; et il doit y avoir, si je ne me trompe, un buffet très bien garni… en viandes froides… et en vins fins…

LESCAUT.

Vous croyez ?…

LE MARQUIS.

Je le suppose ! mais je ne l’empêche pas de t’en assurer par toi-même ; que je ne te retienne pas !

LESCAUT.

Et ma cousine ?

LE MARQUIS.

Sois tranquille ; je reste avec elle.

LESCAUT.

Je vous le demande ! car avant tout, notre nom et notre blason…

LE MARQUIS.

J’y veillerai…

LESCAUT.

A la bonne heure !… (Sortant par la porte du fond à droite.) Diable ! il s’agit ici de marcher droit.

(Il sort en chancelant.)

Scène X.

MANON, LE MARQUIS.
LE MARQUIS, froidement.

Daignez m’écouter ; Desgrieux, après avoir rudement repoussé le caporal qui voulait le retenir, a pris la fuite…

MANON, à part.

Quel bonheur !

LE MARQUIS.

Ajoutant ainsi au premier crime celui de la désertion.

MANON, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! que va-t-il devenir ?

LE MARQUIS.

Rien ne peut le soustraire au châtiment qu’il a mérité !… Moi seul, en cherchant bien, pourrais peut-être trouver un moyen.

MANON, vivement.

Quel est-il ? quel est-il ?… parlez ! je vous en conjure !

LE MARQUIS.

J’ai depuis hier entre les mains l’engagement du chevalier, lequel est bien signé par lui…

MANON.

O ciel !

LE MARQUIS.

Mais pas encore par moi.

MANON, avec joie.

Je comprends.

LE MARQUIS.
Jusque-là, il n’est pas encore soldat.
MANON, vivement.

Et pas coupable… c’est évident ! quel bonheur ! vous le sauverez ! n’est-ce pas ?

LE MARQUIS, souriant.

A certaines conditions, qui ne dépendent pas de moi, mais de vous !

MANON.

De moi ?… lesquelles ?…

LE MARQUIS.

Je vais vous les dire.

COUPLETS.
Premier couplet.
––––––Je veux qu’ici vous soyez reine.
––––––Que chacun soit à vos genoux,
––––––Que cet hôtel vous appartienne,
––––––Que pour vous brillent ces bijoux.

(Geste de Manon.)

––––––Je le veux !… et vous, mon bel ange,
––––––Vous ne pouvez me refuser,
––––––Car je ne veux rien en échange.
––––––Rien de vous ! pas même un baiser.
––––––ans espoir et sans exigence,
––––––En humble esclave, à vos genoux.
––––––J’attendrai tout dans le silence.
––––––De mes soins, du temps, et de vous.
MANON, étonnée et baissant les yeux.

Il est de fait… monsieur le marquis… que si vous ne demandez pas autre chose ?…

LE MARQUIS.

Pas autre chose… pour moi !… mais pour d’autres, c’est différent !

MANON.
Que voulez-vous dire ?…
LE MARQUIS.
Deuxième couplet.
––––––Je veux qu’une absence éternelle
––––––Éloigne un rival que je hais !
––––––Je veux la promesse formelle
––––––Que vous ne le verrez jamais !

(Geste de Manon.)

––––––Je le veux !… de votre réponse
––––––Son sort va dépendre aujourd’hui ;
––––––Lorsqu’à vous, hélas ! je renonce,
––––––J’entends qu’il y renonce aussi !
––––––Car, sans espoir, sans exigence,
––––––En humble esclave, à vos genoux,
––––––J’attendrai tout dans le silence,
––––––De mes soins, du temps et de vous.
MANON.

Quoi ! ne plus le revoir !

LE MARQUIS.

Par affection pour lui ; pour lui sauver la vie !

MANON.

Jamais !

LE MARQUIS.

Vous voulez donc qu’il meure ?

MANON, vivement.

Non ! non !


Scène XI.

MANON, LE MARQUIS, LESCAUT et deux Domestiques, entrant par le fond.
LESCAUT.
Le buffet est splendide… Voilà comme j’aime les bals… Je viens vous dire que l’on arrive de tous les côtés…
LE MARQUIS, à part.

Obligé de recevoir dans un pareil moment… quel ennui ! (Haut, s’adressant aux domestiques qui sont restés au fond.) Que ce pavillon soit réservé… que personne n’y pénètre… et rappelez-vous bien que ce n’est plus à moi (Montrant Manon.) mais à madame…

LESCAUT, à part, avec joie.

Madame !…

LE MARQUIS.

Que chacun doit obéir.

LESCAUT, de même.

Déjà !

LE MARQUIS, bas à Lescaut.

Oui ! elle a daigné accepter ces bijoux, ces dentelles et cet hôtel qui, désormais, lui appartient, et dont je te nomme l’intendant et le majordome !

LESCAUT.

A la bonne heure ! la famille est donc enfin traitée selon son rang. (Regardant les diamants qui sont sur la table, à droite.) Tout cela est à nous ! tout !

LE MARQUIS, s’approchent de Manon et à demi-voix.

J’enverrai dès demain l’ordre de cesser les poursuites contre le chevalier… ce soir, d’autres soins me réclament… un bal… une fête… je ne pouvais prévoir, Manon, votre arrivée… chez vous ! Je tâcherai de congédier tout ce monde de bonne heure, et, au lieu de souper là-bas, je vous demanderai avant de me retirer et de prendre congé de vous… l’honneur de souper ici… en ami… sans façon… vous me le permettez ?…

(Pendant ce qui précède, Lescaut s’est approche de la table, à droite, et a pris un écrin qu’il regarde.)

LESCAUT.
Bijoux de famille !
LE MARQUIS, aux deux domestiques.

Deux couverts dans ce petit salon, vous servirez dès que madame l’ordonnera. (Se retournant vers Lescaut, qui est près de la table, à droite.) Lescaut !

LESCAUT, mettant dans son chapeau l’écrin qu’il tient à la main.

Mon colonel !

LE MARQUIS.

Aie soin que l’on choisisse ce qu’il y aura de plus délicat, de plus recherché.

LESCAUT.

Soyez tranquille ! je connais le buffet ! (Aux domestiques.) Allez ! (Les retenant au moment où ils vont sortir.) Un instant ! après moi, vous autres !

(Il sort suivi des deux domestiques. Le marquis, après avoir salué Manon, se dirige vers le salon à droite ; on entend un commencement d’orage.)

LE MARQUIS, à Manon.

Voici un orage qui se prépare… et seule ici, vous aurez peur peut-être… je reste alors… je reste !

MANON, vivement.

Non, monsieur le marquis, tout ce monde qui vous attend… laissez-moi… je vous le demande… je vous en prie…

LE MARQUIS.

M’en prier !… vous êtes bien bonne… vous pouviez l’ordonner !

(Il la salue respectueusement et sort par la droite.)

Scène XII.

MANON, seule.

(Le bruit de l’orage augmente, puis diminue peu à peu.)

AIR
–––––––Plus du rêve qui m’enivre.
–––––––––––Plus d’espoir !
–––––––Ami, c’est mourir que vivre
–––––––––––Sans te voir !
–––––––Oui, le cœur bientôt se glace
–––––––––––Sans amours,
–––––––Semblable au printemps qui passe
–––––––––––Sans beaux jours !

(Elle tombe assise près de la table à droite sur laquelle elle jette un regard.)

––––––Autour de moi que d’opulence !
––––––Hélas ! qu’importent à mes yeux
––––––Et ce luxe… et cette élégance,
––––––Et ces objets si précieux ?…

(Ouvrant l’écrin.)

––––––Et cet écrin… comme il scintille !
––––––Je m’y connais peu, jeune fille ;
––––––Mais à ces feux étincelants,
––––––Ce sont… je crois, des diamants…
––––––Oui… oui… ce sont des diamants !

(Refermant l’écrin.)

–––––––Mais pour que je les regarde,
–––––––Ah ! je l’essairais en vain !
–––––––Non, non, non, que Dieu m’en garde,
–––––––J’ai pour ça trop de chagrin !

(Pleurant.)

–––––––Oui, oui, j’ai trop de chagrin !

(Elle se rapproche malgré elle de ta table à droite et regarde les diamants.)

––––––Et vouloir que tout m’appartienne,
––––––Et que j’ordonne en souveraine !

(Sans le vouloir, elle agite la sonnette sur laquelle elle s’appuyait. Les deux domestiques paraissent.)

LES DEUX DOMESTIQUES.
––Que veut madame ?…
MANON.
––Que veut madame ?… Rien !… laissez-moi.

(Les deux domestiques sortent. — Avec satisfaction.)

––Que veut madame ?… Rien !… laissez-moi. C’est certain,
––––Tout m’obéit… mais pour parler en reine,
–––––––Ah ! j’ai bien trop de chagrin,

(Se mettant à pleurer.)

–––––––Oui… oui !… j’ai trop de chagrin !

(Elle entend à droite une ritournelle de danse. Elle essuie vivement ses yeux.)

––––––Qu’entends-je ? O ciel !… eh ! oui… du bal
––––––L’orchestre a donné le signal !

(Courant écouter à la porte à droite.)

–––––––––Doux bruit de la danse !
–––––––––J’entends en cadence
–––––––––Que chacun s’élance…
–––––––––Le sol retentit.

(Entr’ouvrant la porte.)

–––––––––O joie enivrante !
–––––––––Leur délire augmente ;
–––––––––Et la foule ardente
–––––––––De plaisir frémit !
––––––––De ces pas pleins d’attraits
––––––––Que mon âme est émue,
––––––––Je les suis de la vue,

(Piétinant.)

––––––––Des pieds je les suivrais…

(Refermant la porte.)

––––––Mais… mais pour que je m’y hasarde,
–––––––Ah ! je l’essairais en vain !
–––––––Non, non, non ! que Dieu m’en garde,
––––––J’ai pour cela trop de chagrin,
–––––––Oui, oui, j’ai trop de chagrin !

(En ce moment l’orage qui avait peu à peu recommencé reprend avec force et se combine avec le bruit de danse de l’orchestre. — Montrant la porte à droite.)

––––––Et pendant ce joyeux tapage…

(Montrant la fenêtre à droite.)

––––––La foudre gronde avec fureur !
––––––Là le sourire… ici l’orage !
––––––Hélas ! c’est comme dans mon cœur.
––––––Oui, le plaisir et la douleur
––––––Font à la fois battre mon cœur !

(Manon va s’asseoir sur le canapé à gauche.)


Scène XIII.

MANON, DESGRIEUX, s’élançant dans l’appartement par la fenêtre à droite.
DESGRIEUX, apercevant Manon et s’avançant vers elle.

C’est donc vrai !

MANON, se retourne, l’aperçoit, pousse un cri et s’élance vers lui.

Toi ! mon chevalier.

DESGRIEUX, la repoussant.

Vous, Manon… dans ces lieux !… je ne pouvais le croire.

MANON.

Je n’y suis venue que pour te sauver.

DESGRIEUX, avec ironie.

Oui ! Marguerite, que je viens de voir… car c’est chez vous, d’abord, que j’ai couru, Marguerite m’a conseillé de me hâter.

MANON.
Mais je t’ai arraché aux dangers qui te menaçaient ; j’ai obtenu ta grâce !
DESGRIEUX.

Qui vous avait dit de la demander ? était-ce moi ?… et vous avez pu croire que je l’accepterais à un tel prix ?

MANON.

On n’en a exigé aucun… je te le jure…

DESGRIEUX.

Et comment se fait-il alors que vous soyez ici, à une pareille heure, chez le marquis ?

MANON.

Je suis chez moi… Lescaut te le dira ! Tout ici m’appartient… tout cela est à moi.

DESGRIEUX.

Est-ce qu’une semblable générosité est possible ? à qui persuaderez-vous qu’elle est désintéressée ?… Vous allez tout quitter… tout abandonner… et me suivre à l’instant…

MANON.

Écoute-moi…

DESGRIEUX, avec force.

Ou je crois tout !

MANON, vivement et lui prenant le bras.

Viens ! partons !

DESGRIEUX, avec joie.

Est-il possible ?… (Tombant à ses pieds.) Manon… Manon… tu m’aimes donc ?

MANON, l’embrassent.

Toujours ! et ça ne cessera jamais ! ce que nous deviendrons, je l’ignore !… si tu fuis, je le suivrai… si tu meurs… je mourrai ! (Gaiement.) Tu as raison, cela vaut mieux… nous ne nous quitterons pas !

DESGRIEUX, l’entraînant vers le fond.
Oui, toujours ensemble !… partons !
MANON.

Pas par là ! les antichambres sont remplies de domestiques de la maison, ou de laquais étrangers.

DESGRIEUX, l’entraînant vers la droite.

De ce côté alors…

MANON.

Nous tomberions au milieu d’un bal magnifique. Mais cette fenêtre par laquelle tu es monté…

DESGRIEUX.

Toi… y penses-tu ? dans ce moment, d’ailleurs, la pluie tombe par torrents, jamais je ne l’exposerai à une pareille tempête.

MANON.

Dans quelques instants cela sera passé… attendons.

DESGRIEUX.

Attendre… ici !…

MANON.

Nous le pouvons sans crainte ! personne… je te le jure, n’y pénétrera sans mon ordre… (Regardant Desgrieux qui s’appuie sur un fauteuil.) Ah mon Dieu ! qu’as-tu-donc ? comme tu es pâle… tu le soutiens à peine…

DESGRIEUX.

Ce n’est rien !… l’émotion… la fatigue…

MANON.

Le besoin, peut-être…

DESGRIEUX, se soutenant à peine.

C’est possible… car depuis hier…

MANON, vivement.
Tu n’as rien pris !…
DESGRIEUX.

Qu’importe ?…

MANON.

Ce qu’il importe ? (Voyant qu’il tombe dans un fauteuil.) Ah ! mon Dieu !… il se trouve mal ! c’est évident, la fatigue, la faiblesse ! (Elle sonne vivement. Les deux domestiques paraissent.) Que l’on serve ! deux couverts et à l’instant ! (Les deux domestiques sortent. — Se retournant vers Desgrieux.) Ami… ami… reviens à toi… il ouvre les yeux… ses couleurs renaissent. (Aux domestiques qui viennent de rentrer, portant une table richement servie qu’ils placent à gauche.) C’est bien !… laissez-moi, je n’y suis pour personne ! (Voyant leur étonnement.) Ne m’avez-vous pas entendue ? laissez-nous… qu’est-ce qu’ils ont ?… ne dirait-on pas qu’on leur demande des choses… (Les deux domestiques sont sortis par la porte du fond qu’ils referment. Sur la ritournelle du morceau suivant, Manon va tirer les verrous qui sont à la porte du fond et à la porte à droite.) Comme cela, je l’espère, on ne nous dérangera pas ! sans cela, il n’y aurait pas moyen d’être un instant seule chez soi !


Scène XIV.

MANON, DESGRIEUX ; puis LE MARQUIS, ensuite LESCAUT, Seigneurs et Dames, DUROZEAU avec des Soldats du guet ; plusieurs Domestiques.
FINALE.

(Desgrieux, pendant la fin de la scène précédente, est peu à peu revenu à lui, et ouvre les yeux.)

DESGRIEUX.
––Ciel ! où suis-je ?…
MANON, riant.
––Ciel ! où suis-je ?… A souper chez Manon !
DESGRIEUX, se levant avec indignation.
––Ciel ! où suis-je ?… A souper chez Manon ! Moi ! jamais !
MANON, avec impatience.
––Nous souperons d’abord !… nous partirons après ;
––e l’ordonne ! ou sinon, soit raison, soit caprice,
––––Je ne pars plus !… Tout à l’heure à vos vœux
––––Sans hésiter, j’ai cédé… Moi, je veux
–––––––Qu’à mon tour l’on m’obéisse !

(Avec coquetterie.)

––Ce que l’on vous demande est-il donc si fâcheux !
––Souper auprès de moi !… souper… rien qu’à nous deux !
––Vous souriez !
DESGRIEUX, doucement et d’un ton de reproche.
––Vous souriez ! Manon ! mais c’est une folie !
MANON, gaiement.
––––Raison de plus !…

(Frappant du pied.)

––––Raison de plus !… Je le veux ! je le veux !

(Manon fait asseoir Desgrieux près d’elle à la table, et tous deux font face aux spectateurs. Elle lui déplie sa serviette, le sert, lui verse à boire, et lui montre la fenêtre que la pluie vient battre encore.)

COUPLETS.
Premier couplet.
––––––––Lorsque gronde l’orage,
––––––––Qui dans le voisinage
––––––––Sème partout l’effroi,
––––––––Ah ! qu’il est doux et sage
––––––––D’être dans son ménage
––––––––Et de souper chez soi !
––––––––Buvez, buvez, mon roi,
––––––––C’est à vous que je boi !
DESGRIEUX, la regardant tristement et avec tendresse.
––Manon !… tu réjouis et mon cœur et mes yeux !
MANON, le regardant.
––Alors, pourquoi cet air sombre, mon amoureux ?

(Elle lui tend la main que Desgrieux saisit avec transport.)

DESGRIEUX.
Deuxième couplet.
––––––––O charmante maîtresse,
––––––––Qu’avec loi la tristesse
––––––––S’envole sans retour !
––––––––O fée enchanteresse !
––––––––Tout pour un jour d’ivresse
––––––––Tout pour un jour d’amour !
––––––––L’univers est à moi,
––––––––Tu m’aimes !… je suis roi !

(A la fin de ce couplet, on frappe légèrement à l’une des portes dont Manon a tiré les verrous.)

DESGRIEUX.
––––Écoute donc !… on a frappé…
MANON.
––––Écoute donc !… on a frappé… Qu’importe ?

(Gaiement.)

––––Je n’y suis pas ! j’ai défendu ma porte !
Ensemble.
MANON et DESGRIEUX, reprenant à demi-voix le premier couplet.
––––––––Lorsque gronde l’orage,
––––––––Qui dans le voisinage
––––––––Sème partout l’effroi,
––––––––Qu’il est prudent et sage
––––––––D’être dans son ménage
––––––––Et de souper chez soi !
MANON.
––––––––Buvez, buvez, mon roi,
––––––––C’est à vous que je boi !
DESGRIEUX.
––––––––Oui, je suis près de toi.

(L’embrassant.)

––––––––Je t’aime !… je suis roi !

(Pendant que Manon et Desgrieux, assis pris l’un de l’autre, chantent ensemble ce couplet, une petite porte secrète cachée dans la boiserie sur le premier plan s’ouvre, et paraît le marquis sans être entendu ni vu. Il les regarde un instant, cherche à contenir sa colère ; mais au moment où Desgrieux embrasse Manon, il s’avance vivement.)

DESGRIEUX et MANON, l’apercevant et restant stupéfaits en tenant leur verre à la main.
––Le marquis !
LE MARQUIS, avec ironie.
––Le marquis ! Desgrieux !… qui par fraude s’installe
––La nuit en mon logis !… la chose est peu loyale. !
––Me voler ma maîtresse et son amour… d’accord !
––Mais mon souper, monsieur… ah ! vraiment c’est trop fort !
DESGRIEUX.
––Monsieur, un tel discours…
MANON, au marquis et lui montrant Desgrieux.
––Monsieur, un tel discours… Ah ! c’est le méconnaître !
DESGRIEUX.
––Vous m’en rendrez raison !
LE MARQUIS, avec ironie.
––Vous m’en rendrez raison ! Raison ?… vous plaisantez !

(Il va tirer le verrou de la porte du fond, et plusieurs domestiques paraissent. S’adressent à eux en leur montrant Desgrieux.)

––Que l’on jette à l’instant monsieur par la fenêtre !
DESGRIEUX, apercevant l’épée qui, depuis la première scène, est restée sur la toilette, la saisit, et faisant reculer les domestiques.
––Si vous faites un pas… oui, si vous le tentez…
––Je vous châtirai tous !… les gens…

(Montrant le marquis.)

––Je vous châtirai tous !… les gens… Et puis le maître !… (Regardant fièrement le marquis.)
––Si quand on le défie, il est trop grand seigneur
––Pour daigner, par le fer, défendre son honneur !
LE MARQUIS, tirant son épée.
––––Ah ! c’en est trop !
LESCAUT, paraissant à la porte du fond et voyant les deux adversaires qui viennent de croiser l’épée.
––––Ah ! c’en est trop ! Qu’ai-je vu ? le fer brille !

(Il s’approche de Manon et lui dit à demi-voix :)

––––Un tel éclat compromet la famille ;
––––Partons !
MANON.
––––Partons ! Non pas.
LESCAUT, à part, regardant la table à droite et frappant sur sa poche.
––––Partons ! Non pas. J’ai dû, c’était prudent,
––Sur tous ses intérêts veiller en bon parent.
Ensemble.
MANON.
––Dieu qui vois ma terreur… à toi seul j’ai recours !
––Viens et veille sur lui ! viens protéger ses jours !
LE MARQUIS.
––Oui, pour te châtier, à moi seul j’ai recours.
––Défends-toi ! défends-toi ! car il me faut tes jours
DESGRIEUX.
––A moi de châtier tes insolents discours !
––Défends-toi ! défends-toi ! car il me faut les jours !
LESCAUT, à part et frappant sur sa poche.
––Diamants ! votre éclat à celui des amours,
––Et le vôtre, de plus, dure et brille toujours !
LES DOMESTIQUES du marquis, courant sur le théâtre, ouvrant la porte du fond et la porte à droite.
––––––––Au secours ! au secours !
––––––––On attente à ses jours !
––––––––Le guet ! le commissaire !
––––––––Au secours ! au secours !
CAVALIERS et DAMES du bal, entrant par la porte à droite.
––––––––Au secours ! au secours !
––––––––Que devenir ? que faire ?
––––––––Au secours ! au secours !

(Pendant le chœur précédent le marquis et Desgrieux ont continué à s’attaquer avec fureur. Tout à coup le marquis pousse un cri, laisse échapper son épée et tombe dans les bras de ses amis qui s’empressent de le soutenir. Manon s’est jetée au cou de Desgrieux, pâle, hors de lui, l’épée sanglante à la main. En ce moment, M. Durozeau, le commissaire, et un groupe de soldats du guet, conduits par un sergent, paraissent à la porte du fond. Les seigneurs et les dames accourent en désordre et en habit de bal.)

TOUS, poussant un cri.
––––––––––––O ciel !…

(A voix basse avec terreur.)

–––––––––C’est son colonel !
––––––Par lui frappé d’un coup mortel !

(Avec force et montrant Desgrieux.)

–––––––––Non, non, point de grâce !
–––––––––Lorsque son audace
–––––––––De si noble race
–––––––––A versé le sang !
–––––––––De lui qu’on s’empare,

(Montrant Manon.)

–––––––––Et qu’on les sépare !
–––––––––Que sa mort répare
––––––––Un forfait aussi grand !
DUROZEAU, aux soldats et au sergent.
––De ce drame sanglant, de cet affreux scandale,
––––––Qu’on arrête tous les auteurs !

(Montrant Manon.)

––Cette fille d’abord, qu’ici je vous signale ;
––Je la connais !
DESGRIEUX, voulant prendre sa défense.
––Je la connais ! Monsieur !…
DUROZEAU, l’interrompant.
––Je la connais ! Monsieur !… La justice, d’ailleurs,
––Saura l’interroger ! c’est là son ministère !

(Au sergent, montrant Desgrieux.)

––Quant à lui, tous délais deviendraient superflus…
––Emmenez-le, sergent… car son affaire est claire !
––Frapper son colonel !…
LE MARQUIS, à part.
––Frapper son colonel !… Non, je ne l’étais plus !

(Il se soulève des bras de ses amis, tire de son sein l’engagement de Desgrieux et le déchire en morceaux sans qu’on l’aperçoive.)

Ensemble.
MANON.
–––––––––Grâce pour lui… grâce !
–––––––––La mort le menace,
–––––––––J’implore sa place
–––––––––Et son châtiment !

(Aux soldats qui veulent l’entraîner.)

–––––––––Mais qu’on nous sépare,
–––––––––Ah ! c’est trop barbare !
–––––––––Ma raison s’égare,
–––––––––C’est trop de tourment !
DESGRIEUX.
–––––––––Eh bien ! point de grâce !
–––––––––La mort me menace !
–––––––––Je l’attends en face,
–––––––––Frappez hardiment !

(Aux soldats.)

–––––––––Mais qu’on nous sépare,
–––––––––Ah ! c’est trop barbare !
–––––––––Ma raison s’égare,
–––––––––C’est trop de tourment !
LESCAUT.
–––––––––Pour ma noble rare !
–––––––––Ah ! quelle disgrâce
–––––––––De perdre une place
–––––––––Qu’ici j’aimais tant !
–––––––––Le destin avare,
–––––––––Hélas ! m’en sépare,

(Frappant sur sa poche.)

–––––––––Mais tout se répare
–––––––––Avec du talent !
LE CHŒUR.
–––––––––Pour lui point de grâce !
–––––––––Lorsque son audace,
–––––––––De si noble race
–––––––––A versé le sang !
–––––––––De lui qu’on s’empare,
–––––––––Et qu’on les sépare ;
–––––––––Non, rien ne répare
–––––––––Un malheur si grand !

(Le guet, les soldats, le commissaire entraînent Desgrieux et Manon de deux côtés différents. Le marquis est retombé entre les bras de ses amis. Désordre général.)