MANNING

II.[1]
LES ANNÉES CATHOLIQUES (1851-1892)


I

A 44 ans, après dix-huit ans de ministère, onze ans dans les dignités de l’Eglise anglicane, Manning se retrouvait seul, hors cadre, dépouillé, sans fonctions, sans amis, presque sans relations. Dans ces douloureuses expériences, il crut voir un avertissement de Dieu contre les attachemens humains : il se mit en garde contre les affections exclusives. Ce n’était certes pas que les sources de l’amour fussent taries dans cette âme, où nous les verrons plus tard jaillir assez abondamment jusqu’au soir de sa vie. Détaché des affections purement humaines et terrestres, il n’avait pas encore trouvé dans la pratique de la charité héroïque ou surnaturelle l’emploi de sa force d’aimer. Ce qui dominait toutefois en lui, c’était la joie, une joie céleste, l’allégresse d’une âme inondée par les flots de la grâce enfin sans obstacles.

Sa vocation sacerdotal n’avait pas subi l’ombre d’une hésitation. Moins de dix semaines après son abjuration, le dimanche de la Trinité, le cardinal Wiseman l’ordonna de sa propre main dans sa chapelle particulière, et le lendemain Manning, rapidement initié par le Père Faber, de l’Oratoire, à ce cérémonial qu’il ne sut jamais à fond, célébrait sa première messe à l’église des Jésuites et y avait pour assistant le Père de Ravignan. Bien qu’il eût déjà des vues sur lui, le cardinal consentit à le laisser aller étudier à Rome. Pie IX l’y accueillit par ces mots partis du cœur : Vi benedico con tutto il mio cuore in tuo egressu et in tuo ingressu, le traita en fils, voulut s’entretenir familièrement avec lui une fois par mois et le plaça à l’Academia ecclesiastica.

Ce séjour de Rome, encore qu’il y eût quelque chose de mortifiant pour un homme de son âge à rentrer à l’école, à revenir, comme il le disait, au biberon et aux lisières du séminariste, laissa une trace lumineuse dans sa vie. En dehors de ses études et du privilège de ses rapports avec le pape, il s’y lia avec les principaux personnages de la Curie, avec le Gesu, avec le Père général Beckx, avec le grand théologien Perrone, le Père Passaglia, qui lut avec lui la Somme de saint Thomas d’Aquin. Au bout de trois ans, il fallut que Pie IX, qui aurait voulu le garder auprès de lui, le rendît aux instances réitérées de Wiseman.

Le cardinal-archevêque, en l’appelant à son secours, obéissait à une très juste vue des nécessités de la situation. Le catholicisme anglais traversait une grande crise. En butte pendant plus de deux siècles à une persécution tantôt sanglante, tantôt tracassière, il avait, en la personne de ses prêtres, héroïques réfractaires de la religion d’Henri VIII et d’Elisabeth, ou de ses laïques, livrés, comme victimes du complot catholique, aux monstrueux mensonges d’un Titus Oates, fourni d’innombrables martyrs à l’intolérance protestante. Il n’avait pas seulement subi ces souffrances qui portent avec elles leur compensation pour les âmes hautes. Frappé d’incapacités civiles et politiques, il avait éprouvé ce qu’il y a de plus cruel dans la persécution : ce resserrement, ce rétrécissement qu’elle opère à la longue dans l’esprit et le cœur de ses victimes. La révocation de l’édit de Nantes ou la Terreur révolutionnaire cueille la fleur d’une nation ; elle la jette au dehors ou la parque au dedans, dans une sorte d’exil à l’intérieur, et elle fait de cette élite une coterie infectée de l’esprit du refuge ou de l’émigration.

Le catholicisme anglais n’échappa pas à cette loi. Ses prêtres étaient les chapelains de quelques grandes familles. Les laïques étaient immobilisés, comme les légitimistes français, dans une sorte d’émigration à l’intérieur. Point de classes moyennes. Le peuple ne comprenait guère que des immigrés irlandais. À Londres, l’aristocratie fréquentait les chapelles des légations et ambassades catholiques ; les quartiers pauvres n’avaient que d’humbles et pauvres salles de mission. Ailleurs c’était pis encore. À Liverpool, quatre chapelles et quatorze prêtres pour plus de cent mille fidèles. Quatre grands événemens, qui marquèrent en quelque sorte les étapes d’une longue évolution, vinrent changer la face des choses.

La révolution française, en supprimant les collèges de Douai et de Saint-Omer, ramena le jeune clergé sur le sol natal pour s’y préparer au sacerdoce en même temps que l’exemple plein de dignité des prêtres français émigrés et le sentiment tout nouveau de la solidarité des Eglises et des aristocraties contre la puissance de destruction affaiblissaient le préjugé protestant et insulaire. L’émancipation des catholiques irlandais en 1828, l’invasion en coup de vent d’O’Connell et de ses barbares, c’est-à-dire de la démocratie et de ses procédés, dans le paisible bercail où le petit troupeau avait jusque-là brouté, sans s’écarter, des herbes un peu fades, inaugurèrent une ère nouvelle. Il y eut un catholicisme anglais auquel ne suffit plus la dédaigneuse tolérance accordée à une minorité inoffensive ; il eut conscience de la grandeur et de la force de son principe ; il porta la guerre dans le camp de l’anglicanisme officiel ou du protestantisme militant. Wiseman en fut le chef et le champion. Dans le même temps le mouvement d’Oxford, en remettant le catholicisme en honneur dans l’Eglise anglicane et en jetant dans l’Eglise catholique Newman, Faber, Ward, Oakeley, Dalgairn, Coffin, Manning, tant d’autres, transformait l’atmosphère morale. Une terre frappée de stérilité depuis trois siècles portait de nouvelles moissons, une tige desséchée se remettait à fleurir. Redevenue conquérante, l’Eglise releva la tête. Les nouveaux venus, exaltés par la lutte, n’avaient pas abâtardi leur courage dans une lâche oisiveté. Nulle tare exotique, nul accent réfugié ne les marquait. Ils ne croyaient pas que la conquête de la vérité, au prix des plus douloureux sacrifices, dût les exclure de l’arène des nobles combats.

Dans le catholicisme anglais, il y eut désormais deux catégories, deux classes, deux partis : les timides et les vaillans, les muets et les éloquens, les passifs et les actifs, les vieux et les nouveaux catholiques. Si le partage ne s’opéra pas toujours d’après les origines, s’il y eut des catholiques de la vieille roche parmi les ardens et des convertis, — l’un surtout, le plus grand de tous, — parmi les modérés, ce classement n’en fut pas moins en gros exact. Il était naturel que les anciens protestans fussent épris dans leur nouvelle Eglise de tout ce qui leur avait manqué dans l’ancienne, de l’autorité présente et visible, de l’infaillibilité vivante, de l’obéissance alerte et joyeuse. Si tous n’allaient pas aussi loin que Ward, qui aurait souhaité recevoir chaque matin, avec son journal, à l’heure de son déjeuner, une encyclique pontificale avec définitions dogmatiques, ils étaient du moins tous par vocation ce qu’il est convenu d’appeler des ultramontains. Un conflit était inévitable avec le semi-gallicanisme et la réserve timide des catholiques de naissance.

Pie IX le hâta en rétablissant la hiérarchie ecclésiastique et en substituant aux vicariats apostoliques un archevêché et quatorze évêchés. En proclamant l’Angleterre mure pour le retour à l’organisme normal de la vie ecclésiastique, la bulle Vineam domini répudiait du même coup le chimérique espoir de voir l’Eglise anglicane en corps, son clergé et ses prélats à sa tête, se soumettre au vicaire de Jésus-Christ. Cet acte provoqua une explosion de fanatisme protestant auquel lord John Russell crut devoir s’associer en faisant voter ab irato une loi, tacitement abrogée avant même d’avoir été appliquée, pour interdire aux évêques catholiques l’usage de titres territoriaux. Au sein de l’Eglise elle-même, le mouvement offensif de propagande et de conquête en reçut une vive impulsion. En la personne de Wiseman, créé cardinal et nommé archevêque, le Saint-Siège avait un lieutenant dévoué. Par malheur l’épiscopat comptait trop de membres remplis de l’ancien esprit pour qu’une parfaite unité pût régner dans le commandement.

Les dix années qui s’écoulèrent entre le retour de Manning à Londres et son avènement, au trône archiépiscopal furent toutes remplies de tristes luttes entre les deux principes contraires, encore compliquées de déplorables questions de personnes. L’étude minutieuse de ces querelles présenterait sans doute un grand intérêt pour l’historien de l’Eglise. Pour ce qui touche Manning, il suffit de noter qu’il y fut forcément mêlé par la nature de ses opinions, par son tempérament, et par la confiance de son archevêque. Nommé en 1857 prévôt du chapitre de Westminster, il eut à combattre l’opposition presque factieuse d’une majorité des chanoines. Chargé de représenter Wiseman à Homo dans la longue affaire de la destitution du coadjuteur cum spe successionis, que l’archevêque s’était laissé donner en un jour de faiblesse, et avec qui n’avait pas tardé à éclater une incompatibilité d’humeur radicale, Manning dut résider fréquemment dans la capitale de la chrétienté. Il y fut bientôt sur le pied d’un personnage important. L’affection de Pie IX pour lui ne se démentit pas.

Il avait dans la personne d’un camérier du pape, d’un converti anglais, Mgr Talbot, un correspondant et un agent infatigable qu’une communauté de sentimens et de situation avait rapproché de lui et qui le servait avec un zèle sans égal. On a fait un crime à Manning de cette correspondance dans laquelle il tenait le pape au courant de tous les faits de la vie ecclésiastique et religieuse de l’Angleterre. Peut-être y a-t-il lieu de regretter la nécessité où s’est trouvé l’ami de Mgr Talbot de recourir à un intermédiaire plus dévoué qu’éclairé pour faire arriver jusqu’à Pie IX les informations et les jugemens qu’il croyait utiles. Quand on voit l’usage que les adversaires faisaient de leur influence sur le collège de la Propagande et le cardinal Barnabo, on ne saurait contester la légitimité des moyens de défense mis en œuvre par Manning. Il ne faut pas croire en effet que la cause de l’archevêque ou celle de l’ultramontanisme fut toujours et facilement triomphante. Au contraire elle avait affaire à forte partie et elle subit bien des échecs, surtout d’intolérables délais. Si Pie IX, après quatre ans de lutte, finit par évoquer l’affaire du coadjuteur et par la trancher par un colpo di stato di Dominidio en exigeant de Mgr Errington, déjà privé de ses fonctions d’assistant, la renonciation à son jus successionis, le cardinal fut battu sur plusieurs points essentiels, comme son droit d’inspection sur les séminaires diocésains en qualité de métropolitain. Manning fut enveloppé dans la défaite infligée à son chef sur la question de l’emploi des prêtres de la communauté des Oblats de Saint-Charles, qu’il avait fondée, au séminaire de Saint-Edmond. C’était là l’œuvre qui lui tenait le plus à cœur. Pendant huit ans, il vécut dans la maison de Bayswater, où il avait débuté modestement en 1857. Il y subit de cruelles épreuves, il y livra de rudes combats : ce n’en furent pas moins, il l’écrivait en 1875, les huit plus heureuses années de sa vie. Son nom était resté inscrit sur la porte de sa chambrette, et le cardinal-archevêque de Westminster aimait parfois à s’y retirer.

Au reste, pendant cette période de luttes, il n’avait jamais senti défaillir son courage. Il avait dans l’autorité du Saint-Siège une confiance robuste, imperturbable, qui ne se distinguait pas aisément de sa foi. Elle en avait les qualités morales, elle en rendait le son plein et pur. Aussi bien, chez Manning, cet ultra-montanisme qu’on lui a tant reproché, bien loin d’appartenir au domaine de la politique, même ecclésiastique, et du contingent, était le fruit même de sa piété, de ses convictions lentement élaborées, de ses expériences religieuses. L’homme qui a pu écrire ces lignes, destinées aux seuls yeux d’un confident intime : « La vérité, la vérité qui m’a seule sauvé, c’est l’infaillibilité du vicaire de Jésus-Christ, en tant que forme unique et parfaite de l’infaillibilité de l’Eglise, et par conséquent de toute foi, de toute unité et de toute obéissance », cet homme a pu se tromper ; il n’a point adopté ces théories pour flatter un souverain pontife de qui dépendait sa carrière.

Chez lui, on ne saurait trop le répéter, l’ultramontanisme ne fut que le dernier terme, l’issue logique d’un développement de vie interne et de piété dont les autres fruits furent une foi sans défaillance, une charité sans bornes, et un rigoureux ascétisme personnel. Ne faudrait-il pas plaindre ceux à qui l’esprit de parti fermerait les yeux à cette origine toute spirituelle et religieuse du catholicisme très romain de Planning, ou qui se refuseraient à voir dans sa conception particulière du christianisme la source toujours jaillissante de ce large amour de l’humanité et de cette vue hardie des droits et des devoirs de la société dont s’inspira la dernière partie de sa carrière ? C’est ici le cœur même de notre sujet : disons-le donc encore une fois, si paradoxale qu’en puisse sembler l’assertion, l’ultramontanisme de Manning fut une forme de sa piété, une étape de son progrès spirituel, et c’est en lui qu’il trouva l’inspiration de son socialisme chrétien, le mobile de son activité populaire, le ressort et le régulateur de ses généreuses témérités de pensée, de langage et de conduite. Il serait absurde de forcer la note et de prétendre tirer de ce fait des conclusions générales, mais c’est un fait que Manning fut ultra-montain dans la mesure où il fut un grand chrétien, et qu’il fut l’apôtre du catholicisme réformateur et de la réforme sociale dans la mesure où il fut ultramontain.

Là est l’unité de sa vie. C’est aussi le message d’espérance et de consolation qu’il a voulu laisser à une génération lasse des négations du rationalisme et épouvantée des problèmes de la misère et du mal. Réconcilier en les faisant couler dans un même lit les deux grands courans opposés, dont l’un a abouti au concile du Vatican et à la proclamation du dogme de l’infaillibilité, pendant que l’autre, après avoir ébranlé ou renversé tous les postulats de la foi et tous les principes de la certitude, venait battre de ses Ilots furieux les fondemens de la société elle-même ; faire du pape, proclamé et reconnu le gardien incorruptible du dépôt de la révélation chrétienne, le chef d’une Eglise redevenue l’asile des souffrons et des opprimés ; montrer au peuple, désabusé des fictions du libéralisme doctrinaire, écrasé sous le poids des réalités du libéralisme économique, l’incomparable puissance d’affranchissement, de réparation et de régénération d’une religion tout ensemble de liberté et d’autorité ; en un mot faire de l’évangile du Christ, interprété et appliqué par son vicaire et par les successeurs des apôtres, la charte de l’humanité ; agenouiller l’Eglise devant la Croix et le monde devant l’Eglise, tel était le plan qui se formait peu à peu dans l’esprit de Manning.

Avec la même sincérité et la même passion qu’il défendait l’autorité spirituelle du Saint-Siège, il défendit son autorité temporelle. La politique insensée de Napoléon III venait de faire surgir dans toute sa gravité la question du pouvoir temporel. L’Italie venait de se constituer avec l’aide militaire et diplomatique de la France. Fondé au nom de ce trop fameux principe des nationalités, mis en honneur par le chef du seul État peut-être qui n’eût rien à en attendre et tout à en redouter, le jeune royaume ne s’arrêtait en frémissant devant le patrimoine de Saint-Pierre que sur le veto du vainqueur de Solferino, devenu le factionnaire du Vatican. Pendant que ces contradictions irritaient également Italiens et partisans de la légitimité, le libéralisme vulgaire se laissait conter que la séparation du spirituel et du temporel exigeait l’assujettissement du chef d’une Eglise universelle au chef d’un État particulier.

Manning entra en lice par deux séries de conférences qu’il réunit en volumes, dont on commença par louer le zèle à la Propagande et qui faillirent, un peu plus tard, lui faire une mauvaise affaire. Ce qui déconcerta, c’était l’esprit infiniment plus religieux que politique de ce champion du Saint-Siège, qui protestait contre toute assimilation des droits sacrés du pape au principe terrestre et contingent de la légitimité, et qui condamnait presque l’emploi des moyens matériels et le recours à la force pour défendre une cause toute divine.

Non tali auxilio nec defensoribus istis !

On menaça de mettre à l’index cet ouvrage téméraire. Comme Fénelon, il était tout prêt à se soumettre avec une sorte d’âpre plaisir, « heureux, non pas de s’être mis dans le cas de subir ce jugement, mais d’avoir eu l’occasion de donner, à son temps et à son pays, un exemple de docilité en matière d’opinion. » Cette épreuve lui fut épargnée. Quelques légères erreurs de forme n’empêchèrent ni la Civilta cattolica de parler favorablement de son ouvrage, ni un nouveau livre de lui sur les Gloires du Saint-Siège au temps présent de recevoir un accueil plus chaleureux encore.

Ce fut à ce moment que survint la mort si longtemps attendue et escomptée du cardinal Wiseman. Rappelé télégraphiquement de Rome, Manning eut la consolation de lui dire adieu avant de lui fermer les yeux, le 3 février 1865. La crise était d’autant plus grave qu’une grande incertitude régnait sur cette succession. Wiseman, guéri du goût pour les coadjuteurs par une seule expérience, s’était obstinément refusé jusqu’au bout à en recevoir un nouveau. Un parti existait qui soutenait le droit indéfectible de Mgr Errington, en dépit de sa renonciation. Il s’agissait de savoir qui l’emporterait, du vieux catholicisme sectaire, immobile, effrayé de son ombre, ou du jeune catholicisme ardent, actif, agressif. Tout dépendait du choix que ferait Rome. Le chapitre de Westminster avait à présenter une liste de trois candidats, sur lesquels les évêques devaient rédiger un rapport confidentiel. Il semblait certain que si ce corps évitait d’offenser le pape en lui soumettant le nom d’Errington, le coadjuteur destitué, et s’il était assez bien conseillé pour inscrire sur sa liste le nom de l’évêque de Birmingham, Ullathorne, le choix de ce prélat modéré, conciliant, ne ferait pas difficulté. Le chapitre fut prévenu de l’exclusion prononcée contre Errington. Il n’en tint compte et il mit le comble à sa faute en ne trouvant pas place pour Mgr Ullathorne à côté de l’ex-coadjuteur, des évêques de Clifton, Mgr Clifford, et de Southwark, Mgr Grant.

Dès lors, l’issue de la crise devenait beaucoup plus difficile à prévoir. Le gouvernement anglais, tout hérétique et schismatique qu’il fût, crut devoir intervenir en faveur de Grant, bien vu des ministres depuis ses démêlés avec Wiseman. Mgr Clifford n’en tenait pas moins la corde. Si on l’appelait un peu familièrement à Rome un buon ragazzo, sa naissance, ses liaisons, son tempérament, lui assuraient l’appui dévoué de tout l’ancien catholicisme et des chefs de file de l’aristocratie laïque. Le cardinal Antonelli, esclave de la raison d’Etat, tout enfoncé dans la politique, peu touché de l’intérêt spirituel, inclinait à tenir grand compte des recommandations de l’agent britannique officieux, M. Odo Russell ; mais l’estampille de lord Palmerston et de lord John Russell ne pouvait suffire à faire agréer la candidature de Mgr Grant, de cette piccola testa e pettegola, comme on disait à Rome ; de ce prélat gâté, selon Mgr Talbot, par dix-sept ans de séjour sur les bords du Tibre, qui lui avaient donné le goût pour l’intrigue et la duplicité du caractère italien sans sa noble fidélité pour le Saint-Siège.

Tout cela agitait fort la capitale de la chrétienté en ce printemps de 1865. Les cardinaux de la Propagande, Barnabo en tête, ne se souciaient guère d’assumer la responsabilité d’une tâche ingrate. Au fond, tout dépendait du parti que prendrait le pape d’évoquer l’affaire ou de la laisser suivre son cours. Un religieux anglais, présent à Rome, le Père Coffin, souhaitait tout haut ce qu’il appelait spirituellement, non un coup d’Etat, mais un colpo del Spirito Santo. Mgr Talbot ne restait point inactif. Bien que Manning eût poussé le respect du serment de discrétion qu’il avait prêté jusqu’à refuser de lui télégraphier les choix du chapitre et qu’il eût suspendu sa correspondance avec lui trois semaines et plus, au moment critique, du 24 février au 18 mars, le camérier secret était assez tenu au courant par le prévôt lui-même, par Patterson, par Morris, pour être à même de balancer auprès de Pie IX l’influence des agens des Searle, des Errington, des Grant, des Clifford et des Ullathorne. S’il se fit un peu trop de fête et s’attribua plus d’importance qu’il n’en avait, s’il eut même un instant la délicieuse naïveté de croire que le saint-père avait jeté les yeux sur lui et de le dire à son ami Manning, il n’en eut pas moins son utilité à son rang et à sa place.

Des rumeurs sourdes commençaient à désigner Manning, Celui-ci dut subir ces alternatives d’espoir et de doute qui sont si cruelles pour les ambitieux. Il écrivait, un jour, de mauvaises nouvelles : « Si je disais que pas une fois cette perspective ne s’est offerte à ma pensée, je mentirais ; mais en affirmant que pas un instant je ne l’ai crue probable, ou raisonnable, ou concevable, je ne dis que la stricte vérité. Dieu sait que pas une fois mes prières ne lui ont exprimé l’ombre d’un tel vœu… L’œuvre à laquelle je travaille ne dépend de la faveur ou de l’approbation de qui que ce soit, en dehors de Notre-Seigneur ou de son vicaire… Si le saint-père souhaite jamais la destruction de mon œuvre, elle n’existera plus avant le coucher du soleil : autrement, personne au monde ne saurait la détruire… J’ai offensé protestans, anglicans, catholiques gallicans, catholiques nationaux, catholiques mondains, et le gouvernement, et cette opinion publique qui, en Angleterre, combat, tout le long du jour et par tous les moyens, l’Eglise et le Saint-Siège. Vous savez si c’est là le chemin qui mène aux récompenses d’ici-bas ; j’espère y persévérer jusqu’à la fin, sûr que rien n’émousse le tranchant de la vérité. » Quelle déclaration d’indépendance pourrait passer en noblesse et en fierté cette profession de foi d’une âme qui mettait sa dignité et trouvait sa liberté dans l’obéissance ? Manning pouvait attendre de pied ferme une décision qui pouvait changer sa destinée, mais non son état d’âme.

Pie IX, après avoir hésité, après avoir parlé du choix de Clifford comme s’il devait se faire en dehors de lui, s’était résolu, peut-être sur l’impression toute chaude de l’insulto al papa qu’était à ses yeux la présentation du nom d’Errington, à intervenir personnellement. Il ordonna des prières et des messes spéciales pendant un mois pour appeler les lumières du ciel. La réponse ne se fit pas attendre trop longtemps. C’est le pape lui-même qui le conta à Manning quelques semaines plus tard : C’est proprement une inspiration à laquelle j’ai obéi en vous nommant. J’entendais sans cesse une voix qui me répétait : Nomme-le, nomme-le ! À ce message divin Pie IX ne crut pas devoir résister. Le 30 avril 1805, il choisit Henry-Edward Manning pour succéder au cardinal Wiseman comme archevêque de Westminster.

II

Le 8 mai au matin, Manning venait de dire sa messe à la chapelle de sa communauté de Sainte-Marie des Anges, à Bayswater, lorsqu’il reçut le pli officiel du secrétaire de la Propagande. Son premier mouvement fut d’aller s’agenouiller devant le saint sacrement. Il avait conscience des responsabilités écrasantes qu’il allait assumer, mais il avait foi en l’aide de Celui qui avait tout fait. Sa première pensée fut pour la portion de son nouveau troupeau qui lui tenait le plus à cœur : les vingt mille enfans pauvres de Londres, encore en dehors de l’action de l’Eglise, pour lesquels il espérait faire quelque chose. Ses débuts furent naturellement marqués par l’esprit de conciliation : l’archevêque de Westminster pouvait tendre la main aux adversaires du prévôt Manning. Il fut touché de l’empressement que mirent à saluer son élévation ceux-là mêmes qui devaient le plus la déplorer. Le chapitre espéra faire oublier par sa déférence six ans d’opposition acharnée. Avant deux jours, tous les supérieurs d’ordres, — sauf celui des jésuites de Farm-Street, qui permit seulement à quelques Pères de suppléer à son abstention, — tous les chefs de paroisses, 190 prêtres sur 214, étaient venus rendre hommage au nouvel archevêque. L’accueil ne fut pas moins chaleureux de la part des évêques : Mgr Ullathorne, dont le nom avait été mis en avant pour cette grande succession, voulut être le premier à féliciter son nouveau métropolitain.

Le plus vif désir de Manning eût été de se faire consacrer à Rome par le pape en personne. Il y renonça pour faire de son sacre le symbole et le gage de cette heureuse réconciliation. Après une retraite au couvent des Passionnistes de Highgate, il fut consacré le jeudi de Pentecôte, 8 juin 1865, quatorze ans après son ordination. La cérémonie se fit à la pro-cathédrale de Moorfields ; l’officiant fut Mgr Ullathorne, de Birmingham, les assistans, les évêques Grant de Southwark et Clifford de Clifton. Trois cents prêtres se pressaient dans la nef. Quand on vit entrer processionnellement le nouvel archevêque, avec son corps amaigri, sa figure pâle, presque transparente, encore émaciée par un jeûne rigoureux, une vieille Irlandaise, perdue dans la foule, s’écria : « Quel dommage de prendre toute cette peine pour trois semaines ! » L’échéance n’était pas si proche. Manning, qui entendit cette exclamation, se donnait à lui-même quinze ans d’activité : Dieu lui en accorda plus de vingt-cinq. Le Père Vaughan, l’ami, le futur successeur de Manning, lui écrivait que le fardeau ne pouvait être plus lourd, mais que le découragement n’était pas pour l’apôtre du Saint-Esprit en Angleterre. Wiseman avait achevé son œuvre quelques années avant de mourir. Celle de Manning devait être, dans la pensée de son correspondant, tout ensemble plus ecclésiastique et plus spirituelle. Il devait donner à l’Angleterre son saint Charles Borromée et son saint Barthélémy des Martyrs. Manning se sentait très fort avec sa devise sentire cum Petro. Pie IX lui donna à Rome, en septembre, le pallium et lui recommanda paternellement la prudence.

Entre ces deux hommes les rapports n’avaient rien d’officiel. Pie IX aimait tendrement l’archevêque, l’appelait l’homme de la Providence, le suppliait de se ménager, d’imiter ce prélat américain qui avait pris pour règle de ne jamais faire lui-même ce qu’un simple prêtre pouvait faire à sa place. Quant à Manning, en dehors de ses convictions sur le dogme de l’infaillibilité, il professait pour la personne du pape un attachement mêlé de vénération. Mgr Talbot lui ayant écrit un jour : « Le saint-père est un fort bon homme, mais, je vous l’ai dit, il n’est pas un saint ; il a ses faiblesses », Manning, qui appelait Pie IX la personnalité la plus surnaturelle qu’il eût approchée, répliquait : « Savez-vous bien que j’ai dans l’idée que le pape est un saint et que les miserie umane, que nous pouvons découvrir en lui, existaient tout autant chez un saint Vincent Ferrier. » S’il y avait quelque exagération dans cette vue, il ne s’y mêlait néanmoins aucune flatterie. L’ultramontanisme de Manning n’était pas une doctrine d’emprunt, adoptée pour se mettre bien en cour ; c’était le produit non pas même d’un pur travail d’esprit, mais d’une lente élaboration de conscience. Pour cette âme longtemps ballottée sur les flots troublés du protestantisme, c’était au pied même du rocher de saint Pierre, — de ce roc sur lequel le Christ lui-même avait dit qu’il fonderait son Eglise, — qu’avaient jailli les sources de la certitude, de la joie et de la vie. Il me reste, en retraçant la carrière épiscopale de Manning, à montrer comment cet ultramontanisme, ce catholicisme rigoureux et absolu, a été la voie royale par laquelle ce précurseur d’un grand mouvement est allé à la rencontre de l’humanité moderne, de ses besoins, de ses souffrances et lui a offert le seul remède efficace, l’Évangile éternel. Chez lui la largeur de l’action fut en proportion de ce que ses adversaires appelaient l’étroitesse de la doctrine. Il fit voir par son exemple l’erreur de ceux qui veulent abaisser, rapetisser le christianisme, le dépouiller de ses caractères surnaturels, pour le faire agréer à l’esprit du siècle. La religion qu’il crut faite pour une génération sceptique, douloureuse, accablée et pourtant éprise de son mal, en garde contre les panacées de charlatans, revenue des promesses pompeuses et trompeuses de la toute-science, mais façonnée aux méthodes sévères de la science et de la critique, ce n’est point un christianisme au rabais, ravalé au niveau d’une morale ou d’une philosophie humaine, c’est le christianisme des apôtres et des saints, c’est la folie de la croix, c’est le scandale de l’Evangile avec sa révélation et ses miracles, c’est l’Eglise, maîtresse de foi et dompteuse d’erreurs. Pour Manning, le catholicisme, qui offrira un refuge et un port à une génération ballottée sur un océan sans rivage et sans fond, lasse de tout et surtout d’elle-même, ce n’est pas un catholicisme mitigé, édulcoré, revu et corrigé ad usum Delphini, réduit aux sonores inanités du Génie du Christianisme, prêt à toutes les transactions avec l’Etat ou avec la raison : c’est le catholicisme des grands papes et des grands moines ; le catholicisme de l’unité, de l’autorité, de l’infaillibilité ; le catholicisme de Joseph de Maistre ou du premier Lamennais. L’humanité, suivant une belle parole, n’est satisfaite que par ce qui la dépasse : elle n’accepte que ce qui s’impose à elle ; elle ne s’incline que devant ce qui commande avec autorité. Après tout, ce n’a jamais été la méthode du christianisme de s’adresser à la raison toute seule pour la convaincre. Il a toujours fallu s’élever au-dessus de la région des nuages, des doutes, des divisions, des malentendus, des orages, monter sur les sommets de la foi et des certitudes divines pour atteindre la zone des sources pures et des vastes horizons. Manning détestait cette mensongère largeur qui, sous prétexte de faciliter l’accès de la cité de Dieu, en détruit les remparts et en livre les portes à l’ennemi. A ses yeux il était des étroitesses sacrées, des attachemens à des causes impopulaires, qui sont la condition même de la vraie largeur.

Telle est la raison profonde de l’espèce de dualisme que l’on a cru pouvoir signaler dans sa carrière épiscopale. Il n’y a point eu là de contradiction, surtout rien qui ressemble à la diplomatie d’un homme d’Eglise essayant de racheter par l’exagération de ses avances à la démocratie laborieuse l’excès de son dévouement à la papauté. Les deux parties de cette vie se tiennent comme la racine et la tige, comme l’arbre et le fruit. Il a fallu d’abord affirmer hautement un dogmatisme intransigeant, le faire triompher dans l’Église, au risque de se brouiller peut-être irrémédiablement avec l’opinion, avant d’apporter à une société malade les promesses et les consolations d’un catholicisme libérateur.

Déjà alors, le rétablissement de l’unité dans la chrétienté était à l’ordre du jour. Le scandale de ces divisions préoccupait à juste titre les disciples du maître qui a dit : un seul troupeau, un seul berger. Une société s’était fondée en 1857 pour travailler par la prière à la restauration de l’unité. A côté de deux cents membres du clergé anglican on y comptait quelques catholiques plus zélés qu’éclairés. Le Saint Office, consulté en 1864, avait condamné la théorie, chère aux partisans d’une sorte de fédération des Eglises, d’après laquelle il y a trois branches du christianisme : l’Église romaine, l’Eglise d’Orient et l’Église anglicane. Une protestation fut adressée au cardinal Wiseman, au saint-père lui-même. Manning n’ignorait pas que ce faux idéal de la réunion corporative, c’est-à-dire la négociation d’égal à égal d’une sorte de traité entre les Églises, est souvent le principal obstacle à la réunion individuelle, c’est-à-dire la soumission pure et simple à l’autorité légitime. De fait, quelques sophismes que masquent les formules édifiantes des champions de ce fédéralisme bâtard, il n’y a que deux conceptions possibles : celle de l’Église visible, une, infaillible, qui exige la soumission, — c’est celle du catholicisme ; celle de l’Église invisible ne réalisant jamais au dehors son unité, se contentant de la communion mystique des Ames, — c’est celle du protestantisme. Entre les deux se glisse la notion hybride de l’anglicanisme, qui emprunte au protestantisme son refus de reconnaître le droit divin du centre de l’unité et qui prend au catholicisme sa théorie de l’Église pour l’appliquer, non sans une usurpation manifeste, à la plus insulaire, à la plus locale, à la plus dépendante des Églises. Pour ces prétentions déplacées, Manning, qui en avait fait l’expérience, était impitoyable. Il déclarait tout net qu’une seule âme conquise valait mieux à ses yeux que tous ces clergymen si désireux de négocier. Le pape écrivit en quelque sorte sous sa dictée une réponse qui n’accordait pas même, de crainte d’encourager des illusions, le titre de Révérends à ces ecclésiastiques et Manning exposa la doctrine catholique dans sa lettre pastorale de 1866. Il y affirmait qu’il s’agissait non pas de rétablir l’unité de l’Église, — il n’y a qu’une Église, et les promesses du Christ lui ont garanti l’indéfectibilité de son unité aussi bien que l’immutabilité de sa foi, — mais de faire rentrer dans cette Église, seule digne de ce nom, tous ceux qui, en restant déjà séparés d’elle, commettent le péché de schisme. Cette rigueur déplut fort aux anglicans, surtout aux anciens amis de Manning.

Ils ne comprenaient pas cette attitude à l’égard d’une Église que Manning jugeait d’autant plus coupable qu’elle était plus près de la lumière et que ses faux semblans et ses beaux dehors retenaient plus d’âmes loin de la vérité. Manning en était venu à préférer de beaucoup l’état d’âme des sectes dissidentes, purement protestantes, à celui de l’anglo-catholicisme. Il estimait que les premières sympathies de l’Église devaient aller à ces millions errans çà et là comme des brebis sans berger, à ces classes qui forment le cœur de la nation anglaise, à ces âmes pour qui le Christ est mort, et qui ont été volées de leur héritage par ce schisme anglican duquel elles se sont légitimement séparées à leur tour, et qui, malgré les préjugés de l’éducation, apportent souvent plus de sincérité, de candeur et de générosité dans la controverse que les membres de l’Eglise. Dans ces paroles, il y avait tout un programme d’action, bien fait pour scandaliser les anglicans. Manning leur donna un nouveau grief par son attitude dans la grave question de la fréquentation des Universités d’Oxford et de Cambridge par la jeunesse catholique. La suppression du caractère confessionnel de ces établissemens, — la laïcisation pour employer le terme technique, — semblait autoriser les pères de famille catholiques à ne pas priver plus longtemps leurs enfans du double privilège de la haute éducation intellectuelle et de la participation à cette vie universitaire qui est le meilleur apprentissage de la vie du monde. Newman n’avait cessé d’avoir une sorte de mal du pays de ces lieux où il avait vécu ses plus beaux jours et régné en souverain absolu. Depuis l’échec du projet de fondation d’une Université catholique à Dublin, il vivait retiré à l’oratoire d’Edgbaston, voué à la direction d’une école secondaire. Il avait été question de le replacer à Oxford à la tête d’une maison de sa communauté, pour y exercer, sur le théâtre de son ancienne gloire, une activité missionnaire. Il avait même acquis un terrain à cet effet. Le projet grandit peu à peu. On rêva l’établissement d’un collège catholique affilié à l’Université ; Newman, frémissant d’une ardeur bien naturelle, oublia que lui-même, à Dublin, en 1851, il avait fait interdire à la jeunesse catholique le séjour des Universités protestantes. Les adversaires de la co-éducation s’émurent. Ils firent condamner à Rome la fréquentation des Universités protestantes et, bien plus sévèrement encore, celle des Universités laïcisées, par les jeunes gens catholiques. Manning avait beaucoup travaillé à obtenir cet arrêt. Frappé des graves inconvéniens du plan de Newman, mais peu au courant des difficultés pratiques d’une telle entreprise, il rêvait déjà la création de cette Université catholique qu’il devait fonder à Kensington sous la direction de Mgr Capel, qui devait lui causer tant de tracas, lui coûter si cher — moralement et pécuniairement — et aboutira un si piteux échec. Pour le moment, cette défense, à laquelle Manning avait ou tant de part, fut très sensible à Newman. De là date le refroidissement permanent des relations de ces deux hommes, cette brouille fameuse sur laquelle il importe d’autant plus de s’expliquer nettement que les perfides insinuations de M. Purcell en ont davantage dénaturé l’histoire, au détriment de Manning.

Déjà depuis des années les deux grands convertis étaient constamment mis en opposition l’un avec l’autre. Sous une analogie superficielle se masquait un contraste presque absolu de natures, de tempéramens, de destinées. Il était impossible que des amis trop zélés ne relevassent pas avec quelque amertume le changement survenu dans la position respective de Newman et de Manning depuis leur abjuration. Avant, Newman était le roi d’Oxford, l’oracle de l’anglo-catholicisme ; Manning n’était qu’un adjudant, un allié de campagne. Après, Newman vivait dans la retraite, dans une sorte de disgrâce, à la tête d’un collège de jeunes garçons ; Manning était l’archevêque de Westminster, le primat d’Angleterre, l’intime confident, le conseiller écouté du pape. Une telle différence dans leur sort devait, à elle seule, valoir à l’un toutes les faveurs, à l’autre toutes les sévérités de l’opinion. Comment celle-ci n’aurait-elle pas prodigué ses marques de bienveillance au grand esprit, à l’écrivain éminent, l’honneur des lettres anglaises, qui passait pour s’être attiré la demi-disgrâce dans laquelle il végétait par son courage à défendre des causes chères à la nation britannique ? Comment n’aurait-elle pas réservé ses rigueurs pour un homme qui semblait prendre à tâche de la braver en épousant les causes les plus impopulaires et dont on attribuait le rapide avancement à la gratitude de la Cour de Rome ? Les anglicans, les protestans, les libéraux eux-mêmes s’attendrissaient volontiers sur le grand homme qui se voyait récompensé de tant d’incomparables services rendus à l’Eglise par une sorte d’ostracisme. Ils sentaient vaguement, au fond, que Newman était resté l’un d’entre eux ; qu’il ne l’avait même jamais plus été que depuis sa conversion ; qu’Anglais jusque dans la moelle de ses os, il avait été rejeté vers les solutions moyennes d’une sorte de gallicanisme anglican depuis qu’il s’était trouvé en contact direct avec les réalités du catholicisme. Ils se vengeaient, d’autre part, de l’intransigeance de Manning, de son audace à jeter au public le défi de sa défense du pouvoir temporel et de l’infaillibilité, de son catholicisme agressif et offensif, eu attribuant a l’ambition ses convictions et à l’intrigue ses succès. C’était sous cet aspect qu’on le voyait alors. Disraeli lui-même, qui l’admirait sincèrement et qui se lia plus tard avec lui, dans le portrait un peu brillante et monté en couleur qu’il a donné de lui dans son roman de Lothair, appuie sur ce trait et fait de son cardinal Grandi son un invraisemblable alliage d’ascétisme et de machiavélisme. Les amis, naturellement, devaient s’employer à envenimer la querelle. Newman, bon gré mal gré, était le centre de l’opposition à tout ce qui se faisait à l’archevêché. Manning ne réprima peut-être pas assez certaines imprudences de langage de son entourage. Les occasions de conflit ne manquaient pas : réunion de la chrétienté, éducation universitaire, controverses relatives au pouvoir temporel, au Syllabus, à l’infaillibilité. Toutefois toutes ces divergences n’auraient point laissé de traces si entre ces deux hommes il n’y eût eu incompatibilité de tempérament. J’ai déjà esquissé ces deux physionomies avec leurs différences essentielles : l’homme de cabinet, à la pensée subtile, maître passé dans la plus savante escrime d’esprit, ennemi juré des généralisations téméraires et des assertions mal délimitées, au fond sceptique de nature comme tous les intellectualistes ; l’homme d’action, toujours sur la brèche ; n’ayant ni ne prenant le temps de polir sa pensée ou de limer sa phrase, allant droit au but : le salut des âmes ; aimant à procéder par affirmations massives et carrées, haïssant les déductions et les argumentations. Newman a été l’un des rénovateurs de l’apologétique, un dialecticien de haute volée ; s’il a beaucoup combattu, humilié fréquemment la raison, il l’a aussi beaucoup aimée et lui a fait souvent appel. Manning croyait que la mission du prêtre est de rendre témoignage par sa parole, mais surtout par sa vie, aux vérités surnaturelles de la révélation.

Ces profonds dissentimens théoriques n’auraient pas suffi à brouiller ces deux champions du catholicisme, sans le choc des caractères. Si Manning était homme d’autorité, s’il demandait à ses subordonnés l’obéissance loyale qu’il pratiquait envers ses supérieurs, Newman avait fini par perdre un peu le sens de la réalité dans l’atmosphère artificielle où il se confinait. Plus que jamais l’idole d’un cénacle ; toujours entouré d’élèves qui devaient le croire sur parole et de disciples prêts à jurer in verba magistri ; légèrement enivré, — qui ne l’eût été ? — de l’encens qui lui venait de toute part et même des protestans et des libéraux, Newman devait voir une certaine malhonnêteté, explicable seulement par l’intérêt personnel, dans l’état d’un esprit en opposition radicale avec le sien sur toute chose, encore qu’il eût suivi, sur ses pas, la même voie. L’élévation de Manning semblait confirmer cette vue injuste. Entre l’archevêque infaillibiliste et l’oratorien infaillible, les bonnes relations étaient difficiles. Il résulte, du moins, des lettres publiées par M. Purcell que Manning fut toujours le premier à chercher une réconciliation, le dernier à y renoncer. Il sollicita la présence de Newman à son sacre ; celui-ci consentit à venir, mais par la plus mal gracieuse des réponses. Chaque fois qu’il eut à adresser quelques congratulations à l’archevêque, il sut, avec quelque chose de l’art des inimitiés dévotes, y glisser des épigrammes aigres-douces. Quand enfin Manning voulut un jour dissiper, par une franche explication de vive voix, ces pénibles malentendus, il se heurta à un refus, et il reçut de son ancien ami, dont il était après tout le supérieur hiérarchique, un acte d’accusation presque outrageant. Newman y déclarait son incurable défiance ; il y dénonçait une constante contradiction entre le langage et la conduite du prélat ; il finissait en disant fortement que chaque fois qu’il avait affaire à l’archevêque de Westminster, il ne savait s’il était sur sa tête ou sur ses pieds. En oubliant ainsi la charité et le respect, l’auteur de ce réquisitoire s’exposait à une cruelle réplique : n’avait-il pas été lui-même constamment accusé de jésuitisme, de casuistique et de duplicité, et n’avait-il pas dû répondre par son Apologia aux odieuses calomnies de Kingsley ? Manning ne répondit pas tout à fait sur ce ton, mais il dut rétorquer à son correspondant quelques-unes de ses imputations. Ce dialogue peu édifiant se poursuivit encore quelque temps par de longues explications de Manning, par de brèves et âpres répliques de Newman. Il prit fin le jour où, suivant l’exemple de ce prélat du Lutrin, qui renvoie les chanoines éperdus et bénis, l’illustre oratorien lança à son adversaire ce trait de Parthe : « En attendant, j’ai le dessein de dire sept messes à votre intention, au milieu des difficultés et des anxiétés de vos devoirs ecclésiastiques. » Manning, quoique surpris, répondit du tac au tac : « Je vous suis fort obligé de votre aimable projet de dire sept messes à mon intention, et j’aurai grand plaisir à en célébrer une à votre intention, chaque mois, pendant l’année qui vient. »

Ce patelinage de sacristie ne fut heureusement pas tout à fait le dernier mot entre deux hommes de cette espèce. Après l’avènement de Léon XIII, quand on s’employa à réparer la longue injustice de la cour de Rome pour le grand athlète de la restauration intellectuelle du catholicisme, l’archevêque de Westminster ne fut pas le dernier, ni le moins zélé, à demander la pourpre cardinalice pour le reclus d’Edgbaston. Par malheur un regrettable malentendu faillit transformer en nouveau motif de querelle cette occasion naturelle de réconciliation : Manning crut trop vite que les scrupules d’un homme, qui ne détestait pas de se faire prier ni de poser ses conditions, étaient un refus définitif ; Newman eut le tort plus grave de voir un double jeu de l’archevêque dans une erreur née de la difficulté de déchiffrer les hiéroglyphes de sa subtile casuistique. Tout finit par s’expliquer et par s’arranger. Plus tard, les deux cardinaux sortis de l’anglicanisme se rencontrèrent deux fois à Londres. Il est caractéristique de ces deux hommes que, tandis que Manning ouvrait les bras pour embrasser l’adversaire qui lui avait porté, d’une rapière si affilée, des coups si pénétrans, Newman, rentré à l’oratoire d’Edgbaston, ne trouva à exprimer à ses amis que de l’étonnement de cette fraternelle accolade. Cependant, l’archevêque de Westminster s’était trouvé appelé, sur le théâtre des grandes affaires, à jouer un rôle de premier ordre. La définition du dogme de l’infaillibilité personnelle du souverain pontife était à l’ordre du jour. Cette histoire est encore si proche de nous qu’il est difficile de l’écrire avec toute l’impartialité qui convient. Jusqu’ici, le grand public l’a peut-être trop vue à travers les récits des adversaires. L’opposition s’était recrutée en grande partie dans le camp de ce catholicisme libéral dont les nobles champions, les Montalembert, les Gratry, les Dupanloup, les Lacordaire, ont à si juste titre conquis les sympathies de tous les esprits généreux. Sans doute, en France, presque tous ceux qui avaient combattu la définition se soumirent, en enfans dociles de l’Église : en quoi, du reste, ils eurent d’autant moins de peine qu’ils ne faisaient après tout que leur devoir élémentaire de catholiques, et que la plupart d’entre eux n’avaient contesté que l’opportunité de cette décision. Il n’en est pas moins resté, chez beaucoup, une sorte de préjugé défavorable contre les principaux promoteurs du décret du concile. Deux considérations semblent pourtant assez propres à affaiblir cette impression. Tout d’abord, le développement ultérieur des destinées du vieux catholicisme, c’est-à-dire de cette fraction des opposans, surtout en Allemagne, qui ne s’inclinèrent pas devant la proclamation du dogme, n’est guère de nature à éveiller de bien vives sympathies. Si jamais Église ou secte s’est appuyée de tout son poids sur le pouvoir civil, si jamais schisme naissant crut pouvoir profiter, non seulement des faveurs de l’État, mais encore d’une persécution contre l’Église rivale, comme le fut le Kulturkampf, ç’a bien été le vieux catholicisme allemand. Il y a, certes, dans le clergé et parmi les laïques de ce petit troupeau, des hommes profondément respectables : le nom de Dœllinger était à lui tout seul un drapeau. On ne peut, toutefois, se dissimuler que cette prétendue réforme a avorté, — bien plus, qu’elle a mérité d’avorter, — comme tous les mouvemens soi-disant spirituels qui font appel au bras séculier et qui lui offrent, en échange de sa protection, les services d’une religion d’État. D’autre part la définition du dogme de l’infaillibilité n’a nullement produit les résultats que prédisaient ses adversaires. Il a pu paraître, au contraire, à toute une grande école, que cette consommation de l’œuvre de la concentration de l’autorité spirituelle entre les mains du vicaire de Jésus-Christ avait eu quelque chose de providentiel. À la veille des événemens qui devaient dépouiller le Saint-Siège de son patrimoine et réduire la papauté à l’état d’une puissance purement idéale, il n’était pas indifférent qu’autour du front d’un pontife qui n’est plus qu’un vieux et faible prêtre, il y eut l’auréole d’une divine prérogative. Et depuis lors n’a-t-on pas vu ce pouvoir, du reste, si soigneusement entouré de garanties et de limites par la constitution De romano pontifice, servir surtout à la réalisation du rêve généreux qu’avaient formé les catholiques libéraux, c’est-à-dire les adversaires de ce dogme ? Le pontificat de Léon XIII, grâce à ce grand œuvre du pontificat de Pie IX, ne prépare-t-il pas l’accomplissement de l’idéal trop tôt conçu et surtout poursuivi avec une trop impérieuse arrogance par Lamennais et les rédacteurs de l’Avenir ? Une papauté assez au-dessus de la région des intérêts, des passions et des rivalités égoïstes pour prendre la haute direction du mouvement de réforme sociale, sans cesser d’être la clef de voûte de l’édifice de la société humaine ; — une Eglise assez solidement assise sur le roc de l’unité, assez sûre de son divin mandat pour offrir à une génération souffrante le remède à tous ses maux, — n’était-ce pas proprement ce que cherchaient avec ardeur tous ces catholiques épris de la réconciliation du christianisme et du siècle ? Quelque jugement que l’on porte sur la réalisation de ce beau rêve, l’homme qui a nettement conçu l’étroite solidarité des deux parties de ce programme, — l’homme qui a voulu la papauté maîtresse dans l’Eglise et l’Eglise servante de l’humanité, mérite bien que pour apprécier son œuvre on se dégage de l’esprit de parti et de ses préjugés.

Manning fut avant, pendant et après le concile, l’un des plus ardens champions de la définition. Il aimait à rappeler le surnom de Diabolus Concilii que lui avaient donné ses adversaires. Au jubilé de saint Pierre, en 1868, présent à Rome avec 520 de ses collègues, il avait, avec l’évêque de Ratisbonne, fait vœu de procurer la proclamation du dogme de l’infaillibilité et de dire chaque jour des prières spéciales à cet effet. Bien que la bulle de convocation, du 13 septembre 1868, ne posât pas expressément la question, l’archevêque de Westminster ne s’empressa pas moins de présenter au pape deux pétitions en faveur de la définition, émanées de son diocèse et signées par le chapitre et par la maison de l’Oratoire de Brompton. Pendant quatorze mois, la préparation de ces grandes assises que la chrétienté n’avait pas vues depuis trois siècles, depuis la clôture du concile de Trente, passionna l’Europe. La presse retentit de polémiques virulentes auxquelles se mêlèrent surtout la Gazette d’Augsbourg, la Civilta Cattolica et l’Univers, si où se jeta à plein corps l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup. Quatre grandes commissions de cardinaux et de prélats, respectivement présidées par Leurs Eminences Bilio, Caterini, de Reisach et Bizzari, élaboraient les Schemata relatifs au dogme, au droit canon, aux questions mixtes politico-religieuses et aux réguliers. Le choix des théologiens consulteurs, appelés à assister les Pères du concile, était une grosse affaire. Mgr Dupanloup souhaita vainement avoir pour le sien Newman. Les évêques anglais l’avaient laissé de côté, soit qu’ils eussent ajouté foi à un bruit invraisemblable d’après lequel le pape voulait avoir directement recours à ses lumières, soit que son opposition au dogme de l’infaillibilité l’eût mis en trop mauvaise odeur à Rome. La lutte s’annonçait singulièrement vive, obstinée, d’une issue encore douteuse. Dœllinger ne se contentait pas de recourir aux armes légitimes de la théologie, de l’érudition, ni même de dénoncer le triomphe des jésuites, en reprochant à Manning un zèle de converti. Il ne se faisait pas scrupule de faire appel au pouvoir civil et de réclamer, au nom d’un soi-disant libéralisme et dans l’intérêt des principes de la société moderne, la résurrection du veto des couronnes. Les évêques allemands, dans l’adresse qu’ils adoptèrent à Fulda, se placèrent sur le terrain plus circonscrit de l’inopportunité de la définition. Mgr Maret publiait son grand ouvrage, derrière les savantes et lourdes dissertations duquel on croyait discerner la menace d’une intervention de ce parti catholique libéral qui venait d’arriver au pouvoir en France avec le ministère Ollivier-Daru. Mgr Dupanloup ne tarissait pas en éloquentes protestations. Manning avait lancé une lettre pastorale sur le sujet brûlant. Il fut tout simplement accusé d’hérésie par l’évêque d’Orléans ; et il fallut répondre à ce bouillant polémiste, qui ne savait pas l’anglais, qu’il avait condamné une faute de traduction de M. Louis Veuillot.

L’heure du concile approchait ; Manning se mit en route. A Paris, il vit M. Thiers, qui lui fit les professions de foi du plus édifiant déisme et lui dit spirituellement : Ne nous faites pas la vie trop dure ! Ne condamnez pas les principes de 89 ! M. Guizot déclara que le pouvoir temporel était le dernier pilier de l’ordre européen, et qu’il voyait dans le concile la seule puissance morale capable de rendre la paix au monde. La première affaire de cette assemblée était d’élire des députations ou commissions où l’épiscopat de chaque nationalité comptait un ou plusieurs représentans. Ce ne fut pas sur Manning, mais sur Grant, que se porta le choix des évêques anglais. Les Italiens en dédommagèrent l’archevêque de Westminster en l’élisant. Il ne saurait rentrer dans mon dessein de retracer en détail l’histoire du concile du Vatican. Je dois me contenter d’y caractériser le rôle de Manning. Ce rôle fut triple : au dedans, parmi ses collègues, dans les travaux préparatoires et les discussions générales ; au dehors, auprès du pape et auprès du spirituel et distingué agent que l’Angleterre entretenait sans l’accréditer à Rome. Son activité fut immense. Elle égala celle de son grand adversaire Mgr Dupanloup, qu’il s’émerveillait de voir expédier chaque jour des ballots d’écrits. Chez tous les deux, c’était affaire de conscience : si l’un déclarait verser des larmes de sang à la pensée de toutes les âmes que perdrait une définition inopportune, l’autre croyait sincèrement que le salut de l’Eglise et du monde dépendait de la promulgation de cette vérité. A l’intérieur du concile, Manning lutta avec énergie, d’abord pour faire signer et présenter le postulatum ou la proposition qui devait inscrire la question à l’ordre du jour, puis pour obtenir un rapport favorable de la délégation de postulatis ou commission d’initiative, ensuite pour écarter les demandes d’ajournement ou les amendemens et faire voter sur le fond. Sur ce terrain, il déploya toutes les qualités qui eussent fait de lui un parlementaire de premier ordre. En même temps, au dire de bons juges, il se montra le prince des diplomates. L’accès familier que lui accordait la bonté paternelle de Pie IX, lui assurait de précieux avantages dont il n’eut garde de ne point user. Il avait l’entrée d’un escalier dérobé et d’une porte secrète des appartemens du pape au Vatican, et il a décrit lui-même la stupéfaction des diplomates ou des ecclésiastiques qui attendaient patiemment leur tour d’audience dans les antichambres du souverain pontife, envoyant sortir ce visiteur qu’ils n’avaient pas vu entrer. Il se servit à plusieurs reprises de ce privilège pour faire entendre au pape des conseils énergiques ou provoquer des partis décisifs ; il ne s’en servit jamais plus utilement que le jour où, ayant appris que Dœllinger, mis par l’opposition en possession du schema de la constitution, se préparait à pousser le gouvernement du roi de Bavière à prendre l’initiative d’une intervention préalable des puissances, il courut demander au saint-père de le relever de son serment de secret afin de pouvoir communiquer à M. Odo Russell le véritable état des choses, et de le mettre à même d’empêcher une fâcheuse décision du cabinet Gladstone.

C’est dans ses relations avec M. Odo Russell que Manning lit surtout preuve des qualités qui auraient fait de lui un ambassadeur ou un homme d’État éminent. Il s’était lié avec ce diplomate grand seigneur qui remplissait depuis dix ans avec distinction à Rome une mission sans caractère officiel. Tout whig et protestant qu’il fût, le neveu de lord John Russell avait pris un goût passionné pour la Ville Eternelle, ne souhaitait que d’y prolonger son séjour, et était devenu partisan convaincu du maintien du pouvoir temporel et de la définition du dogme de l’infaillibilité. Un tel état d’esprit chez le représentant de Sa Majesté britannique le rendait précieux à cultiver. En dehors des entrevues et des entretiens de la semaine, chaque samedi, jour où le concile chômait, l’archevêque et le diplomate se donnaient rendez-vous pour faire à pied une grande promenade dans la campagne. La conversation y touchait à tout, depuis les grands problèmes éternels jusqu’à ces bagatelles qui faisaient la pâture de ce que Louis Veuillot appelait les commères du concile. Manning y disait à son interlocuteur, et par lui à lord Clarendon ou à Gladstone, tout ce qu’il pouvait et devait leur dire. Ce fut un beau succès que de se faire un instrument docile et sûr du diplomate qui devait plus tard, à Berlin, jouer sans trop d’inégalité des parties serrées avec ce rude adversaire qui s’appelait Bismarck. L’activité dévorante de l’opposition était condamnée à l’insuccès, du moment que les gouvernemens, en qui elle avait mis son espoir, s’abstenaient. Dans le cabinet anglais, il avait fallu tout le crédit de M. Odo Russell auprès de son chef, lord Clarendon, pour contre-balancer dans l’esprit de M. Gladstone l’influence des conseils de sir John Acton, l’ami de Dœllinger et le grand meneur de la campagne de presse en Angleterre et en Allemagne, qui appuyait énergiquement la proposition d’intervention du cabinet de Munich. La France, d’abord tentée de faire jouer à Napoléon III le rôle d’héritier de Louis XIV, en faisant revivre le veto des couronnes, était absorbée par les graves préoccupations du plébiscite et de la politique étrangère. En vain la minorité se roidit, entretint au dehors une agitation menaçante, pratiqua au dedans une sorte d’obstruction, épuisa tous les moyens d’ajournement, fit parade du chiffre probable de ses voix, — qu’elle estimait à 140 ou 150, en ajoutant aux non placet les juxta modum, — tâcha enfin d’intimider la majorité en exaltant la force morale d’une opposition, composée pour plus de la moitié des évêques de France et d’Allemagne et recrutée parmi les gloires de l’Eglise. Il ne paraît pas que, dans les débats, cette supériorité un peu trop sûre d’elle-même ait éclaté sans conteste. Le cardinal Bilio mettait le discours prononcé, dans la discussion générale, par l’archevêque de Westminster au rang des harangues des Strossmayer et des Dupanloup. Manning lui-même disait finement : « Ils étaient sages : nous étions fous. Eh bien ! chose étrange, il s’est rencontré que les sages avaient toujours eu tort et les fous toujours raison. » Les événemens se précipitaient. Déçus dans l’espoir d’une intervention du pouvoir civil, et battus sur leur proposition de proroger le concile sine die, les évêques opposans quittaient Rome ou se décidaient à l’abstention. Le 14 mai 1870, la discussion générale s’était ouverte sur le schema de Romano Pontifice. Le 13 juillet, une majorité de 451 voix contre 88 non placet et 62 placet juxta modum adoptait en congrégation générale le chapitre sur l’infaillibilité pontificale et la juridiction immédiate du Saint-Siège. Le pape, supplié par une délégation de la minorité d’intervenir en faveur de la conciliation, ne croyait pas pouvoir se rendre à ce vœu. Cinq jours plus tard, le concile tenait sa quatrième session et ratifiait par 533 placet contre 2 non placet son vote précédent.

Le lendemain, 19 juillet, la guerre était déclarée entre la France et l’Allemagne. Dans le tourbillon de ces événemens tragiques, la question proprement religieuse semblait reléguée à l’arrière-plan. On pouvait croire que la Providence n’avait permis à la papauté d’atteindre le dernier terme d’une lente évolution que pour la précipiter de plus haut dans l’abîme : t lapsit gra-viore ruat. Les troupes italiennes, docilement attachées aux talons des Prussiens victorieux, entraient à Rome le 20 septembre par la brèche peu glorieuse de la Porta Pia. Etait-ce la fin de l’autorité spirituelle en même temps que du pouvoir temporel du Saint-Siège ? Etait-ce le châtiment de la proclamation de l’infaillibilité ? Manning n’en crut rien. Tout en maintenant la protestation du droit violé contre l’usurpation sacrilège du patrimoine de saint Pierre, il vit d’emblée qu’une ère nouvelle s’ouvrait, où la papauté, dépouillée de ses domaines temporels, réduite à sa seule prérogative spirituelle, allait devenir l’arbitre des peuples et des rois, si elle savait user de sa royale misère et de sa puissance idéale. À ses yeux la définition du dogme de l’infaillibilité à la veille de cette brutale invasion était providentielle au plus haut point. Peut-être, dans les dernières années de sa vie, quand ses idées se furent tout à fait mûries et que sa haine des alliances néfastes entre les causes terrestres, les principes contingens, comme celui de la légitimité, et la cause de Dieu et de son Église, se fut fortifiée, n’aurait-il pas fallu beaucoup le presser pour lui faire avouer que la destruction du pouvoir temporel avait aussi quelque chose de providentiel ? Non qu’il rêvât d’impossibles et de déshonorantes transactions entre le Vatican et le Quirinal, ou qu’il fléchit dans l’imprescriptible revendication de la souveraineté nécessaire du chef de l’Église catholique. Certes, ce n’était pas chez l’archevêque de Westminster, — converti, comme il l’était, par la virile pratique du régime de la pauvreté et de l’indépendance d’une Église entièrement séparée de l’État, à la doctrine de la liberté pure et simple, comme en Angleterre et en Amérique, — ce n’est pas chez lui qu’il eût fallu chercher un partisan de ces concordats bâtards qui réduiraient le père commun des fidèles au rôle d’un chapelain de la maison de Savoie. Fils dévoué, ami fidèle de ce Pie IX, qui le récompensa de tant de zèle en l’élevant au cardinalat en 1875 et dont il eut la consolation de recevoir un tendre adieu : Addio, carissimo, à son lit de mort, avant de lui fermer pieusement les yeux, Manning aurait cru trahir son bienfaiteur et son propre passé en se prêtant à la diplomatie louche de ces grands conciliateurs qui sacrifieraient tous les droits de la conscience à un sourire des puissans de ce monde.

Son sentiment était bien différent. Il l’a exprimé dans son journal intime où il répudie également les deux écoles qui aboutissent toutes deux à l’abdication spirituelle aussi bien que temporelle de la papauté, l’une en feignant de compter sur un miracle, l’autre en prêchant l’inaction comme le plus sacré des devoirs. « Il faut savoir, s’écriait-il dès 1876, si nous devons nous enfermer dans une nouvelle arche comme Noé ou si nous ne devons pas plutôt, comme tous les pontifes depuis Léon le Grand, agir sur le monde. » Et il ajoutait : « La parabole de la brebis perdue suffit à trancher la question. » Ainsi cette fois encore la source de la politique de Manning, le secret de l’évolution qui allait faire du champion du pouvoir temporel et de l’infaillibilité, dans la dernière partie de sa carrière, l’apôtre de la papauté réformatrice et du catholicisme social, c’est dans les profondeurs d’une conscience vraiment sacerdotale, c’est dans l’ardent désir de sauver des âmes qu’il faut les chercher.

Cette noble conception de la papauté se libérant en libérant l’Eglise, conquérant le monde à force de le servir, fut l’inspiration des vingt dernières années de cette vie. Naturellement elle amena Manning à quitter davantage le terrain proprement ecclésiastique. Il y livra pourtant encore de rudes combats. L’adversaire le plus redoutable avec lequel il dut croiser le fer, ce fut M. Gladstone, qui profita de sa rentrée dans la vie privée en 1874 pour soutenir, dans son Vaticanisme et d’autres brochures, l’impossibilité pour les catholiques, en acceptant le dogme de l’infaillibilité, de garder une loyale allégeance à leur souveraine. Il en coûta à Manning de se jeter dans cette controverse qui interrompit de nouveau pour quinze ans une amitié jadis déjà suspendue par sa conversion et peu à peu renouée depuis 1865. Pas plus que de coutume il ne se déroba à ce pénible devoir. C’est bien le même zèle juvénile qu’il continua de porter dans l’administration de son diocèse et dans l’exercice de ses fonctions spirituelles, particulièrement dans la prédication, dans la direction des consciences et dans l’éducation du clergé, si chère à son cœur. Si ses voyages à Rome devinrent un peu moins fréquens, il faut surtout l’attribuer aux progrès de l’âge. Promu cardinal en 1875, il sut porter la pourpre avec une dignité simple qui en rehaussa encore l’éclat. Ascète pour lui-même, il suivait un régime d’une frugalité absolue et ne buvait que de l’eau, mais il tenait à déployer pour les autres une hospitalité sans faste, mais conforme à son rang. En Angleterre, les hostilités du début n’avaient pas toutes désarmé ; plus d’une haine de dévots couvait sous la cendre ; mais les voix ennemies s’étaient tues ; son autorité parmi les catholiques égalait presque sa popularité au dehors. A Rome, bien qu’il souffrît d’y constater une certaine décadence, un certain rétrécissement d’esprit, il était toujours une puissance. On le vit bien non seulement sous Pie IX, mais, après la mort de ce pontife, au conclave où une réunion de cardinaux italiens, parmi lesquels figuraient Leurs Eminences Franchi, Bilio, Bartolini, Monaco et Nina, offrit en toute sincérité la tiare à l’archevêque de Westminster, et où il fut l’un des principaux promoteurs et auteurs de l’élection du cardinal Pecci. Ce simple fait nuit fort à la légende de l’antagonisme de Léon XIII et de Manning. S’il n’y eut pas entre eux l’amitié unique qui lia celui-ci avec Pie IX, le nouveau pape eut soin de prodiguer au cardinal-archevêque de Westminster, lors du voyage qu’il fit ad limina apostolorum depuis son avènement, les marques d’une confiance et presque d’une déférence bien méritées, et de suivre ses avis sur les personnes et les choses de l’Angleterre. Il suffit de rappeler la part que prit Manning au triomphe des idées du cardinal Gibbons devant le tribunal suprême où elles avaient été traduites et de signaler l’accord profond des grandes encycliques de Léon XIII avec toutes les conceptions religieuses et sociales de l’archevêque de Westminster pour réfuter ces sottes inventions.


III

Manning, depuis que le concile du Vatican eut réalisé son programme ecclésiastique, put, sans craindre d’être attaqué par derrière ou de voir le sol s’effondrer sous ses pas, poursuivre la réalisation de son programme social. Il avait été tout naturellement amené à cet ordre de préoccupations par l’exercice d’une charité qui l’avait mis en contact avec toutes les souffrances de notre temps. Dans ces affreux repaires de l’East-End de Londres, il avait appris à connaître cette misère, dont la pauvreté matérielle et le dénuement de tout ne sont qu’un des traits, et non le pire ; qui est dégradée par les conditions de son existence, à qui l’excès même de ses besoins interdit l’espoir de remonter à la surface, et qui est rendue criminelle malgré elle par l’infamie des circonstances qu’elle subit. Il était descendu au fond de cet enfer auprès duquel celui du Dante est un séjour de bienheureux. Là, il s’était rencontré avec ce héros de la charité protestante : lord Shaftesbury. On goûte la plus pure et la plus haute des joies à voir ces deux grands chrétiens, placés aux antipodes de la pensée et de la vie, l’un cardinal-archevêque de la sainte Église romaine et ultramontain, l’autre protestant intraitable et tout plein d’une indignation biblique contre la grande prostituée de Babylone, se tendre la main et communier ensemble au nom de cet amour de l’humanité dont la religion du Christ a fait la charité. Tous deux conservateurs d’origines, de position, d’instinct, d’esprit, ils contractèrent l’un et l’autre au contact de ces réalités un socialisme sui generis contre lequel s’émoussèrent, impuissantes, les démonstrations de l’économie politique. Personne n’ignore la part glorieuse qu’a prise lord Shaftesbury à la législation protectrice de l’enfance et du travail. Il me reste à dire ce que fut, dans cet ordre, l’activité de Manning.

Son humeur, les circonstances aussi, l’avaient longtemps tenu, après son abjuration, à l’écart des associations non confessionnelles. En 1871, il fut appelé à siéger dans le comité qui avait été formé à Mansion-House pour venir en aide aux besoins de Paris, après le siège. Ce fut son début. Depuis lors il n’y eut guère d’œuvre philanthropique ou moralisatrice, en dehors du terrain sur lequel les Eglises rivales déploient leurs drapeaux, où l’archevêque de Westminster ne fût membre-né. Le spectacle était curieux et instructif de voir l’accueil fait, le rang accordé à ce prince de l’Eglise romaine dans un pays tout protestant et où la loi, la veille encore, ne connaissait le prêtre catholique que pour le frapper d’incapacité civile et politique. Personnellement, Manning ne se souciait guère de ces hommages : il n’y attachait de prix qu’à titre de précédens pour fixer la position de son successeur ou relever la condition de ses collègues. Il portait si loin ce sentiment de solidarité que, plus tard, quand les dernières barrières se furent abaissées devant lui et qu’il fut invité à la cour ou chez le prince de Galles, il n’accepta ces aimables attentions de la reine ou de l’héritier de la couronne qu’en tant qu’elles ne s’adressaient pas à sa personne, exceptionnellement, mais à sa dignité, et que ses frères en l’épiscopat en pourraient profiter. Une autre innovation fort grave, ce fut d’appeler ce cardinal-archevêque à siéger dans plusieurs de ces commissions royales auxquelles les gouvernemens anglais aiment à confier des enquêtes sur des sujets d’intérêt public. Manning fit partie avec le prince de Galles de celle qui étudia d’une façon si approfondie la question des logemens ouvriers et il y joua un fort grand rôle. Les ministres de la Reine eurent également recours à ses lumières en matière de législation contre l’intempérance. A toutes ces tâches surérogatoires qui s’offraient, il ne se croyait pas libre de se soustraire, d’abord et surtout à cause de leur utilité intrinsèque, puis aussi en vue du triomphe manifeste que sa seule présence dans ces corps officiels assurait aux principes de la tolérance. Son cœur, toutefois, était moins dans ces travaux d’ordre en quelque sorte administratif que dans ses propres œuvres de relèvement et d’assistance.

On ne saurait trop le dire, parce que cela répond à certaines assertions doctrinaires d’après lesquelles le dévouement théorique à la réforme sociale serait toujours en proportion inverse de l’activité pratique pour le soulagement de la misère : c’est par la voie royale de la charité ; c’est en accomplissant le précepte fondamental de l’Evangile ; c’est en suivant d’aussi près que possible les pas de Jésus-Christ que Manning arriva à cette vue large et hardie des maux de notre société et de la meilleure manière d’y remédier. La première œuvre à laquelle il se voua, ce fut celle de la tempérance. Il avait vu, de ses yeux vu, touché de ses mains les effets de l’alcoolisme, du plus grand fléau peut-être de notre civilisation : la famille détruite ; les enfans, héritiers innocens de toutes les tares du corps et de l’âme et victimes de l’abandon ou des mauvais traitemens ; les buveurs, esclaves d’un tyran impitoyable, peu à peu ruinés dans leur santé, dégoûtés du travail, oubliant le chemin de l’atelier et celui de l’église ; — bref l’enfer sur la terre, au milieu de nos grandes villes. Devant un tel état de choses Manning n’était pas homme à se croiser les bras. Il ne fit pas seulement appel à toutes les ressources de la religion, — ce fut toujours, dans cette croisade sainte, le meilleur de ses forces, — il eut recours à tous les moyens d’action, à l’association, à l’enthousiasme, atout ce qui réveille la conscience et la fortifie, à tout ce qui émeut et ébranle l’âme populaire. Il fonda, il propagea la Ligue de la Croix. Il porta sur les estrades de réunions publiques sa robe de cardinal. Au début, pendant longtemps, il ne trouva que répugnance et hostilité dans les rangs du clergé et des laïques pieux. Ses procédés résolument modernes et populaires effrayaient les sages et les raisonnables, révoltaient les délicats. On lui reprochait d’emprunter quelque chose de ses bruyans moyens de propagande à cette armée du Salut, pour laquelle, du reste, dans les limites prescrites par son impeccable orthodoxie, il professait hautement une vive sympathie. On lui en voulait de se rendre trop familier à ses ligueurs, surtout à ces lieutenans éprouvés dont il avait fait la garde du corps du cardinal. Sa fête annuelle de la Ligue de la Croix au palais de Cristal, avec cette organisation quasi militaire, ces bannières, ces corps de musique, ces rubans distinctifs, cette espèce de revue passée par le général en chef, ce prince de l’Eglise haranguant la foule, ces acclamations frénétiques, tout cela troublait et indignait ces pharisiens gourmés et empesés dont l’horizon n’a jamais dépassé les murs d’une sacristie. Bien plus : quelques docteurs émirent des doutes sur la parfaite correction doctrinale d’un mouvement qui semblait donner à la tempérance, à l’abstinence même, une place disproportionnée dans le catalogue des vertus théologales.

Manning laissait dire. Si hominibus placerem, non essem servus Dei : c’était toute sa réponse à ces critiques. Il poursuivait son chemin, consacrant à cette propagande tous ses momens de liberté : même, pendant plusieurs années, — excès vraiment dangereux, — ses courtes vacances d’été ; pratiquant lui-même l’abstinence ; se rendant accessible à toute heure à son état-major ou même au premier buveur repentant qui venait lui demander aide et conseil. Un tel zèle devait avoir sa récompense. Peu à peu, à mesure que l’œuvre grandissait, les objections tombèrent. Les prêtres séculiers par centaines, les ordres religieux en masse s’associèrent à cette activité. La Ligue de la Croix multiplia ses branches sur toute la surface du pays, compta ses membres par dizaines de milliers. Les gardes du corps du cardinal étaient 1 400. Les enfans s’enrôlaient en grand nombre. Un jour, en face de la mort, Manning put écrire : L’une de mes plus grandes joies, c’est d’avoir sauvé beaucoup de pauvres ivrognes.

La seconde branche de son activité sur laquelle il convient d’appeler ici l’attention, c’est celle qui a trait à l’enfance. Celle-ci eut toujours les premiers droits sur lui. Quand il fut nommé archevêque, son premier mouvement fut de penser avec joie à tout ce qu’il allait pouvoir faire pour ces pauvres enfans privés des secours de l’Eglise dont il estimait le nombre dans son diocèse à vingt mille. On sait comment, à la grande indignation de ces chrétiens qui préfèrent un monument en pierres de taille à un édifice d’âmes vivantes, Manning ne crut pas devoir achever la construction de la cathédrale projetée et commencée par Wiseman, mais se contenta de la pro-cathédrale temporaire en faisant porter tout son effort et celui des donateurs sur l’éducation de l’enfance. C’était le temps où l’Angleterre, sous le ministère Gladstone et sous la direction de M. Forster, adoptait ce grand système d’éducation populaire qui devait donner un si puissant élan à la diffusion des lumières, mais qui posait sous une forme urgente, aiguë, la question de conscience. L’opinion n’en était pas encore arrivée à saisir cette grande vérité que la liberté de conscience et les droits des pères ne sont, pas moins lésés par une éducation publique, distribuée au nom de l’Etat et aux frais des contribuables, d’où le nom de Dieu et la religion sont bannis, que par un système d’éducation confessionnelle imposé à tous. Il fallait donc maintenir et même développer les écoles confessionnelles, surtout pour une minorité comme les catholiques : ce fut l’œuvre de Manning. La preuve qu’il y réussit, c’est d’abord le spectacle de ces grandes et belles écoles où il y a place pour tous les enfans catholiques du diocèse. C’est ensuite le rôle important que l’archevêque de Westminster joua dans la grande commission d’enquête sur l’enseignement primaire où il fut vraiment l’inspirateur des conclusions du rapport en faveur de l’amendement de la loi de 1870. C’est enfin le projet qui vient d’être déposé à la Chambre des communes et où le cardinal Vaughan et ses suffragans, en dépit de beaucoup de lacunes, saluent un effort sincère pour donner satisfaction aux revendications de l’Eglise.

Manning, du reste, ne se borna point à cette activité en quelque sorte professionnelle. L’homme qui disait qu’une larme d’enfant non essuyée criait à Dieu aussi haut que le sang répandu à terre, était le patron-né de toutes les œuvres de protection, de sauvetage et de défense de l’enfance. Il collabora, en particulier, avec un zèle sans égal avec la grande société non confessionnelle fondée et dirigée par un pasteur dissident, le révérend Benjamin Waugh, pour prévenir et réprimer la cruauté contre les enfans. Quand le rédacteur de la Pall Mail Gazette entreprit sa campagne contre la sensualité criminelle et ses attentats contre les mineurs, M. Stead n’eut pas de caution et de garant plus intrépide que le cardinal-archevêque. Cette façon de se commettre avec quiconque se montrait animé d’un esprit vraiment généreux et paraissait disposé à servir l’humanité, scandalisait fort une partie de l’entourage de Manning. Ceux qui s’imaginèrent pouvoir lui donner une leçon sur le danger de ces accointances n’y revinrent pas : le prêtre, le prélat, le prince se redressa et les remit à la place qu’ils n’auraient pas dû quitter.

Cependant toute cette activité ne pouvait manquer de porter ses fruits dans un esprit comme celui de Manning, accessible jusqu’à la fin aux enseignemens de l’expérience. En politique, son point de départ avait été celui d’un conservateur pur, d’un tory de la stricte observance. Tant qu’il demeura anglican, il resta fidèle à ce parti. Il envisageait toutes les questions sous le rapport de l’église nationale. L’ecclésiasticisme étouffait en lui le christianisme et ses inspirations. Tout changea après sa conversion. Il n’était plus membre de l’Église d’Angleterre, mais de l’Eglise en Angleterre. Le pouvoir civil n’était plus pour lui le protecteur-né, en même temps que le régulateur du pouvoir spirituel. Avec la logique de son esprit, il ne tarda pas à modifier profondément ses conclusions sur tous les points. Il s’appelait lui-même un radical mosaïque, un disciple de Moïse, pour indiquer à la fois le conservatisme fondamental de ces opinions avancées et leur origine biblique. Ce n’est pas la première fois que l’Ancien Testament est responsable d’une transformation de ce genre : Voltaire ne disait-il pas irrévérencieusement d’un prophète dont les socialistes de nos jours auraient peine à égaler le franc parler : « Ce gaillard d’Amos est capable de tout » ?

Parmi les nouveaux sentimens que Manning puisa dans sa nouvelle religion, il faut placer en première ligne son amour pour l’Irlande. Il commença par vénérer en elle l’île des saints et la terre des martyrs, arrosée du sang que l’Angleterre, associant l’esprit de persécution à l’esprit de domination, y a fait couler à flots. Bien qu’il eût dénoncé le fenianisme, ainsi que toutes les sociétés secrètes, comme un péché, il ne tarda pas, dans ses relations quotidiennes, intimes et familières avec une race qui formait l’immense majorité de son troupeau, à s’éprendre pour elle de cette affection à la fois enthousiaste et compatissante que les Irlandais n’ont jamais manqué d’inspirer à qui les connaît. Le premier parmi les Anglais, il adopta dans son for intérieur l’idée du home rule, c’est-à-dire de l’autonomie limitée, comme la solution d’un problème peut-être insoluble. Quand Gladstone se rallia en 1886 à une politique qu’il avait loyalement combattue tant qu’il avait pu croire au succès de la seule alternative acceptable pour un libéral, c’est-à-dire delà réalisation d’un programme de réformes organiques, Manning se rapprocha de son ancien ami, avec lequel il était resté en froid depuis leur polémique sur le vaticanisme. Les Irlandais des grandes villes l’adoraient. A la fête annuelle de saint Patrick, dont il avait fait le patron d’une trêve des buveurs, destinée à arracher quelques victimes à l’alcoolisme, le nom de l’archevêque était acclamé. Le jour où il célébra le jubilé du vingt-cinquième anniversaire de son épiscopat, tous les députés nationalistes irlandais, protestans et catholiques, Parnell, un hérétique, en tête, vinrent lui offrir leurs congratulations à l’archevêché. Cette démarche fut un sujet d’affliction pour tous ces catholiques, — et ils sont nombreux en Angleterre comme ailleurs, — qui n’ont pas su distinguer la cause de Dieu et de l’Eglise de celle de l’ordre social, du conservatisme politique et de la légitimité. Il est vrai que dans ses dernières années Manning leur donnait tant de sujets de scandale qu’un de plus n’importait guère. Volontiers aurait-on mis ces incartades du cardinal sur le compte de l’âge et de l’isolement où il se confinait de plus en plus ; mais l’allure pleine de vigueur de Manning quand il officiait, l’éclat de son regard d’aigle, la majesté de son air, l’infatigable verve de son esprit interdisaient ces allusions perfides à l’apoplexie de l’archevêque de Grenade. En fait, le cardinal réservait à ses détracteurs une bien plus désagréable surprise. Il allait dans les dernières années de sa vie prêcher en paroles et en actes cette doctrine du socialisme catholique ou plutôt du catholicisme social, qui est bien la plus haïssable des nouveautés dont puissent se courroucer des fidèles accoutumés à voir dans l’Eglise la gardienne de leurs intérêts et dans la religion la meilleure sauvegarde de la propriété.

Nouveautés : je me trompe, car précisément l’un des mérites de Manning, ce fut de remettre en lumière la doctrine du catholicisme sur ces points essentiels et d’emprunter à saint Thomas d’Aquin, dont la sagesse éclairée par la révélation n’est pas plus à court sur ce chapitre que sur les autres, les principes féconds d’une science sociale qui n’est point viciée par le matérialisme de ses prémisses et par la partialité de ses déductions. Je ne puis que donner un crayon très léger des nombreux et remarquables écrits que le cardinal consacra à ce sujet, soit sous la forme d’articles dans les grandes revues, ou de lettres polémiques dans les colonnes du Times, soit même sous celle de lettres pastorales. Sa théorie reposait sur quelques idées générales très simples. Pour lui l’économie politique était une science morale et les conclusions de l’étude abstraite de la richesse n’avaient de valeur qu’autant qu’elles étaient subordonnées aux lois universelles de la conscience. A ses yeux, le travail, trop longtemps relégué au second rang, privé de la protection dont il avait un besoin si urgent, devait être traité sur le même pied que l’avait été le capital. La seule unité économique, la quantité sociale essentielle, c’était l’homme, l’individu humain avec ses besoins physiques et moraux, ses aspirations, ses droits. La fin de la société n’était nullement la production de la richesse, mais la production du plus grand bonheur possible du plus grand nombre sous l’empire de la loi morale. Parmi les axiomes sociaux, rien n’était plus chimérique, suivant lui, que de faire figurer le prétendu dogme du laissez faire ou de la non-intervention de l’Etat. Toute l’histoire économique de l’humanité avait consisté à violer ce soi-disant principe, il est vrai, surtout au profit des capitalistes. De notre temps, la législation protectrice du travail à laquelle lord Shaftesbury a si glorieusement attaché son nom, avait commencé à rétablir l’équilibre. Manning jugeait d’autant plus déplorable de s’arrêter dans cette voie sous prétexte d’un culte à rendre aux fictions d’une certaine économie politique, qu’il y a encore énormément à faire en ce sens et que la justice n’est pas moins intéressée que la sécurité de nos sociétés, à la continuation de cette entreprise.

Dès 1873, Manning s’était inspiré de ces idées d’autant plus hardies à cette date que le socialisme de la chaire allemand débutait à peine, pour accorder son patronage à la fondation des Trade-Unions agricoles par Joseph Arch. Une conférence qu’il fit en 1877, sur les droits et la dignité du travail, contenait l’exposition de ces principes. Il y esquissait cette organisation sociale dont le pressentiment le hantait et qui, par bien des traits, se rattache au régime corporatif de jadis. Tout en répudiant toute sympathie révolutionnaire, il y concluait nettement en faveur de la fixation légale de la durée normale de la journée de travail et, après avoir peint quelques-uns des effets de la concurrence illimitée et du jeu sans frein de l’offre et de la demande, il terminait par ces mots : « Ces choses ne peuvent pas, — elles ne doivent pas durer. L’entassement des richesses, énormes comme des montagnes, entre les mains de certaines classes ou de certains individus, ne saurait continuer indéfiniment si un remède n’est pas apporté à la condition du peuple. Une société ne saurait reposer sur de tels fondemens. » Dans une lettre pastorale de 1880, il signalait l’existence « au milieu de nos grandes villes, non pas de la pauvreté, qui est un état honorable, mais du paupérisme, qui en est la corruption et l’avilissement des pauvres ; » et il peignait sous les plus sombres couleurs « ces inégalités de notre état social, ces abîmes creusés entre les classes, ces contrastes abrupts entre des lots de délices et des destinées de misère. » Dans ses articles de la Contemporary, de la Fortnightly Review, du Nineteenth Century, dans ses lettres au Times, il ne reculait ni devant les pensées audacieuses, ni devant les mots téméraires. Son droit au vol, enté sur le droit au travail et à l’assistance, bien qu’en réalité emprunté à la théologie la plus orthodoxe de l’Eglise, était bien fait, sans doute avec préméditation, pour faire bondir tout économiste. Du reste, Manning ne fuyait pas plus les relations compromettantes que les idées mal vues. Le célèbre socialiste américain Henry Georges, les chefs du néo-trade-unionnisme, les Tom Mann, les Ben Tillett, les John Burns, reçurent un accueil cordial à l’archevêché. Cette maison était devenue le rendez-vous, non seulement du clergé et des fidèles de son diocèse, mais d’une foule de rêveurs, d’agitateurs, de réformateurs, voire de révolutionnaires, qui, venus une première fois en visiteurs, revenaient parfois en pénitens. Manning, par sa Ligue de la Croix, par ses rapports avec les Irlandais, était entré en contact direct avec le peuple, avec les classes laborieuses. C’était de ce côté qu’il voulait que s’orientât l’Eglise. Il croyait que chercher à s’appuyer sur les gouvernemens ou sur les classes dirigeantes c’était aller au-devant de cruelles désillusions. Quand le pape Léon XIII envoya un délégué spécial, Mgr Persico, étudier la question du plan de campagne et de l’agitation agraire en Irlande, l’archevêque de Westminster regretta qu’il se mît en communication avec les ministres et les landlords au lieu d’aller droit au peuple et de consulter les députés nationalistes, le clergé patriote et les évêques. Il soutint de tout son pouvoir à Rome la cause de l’archevêque Gibbons, de Baltimore, accusé de favoriser le socialisme et de se montrer trop indulgent pour les Chevaliers du Travail. Enfin et surtout il joua un rôle décisif dans la grande grève des Docks de Londres, aux mois d’août et de septembre 1889.

Cet épisode de la guerre du travail et du capital avait une haute importance. C’était la mobilisation de la couche inférieure des classes ouvrières, de cet unskilled labour resté jusqu’alors en dehors des cadres du trade-unionnisme. Avec ces élémens, il y avait lieu de craindre que, dans l’atmosphère surchargée d’électricité de Londres, la grève ne dégénérât en une vraie guerre civile. Par bonheur les ouvriers des docks avaient pour chefs des hommes de tête, Burns, Mann, Tillett, et ils leur obéissaient avec une admirable discipline. Ce ne fut que seize jours après l’inauguration de la lutte que le cardinal fut appelé à s’associer aux efforts qui étaient tentés en vue de la conciliation. Dans une entrevue avec les directeurs, il les supplia de céder sur la question de salaire au nom de leurs intérêts, de l’imminence d’une révolution, et surtout des souffrances des pauvres. Un comité fut formé sous la présidence du lord-maire, où siégèrent le cardinal, l’évêque anglican de Londres qui ne tarda pas à répudier de trop lourdes responsabilités, M. Sidney Buxton et quelques autres. Ce fut sur Manning et Buxton que retomba tout le poids des négociations. Convaincus de la justice des principales revendications des grévistes, ils s’employèrent avec une rare énergie à obtenir de larges concessions des administrateurs. Un compromis fut suggéré : les ouvriers devaient obtenir le taux de salaire qu’ils demandaient, — le fameux tanner, ou 60 centimes par heure ; — mais le nouveau tarif ne devait entrer en vigueur que le 1er mars 1890, c’est-à-dire après un délai de six mois. Burns et Tillett déclarèrent qu’il serait impossible de faire accepter à leurs camarades une pareille attente, Manning se fit fort d’obtenir des directeurs la date du 1er janvier. C’était la dernière limite des concessions de ceux-ci. Il s’agissait de faire sanctionner la transaction par les grévistes, qui accusaient déjà leurs chefs de trahison. Le cardinal, accompagné de M. Buxton, se rendit au quartier général des Dockers, dans le quartier populaire de Poplar. Une réunion se tint dans la salle d’école de l’église catholique de Kirby Street. L’auditoire était houleux. Tous ces grévistes goûtaient pour la première fois aux fruits de la solidarité. Ils se croyaient sûrs de la victoire. Leur demander d’attendre plus de trois mois le résultat sonnant et trébuchant de ces semaines de privations et de sacrifices, c’était faire appel à la raison contre l’instinct chez des êtres de premier mouvement. D’autre part, le cardinal, tout pénétré qu’il fût de la justice de leur cause, savait que c’était là le seul moyen de la faire triompher et que les directeurs ne cherchaient qu’un prétexte pour reprendre leurs concessions. Pendant près de cinq heures — de cinq à dix heures du soir — ce vieillard de 83 ans, ce prince de l’Eglise, plaida avec une éloquence familière et passionnée dans l’intérêt des ouvriers et de leurs familles. Il finit par tirer des larmes des yeux les plus secs en faisant un appel éloquent à leur amour pour leurs femmes et leurs enfans. Sa cause était gagnée. L’émotion était intense parmi ces hommes simples et grossiers. L’un d’eux crut voir la Madone suspendue au-dessus de la tête vénérable de l’orateur donner un signe d’approbation. Le vrai miracle, c’était la conquête de ces esprits simples et de ces cœurs rudes par ce vieux prêtre qui ne servit jamais mieux le Christ qu’en procurant la paix en cette occasion.

C’est sur cette scène finale qu’il convient de quitter Manning. Il ne lui restait plus que quelques mois à vivre. Les ombres du soir tombaient de plus en plus épaisses sur son chemin. Sa santé était trop faible pour lui permettre de quitter sa résidence pour se rendre à ce club de l’Athenæum, où il aimait tant à se délasser dans la société d’un Ruskin, d’un Bryce, d’un Gladstone ou même de quelque prélat anglican. Bien qu’entouré de l’amour de tout un peuple, de la vénération de son Eglise, de quelques fidèles affections, il se sentait isolé. Sa pensée retournait volontiers vers le passé. Il se livrait à un examen de conscience prolongé. Il repassait le cours de sa longue vie. Il rendait grâce à Dieu de lui avoir révélé « la plénitude de sa vérité. » Il s’humiliait pour ses erreurs et ses fautes. Il s’énumérait à lui-même, quand il se sentait découragé par la comparaison de sa carrière avec celle d’un Shaftesbury, d’un Gladstone ou d’un Macaulay, les cinq grandes vérités auxquelles il lui avait été donné de rendre témoignage : l’unité de l’Eglise, la règle de foi divine, l’infaillibilité de l’Eglise et de son chef, l’office du Saint-Esprit, le pouvoir temporel du vicaire de Jésus-Christ, — et aussi les trois grandes causes auxquelles il s’était consacré : l’éducation religieuse des enfans, la tempérance et l’éducation du clergé. Une lassitude de vivre l’envahissait, mais, du moins, la crainte de la mort ne le visita jamais. « Il est des gens, disait-il, qui n’aiment pas à parler de leur fin. Pour moi, j’aime à le faire, cela aide à se préparer et cela enlève toute tristesse et tout effroi. C’est une bonne chose de se remplir la pensée de la lumière et de la beauté du monde par-delà le tombeau. C’est ce qui inspirait à saint Paul son désir de déloger. » Cette foi simple, candide, radieuse, était bien le sentiment qui devait accompagner et faciliter la mort de ce grand chrétien. Pendant près de deux ans il vit avec sérénité sa faiblesse grandir. Au commencement de l’année 1892 il comprit que la dernière heure avait sonné. Il reçut les derniers sacremens et il fit sa profession solennelle de foi devant le chapitre de Westminster, le 13 janvier. Pendant sa dernière nuit il fut veillé par trois amis, Mgr Vaughan, son successeur, le chanoine Johnson, son secrétaire, et le docteur Gasquet, son médecin. A l’aube du 14, pendant que Mgr Vaughan disait la messe dans son oratoire, l’âme d’Henry Edward Manning, cardinal-archevêque de Westminster, fut rappelée auprès de Dieu.

Presque en même temps mourait un jeune prince, dans la ligne directe de la succession à la couronne d’Angleterre, le duc de Clarence. Ce deuil national ne fit pas tort à l’immense explosion de douleur qui salua la disparition de cet octogénaire. On eût dit que le Londres ouvrier, populaire, pauvre, se sentait orphelin. Dans la foule qui défila en rangs serrés dans la chapelle mortuaire où étaient exposés les restes mortels de l’archevêque, revêtus de la pourpre cardinalice, on vit, à côté de ses collègues dans l’épiscopat, des membres de son clergé, des laïques de son troupeau, des néophytes qu’il avait amenés à l’Eglise, des pénitens dont il était le directeur, des amis qu’il recevait, avec sa bonne grâce habituelle, et des individualités de toute espèce, de toute opinion, et de toute origine, qui avaient goûté sa généreuse et tolérante hospitalité, une foule anonyme en partie décemment vêtue, en partie hâve et déguenillée, venue pour voir une dernière fois les traits émaciés du patron des pauvres, du cardinal du peuple. Ses funérailles furent célébrées le 21 janvier à l’Oratoire de Brompton. Dans ce vaste sanctuaire s’assemblèrent pour lui rendre les derniers devoirs tous les représentais de l’Eglise, de l’aristocratie, de la politique, des classes dirigeantes. Ce fut au dehors que se fit la manifestation la plus imposante. Les rues étaient remplies des masses profondes du peuple. La Ligue de la Croix, avec ses bannières, la Ligue nationale irlandaise, l’Alliance de tempérance du Royaume-Uni, les Trade-Unions de Londres, les sociétés des ouvriers des docks, des Bons-Templiers, les Bandes de la Miséricorde, des groupes d’enfans, des confréries religieuses, des associations politiques, des corporations ouvrières, la grande année des travailleurs, et, par derrière, en files plus serrées encore, cette grande armée des misérables qui n’émerge d’ordinaire à la lumière qu’aux heures sombres de trouble et d’orage, — cette foule disparate faisait la haie sur le long parcours de l’oratoire au cimetière. Sur plusieurs points des musiques jouaient des marches funèbres. Quand le corbillard passa, toute cette multitude, catholiques et protestans, socialistes et révolutionnaires, s’agenouilla ou s’inclina. On eût dit que, pour un jour, par-dessus ce cercueil où dormait un grand serviteur du Christ, les deux mondes, entre lesquels notre civilisation matérialiste et mercantile a creusé un abîme, se tendaient la main en pleurant et se réconciliaient dans un deuil commun.

Telles furent les obsèques d’Henry Edward Manning, cardinal prêtre de la sainte Église romaine, du titre des saints Grégoire et André sur le mont Cœlius, archevêque de Westminster, primat d’Angleterre. Notre siècle en a sans doute vu de plus pompeuses : il n’en a pas vu de plus émouvantes. C’était vraiment tout un peuple qui les faisait. Manning n’a pas besoin d’autre oraison funèbre.

J’ai essayé de dire sa vie : ce long effort vers la vérité, ce sacrifice héroïque de tout ce qui est cher à l’homme, cette passion de certitude qui le jeta aux pieds de l’Église infaillible et, dans cette Église, aux pieds du vicaire de Jésus-Christ, gardien incorruptible du dépôt de la foi. J’ai essayé de dire aussi cette noble tentative pour ramener l’humanité à l’Église et pour rendre à l’Église conscience de sa mission d’affranchissement, de consolation et de salut pour les sociétés comme pour les individus. Devant cette grande figure, faite d’austérité et d’amour, d’ascétisme et de charité, devant la mémoire de cet homme qui a aimé le pouvoir, mais pour le consacrer au plus noble des emplois, le mot qui monte involontairement aux lèvres pour résumer toute cette histoire, n’est-il pas celui de l’Écriture : Ecce sacerdos magnus ; voilà une âme vraiment sacerdotale ?


FRANCIS DE PRESSENSE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.