Traduction par Benjamin Laroche.
Œuvres complètesV. LecouTroisième série : Drames (p. 1-38).
MANFRED


POËME DRAMATIQUE EN TROIS ACTES.


Horatio, il y a au ciel et sur la terre beaucoup de choses que n’a jamais soupçonnées votre philosophie.
Shakespeare, Hamlet.




PERSONNAGES.

MANFRED.
UN CHASSEUR DE CHAMOIS.
L’ABBÉ DE SAINT-MAURICE.
MANUEL.
HERMAN.

LA FÉE DES ALPES.
ARIMANE.
NEMÉSIS.
LES DESTINÉES.
GÉNIES, etc.

La scène est dans les Hautes-Alpes, — partie au château de Manfred et partie dans les montagnes.

ACTE PREMIER.

SCÈNE Ire.

La scène représente une galerie gothique. — Il est minuit.

MANFRED, seul.

Il faut remplir de nouveau ma lampe ; mais, alors même, elle ne brûlera pas aussi longtemps que je dois veiller : mon assoupissement, — quand je m’assoupis, — n’est point un sommeil ; ce n’est qu’une continuation de ma pensée incessante, à laquelle je ne puis alors résister. Mon cœur veille toujours ; mes yeux ne se ferment que pour regarder intérieurement ; et pourtant je vis, et j’ai l’aspect et la forme d’un homme vivant. Mais la douleur devrait instruire le sage ; souffrir, c’est connaître : ceux qui savent le plus sont aussi ceux qui ont le plus à gémir sur la fatale vérité ; l’arbre de la science n’est pas l’arbre de vie. J’ai essayé la philosophie, et la science, et les sources du merveilleux, et la sagesse du monde, et mon esprit a le pouvoir de s’approprier ces choses, — mais elles ne me servent de rien ; j’ai fait du bien aux hommes, et j’ai trouvé du bon même parmi les hommes, — mais cela ne m’a servi de rien ; j’ai eu aussi des ennemis, nul d’entre eux ne m’a vaincu, beaucoup sont tombés devant moi, — mais cela ne m’a servi de rien : bien ou mal, vie, facultés, passions, tout ce que je vois dans les autres êtres, a été pour moi comme la pluie sur le sable depuis cette heure à laquelle je ne puis donner un nom. Je ne redoute rien, et j’éprouve la malédiction de n’avoir aucune crainte naturelle, de ne sentir battre dans mon cœur ni désir, ni espoir, ni un reste d’amour pour quoi que ce soit sur la terre. — Maintenant, à ma besogne ! —

Puissances mystérieuses ! esprits de l’univers illimité ! vous que j’ai cherchés dans les ténebres et la lumiere, — vous qui environnez la terre, et habitez une essence plus subtile, vous dont la demeure est au sommet des monts inaccessibles, à qui les cavernes de la terre et de l’Océan sont des objets familiers, — je vous évoque par le charme écrit qui me donne autorité sur vous — levez-vous ! paraissez ! (Une pause.)

Ils ne viennent pas encore. — Maintenant, par la voix de celui qui est le premier parmi vous, — par ce signe qui nous fait trembler, — au nom des droits de celui qui ne peut mourir, — levez-vous ! paraissez ! — paraissez ! (Une pause.)

S’il en est ainsi, — esprits de la terre et de l’air, vous ne m’éluderez point de cette manière : par une puissance plus grande que toutes celles que j’ai déjà nommées, par un charme irrésistible qui a pris naissance dans une étoile condamnée, débris brûlant d’un monde démoli, enfer errant dans l’éternel espace ; par la terrible malédiction qui pèse sur mon âme, par la pensée qui est en moi et autour de moi, je vous somme de m’obéir : paraissez !

On voit paraître une étoile à l’extrémité la plus sombre de la galerie ; elle reste immobile, et l’on entend chanter une voix.

Premier génie. Mortel ! J’ai quitté à ta voix mon palais élevé dans les nuages, que le crépuscule a bâti de son souffle, et que le soleil couchant d’un jour d’été colore d’une teinte de pourpre et d’azur broyée tout exprès pour mon pavillon. Quoique j’eusse pu refuser de me rendre a tes ordres, je suis accouru, porté sur le rayon d’une étoile ; j’ai obéi à tes conjurations ; mortel, — fais connaître tes volontés !

La voix du second génie. Le Mont-Blanc est le roi des montagnes ; elles l’ont couronné il y a longtemps ; il a un trône de rochers, un manteau de nuages, un diadème de neiges. Il a les forêts pour ceinture, et sa main tient une avalanche ; mais avant de tomber, cette boule tonnante doit attendre mon commandement. La masse froide et mobile du glacier s’avance chaque jour ; mais c’est moi qui lui permets de passer outre, ou qui l’arrête avec ses glaçons. Je suis le génie de ces lieux : je puis faire trembler la montagne, et l’agiter jusque dans sa base caverneuse ; — et toi, que me veux-tu ?

La voix du troisième génie. Dans les profondeurs azurées des flots, où la vague est tranquille, où le vent est inconnu, où vit le serpent des mers, où la sirène orne de coquilles sa verte chevelure, comme l’orage sur la surface des eaux a retenti ton évocation ; dans mon paisible palais de corail, l’écho me l’a apportée : — au génie de l’Océan fais connaître tes désirs !

Quatrième génie. Aux lieux où le tremblement, de terre endormi repose sur un oreiller de feu, où bouillonnent des lacs de bitume, où les racines des Andes s’enfoncent aussi profondément dans la terre que leurs sommets s’élèvent haut vers le ciel, ta voix est venue jusqu’à moi, et pour obéir à tes ordres j’ai quitté le lieu de ma naissance. — Ton charme m’a subjugué, que ta volonté me guide !

Cinquième génie. Je vole sur les ailes des vents ; c’est moi qui allume l’orage ; l’ouragan que je viens de quitter est encore brûlant des feux de la foudre ; pour venir plus vite vers toi, m’élevant au-dessus de la terre et des mers, j’ai voyagé sur l’aquilon ; la flotte que j’ai rencontrée voguait d’un cours propice, et pourtant elle sombrera avant que la nuit soit écoulée.

Sixième génie. Ma demeure est dans l’ombre de la nuit : pourquoi ta magie m’inflige-t-elle le supplice de la lumière ?

Septième génie. L’étoile qui règle ta destinée a été réglée par moi avant la naissance de la terre : jamais astre plus frais et plus beau n’accomplit dans l’air sa révolution autour du soleil ; sa marche était libre et régulière ; l’espace ne comptait pas dans son sein d’étoile plus charmante. Une heure survint, — et elle ne fut plus qu’une masse errante de flamme informe, une comète vagabonde, une malédiction, une menace suspendue sur l’univers, continuant à rouler par sa propre force, sans sphère, sans direction, brillante difformité du firmament, monstruosité dans les régions du ciel ! Et toi, qui es né sous son influence, — toi, vermisseau auquel j’obéis et que je méprise, — un pouvoir qui n’est pas le tien, mais qui t’a été prêté pour me soumettre à toi, me force de descendre un instant en ce lieu, confondu avec ces génies pusillanimes qui baissent le front devant toi, et de m’entretenir avec un être aussi chétif que toi. — Fils de la poussière, que veux-tu de moi ?

Les sept génies. La terre, l’océan, l’air, la nuit, les montagnes, les vents, ton étoile, attendent tes ordres, fils de la poussière ; à ta demande tous ces génies sont devant toi : — que veux-tu de nous, fils des mortels ? — Parle !

Manf. L’oubli. —

Le premier génie. De quoi ? — de qui ? — et pourquoi ?

Manf. De ce qui est au-dedans de moi ; lisez-le là ; vous le savez, et je ne puis le dire.

Le génie. Nous ne pouvons te donner que ce que nous possédons. — Demande-nous des sujets, le souverain pouvoir, l’empire d’une partie de la terre ou de sa totalité, ou un signe par lequel tu puisses commander aux éléments sur lesquels nous régnons ; chacune de ces choses, ou toutes ensemble, deviendront ton partage.

Manf. L’oubli, l’oubli de moi-même. — Ne pouvez-vous pas, de tous ces royaumes cachés que vous m’offrez avec tant de profusion, m’extraire ce que je demande ?

Le génie. Cela n’est point dans notre essence, dans notre pouvoir. Mais tu peux mourir.

Manf. La mort me le donnera-t-elle ?

Le génie. Nous sommes immortels, et nous n’oublions pas ; nous sommes éternels, le passé nous est présent aussi bien que l’avenir. Tu as notre réponse.

Manf. Vous vous raillez de moi ; mais le pouvoir qui vous a amenés ici vous a mis à ma disposition. Esclaves ! ne vous jouez pas de ma volonté ! L’âme, l’esprit, l’étincelle de Prométhée, l’éclair de mon être, enfin, est aussi brillant, aussi perçant et d’une portée aussi grande que le vôtre, et il ne le cèdera pas au vôtre, quoique emprisonné dans son argile. Répondez, ou vous apprendrez à me connaître !

Le génie. Nous répondrons comme nous avons répondu ; tes propres paroles contiennent notre réponse.

Manf. Que voulez-vous dire ?

Le génie. Si, comme tu le dis, ton essence est semblable à la nôtre, nous avons répondu en te disant que ce que les mortels appellent la mort n’a rien de commun avec nous.

Manf. C’est donc en vain que je vous ai évoqués du sein de vos royaumes ? Vous ne pouvez ni ne voulez venir à mon aide ?

Le génie. Parle, ce que nous possédons est à toi, nous te l’offrons ; réfléchis avant de nous congédier ; demande-nous encore — l’empire, la puissance, la force, et de longs jours.

Manf. Maudits ! qu’ai-je affaire de longs jours ? les miens n’ont déjà que trop duré : — arrière ! partez !

Le génie. Réfléchis encore ; pendant que nous sommes ici, nous ne demandons pas mieux que de te servir ; n’y a-t-il aucun autre don que nous puissions rendre digne de t’être offert ?

Manf. Non, aucun : pourtant, arrêtez, — un moment encore ; avant que nous nous séparions, je désirerais vous voir face à face. J’entends vos voix, leur son est mélancolique et doux comme la musique sur les eaux, et je vois distinctement une grande étoile brillante et immobile. Montrez-vous à moi tels que vous êtes, un seul, ou tous, sous vos formes accoutumées.

Le génie. Nous n’avons point de forme au-delà des éléments dont nous sommes l’âme et le principe ; mais choisis-en une : — c’est sous celle-la que nous paraîtrons.

Manf. Je n’ai pas de choix à faire ; nulle forme sur la terre ne m’est hideuse ou belle. Que le plus puissant d’entre vous revête celle qu’il jugera convenable ; — allons !

Le septième génie. (paraissant sous la forme d’une belle femme). Regarde !

Manf. Ô Dieu ! s’il en est ainsi, et si tu n’es pas l’illusion d’un cerveau en démence, je puis être encore le plus heureux des hommes. Je te presserai dans mes bras, et nous serons encore… (L’apparition s’évanouit). Mon cœur est écrasé !

Manfred tombe sans mouvement. — On entend une voix qui chante ce qui suit :

À l’heure où la lune brille sur les vagues, le ver-luisant dans le gazon, le météore sur les tombeaux, le feu follet sur les marécages ; à l’heure ou les étoiles filent, ou l’écho répète la voix du hibou, où les feuilles se taisent dans l’ombre silencieuse de la colline, alors mon âme planera sur la tienne avec un pouvoir et avec un signe.

Au sein du plus profond sommeil, ton esprit ne dormira pas ; il y a des ombres qui ne s’évanouiront pas ; il y a des pensées que tu ne peux bannir ; en vertu d’un pouvoir que tu ignores, tu ne peux jamais être seul ; tu es enveloppé comme dans un linceul, tu es emprisonné dans un nuage, et tu seras à jamais enfermé dans l’esprit de cette incantation.

Quoique tu ne me voies point passer a tes côtés, tes yeux me reconnaîtront pour un objet qui, bien qu’invisible, a été et doit être encore près de toi ; et lorsque, agité par cette terreur secrète, tu tourneras la tête, tu t’étonneras de ne pas me voir, comme ton ombre, sur tes pas ; et ce pouvoir qui se fera sentir à toi, tu seras condamné à dissimuler sa présence.

Un rhythme et des accents magiques t’ont baptisé d’une malédiction, et un génie de l’air t’a enlacé dans un piége ; il y a dans le vent une voix qui te défendra de te réjouir, et la nuit te refusera le repos de son firmament ; le jour aura un soleil qui te fera désirer sa fin.

De tes larmes mensongères j’ai distillé une essence qui a le pouvoir de tuer ; j’ai tiré de ton cœur un sang noir puisé à sa plus noire source ; j’ai dérobé le serpent qui était sur ton sourire, où il roulait ses anneaux comme dans un buisson ; j’ai pris sur tes lèvres le charme qui donnait à toutes ces choses leurs effets les plus malfaisants ; après avoir fait l’essai de tous les poisons, j’ai trouvé que le plus énergique était le tien.

Par ton cœur froid et ton sourire de serpent, par l’abîme sans fond de ta fourberie, par tes yeux si remplis d’un de vertu, par l’hypocrisie de ton âme toujours fermée, par la perfection de tes artifices, qui ont été jusqu’à faire croire que tu avais un cœur humain, par les délices que te font éprouver les douleurs d’autrui, par ta confraternité avec Caïn, je te condamne et t’oblige à être toi-même ton enfer !

Et sur ta tête je verse le vase de malédiction qui te dévoue à cette épreuve ; ta destinée sera de ne pouvoir ni dormir ni mourir ; tu verras sans cesse la mort auprès de toi pour la désirer et la craindre ; voila que déjà autour de toi le charme opère, et une chaîne silencieuse pèse sur toi ; contre ton cœur et ton cerveau tout ensemble l’arrêt fatal est prononcé ; — maintenant flétris-toi !

SCÈNE II.

Le mont Jungrau. Il commence a faire jour. — Manfred tel seul sur les rochers.
MANFRED.

Les esprits que j’ai évoqués m’abandonnent, — les charmes que j’ai étudiés m’ont déçu, — le remède sur lequel je comptais me torture ; je ne veux plus recourir à une aide surnaturel ; il ne peut rien sur le passé ; et quant à l’avenir, jusqu’à ce que le passé soit englouti dans les ténèbres, je n’ai que faire de le chercher, — ô terre ! ô ma mere ! et toi, jour qui commences à poindre ; et vous, montagnes, pourquoi y a-t-il en vous tant de beauté ? je ne puis vous aimer. Et toi, œil brillant de l’univers, qui t’ouvres sur tous, et qui es pour tous un délice, — tu ne luis point sur mon cœur. Et vous, rochers, au sommet desquels je me tiens debout en ce moment, ayant à mes pieds le lit du torrent et les hauts pins qui le bordent, lesquels, vus à cette distance étourdissante, semblent des arbrisseaux ; il suffirait d’un élan, d’un pas, d’un mouvement, d’un souffle, pour me briser sur ce lit de rochers, et reposer ensuite pour toujours. — Pourquoi est-ce que j’hésite ? J’éprouve le désir de me précipiter de cette hauteur, et pourtant je n’en fais rien ; je vois le péril, pourtant je ne recule pas ; mon cerveau a le vertige, pourtant mon pied est ferme : je ne sais quel pouvoir m’arrête et me condamne à vivre, si toutefois c’est vivre que de porter en moi cette stérilité de cœur, et d’être le sépulcre de mon âme ; car j’ai cessé de me justifier à moi-meme mes propres actions, — derniere infirmité du mal. (Un aigle passe devant lui.)

Oui, toi qui fends les nuages d’une aile rapide, dont le vol fortuné s’élève le plus haut vers les cieux, tu fais bien de m’approcher de si près, — je devrais être ta proie, et servir de pâture à tes aiglons ; tu t’éloignes à une distance ou mon œil ne peut te suivre ; mais le tien, en bas, en haut, devant, pénètre à travers l’espace. — Oh ! que c’est beau ! Comme tout est beau dans ce monde visible ! comme il est magnifique en lui-même et dans son action ! Mais nous, qui nous nommons ses souverains, nous, moitié poussière, moitié dieux, également incapables de descendre ou de monter, avec notre essence mixte nous jetons le trouble dans ses éléments, nous aspirons le souffle de la dégradation et de l’orgueil, luttant contre de vils besoins et des désirs superbes, jusqu’à ce qu’enfin notre mortalité prédomine, et les hommes deviennent ce qu’ils ne s’avouent pas à eux-mêmes, ce qu’ils n’osent se confier les uns aux autres. (On entend de loin la flûte d’un berger.)

Quelle est cette mélodie que j’entends ? C’est la musique naturelle du chalumeau des montagnes, — car ici la vie patriarcale n’est pas une fable pastorale ; — dans l’air de la liberté la flûte mêle ses sons au doux bruit des clochettes du troupeau bondissant ; mon âme voudrait boire ces vibrations. — Oh ! si je pouvais être l’âme invisible d’un son délectable, une voix vivante, un souffle harmonieux ; une jouissance incorporelle, — naître et mourir avec l’intonation fortunée qui m’aurait créé !

(Un chasseur de chamois arrive en gravissant la montagne.)

Le chass. C’est par ici que le chamois a bondi, ses pieds agiles ont trompé mon adresse ; mes profits d’aujourd’hui ne paieront pas mes fatigues périlleuses. — Que vois-je ? Cet homme n’est pas de notre profession, et cependant il est arrivé à une hauteur qu’entre tous nos montagnards nos meilleurs chasseurs pourraient seuls atteindre ; il est bien vêtu ; son aspect est mâle, et à en juger d’ici, il y a dans son air toute la fierté d’un paysan né libre. — Approchons-nous de lui.

Manf. (sans le voir). Se voir blanchir par la douleur comme ces pins flétris, ruines d’un seul hiver, sans écorce, sans branches, troncs foudroyés sur une racine maudite, qui ne sert qu’à donner le sentiment à la destruction ! Être ainsi, éternellement ainsi, — et avoir été autrement ! Voir son front sillonné par des rides qu’y ont creusées non les années, — mais des moments, — des heures de tortures qui ont été des siècles, — des heures auxquelles je survis ! — Ô vous, rochers de glace ! avalanches qu’il suffit d’un souffle pour précipiter comme des montagnes croulantes, venez, et écrasez-moi ! J’entends fréquemment au-dessus de ma tête et à mes pieds le fracas de vos bonds redoutables ; mais vous passez sans m’atteindre ; vous allez tomber sur des êtres qui veulent vivre encore, sur la jeune forêt au verdoyant feuillage, sur la cabane ou le hameau du villageois inoffensif.

Le chass. Les brouillards commencent à s’élever du sein de la vallée ; je vais l’avertir de descendre, sans quoi il pourrait bien lui arriver de perdre tout à la fois et sa route et la vie.

Manf. Les brouillards bouillonnent autour des glaciers ; les nuages se levent au-dessus de moi en flocons blancs et sulfureux, comme l’écume sur les flots irrités de la mer infernale, dont chaque vague va se briser sur un rivage peuplé où sont entassés les damnés comme les cailloux sur la grève. — Un vertige me saisit.

Le chass. Il faut que je l’aborde avec précaution quand je serai près de lui ; le bruit soudain de mes pas peut le faire tressaillir, et il semble chanceler déjà.

Manf. On a vu des montagnes tomber, laissant un vide dans les nuages, faisant tressaillir sous le choc les Alpes leurs sons, remplissant les vertes vallées des débris de leur chute, faisant jaillir soudainement les rivières, dispersant leurs eaux en poussière liquide, et obligeant leurs sources a se tracer un nouveau cours ; — c’est ce qui est advenu, dans sa vieillesse, au mont Rosembera ; — que n’étais-je dessous !

Le chass. Mon ami ! prends garde, un pas de plus peut t’ être fatal ! — Pour l’amour de celui qui t’a créé, ne te tiens pas sur le bord de ce précipice !

Manf. (sans l’entendre). C’eût été pour moi une tombe convenable ; mes os eussent reposé en paix à cette profondeur ; ils n’auraient pas été disséminés sur les rocs, le jouet des vents, — comme ils le seront — quand j’aurai pris cet élan. — Adieu, cieux qui vous ouvrez sur ma tête ; ne jetez pas sur moi ces regards de reproche, — vous n’avez pas été faits pour moi. — Terre, reçois ces atomes !

(Au moment où Manfred va se précipiter, le chasseur le saisit et le retient.)

Le chass. Arrête, insensé ! — Quoique la vie te soit à charge, ne souille pas de ton sang coupable la pureté de nos vallées ; viens avec moi, — je ne te lacherai pas.

Manf. je me sens défaillir, — ne me serre pas tant ; — je ne suis que faiblesse ; — les montagnes tournent autour de moi ; — je ne vois plus rien. — Qui es-tu ?

Le chass. Je te le dirai plus tard, — viens avec moi ; — les nuages s’amoncellent ; — là, — appuie-toi sur moi ; — place ici ton pied, — ici ; prends ce bâton, soutiens-toi un instant à cet arbuste ; — maintenant donne-moi la main, et tiens fortement ma ceinture ; — doucement, — bien, — dans une heure nous serons au chalet ; — viens, nous trouverons bientôt un terrain plus sûr et une espèce de sentier que le torrent a creusé cet hiver : — allons, voila qui est très bien, tu étais né pour être chasseur. — Suis-moi.

ACTE DEUXIÈME.

SCÈNE Ire.

Un chalet au milieu des Alpes de Berne.
MANFRED et LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Le chass. Non, non ! — demeure encore, — tu partiras plus tard : ton esprit et ton corps sont dans un état qui ne permet pas que l’un se confie à l’autre, du moins pendant quelques heures ; quand tu seras mieux, je te servirai de guide ; mais où irons-nous ?

Manf. Il n’importe : je connais parfaitement mon chemin, et n’ai plus besoin de guide.

Le chass. Tes vêtements et ton port annoncent une haute naissance. Tu es sans doute l’un de ces chefs nombreux dont les châteaux dominent les basses vallées ? — Quel est celui dont tu es le seigneur ? J’en connais seulement le portail ; il est rare que mon genre de vie me conduise dans la plaine, pour me réchauffer au large foyer de ces vieilles demeures, ou m’y réjouir avec les vassaux ; mais les sentiers qui mènent de nos montagnes à leurs portes me sont familiers dès mon enfance ; lequel de ces châteaux est le tien ?

Manf. Peu importe.

Le chass. Eh bien ! excuse mes questions, et reprends un peu de gaieté. Allons, goûte mon vin ; il est vieux ; plus d’une fois il a dégelé mes veines au milieu de nos glaciers ; qu’aujourd’hui il en fasse autant pour toi ! — Allons, buvons ensemble.

Manf. Arrière ! arrière ! sur les bords de cette coupe il y a du sang ! la terre ne le boira-t-elle donc jamais !

Le chass. Que veux-tu dire ? ta raison t’abandonne.

Manf. Je te dis que c’est du sang, — mon sang à moi ! la source pure qui coulait dans les veines de mes pères et dans les nôtres quand nous étions jeunes, et que nous ne formions qu’un cœur, et que nous nous aimions comme nous n’aurions pas dù nous aimer ; et ce sang a été versé ; mais il s’élève aujourd’hui, il rougit les nuages qui me ferment l’entrée du ciel, où tu n’es pas, où je ne serai jamais.

Le chass. Homme aux paroles étranges, tourmenté de quelque remords délirant qui peuple pour toi le vide, quels que soient tes terreurs et tes tourments, il est encore pour toi des consolations — dans les secours des hommes pieux, dans une religieuse patience.

Manf. La patience ! la patience ! arrière ! — Ce mot fut créé pour les bêtes de somme, non pour les oiseaux de proie. Prêche la patience à des mortels de ton argile. Je ne suis pas de ta race.

Le chass. J’en rends grâce au ciel ; je ne voudrais pas être de la tienne pour la libre gloire de Guillaume Tell ; mais quel que soit ton mal, il faut l’endurer, et ces regimbements sont inutiles.

Manf. Ne l’enduré-je pas ? — Regarde-moi, — je vis.

Le chass. C’est un état convulsif, ce n’est pas la vie de la santé.

Manf. Je te dis, homme, que j’ai vécu bien des années, et de longues années ; mais elles ne sont rien maintenant, comparées à celles qui me restent à vivre : des siècles, — des siècles, — l’espace et l’éternité, — et le sentiment de l’existence avec une soif ardente de la mort, soif jamais étanchée !

Le chass. Mais c’est à peine si ton front porte l’empreinte de l’âge mur ; je suis de beaucoup ton aîné.

Manf. Penses-tu donc que c’est du temps que dépend l’existence ? Cela peut être ; mais nos actions, voilà nos époques : les miennes ont rendu mes nuits et mes jours impérissables, illimités, uniformes, comme les grains de sable sur le rivage ; innombrables atomes ; désert froid et stérile sur lequel les vagues viennent se briser, mais où rien ne reste, que des squelettes, des débris, des rocs et des algues amères.

Le chass. Hélas ! il est fou, — mais je ne dois pas le quitter.

Manf. Plût au ciel que je fusse fou ! — car alors les choses que je vois ne seraient plus que le rêve d’un insensé.

Le chass. Quelles sont les choses que tu vois, ou que tu crois voir ?

Manf. Moi et toi : — toi, paysan des Alpes, — tes humbles vertus, ton toit hospitalier, ton âme patiente, pieuse, fière et libre, ton respect de toi-même, entretenu par des pensées d’innocence ; tes jours de santé, tes nuits de sommeil ; tes travaux ennoblis par le danger, et pourtant exempts de crimes ; l’espérance d’une vieillesse heureuse et d’un tombeau tranquille avec une croix et des fleurs sur son vert gazon, et l’amour de tes petits-enfants pour épitaphe : voilà ce que je vois ; — et puis je regarde au dedans de moi ! — n’mporte, — la douleur avait déjà sillonné mon âme.

Le chass. Voudrais-tu donc échanger ta destinée contre la mienne ?

Manf. Non, mon ami ! je ne voudrais point d’un marché qui te serait funeste ; je ne voudrais échanger mon destin contre celui d’aucun être vivant. Ce que je puis supporter dans la vie, — et je le supporte, quoique misérablement, — d’autres ne pourraient l’endurer en rêve, ils en mourraient dans leur sommeil.

Le chass. Et avec cela, — avec cette sensibilité attentive pour les douleurs d’autrui, se peut-il que le crime ait souille ton âme ? Ne me le dis pas. Il n’est pas possible qu’un homme dont les pensées sont si bienveillantes ait immolé ses ennemis à sa vengeance.

Manf. Oh ! non, non, non ! mes offenses sont tombées sur ceux qui m’aimaient, sur ceux que j’aimais le plus : je n’ai jamais abattu un ennemi, si ce n’est pour ma défense légitime ; — mais mon embrassement a été fatal.

Le chass. Que le ciel te donne le calme ! que la pénitence te rende à toi-même ! je prierai pour toi.

Manf. Je n’en ai pas besoin, mais je ne puis endurer ta pitié ; je pars, — il est temps. — Adieu ! — Voilà de l’or, reçois aussi mes remerciements ; — point de refus, ce que je te donne t’est dû. — Ne me suis pas, — je connais mon chemin ; — les dangers de la montagne sont passés ; je te le répète, ne me suis pas.

SCÈNE II.

Une vallée des Alpes. — Une cataracte.
Arrive MANFRED.
Il n’est pas encore midi, — les rayons du soleil jettent sur le torrent un arc brillant de toutes les couleurs du ciel ; la colonne d’eau retombe en nappe d’argent le long du roc perpendiculaire, et balance ses gerbes d’écume lumineuse, comme la queue du cheval pâle, du coursier géant, monté par la mort, décrit par l’Apocalypse. Nul autre œil que le mien ne s’abreuve maintenant de cette vue enchanteresse ; je devrais être seul dans cette solitude, et partager avec le génie du lieu l’hommage de ces ondes. — Je vais l’appeler.
(Manfred prend quelques gouttes d’eau dans le creux de sa main, et les jette en l’air en murmurant les paroles magiques. Après un moment de silence, la Fée des Alpes parait sous l’arc-en-ciel du torrent.)

Beau génie ! avec ta chevelure de lumière, tes yeux éblouissants de gloire, tes formes qui rappellent les charmes des moins mortelles d’entre les filles de la terre, mais agrandis dans des proportions plus que terrestres, dans une essence d’éléments plus purs ; pendant que les couleurs de la jeunesse, ce tendre incarnat de la joue d’un enfant endormi sur le sein de sa mère, et bercé par les battements de son cœur, ou ces teintes roses que le crépuscule d’été laisse après lui sur la neige virginale des hauts glaciers, rougeur pudique de la terre dans l’embrassement du ciel, — colorent ton céleste visage, et font paraître moins brillant l’arc-en-ciel qui te couronne ; beau génie ! sur ton front calme et pur, où se reflète cette sérénité d’âme qui à elle seule révèle ton immortalité, je lis que tu pardonnes à un fils de la terre, à qui les puissances les plus mystérieuses daignent quelquefois se communiquer, — de faire usage de tes secrets magiques — pour évoquer ainsi ta présence et te contempler un moment.

La fée. Fils de la terre ! je te connais, ainsi que les puissances à qui tu dois ton pouvoir : je te connais pour un homme à la pensée féconde, qui a fait tour à tour et le bien et le mal, extrême dans tous deux, et dont les souffrances ont été fatales à lui-même et aux autres. Je t’attendais ; — que veux-tu de moi ?

Manf. Contempler ta beauté et rien de plus. Ce qui est à la surface de la terre m’a rendu insensé, et je me réfugie dans ses mystères, et je pénètre jusqu’au séjour des esprits qui la gouvernent ; — mais ils ne peuvent rien pour moi. Je leur ai demandé ce qu’ils n’ont pu me donner, et maintenant je ne te demande plus rien.

La fée. Quel est le vœu que ne peuvent exaucer ceux qui peuvent tout, les monarques de l’invisible ?

Manf. Il en est un ; mais pourquoi le redire ? ce serait inutile.

La fée. C’est ce que j’ignore ; fais-le-moi connaître.

Manf. C’est une torture que je vais m’infliger, mais n’importe ! ma douleur trouvera une voix. — Dès ma jeunesse, mon esprit ne marchait pas avec les âmes des hommes et ne regardait point la terre avec des yeux humains. La soif de leur ambition n’était pas la mienne ; le but de leur existence n’était pas le mien : mes joies, mes chagrins, mes passions, mon génie, tout faisait de moi un étranger. Quoique j’en portasse la forme, je n’avais aucune sympathie pour la chair respirante, et parmi les créatures d’argile qui m’entouraient, il n’y en avait point,….. excepté une. — J’en parlerai plus tard.

J’ai dit que je n’étais guère en communion avec les hommes et les pensées des hommes. Au contraire, ma joie était, dans la solitude, de respirer l’air pur des montagnes couvertes de neiges, sur la cime desquelles l’oiseau n’ose bâtir son nid, et dont le granit sans gazon n’est jamais effleuré par l’aile des insectes ; — ou bien de me plonger dans le torrent, et de rouler avec le rapide tourbillon de la vague sur le sein soulevé des fleuves et de l’Océan ; luttes où mes forces naissantes s’exaltaient avec délices ! — ou bien encore de suivre, à travers la nuit, la marche de la lune et le cours brillant des étoiles, ou de saisir les éclairs dans l’orage, jusqu’à ce que mes yeux en fussent éblouis ; ou, l’oreille attentive, de regarder les feuilles éparses alors que les vents d’automne murmuraient leurs chants du soir. Tels étaient mes passe-temps, — toujours seul ! et si un des êtres au nombre desquels j’avais honte de me compter se rencontrait dans mon chemin, je me sentais de nouveau dégradé jusqu’à eux, et me retrouvais tout argile.

Dans mes rêveries solitaires, je descendais dans les caveaux de la mort, recherchant ses causes dans ses effets ; et de ces ossements, de ces crânes desséchés, de cette poussière amoncelée, j’osai tirer de criminelles conclusions. Pendant des années entières je passai mes nuits dans l’étude de sciences autrefois connues, maintenant oubliées ; à force de temps et de travail, après de terribles épreuves et des austérités telles qu’elles donnent à celui qui les pratique autorité sur l’air, et sur les esprits de l’air et de la terre, de l’espace et de l’infini peuplé, je rendis mes yeux familiers avec l’éternité : ainsi firent autrefois les mages et celui qui à Gadara évoqua du sein de leurs ondes Éros et Anteros, comme je t’évoque aujourd’hui ; et avec ma science s’accrut en moi la soif de connaître, et la puissance et la joie de cette brillante intelligence, jusqu’à ce que…

La fée. Poursuis.

Manf. Oh ! je n’ai ainsi prolongé ce récit, je ne me suis appesanti sur l’éloge de ces vains attributs, que parce qu’à mesure que j’approche de la plaie vive de mon cœur désolé… Hais, continuons. Je ne t’ai parlé ni de père, ni de mère, ni de maîtresse, ni d’ami, ni d’aucun des êtres auxquels j’étais enchaîné par les liens de l’humanité : si de telles personnes existaient, elles n’étaient point telles à mes yeux, — pourtant il en était une….

La fée. Ne t’épargne pas, — poursuis.

Manf. Elle me ressemblait. Elle avait, disait-on, mes yeux, mes cheveux, mes traits, tout, jusqu’au son de ma voix ; mais tout cela avait chez elle un caractère plus doux et était tempéré par la beauté. Elle avait, comme moi, les pensées-solitaires et rêveuses, la soif de connaître les choses cachées, et un esprit capable de comprendre l’univers. À cela elle ajoutait des facultés plus douces que les miennes, la pitié, le sourire et les larmes que moi je n’avais pas, et la tendresse ; mais ce sentiment-là, je l’éprouvais pour elle ; et l’humilité, que je n’eus jamais ; ses défauts étaient les miens, ses vertus étaient à elle seule. Je l’aimais et je la lis mourir !

La fée. De ta main ?

Manf. Ce fut l’œuvre, non de ma main, mais de mon cœur, — qui brisa le sien : — son cœur regarda le mien et se flétrit. J’ai versé du sang, mais ce n’est pas le sien ; — et pourtant son sang fut versé, — je le vis couler — et ne pus l’étancher.

La fée. Et c’est pour un tel objet, — pour un être de la race que tu méprises et au-dessus de laquelle tu voudrais l’élever pour t’unir à nous et aux nôtres, que tu négliges les dons de notre science sublime, et retombes dans les lâches liens de la nature mortelle ! — Arrière !

Manf. Fille de l’air ! je te dis que depuis ce moment Mais des paroles ne sont qu’un vain souffle ; regarde-moi dans mon sommeil, ou suis-moi des yeux dans mes veilles ; — viens alors t’asseoir à mes côtés ! ma solitude n’en est plus une ; elle est peuplée par les furies ; — la nuit m’a vu dans son ombre grincer des dents jusqu’au retour de l’aurore, et le jour me maudire jusqu’au coucher du soleil ; — j’ai imploré la démence comme un bienfait, — elle m’a été refusée. J’ai affronté la mort, — mais dans la guerre des éléments, les flots se sont reculés de moi, et le péril a passé près de moi sans me toucher ; — la main glacée d’un démon impitoyable me retenait par un seul cheveu, qui n’a jamais voulu se rompre. Je me suis plongé dans les profondeurs et les magnificences de mon imagination, — autrefois si riche en créations ; mais, comme la vague qui se soulève, elle m’a rejeté dans le gouffre sans fond de ma pensée. Je me suis plongé dans le monde, j’ai cherché l’oubli partout, excepté là où il se trouve, et c’est ce qu’il me reste à apprendre ; — mes sciences, ma longue étude des connaissances surnaturelles, tout cela n’est qu’un art mortel : — j’habite dans mon désespoir, — et je vis, — et vis pour toujours.

La fée. Peut-être pourrai-je t’être utile.

Manf. Pour cela il faut que ta puissance évoque les morts, ou me fasse dormir avec eux. Donne-moi le trépas ! — quelles que soient sa forme, son heure — et la souffrance qui l’accompagne, pourvu que ce soit la dernière.

La fée. Cela n’est pas dans mes attributions ; mais si tu veux jurer de m’obéir et de faire tout ce que je t’ordonnerai, je puis accomplir ton vœu.

Manf. Je ne jurerai rien : — moi obéir ! et à qui ? aux esprits que j’oblige à comparaître devant moi ? moi l’esclave de ceux qui étaient à mes ordres ? — jamais !

La fée. Est-ce là tout ? N’as-tu pas de réponse plus aimable à me faire ? Penses-y encore, et réfléchis avant de rejeter mon offre.

Manf. J’ai dit.

La fée. Cela suffit ! — Je puis donc me retirer ? — parle !

Manf. Retire-toi !
(La fée disparaît.)

Nous sommes les jouets du temps et de nos terreurs ; nos jours coulent inaperçus, et chacun d’eux nous enlève quelque chose ; et cependant nous vivons, abhorrant la vie, et néanmoins redoutant de mourir ; parmi les jours que nous passons à porter ce joug détesté, ce poids vital sous lequel le cœur se débat, affaissé sous les chagrins, ou palpitant de douleur, ou d’une joie que termine la souffrance, ou l’épuisement ; — parmi tous les jours du passé et de l’avenir, car dans la vie il n’y a pas de présent, combien il en est peu, — combien moins que peu, — où l’âme cesse de souhaiter la mort ! et néanmoins elle recule devant le trépas, comme on retire sa main d’une eau glacée, quoiqu’il suffise de braver la première impression. Ma science m’offre encore une ressource : je puis évoquer les morts et leur demander en quoi consiste ce que nous redoutons d’être ; au pis-aller, j’aurai pour réponse le tombeau, et cela n’est rien. — Si on ne me répondait pas ! — mais le prophète enseveli a bien répondu à la sorcière d’Endor ; le monarque Spartiate a bien obtenu que la vierge de Byzance lui répondît et lui révélât sa destinée ! Il avait, sans le vouloir, immolé celle qu’il aimait, et mourut sans être pardonné, bien qu’il appelât à son aide le Jupiter phyxien, bien que dans Phigalie, par la voix des magiciens d’Arcadie, il suppliât l’ombre indignée de déposer sa colère, ou de fixer un terme à sa vengeance. — Elle lui répondit par des paroles d’un sens douteux, mais qui néanmoins reçurent leur accomplissement. Si je n’avais jamais vécu, celle que j’aime vivrait encore ; si je n’avais jamais aimé, celle que j’aime serait encore belle, — et heureuse, et faisant le bonheur des autres. Qu’est-elle ? qu’est-elle maintenant ? une victime de mes fautes, — un objet sur lequel je n’ose arrêter ma pensée, — rien peut-être. Dans quelques heures mes doutes seront éclaircis, — et cependant maintenant je redoute ce que j’ose entreprendre : jusqu’à présent la vue d’un bon nu mauvais esprit ne m’avait jamais effrayé, — à présent je tremble, et sens sur mon cœur je ne sais quel froid dégel. Mais je puis faire même ce que j’abhorre le plus, et défier les humaines frayeurs. — La nuit approche. (Il sort.)

SCÈNE III.

La cime du mont Jungfrau.
Arrive LA PREMIÈRE DESTINÉE.

La lune se lève, large, ronde, éclatante ; sur ces neiges que le pied d’aucun mortel ne foula jamais, nous marchons chaque nuit sans y laisser d’empreinte ; nous parcourons cette mer sauvage, ce brillant océan de glaces montagneuses ; nous effleurons ces rudes brisants, semblables à des flots écumeux soulevés par la tempête et que le froid aurait subitement glacés, image d’un tourbillon liquide réduit à l’immobilité et au silence ; et cette cime escarpée et fantastique, sculptée par quelque tremblement de terre, — où s’arrêtent les nuages pour s’y reposer en passant, — est consacrée à nos ébats et à nos veilles ; ici j’attends mes sœurs, qui doivent se rendre avec moi au palais d’Arimane ; c’est cette nuit que se célèbre notre grande fête ; — je m’étonne qu’elles ne viennent pas.

Une voix chante dans le lointain. L’usurpateur captif, précipité de son trône, gisait immobile, oublié, solitaire ; je l’ai éveillé, j’ai brisé sa chaîne, je lui ai donné une armée ; — le tyran règne encore ! Il reconnaîtra mes soins par le sang d’un million d’hommes, par la ruine d’une nation, — par sa fuite et son désespoir.

Une seconde voix. Le vaisseau voguait, le vaisseau voguait rapide ; mais je ne lui ai pas laissé une voile, je ne lui ai pas laissé un mât ; il ne reste pas une planche de sa carène on de son tillac ; il n’a pas survécu un seul infortuné pour pleurer son naufrage ; j’en excepte un cependant, que j’ai soutenu sur les flots par une touffe de ses cheveux, et c’était un objet bien digne de ma sollicitude, un traître sur la terre un pirate sur les flots ; — mais je l’ai sauvé afin qu’il préparât pour mes yeux des calamités nouvelles.

La première dest. La ville est endormie ; l’aurore la trouvera plongée dans les larmes : lente et sinistre, la noire peste s’est étendue sur elle ; — des milliers déjà sont dans la tombe, des milliers périront encore ; — les vivants fuiront les malades qu’ils devraient soigner ; mais rien ne peut arrêter la contagion dont ils meurent. La douleur et le désespoir, la maladie et l’effroi enveloppent une nation ; — heureux ceux qui meurent, et ne voient pas le spectacle de leur propre désolation ! — cet ouvrage d’une nuit, — cette immolation d’un royaume, — cette œuvre de mes mains, tous les siècles me l’ont vu l’aire, et je la renouvellerai encore.

Arrivent LA SECONDE Et LA TROISIÈME DESTINÉE.

Toutes trois ensemble. Les cœurs des hommes sont dans nos mains ; leurs tombes nous servent de marchepieds ; ils sont nos esclaves, nous ne leur donnons le souffle que pour le reprendre.

La première dest. Salut ! où est Némésis ?

Deuxième dest. Elle se livre à quelque œuvre importante ; ce que c’est, je l’ignore ; car mes mains étaient occupées.

Troisième dest. La voici.

La première dest. D’où viens-tu donc ? Mes sœurs et toi, vous arrivez bien tard, cette nuit.

Arrive NÉMÉSIS.
Némésis. Je m’occupais à réparer des trônes brisés, à marier des imbéciles, à restaurer des dynasties, à venger les hommes de leurs ennemis et à les faire repentir ensuite de leur vengeance, à tourmenter les sages jusqu’à les rendre fous, à faire fabriquer aux sots des oracles nouveaux pour gouverner le monde, car les autres commençaient à n’être plus de mise. Les mortels osaient penser par eux-mêmes, peser les rois dans la balance, et parler de liberté, ce fruit défendu. — Partons ! Nous avons laissé passer l’heure, moutons sur nos nuages.

SCÈNE IV.

Le palais d’Arimane. — Arimane est sur le globe de feu qui lui sert de trône. — Les génies rangés en cercle autour de lui.
Hymnes des GÉNIES.

Salut à notre maître ! au prince de la terre et de l’air ! Il marche sur les nuées et sur les eaux ; — il tient dans sa main le sceptre des éléments, qui à sa voix se dissolvent et font place au chaos ! Il souffle, — et la tempête agite l’Océan ; il parle, — et les nuages lui répondent par la voix du tonnerre ; il regarde, — et les rayons du soleil fuient devant son regard ; il se meut, — et la terre tremble et se déchire. Sous ses pas éclatent les volcans ; son ombre est la peste ; les comètes précèdent sa marche dans les cieux brûlants, et devant sa colère les planètes sont réduites en cendre. La guerre lui offre chaque jour des sacrifices ; la mort lui paie son tribut ; la vie lui appartient avec toutes ses innombrables agonies, — et c’est lui qui est l’âme de tout ce qui est.

Arrivent LES DESTINÉES Et NÉMÉSIS.

Première dest. Gloire à Arimane ! Sa puissance s’accroît sur la terre ; — mes sœurs et moi, nous avons exécuté ses ordres, et je n’ai pas négligé mon devoir.

Deuxième dest. Gloire à Arimane ! Nous qui courbons la tête des hommes, nous nous inclinons devant son trône.

Troisième dest. Gloire à Arimane ! Nous attendons un signe de sa volonté.

Némésis. Souverain des souverains ! nous sommes à toi, et tout ce qui vit est plus ou moins à nous, et presque tout ce qui est nous appartient entièrement ; néanmoins, pour accroître notre pouvoir en augmentant le tien, notre sollicitude est nécessaire, et c’est pourquoi nous sommes vigilantes. — Nous avons exécuté dans toute leur étendue tes derniers commandements.

Arrive MANFRED.

Un génie. Qui s’avance ? un mortel ! — Téméraire et vile créature, fléchis le genou et adore !

Deuxième génie. Je connais cet homme : — c’est un magicien d’une grande puissance et d’une science formidable !

Troisième génie. Fléchis le genou et adore, esclave ! — Quoi ! ne reconnais-tu pas ton souverain et le nôtre ? — Tremble et obéis !

Tous les génies. Prosterne-toi, ainsi que ton argile condamnée, fils de la terre ! ou crains le pire des châtiments.

Manf. Je le connais, et néanmoins tu vois que je ne fléchis pas le genou.

Quatrième génie. Nous t’apprendrons à le faire.

Manf. Je l’ai déjà appris ; que de nuits sur la terre nue j’ai courbé mon front dans la poussière et couvert ma tête de cendres ! J’ai connu la plénitude de l’humiliation, car je me suis affaissé devant mon désespoir et agenouillé devant ma désolation.

Cinquième génie. Oses-tu bien refuser à Arimane sur son trône ce que toute la terre lui accorde sans le voir dans la terreur de sa gloire ? Courbe-toi, te dis-je !

Manf. Dis-lui de se courber devant celui qui est au-dessus de lui, — devant l’Infini, le suprême régulateur des choses, — devant le Créateur, qui ne l’a point fait pour être adoré : — qu’il s’agenouille, et nous nous agenouillerons ensemble.

Les génies. Écrasons ce ver ! mettons-le en pièces ! —

Première dest. Arrêtez ! éloignez-vous ! il est à moi. Prince des puissances invisibles ! cet homme n’est pas un homme ordinaire, comme l’attestent son port et sa présence en ces lieux ; ses souffrances ont été, comme les nôtres, d’une nature immortelle ; sa science, ses facultés et sa volonté, autant que l’a permis l’argile qui emprisonne une essence éthérée, ont été telles que l’enveloppe humaine en contient rarement ; il a élevé son essor au-dessus des habitants de la terre, et n’a retiré de ses investigations d’autre fruit que de savoir ce que nous savons, — que la science n’est pas le bonheur, et n’a pour résultat que d’échanger une ignorance contre une autre. Ce n’est pas tout : — les passions, ces attributs inhérents à la terre et au ciel, dont nulle puissance, nul être n’est exempt, depuis le vermisseau jusqu’aux sommités de l’échelle créée, ont transpercé son cœur, et leurs conséquences ont fait de lui un objet tel, que moi, qui ignore la pitié, je pardonne à ceux qui ont pitié de lui. Il est à moi, et à toi aussi peut-être ; — quoiqu’il en soit, nul autre esprit dans cette région n’a une âme comme la sienne ; — nul n’a pouvoir sur son âme.

Ném. Alors que vient-il donc faire ici ?

Première dest. Que lui-même réponde.

Manf. Vous connaissez ce que j’ai connu ; et sans un pouvoir supérieur, je ne serais pas au milieu de vous : mais il est des pouvoirs plus grands encore, — je viens les interroger sur ce que je cherche.

Ném. Que demandes-tu ?

Manf. Tu ne peux me répondre. Évoque les morts devant moi, — c’est à eux que s’adressent mes questions.

Ném. Grand Arimane, permets-tu que le désir de ce moi tel soit exaucé ?

Ar. Oui.

Ném. Qui veux-tu exhumer ?

Manf. Un mort sans sépulture. Évoque Astarté.

Ném. Ombre ! ou esprit ! qui que tu sois, quelque portion que tu aies conservée des formes que tu reçus à la naissance, de l’enveloppe d’argile qui a été rendue à la terre, reparais à la clarté du jour ; reviens telle que tu étais, avec le même cœur et le même aspect, et dérobe-toi un moment aux vers de ta tombe. Parais ! — Parais ! — Parais ! Celui qui t’envoya là-bas réclame ici ta présence ! (Le fantôme d’Astarté s’élève et se tient debout au milieu des génies.)

Manf. Est-ce bien la mort que je vois ? l’incarnat est encore sur ses joues ; mais je vois que ce ne sont pas des couleurs vivantes ; c’est une rougeur maladive, pareille à celle que l’automne imprime sur les feuilles mortes ! O Dieu ! comment se fait-il que je tremble de la regarder ? — Astarté ! — Non, je ne puis lui parler. — Dites-lui de parler ; que j’entende de sa bouche mon pardon ou sa condamnation.

Ném. Par la puissance qui a brisé la tombe qui te retenait, parle à celui qui vient de parler ou à ceux qui t’ont fait venir !

Manf. Elle garde le silence, et ce silence m’a plus que répondu.

Ném. Mon pouvoir ne va pas plus loin. Prince de l’air, toi seul peux faire davantage : — commande-lui de parler.

Ar. Esprit, — obéis à ce sceptre !

Ném. Elle se tait encore ! Elle n’est pas de notre ordre, elle appartient aux autres puissances. Mortel ! ta demande est vaine, et nous-mêmes nous sommes impuissants.

Manf. Entends-moi ! entends-moi ! — Astarté ! ma bien-aimée ! parle-moi : j’ai tant souffert ! — je souffre tant ! — regarde-moi ! La tombe ne t’a pas plus changée que je ne suis changé pour toi. Tu m’as trop aimé, et moi je t’ai trop aimée aussi : nous n’étions pas destinés à nous torturer ainsi l’un l’autre, et nous avons été bien coupables d’aimer comme nous avons aimé. Dis que tu ne me hais pas, — que je suis puni pour nous deux, — que tu seras du nombre des bienheureux, — et que je mourrai, car jusqu’à présent tout ce qu’il y a d’odieux ici-bas conspire à me retenir dans les liens de l’existence, — dans une vie qui me fait envisager l’immortalité avec effroi, comme un avenir calqué sur le passé. Pour moi, il n’y a plus de repos possible. Je ne sais ni ce que je demande ni ce que je cherche : je ne sens ce que tu es — et ce que je suis ; et il me serait doux d’entendre une fois encore avant de mourir la voix qui fut mon harmonie. — Parle-moi ! car je t’ai appelée dans le calme de la nuit : ma voix a réveillé l’oiseau endormi sous le feuillage silencieux, et j’ai réveillé le loup dans la montagne ; et j’ai appris aux échos des cavernes à répéter inutilement ton nom, et ils m’ont répondu, — tout m’a répondu, les esprits et les hommes, — mais toi, tu es restée muette. Parle-moi donc ! J’ai veillé plus longtemps que les étoiles, et mes regards t’ont vainement cherchée dans les cieux. Parle-moi ! J’ai erré sur la terre, et n’ai rien vu de semblable à toi. Parle-moi ! Vois ces démons qui nous entourent : — ils s’attendrissent sur moi ; je ne les crains pas, je n’ai de sentiment que pour toi. — Parle-moi, quand tu ne devrais prononcer que des paroles de colère ; — dis-moi, — peu importe quoi, — mais que je t’entende une fois, — une fois encore !

Le fantôme d’Astarté. Manfred !

Manf. Poursuis, poursuis ! — toute ma vie est sur tes lèvres ! c’est bien ta voix !

Le fantôme. Manfred ! demain terminera tes maux terrestres. Adieu !

Manf. Un mot encore : — suis-je pardonné ?

Le fantôme. Adieu !

Manf. Dis, nous reverrons-nous ?

Le fantôme. Adieu !

Manf. Un mot de pardon ! Dis que tu m’aimes !

Le fantôme. Manfred ! (Le fantôme d’Astarté disparaît.)

Ném. Elle est partie, et il n’est plus possible de la rappeler ; ses paroles s’accompliront. Retourne sur la terre.

Un génie. Il est en proie aux convulsions du désespoir ; — voilà ce que c’est que d’être mortel, et de vouloir connaître ce qui est au delà des limites de sa nature.

Un autre génie. Cependant, voyez, il se maîtrise, et rend sa souffrance tributaire de sa volonté. S’il eût été l’un de nous, c’eût été un esprit d’une effrayante puissance.

Ném. As-tu d’autres questions à adresser à notre grand monarque ou à ses adorateurs ?

Manf. Aucune.

Ném. Alors, adieu pour un temps.

Manf. Nous nous reverrons donc ? où ? sur la terre ? — où tu voudras. Pour la faveur qui m’a été accordée, recevez tous mes remerciements. Adieu ! (Manfred sort.)

ACTE TROISIÈME.

SCÈNE Ire.

Une salle du château de Manfred.
MANFRED, HERMAN.

Manf. Quelle heure est-il ?

Herm. Encore une heure, elle soleil se couchera ; nous aurons un délicieux crépuscule.

Manf. Dis-moi, tout a-t-il été disposé dans la tour comme je l’ai ordonné ?

Herm. Tout est prêt, seigneur : voici la clef et la cassette.

Manfr. C’est bien. Tu peux te retirer. (Herman sort.)

Manf. Je sens en moi un calme, — une tranquillité inexplicable, qui jusqu’à présent n’a point appartenu à ce que j’ai connu de la vie. Si je ne savais que la philosophie est de toutes nos vanités la plus futile, le mot le plus vide dont le jargon de l’école ait jamais déçu nos oreilles, je croirais que le secret d’or, la pierre philosophai est enfin trouvée, et que son siége est dans mon âme. Cet état ne durera pas ; mais il est bon de l’avoir connu, ne fût-ce qu’une fois : il a agrandi mes pensées d’un sens nouveau, et je noterai dans mes tablettes qu’un tel sentiment existe… Qui est là ? » (Herman rentre.)

Herm. Seigneur, l’abbé de Saint-Maurice demande à être admis en votre présence. (L’abbé de Saint-Maurice entre.)

L’abbé. Que la paix soit avec le comte Manfred !

Manf. Je te remercie, mon père ! Sois le bienvenu dans ces murs : ta présence les honore et bénit ceux qui les habitent.

L’abbé. Plût au ciel, comte, qu’il en fût ainsi ! — Mais je désirerais t’entretenir en particulier.

Manf. Herman, laisse-nous. (Herman sort.) — Que me veut mon hôte vénérable ?

L’abbé. J’entre en matière sans plus de formalités : — mon âge, mon zèle, ma profession, mes bonnes intentions, excuseront la liberté que je prends ; j’invoquerai aussi notre voisinage, bien que nous nous connaissions peu. Il court des bruits étranges et d’une coupable nature auxquels on mêle ton nom, ce nom glorieux depuis des siècles ! Puisse celui qui le porte aujourd’hui le léguer sans tache à ses descendants !

Manf. Poursuis : — j’écoute.

L’abbé. On dit que tu te livres à des études interdites aux recherches de l’homme, que tu es en rapport avec les habitants des sombres demeures, la foule des esprits malfaisants et impies qui errent dans la vallée de l’ombre de la mort. Je sais que tu es rarement en communication de pensées avec les hommes tes semblables, et que ta solitude, pour être celle d’un anachorète, n’a besoin que d’être sainte.

Manf. Et qui sont ceux qui disent ces choses ?

L’abbé. Mes frères pieux, — les paysans effrayés, — tes propres vassaux, — qui te regardent avec des yeux inquiets. — Ta vie est en péril.

Manf. Qu’on la prenne !

L’abbé. Je viens pour sauver, et non pour détruire. — Il ne m’appartient pas de chercher à sonder les secrets de ton Âme ; mais si ces choses sont vraies, il est temps encore de recourir à la pénitence et au pardon… Réconcilie-toi avec la vraie Église, et par l’Église avec le ciel.

Manf. Je t’entends. Voici ma réponse : quoi que je sois ou puisse avoir été, c’est un secret qui reste entre le ciel et moi ; —je ne choisirai pas un homme pour mon médiateur. Ai-je transgressé vos ordonnances ? Qu’on le prouve, et qu’on me punisse !

L’abbé. Mon fils, ce n’est pas de punition que j’ai parlé, mais de pénitence et de pardon : — c’est à toi de choisir. — Pour ce qui est de pardonner, nos institutions et notre foi me mettent à même d’aplanir au pécheur la voie vers des espérances plus hautes et des pensées meilleures ; quant au droit de punir, je l’abandonne au ciel. — « La vengeance est à moi seul, » a dit le Seigneur ; et son serviteur se borne à répéter hautement cette redoutable parole.

Manf. Vieillard, ni le pouvoir des hommes pieux, ni la puissance de la prière, — ni les formes purificatoires de la pénitence, — ni la contrition du visage, — ni les jeûnes, — ni les souffrances, — ni, plus que tout cela, les tortures innées de ce profond désespoir qui est le remords sans la crainte de renier, mais qui se suffit à lui-même, et transformerait en enfer le ciel même, — rien ne peut exorciser l’âme indépendante, rien ne peut lui arracher le sentiment énergique de ses propres fautes, de ses crimes, de ses tourments et de sa vengeance sur elle-même ; point de supplices à venir qui puissent égaler la justice que se fait à elle-même l’âme qui se condamne.

L’abbé. Tout cela est bien, car tout cela passera, et fera place à une espérance salutaire ; l’âme lèvera les yeux avec une calme assurance vers ce fortuné séjour où peuvent être admis tous ceux qui en ont la volonté, quelles qu’aient été leurs terrestres erreurs, pourvu que le repentir les ait expiées. Le commencement de cette expiation est dans le sentiment de sa nécessité. — Parle, — et tous les enseignements de notre Église te seront donnés, et tout ce que nous pouvons absoudre te sera pardonné.

Manf. Quand le sixième empereur de Home vit arriver sa lin, victime d’une blessure que lui-même s’était faite pour se soustraire au supplice d’une mort publique infligée par un sénat naguère son esclave, un soldat, ému d’une fidèle pitié, voulut étancher avec sa robe officieuse le sang qui jaillissait de la gorge de son empereur. Le Romain expirant le repoussa, et, jetant sur lui un regard où une lueur de la puissance impériale brillait encore, il lui dit : « Il est trop tard. — Est-ce là de la fidélité ? »

L’abbé. Où veux-tu en venir ?

Manf. Je réponds avec le Romain : « Il est trop tard ! »

L’abbé. Il ne saurait jamais être trop tard pour te réconcilier avec ton âme, et ton âme avec le ciel. N’as-tu donc plus d’espérance ? Je m’en étonne. — Ceux-là même qui désespèrent du ciel se créent sur la terre des illusions, tige fragile à laquelle ils se rattachent comme des hommes qui se noient.

Manf. Oui, mon père, je les ai connues, ces illusions terrestres, aux jours de ma jeunesse ! J’éprouvais la noble ambition de m’emparer des volontés des hommes, d’éclairer les nations, de m’élever je ne sais où, — pour tomber peut-être, mais pour tomber comme la cataracte des montagnes, après avoir bondi de sa plus éblouissante hauteur jusque dans les profondeurs de son abîme écumeux, d’où elle fait jaillir encore vers le ciel des colonnes de poussière liquide qui deviennent des nuages et retombent en pluie ; elle gît bien bas, mais puissante encore. Mais ce temps n’est plus : mes pensées se sont méprises.

L’abbé. Et pourquoi ?

Manf. Je n’ai pu faire fléchir ma nature, car il doit servir, celui qui veut commander. — Il faut qu’il flatte, — qu’il supplie, — qu’il épie les occasions, — qu’il se glisse partout, qu’il soit un mensonge vivant, — celui qui veut être puissant parmi les êtres abjects dont se composent les masses. Je dédaignai de faire partie d’un troupeau, — même de loups, eussé-je dû en être le chef. Le lion est seul : ainsi suis-je.

L’abbé. Et pourquoi ne pas vivre et agir avec les autres hommes ?

Manf. Parce que ma nature était antipathique à la vie ; et pourtant je n’étais pas cruel : car j’aurais voulu trouver, mais non créer, un lieu de désolation. — Je ressemblais au simoun solitaire, à ce vent dont l’haleine dévore et brûle ; il n’habite que le désert, il ne souffle que sur des sables stériles où nul arbuste ne croît ; il se délecte sur leurs vagues sauvages et arides ; il ne cherche personne si personne ne le cherche, mais, à tout ce qu’il rencontre, son contact est mortel. Tel a été le coins de mon existence : il s’est trouve dans ma voie des objets qui ne sont plus.

L’abbé. Hélas ! je commence à craindre que tu n’aies aucune aide à attendre de moi et de ma profession. Si jeune encore ! Pourtant je désirerais…

Manf. Regarde-moi… Il est sur la terre une classe d’hommes qui deviennent vieux dans leur jeunesse, et meurent avant le midi de leur âge, mais non de la mort violente du guerrier ; il en est qui succombent aux plaisirs, d’autres à l’étude, et quelques-uns meurent d’un excès de travail, quelques autres d’ennui ; ceux-ci de maladie, ceux-là d’insanie, d’autres de brisements de cœur, car cette dernière maladie en tue plus que l’on n’en inscrit au livre du destin : elle revêt toutes les formes et prend bien des noms divers. Regarde-moi : j’ai éprouvé toutes ces choses, et une seule suffirait pour donner la mort. Ne t’étonne donc pas que je sois ce que je suis, mais bien plutôt que j’aie jamais été, ou qu’ayant été, je sois encore sur la terre.

L’abbé. Écoute-moi cependant.

Manf. Vieillard, je respecte ton ministère, je vénère tes cheveux blancs, je crois tes intentions pieuses ; mais tes efforts seraient impuissants. Ne m’accuse pas de manquer d’égards pour toi : c’est plutôt dans ton intérêt que dans le mien que j’évite un plus long entretien. — Ainsi donc, — adieu. (Manfred sort.)

L’abbé. Cet homme aurait pu être une noble créature : il a toute l’énergie qui aurait pu produire un bel ensemble composé d’éléments généreux, s’ils avaient été sagement combinés. En leur état actuel, c’est un effroyable chaos, — un mélange confus de lumière et d’ombre, — d’esprit et de poussière, — de passions et de pensées pures livrées à une lutte désordonnée et sans frein, tantôt inactives, tantôt destructives. Il va périr, et pourtant je voudrais le sauver. Je vais faire une nouvelle tentative, car de telles âmes méritent bien d’être rachetées, et mon devoir est de tout oser dans un but vertueux. Je le suivrai. — Avec de la prudence, je réussirai. (il sort.)

SCÈNE II.

Un autre appartement.
MANFRED, HERMAN.

Herm. Seigneur, vous m’avez ordonné de venir vous trouver au coucher du soleil… Le voilà qui s’atfaisse derrière la montagne.

Manf. Eh bien ! je vais le contempler. (Manfred s’avance vers la fenêtre de l’appartement.) Astre glorieux, idole de la nature enfant, de la race vigoureuse du genre humain, pure encore de toute souillure, de ces géants nés des amours des anges avec un sexe plus beau qu’eux-mêmes, ce sexe qui fit descendre du ciel et descendre sans retour les anges égarés ! — astre glorieux, tu fus adoré avant que fût révélé le mystère de ta création ! Le premier, tu annonças la gloire du Tout-Puissant ; tu réjouis, au sommet de leurs montagnes, les cœurs des bergers chaldéens, qui se répandirent en prières devant toi ! Dieu matériel, tu es le représentant de l’Inconnu, qui t’a choisi pour son ombre ! Étoile souveraine, centre d’un grand nombre d’étoiles, tu rends notre terre habitable, tu ravives les teintes et les cœurs de tout ce qui vit dans le cercle de tes rayons ! Roi des saisons, monarque des climats et de tous ceux qui les habitent, car, de près ou de loin, nos pensées comme nos traits se colorent à tes feux, — tu te lèves, tu resplendis et tu te couches dans ta gloire ! Adieu ! je ne te verrai plus. Mon premier regard d’amour et d’admiration fut pour toi : reçois aussi mon dernier ! Tes rayons n’éclaireront aucun mortel à qui le don de la vie ait été plus fatal qu’à moi. Il est parti : je vais le suivre. (Manfred sort.)

SCÈNE III.

HERMAN, MANUEL, et autres domestiques de Manfred.
Les montagnes. — On aperçoit à quelque distance le château de Manfred. — Une terrasse devant une tour. — il est minuit.

Herm. C’est véritablement étrange : chaque nuit, pendant des années entières, il a poursuivi ses longues veilles dans cette tour, sans témoin. J’y suis entré, — nous y avons tous pénétré plus d’une fois ; mais il serait impossible, d’après ce qu’elle contient, de juger d’une manière absolue de la nature des études auxquelles il se livre. Il est certain qu’il y a une chambre où personne n’est admis : je donnerais trois années de mes gages pour pénétrer ses mystères.

Man. Il pourrait y avoir du danger. Contente-loi de ce que tu sais déjà.

Herm. Ah ! Manuel, tu es vieux, tu as de l’expérience, et lu pourrais nous en apprendre beaucoup.— Depuis combien d’années ?…

Man. Avant que le comte Manfred fût né, je servais son père, auquel il est loin de ressembler.

Herm. C’est ce qui arrive à beaucoup d’enfants. Mais en quoi diffèrent-ils ?

Man. Je ne parle pas des traits du visage ou des formes extérieures, mais du caractère et des habitudes. Le comte Sigismond était lier, — mais gai et franc : c’était tout à la fois un guerrier et un homme de plaisir. Il ne vivait pas au milieu des livres et de la solitude ; il n’employait pas la nuit en lugubres veilles, mais en festins joyeux, et en passait les heures plus gaiement que celles du jour ; il ne parcourait pas, comme un loup, les bois et les rochers, et ne s’isolait pas des hommes et de leurs plaisirs.

Herm. Merci de moi ! C’étaient d’heureux temps que ceux-là ! Je voudrais en voir renaître de semblables dans ces vieilles murailles ; elles m’ont tout l’air de les avoir oubliés.

Man. Il faudrait d’abord que ces murs changeassent de maître. Oh ! j’y ai vu d’étranges choses, Herman !

Herm. Allons, sois bon enfant ; raconte-m’en quelques-unes pour passer le temps. Je t’ai entendu parler vaguement d’un événement qui est arrivé quelque part par ici, dans le voisinage de cette même tour.

Man. Je me la rappelle, cette nuit-là ! C’était l’heure du crépuscule, comme qui dirait maintenant ; c’était une soirée comme celle-ci : — un nuage rougeâtre couronnait la cime de l’Eigher, pareil à celui que nous y voyons en ce moment ; — ils se ressemblent tellement, que peut-être est-ce le même. Le vent était faible et orageux, et la lune, qui se levait, commençait à faire briller la neige des montagnes. Le comte Manfred était, comme maintenant, renfermé dans sa tour. Ce qu’il y faisait, c’est ce que nous ignorons. Il n’avait avec lui que celle qui était la seule compagne de ses rêveries et de ses veilles, — la seule de toutes les choses vivantes de la terre qu’il parût aimer, comme en effet les liens du sang lui en faisaient un devoir : Astarté. C’était sa… — Chut ! qui va là ? (Entre l’abbé de Saint-Maurice.)

L’abbé. Où est votre maître ?

Herm. Là-bas, dans la tour.

L’abbé. J’ai besoin de lui parler.

Man. C’est impossible… Il est seul, et ne peut recevoir personne en ce moment.

L’abbé. Je prends sur moi la responsabilité de ma faute, si c’en est une ; mais il faut que je le voie.

Herm. Vous l’avez déjà vu ce soir.

L’abbé. Herman, je te l’ordonne, frappe, et annonce au comte mon approche.

Herm. Nous n’osons pas.

L’abbé. Je vais donc m’annoncer moi-même.

Man. Mon révérend père, arrêtez ! — arrêtez, je vous prie !

L’abbé. Pourquoi ?

Man. Venez par ici, je vous en dirai davantage.

(Ils sortent)

SCÈNE IV.

L’intérieur de la tour.
MANFRED seul.

Les étoiles brillent au firmament, la lune se montre au-dessus des cimes neigeuses des montagnes. — Comme c’est beau ! J’aime à prolonger mes entretiens avec la nature, car le visage de la nuit est plus familier à mes regards que celui de l’homme, et, dans la beauté sombre et solitaire de son ombre étoilée, j’ai appris la langue d’un autre monde. Je me rappelle qu’au temps de ma jeunesse, pendant mes voyages, par une nuit semblable à celle-ci, je me trouvai dans l’enceinte du Colysée au milieu des plus imposants débris de la puissante Rome. Les arbres qui croissaient le long des arches brisées balançaient leur noir feuillage sur le fond bleu de la nuit, et les étoiles brillaient à travers les fentes des ruines. De loin, de l’autre côté du Tibre, les chiens faisaient entendre leurs aboiements ; plus près de moi, du palais des Césars s’échappait le long cri du hibou, et le souille léger de la brise m’apportait par intervalles le chant des lointaines sentinelles. À travers les ouvertures pratiquées par, le temps, quelques cyprès semblaient border l’horizon, et cependant ils n’étaient qu’à la portée d’un trait. Là où habitaient les Césars, et où habitent aujourd’hui les oiseaux de la nuit à la voix discordante, au milieu des arbres qui, croissant à travers les créneaux écroulés, enlacent leurs racines à la pierre du foyer impérial, le lierre a usurpé la place du laurier ; — mais le cirque sanglant des gladiateurs est debout encore, imposant débris, chef-d’œuvre de ruine, tandis que les appartements de César et les palais d’Auguste rampent sur la poussière, décombres ignorés ! — Et toi, lune errante, tu brillais sur tout cet ensemble ! tu répandais une ample et tendre clarté qui adoucissait l’austère rudesse et les teintes heurtées de ces ruines, et comblais en quelque sorte les vides opérés par les siècles, laissant sa beauté à ce qui était beau, et rendant beau ce qui ne l’était pas ! Et alors un religieux recueillement saisissait l’âme, et la pensée embrassait dans une adoration silencieuse les grands hommes d’autrefois, ces monarques qui, tout morts qu’ils sont, ont conservé leur sceptre, et du fond de leurs urnes gouvernent encore nos âmes. C’était une nuit comme celle-ci… Il est étrange que je me la rappelle en cet instant ; mais j’ai toujours éprouvé que c’est au moment où la pensée devrait le plus se recueillir qu’elle fait ses excursions les plus lointaines. (Entre l’abbé de Saint-Maurice.)

L’abbé. Mon bon seigneur, pardonne-moi cette seconde visite… Ne sois point offensé de l’importunité de mon humble zèle ; — que ce qu’il a de coupable retombe sur moi seul ! que ce qu’il peut avoir de salutaire dans ses effets descende sur ta tête ! — que ne puis-je dire ton cœur ! — Oh ! si, par mes paroles ou mes prières, je parvenais à toucher ce cœur, je ramènerais au bercail un noble esprit qui s’est égaré, mais qui n’est pas perdu sans retour !

Manf. Tu ne me connais pas… Mes jours sont comptés et mes actes enregistres. Retire-toi : ta présence ici pourrait te devenir fatale. — Sors !

L’abbé. Ton intention, sans doute, n’est pas de me menacer ?

Manf. Non, certes ; je t’avertis seulement qu’il va péril pour toi à rester ici, et je voudrais t’en préserver.

L’abbé. Que veux-tu dire ?

Manf. Regarde là… Que vois-tu ?

L’abbé. Rien.

Manf. Regarde attentivement, te dis-je. — Maintenant, dis-moi ce que tu vois !

L’abbé. Un objet qui devrait me faire trembler ; — mais je ne le crains pas. — Je vois sortir de terre un spectre sombre et terrible qui ressemble à une divinité infernale. Son visage est caché dans les plis d’un manteau, et des nuages sinistres forment son vêtement, il se tient debout entre nous deux, — mais je ne le crains pas.

Manf. Tu n’as aucune raison de le craindre : — il ne te fera pas de mai ; — mais sa vue peut frapper de paralysie ton corps vieux et débile. Je le le répète, — retire-toi.

L’abbé. Et moi je réponds : — Jamais ! — je veux livrer combat à ce démon. — Que fait-il ici ?

Manf. Mais — oui, effectivement, — que fait-il ici ? — je ne l’ai pas envoyé chercher ; — il est venu sans mon ordre.

L’abbé. Hélas ! homme perdu ! quels rapports peux-tu avoir avec de pareils hôtes ? Je tremble pour toi. Pourquoi ses regards se fixent-ils sur toi et les tiens sur lui ? Ah ! le voilà qui laisse voir son visage ; son front porte encore les cicatrices qu’y laissa la foudre ; dans ses yeux brille l’immortalité de l’enfer ! — Arrière ! —

Manf. Parle, — quelle est ta mission ?

L’espr. Viens !

L’abbé. Qui es-tu, être inconnu ? Réponds ! — Parle !

L’espr. Le génie de ce mortel. — Viens, il est temps !

Manf. Je suis préparé à tout, mais je ne reconnais pas le pouvoir qui m’appelle. Qui t’envoie ici ?

L’espr. Tu le sauras plus tard. — Viens, viens !

Manf. J’ai commandé à des êtres d’une essence bien supérieure à la tienne ; je me suis mesuré avec tes maîtres. Va-t’en.

L’espr. Mortel ! ton heure est venue ; — partons, te dis-je !

Manf. Je savais et je sais que mon heure est venue ; mais ce n’est pas à un être tel que toi que je rendrai mon âme ; arrière ! je mourrai seul, ainsi que j’ai vécu.

L’espr. En ce cas, je vais appeler mes frères. — Paraissez ! (D’autres esprits s’élèvent.)

L’abbé. Arrière, maudits ! — arrière, vous dis-je ! — là où la pitié a autorité vous n’en avez aucune, et je vous somme au nom…

L’espr. Vieillard ! nous savons ce que nous sommes, nous connaissons notre mission et ton ministère ; ne prodigue pas en pure perte tes saintes paroles, ce serait en vain : cet homme est condamné. Une fois encore je le somme de venir. — Partons ! partons !

Manf. Je vous défie tous ; — quoique je sente mon âme prête à me quitter, je vous défie tous ; je ne partirai pas d’ici tant qu’il me restera un souille pour vous exprimer mon mépris, — une ombre de force pour lutter contre vous, tout esprits que vous êtes ; vous ne m’arracherez d’ici que morceau par morceau.

L’espr. Mortel obstiné à vivre ! voilà donc le magicien qui osait s’élancer dans le monde invisible, et se faisait presque notre égal ! — Se peut-il que tu sois si épris de la vie, cette vie qui t’a rendu si misérable !

Manf. Démon imposteur, tu mens ! ma vie est arrivée à sa dernière heure ; — cela, je le sais, et je ne voudrais pas racheter de cette heure un seul moment ; je ne combats point contre la mort, mais contre toi et les anges qui l’entourent ; j’ai dit mon pouvoir passé, non à un pacte avec ta bande, mais à mes connaissances supérieures, — à mes austérités, à mon audace, — à mes longues veilles, — à ma force intellectuelle et à la science de nos pères, — alors que la terre voyait les hommes et les anges marcher de compagnie, et que nous ne vous cédions en rien ; je m’appuie sur ma force, — je vous défie, — vous dénie — et vous méprise ! —

L’espr. Mais tes crimes nombreux t’ont rendu…—

Manf. Que font mes crimes à des êtres tels que toi ? doivent-ils être punis par d’autres crimes et par de plus grands coupables ? — Retourne dans ton enfer ! Tu n’as aucun pouvoir sur moi, cela, je le sens ; tu ne me posséderas jamais, cela, je le sais : ce que j’ai fait est fait ; je porte en moi un supplice auquel le tien ne peut rien ajouter. L’âme immortelle récompense ou punit elle-même ses pensées vertueuses ou coupables ; elle est tout à la fois l’origine et la fin du mal qui est en elle ; — indépendante des temps et des lieux, son sens intime, une fois affranchi de ses liens mortels, n’emprunte aucune couleur aux choses fugitives du monde extérieur ; mais elle est absorbée dans la souffrance ou le bonheur que lui donne la conscience de ses mérites. Tu ne m’as pas tenté, et tu ne pouvais me tenter ; je ne fus point ta dupe, je ne serai point ta proie ; — je fus et je serai encore mon propre bourreau. Retirez-vous, démons impuissants ! la main de la mort est étendue sur moi, — mais non la votre ! (Les démons disparaissent.)

L’abbé. Hélas ! comme tu es pâle ! — tes lèvres sont décolorées, ta poitrine se soulève, — et, dans ton gosier, la voix ne forme plus que des sons rauques et étouffés. — Adresse au ciel tes prières ; — prie, — ne fut-ce que par la pensée, mais ne meurs point ainsi.

Manf. Tout est fini, — mes yeux ne te voient plus qu’au travers d’un nuage ; tous les objets semblent nager autour de moi, et la terre osciller sous mes pas : adieu, — donne-moi ta main.

L’abbé. Froide ! — froide ! et le cœur aussi. — Une seule prière ! — Hélas ! comment te trouves-tu ?

Manf. Vieillard ! il n’est pas si difficile de mourir. (Manfred expire.)

L’abbé. Il est parti ! — son âme a pris congé de la terre, pour aller où ? je tremble d’y penser ; mais il est parti.




NOTES
DES TROIS ACTES DE MANFRED.
38 ŒUVRES DE LORD BYRON.

² Au-dessus de ce beau drame plane un sentiment moral, comme un sombre nuage qui recèle la tempête. Il fallait un crime comme celui que l’on nous montre dans le lointain pour fournir un aussi terrible et aussi éclatant exemple des hideuses aberrations de la nature humaine, quoique noble et majestueuse dans son principe, lorsqu’elle s’abandonne sans frein à ses désirs, à ses passions, à son imagination : la beauté, d’abord si innocemment adorée, est à la fin souillée, profanée et violée. Le crime, le remords, s’enchaînant l’un à l’autre, se succèdent dans une progression terrible. Nous nous figurons Astarté belle, jeune, innocente, coupable, assassinée, ensevelie, jugée et pardonnée ; cependant, dans la visite qu’il lui est permis de rendre à la terre, sa voix est pleine de douleur, et sa contenance respire un trouble mortel. Nous ne faisons que l’entrevoir lorsqu’elle est encore belle et innocente ; mais à la fin elle se dresse devant nous, silencieux fantôme, avec le regard fixe, éteint et sans passions,qui révèle la mort, le jugement dernier et l’éternité. Une haute moralité respire et circule dans chaque parole, dans cette démence, cette désolation. Dans cette agonie, ces déchirements et ces sombres évocations,nous apercevons, quoique confus et obscurcis, les éléments d’une existence plus pure. Wilson.

3 Parmi les grands poètes des temps modernes, trois seulement ont osé peindre dans toute leur étendue et toute leur énergie ces agonies auxquelles sont exposées, par le continuel retour d’un profond et amer scepticisme,de grandes et méditatives intelligences ; mais un seul a osé se représenter lui-même comme la victime de ces souffrances sans nom et indéfinissables. Goethe a choisi pour ses doutes et sa mélancolie le terrible déguisement de son mystérieux Faust ; Schiller, plus hardi, a planté les mêmes angoisses dans le cœur superbe et héroïque de Wallenstein ; mais Byron n’a pas cherché de symbole extérieur pour lui prêter les inquiétudes de son âme : il prend le monde et tout ce qui le compose pour théâtre, pour spectateur, et il se découvre devant tous les retards, luttant sans cesse et inutilement contre le démon qui le tourmente. Par moment, il y a quelque chose de triste et d’accablant dans son scepticisme ; mais le plus souvent il revêt un caractère élevé et solennel qui le rapproche de la foi. Quelles que soient les croyances du poète, nous, ses lecteurs, nous nous sentons trop ennoblis et trop élevés par le spectacle de cette mélancolie, pour ne pas être confirmés dans notre croyance par ces doutes mêmes exprimés avec tant de majesté. Son scepticisme a son contre-poids dans sa grandeur ; il n’y a ni philosophie ni religion dans les amères et sauvages attaques qui ont été dirigées par divers organes contre ces doutes de l’intelligence, doutes involontaires et qui ne passeront pas. Les ténèbres et les spectres qui remplissent son imagination peuvent bien troubler un moment la nôtre ; mais au milieu des ténèbres, il y a de fréquentes lumières, et la sublime tristesse que lui inspire le spectacle des mystères de l’existence humaine, est toujours accompagnée d’un appel à l’immortalité de l’âme exprimé dans un langage divin. Wilson.