Maman Léo/Chapitre 41

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 399-404).


XLI

La voiture des mariés


Lecoq n’avait point menti. À la Force, tout avait réussi comme par enchantement. Malgré la différence un peu trop marquée de tournure et de figure qui existait entre le beau lieutenant et notre Échalot.

Ce dernier avait pu sans encombre opérer l’échange chevaleresque et prendre place sur l’escabelle du captif après avoir revêtu tant bien que mal sa défroque.

Les habits de prisonnier ne sont pas faits sur mesure.

Une myopie épidémique ayant envahi l’administration, personne ne s’était aperçu de rien. Tout au plus le concierge avait-il fait un peu la grimace en voyant la taille dégagée du lieutenant flotter dans la redingote noire que le torse dodu de l’ancien apprenti pharmacien bourrait tout à l’heure.

— Patronne, avait dit Échalot au moment de la séparation, je vous recommande Saladin, mon adoptif, à cause de la faiblesse de son âge et que son vrai père est incapable de le guider dans le sentier de la vertu. Quant à moi, la chose de m’être sacrifié pour vous permettre de l’agrément suffira à mon cœur en le consolant dans sa solitude. À vous revoir et bonne chance !

— À te revoir, ma vieille ! avait répondu la dompteuse en lui serrant la main à l’écraser ; je te signe en ce jour le choix que je fais de ta personne dans la foule des prétendants qui soupirent à l’entour de moi. Je te prends à la maison avec l’emploi de mon mari qui sera plus tard ta récompense.

Dans la rue Pavée, la voiture de la marquise attendait. Sur le siège nous aurions pu reconnaître ce cocher silencieux qui répondait au nom de Giovan-Battista ; derrière, le valet de pied qui tenait les cordons ressemblait, malgré sa perruque poudrée et son majestueux uniforme, à ce bandit facétieux qui partageait à l’estaminet de l’Épi-Scié la popularité du jeune Cocotte : monsieur Piquepuce.

Maurice et Valentine s’assirent l’un auprès de l’autre, maman Léo prit place sur le devant, après avoir jeté au cocher l’adresse de l’hôtel de Bozzo.

La voiture se mit en marche et prit la rue Saint-Antoine. Maman Léo resta un instant silencieuse à regarder les deux jeunes gens qui se tenaient par la main pensifs et recueillis.

— Ah ça ! dit-elle brusquement, en fronçant le sourcil pour refouler une larme qui venait à sa paupière, il n’y a donc plus que moi de brave, ici ! Vous avez l’air de deux condamnés qui montent à la Roquette. Saquédié ! si nous sommes dans une forêt de Bondy, il y a assez de passants ici autour pour mettre à la raison les brigands et les loups. Si c’était moi qui menais la danse, le cocher baragouineur et ce méchant sujet de Piquepuce, que j’ai reconnu sur le siège de derrière, auraient bien vite les quatre fers en l’air, et dans dix minutes nous aurions dépassé la barrière du Trône au galop !

Valentine répondit tout bas :

— Avec un mot, un seul mot, ceux que vous venez de désigner feraient de chaque passant un ennemi plus acharné à nous poursuivre que les loups et les brigands. Il y a ici un assassin qui s’évade.

En disant cela, elle porta les mains de Maurice à ses lèvres.

— C’est vrai ! murmura maman Léo, qui baissa la tête malgré elle. On n’a jamais vu rien de pareil ; tout est contre nous : les voleurs, la justice, le monde entier !

Elle entr’ouvrit son casaquin et y prit une paire de pistolets, qu’elle présenta à Maurice.

— Lieutenant, dit-elle, ça te connaît ; il m’en reste, et je joue assez bien de cet instrument-là, moi aussi.

Maurice prit les armes qu’on lui tendait avec un mouvement de joie.

— Si nous passons la porte de cet enfer, continua la dompteuse, il faut du moins que nous puissions répondre à ceux qui nous parleront.

Valentine secoua sa tête charmante et murmura :

— Ces armes-là ne valent rien. Je ne sais pas si celles que j’ai choisies sont meilleures. Après Dieu, qui tient notre vie dans sa main, il n’y a qu’une seule créature humaine en qui j’espère ; tout dépend de Coyatier.

— J’ai plutôt idée, moi, gronda maman Léo, que tout dépend du colonel. Mais ne te fâche pas, chérie ; mon de profundis est dit et bien dit. Roule ta bosse, c’est toi qui as le plus gros enjeu, c’est à toi de tenir les cartes.

Le lecteur sait désormais laquelle pensait juste de Valentine d’Arx ou de maman Léo, sur la question de Coyatier et du colonel.

La voiture allait au trot des deux beaux chevaux de la marquise. Dans ces rues du centre de Paris, si gaies et si pleines, il aurait suffi d’un mot prononcé à la portière pour obtenir une aide instantanée. Moins que cela, rien n’empêchait de descendre, et si l’on eût été vraiment dans la forêt de Bondy, maman Léo à elle seule aurait eu bien vite raison des deux bandits déguisés en valets.

Mais ce qui fait d’ordinaire la sécurité de tous était ici la perte de nos fugitifs. Ce n’étaient, en réalité, ni Giovan-Battista, ni mons Piquepuce qui les tenaient prisonniers. L’arme invisible les avait touchés : ils étaient garrottés par une chaîne magique.

Au moment où ils arrivaient devant la porte cochère de l’hôtel Bozzo, et pendant que la voiture s’arrêtait, Valentine offrit son front à Maurice, qui l’effleura de ses lèvres.

Giovan-Battista demanda la porte et l’équipage entra dans la cour.

Ils descendirent. Un domestique les attendait au bas du perron et se chargea de les introduire.

Maman Léo ne parlait plus.

En montant l’escalier, Maurice pressait le bras de Valentine contre son cœur.

— Comme nous aurions été heureux ! murmura-t-il.

— L’âme ne meurt pas, répondit la jeune fille, dont les beaux yeux étaient levés vers le ciel.

Une porte s’ouvrit au-devant d’eux et ils se trouvèrent dans la chambre du colonel, disposée comme nous l’avons dit et déjà remplie par ceux qui devaient assister au mariage.