Maman Léo/Chapitre 23

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 214-224).


XXIII

Maman Léo entre en campagne


Il était environ deux heures de nuit quand ce prodigieux comédien, le colonel Bozzo-Corona, sortit sain et sauf du coupe-gorge où il s’était engagé avec une intrépidité si hasardeuse.

Certes, on ne peut pas dire qu’il réussissait à tromper ses compagnons, mais entre gens qui se livrent la bataille de la vie, il ne s’agit pas toujours de se tromper mutuellement ; il est vrai de dire même que les cas où l’on parvient à tromper dans toute la rigueur du mot sont assez rares : les habiles dédaignent ce but, juché trop haut ; toute leur ambition est d’imposer le rôle effronté qu’ils ont choisi à leurs amis comme à leurs ennemis.

Ne connaissons-nous pas, dans d’autres sphères et très loin des ténébreux ateliers où les Habits-Noirs travaillent, nombre de probités avérées appartenant à d’illustres escrocs ? quantité de vaillances dites notoires, mais masquant la colique des trembleurs émérites ? et jusqu’à des talents même, ce qui semble impossible, des talents très adulés, très tapageurs, très exigeants, qui crèveraient comme des vessies gonflées de vent si la critique complice ne se promenait pas l’arme au bras devant la porte de leur salle à manger ?

Tous ceux-là ont le don ou la force de se cramponner à la place qu’ils ont conquise, de manière ou d’autre, avec de l’argent, avec de l’amour, avec de la ruse, avec de la cuisine ou tout uniment par hasard.

Ils ne trompent ni vous, ni moi, ni personne, mais pour ne pas faire monter trop de rouge au front des naïfs et par pure décence, ils continuent de jouer la comédie qui fit leur succès.

Ainsi en était-il du colonel Bozzo-Corona vis-à-vis de ceux qui le haïssaient mortellement et pourtant qui lui obéissaient en esclaves.

Sa main était sur eux, sa main tremblante, mais si lourde ! La diplomatie qu’il employait à leur égard, usée jusqu’à la corde, était, comme toutes les diplomaties du reste, une simple mise en scène destinée à pallier le fait brutal.

À savoir, la force de l’un et la faiblesse des autres.

Il y avait cependant un atome de vérité parmi cet amas de vieux mensonges qui avaient tant et tant servi. Le colonel avait été sincère en parlant du chagrin que lui causait la réparation de fourneau demandée par son locataire.

Cela est si vrai qu’au lieu de prendre avec lui, comme d’habitude, Lecoq, son inséparable, il avait fait monter Portal-Girard dans son coupé.

Il y a loin du boulevard des Filles-du-Calvaire à la rue Thérèse. Pendant tout le temps que dura le voyage, le colonel Bozzo, parlant avec une animation extraordinaire, traita la question du fourneau, se faisant expliquer plutôt dix fois qu’une la théorie des immeubles par destination et taxant d’absurdité la loi qu’on n’avait pas faite à sa fantaisie.

— Si j’étais plus jeune, dit-il, je serais capable, moi, de faire des barricades contre une énormité pareille ! Je ne suis pas maître de cela, l’injustice m’exaspère ! Comment ! pour un misérable loyer de 600 fr., cent écus de dépense ! le législateur n’a jamais eu d’autre but que de caresser le prolétariat, c’est évident.

Ce fut seulement aux environs du Palais-Royal que, son caractère sarcastique reprenant le dessus, il dit en frappant sur le genou de Portal :

— Figure-toi que quand je suis entré tout à l’heure là-bas, à l’entresol, tu avais ta main sous ton gilet, il m’a passé une idée ridicule. Ah ! dame, je n’ai plus la cervelle bien solide, et si j’ai fait semblant d’avoir prévenu Lampion…

— C’est donc que vous aviez défiance de moi ! interrompit Portal d’un ton pénétré.

— C’est idiot ! dit le colonel. Tu n’aurais pas eu besoin d’un couteau, il eût suffi d’une chiquenaude.

En ce moment le coupé s’arrêta et le cocher demanda la porte.

— À te revoir, ma brebis ! reprit le colonel, et merci de tes bons conseils. La noce dont je vous ai parlé aura lieu plus tôt que vous ne croyez, car je n’ai plus le temps de traiter mes affaires à long terme. Je n’ai jamais rien imaginé de si curieux ; tu sais, ce sera mon chef-d’œuvre. Vous recevrez des invitations.

Son domestique le prit sur le marchepied et l’emporta comme un enfant.

— Encore un mot, dit-il avant de passer la porte cochère, si tu trouves un biais pour le fourneau, viens me voir. C’est une question de principe ; je ne regarderais pas à une centaine de louis pour souffler ces 300 francs-là à mon scélérat de locataire.

La porte cochère se referma et le docteur en droit descendit la rue la tête basse.

Vers le même moment, dans cette ruelle tortueuse qui conduisait de la Galiotte au faubourg du Temple et qu’on appelait le chemin des Amoureux, trois hommes allaient, la tête basse aussi, et les mains derrière le dos. Vous eussiez dit des joueurs décavés, tant leur contenance était morne. On eût pu les suivre pendant plus de cent pas sans surprendre deux paroles échangées.

— Je vais me coucher, dit enfin Lecoq, qui s’arrêta tout à coup. Voulez-vous un conseil ? faites les morts et ne bougez plus !

— Savais-tu qu’il devait venir, l’Amitié ? demanda M. de Saint-Louis d’un ton plaintif.

— Es-tu avec lui ? demanda en même temps Samuel.

— Je ne savais rien, répondit Lecoq, mais quand il s’agit de papa, je m’attends à tout.

— Penses-tu qu’il nous ait devinés ? demanda encore le prince.

Lecoq eut son gros rire.

— Il n’a rien deviné ce soir, répliqua-t-il, parce qu’il savait tout d’avance, et c’est ce qui vous sauve, mes bien bons. Il n’a pas plus de raison pour vous supprimer aujourd’hui qu’il n’en avait hier.

— Quand le diable y serait, s’écria Samuel en frappant du pied, c’est un cadavre ambulant, il n’a plus que le souffle !

— N’a-t-il plus que le souffle ? murmura Lecoq. La première fois que je le vis, c’était en Corse, dans les souterrains du monastère de la Merci. Écoutez cette histoire-là, elle est drôle. Il y avait révolte, car il y a toujours eu révolte chez nous ; on avait garrotté le Père, qui était déjà vieux comme Hérode, et les Maîtres jouaient aux cartes pour savoir qui le poignarderait. Le sort tomba au médecin, un habile homme, comme toi, Samuel, et le médecin dit :

— À quoi bon frapper un agonisant ? Laissez-le garrotté sur sa paille et je vous garantis que demain matin, il n’y aura plus personne.

On le crut, et, par le fait, sa prédiction se réalisa : le lendemain matin, il n’y avait plus personne sur la paille. L’agonisant avait brisé ses liens et s’était échappé par le trou de la serrure.

Et pendant que les sept Maîtres étaient là, s’étonnant d’une aventure si bizarre, il y eut un grand fracas à la porte, quelque chose comme un feu de peloton.

Et les sept Maîtres ne s’étonnèrent plus, à moins qu’on ne s’étonne encore dans l’autre monde.

— On les avait assassinés ! balbutia M. de Saint-Louis.

— Tous les sept ! ajouta Samuel.

— Il y a juste trente-cinq ans de cela, reprit Lecoq ; qui sait si dans trente-cinq autres années le Maître ne continuera pas d’agoniser ? Qui vivra verra ; je vous souhaite une bonne nuit.


Plus d’une heure avant le jour, maman Léo sauta hors de son lit et alluma sa chandelle. Elle avait passé toute sa nuit à se tourner et à se retourner entre ses draps, dormant quelques minutes d’un sommeil fiévreux et plein de rêves, puis s’éveillant en sursaut, la poitrine oppressée par une indicible terreur.

Elle voyait toujours la même chose dès que ses yeux se fermaient : son bien-aimé Maurice aux prises avec les Habits-Noirs, c’est-à-dire un pauvre beau jeune homme sans armes, entouré de démons qui brandissaient des poignards.

— Ce n’est pas tout ça, dit-elle en commençant sa toilette, qui n’était jamais bien longue ; quand on rêve, la peur vous prend, et il n’y a pas de mal ; mais dès qu’on est éveillé, défense de trembler : Il s’agit d’avoir des idées, et des bonnes ; de se manier en double et de ne pas aller comme une corneille qui abat des noix !

Par prévision des démarches qu’elle allait être obligée de faire dans cette journée solennelle, maman Léo chercha parmi ses nippes ce qu’il y avait de plus décent et de moins voyant.

À cet égard, le choix n’était pas très grand, car la veuve de Jean-Paul Samayoux avait un goût terrible. En musique, elle aimait la grosse caisse et le fifre ; en fait de couleurs, elle adorait ces mariages hardis qui fiancent l’écarlate au vert tendre et le jaune d’or au bleu de Prusse.

Elle parvint pourtant à se composer un costume de coupe à peu près raisonnable et de nuances relativement neutres qui ne devaient pas convier les gamins des divers quartiers de Paris à lui faire dans la rue une escorte triomphale.

Quand elle eut regardé dans son miroir cassé l’ensemble de cette toilette sévère, elle se dit avec complaisance :

— Ça n’avantage pas une femme jeune encore, mais ça lui fiche l’air d’une ouvreuse des grands théâtres ou de la dame d’un président !

Il y avait sous son lit une boîte de sapin assez épaisse et cerclée de fer qu’elle retira pour l’ouvrir à l’aide d’une petite clef pendue à son cou.

Cette boîte contenait à la fois les archives et la fortune de Mme veuve Samayoux, première dompteuse des capitales de l’Europe. Il lui arrivait assez souvent d’en étaler le contenu sur son lit à ses heures de loisirs, car ceux qui ont acquis en ce monde quelque gloire aiment à feuilleter les pages de leur passé.

Maman Léo se croyait de bonne foi une personne célèbre, et peut-être ne se trompait-elle pas tout à fait. Aux Loges, à la fête de Saint-Cloud et à la foire au pain d’épices, peu de réputations pouvaient contrebalancer la sienne.

Vous souvenez-vous que nous la comparâmes une fois à la Sémiramis du Nord ? On dit que la grande Catherine faisait collection des portraits de ses favoris, et cela devait encombrer tout un Louvre ! Maman Léo, moins bien placée pour jeter le mouchoir aux princes et aux feld-maréchaux, avait une douzaine de miniatures à quinze francs auxquelles la boîte de sapin servait de galerie.

Pour donner une idée de la bonté de son cœur, nous dirons que le portrait de feu Samayoux était là comme les autres et avait le plus beau cadre.

Celui de maman Léo elle-même ne manquait point à la collection, mais il était sur une affiche enluminée que la dompteuse ne dépliait jamais sans un sentiment mélangé de fierté et de mélancolie.

— On ne peut pas être et avoir été, se disait-elle en regardant l’estampe qui la montrait à elle-même dans un maillot collant couleur orange et entourée de ses bêtes féroces, lesquelles semblaient admirer sa pose à la fois gracieuse et intrépide.

Sous l’affiche se trouvait un brevet d’armes, délivré, par galanterie peut-être, à Léocadie, « l’amour des braves, » par les maîtres et prévôts de la ville de Strasbourg.

Il y avait encore des feuilles volantes nombreuses chargées d’une écriture lourde et incorrecte qui formaient le recueil complet des poésies fugitives de la dompteuse. Vous eussiez retrouvé là l’ode si vigoureusement imprégnée de sensibilité que Mme Samayoux, en s’accompagnant sur la guitare, avait chantée à Maurice, le soir de leur première entrevue.

Ce fut celle-là que son regard chercha d’abord, et ses yeux se mouillèrent pendant qu’elle lisait cette strophe exprimant si bien les angoisses de sa pauvre âme :

Ah ! puissent mes bêtes féroces un jour me dévorer
Plutôt que de continuer dans un pareil supplice ;
On ne souffre pas longtemps à être mangé,
Et c’est pour toujours que mon bourreau est Maurice !

— C’est fini ces bêtises-là, murmura-t-elle, et c’est remplacé chez moi par le cœur d’une mère !

Sous la poésie enfin et tout au fond de la boîte, il y avait un paquet ficelé, composé de titres de rentes et de quelques autres bonnes valeurs.

Maman Léo prit le paquet, remit toutes les autres paperasses dans le coffre et le replaça sous le lit, après l’avoir fermé.

— Ça, pensa-t-elle tout haut d’un air triste mais résolu, je croyais bien que c’était le repos de mes vieux jours, mais ça va sauter comme un cabri sans faire ni une ni deux. Pour évader un quelqu’un, il faut de l’argent, c’est connu, afin de séduire les diverses racailles qui font dans la prison le métier de mes gardiens à la ménagerie. Il est peut-être bien tard pour recommencer sa fortune à l’âge que j’ai… Allons ! c’est bon, pas de raisons ! Si on ne refait pas sa fortune on mourra dans la misère, voilà tout ! Il y en a eu bien d’autres, et mon garçon sera sauvé.

Elle sortit de sa maison roulante avec son paquet sous le bras et vint frapper à la porte de la baraque.

Échalot, probablement, n’avait pas dormi plus qu’elle, car il répondit au premier appel.

Le jour venait. Maman Léo se chargea de garder Saladin pendant qu’Échalot allait chercher le café au lait dans une de ces crémeries qui avoisinent les halles et qui ne ferment jamais.

On déjeuna. Échalot et sa patronne étaient émus tous les deux comme le matin d’une bataille, mais cela ne leur ôtait point l’appétit.

— Voilà l’ordre et la marche, dit la dompteuse, qui jusqu’alors avait mangé sans parler, on va fermer la boutique.

— Mais, objecta Échalot, M. Gondrequin et M. Baruque vont venir…

— Qu’ils aillent au diable voir si j’y suis ! je me moque de tout, moi, vois-tu ? Tu sais mon idée, il n’y a plus rien autre dans ma tête… J’en ai connu de plus fins que toi, dis donc, bonhomme, mais tu as du dévouement et ça suffira.

— S’il ne faut que risquer son existence…, commença Échalot.

— La paix ! Il ne s’agit pas de jouer des mains, mais de traiter des affaires délicates. Tu vas mettre ton mioche dans sa gibecière et me suivre partout comme un chien.

— Et bien content, encore ! dit Échalot ; mais il y a le lion qui n’a pas passé une bonne nuit…

— Il peut crever s’il veut, et la baraque brûler ! et le ciel tomber ! Plie tes bagages, nous allons partir en guerre !