Maman/Chapitres IV-V

Librairie Hachette et Cie. (p. 25-42).
CHAPITRE IV
Déconfiture de deux personnages élégants. — La Silleraye: effet de nuit. Une sage réflexion du capitaine Maulevrier.

Chemin faisant, le capitaine put constater que si la Silleraye n’abonde pas en promeneurs, en revanche elle abonde en promenades. Partout où il a été possible de planter des arbres, on en a planté: sur les terre-pleins des anciens fossés, sur les repos de l’Escalade, sur les tourelles, sur les tours, sur les petites places et jusque dans les moindres recoins. La promenade du Donjon était complètement déserte. Des nuées de corbeaux voltigeaient autour des clochers romans et de la grosse tour carrée, en poussant des cris doux et limpides qui se prolongeaient au loin dans la pure atmosphère du soir.

Le capitaine découvrit facilement la plaque de cuivre du percepteur et contempla longuement la petite maison à un étage, avant de sonner. C’était quelque chose de si gai, de si charmant, de si propret, qu’il se demanda comment on pourrait s’ennuyer là-dedans.

Au coup de sonnette, la porte fut ouverte toute grande par une petite servante effrontée qui ne portait point la coiffe du pays.

Une seconde porte, toute grande ouverte, au bout du corridor, encadrait une perspective dont le capitaine fut comme ébloui. Des collines d’un bleu pâle et vaporeux moutonnaient à l’horizon derrière les lignes sombres et sévères d’une grande forêt. Sur le ciel d’un azur profond et comme humide, des nuages satinés se teignaient tantôt en safran clair et tantôt en pourpre foncé selon les reflets du soleil qui se couchait en ce moment au bord opposé de l’horizon. En ramenant ses regards sur les premiers plans, le capitaine aperçut la cime des grands peupliers de la vallée de l’Indre, qui se balançaient lentement, puis un parapet de rempart qui terminait un jardin assez étendu sur lequel s’ouvrait la porte du corridor.

Accoudés sur le parapet du rempart, un homme habillé de piqué blanc, et une femme en robe claire, vus de dos, regardaient dans la vallée.

« Que désirez-vous, monsieur ? dit la petite servante effrontée.

— Monsieur le percepteur est-il visible ? demanda poliment le capitaine en lui remettant sa carte.

— Je vais m’en informer, répondit la petite servante, en introduisant le visiteur dans un petit salon meublé avec élégance.

Le capitaine se mit à regarder tout autour de lui en s’efforçant de prendre des airs de commissaire-priseur et de se faire une idée approximative de la valeur des meubles, puisqu’ils étaient à vendre.

Mais tout à coup, entendant un grand froufrou de robe et de jupes, il s’assit vivement sur le premier siège venu pour n’être pas surpris en flagrant délit d’inventaire. Mais c’était une fausse alerte. Le froufrou passa le long de la porte du salon et s’évanouit dans la cage de l’escalier.

Presque aussitôt la servante effrontée vint le prier de vouloir bien passer au jardin. Il passa au jardin et vit le piqué blanc qui s’avançait à sa rencontre, à tout petits pas, comme un homme qui marche difficilement dans des souliers trop étroits, avec des talons trop hauts ; la robe claire avait disparu.

Vu de près, le piqué blanc, quoique jeune encore, avait cet air vieillot et fané des Parisiens qui veillent trop souvent et trop tard. Il était vêtu avec cette élégance artificielle, qui fait que l’on dit d’un homme, non pas: « il s’habille bien », mais « il fait de la toilette ». Rien de plus déplaisant pour les gens de goût, et le capitaine Maulevrier était un homme de goût.

Le piqué blanc n’était pas plus agréable à entendre qu’à regarder, car c’était un sot, et un sot prétentieux.

Le capitaine exposa l’objet de sa visite et le piqué blanc se disposait à lui répondre, lorsqu’il se leva cérémonieusement, en disant: « Voici Mme de Jégon ! »

Le capitaine, qui tournait le dos à la maison, se leva avec empressement, fit volte-face et se trouva en présence d’une dame qui n’aurait pas manqué d’un certain agrément, si elle eût été plus naturelle, et si elle n’eût pas jugé nécessaire de se mettre en grandissime toilette pour recevoir un étranger qui venait causer d’affaires, au débotté.

« Ma chère, lui dit M. de Jégon, je vous présente M. de Maulevrier, ami et mandataire de M. Gilbert, notre successeur. »

« Ma chère », avec un geste quasi royal, engagea le visiteur à se rasseoir, et s’assit elle-même comme on s’assied au théâtre, en s’écroulant tout doucement de côté.

À plusieurs reprises, le capitaine fit mine de se lever, et parla de visiter, séance tenante, la maison et le mobilier. Chaque fois, Monsieur et Madame le forcèrent à se rasseoir. Ils étaient si heureux d’avoir sous la main t ! un auditeur civilisé ! un homme du monde ! » Aussi ne lui permirent-ils pas de parler affaire avant de lui avoir révélé toute la petitesse de leur âme, toute la nullité de leur intelligence, en lui racontant leurs déboires ridicules, et en le mettant dans la confidence de leurs rancunes impuissantes.

Madame, en faisant sautiller son lorgnon avec beaucoup de grâce, émit cette pensée neuve et profonde: « L’administration des finances (que l’Europe nous envie !) est la dernière des administrations. Les intrigants seuls y font leur chemin, le vrai mérite est méconnu et végète dans des postes subalternes ! »

Le vrai mérite, représenté par le piqué blanc, se rengorgea sans vergogne, et arrangea son nœud de cravate pour avoir occasion de lever la tête d’un cran plus haut. Volontiers le capitaine l’eût battu ; dans tous les cas, il se demanda comment l’administration des finances avait eu un seul instant l’idée de faire un percepteur d’un criquet aussi nul.

Monsieur venait, après maint effort, de rattraper sa manchette qui s’obstinait à battre en retraite sous la manche de son veston. Fier de son succès, il déclara hautement que la grâce parisienne est comme le soleil: aveugle qui ne la voit pas.

« Et cependant, il y a en province des hobereaux si encroûtés et des douairières si arriérées, qu’elles frôlent la grâce parisienne sans la reconnaître. »

La grâce parisienne, représentée par Mme de Jégon, mit son lorgnon sur son nez, tourna la tête pour regarder la prairie de l’Indre et rougit légèrement sous sa poudre de riz. Le capitaine, irrévérencieusement, se dit à part lui que les hobereaux et les douairières de la Silleraye n’étaient pas déjà si sots d’avoir fermé leurs portes à des comédiens aussi ridicules.

Sur cette pensée charitable, le capitaine se leva, bien décidé cette fois à en finir, car il était excédé. Il eut l’effronterie, ou la politesse, comme on voudra, de déclarer qu’il était désolé de partir, mais il devait envoyer une dépêche le soir même, il avait déjà perdu vingt-quatre heures, il ne pouvait pas tarder davantage.

Madame, en minaudant, le pria d’excuser une pauvre maîtresse de maison, qui avait été prise à l’improviste, et n’avait pas eu le temps de s’assurer si tout était bien en ordre. Le capitaine s’inclina sans répondre et la visite commença.

La maison était très commode et très bien distribuée ; on avait le bureau de perception sous la main, dans un petit bâtiment annexe, avec une entrée particulière. Les meubles étaient absolument neufs. En revoyant ceux du salon, le capitaine éprouva une sorte de pitié pour les deux étourdis qui avaient acheté si cher une si cruelle mortification.

M. de Jégon, employé subalterne des finances, allait beaucoup dans le monde, avec le secret espoir d’épouser une héritière. À la suite d’un cotillon où il avait été tout simplement sublime, il obtint la main et la dot d’une jeune étourdie qui avait quelque fortune. Quoique M. de Jégon se fût présenté modestement comme un jeune homme plein d’avenir, le ministre des finances, par suite d’un inexprimable aveuglement, le laissait végéter dans son infime situation. Par amour-propre, par dépit, par un secret espoir d’arriver plus rapidement en prenant une autre voie, M. de Jégon conçut un jour l’idée de demander une perception.

« Quitter Paris ! jamais ! s’écria Mme de Jégon avec une noble indignation ; d’abord je suis sûre que je mourrai d’ennui en province. »

Mais, à la suite de cette explosion, elle réfléchit, et, peu à peu, se familiarisa avec l’épouvantable idée de quitter Paris.

Voici les motifs qui peuvent expliquer une si généreuse abnégation.

1o  Il en coûte cher pour briller à Paris, même d’un fort médiocre éclat. M. et Mme de Jégon, « pour faire figure », avaient commencé à manger leur blé en herbe, et à entamer leur capital. On se referait en province.

2o  M. de Jégon s’engageait sur l’honneur à passer receveur particulier, un de ces jours, et bientôt après, receveur général.

3o  Il est doux pour une femme élégante et pénétrée de son mérite d’être la première quelque p:nt et de donner le ton, fût-ce en province. À l’idée d’étonner les provinciaux et d’éclipser les provinciales, les larmes s’arrêtèrent, et un sourire se joua sur ses lèvres. Elle se commanda une série de toilettes triomphantes, et emmena son mari chez un tapissier en renom. Le mobilier, les toilettes de Madame et celles de Monsieur élargirent singulièrement la brèche qu’ils avaient déjà pratiquée dans les flancs de leur capital. Mais bah ! en province, même en brillant du plus vif éclat, on fait toujours des économies !

Quel triste réveil après un si beau rêve ; les provinciaux têtus avaient obstinément refusé de se laisser éblouir. Quand on faisait des visites, ils n’étaient jamais chez eux, et ils vous envoyaient leurs cartes, au bout d’un mois, par des domestiques. M. et Mme de Jégon en étaient réduits à se parer l’un pour l’autre, et les fauteuils capitonnés tendaient en vain leurs bras à des visiteurs qui ne voulaient pas venir.

Il n’y avait pas à discuter sur le prix du loyer, puisque le nouveau percepteur prenait la suite du bail ; d’ailleurs le capitaine le trouva si modeste, qu’il se le fit répéter deux fois, craignant d’avoir mal entendu. Quant au mobilier, Monsieur et Madame semblaient l’avoir pris en grippe, en vertu du principe qu’il faut toujours s’en prendre à quelqu’un ou à quelque chose des mécomptes que l’on éprouve, jamais à soi-même. Maintenant qu’ils savaient à quoi s’en tenir sur le compte de la province, ils se procureraient un mobilier de sapin, chez quelque menuisier de village. On se défait à tout prix d’un objet qui a cessé de plaire. Le tapissier Picois, qui avait espéré devenir acquéreur du fameux mobilier, l’avait évalué à si bas prix, que le capitaine fut sur le point de se récrier ; mais il réfléchit qu’il n’était que mandataire, et il se contenta d’incliner la tête, en signe d’acquiescement.

Il prit congé, promettant une prompte réponse, et redescendit dans la ville basse, en évitant l’Escalade. À neuf heures moins vingt, la dépêche suivante s’envolait vers Paris.

Maison charmante et commode: 500 francs. Mobilier magnifique, tout neuf: 2500 francs. En cas d’acceptation, pouvez venir quand vous voudrez. Adresser réponse Hôtel Poste, la Silleraye.

L’unique employé du télégraphe ne put s’empêcher de ricaner en transmettant cette dépêche, et il réveilla le piéton pour le seul plaisir de lui dire: « En voilà encore un qui va venir se casser le nez à la Silleraye. »

Le capitaine, qui n’avait pas l’habitude de « se coucher de bonne heure », résolut de faire une petite excursion à travers les rues de la ville. Mais un scrupule lui vint. Après tout ce qu’il avait vu et entendu depuis le matin, il n’était pas bien sûr de ne point trouver la porte de l’hôtel fermée s’il rentrait à une heure indue, par exemple à dix heures: il alla donc aux renseignements.

« L’autre hôtel, lui répondit l’homme aux joues roses, est toujours fermé à neuf heures et demie, mais nous, à cause de la voiture de Châteauroux, nous restons allumés jusqu’à dix heures et demie. D’ailleurs, si la porte était fermée, vous n’auriez qu’à frapper. Nous ne souffririons pas cela de tous les voyageurs ; mais vous avez été recommandé par M. Pichon, nous ferons tout pour vous être agréables. »

Le capitaine put constater que les réverbères étaient rares, et les boutiques fermées ou plongées dans la plus complète obscurité à partir de neuf heures. Seul, dans toute la rue, un petit cordonnier travaillait dans sa petite boutique. La lumière de sa lampe traversait un globe de verre rempli d’eau avant de tomber sur son ouvrage. Le capitaine colla son nez à la devanture et contempla la boule d’eau avec cet intérêt profond qu’attachent à des vétilles les gens condamnés à tuer le temps. comme il allait se retirer, ses yeux tombèrent sur une pancarte manuscrite, collée à la vitre. Cette pancarte disait que le cordonnier rempaillait les vieilles chaises. « Hum ! pensa le rôdeur nocturne, l’industrie est dans le marasme ! car c’est mauvais signe quand il faut deux métiers pour nourrir un seul homme. » comme il ruminait cette importante question, et qu’il avait les yeux encore éblouis par le reflet de la boule d’eau, il trébucha contre des marches qui faisaient saillie sur le trottoir.

« La municipalité, pensa-t-il, suppose que la ville est faite pour les gens du pays et non pas pour les étrangers ; car j’aime à croire que les naturels connaissent tous ces traquenards et toutes ces chausses-trappes. »

Après avoir parcouru plusieurs ruelles complètement obscures, il aperçut dans le lointain une lumière qui lui rappela celle qu’entrevit le Petit Poucet du haut de son arbre. Il se précipita vers la lumière, avec toute l’ardeur d’un papillon de nuit et se trouva bientôt devant une boutique où l’on vendait de la poterie, de la faïence et des balais. Une chandelle brillait solitaire sur le comptoir, ou plutôt elle ne brillait pas du tout ; car la mèche était terriblement longue et couverte de champignons. Nouvelle pancarte manuscrite collée à la vitre. La pancarte annonçait à qui de droit que le marchand de poterie fabriquait de la vraie villette de Tours.

Le capitaine reprit ses méditations économiques, mais en ayant bien soin cette fois de regarder à ses pieds et de marcher à la façon des aveugles. Cette manœuvre prudente l’amena sans encombre devant la boutique du pharmacien. Une lampe modeste éclairait le sanctuaire, le pharmacien dormait sur son comptoir, les cheveux épars, méditant peut-être de décamper un de ces jours, ou bien cédant déjà à l’assoupissement dont Pichon l’avait menacé.

Une fois là, le capitaine revint sur ses pas, mais il s’embrouilla si bien dans les ruelles non éclairées, qu’il s’arrêta tout court pour se demander comment il se tirerait de là. Jetterait-il des pierres dans les vitres, pour réveiller les gens ? crierait-il au feu ? à l’assassin ? Un bruit sourd semblable à celui du grondement lointain du tonnerre attira son attention ; le bruit devint plus distinct: c’était le roulement de la diligence. Tout à coup il y eut une vive lueur, un fracas épouvantable, et le capitaine, pour éviter d’être écrasé, s’aplatit de son mieux dans la baie d’une porte. Il avait devant lui la voiture de Châteauroux, qui barrait toute la ruelle, et en face de lui le bureau de poste. Le conducteur mit sur son épaule le sac aux dépêches, descendit et frappa du poing et du pied contre la porte bardée de fer. Le capitaine trouvait le temps long dans l’embrasure où il était bloqué, et il se demandait pourquoi, presque toujours, dans les villes de province, l’administration des postes choisit les ruelles les plus dangereuses et les plus inaccessibles pour y installer ses bureaux ?

Il en était là de ses réflexions, lorsqu’une lueur parut sous la porte d’en face ; quelqu’un grommela, tourna une clef, entr’ouvrit la porte, se saisit du sac de cuir et disparut comme un loup qui emporte une proie. Alors la diligence s’ébranla pour repartir. Une fois délivré, le capitaine grimpa lestement sur le marchepied de derrière, et fit à l’hôtel une entrée peu triomphale.

« J’ai remarqué, dit-il à Sophie, qui le conduisait à sa chambre, que les réverbères sont éteints passé neuf heures.

— Ça se peut bien, répondit Sophie sans s’émouvoir.

— Mais comment fait-on quand on a besoin de sortir passé dix heures.

— On a une lanterne, donc ! »

« Drôle de pays, se dit-il en s’étendant voluptueusement dans un bon grand lit de Touraine. N’importe, je n’irai pas raconter à Gilbert ma promenade nocturne. Ce serait à le dégoûter à tout jamais de la Silleraye. Un garçon doit mourir d’ennui ici. Par bonheur il est marié, il a des enfants, un foyer ; il sera si bien là-haut, dans sa jolie petite maison, qu’il ne songera jamais à en descendre le soir. »

Comme son esprit se perdait un peu dans les terrains vagues qui séparent la veille du sommeil, il lui vint à l’idée, pour la première fois de sa vie, qu’il ne ferait peut-être pas mal, un de ces jours, de songer sérieusement à se marier. Je lui ai dit de mettre des souliers.

CHAPITRE V

Tringlot. — Réflexions diverses de M. Pichon. — M. Pichon fait la toilette de sa diligence et perd momentanément l’appétit.

La réponse du nouveau percepteur ne s’est pas fait attendre: il accepte avec enthousiasme. Le capitaine Maulevrier repart pour Tours après avoir communiqué la réponse aux intéressés ; et les intéressés, après avoir fait leurs paquets, ont secoué dédaigneusement sur la Silleraye la poussière de leurs sandales ; en d’autres termes, ils sont partis en exprimant leur profond mépris pour la ville aux tantes.

C’est justement le philosophe Pichon qui les transporte de la Silleraye à Tours.

Ce jour-là Pichon est taciturne, presque mélancolique. Ce n’est pas qu’il s’intéresse le moins du monde aux émigrants qui sont là dans la boîte, au-dessous de lui. Oh ! mon Dieu non ! Pour lui, ce sont deux noms nouveaux à inscrire sur la liste des victimes de la Silleraye, voilà tout. Ce qui le rend morose et taciturne, c’est que Tringlot fait des siennes. Tringlot est un cheval gris pommelé qui a été acheté par le Breton, premier grief ; Tringlot a des caprices ; un de ses caprices est de tirer mollement et de laisser faire toute la besogne par ses camarades, second grief ; Tringlot sort du train des équipages, dont le dépôt est à Châteauroux ; or Pichon n’aime pas Châteauroux, parce que Châteauroux est en Berry, troisième grief. La fille du buraliste de Châteauroux, personne mûre et sentimentale qui lit des romans, a baptisé le cheval gris-pommelé du doux nom de Lindor ; Pichon trouve que c’est une pitié de donner un si joli nom à une si vilaine bête, et s’obstine à l’appeler Tringlot, attendu qu’il sort du train des équipages.

Sans doute le cheval gris-pommelé est une mauvaise bête ; mais mettez-vous à sa place, et figurez-vous la confusion de ses idées. Au régiment il s’appelait Fanfaron ; la buraliste sentimentale lui impose le nom de Lindor que le Breton adopte, et Pichon le désigne toujours par le sobriquet de Tringlot. Auquel entendre ? Aussi en faisait-il à sa tête, en suivant ses instincts, qui étaient décidément vicieux. Mais ce n’est pas la seule raison qui a clos pendant toute la route l’œil gauche de M. Pichon.

Par association d’idées, les deux individus qu’il cahote en ce moment lui remettent en mémoire ceux qui vont venir les remplacer.

Il s’inquiète de leur avenir plus qu’il ne le voudrait ; car, en général, il n’aime pas les inquiétudes: c’est une mauvaise compagnie pour un conducteur de diligence. Mais qu’y faire ? Un conducteur ne peut s’empêcher de penser, n’est-ce pas ? surtout quand le ronflement monotone des roues sur la route le force à suivre la même idée pendant des lieues entières. Donc, pendant des lieues entières, Pichon, ce jour-là, se posa les mêmes questions sans pouvoir les résoudre: ces gens-là décamperont-ils ? s’endormiront-ils ? ou bien faut-il espérer qu’ils parviendront à rester sans s’endormir, et à désensorceler la Silleraye ?

Entre Cormery et Tours, il y a une grande saignée qui coupe la route en diagonale, et que les cantonniers entretiennent avec soin pour l’écoulement des eaux.

Pichon préoccupé oublia-H ! de prendre les préoccupations ordinaires ? ou bien Tringlot fit-il des siennes, comme Pichon le lui reprocha amèrement ? Quoi qu’il en soit, la diligence reçut une rude secousse, et les idées de Pichon furent brusquement retournées dans sa tête, comme une omelette dans une poêle.

Maintenant il pensait au capitaine Maulevrier. Quel beau militaire et quel brave homme ! Et puis, quelle drôle de chose que la vie ! que de voyageurs il avait trimbalés pendant sa longue carrière, sans qu’il lui fût venu une seule fois à l’esprit de leur faire des confidences. Avec le capitaine, c’était venu tout d’un coup, presque à première vue, et sans provocation de sa part. C’est peut-être parce que quand les idées d’un homme sont devenues pour lui un fardeau trop lourd, il ne peut pas s’empêcher de décharger son cœur ; c’est peut-être bien aussi parce qu’il faut que l’on finisse par aimer quelqu’un en ce monde. « Feu mon père le disait, mais je croyais qu’il y avait exception pour les conducteurs de diligence ! »

Sous l’influence de cette nouvelle série de réflexions, son œil gauche s’était ouvert, et il promenait sur la plate campagne des regards pleins de bienveillance.

Comme les roues ronflaient sur la route bien unie, les idées continuaient de suivre le même cours dans la tête de M. Pichon.

« Un homme étonnant, mon père. Ah ! si cet homme-là avait reçu de l’instruction ! Je le vois encore d’ici, avec sa bonne figure rougeaude pleine de malice, sa veste de droguet, sa culotte courte et sa petite queue ficelée dans une peau d’anguille. Oui, je le vois comme s’il était là, et qui plus est, je l’entends, le pauvre vieux ! « Père, j’avais un gros secret. — Ça peut arriver à tout le monde, mon garçon, mais j’espère bien que tu l’as gardé pour toi. — Non, père, je l’ai confié à quelqu’un. — Alors tu t’en repentiras. Non, père, je ne m’en repentirai pas. — Alors, c’est que la personne en question n’abusera pas de ton secret. — Non, père, elle n’en abusera pas. — Et puis, c’est que le secret n’est pas pour te faire honte. — Non, père, il ne me fera pas honte, au contraire. — Alors, mon garçon, si c’est comme cela, je vois que l’autre et toi, vous voilà bien près d’être de francs amis, il l’estime et tu l’estimes ; donne-lui la main, mon garçon, j’approuve, hé hé hé ! j’approuve. — Si j’étais Capitaine, ou s’il était conducteur, je crois que nous ferions une fameuse paire d’amis ; mais, à la façon dont les choses sont arrangées, nous ne pouvons pas frayer ensemble. Ça ne m’empêchera pas de l’aimer, d’avoir du plaisir à le regarder, à lui parler, et de faire tout ce que peut faire un pauvre conducteur de diligence pour lui être agréable, à lui et à tous ceux qu’il aime. » Ici Tringlot fit un écart, et reçut un bon coup de fouet pour sa peine.

« Eh ! pardine, pensa en lui-même le conducteur philosophe, je vois bien maintenant pourquoi j’ai des inquiétudes pour ceux qui vont venir: c’est qu’il les aime, lui, et que les amis de nos amis sont nos amis. J’aurais bien pu voir cela tout de suite ; feu mon père aurait commencé par là, lui ; mais aussi, est-ce qu’on a ses idées à soi, avec une rosse comme ce Tringlot, qui vous bouleverse les idées à vous faire bouillir le sang. »

En pensant au ménage Gilbert, et au sort qui l’attend, Pichon retombe dans sa mélancolie. « Si seulement, se dit-il, on les avait envoyés à Loches, ou même à Châtillon, quoique Châtillon soit dans le Berry ; mais il faut que ce soit justement à la Silleraye ! Si ça tourne mal, il aura du chagrin, lui. Oh ! que ce Tringlot est fainéant ! »

Malgré la fainéantise de Tringlot, la diligence arrive à l’heure ; et cependant l’œil gauche de Pichon s’est peu à peu refermé ; et son demi-œil glace d’effroi les petits garçons qui regardent passer la diligence.

Mais à l’entrée de la rue Chaude l’œil terrible se ferme subitement et l’œil bienveillant s’épanouit, pour ainsi dire, dans toute sa bienveillance. Pichon vient d’apercevoir le capitaine Maulevrier debout, à la porte des Messageries.

Le capitaine entre dans la cour ; il sourit, il a quelque chose à lui communiquer. Avec le geste d’un souverain qui abdique, Pichon jette les guides au garçon d’écurie, et, oubliant soudain le soin de sa dignité, il dégringole de son siège avec la prestesse d’un gros écureuil.

« Ils arrivent cette après-midi, par le train express, lui dit tout bas le capitaine.

— Quelle chance ! répond le philosophe avec une grande agitation, quelle chance ! c’est moi qui les conduirai. Je ne veux pas dire de mal du Breton, mais il manque de moelleux. Quand une diligence est bien conduite, l’humeur des voyageurs s’en ressent, et ils sont mieux disposés pour la ville où ils arrivent. Mais je croyais qu’ils ne venaient que demain ? — C’est moi qui les ai pressés de venir aujourd’hui. Je tenais à vous les confier ; du reste, s’ils étaient arrivés demain, je les aurais retenus un jour pour vous les garder.

— Ça vous ressemble ! dit le philosophe avec effusion. « Voilà ! voilà ! » cria-t-il en réponse aux réclamations des voyageurs et aux objurgations du buraliste.

« Faites d’abord vos affaires, dit le capitaine, nous causerons après. »

Au bout d’un quart d’heure, Pichon accourut, le visage enflammé, le sourire sur les lèvres: il se frottait les mains.

« La maison est libre ? demanda le capitaine.

— Libre d’hier. Les autres ont couché à l’Hôtel de la Poste et je viens de les déposer à la gare.

— La literie est arrivée ?

— D’hier dans la journée. Je me suis informé de cela tout de suite, vous pensez bien. Le vieux Pascaud, le commis de la perception, avait pris une femme de journée pour faire les lits et déballer le linge. »

Il crut inutile d’ajouter qu’il avait oublié de dîner la veille, ayant employé l’heure du dîner à grimper jusqu’au donjon afin de s’assurer par lui-même que tout était en ordre.

« Mes amis dîneront à l’Hôtel de la Poste ; j’espère, ajouta le capitaine en souriant, que vous les avez recommandés.

— Je l’espère aussi, dit Pichon avec un bon gros rire ; d’ailleurs je serai là pour veiller au grain ; ils dîneront en famille, dans la petite salle. Tambourin s’occupera de la table d’hôte, et j’ai pris Sophie dans un coin pour lui dire de mettre des souliers au lieu de savates, et de marcher droit.

— Vous avez pensé à tout.

— C’est bien le moins, répondit vivement le philosophe. Ce sont vos amis, n’est-ce pas ? Eh bien, cela suffit ; quand bien même ils seraient Berrichons, je les aurais tout de même recommandés de mon mieux. Oh non ! pas de remerciements, mon capitaine, tout le plaisir est pour moi. Il n’y a qu’une chose qui me tracasse.

— Laquelle donc ?

— Je suis plus laid qu’un sorcier du Berry, dit le philosophe avec un grand sérieux, et je grogne plutôt que je ne parle ; les les médecins disent que c’est dans ma constitution et que ça ne peut pas se changer.

— Eh bien ? demanda en souriant le capitaine.

— Eh bien ! répondit le philosophe d’un air découragé, je fais peur aux enfants ; et il y a des gens qui ne se gênent pas pour dire à leurs marmots: « Finiras-tu d’être méchant ! ou je te donne à Croquemitaine. » Croquemitaine c’est moi, croiriez-vous ?

— Non, je ne le croirais pas, si vous ne me l’affirmiez aussi sérieusement. Les gens qui disent cela sont des sots, et je voudrais bien voir…

— Oh, pour moi, ça m’est aussi égal que ça peut l’être à un âne d’être appelé bourriquet. Ça ne l’empêche pas de faire son service, ni moi non plus.

— Ni d’être un brave homme, » répondit le capitaine en posant doucement sa main sur la patte rugueuse du conducteur.

De contentement, le conducteur devint rouge comme une grosse pivoine et reprit d’une voix émue:

« C’est rapport aux petits de ce monsieur et de cette dame. Les autres, ça m’est égal ; ceux-là, je ne voudrais pas leur faire peur, vous comprenez. Si vous pouviez me rendre le service de dire un mot ou deux, sans en avoir l’air, à l’effet de…

— Quand j’aurai dit à mes amis combien vous êtes bon, obligeant et dévoué, je vous réponds que les enfants n’auront pas peur de vous. À demain matin.

— Pardon, mon capitaine, dit le philosophe, est-ce que vous ne ferez pas la conduite à vos amis ?

— Non ! j’aime mieux leur laisser le temps de s’installer.

— Je comprends ça, reprit le philosophe, mais vous irez les voir souvent, n’est-ce pas ? il ne faut pas les abandonner ; ils seraient si seuls là-bas ; ça leur fera tant de plaisir de vous voir !

— À quoi jugez-vous cela ? demanda en riant le capitaine.

— Parce que moi, ça m’en ferait rudement à leur place, soit dit sans vous offenser. »

Le capitaine rougit et tendit la main au philosophe, qui la serra tout doucement et la lut rendit aussitôt pour ne pas avoir l’air d’abuser.

« Dans tous les cas vous les verrez souvent, n’est-ce pas ?

— Aussi souvent que je le pourrai. — Et, si ce n’était pas abuser de votre bonté, vous tâcheriez de choisir les jours où je conduis.

— Je les choisirai certainement. Je n’ai rien à dire contre le Breton, sinon que je ne le connais pas, tandis que vous, vous êtes un ami, un vrai ami. »

Le philosophe tourna brusquement sur lui-même, ne voulant pas laisser voir son émotion, et s’en alla dans la direction du bureau en murmurant d’une voix un peu rauque: « Eh bien, à demain matin. » « Hé Pichon ! lui dit le buraliste, qu’est-ce qui vous est donc arrivé ? Vous avez les yeux rouges, le nez gonflé et la figure toute renversée.

— Rhume de cerveau ! répondit Pichon avec une rare effronterie.

— Il faut soigner cela.

— On le soignera, ne vous tourmentez pas. Sans vous commander, faites-moi donc voir la feuille de route de demain. » L’autre lui tendit la feuille du bout des doigts et se renversa sur le dossier de sa chaise en baillant.

Pichon, ayant constaté que le coupé avait été retenu par la famille Gilbert, remit la feuille sur le bureau et s’en alla d’un air indifférent du côté de la diligence.

Il ouvrit en sifflant la portière du coupé et s’y engagea à mi-corps. Il commença par donner des petits coups de poing tout le long de la banquette et constata avec une évidente satisfaction qu’elle n’était pas trop dure. Pour être plus sûr de son fait, il s’assit dessus, à toutes les places, successivement. Il essaya les appuie-bras et les trouva solides ; mais par exemple la double-courroie destinée à recevoir les chapeaux était trop lâche, et l’une des deux poches de tapisserie où les voyageurs aiment à déposer les menus objets qui les embarrassent, était décousue et pendait misérablement.

Au sortir du coupé, Pichon fit le tour de la diligence, tantôt reculant de quelques pas pour en embrasser l’aspect général, tantôt se rapprochant pour examiner minutieusement les écrous des roues.

Ensuite il s’en alla trouver le garçon d’écurie. « Thomas, dit-il, le bourrelier viendra tendre la courroie aux chapeaux et recoudre une des poches du coupé. Il faudra jeter une douzaine de seaux d’eau sur la diligence, serrer l’écrou de la première roue à gauche et ne pas ménager le cambouis. Tu m’as bien compris.

— Oui, monsieur Pichon.

— Je vais passer moi-même chez le bourrelier ; s’il n’est pas venu à quatre heures, tu iras le chercher. Je ne veux pas que ma diligence ait l’air d’une patache ! »

Ayant bien ruminé, le menton dans la main, pour voir s’il n’avait rien oublié, M. Pichon gagna à grandes enjambées l’auberge de la Pintade, où il prenait ses repas.

M. Pichon avait la réputation méritée d’avoir un excellent coup de fourchette ; mais il se montra pour cette fois au-dessous de sa réputation.

Par moments, il cessait de manger et regardait droit devant lui, comme ces chevaux qui sont à la pâture et qui relèvent la tête, pour regarder par-dessus la haie, oubliant de mâcher la bouchée d’herbe qu’ils ont entre les dents. Lui aussi s’oubliait à regarder par delà les murs enfumés de la Pintade des choses toutes nouvelles qui venaient d’entrer dans sa vie, et qui l’étonnaient, parce qu’il n’y était point habitué.

« Vous êtes tout « chose » aujourd’hui, monsieur Pichon, lui dit obligeamment la grosse matrone aux bras nus qui remplissait avec beaucoup d’activité les triples fonctions de maîtresse, de cuisinière et de servante ; vous n’êtes pas malade ?

— Oh non !

— Vous n’êtes pas ennuyé ?

— Oh non ! seulement j’ai des affaires qui m’occupent.

— Dans votre partie, reprit la matrone en posant son pouce et son index replié sur le coin de la table, on doit avoir beaucoup de casse-tête.

— Ne m’en parlez pas, répondit M. Pichon avec emphase: des commissions à n’en plus finir, c’est à en perdre la tête. Puisque nous parlons de cela, voudrez-vous avoir la complaisance de prévenir les amis que je ne viendrai pas faire la partie de bézigue aujourd’hui, j’ai une affaire juste à trois heures…un rendez-vous. »

Les « amis » auxquels M. Pichon faisait allusion étaient trois personnages rondelets et rubiconds comme lui, qui appartenaient, toujours comme lui, à l’honorable corporation des conducteurs. Seulement, au lieu d’être des conducteurs de diligences, c’étaient de simples conducteurs de pataches. De temps immémorial, ces messieurs se réunissaient de deux jours l’un à la Pintade, pour boire une chopine de vin blanc (une seule, car c’étaient tous des hommes rangés) et pour faire d’interminables parties de bézigue.