Malvina
Ménard et Desène fils (4p. 236-249).

CHAPITRE LVII.

Deux malheureux pleurent ensemble.


Je tire le rideau sur les tristes scènes qui suivirent : il faut avoir perdu ce qu’on aime pour savoir ce qu’est cette douleur ; mais ce n’est pas assez pour la peindre, les moyens humains ne peuvent atteindre jusque là. Qu’est-ce donc quand il s’y joint celle plus vive, s’i1 est possible, de trouver en soi la cause de ce qu’on souffre, et d’être poursuivi nuit et jour par cette voix intérieure qui crie que nous avons nous-mêmes attiré notre malheur ? Cependant Edmond ne se regardait pas comme le seul auteur de cette funeste mort ; dans sa douleur forcenée, il en accusait la nature entière, il accablait d’imprécations les deux femmes dont l’odieux accord avait trompé Malvina, et, la première fois qu’on lui présenta Fanny, dans l’espérance que cette vue calmerait sa frénésie, il détourna ses yeux avec horreur, ses bras se roidirent pour la repousser, et il s’écria en frémissant, qu’on ôtât de devant lui celle dont la funeste influence avait entraîné sa femme au tombeau.

Cet infortuné était devenu l’objet de tous les soins, de toute la pitié de mistriss Clare : elle lui prodiguait ce que l’amitié a de plus tendre, ce que la commisération a de plus touchant ; elle ne le quittait pas, elle saisissait chaque occasion de rappeler ce qui pouvait adoucir sa peine, d’écarter ce qui pouvait l’aigrir, et de verser un baume consolateur sur sa blessure : elle ne voyait plus dans Edmond le séducteur de Louise, l’époux volage de Malvina, mais une créature désolée en proie au repentir, et trop malheureuse pour ne pas faire oublier qu’elle eût été coupable.

Cependant, comme un des principaux soins de mistriss Clare était de le rattacher à la vie et de le ramener à la raison par le souvenir des devoirs que Malvina lui avait laissé il remplir, ils ne furent point sans effet. Edmond sentant bien que de longtemps, peut-être, il ne lui serait possible de vivre auprès de Fanny, fut le premier à engager mistriss Clare à partir avec elle. « Allez, lui dit-il, éloignez-vous, ne prodiguez plus vos bontés à un malheureux qui : feu est pas digne et n’est plus en état de les sentir…… ne vous occupcz que de Fanny… Malvina Yordonna….. Pour moi, je ne puis pas voir cette enfant, non, je ne le puis pas, Malvina ne Pexigea point 3 si elle l’eût exigé, jen’um « ais pu lui obéir… Cependant, afin de veiller sur ce/dépôt que sa main me confia, je vous accompagnerai jusque chez vous… et puis je reviendrai ici seul… Et à ce mot ses traits s’altérèrent, et son regard ÿégara… Seul, dans cet asile, qui fut choisi par l’amour, que Malvina devait habiter avec moi, où elle m’a rendu heureux, et où je l“ai perdue, seul ici avec son tombeau, ma mémoire et mon amour. »

Mistriss Clare acquiesça promptement à la proposition d’Edmond, dans l’espoir, sans doute, de le retenir quelque temps éloigné du lieu funèbre dont il consentait à éloigner en faveur de Fanny : peut-être avait-elle compté parvenir à le distraire par le souvenir du caractère vif et léger qu’elle lui avait connu jadis ; mais sa supposition fut entièrement déçue : Edmond n’était plus le même, sa vivacité s’était éteinte dans les larmes, le profond repentir avait détruit sa légèreté, et désormais l’univers se bornait, pour lui, à l’étroite pierre qui couvrait les cendres de Malvina.

À peine eut-il conduit Fanny en sûreté chez mistriss Clare, que, sans prendre congé de personne, il revint sur ses pas, marcha toute la nuit, et arriva chez lui au petit our. Son premier mouvement le guide sur la tombe de sa femme ; il l’avait fait entourer dune balustrade élevée dont lui seul et mistriss Clare avaient une clef, afin qu’aucun pied profane ne vînt souiller cette terre sacrée. Cependant, en approchant, il entend du bruit dans cette enceinte… Il frissonne… il frémit ; ses artères battent Page:Cottin - Œuvres complètes, Ménard, 1824, tome 4.djvu/244 ce nom celui-ci se retourne avec effroi…… « Lui, lui ici ! s’écria-t-il, le destructeur de Malvina près de moi ! Ô mistriss Clare, vous m’avez trompé, vous m’aviez dit qu’il ne viendrait pas. — Tu as raison, reprit Edmond. avec un froid désespoir, tu as raison de me nommer le destructeur de Malvina ; j’ai parjuré mes sermens, et j’ai porté la mort au sein de cette femme céleste que ta main n’avait donnée… cependant elle m’a béni, elle m’a pardonné, mais puis-je me pardonner moi-même ?…… Non, non, continua-t-il en se précipitent sur la tombe, et cachant son visage contre la terre, je ne suis pas digne de voir le jour : toi, qui fus son ami, accable-moi de tes reproches, de tes malédictions, tu m’en diras toujours moins que mon propre cœur. » À la vue d’une si profonde douleur, M. Prior se sent ému de pitié ; il se repent de l’horreur qu’il vient de manifester, et élevant ses mains vers le ciel : « Ô Malvina ! pardonne, s’écrie-t-il, si j’ai maudit dans mon cœur l’homme que tu bénissais dans le tien ! c’est sur ta tombe que je rétracte la réprobation que j’avais appelée sur sa tête. Et toi, homme malheureux, puisque Malvina t’est encore si chère, puisque tu la pleures si amèrement, calme ton désespoir, vos nœuds ne sont pas rompus : un jour tu la retrouveras dans ces régions éthérées où elle t’attend, et vous goûterez, pendant l’éternité, les pures délices de cette union dont ma main vous avait enchaînés sur la terre. — Non, non, s’écria Edmond, tout espoir à venir est éteint dans mon cœur : le barbare qui a brisé cette fleur au matin de sa vie, qui a détruit les jours de bonheur que le ciel lui destinait sans doute, doit être à jamais rejeté loin d’elle, et ce n’est point à l’assassin que Dieu, réunira la victime. — Dieu n’a point mis de bornes à sa miséricorde, réplique. M. Prior, il a voulu que l’homme n’en désespérât jamais ; perdez-vous dans la pensée de cette bonté infinie, c’est le seul moyen de la comprendre. Je ne cherche point à vous consoler, mais à vous apprendre à courber la tête sous les décrets d’une Providence dont nous ne pouvons sonder la profondeur. À Dieu ne plaise que je veuille détruire votre douleur, c’est ce qui vous reste de plus estimable ; gardez-la toujours, mais ne vous en laissez point accabler, afin d’avoir la force de remplacer vos erreurs par des actions vertueuses qui vous rendent digue de l’ange qui vous aima. Bientôt l’éternité viendra, et ne laissera d’autre vestige de l’existence actuelle, sinon qu’elle est bonne à jamais pour le juste, et fâcheuse pour le méchant : mettez-vous en état de l’attendre sans crainte. — Ah ! quand je perds Malvina, que me fait mon sort, la vertu et l’univers entier ? Mon cœur est mort à toute consolation, je n’en puis, je n’en veux recevoir aucune ; mes pleurs, quand je peux en verser, sont le seul soulagement qui me reste ; mais, quelles que soient mes angoisses, je ne veux point mourir… non, pas encore ; les mânes irrités de Malvina demandent une plus longue expiation. — Je ne vous quitterait point, sir Edmond, Page:Cottin - Œuvres complètes, Ménard, 1824, tome 4.djvu/248 Page:Cottin - Œuvres complètes, Ménard, 1824, tome 4.djvu/249 Page:Cottin - Œuvres complètes, Ménard, 1824, tome 4.djvu/250 Page:Cottin - Œuvres complètes, Ménard, 1824, tome 4.djvu/251 Page:Cottin - Œuvres complètes, Ménard, 1824, tome 4.djvu/252 sans cesse Malvina auprès de lui ; bientôt ce fut Malvina qui l’appela auprès d’elle : il la suivait dans le ciel, il l’y voyait heureuse, ne se plaignait plus, et, sûr de la rejoindre un jour, il attendit avec soumission l’instant où Dieu lui permit d’aller se réunir à la seule femme qu’il eût aimée sur la terre.


FIN DU TOME QUATRIÈME.