Ménard et Desenne, fils (2p. 38-46).


CHAPITRE IV.

De nouvelles connaissances.


Depuis que Malvina avait perdu son amie, c’était la première fois qu’elle avait soutenu une si longue conversation : fatiguée de l’effort qu’elle venait de faire, elle se rendait avec précipitation dans sa chambre, lorsqu’en enfilant un corridor elle fut saluée par un homme d’environ trente ans, d’une figure noble, et dont les manières paraissaient respectueuses et polies : elle se contenta de lui faire une légère inclination, et passa son chemin sans s’arrêter. Il n’en fut pas de même de M. Prior ; quoiqu’il eût été le seul dans la maison qui n’eût éprouvé aucune curiosité de connaître madame de Sorey, il ne put la voir sans être frappé : en effet, comment eût-il été possible de l’envisager avec indifférence ? quel être sur la terre aurait pu rencontrer sans émotion ces yeux si vifs et si touchans, et les perdre de vue sans regret ? Quand Malvina fut passée, M. Prior se retourna pour la regarder encore : quand elle eut tourné dans la galerie qui conduisait à son appartement, il avança quelques pas, allongea le cou pour la voir plus long-temps, resta un moment immobile à sa place lorsqu’elle eut disparu, et puis continua sa route plus lentement, en rêvant à la charmante personne auprès de laquelle il allait vivre. M. Prior était d’une famille écossaise ; ses parens, chargés de beaucoup d’enfans, et sans fortune, lui avaient fait prendre l’état ecclésiastique, et il s’était conformé d’autant plus volontiers à leur volonté, qu’aimant passionnément l’étude et la littérature, il espérait pouvoir se livrer aisément à ses goûts dans son état : mais ce n’était pas le moyen d’y réussir. Dans celui-là, comme dans tout autre, les talens font moins que l’intrigue, et M. Prior, avec le cœur le plus droit, l’esprit le plus cultivé et les mœurs les plus pures, n’avait pu trouver une place qui lui donnât de quoi vivre : il était dans cette situation, lorsque le hasard lui procura la connaissance de mistriss Birton, dans un voyage qu’elle fit à Édimbourg : elle avait assez d’esprit pour apprécier celui de M. Prior ; et, flattée de retirer chez elle un homme d’une famille noble, elle lui offrit une place de chapelain dans son château, avec cent guinées d’appointemens. Séduit par l’air gracieux de mistriss Birton, et par l’espérance de consacrer tous ses momens à l’étude, dans les montagnes escarpées et sauvages de Bread Alben, il accepta avec enthousiasme l’offre qui lui était faite. Charmé de la position solitaire de son nouvel asile, son étonnement, en en voyant l’intérieur, surpassa beaucoup celui de Malvina, et l’élégante somptuosité de ce lieu lui fit naître des soupçons que l’expérience rectifia peut-être dans la suite. Mais quel que fût le jugement qu’il porta sur mistriss Birton, jamais il ne s’ouvrit sur ce sujet à personne ; ce secret était concentré dans son cœur ; peut-être appartiendra-t-il à la seule Malvina d’en recevoir la prompte confidence.

Lorsque Malvina descendit pour le dîner, elle trouva dans le salon, outre M. Prior, deux dames qu’elle ne connaissait pas, et qui, aussitôt qu’elle parut, la regardèrent avec une avide curiosité. Mistriss Birton se leva pour aller au-devant d’elle, et lui dit : Permettez, ma belle cousine, que je vous présente les amis de ma solitude, qui seront sans doute charmés de la nouvelle compagne qu’ils vont avoir. Voici d’abord M. Prior, chapelain de ma maison, et dont la noble naissance est le moindre mérite ; les fonctions qu’il remplit ici sont bien au-dessous de ses talons, et je dois rendre grâce à sa mauvaise fortune, qui l’a forcé de s’y réduire. Voici, continua-t-elle, en se retournant vers une vieille dame de cinquante ans, mistriss Melmor, ancienne amie de ma mère. Veuve d’un homme de qualité, et ruinée par un procès, elle est venue partager ma retraite avec sa fille que vous voyez avec elle. Cette jeune personne, quoique âgée à peine de dix-sept ans, a déjà de rares talens, et ses soins pourront vous être utiles pour la jeune orpheline que vous avez auprès de vous. — Malvina répondit avec douceur qu’elle serait charmée de jouir des talens de miss Melmor pour son propre compte, mais qu’elle serait bien fâchée d’employer un seul de ses momens à la tâche pénible d’enseigner un enfant ; qu’un pareil soin ne pouvait être pris que par une mère. — Mais, si je ne me trompe, madame, lui dit mistriss Melmor, cette jeune miss n’est pas votre fille ? — Non, madame, répondit Malvina en retenant ses larmes ; mais le malheur la rendue plus qu’une fille pour moi. — Ah ! j’entends : sa mère était votre amie, et vous l’avez adoptée à sa mort… — De grâce, n’interrogez pas ma cousine sur un article aussi délicat, interrompit mistriss Birton ; je n’ai pas osé moi-même lui en parler encore, je sais trop qu’il est des blessures que le temps seul peut guérir. — Mais il en est, ajouta Malvina, sur lesquelles le temps passe en vain ; il ne les guérit pas. — Ne désespérons de rien, ma chère, lui dit mistriss Birton en la baisant doucement sur le front, nous verrons un jour ce que pourra sur vous le zèle de ma sincère amitié. — Durant cette conversation, M. Prior n’avait point ouvert la bouche ni cesse de regarder Malvina. Ce visage abattu et décoloré lui paraissait ce qu’il avait vu de plus touchant au monde ; chaque mot qu’elle prononçait remuait vivement son cœur, et il s’étonnait que d’autres voix osassent se mêler aux doux sons de la sienne. En vain cherchait-il à se rappeler les plus intéressantes femmes qu’il avait connues ; aucune ne pouvait entrer en comparaison avec Malvina. Miss Melmor fut la première à s’apercevoir, ou, du moins, à remarquer sa préoccupation. Je me trompe fort, dit-elle, si la tristesse de madame de Sorcy n’a pas déjà gagné M. Prior, et s’il n’est-pas au moment de pleurer avec elle sur des malheurs qu’il ne connaît pas encore ; que sera-ce donc si elle les lui raconte ? — Et que pourrai-je apprendre que je ne sache déjà, s’écria vivement M. Prior ? l’accent, le maintien, la physionomie, ne sont-ils pas les plus éloquens interprètes de la douleur ? Ah ! si les infortunés n’avaient que des paroles pour la peindre, ils ne seraient jamais entendus. Malvina leva ses beaux yeux sur M. Prior avec un léger signe d’approbation : elle ne l’avait point remarqué encore ; en le regardant davantage, elle se sentit prévenue en sa faveur. Sa physionomie, quoique grave et austère, avait quelque chose d’extrêmement sensible qui ne pouvait pas échapper à l’œil de Malvina ; mais, pour y découvrir ce caractère, peut-être fallait-il y participer soi-même ; et, d’après cela, miss Melmor ne l’aurait jamais aperçu, quand bien même elle eût passé sa vie avec M. Prior.

Pendant le dîner elle interrogea plusieurs fois Malvina sur les divers amusemens de Londres. Je les ai peu connus, répondit celle-ci ; milady Sheridan n’allait jamais dans les lieux publics que par complaisance pour son mari ; il était rare qu’il l’exigeât, et je ne sortais jamais sans elle. — Ah ! bon Dieu, reprit miss Melmor, comment se peut-il qu’on fasse un si triste usage de sa liberté, et qu’on se prive des bals, des spectacles des fêtes, quand on est maîtresse d’en jouir ? J’avoue, pour moi, que je ne désire pas d’autres plaisirs… « Croyez, ma chère, interrompit mistriss Birton, qu’on s’en lasse bien vite : j’en ai joui avec excès dans ma jeunesse ; on m’a enivrée de tout ce que les triomphes de l’amour-propre ont de plus doux ; mais, revenue de ces chimères, dont j’ai bientôt connu le vide, j’ai quitté le monde avant qu’il m’eût quittée. En vain il a cherché à me rappeler dans son sein, j’ai résisté à toutes ses avances, pour me consacrer aux seules jouissances réelles, la bienfaisance et l’amitié ; et à présent que je ne suis plus ni jeune ni jolie, je me trouve bien de n’avoir pas donné toutes mes années au plaisir. » Mistriss Melmor se répandit en éloges sur la haute sagesse de son amie. Malvina les trouva si outrés, qu’ils lui ôtèrent l’envie d’en donner aucun. D’un autre côté, apercevant sur les lèvres de M. Prior un léger mouvement qui retenait un sourire, elle s’en étonna, car le discours de sa cousine lui avait paru fort sensé. Mais toutes ses idées furent bientôt écartées par les souvenirs douloureux qui la poursuivaient sans cesse, et avant la fin du repas elle demanda et obtint la permission de se retirer.