Ménard et Desenne, fils (2p. 3-15).


MALVINA.


CHAPITRE PREMIER.

Adieux, Départ, Arrivée.


Adieu, terre chérie, asile sacré qui renferme tout ce que mon cœur aima ! adieu, restes précieux de mon amie, de ma compagne, de ma sœur ! disait la triste Malvina de Sorcy, en arrosant de ses larmes le tombeau de l’amie qu’elle venait de perdre ; adieu, ombre chère et éternellement regrettée ! le sort qui s’attache à me poursuivre, me refuse jusqu’à la triste douceur de pleurer chaque jour sur ta cendre. Je m’éloigne, et bientôt la ronce sauvage, en s’étendant sur la pierre qui te couvre, la rendra méconnaissable à l’œil même de ton amie. Je m’éloigne, et les frivoles adorateurs de ta jeunesse oublieront bientôt que tu passas sur la terre. Mais tant que le ciel, en me retenant à la vie, m’empêchera de rejoindre la plus chère partie de moi-même, le cruel instant qui nous arracha l’une à l’autre ne s’effacera point de mon souvenir. Je verrai toujours ce sourire qui voulait me consoler, ce regard qui s’éteignit en me parlant encore… — Madame, la chaise est prête, s’écria un jeune enfant, en venant interrompre Malvina au milieu de ses gémissemens. Il fut bientôt suivi d’une femme d’un certain âge, qui, voyant Malvina à genoux sur la neige, la poitrine collée sur une pierre glacée, fit une exclamation de douleur. « Bon dieu ! madame, voulez-vous donc mourir auprès de milady ? Que le ciel soit béni de l’obligation où vous êtes de vous éloigner d’ici ! Durant un hiver aussi rigoureux vous n’auriez pas résisté aux visites que vous faites la nuit et le jour à ce tombeau. » Malvina se leva sans lui répondre, à peine l’avait-elle entendue ; car il est des douleurs qui isolent du reste du monde ; l’état de celui qui en est atteint ressemble si peu à ce que les autres lui en disent, qu’il ne comprend même plus la langue qu’on lui parle. Malvina de Sorcy était Française : veuve, à vingt-un ans, d’un homme qu’elle n’avait point aimé, le premier usage qu’elle fit de son indépendance fut de quitter sa patrie et d’aller se réunir à une amie qu’elle aimait avec excès, et qui était mariée en Angleterre. Durant trois ans elles vécurent ensemble, et durant trois ans, le charme qu’elles trouvèrent dans leur amitié fut tel, que plus d’une fois il fit oublier à milady Shéridan les chagrins que la conduite dépravée de son mari lui donnait, et à Malvina l’impossibilité de rentrer dans sa patrie après un si long séjour en Angleterre. Quelques amis lui rappelèrent pourtant qu’il fallait choisir entre son amie ou la fortune qu’elle avait en France : elle n’hésita point ; et ce sacrifice fut si loin d’être un effort, que, si milady Sheridan n’avait pas cru devoir lui en montrer toute l’étendue, jamais Malvina n’aurait cru en avoir fait un. Mais, dès lors, n’ayant pour toute fortune que les fonds qu’elle avait apportés, et qui, placés chez un banquier, lui formaient un assez médiocre revenu, elle renonça aux parures comme aux amusemens de son âge, et ne vécut plus que pour le plaisir de voir et d’aimer son amie.

En la perdant, elle ne songea point qu’elle allait se trouver, sur une terre étrangère, isolée, sans amis et sans parens ; il lui était indifférent d’être là ou ailleurs ; et son malheur lui semblait si grand, qu’il n’était au pouvoir d’aucune circonstance étrangère de l’adoucir ni même de l’aggraver.

En mourant, milady Sheridan avait obtenu de son époux que leur fille, âgée de cinq ans, serait remise entre les mains de Malvina, et qu’elle seule dirigerait son éducation. Il y avait consenti, non par égard pour sa femme, mais pour se soustraire à un devoir qui aurait pu gêner, par momens, son goût effréné pour le jeu et le plaisir. Il était bien aise de pouvoir assembler chez lui ses bruyans compagnons de débauche : la présence de sa fille eût été, par la suite, un obstacle à ces réunions, et celle de Malvina, qu’il regardait comme un censeur, lui devint même assez à charge pour qu’il lui fit entendre qu’elle ferait bien de chercher un autre domicile. Malvina, satisfaite de pouvoir emmener avec elle la fille de son amie, le fut aussi de quitter une maison où elle était révoltée de voir les ris indécens d’une bande joyeuse remplacer le deuil, insulter à sa douleur, et outrager les mânes de son amie.

Cependant elle hésitait sur le parti qu’elle devait prendre : lors même qu’elle n’eût pas été trop jeune pour vivre seule, sa fortune ne lui aurait pas permis de prendre une maison. Elle était bien sûre, d’après le caractère de milord Sheridan, qu’il ne fallait pas compter beaucoup sur les secours qu’il donnerait à sa fille ; et puis elle se faisait un secret plaisir de fournir, à elle seule, l’entretien de l’enfant de Clara. Dans cette incertitude, elle écrivit à une parente de sa mère, établie dans les provinces septentrionales de l’Écosse, pour lui faire part de sa situation, de son goût pour la retraite, ainsi que du desir qu’elle aurait d’aller vivre chez elle moyennant une pension. Mistriss Birton lui répondit qu’elle acceptait sa proposition avec d’autant plus d’empressement, qu’ayant été long-temps négligée par sa famille, elle était fière de pouvoir se venger de cet oubli par un service ; et que, quoiqu’elle eût été souvent dupe de son obligeance, elle ne pouvait s’empêcher de mettre encore au rang de ses premiers plaisirs le devoir d’être utile à ses semblables et de protéger ses parens. Dans un autre moment, Malvina aurait peut-être trouvé un peu d’emphase dans la manière dont mistriss Birton avait accueilli sa demande ; mais, dans celui où elle se trouvait, la douleur ne lui laissa pas le loisir d’y songer. Il fallait quitter cette maison où elle avait goûté les seuls instans heureux de sa vie, cesser de répandre ses larmes sur la froide argile qui couvrait les restes de Clara, et dire un adieu éternel à ce tombeau qui, seul dans l’univers, lui parlait encore de son amie. C’est là que, le jour même de son départ, elle fut redire à l’ombre de milady Sheridan le serment qu’elle avait prononcé sur son lit de mort ; elle fut s’engager une seconde fois à consacrer sa vie entière à l’éducation de Fanny, à ne jamais partager son temps et son affection entre elle et un autre objet ; elle fut promettre enfin de renoncer pour jamais à l’amour ! serment téméraire sans doute, que l’exaltation de l’amitié dicta avec ferveur, qu’une mère mourant reçut avec transport, et que la certitude d’avoir adouci, par lui, les derniers momens de son amie, fit renouveler à Malvina avec un pieux enthousiasme.

Elle le répétait encore lorsque miss Tomkins, sa femme-de-chambre, vint l’arracher à ce tombeau : elle se laissa conduire en silence à la chaise qui l’attendait ; en y montant elle ne pleurait plus : il est des chagrins qui n’ont ni plaintes ni larmes.

On était alors à la fin de novembre : les arbres dépouillés de leurs feuilles, et le vaste tapis de neige qui couvrait la terre, offraient à l’œil attristé un austère et monotone tableau ; le froid excessif retenait chacun sous son toit, de sorte que les chemins paraissaient déserts, et les villages inhabités ; les oiseaux se taisaient, et l’onde demeurait immobile ; le sifflement des aquilons et l’airain retentissant interrompaient seuls le silence universel ; seuls, ils disaient au monde que le repos de la nature n’est pas celui de la mort : mais ces images plaisaient à Malvina ; elles sympathisaient avec sa douleur ; cependant elles étaient encore moins sombres que son deuil, moins tristes que son ame. Ensevelie dans de profondes méditations, son regard, sans se fixer sur aucun objet, parcourait tous ceux qui s’offraient successivement à sa vue ; tous devenaient pour elle une source de réflexions affligeantes : « Hélas ! disait-elle, encore quelques jours, et les arbres retrouveront leur verdure, et les fleurs leur parfum ; un feu secret circule dans toutes les sèves ; tout vit dans cette mort apparente ; tout renaîtra pour aimer, moi seule je n’aimerai plus ; et le temps, en s’écoulant, ne peut plus m’apporter d’autre bien que de m’approcher de mon dernier jour. »

Miss Tomkins, Pierre, vieux domestique français, et la petite Fanny, étaient les seuls compagnons de voyage de Malvina : elle avait fait monter Pierre dans la voiture, aimant mieux retarder sa marche d’une journée, que de le laisser exposé au froid. Vivement touchés de l’état de leur maîtresse, ni lui, ni miss Tomkins n’osaient interrompre son silence, et la respectaient trop pour hasarder de la consoler. La seule petite Fanny osait lui parler ; et cette voix qui avait déjà quelque ressemblance avec celle de sa mère, tout en faisant frémir le cœur de Malvina, lui apportait le seul plaisir qu’elle fût susceptible de goûter encore.

Au bout de dix jours Malvina arriva au lieu de sa destination, dans la province de Bread Alben, qui sépare l’Écosse septentrionale de la partie méridionale. Le château de mistriss Birton était situé à quelques milles de Killinen ; son extérieur gothique, les hautes montagnes couvertes de neige qui le dominaient, et l’immense lac de Tay qui baignait ses murs, rendaient son aspect aussi imposant que sauvage. Cependant Malvina voyait avec une sorte d’intérêt cette antique Calédonie, patrie des Bardes, et qui brille encore de l’éclat du nom d’Ossian. Nourrie de cette lecture, il lui semblait voir la forme de son amie à travers les vapeurs qui l’entouraient : le vent sifflait-il dans la bruyère, c’était son ombre qui s’avançait ; écoutait-elle le bruit lointain d’un torrent, elle croyait distinguer les gémissemens de sa bien-aimée ; son imagination malade était remplie des mêmes fantômes dont ce pays était peuplé jadis ; son nom même, ce nom porté jadis par la fille d’Ossian, lui semblait un nouveau droit aux prodiges qu’elle espérait. Ce n’est pas cependant qu’on pût reprocher à Malvina d’avoir une de ces têtes ardentes et exaltées, amies du merveilleux, qui le cherchent sans cesse, et se perdent souvent à sa poursuite ; mélancolique et tendre, dans ce moment sa douleur seule l’égarait : sans doute, aux jours de son bonheur, son imagination était vive et brillante ; mais alors même on n’en disait rien : ce n’était que de son cœur qu’on parlait.

Il était près de neuf heures du soir lorsqu’elle arriva chez mistriss Birton : tout reposait dans un profond silence. Le postillon, en s’avançant au bord des larges fossés qui entouraient cet asile, aperçut tous les ponts-levis remontés. Pierre, inquiet de voir sa maîtresse si tard dans ces chemins, se hâte de descendre pour chercher un passage ; il marche à tâtons, et se trouve bientôt auprès d’un mur qui le conduit à une large porte garnie de fer : il frappe inutilement ; ce bruit, que les échos répercutent de montagne en montagne, interrompt un moment la solitude de ce lieu, et bientôt tout rentre dans le silence ; il essaie, autant que ses forces le lui permettent, de grimper sur les barreaux de la porte, et en s’aidant de quelques rameaux de lierre desséchés, il trouve une corde, il la tire ; le son lugubre d’une cloche retentit dans le château, et mit tous ses habitans en mouvement. On entendit des voix s’appeler et se répondre ; des lumières vont et viennent, et percent l’obscurité ; les portes s’ouvrent, et bientôt la voiture de Malvina roule dans les cours. Mistriss Birton l’attendait dans le vestibule ; en la voyant, elle fit un geste de surprise ; mais, se remettant bientôt, elle lui dit avec beaucoup d’affabilité qu’un si long voyage, entrepris dans une pareille saison, demandait beaucoup de repos, et qu’elle allait se hâter de la conduire dans son appartement avant de lui présenter aucune des personnes qui habitaient le chateau. Malvina ne demandait pas mieux, et suivit aussitôt sa cousine dans la chambre qui lui était destinée.

Mistriss Birton ne voulut entrer dans aucune conversation avec elle ; après lui avoir fait prendre quelques alimens, elle la força de se coucher, en lui disant que, tout empressée qu’elle était de la connaître et de jouir de sa société, elle exigeait que sa belle cousine consacrât au repos les premiers jours de son arrivée. Elle appuya sur ce mot de belle, en fixant Malvina avec un regard inquiet ; celle-ci, absorbée par sa douleur ne s’en aperçut point, et ne pensa qu’à remercier mistriss Birton de la liberté qu’elle lui laissait, sentant bien que, dans ces premiers momens, le fardeau d’une conversation lui aurait paru pénible à soutenir. Aussitôt qu’elle eut couché la petite Fanny dans son berceau, et l’eut placée près d’elle, elle souhaita le bonsoir à mistriss Birton, qui la quitta : alors elle se mit dans son lit, où, soit à cause de la fatigue du voyage, ou des insomnies qu’agitaient depuis deux mois, elle ne tarda pas à s’endormir.