Malte-Brun - la France illustrée/1/3/2

Jules Rouff (1p. 14-16).

Brou. — À 2 kilomètres à l’est de Bourg s’élève la merveilleuse église de Brou, trop célèbre et trop vantée pour que nous la passions sous silence. Au milieu d’une des vastes forêts qui couvraient alors le pays, saint Gérard de Mâcon vint, en 958, se construire un modeste ermitage, autour duquel se forma une petite communauté. En 1120, Ulric, seigneur de Beaugé et de Bresse, finit ses jours dans ce monastère. Il relevait de l’abbaye d’Ambronay, en Bugey, qui y nomma des prieurs jusqu’en 1516. Quelques années avant cette époque, la contrée était gouvernée par Philippe VII de Savoie ; ce prince, qui aimait beaucoup la chasse, fit une chute de cheval dont l’art des médecins était impuissant à le guérir ; Marguerite de Bourbon, sa femme, qui l’aimait avec tendresse, fit vœu de remplacer l’ermitage de saint Gérard par un riche couvent de bénédictins, si Philippe recouvrait la santé. Ce pieux désir ayant été exaucé, elle se mit en devoir d’accomplir la promesse qu’elle avait faite. Surprise par la mort, elle légua par testament la continuation et l’achèvement de son œuvre à son mari et à son fils, alors âgé de deux ans ; il ne fut donné ni à l’un ni à l’autre de remplir la dernière volonté de Marguerite ; mais l’enfant, devenu homme et régnant sous le nom de Philibert le Beau, avait épousé Marguerite d’Autriche, qui lui survécut, et à laquelle il légua à son tour l’accomplissement du vœu maternel. Cette princesse s’en acquitta fidèlement. La Bresse lui ayant été assignée pour douaire, elle se rendit à Bourg, voulut voir par elle-même l’emplacement du monastère projeté, y ajouta la construction d’une église et chargea des travaux un architecte nommé André Colomban, qui en promit la complète exécution moyennant une somme de deux cent mille écus d’or, marqués au coin de France. Les premiers fondements furent jetés au commencement de l’année 1511 ; Marguerite en posa la première pierre ; puis elle partit pour les Pays-Bas, dont Charles-Quint, son neveu, venait de la nommer gouvernante, laissant à l’évêque Gorrevod le soin de veiller à l’achèvement du monument. Les travaux furent d’abord poussés avec vigueur ; mais, au bout de dix-huit mois, la somme promise et payée à Colomban avait été absorbée, et les travaux étaient loin d’être terminés ; l’artiste, découragé et désespéré, prit la fuite et alla se cacher à Salins sous la robe d’un ermite ; mais bientôt assailli par les regrets, tourmenté du désir de savoir comment se poursuivait l’œuvre qu’il avait conçue et dans laquelle il avait placé tant d’espérance et de gloire, il revint, et, grâce à son déguisement, il put, sans être reconnu, s’approcher des travaux. Ils étaient confiés à un certain Philippe de Chartres, qui substituait ses plans et ses dessins à la pensée de Colomban. Dieu sait ce que dut souffrir le grand artiste, partagé entre la crainte d’être reconnu et la douleur de voir ses conceptions mutilées. Pendant huit jours, épiant le départ des ouvriers qui s’éloignaient à l’heure des repas, il vint effacer les tracés de Philippe et les remplaça par des dessins en harmonie avec le plan primitif ; pendant huit jours, ses ruses trompèrent toutes les recherches de Philippe, des ouvriers et leurs efforts pour découvrir le sorcier qui jetait le trouble et la confusion dans leurs travaux ; Colomban fut enfin pris sur le fait, conduit devant l’évêque auquel il avoua tout, et qui lui pardonna ; on fit plus, on lui rendit la direction qu’il avait abandonnée, et il put achever son œuvre, pas assez tôt cependant pour que Marguerite pût voir terminée la pieuse tâche à laquelle elle avait pris tant de part. Cette princesse mourut à Malines ; mais elle recommanda par testament que son corps fût transporté et enterré à Brou. Elle légua douze mille florins aux religieux de cette église et trois cents florins aux chanoines de Notre-Dame de Bourg, à condition « qu’eux et leurs successeurs diroient à perpétuité et annuellement, au nombre de douze, tant chanoines que clercs, le vendredi avant le dimanche des brandons et les vigiles des morts, neuf psaumes et neuf leçons auprès de son tombeau, plus une grand’messe à la fin de laquelle ils chanteroient à haute voix les psaumes : De profundis, Miserere, Libera me. » Le même legs était fait, sous les mêmes conditions, aux pères jacobins, aux cordeliers et aux antonins de la ville. Les dépouilles de Marguerite furent transférées à Brou, selon son désir, et inhumées en grande pompe auprès des restes du duc Philibert, son époux, dans un caveau situé au milieu du chœur de l’église.

L’asile que leur avait préparé Colomban était et est demeuré un chef-d’œuvre. Le frontispice de la façade extérieure est couronné par trois frontons d’un goût très original ; celui du milieu, qui est le plus élevé, est d’un dessin qu’on ne retrouve dans aucun autre monument de la Renaissance, Le portail, dont l’arc est surbaissé, est couvert d’ornements et d’arabesques, remarquables par la richesse du travail et la perfection des détails. L’intérieur de l’édifice est généralement simple ; ce n’est que dans le chœur que tout le luxe architectural s’est déployé. La blancheur éclatante de la pierre et du marbre de Carrare employés dans la construction, les reflets de la lumière qui ne pénètre qu’à travers des vitraux d’un coloris aussi vif qu’harmonieux, tout donne au sanctuaire un aspect de magnificence et de richesse qui rappelle les splendeurs de l’école byzantine et la pompeuse ornementation des temples de Venise. C’est dans cette partie de l’édifice que se trouvent les trois mausolées en marbre blanc qui ont tant contribué à la renommée de l’église de Brou. À droite est celui de Marguerite de Bourbon, qui fit vœu de fonder le monastère ; vis-à-vis est celui de Marguerite d’Autriche, sa belle-fille, dont nous avons dit le zèle pieux. La devise de cette princesse, fille de l’empereur Maximilien Ier, tante de Charles-Quint, et qui, selon la chronique, après avoir eu deux maris, mourut vierge, était formée de ces mots répétés de toutes parts dans l’église : « Fortune, infortune, fort une. » Au milieu est le plus beau des trois monuments, celui de Philibert le Beau, fils de la première et mari de la seconde Marguerite. Le prince est représenté mort au-dessus du mausolée, et mourant au-dessous ; l’une et l’autre figure offrent le même fini et la même vérité ; près des tombeaux est la statue en marbre de Colomban, qui semble veiller encore à la conservation de sa merveilleuse église. Il reste à admirer les boiseries du chœur, la sculpture gothique d’un élégant jubé, une chapelle du même style, revêtue de marbre et décorée d’une ornementation aussi riche de détails qu’admirable de finesse et de perfection. Sur l’autel est un immense tabernacle construit d’une espèce d’albâtre et tout couvert de sculptures délicieuses, dont les sujets sont empruntés aux mystères des livres saints. Devant le portail, en avant de la porte d’entrée, on voit un cadran elliptique fort curieux comme indice de l’état des sciences exactes au XVIe siècle ; il a été reconstruit, en 1757, par Lalande et à ses frais.

Le seul reproche que la critique puisse adresser à l’église de Brou est un mélange de la forme italienne avec les procédés d’exécution allemands ; mais, puisque l’harmonie générale n’en est pas atteinte, ne convient-il pas plutôt de faire un mérite à l’architecte de cette originalité et d’y voir une preuve de plus de l’indépendance et de la puissance de son génie ?

L’église de Brou, aujourd’hui monument historique, est placée dans un site fort agréable, presque à l’extrémité d’un faubourg de Bourg, sur la route d’Italie, et près d’une vaste forêt ; elle a été très habilement restaurée par M. Dupasquier, de Lyon.