Jules Rouff (1p. lxxxviii-xc).

Lyonnais. — « Derrière cette rude et héroïque zone de Dauphiné, Franche-Comté, Lorraine, Ardennes, dit Michelet, s’en développe une autre tout autrement douce et plus féconde des fruits de la pensée. Je parle des provinces du Lyonnais, de la Bourgogne et de la Champagne. Zone vineuse, de poésie inspirée, d’éloquence, d’élégante et ingénieuse littérature. Ceux-ci n’avaient pas, comme les autres, à recevoir et à renvoyer sans cesse le choc de l’invasion étrangère. Ils ont pu, mieux abrités, cultiver à loisir la fleur délicate de la

Cour de la Sorbonne, à Paris.

Cour de la Sorbonne, à Paris.


civilisation. D’abord, tout près du Dauphiné, la grande et aimable ville de Lyon, avec son génie éminemment sociable, unissant les peuples comme les fleuves. Cette pointe du Rhône et de la Saône semble avoir été toujours un lieu sacré. La fameuse table de bronze où on lit encore le discours de Claude pour l’admission des Gaulois dans le sénat est la première de nos antiquités nationales, le signe de notre initiation dans le monde civilisé. Une autre initiation bien plus sainte a son monument dans les catacombes de Saint-Irénée, dans la crypte de Saint-Pothin, dans Fourvières, la montagne des pèlerins. Dans les terribles bouleversements des premiers siècles du moyen âge, cette grande ville ecclésiastique ouvrit son sein à une foule de fugitifs et se peupla de la population générale à peu près comme Constantinople concentra peu à peu en elle tout l’empire grec, qui reculait devant les Arabes ou les Turcs. Cette population n’avait ni champs ni terres, rien que ses bras et son Rhône ; elle fut industrielle et commerçante. Cette fourmilière laborieuse, enfermée entre les rochers et la rivière, entassée dans les rues sombres qui y descendent, sous la pluie et l’éternel brouillard, eut sa vie morale pourtant et sa poésie. Son inspiration poétique fut l’amour. Plus d’une jeune marchande, pensive dans le demi-jour de l’arrière-boutique, écrivit, comme Louise Labbé, comme Pernette Guillet, des vers pleins de tristesse et de passion, qui n’étaient pas pour leurs époux. L’amour de Dieu, il faut le dire, et le plus doux mysticisme, fut encore un caractère lyonnais. L’Église de Lyon fut fondée par l’homme du désir, saint Pothin ; et c’est à Lyon que, dans les derniers temps, saint Martin, l’homme du désir, établit son école. Notre Ballanche y est né. L’auteur de l’Imitation, Jean Gerson, voulut y mourir. C’est une chose bizarre et contradictoire en apparence que le mysticisme ait aimé à naître dans ces grandes cités industrielles et corrompues, comme aujourd’hui Lyon et Strasbourg ! C’est que nulle part le cœur de l’homme n’a plus besoin du ciel. Là où les voluptés grossières sont à portée la nausée vient bientôt. La vie sédentaire de l’artisan assis à son métier favorise cette fermentation intérieure de l’âme. L’ouvrier en soie dans l’humide obscurité des rues de Lyon, le tisserand d’Artois et de Flandre, dans la cave où il vivait, se créèrent un monde au défaut du monde, un paradis moral de doux songes et de visions ; en dédommagement de la nature qui leur manquait, ils se donnèrent à Dieu. Le génie de Lyon est plus moral, plus sentimental du moins que celui de la Provence ; cette ville appartient déjà au Nord. »

Outre les noms que nous avons déjà cités, le Lyonnais a encore produit l’avocat Bergasse, Camille Jordan, Lemontey, tous deux également célèbres par leur éloquence et leur inviolable attachement aux idées libérales et au dogme de la liberté des cultes ; Roland, l’intègre ministre de la Révolution ; Brossette, l’ami et l’éditeur de Boileau ; Boucharlat, mathématicien et littérateur ; le comte d’Albon, le disciple de l’ami des hommes et le panégyriste de Quesnay ; le savant et profond économiste J.-B. Say ; l’abbé Terrasson, l’auteur de Séthos ; Ampère (André-Martin), mathématicien et philosophe ; l’abbé Morellet, homme et écrivain estimable, dont les mémoires sont si précieux pour l’étude du xviiie siècle ; de Gérando, le philosophe, qui, ainsi que presque tous les écrivains que nous venons de nommer, se distingua par un profond amour des hommes ; de Rochefort, le traducteur d’Homère et de Sophocle ; Antoine de Jussieu, le savant naturaliste, dont le génie se perpétua dans sa famille, et qui commença cette longue génération de savants qui devaient réformer la science et fonder la botanique sur des principes nouveaux ; Aimé Martin, poète et littérateur distingué, dont le nom est désormais inséparable de celui de Bernardin de Saint-Pierre ; Vitet, le spirituel et ingénieux académicien ; et M. de Senancourt, Lyonnais par sa famille, le mélancolique auteur du mélancolique Obermann, ce poème du désespoir.