Jules Rouff (1p. lxxxv-lxxxvii).

Provence. — Il y a un rapport singulier entre la nature, le climat de la Provence et le génie de ses habitants. Ces marais qui la bordent, ces orages violents et subits qui changent les plaines en lacs et les entraînent dans le Rhône, ce vent éternel et glacial sous un soleil de feu, tous ces caprices d’une nature violente, passionnée et pourtant charmante représentent, par une vive image, les continuels et rapides changements de ce génie emporté et cependant plein de grâce.

Ce pays, peuplé de cités grecques et de municipes romains, en a conservé un singulier esprit de liberté, et dès les premiers siècles nous en voyons les manifestations. Quand la voix de Pélage s’éleva pour proclamer l’indépendance de la raison humaine, Faustus, Cassien répondirent à son appel, et ces doctrines furent celles de l’illustre école de Lérins. Quand Descartes dégagea la philosophie des entraves théologiques, Gassendi tenta la même révolution au nom du sensualisme ; et, au xviiie siècle, nous retrouvons encore un Provençal, le marquis d’Argens, à côté de Maupertuis et de Lamettrie.

« Ce n’est pas sans raison que la littérature du Midi, au xiie et au xiiie siècle, s’appela la littérature provençale. On vit alors tout ce qu’il y a de gracieux et de subtil dans le génie de cette contrée. C’est le pays des beaux parleurs, abondants, passionnés au moins pour la parole et, quand ils veulent, artisans obstinés de langage ; ils ont donné Massillon, Mascaron, Fléchier, Maury, les orateurs et les rhéteurs. Mais la Provence entière, municipes, parlement et noblesse, démagogie et rhétorique, le tout couronné d’une magnifique insolence méridionale, s’est rencontré dans Mirabeau, le cou du taureau, la force du Rhône. »

Sans vouloir établir de comparaison, nommons après lui l’abbé Poulle, prédicateur remarquable ; Manuel, le député patriote, dont le nom rappelle un des plus tristes scandales politiques de la Restauration, et Berryer, le grand orateur de la légitimité.

On peut dire, en général, que le caractère provençal ressemble plus à celui de la Gascogne qu’à celui du Languedoc, qui l’avoisine. Le génie plus profond et plus concentré du Languedoc s’éloigne également de la vivacité enjouée des Gascons et de la pétulance du Provençal. Dans cette dernière province, les écrivains sont plus vifs et plus colorés, et l’accent musical y est plus marqué. Les poètes Esmenard, Barthélemy, Méry, Joseph Autran, l’auteur des Poèmes de la Mer ; Jean Aycard, Henri de Bornier, l’auteur des Noces d’Attila ; Fr. Coppée, le charmant poète du Passant, ont pour caractère commun l’amour du rythme et de la forme. Désaugiers, moins élevé que Béranger, a dans son talent quelque chose de plus insouciant, de plus libre ; c’est en lui que se personnifie cette gaieté si vive, si spirituelle du Midi ; mais, chez lui, comme chez tous les peuples de cette contrée, l’imagination et l’esprit jouent un plus grand rôle que le sentiment. Il y a cependant un poète qui fait exception à cette règle, c’est Reboul, le boulanger de Nîmes, qu’on pourrait comparer par certains côtés avec notre immortel Lamartine. Chez lui, la délicatesse du sentiment s’unit à la vivacité de l’imagination.

Nous ne devons pas oublier la pléiade des Félibres, à la tête desquels marchent Mistral, le chantre inspiré de Mireille ; Roumanille, Félix Gras, etc., qui se sont donné pour mission de faire revivre la langue des troubadours provençaux.

Cette puissance de l’imagination, en s’unissant à la subtilité et à la finesse du génie provençal, a formé des historiens qui ont à la fois le talent de tout pénétrer et celui de tout représenter par vives images. Sans parler de Moréri, qui fut plutôt un savant compilateur qu’un historien, ces qualités, déjà très sensibles chez l’abbé Barthélemy et Raynouard, s’élèvent au plus haut degré dans les œuvres des historiens contemporains, MM. Thiers et Mignet, si clairs tous deux parce qu’ils voient bien, si saisissants parce qu’ils parlent à notre imagination aussi bien qu’à notre intelligence. Cependant chacun d’eux possède ces deux qualités à des degrés différents ; on pourrait dire peut-être que chez l’un la pénétration est le caractère dominant, chez l’autre le talent d’exposer et de peindre. Ayant à retracer le grand drame révolutionnaire et l’héroïque épopée du Consulat et de l’Empire, M. Thiers a su particulièrement s’approprier et mettre en œuvre les souvenirs des acteurs encore vivants de cette mémorable époque. « Vieux débris de la Constituante, de l’Assemblée législative, de la Convention, du Conseil des Cinq-Cents, du Corps législatif, du Tribunat, girondins, montagnards, vieux généraux de l’Empire, fournisseurs des armées révolutionnaires, diplomates, financiers, hommes de plume, hommes d’épée, hommes de tête, hommes de bras, M. Thiers passait en revue tout ce qu’il en restait, questionnant l’un, tournant autour de l’autre pour le faire parler, prêtant l’oreille gauche à celui-ci, l’oreille droite à celui-là ; et puis, réunissant, coordonnant dans sa tête tous ces propos interrompus, il rentrait chez lui, se couchait sur le Moniteur et ajoutait une page de plus à cette belle Histoire de la Révolution française [1] », qui eut un si grand retentissement, et qu’il fit suivre plus tard de l’Histoire du Consulat et de l’Empire. Cette pénétration, si remarquable chez M. Thiers, brille d’un éclat singulier dans les œuvres de d’Urfé. Là, au milieu de ce fatras romanesque, qui n’est cependant pas toujours sans grâce ; au milieu de ces descriptions, presque toujours charmantes, on surprend à chaque page des analyses de sentiment d’une incroyable finesse. Vauvenargues à cette même pénétration unit une âme sensible et élevée, un goût sûr, et l’on ne peut prévoir ce qu’eût pu produire dans une vie plus longue ce génie si pur, si délicat et souvent si profond. Dans un ordre d’idées différent, le comte de Portalis nous a laissé un ouvrage qui prouve une sagacité digne des noms que nous venons de citer, je veux parler de son livre De l’abus de l’esprit philosophique au xviiie siècle. Nous retrouvons encore le même caractère dans les appréciations littéraires si fines, si délicates de J.-J. Ampère. D’autres ont porté ces qualités dans d’autres études. Le marquis de Pastoret les a appliquées à la jurisprudence ; Adanson, à l’étude de la nature animée ; Dumarsais, à la grammaire ; et Raspail, avec ses découvertes chimiques et médicales et ses entraînements politiques, représente bien cet esprit, à la fois sagace et pétulant, du pays où il est né.

  1. Galerie populaire des contemporains illustres, par un homme de rien (M. de Loménie).