Malte-Brun - la France illustrée/0/6/11

Jules Rouff (1p. xci-xcii).

Champagne. — La Champagne est un pays triste, tout couvert de plaines basses et crayeuses ; quelques parties même en sont presque désertes. Les villes sont, en général, laides et mal bâties. Ce pays, au moyen âge, fut singulièrement démocratique et antiféodal. La coutume de Troyes, en établissant l’égalité des partages, détruisit vite la féodalité. Celle-ci crut se recruter et se relever en s’alliant à de riches roturiers ; mais elle eut beau déclarer que le ventre anoblit, ceux qui n’avaient pas d’autres titres étaient bien près de la roture, et la morgue nobiliaire le leur fit bien sentir. Alors ils s’éloignèrent de la classe qui les rejetait et se firent bravement marchands. « Cette grotesque transformation de chevaliers en boutiquiers ne dut pas peu contribuer à égayer l’esprit champenois et à lui donner ce ton ironique de niaiserie maligne qu’on appelle, je ne sais pourquoi, naïveté dans nos fabliaux. » D’ailleurs, ces nobles marchands, méprisés de leurs orgueilleux pairs, s’en vengèrent par des satires et de l’esprit. « Ce fut le pays des bons contes, des facétieux récits sur le noble chevalier, sur l’honnête et débonnaire mari, sur M. le curé et sa servante. Le génie narratif qui domine en Champagne, en Flandre s’étend en longs poèmes, en belles histoires. La liste de nos poètes romanciers s’ouvre par Chrestien de Troyes et Guyot de Provins. Les grands seigneurs du pays écrivirent eux-mêmes leurs gestes ; Villehardouin, Joinville et le cardinal de Retz nous ont conté eux-mêmes les croisades et la Fronde. L’histoire et la satire sont la vocation de la province. Pendant que le comte Thibaut faisait peindre ses poésies sur les murailles de son palais de Provins, au milieu des roses orientales, les épiciers de Troyes griffonnaient sur leurs comptoirs les histoires allégoriques et satiriques de Renard et Isengrin. Le plus piquant pamphlet de la langue est dû en grande partie à des procureurs de Troyes, Passerat et Pithou : c’est la Satire Ménippée. »

La Champagne a encore produit bien d’autres écrivains. Eustache Deschamps, le prédécesseur de La Fontaine, qui lui a emprunté quelques sujets ; Chrestien Deschamps, qui fit quelques tragédies fort remarquables pour son temps ; le père Lemoine, qui chanta saint Louis, et dont le poème renferme de beaux passages pleins de verve et de mouvement ; La Fontaine, le plus original et le plus inimitable des poètes ; sentiment, esprit, gaieté, naïveté, imagination, tout s’y trouve, même le sublime. Le moi est haïssable, dit Pascal ; La Fontaine eut le talent de le faire trouver aimable, et, dans ses poésies, c’est surtout lui qu’on aime. « C’est en lui, dit M. Demogeot, que se réalise de la façon la plus complète la fusion de tous les éléments du passé au sein d’une pensée toute moderne et douée de l’originalité la plus puissante. Seizième siècle, moyen âge, antiquité classique, tout ce qu’il y a de plus heureux, de plus aimable, de plus élégant dans les poètes d’autrefois, vient se reproduire sans effort et se résumer avec charme dans ses naïfs et immortels écrits. Le Bonhomme renoue, sans y songer, la chaîne de la tradition française qu’avait rompue la brillante, mais dédaigneuse littérature du xviie siècle. Bien plus, il semble pressentir et devancer une philosophie encore inconnue. Tandis que la poésie de son époque, toute cartésienne d’inspiration, toute mondaine, toute sociale d’habitudes, ne voit dans l’univers que l’homme moral et considère la nature comme un mécanisme inanimé, La Fontaine sympathise avec toute la création ; tout ce qui vit, tout ce qui végète, l’arbre, l’oiseau, la fleur des champs, a pour lui un sentiment, un langage ; » c’est, en un mot, le poète de la vie universelle.

Roger, dont les comédies se distinguent par des caractères bien tracés, un esprit fin, un style élégant ; Étienne, publiciste et poète, l’auteur des Deux Gendres et de tant d’autres pièces si habilement conduites et écrites avec beaucoup d’esprit et de délicatesse, complètent la liste des poètes champenois.

Là aussi est né le fougueux Diderot, l’esprit le plus patient et le plus enthousiaste à la fois du xviiie siècle, si bien apprécié également par M. Demogeot. « Artiste et savant, sceptique et passionné, élevé et immoral tour à tour, fanfaron d’athéisme, entrainé vers la foi par toutes les puissances de son âme ; aimant partout la vie, la beauté, la nature, tous les rayons dont il prétendait nier le foyer divin, lui seul pouvait, par le singulier assemblage de ses défauts et de ses qualités, être le centre et l’âme de la phalange hétérogène des encyclopédistes. Bizarre et généreuse nature, intelligence trop grande pour n’être pas incomplète, prodigue de ses idées et de ses travaux, insoucieux de sa gloire future, il a rempli de ses pages brûlantes tous les ouvrages de ses amis, et a laissé à peine sous son propre nom un ouvrage durable. »

Ainsi que la poésie et la philosophie, l’éloquence a ses représentants en Champagne : Tronson du Coudray, Linguet et Danton, le terrible tribun, le successeur de Mirabeau. La science revendique Pluche, l’auteur du Spectacle de la nature, le grammairien Richelet ; les historiens Velly et Mabillon, l’infatigable chercheur ; Perrot d’Ablancourt avec ses Belles infidèles ; Lebatteux, critique judicieux ; Pierre Pithou, savant jurisconsulte en même temps que spirituel écrivain ; Henrion de Pansey, auteur de traités de jurisprudence estimés ; Barbier d’Aucourt, critique sévère et éclairé ; et Royer-Collard, cet écrivain dont la pensée fut si nette, le style si ferme, orateur et philosophe éminent.