Malherbe et ses poésies

Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. i-xi).


MALHERBE


ET SES POÉSIES




Racan et Tallemant des Réaux nous ont laissé sur Malherbe des mémoires assez étendus, mais ces deux écrits, qui se rèpètent l’un l’autre en beaucoup de points, ne sont guère qu’un recueil d’anecdotes plus ou moins intéressantes, visant à l’esprit, l’atteignant rarement, et qui nous donnent une assez méchante idée de l’homme qu’elles essayent de peindre. À part quelques dates et quelques faits, conservés par ces mémoires, la biographie du poëte a été à peu près reconstruite à l’aide de ses lettres et de renseignements épars dans les écrits de ses contemporains.

François de Malherbe naquit en 1555, à Caen, de François sieur de Digny, conseiller du roi au siége présidial de Caen, et de Louise Le Vallois, mariés le 13 juillet 1554. Il fut l’ainé de neuf enfants. Son éducation, commencée dans sa ville natale, fut complétée à Paris, puis à Bâle et à Heidelberg. De retour auprès de ses parents, à vingt et un ans, il les quitta subitement, sans qu’on ait bien su pour quelle raison. Racan a mis en avant l’abjuration de son père, dont il aurait été vivement froissé, d’autres son aversion pour la magistrature. Quoi qu’il en soit, la raideur et la brusquerie de son caractère suffiraient à expliquer cet éloignement, qui se prolongea dix ans, jusqu’en 1586.

Pendant cet intervalle, il remplit les fonctions de secrétaire près de Henri d’Angoulême, fils naturel de Henri II, grand-prieur de France et gouverneur de Provence. La qualité de son protecteur ne l’empêcha point de se livrer à son penchant pour des amours trop faciles, jusqu’il l’âge de vingt-six ans où il conquit les bonnes grâces de Madeleine de Carriolis ou Corriolis, fille d’un président au parlement de Provence et déjà veuve de deux maris. Il l’épousa, mais sans rien apporter en mariage ; car il se vante lui-même de n’avoir pas reçu un liard de sa famille pendant ses dix ans d’absence.

Il eut de sa femme trois enfants, qui moururent avant leurs parents : 1o Henri, né en 1585 à Aix, mort à Caen en 1587 ; 2o Jourdaine, née en 1591 en Normandie, morte de la peste à Caen en 1599, et 3o Marc-Antoine, né à Aix en 1600, mort en 1626, et dont nous parlerons plus loin.

En 1586, Malherbe revint en Normandie. Sans doute ses dissentiments avec les siens avaient fini par se calmer, car ayant, sur ces entrefaites, perdu son protecteur Henri d’Angoulême, il résolut de rester à Caen et rappela sa femme auprès de lui.

Ce fut l’année suivante (1587) qu’il dédia au roi Henri III les larmes de saint-Pierre, poëme assez prolixe et d’un intérêt médiocre ; mais les flatteries exagérées dont il encensait le prince, et qu’il devait démentir sans vergogne quelques années plus tard, lui valurent cinq cents écus, accompagnés de belles promesses.

Le séjour d’une douzaine d’années que fit Malherbe en Normandie et qu’il entrecoupa de quelques voyages en Provence, dut être assez triste. Sans secours de la part de sa famille, il se vit forcé d’emprunter pour vivre. C’est aussi pendant ce séjour qu’il eut la douleur de perdre ses deux premiers enfants. Il retourna alors auprès de sa femme, qui l’avait précédé en Provence et eut d’elle son dernier fils, Marc-Antoine, auquel il devait survivre encore.

À travers ces chagrins, ces voyages, ces changements de position, il n’avait cessé d’étudier et de travailler au développement de ses instincts poétiques ; mais en continuant, comme on le voit dans ses premières stances, la tradition du XVIe siècle. Il est presque certain que beaucoup de vers de lui sont imprimés dans les Muses ralliées de d’Espinelle et dans d’autres recueils antérieurs à 1600. Mais ils ne sont pas signés, et si l’empreinte de sa première manière s’y trouve vivement marquée, ce n’est pas avec une certitude telle qu’on doive les lui attribuer sans autre preuve. Les larmes de saint-Pierre signalent un premier progrès. Le vers y est plus châtié, la strophe plus fièrement dessinée ; mais le poëme est déparé par des concetti du goût le plus détestable.

Il semble qu’à partir de ce moment Malherbe brisa les Dieux qu’il avait jusqu’alors adorés. Désormais il étudiera ses prédécesseurs de plus près encore, mais ce sera pour les éplucher vers par vers, les déchirer, les soumettre au scalpel de l’analyse la plus méticuleuse, la plus acerbe, la plus impitoyable. Leurs incorrections, leurs fiertés juvéniles, leur élan désordonné, mais audacieux, il rejette tout, ne gardant que ce qui lui semble beau, correct et majestueux, pour l’enchâsser dans ses vers. Génie sans invention, il leur empruntera jusqu’à leurs rhythmes, mais il y cherchera la perfection et portera la langue à une correction jusqu’alors inconnue ; il lui imposera des formes sévères, élégantes, harmonieuses, mais trop souvent monotones, froides, pesantes et compassées à force de régularité.

Le premier spécimen de cette manière, qui a fait de lui un des maîtres de la langue, fut l’Ode présentée en 1601 à Marie de Médicis, pour sa bienvenue en France lorsqu’elle passait à Aix en Provence, où séjournait alors le poëte.

Peu de temps après il écrivit sa célèbre Consolation à Du Perrier ; mais il lui fallut sept ans pour l’amener au point où nous la voyons aujourd’hui, et les strophes qui sont dans la mémoire de chacun étaient tout autres dans la première édition. Quatre ans se passèrent encore avant qu’il fût appelé à la Cour. Sa réputation l’y avait toutefois précédé depuis longtemps.

« Son nom et son mérite, au dire de Racan, furent connus de Henri le Grand par le rapport avantageux que lui en fit M. le cardinal du Perron. Un jour, le roi lui demanda s’il ne faisoit plus de vers ; il lui dit que, depuis qu’il lui avoit fait l’honneur de l’employer en ses affaires, il avoit tout à fait quitté cet exercice, et qu’il ne falloitpoint que personne s’en mêlât après M. de Malherbe, gentilhomme de Normandie, habitué en Provence ; qu’il avoit porté la poésie françoise à un si haut point que personne n’en pouvoit jamais approcher.

« Le Roi se ressouvint de ce nom de Malherbe ; il en parloit souvent à M. des Yveteaux, qui étoit alors précepteur de M. de Vendôme. Ledit sieur des Yveteaux, toutes les fois qu’il lui en parloit, lui offroit de le faire venir de Provence ; mais le Roi, qui étoit ménager, craignoit que, le faisant venir de si loin, il seroit obligé de lui donner récompense, du moins de la dépense de son voyage ; ce qui fut cause que M. de Malherbe n’eut l’honneur de faire la révérence au Roi que trois ou quatre ans après que M. le cardinal du Perron lui en eut parlé ; et, par occasion, étant venu à Paris pour ses affaires particulières, M. des Yveteaux prit son temps pour donner avis au Roi de sa venue, et aussitôt il l’envoya quérir. C’étoit en l’an 1605. Comme il étoit sur son partement pour aller en Limousin, il lui commanda de faire des vers sur son voyage ; ce qu’il fit, et les lui présenta à son retour. C’est cette excellente pièce qui commence :

Ô Dieu, dont les bontés de nos larmes touchées… [1]

« Le roi trouva ces vers si admirables qu’il désira de le retenir à son service, et commanda à M. de Bellegarde de le garder jusques à ce qu’il l’eût mis sur l’état de ses pensionnaires. M. de Bellegarde lui donna sa table, et l’entretint d’un homme et d’un cheval, et mille livres d’appointement. »

Cette manière de récompenser les gens paraîtrait assez singulière, si l’on ne savait, par Huet, que M. de Bellegarde, en sa qualité de grand-écuyer de France, disposa en faveur de Malherbe d’une place d’écuyer du roi et le fit peu après nommer gentilhomme de la chambre. C’était pour le poëte une existence presque opulente ; mais il ne laissa pas, même après avoir hérité de son père, en 1606, de toujours solliciter de Henri IV une pension que le Roi, de son côté, ne se lassait jamais de lui promettre.

Désormais poëte attitré de la Cour, chef reconnu de la nouvelle école, bienvenu de la famille royale et des grands, Malherbe ne quitta plus Paris. Ses relations avec sa femme, restée en Provence, furent assez affectueuses ; mais il se contenta de l’aimer de loin, et ne la revit plus que deux fois.

La mort fatale de Henri IV ne diminua point sa faveur et la reine mère récompensa, plus généreusement que ne l’avait fait son époux, l’attachement du poëte et du courtisan.

Un événement funeste vint attrister et abréger ses dernières années. Son fils Marc-Antoine, qui avait

le caractère fougueux de sa famille, après avoir, dans un duel, frappe à mort son adversaire et s’être fait donner non sans peine des lettres de rémission, fut à son tour tué, dans une rencontre, par Paul Fortia, seigneur de Piles.

Malherbe éprouva d’abord, comme à la mort de ses autres enfants, une affliction profonde et vraie ; mais il ne tarda pas à se poser dans une attitude de douleur théâtrale et finit par se résigner presque à un accommodement, au prix de dix mille écus. « Je croirai votre conseil, disait-il à Balzac, je pourrai prendre de l’argent puisqu’on m’y force ; mais je proteste que je ne garderai pas un teston. J’emploierai le tout à faire bâtir un mausolée à mon fils. »

« Il usa du mot mausolée, au lieu de celui de tombeau, observe Balzac, et fit le poëte partout. »

L’ accommodement ne réussit pas, et Malherbe alla, en juillet 1628, trouver le roi devant La Rochelle, pour le solliciter contre ses adversaires. Il contracta dans ce voyage le germe d’une maladie qui mina rapidement sa robuste santé et dont il mourut ci l’âge de soixante-treize. ans. Ce fut le 16 octobre 1628, peu de temps après son retour à Paris, qu’il expira, ayant auprès de lui les poëtes Yvrande et Porchères d’Arbaud. Ce dernier était de ses parents. Quant à sa femme, elle était à Aix en Provence, âgée, malade peut-être, et ne lui survécut que vingt mois.




Sauf une appréciation rapide des débuts littéraires de Malherbe, nous n’avons fait jusqu’ici que raconter sa vie, en la débarrassant de toutes les anecdotes dont Racan et Des Réaux l’ont accommodée [2]. Il nous reste à préciser le rôle que le poëte a joué dans la littérature française. Malherbe, quoi qu’il en ait pu dire, quoi qu’on l’ait répété à satiété, Malherbe ne fut point un novateur. Il n’a inventé ni un mot, ni la forme d’une stance, ni une tournure de phrase. Ce n’est point par l’ imagination qu’il brille ; tout ce qu’il a mis en œuvre, il le doit à ses devanciers, qu’il étudia jusqu’à l’âge de quarante ans, avant de s’essayer à les suivre. Ses notes sur Desportes, qui subsistent encore ; celles qu’il avait faites sur Ronsard et qu’il a peut-être pris soin de faire disparaître lui-même, après avoir raturé, dans une boutade trop citée, le peu qu’il avait laissé subsister du grand poëte de la Renaissance, tout enfin prouve qu’il avait profondément analysé la poésie du XVIe siècle.

Son grand, son vrai, son seul mérite est d’avoir été doué d’un goût fin, délicat et pur ; c’est d’avoir su merveilleusement choisir et d’avoir mis en œuvre mieux que personne les trésors recueillis par lui dans l’œuvre des génies admirables, mais trop luxuriants, qui l’avaient précédé dans la carrière.

Parmi ces opulentes moissons de fleurs, il a trié les plus fraîches, les plus odorantes ; dans ces monceaux d’or, de clinquant et de pierreries, il a mis à part le vrai, rejeté le faux, et, par un arrangement ingénieux, avec un art incomparable, disposant en bouquets les fleurs, en joyaux l’or et les diamants ; de tous ces trésors il a fait sa chose, de tous ces fragments industrieusement réunis il a fait une suite de tableaux pompeux, mais froids, bien que chargés d’ornements magnifiques et en somme presque irréprochables. Mosaïste sublime, ce fut à force de retoucher, de limer, de polir, qu’il composa son œuvre grave et majestueuse. Sa patience lui tint lieu d’invention, d’élan, d’inspiration, de génie, et, par elle, il gravit, d’un pas lent et pénible, mais sûr, jusqu’aux cimes où planent les aigles.




Les œuvres de Malherbe comprennent ses poésies et des ouvrages en prose.

Ces derniers se composent d’une instruction à son fils publiée en 1846 par M. de Chennevières ; d’épitaphes, de traductions du trente-troisième livre de Tite-Live, des Épitres et du traité Des Bienfaits de Sénèque, de nombreuses lettres adressées à Peiresc, plus quelques-unes à Racan, à Balzac, à la vicomtesse d’Auchy, qui fut pour lui longtemps l’objet d’une cour assidue, etc., enfin d’un commentaire très-étendu sur Desportes. — Ses traductions sont assez fidèles ; ses lettres, moins travaillées, doivent tout leur intérêt aux sujets dont elles s’occupent et aux personnages qu’elles mettent en scène, ayant été pour la plupart écrites à la Cour, et Malherbe occupait un poste qui le mettait à même d’être bien informé. Néanmoins il n’a fait faire aucun progrès à la prose, où Montaigne, Rabelais, Amyot, etc., ses aînés, lui sont de beaucoup supérieurs.

Ses poésies, son principal titre de gloire, ne furent imprimées de son vivant qu’en feuilles volantes ou dans différents recueils du temps. La première édition ne parut qu’en 1630, deux ans après sa mort.

Les principales éditions furent données ensuite par Ménage, Chevreau, Saint-Marc, etc. ; de nos jours par M. Lalanne, à qui nous devons l’édition la plus complète et la plus savante du poëte, et par M. Becq de Fouquières, qui s’est contenté de donner les poésies en les élucidant par des notes excellentes.

La plupart des éditeurs ont adopté, pour le classement des pièces, l’ordre chronologique absolu. Nous avons cru devoir les diviser selon leur nature : Odes, Stances, Sonnets, etc., tout en conservant dans chaque section la série des dates. Cette disposition nous a permis de mettre d’abord sous les yeux des lecteurs les pièces les plus remarquables et de rejeter à la fin celles qui offrent un moindre intérêt. Sur un point plus important nous avons cru devoir nous séparer de nos devanciers : nous avons repris et rétabli l’orthographe de Malherbe, ou du moins celle de l’édition de 1630, qu’on avait depuis défigurée comme à plaisir.

Le redressement de cet anachronisme nous a paru indispensable. Chacun doit conserver non-seulement sa physionomie, mais celle de son époque. Un peintre ne serait-il pas taxé d’une ridicule ignorance s’il dessinait le portrait de Malherbe avec l’habit noir et la cravate blanche de nos jours ? Il ne nous semble pas moins déplacé d’imposer l’orthographe moderne aux vers d’un homme qu’on ne saurait se figurer autrement qu’avec la barbe en éventail, la fraise, le pourpoint, le manteau de Cour et l’épée à coquille du temps de Henri IV.


Prosper Blanchemain.
  1. Voyez ci-après, page 108.
  2. On peut lire la vie de Malherbe par Racan dans les Œuvres de Racan (Paris, Jannet, 1857, 2 vol. in-16 elzévirien), éditées par T. de Latour ; dans les Œuvres de Malherbe (Paris, Hachette, 1862-1869, 5 vol. in-8 ), publiées par M. Ludovic Lalanne ; dans les Poésies de Malherbe (Paris, Charpentier, 1874, gr. in-18), données par M. Becq de Fouquières, etc., etc.