Malgrétout (éd. 1876)/Texte entier

Calmann Lévy (p. 1-336).


ŒUVRES


DE


GEORGE SAND



MALGRÉTOUT



Page:Sand - Malgretout.djvu/8 Page:Sand - Malgretout.djvu/9

À MON AMI EDMOND PLAUCHUT


Nous avons parcouru ensemble le curieux et charmant pays où nous cherchions à retrouver les traces d’Abel et de miss Owen, modestes héros de la véridique histoire que je te dédie. Nous n’avons trouvé qu’un beau fleuve, des rochers, des fleurs et des arbres. Devons-nous croire que Sarah Owen a précisément voulu dépayser ses lecteurs en donnant cette région pour cadre à son récit ? Il me paraît certain du moins qu’elle l’a vue, car ses descriptions sont assez fidèles.

J’ai fort peu modifié le style contenu et terre à terre de la narratrice, expression logique de son caractère et de sa situation. En publiant cette très-simple histoire, je la considère comme une étude qui a son intérêt et porte son enseignement.

Nous n’avons pas trouvé la villa de Malgrétout, mais nous avons vu la montagne qui porte ce nom audacieux, devise de quelque chevalier oublié du moyen âge. Je remercierai l’érudit qui rétablira la légende. Nous nous en sommes passés en explorant ces gorges sauvages des Ardennes et ces délicieuses oasis de la Meuse. Tu me les avais découvertes, cher enfant, je t’en remercie.

J’ai saisi avec plaisir, pour te dédier mon petit travail, ce jour de Noël, anniversaire de ton naufrage aux îles du Cap-Vert. Quand, il y a dix-neuf ans à pareil jour, tu sombrais avec le Rubens, et qu’attaché à la tâche suprême de tenir le gouvernail pour empêcher le navire de pirouetter, tu voyais se remplir, grâce à toi, les barques de Sauvetage condamnées peut-être à s’éloigner sans toi, tu envoyas, m’as-tu dit, un adieu désespéré à ta mère et à moi. Tu fus pourtant miraculeusement sauvé : une barque put te prendre au niveau de la dunette déjà inondée et n’être pas entraînée dans le gouffre que creusait le navire en s’abîmant. — Depuis, tu as connu des situations non moins dramatiques et plus poignantes encore par leur durée ; après cette vie terrible, voilà que tu viens faire réveillon avec nous, à la même heure où tu touchas l’écueil. Quel contraste î Une famille sédentaire rassemblée la nuit dans une vieille maison, au milieu des plaines couvertes de neige, le silence solennel du dehors, le feu qui pétille au dedans pour accompagner les rires des enfants, jeunes oiseaux qui n’ont pas encore quitté le duvet du nid, — comme te voilà loin des terribles archipels de la côte d’Afrique et des pirates féroces de la mer des Indes ! Laissons le passé douloureux sombrer dans l’abîme, et que les naufrages de l’âme nous soient épargnés ! Des voix aigres et chagrines crient, autour des horizons voilés, que le monde périt, que les pouvoirs s’effondrent, que les flots montent et que le navire social ne sera bientôt plus qu’une épave ; mais ceux dont le cœur ne s’est pas éteint dans la crainte sentent la vitalité universelle, dont le souffle puissant les soutient et les porte. La rive est-elle loin ? Pourquoi le demander ? Nul ne le sait ; mais tous peuvent agir, et ceux-là agiront bien qui aiment toujours la patrie et croient encore à la perfectibilité humaine.

Amitié et bénédiction sur toi.

Nohant, décembre 1869.

GEORGE SAND.
MALGRÉTOUT





I


Malgrétout, février 1864

Ma chère Mary, puisque vous l’exigez, je vous ferai le récit fidèle de l’unique roman de ma vie. Cette vie aujourd’hui solitaire, exempte, hélas ! des doux soins et des chers devoirs de la famille, me laisse de tristes loisirs pour la rédaction de cette pénible aventure, vraiment fatale pour moi, bien qu’il vous plaise d’y voir pour votre amie les éléments d’un meilleur avenir. Vous perdrez cette illusion et vous renoncerez à me la suggérer quand vous saurez quelles amertumes ont à jamais brisé mon cœur.

Je ne sais pas si je vous raconterai bien les faits, si je saurai y donner les développements convenables, ou si je n’en donnerai pas trop. Je ne suis pas un bas-bleu. Je n’ai cultivé en moi avec plaisir que le sens musical, et je crois que je me suis

bituée à penser et à souffrir en musique. Fille d’un Anglais et d’une Française, élevée en France avec des idées anglaises persistantes, si, comme on le dit, je parle purement et facilement les deux lan~ gués, c’est peut-être que je manque de nationalité et que je n’ai le génie d’aucune. Vous croyez que l’étude d’analyse à laquelle vous me conviez apportera dans mon esprit une lumière qui fera cesser mes irrésolutions... Puissiez-vous avoir raison I Pour moi, il ne me semble pas que je sois irrésolue^ puisque aucun projet ne me sollicite et ne me sourit. Je crois bien plutôt que je suis découragée, et quand j’aurai contraint ma pensée à rechercher toutes les causes de mon abattement, peut-être serai-je encore plus dégoûtée de ma vie, qui n’a servi à rien et qui n’est plus assez intense et assez fraîche pour servir à quelque chose. Quoi qu’il en soit, je vais essayer. Si je ne me sens pas la force de continuer, du moins j’aurai eu la volonté de vous satisfaire.

Vous voyez, par la date de mon début, que je suis toujours dans cette retraite où mon habitation porte le nom de la montagne qui l’abrite. C’est à peu de dislance de mon parc que la Meuse s’encaisse profondément dans les grands rochers ap-’ pelés les Dames de Meuse. Je ne sais quelle légende a donné cco noms colorés aux objets qui m’environnent et au lieu que j’habite. Je sais que c’est là que mon douloureux roman a commencé et fini. C’est là que j’ai fixé et que peut-être je finirai mes jours, vaincue et soumise comme… J’ai souvent comparé le cours de ma vie à celui de cette Meuse qui coule rapide et silencieuse à mes pieds. Elle n’est ni large, ni imposante, quoique bordée d’âpres rochers ; elle n’a pas reçu d’écroulements dans son sein, elle n’est pas encombrée de débris : elle marche pure, sans colère et sans lutte ; ses hautes falaises boisées, étrangement solides et compactes, sont comme des destinées inexorables qui l’enferment, la poussent et la tordent sans lui permettre d’avoir un caprice, une échappée. Ses marges sont tapissées d’herbes et de fleurs ; mais une pente insensible et ininterrompue la force à passer vite, à ne rien embrasser, à ne refléter rien que le bleu du ciel, éteint et comme métallisé par le plissement de ses ondes muettes. Plus loin, elle trouve des travaux humains non moins rigides que ses rives de schistes, des canaux, des écluses qui la brisent et la précipitent. Je ne la vois libre et maîtresse nulle part ; c’est une captive toujours en course forcée et qui n’a pas seulement le temps de gémir. Mon Dieu ! c’est bien là mon histoire !

Vous en savez tout le commencement, vous, qui avez été élevée avec moi jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Lorsque mon père, votre tuteur, vous eut mariée à l’excellent M. Clymer, j’éprouvai mon premier chagrin. Il fallait me séparer de vous, et je fis de grands efforts pour vous cacher mes larmes. Vous étiez heureuse, vous aimiez votre fiancé, je ne devais pas troubler votre bonheur par d’inutiles regrets. Ma sœur en prit moins bien son parti. La chère Adda, plus jeune que nous de deux ans, ne comprenait pas qu’un étranger fût venu, un beau matin, nous prendre votre cœur. Elle se courrouçait comme un enfant mutin contre M. Glymer, elle le haïssait. Elle prit en horreur le mot de fiancé, qui, pour elle, eut dès lors la signification de ravisseur et de brigand. Vous nous avez écrit pendant deux ans des lettres excellentes, mais un peu rares. Je les savourais ; Adda ne voulait pas seulement les voir. Je ne vous l’ai jamais dit, j’ai trouvé mille excuses à son silence ; mais, jusqu’au moment où, à son tour, elle a aimé quelqu’un, elle n’a cessé de dire que vous n’étiez plus rien pour elle, puisque nous avions cessé d’être tout pour vous.

Lorsque M. de Rémonville nous fut présenté à Montmorency, où nous avions loué une villa pour la saison, c’est moi qu’il comptait demander en mariage, mon père nous le fit entendre clairement. Adalric de Rémonville ne me fut pas sympathique à première vue, et j’avoue, puisque je ne dois plus avoir de restrictions, qu’il m’a toujours inspiré une sorte d’invincible éloignement. Vous savez que je ne suis pas une femme nerveuse, et qu’il m’est facile de renfermer ma première impression. Je me promis bien de ne jamais appartenir à ce gentilhomme, dont les opinions faussement libérales contrastaient désagréablement avec un air et un ton d’impertinence faussement aristocratiques ; mais le respect que je devais à une première ouverture faite par mon père m’empêcha de me prononcer brusquement. Je répondis que j’examinerais le personnage, c’est tout ce que me demandait mon père.

Le soir qui suivit ce court entretien, Adda me fit beaucoup de peine.

— Je vois bien, me dit-elle, que tu vas te marier, que tu en as le désir et l’intention, et qu’il en sera de toi comme de Mary Clymer. Aujourd’hui, tu as vu M. de Rémonville ; demain, tu l’examineras après-demain, tu l’aimeras, et tu n’aimeras plus ni père, ni sœur. Tu seras toute à l’étranger, au fiancé, au ravisseur, à l’ennemi de la famille. Tu t’en iras, tu ne nous écriras plus que pour nous parler de ce monsieur, et des enfants et des nourrices, ou des voyages et des plaisirs pris avec délices loin de nous et sans nous. Enfin te voilà perdue, morte pour moi ; je vais me trouver seule au monde, car notre père est encore jeune, et Dieu sait s’il ne songera pas à se remarier.

En disant cela et bien d’autres paroles exaltées et injustes, ma pauvre Adda fondit en larmes, brisa son peigne d’écaillé en le jetant sur la toilette, et, toute couverte de ses beaux cheveux dorés, vint enlacer ses bras à mon cou en me jurant que, si je me mariais, elle se donnerait la mort ou deviendrait folle.

Quand j’eus réussi à la calmer en lui déclarant que M. de Rémonville ne me plaisait pas et que j’avais la ferme intention de le refuser, elle reprit :

— Soit pour celui-ci, je veux te croire, bien que tu aies tenu un autre langage à papa ; mais il est certain qu’au premier jour tu rencontreras le maudit fiancé de tes rêves, et que tu ne m’aimeras plus. Tu as tant excusé les oublis et l’indifférence de Mary, que j’ai bien vu poindre ton désir de faire comme elle ; ne me le cache pas, c’est inutile, je sens ce désir-là dans toutes tes paroles et encore plus dans ton silence.

J’avais alors dix-neuf ans accomplis, et j’aurais menti, si j’avais juré que, depuis un certain temps, depuis votre mariage surtout, je n’avais pas rêvé le mariage pour moi-même. Quand vous m’écriviez les joies de votre première maternité et les douces espérances de votre seconde grossesse, j’avais toujours senti battre mon cœur à l’idée de tenir aussi dans mes bras un cher baby, vivante image d’un époux chéri et respecté. Je ne m’arrêtais pas à la vaine fantaisie de composer ce type d’époux à ma guise. Je ne croyais pas voir ses traits, entendre le son de sa voix. Il ne m’apparaissait pas comme une personne, mais je le portais dans mon âme comme une vérité sainte. Je me rappelais la tendresse de mon père pour notre pauvre mère, morte dans ses bras après tant de soins, tant de dévouements délicats et infatigables, tant de consolations et d’encouragements exquis dont il avait su la bercer pour lui cacher la gravité de son mal, tant de courage héroïque pour lui sourire en refoulant ses larmes. Je revoyais sa noble figure atterrée et pourtant victorieuse de foi et d’amour à l’heure suprême. Je n’ai jamais songé à me demander si mon père était beau ou seulement passable ; je sais que dans l’expression de son honnête visage j’ai toujours puisé le sentiment, le besoin du vrai, et je sais aussi qu’au moment où ma chère mère expira, il me parut sublime. J’avais douze ans. J’étais en âge de comprendre beaucoup de choses, et j’avais compris qu’il ne fallait ni sangloter ni faiblir au chevet de ma mère mourante. Quand je la vis froide et pâle, je sentis que tout était fini et que je m’affaissais dans une sorte de mort, l’absence de facultés ; mais je rencontrai le regard clair et profond de mon père, et ce regard me tint debout. Le ciel y était ; sa bouche ne put prononcer une parole, mais l’œil éloquent me disait : « Il faut aimer après la séparation comme auparavant. La mort a des yeux et des oreilles. Il faut respecter son mystérieux silence, ne pas faiblir, savoir souffrir beaucoup et regretter toujours. »

Je n’avais donc pas d’autre idéal que l’homme fort, doux et sage dont mon père était la réalisation dans ma vie d’enfant et de jeune fille. Je ne demandais à Dieu que de rencontrer un époux comme celui qu’il avait donné à ma mère ; j’étais bien sûre qu’un tel homme serait un père incomparable.

Aussi, quand ma jeune sœur me demanda impétueusement si je comptais me marier, je lui répondis sans hésiter que j’y avais songé sérieusement ; mais je pus ajouter avec sincérité que je n’avais encore rencontré aucune personne qui m’inspirât la confiance nécessaire, et que je n’éprouvais pas une ardente impatience de la rencontrer, puisque mon état présent était heureux et calme.

Au lieu de rassurer ma pauvre sœur, mes paroles augmentèrent son irritation ; vous l’avez connue enfant, vous la jugiez sévèrement, vous disiez qu’elle était d’un naturel jaloux et que je la gâtais. Pourtant vous faisiez comme moi, vous la gâtiez aussi, vous subissiez le charme irrésistible de ses caresses victorieuses et de ses grâces mignonnes. N’a-t-elle pas toujours été une merveille de séduction ? Si délicate, si jolie, si craintive, si impétueuse et si tendre ! J’étais devenue sa mère, je l’adorais ; … elle m’a bien fait souffrir, et je l’adore toujours.

Je ne pus la consoler ce soir-là qu’en lui promettant presque une chose assez risible, à savoir : de n’aimer personne sans qu’elle y consentît, et je me promis à moi-même, pour n’avoir pas à me parjurer, de résister à toute affection naissante, tant que mon enfant terrible ne serait pas devenue raisonnable ou éprise pour son compte.

J’ignorais, hélas ! que le mal, car c’était un mal, était déjà fait. Elle aimait, sans le savoir, M. de Rémonville. Il était joli garçon, habillé à la dernière mode et très-spirituel, comme on l’entend dans le monde, c’est-à-dire tranchant, paradoxal, prompt à la réplique, railleur dans la discussion, hautain et doucereux dans ce qu’il croyait être la victoire de ses idées. Certes Adda, à dix-sept ans, avait déjà du jugement, et elle a toujours eu de l’intelligence. Je ne m’explique donc pas comment elle fut charmée à première vue par une supériorité de si mauvais aloi.

Je ne m’aperçus de ce penchant qu’au bout de quelques semaines. Nous recevions tous les jeudis, et M. de Rémonville continuait à nous offrir son cœur ; je dis nous, car il était difficile de savoir à laquelle des deux sœurs il s’adressait. Je pense bien que ses hommages étaient pour la dot. Il ne paraissait s’apercevoir ni de mon antipathie, ni de la sympathie d’Adda ; il attendait que l’une de nous tombât dans le piège qu’il essayait de tendre à toutes deux.

Mon père, qui le jugeait avec plus de bienveillance que moi, ne me blâma pourtant pas lorsque je lui déclarai, en présence de ma sœur, que je n’avais pas bonne opinion de son caractère.

— Vous vous trompez peut-être, me dit-il, mais il importe peu. Je respecte absolument votre liberté d’esprit, et je ne vous reparlerai pas de ce jeune homme. Dès demain, je lui ferai comprendre qu’il ne doit plus songer à vous.

— Est-ce donc une raison, s’écria ma sœur, pour que nous ne le voyions plus ?

Mon père répondit :

— Je présume qu’en connaissant son sort, il se retirera de lui-même.

— Et moi, reprit vivement Adda, dont les yeux brillaient comme deux saphirs, je présume qu’il en sera autrement !

Je pensai qu’elle le croyait très-vivement épris de moi et je cherchai à la dissuader ; mais, à ma grande surprise, elle se prit à rire et à dire que je me flattais d’inspirer une passion dont M. de Rémonville ne mourrait certainement pas. Le lendemain, il reparut plus brillant que jamais et plus âpre au succès. On dit que j’ai la voix douce et que je chante purement, et, comme on me priait toujours de chanter, je me mis au piano comme les autres fois sans me faire implorer. Tout à coup Adda se pencha sur moi, et, me saisissant par les deux épaules, elle me dit à l’oreille :

— Je te défends de chanter !

Je compris tout, et, feignant de chercher la musique sur le piano et de ne pas trouver le morceau que je voulais, je sortis comme pour l’aller prendre dans ma chambre. Adda vint aussitôt m’y rejoindre. Elle était fort animée.

— Tu ne chanteras pas, me dit-elle, jure-moi que tu ne chanteras pas ! Je vais dire que tu es un peu indisposée.

— J’y consens, répondis-je ; mais laisse-moi te dire…

— Du mal de lui ? reprit-elle en fondant en larmes. Je ne veux pas ! Je sais que tu le hais, et, à présent surtout qu’il renonce à toi sans regret échevelé, tu vas me dire qu’il est sans cœur et sans conscience. Je ne t’écouterai pas, ne me dis rien. C’est atroce de se trouver en rivalité avec sa sœur !

J’étais confondue, désolée de voir naître une inclination inspirée peut-être par un premier instinct de jalousie dans une jeune âme sans lumière. J’essayai vainement de l’éclairer, elle me ferma la bouche en me disant que je n’avais pas le droit de juger M. de Rémonville et que je ne pouvais pas être impartiale pour lui.

Cette funeste passion fit en elle des progrès rapides, et, bien que mon père n’eût pas une confiance illimitée dans le caractère de M. de Rémonville, il dut céder et remettre l’avenir aux mains de la Providence. M. de Rémonville fit sa demande et fut agréé. Il lui eût été facile alors, pour assurer son mariage et pour s’emparer désastreusement de l’esprit de ma sœur, de persuader à celle-ci que j’avais du dépit contre elle. Je ne crois pas qu’il y ait songé. C’était une nature sans grandeur véritable et beaucoup moins chevaleresque qu’elle ne cherchait à le paraître ; mais ce n’était point une âme vile, et je pense même que, soit par vanité, soit par inspiration, elle était alors capable de bons mouvements. J’eus donc lieu d’attribuer à son influence l’heureux changement qui se fit dans les dispositions d’Adda à mon égard, dès qu’elle fut certaine d’épouser sans obstacle celui qu’elle avait choisi. Il se montra, lui, très-attaché à elle, très-respectueux envers mon père, très-convenable à mon égard. J’eus une explication avec lui, où je le sommai d’être bon époux ou de suspendre ses poursuites. C’était mon droit et mon devoir de sœur aînée, autant dire de mère. Rémonville me parut d’abord un peu troublé de cette injonction, et me demanda pourquoi je doutais de lui.

— Je ne vous le cacherai pas, répondis-je. On m’a donné l’assurance que vous aviez une liaison déjà ancienne qu’il vous sera difficile de rompre.

— Elle est rompue, s’écria-t-il, je vous en donne ma parole d’honneur. Miss Sarah Owen doute-t-elle de mon honneur et de ma parole ?

— Non, monsieur, répondis-je, je n’ai pas ce droit-là ; mais, tout en jugeant votre résolution sincère, j’ai lieu de craindre que vous ne la gardiez difficilement. N’avez-vous pas des enfants de ce mariage de la main gauche ?

Cet interrogatoire me coûtait beaucoup ; l’austérité de mon éducation me faisait paraître énorme l’initiative que j’étais forcée de prendre, moi jeune fille, pour confesser un homme sur ses mœurs secrètes. Il vit que je souffrais beaucoup d’accomplir ce devoir, et ma rougeur me fit pardonner l’audace de mes questions. Il avait trop d’expérience pour redouter une méfiance invincible chez une personne sans reproche. Il me prit les mains et me dit :

— Je pourrais mentir, car il n’est pas possible de prouver que les deux enfants dont vous parlez soient les miens ; je ne les ai pas reconnus.

— Vous avez eu tort.

— Non, je ne le pouvais pas, leur mère était mariée ; elle n’est pas veuve, c’était une femme abandonnée par son mari. Elle a eu ma protection, elle n’a jamais eu le droit de demander autre chose.

— Alors, cette protection s’exercera encore, et ces enfants que vous ne pouvez abandonner…

— Tout cela est réglé, répondit-il, réglé irrévocablement. J’ai fait de ma fortune une part que j’ai alliénée à tout jamais. Cette femme et ces enfants n’ont rien à me réclamer.

— N’ont-ils pas des droits à votre affection ?

— La femme, non ; elle en est indigne. Ma rupture avec elle n’est ni un effort ni un sacrifice, c’est une délivrance !

— Mais les enfants ?…

— Miss Owen, reprit-il en souriant, vous insistez sur un point délicat dont vous ne comprenez pas la portée, je le vois bien ; mais, puisque vous l’exigez, je vais répondre, au risque de vous faire rougir et souffrir encore plus. Je ne crois pas être le père de ces enfants, je suis du moins absolument certain de n’être pas le seul qui puisse prétendre à cette paternité. Je ne sais pas si vous me comprenez, et je suis désolé que cette explication provoquée par vous me force à vous parler comme si vous étiez une mère de famille. N’y revenons plus, vous savez tout. Prenez conseil de votre père, dites-lui la vérité ; mais, avant de la dire à votre sœur, réfléchissez. Je sais qu’elle m’aime assez pour m’épouser malgré mes crimes (il prononça ce mot d’un ton de raillerie qui me déplut), mais j’ignore si elle est assez forte pour vivre heureuse avec ce levain de jalousie rétrospective dans l’esprit.

Je consultai mon père en effet. Il savait l’histoire de son futur gendre et ne s’en alarmait pas autant que moi. Énergique et sincère comme il l’était, il croyait peut-être un peu trop à la force et à la sincérité des autres.

— Je connais, me dit-il, la situation de Rémonville. Il y a déjà quelque temps qu’il a rompu avec cette compagne dont il a trop subi l’influence, elle l’a beaucoup exploité et trompé ; mais, le jour où il l’a reconnue méprisable, il l’a quittée sans retour. Quant aux enfants, dans le doute, il a agi en galant homme, il a pourvu à leur existence. Beaucoup d’hommes du monde ont eu des situations analogues, ma chère Sarah, et il serait bien difficile, dans le temps où nous vivons, d’en rencontrer un qui, à trente-deux ans, aurait su faire un usage parfaitement raisonnable de sa liberté. Certes j’eusse mieux aimé trouver pour Adda un jeune homme encore pur de ces unions de fantaisie ; mais Adda est bien enfant d’âge et de caractère : son instinct la porte vers un homme fait dont la raison, aidée d’une sorte d’expérience de la vie à deux, puisse développer la sienne, et j’espère que Rémonville, habitué à souffrir les bourrasques et les écarts d’une indigne compagne, trouvera adorables les innocents caprices d’une femme honnête et bonne.

— Espérons qu’il en sera ainsi, répondis-je ; mais j’avais rêvé pour ma sœur comme pour moi un homme tel que vous, dont elle eût été le premier et le dernier attachement.

— Vous me croyez plus parfait que je ne le suis, reprit mon excellent père ; quand j’épousai votre mère, j’avais déjà aimé, oui, je le confesse. Une actrice en renom m’avait tourné la tète, et, si je n’eusse été sauvegardé par une timidité invincible, j’eusse certainement fait des folies pour elle ; mais je n’ai jamais osé le lui dire, et, quand je connus votre incomparable mère, le charme qui pesait sur moi fut à jamais détruit. J’échappai à l’obsession d’une pensée funeste, j’aimai avec candeur un idéal de candeur, et je n’ai point passé un jour de cette heureuse union sans remercier Dieu de m’avoir délivré d’un vain prestige. Je dois dire, ajouta mon père, que je savais bien les extravagances du démon qui m’avait fasciné, et que cela me servit à apprécier davantage la sagesse et les vertus de ma femme.

Vous vous rappelez mon père, ma chère Mary, et je suis sûre que vous le retrouvez tout entier dans ce naïf roman de sa jeunesse, dans cette comparaison ingénue qu’il en faisait avec la liaison peu honorable de son futur gendre.

J’étais bien ingénue moi-même à cette époque, et je me laissai convaincre. Je dus suivre l’avis de mon père et ne pas troubler l’ivresse de ma pauvre Adda par une révélation que nous aimions à croire inutile. Le passé abjuré par Rémonville nous sembla effacé et comme non avenu.

Nous avons eu tort, nous nous sommes trompés. Je le pardonne à mon père, je ne me le pardonne pas à moi-même. Il n’avait pas été, comme moi, averti intérieurement par une méfiance soudaine et une sorte d’aversion. Cette inquiétude subsistait encore en moi au moment du mariage et je fis des efforts pour la vaincre, et puis je craignis aussi de voir Adda revenir à sa jalousie. Je ne sais si je fus aveugle ou lâche. Ma conscience soutint un combat, cela est certain ; mais elle manqua de lumière parce que je manquais d’expérience. Je me suis souvent interrogée sur ce point, en véritable protestante formée au libre examen, et je suis d’autant plus convaincue que la conscience est relative à l’individu ; elle n’est donc pas suffisante sans le développement de l’esprit, sans la notion de l’idéal et la connaissance de la réalité. À l’époque de ce fatal mariage, j’appartenais trop à l’idéal. Qui sait si je suis assez corrigée ?

Adda fut enivrée de sa lune de miel, et nous le fûmes aussi, mon père et moi, car mon beau-frère paraissait l’aimer uniquement, et nous ne pouvions plus douter du bonheur de cette chère enfant. Le bonheur lui est nécessaire plus qu’à toute autre. Elle en a besoin pour prendre possession de tous ses avantages naturels. C’est une plante délicate que la souffrance transforme et détériore. La confiance dans le triomphe développe en elle des grâces inouies, des effusions qui rachètent au centuple ses injustices passées. Elle me demanda mille fois pardon d’avoir méconnu mon dévouement et calomnié en elle-même ma loyauté. Elle m’appela sa providence, son ange gardien ; elle voulait me combler de présents et se fût ruinée pour me parer, si je ne l’en eusse empêchée. Elle se faisait, disait-elle, une joie et une gloire de prouver à notre père et à moi que l’amour avait éclairé et ravivé en elle les affections de la famille au lieu de les obscurcir. Elle fit encore sur votre compte quelques réflexions désobligeantes, mais elle s’en blâma elle-même et oublia ses griefs.

On s’aperçut assez vite que M. de Rémonville était fort endetté. Mon père paya tout sans lui faire le moindre reproche et ne voulut rien diminuer du revenu qu’il avait assigné à sa fille. C’était beaucoup de gêne pour lui, car mon père n’a jamais été riche. Notre fortune nous vient de notre mère, et, bien qu’il en eût l’usufruit, il nous la distribua bientôt, Adda étant mariée et moi majeure. Je l’eusse beaucoup blessé en me refusant à recevoir ma part. Il me fallut donc assister et contribuer à son dépouillement à peu près complet, et souffrir qu’il devint notre hôte et notre pensionnaire après avoir été notre chef de famille. Cette situation ne paraissait pas l’affecter ni l’inquiéter pour l’avenir ; mais j’en souffris pour lui, et je me demandai ce qu’il deviendrait, si j’étais mariée. Il me paraissait évident que M. de Rémonville, encore enchaîné par la reconnaissance, se ferait bientôt un petit mérite de son adhésion courtoise à toutes les idées de mon père, que peu à peu ce mérite lui semblerait une gêne, et qu’un jour viendrait où il se croirait autorisé à s’en débarrasser. Cassant et paradoxal, il trouvait mon père trop logique ou trop bienveillant. Sa patience l’impatientait, et cette sagesse, qui était une involontaire et perpétuelle critique de sa déraison, l’exaspérait intérieurement. Dès que je vis poindre ce désaccord, je me mis à réfléchir et à envisager les éventualités de la position.

Je me croyais parfaitement sûre de ne jamais aimer un homme qui n’aurait pas pour mon père un respect et une vénération à toute épreuve, et pourtant ! je pouvais être trompée. Un jour pouvait venir où mon père, exposé à déplaire sans le vouloir à ses deux gendres, et craignant pour sa dignité, s’éloignerait de ses deux filles et se trouverait réduit à la solitude et à la pauvreté. Il avait été avocat dans sa jeunesse, et, comme il avait du talent et la connaissance des affaires, il ne se préoccupait jamais de rien pour lui-même. Quand je lui remontrais qu’il nous donnait trop de son propre avoir, il répondait en souriant qu’il ne serait jamais pauvre, puisqu’il pouvait reprendre sa profession et en vivre honorablement.

C’était encore une généreuse illusion. En épousant ma mère, dont la délicate santé avait rendu le climat de la France nécessaire, il avait dû peu à peu renoncer à son état, perdre sa clientèle et voir s’éteindre ses relations. Je n’acceptais pas l’idée qu’à cinquante-cinq ans il dût être forcé de recommencer les efforts et de subir les privations de sa jeunesse. Sa santé n’était pas d’ailleurs des plus robustes ; il aimait la France : retourner vivre dans son pays eut été une chose grave et certainement pénible. Je résolus de me consacrer à lui et de ne pas songer au mariage, ou tout au moins de soumettre le fiancé qui gagnerait mon estime à de longues épreuves. Plusieurs aspirants se présentaient ; une fille qui possède près d’un million n’en manque jamais. Je ne me permis pas seulement de regarder si ces messieurs étaient blonds ou bruns ; j’ajournai tout projet de ce genre, et je m’occupai du choix d’une habitation où mon père serait chez moi, c’est-à-dire chez lui. Adda fut effrayée de cette séparation : elle aimait Paris et ne supportait la campagne qu’à deux heures de chemin de la banlieue. Mon père au contraire aimait la vraie campagne, l’absence de bruit, la vie d’étude, de recueillement et de liberté. Ma sœur se rendit à cette considération et se consola en pensant que nous reviendrions passer les hivers auprès d’elle. C’était notre intention, mais je voulais que mon père n’y fût pas forcé.

Je m’occupai donc activement d’acheter une propriété qui réalisât les aspirations de mon père, et, feignant d’être indécise, je m’attachai à deviner ses préférences ; cela était assez difficile, il ne voulait s’occuper que des miennes. Enfin je réussis à savoir qu’en voyageant de Charleville à Givet avec ma mère, il avait été frappé de la beauté du pays, et qu’il se fût volontiers établi dans cette région, si la santé de sa femme n’eût exigé un climat plus chaud et un air moins vif. Dès lors, mon choix fut fait. Il y avait, entre deux des stations du chemin de fer qui côtoie la Meuse, une très-belle villa au bord du fleuve. C’est cette résidence de Malgrétout que j’ai achetée cher pour en prendre possession tout de suite, d’où je vous ai écrit plusieurs fois, car j’y ai passé plusieurs étés, et d’où je vous écris encore, car m’y voilà revenue probablement pour toujours.

La Meuse s’encaisse ici dans de hautes falaises à mesure qu’elle approche des grands cirques décrits par elle à Revins et à Fumay. Malgrétout est situé dans une sorte de brèche de cette muraille superbe, quoiqu’un peu monotone, et la brisure qui nous permet de communiquer avec la vallée intérieure est un accident très-favorable ; nous ne sommes point enfermés entre le rivage et la montagne, nous avons les avantages de cette position et, par la porte ouverte d’une belle dentelure de rochers placée derrière nous comme un décor, nous pénétrons dans un bois charmant très-mouvementé, creusé en coupe dans les collines et traversé par un ruisseau qui arrose notre jardin et se jette dans la Meuse au bas de nos pelouses. Nous avons donc sous les yeux le jardin anglais comme la France l’a adopté ; mais, tout réussi qu’il est, ce jardin est surpassé par la grâce et l’abandon du jardin naturel jeté sur de plus vastes proportions derrière nous. Ce beau vallon boisé est notre propriété, et, sans lui rien ôter de sa grâce sauvage, nous y avons pratiqué des chemins, des repos au bord du ruisseau, des ponts rustiques, des sentiers en lacet, qui nous permettent la promenade dans tous les sens, la rêverie dans tous les sanctuaires, et l’ascension facile sur toutes les hauteurs.

Quand mon père vit que j’étais réellement enchantée de mon acquisition, il ne me cacha pas qu’elle réalisait tous ses désirs et favorisait tous ses goûts. Pendant la première saison, j’eus fort à faire pour approprier le local particulier que je lui ménageais à ses habitudes et à ses besoins. Je fis venir tous ses livres, je complétai sa bibliothèque, je lui procurai des chevaux excellents : il avait laissé les siens au jeune ménage. Je m’occupai aussi de repeupler nos bois de gibier, afin qu’il pût se livrer au plaisir de la chasse. Je crois vous avoir écrit que je me livrais avec une ardeur fébrile aux soins de mon installation.

Ce fut une première brèche à ma fortune, car Malgrétout n’est pas d’un grand rapport. Le pays est pauvre, et, sauf quelques étroites et ravissantes prairies au bord de la rivière, la terre n’est qu’une mince couche de détritus sur des massifs de schiste. L’industrie des petits propriétaires pour fertiliser et utiliser ce sol ingrat est très-ingénieuse. Comme toutes les montagnes sont couvertes de bois, ils brûlent les jeunes taillis, et, sur cette cendre d’arbustes, de genêts et de fougères, ils labourent et sèment du seigle ; ce qui est à peine croyable, quand on voit sur quelles pentes escarpées ils mènent à bien ce travail agricole. Ils font une très-bonne récolte de grains la première année et une passable la seconde, puis ils laissent repousser le taillis, dont les racines, éprouvées par le feu et par la charrue, n’ont rien perdu de leur vitalité. Quand ce taillis est assez fort pour donner un produit, on le coupe et on recommence. On met à part les jeunes pieds d’arbre, on brûle le fouillis. Ces jeunes arbres, sous forme de perches de quatre à cinq mètres de haut, sont vendus pour servir à l’aménagement des mines. C’est avec ces bois flexibles que l’on soutient les terres pour former des galeries souterraines.

Vous pensez bien que je ne voulus pas consentir à faire ces petits profits, qui eussent dépouillé nos collines, arrêté le développement de nos bois, chassé notre gibier et attristé nos regards. Ces bois, ainsi tourmentés et abîmés par la petite culture, sont les restes de l’antique et immense forêt des Ardennes, où notre Shakspeare a placé une de ses plus fraîches idylles, l’As you like it. Nous avons bien cherché, mon père et moi, les antiques ombrages dignes d’abriter Rosalinde et Célia, le vieux duc et le poétique Jacques ; nous ne les avons pas retrouvés. Shakspeare ne les avait trouvés, lui, que dans son imagination puissante, car je doute qu’il les eût jamais vus. Ils ont pourtant existé, et même dans les temps antéhistoriques ils ont pu être peuplés de lions et de panthères ; mais nous dûmes nous contenter de notre petit coin de forêt, qui possédait encore quelques beaux chênes et d’épais taillis que je tenais à honneur de protéger.

Donc, ce fut une belle maison de plaisance sans revenu immédiat et fort coûteuse. Ne pensez pas que je m’en plaigne ; ce fut la plus sage et la moins regrettée de mes dépenses, puisqu’elle fut utile, comme vous le verrez bientôt, à ma chère famille. Si je vous en parle, c’est pour vous faire comprendre un fait qui vous étonne et une des causes de ce fait, la disparition rapide et progressive de ma fortune.

Nos travaux nous conduisirent assez avant dans l’hiver, et nous avions pourtant hâte de nous retrouver auprès de notre chère Adda. Elle avait dû venir voir notre nouveau domaine et y passer quelque temps avec son mari. Un commencement de situation intéressante et la défense des médecins s’opposèrent à notre espérance. Nous la retrouvâmes très-changée et comme affaiblie de corps et de caractère. Ses traits avaient pris une expression résignée que je ne leur connaissais pas, et je ne sais quoi d’angélique qui la rendait plus belle, mais qui m’inquiéta. Était-ce la conséquence de son état ou la trace d’un premier chagrin domestique ? Je n’osai pas l’interroger. Ces investigations dans le domaine conjugal m’ont toujours semblé indélicates et surtout imprudentes. En ouvrant la porte aux expansions et aux plaintes, on l’ouvre à la révolte ou au découragement.

J’observai le mari. Il paraissait aussi épris de sa femme qu’au commencement, et il la comblait de soins et de prévenances ; mais il lui fut impossible de me cacher qu’il avait quelque préoccupation secrète dont elle n’était pas l’objet. Je cherchai à provoquer ses confidences ; il se tint sur la défensive. Peu à peu j’observai que, s’il était charmant de manières avec sa femme et avec nous, il n’en passait pas moins toutes ses soirées dehors ; il donnait pour prétexte des relations obligées dans le monde ; ces relations n’étaient point les nôtres. Nous avions toujours vécu dans une douce intimité avec un groupe d’amis éprouvés et de connaissances choisies. Ce petit cercle ne paraissait pas lui suffire ; il connaissait tout Paris, disait-il, et sa position ne lui permettait pas de rompre avec les maisons qui l’avaient toujours accueilli avec distinction ; il prétendait aussi avoir des affaires. Mon père essaya de savoir lesquelles, offrant de l’aider et de le conseiller. Il fit entendre qu’il ne désirait pas nous associer à ces grandes occupations, et que, sa femme s’étant soumise à son besoin de liberté et n’en souffrant pas, il ne nous convenait pas de nous montrer plus curieux et plus exigeants qu’elle.

Je vis bien qu’Adda n’en prenait pas son parti aussi gaiement qu’il le prétendait, et qu’il lui avait inspiré une sorte de crainte. J’en fis part à mon père ; il ne vit pas lieu à s’en inquiéter beaucoup. Adda, un peu gâtée par nous, était un peu volontaire. Si l’amour était un frein pour elle, c’est qu’elle entrait dans la période du courage, du dévouement et de la raison nécessaires à une mère de famille. Mon père n’est pas insouciant, mais son âme est faite d’espérance et de charité. Il ne prévoit pas le mal, et il a de la peine à le voir.

Je n’ai pas à vous faire la confession détaillée de mon beau-frère. Cela n’est, en somme, digne d’aucun intérêt. Il vous suffira de savoir que, vers la fin de l’hiver, ses créanciers nous informèrent de ses folies. Il était de nouveau gravement endetté, et de nouveau on voulut s’adresser à mon père, dont on connaissait la générosité inépuisable ; mais mon père n’était plus en état de se sacrifier. Je pris l’affaire pour mon compte, je payai sans rien dire à personne. Adda approchait de son terme ; il était bien nécessaire de lui épargner tout chagrin et même toute préoccupation.

M. de Rémonville ne s’était point parjuré, il n’avait pas revu la femme qui l’avait dépouillé ; mais il en avait rencontré une seconde dont la toilette, les voitures et le mobilier se comptaient déjà par centaines de mille francs. Il est vrai que, n’ayant pas de quoi solder ces dépenses, il pouvait dire qu’elle ne lui coûtait rien.

Mon sacrifice n’était pas un chagrin qui pût pénétrer jusqu’à mon cœur, et j’y vis au contraire un sujet de joie, puisqu’au prix de mon argent je pouvais dérober à ma chère Adda la découverte de son malheur ; mais je fus effrayée pour son avenir. Que deviendrait-elle quand son mari m’aurait entièrement ruinée ? Je voyais bien que la vanité et la sottise de cet homme ouvraient sous nos pas un gouffre que rien ne pourrait combler. Adda était généreuse et désintéressée, mais très-incapable de lutter contre la misère, et d’ailleurs il était impossible que les scandaleuses galanteries de son mari ne lui fussent jamais révélées par la nécessité d’en réparer les désastres.

Elle eut une délivrance pénible et faillit mourir dans nos bras. Dès que la belle saison fut revenue, on lui conseilla la campagne, un air vif et pur, loin de Paris. La chère petite créature qu’elle nous avait donnée, Sarah, ma filleule, était frêle et délicate ; aussi M. de Rémonville, avec un aplomb inconcevable, parla d’acheter une terre dans un pays de chasse. Je n’avais eu aucune explication avec lui au sujet de ses dettes ; il m’avait simplement remerciée « d’avoir bien voulu lui prêter de quoi faire face à quelques embarras passagers ». Je me décidai à lui parler sévèrement et à lui intimer l’ordre d’amener sa femme avec son enfant chez moi, à Malgrétout, au lieu de convertir sa dot, au risque de la faire disparaître. Il essaya de regimber, de s’emporter, d’être acerbe et blessant. Il éprouvait le besoin de se brouiller avec nous, de garder sa femme sous sa domination, comptant la faire consentir à ses vues. Quand il vit que je pénétrais son plan, il dut feindre pour me dissuader. Il se contint, céda, et les premiers jours de mai nous virent rassemblés à Malgrétout.

La santé d’Adda et de sa fille s’y rétablirent promptement, et Rémonville parut enchanté de cette résidence ; mais il se lassa bientôt de la vie intime et prétendit avoir affaire à Paris. Il disait qu’un homme ne peut rester inactif au sein de sa famille, que depuis longtemps il sollicitait un emploi dans la finance, qu’on ne lui en avait pas encore trouvé un qui répondît à son rang et à sa capacité, mais que des lettres de ses amis le pressaient de se montrer et de ne pas se laisser oublier, attendu que d’un moment à l’autre le ministre comptait pouvoir faire droit à sa demande.

Je ne fus pas dupe de ce prétexte pour s’éloigner, mais je dus feindre d’y croire et dissiper les soupçons que ma sœur commençait à concevoir. Le mari revint à l’automne. Les quinze jours de congé qu’il avait annoncés étaient devenus quatre mois d’absence ; la place qu’il devait obtenir avait failli lui être donnée. En revanche, il avait encore fait des dettes.

Que vous dirai-je ? En trois ans, les deux tiers de ma fortune y passèrent, et je n’obtins de lui, en retour de mes sacrifices, que la promesse de garder les apparences, de ne jamais rien demander à mon père et de ne pas se montrer en public avec l’indigne rivale de sa femme ; mais il était installé les trois quarts de sa vie dans la maison payée et meublée à mes frais, et tout Paris savait ses honteuses amours. Je ne crois pas qu’il aimât réellement la personne qui l’absorbait ; sa vanité s’enivrait du luxe qu’il lui procurait et de l’entourage qu’elle lui créait. C’était une créature à la mode qui recevait avec art, m’a-t-on dit. Rémonville déployait là sa faconde et trouvait des admirateurs plus ou moins sincères. On ne contredit pas avec énergie un homme dont on veut partager les plaisirs. D’ailleurs, l’amphitryon de cette maison adultère savait retenir ses habitués par une générosité d’apparat et des promesses fondées sur son prétendu crédit auprès des ministres. On doutait un peu de son influence, mais nul ne doutait de sa richesse, et il jouissait du sort qu’il avait toujours rêvé, vivre en grand seigneur et en homme de plaisir.

Soit qu’Adda eût pénétré la vérité et qu’elle voulût nous la cacher, soit qu’elle ne se doutât de rien, elle ne se plaignit de rien. Elle montra au contraire le désir de passer les hivers à Paris avec son mari. Je redoutais l’influence de celui-ci sur elle, et je parvins à la retenir jusqu’en janvier, puis je l’accompagnai avec mon père, et je vins à bout d’empêcher la dilapidation de sa fortune. Au printemps, nous la ramenâmes enceinte pour la seconde fois, et vers l’automne elle mit au monde assez heureusement un petit garçon qui fut nommé Henry ; c’était le nom de mon père.

C’est à cette époque que ma vie de courage et de dévouement fut ébranlée par un sentiment que j’espérais ne pas connaître, car je me trouvais engagée sur une pente qui m’interdisait de songer à moi-même. Mon beau-frère était vite retourné à Paris après la naissance de son fils. Adda, convalescente, ne sortait pas encore du parc de Malgrétout. Mon père, ignorant à quel point l’avenir était compromis et toujours espérant que son gendre se corrigerait, vivait, grâce à mes soins et au secret que je lui gardais de ma ruine, paisible et occupé. Il s’instruisait, disait-il ; il recommençait son éducation, pour être à même de simplifier les études futures de son petit-fils, dont il voulait être l’unique instituteur. Moi, je m’occupais assidûment de ma ravissante petite Sarah ; c’est moi qui l’avais gardée en sevrage, elle couchait dans ma chambre, elle m’aimait plus que sa mère, qui la chérissait pourtant, mais qui, vaguement blessée au cœur, semblait accepter la vie comme une gageure dont il faut essayer de se moquer, — à moins qu’on n’en meure.

Adda n’était point nonchalante, elle était désœuvrée. Elle ne luttait contre rien. Malade, elle s’ennuyait avec résignation ; guérie et cherchant la distraction, elle n’était ni joyeuse ni enivrée ; elle était dissipée et irréfléchie. On peut dire qu’elle n’avait jamais eu plus de force pour cesser de souffrir que pour souffrir. Un grand changement allait s’opérer en elle, mais je ne le pressentais pas plus que celui qui me menaçait moi-même.

J’étais allée me promener jusqu’aux Dames de Meuse, seule avec ma petite Sarah. Il y avait dans ce ravin désert un vieux jardinier retiré sur sa propriété, qui consistait en un demi-hectare de terre situé au bas du rocher. Là, à l’abri des vents froids et sur un sol humide et chaud, ce brave homme cultivait avec amour et avec science les plus beaux légumes et les meilleurs fruits. Il les envoyait à Paris par le chemin de fer ; mais, quand je fus installée à Malgrétout, je fus pour lui une bonne pratique, et, un jour qu’il m’avait engagée à venir cueillir moi-même du raisin sur sa treille, plus hâtive que la mienne, je partis avec ma petite Sarah vers midi. Une demi-heure après, notre batelier Giron nous déposait sur le sable pailleté du rivage.

Les travaux du chemin de fer, à présent qu’ils ont perdu l’éclat désagréable de leur fraîcheur, n’ont rien gâté à l’admirable recoin des Dames de Meuse. Au contraire, le pont hardi qui traverse la rivière et les convois qui s’engouffrent immédiatement, dans un tunnel semblable à une grande bouche de la montagne qui les attend et les avale, les cris aigus de la vapeur qui semble protester contre l’implacable et s’éteindre dans la mort, sont ici d’un fantastique presque effrayant. La Meuse, resserrée entre les plus hauts escarpements de son parcours (quatre ou cinq cents mètres d’élévation), tourne et fuit parmi ces masses sombres boisées de la base au faîte. La roche, qui de temps en temps perce la foret, est noire et lustrée comme l’ardoise. Elle est tantôt friable, tantôt compacte ; elle ne se débite pour l’exploitation que dans les carrières ouvertes plus loin. Il n’y a donc point ici d’industrie, c’est la solitude absolue. De place en place, le long des Dames, quelques schistes veinés de rouge ressemblent à des plaies vives. Malgré ces âpretés, le lieu est plein de suavités intimes. Le rivage est embaumé de plantes aromatiques, l’armoise camphrée y foisonne, et la rue, dont la forte senteur est vivifiante, y accumule ses petits boutons d’or. D’étroits tapis d’un gazon fin et frais sont jetés en pente douce sur une des marges. On a creusé là un canal qui, après avoir fait tache dans cet austère paysage, est devenu avec le temps et la végétation une de ses beautés, car c’est lui précisément qui, avec son eau limpide, égale et contenue, sa bordure de jeunes arbres vigoureux, son sentier de sable uni, les guirlandes de lierre et de houblon qui le festonnent, apporte la grâce et le sentiment de la douceur dans un cadre dur et menaçant. La Meuse, bifurquée par cette saignée, commence à se soumettre à la canalisation à partir du pont. On peut suivre en bateau son cours libre le long du rocher à pic, ou marcher le long du canal. La langue de terre qui sépare ces deux eaux courantes est un vrai parc naturel ; tout y est verdure, arbres, buissons ou grandes herbes sauvages. D’un côté, c’est le fleuve solennel et profond aux mouvements majestueux ; de l’autre, le ruisseau régulier abondant et clair, où l’on voit sauter les poissons et se refléter le feuillage.

J’aimais particulièrement ce bel endroit si touffu ; et en même temps si propre qu’on le dirait vierge de pas humains. Le vieux jardinier que j’allais voir en est effectivement le seul habitant, sa maisonnette est tellement cachée derrière les palissades enguirlandées et les arbres fruitiers qu’on la voit à peine. Quelques rares voyageurs viennent encore, dans l’arrière-saison, visiter les Dames de Meuse. Ils descendent en bateau la distance entre deux stations du railway, déjeunent chez les pêcheurs dont les maisonnettes sont en avant du pont, vont à pied regarder le site et se hâtent de reprendre le convoi suivant à la station de Laifour. Pour peu qu’on descende la Meuse au-dessous des Dames, on est sûr de ne jamais rencontrer personne.

Le père Morinet (le vieux jardinier propriétaire) nous fit grand accueil et prit Sarah dans ses bras pour lui faire atteindre elle-même les plus belles grappes de ses treilles gracieusement enroulées sur les murs de sa cabane. Je l’aurais offensé, car il était très-fier, si j’eusse refusé d’emporter, en présent pour ma sœur, un beau panier de ses fruits qu’il alla remettre à mon batelier.

Sarah ne voulait pas rentrer encore, c’était la première fois qu’elle voyait les Dames de Meuse, et je doute qu’elle fût sensible à la grandeur du site ; mais on lui avait souvent refusé de l’y mener parce que c’était très-loin, et une demi-lieue de navigation lui semblait un grand voyage. Elle était orgueilleuse de se promener sur cette terre lointaine, et voulait raconter à sa petite mère qu’elle avait été jusqu’au tournant de la grande montagne. Elle avait alors trois ans ; belle à ravir et d’une précocité extraordinaire, elle me questionnait sur tout ce qui la frappait. Elle écoutait et retenait mes réponses. Elle savait déjà beaucoup de noms d’oiseaux, de papillons et de fleurs. Elle s’annonçait attentive et réfléchie. C’était un plaisir de l’amuser et de l’instruire.

Quand elle eut marché un quart d’heure, je craignis de la fatiguer, et, m’asseyant sur l’herbe, je la fis asseoir sur moi et l’invitai à se reposer. Elle n’en avait nulle envie et voulait courir seule. Je n’avais qu’un moyen de la faire tenir tranquille, c’était de lui chanter des chansons, qu’elle retenait et chantait à son tour avec une mémoire et une justesse merveilleuses. Mon répertoire de chansons à sa portée étant épuisé, je lui en avais composé d’autres, musique et paroles ; c’était bien naïf, comme vous pensez, car je m’efforçais d’adapter l’air et l’idée à son progrès intellectuel et musical. Elle allait vite et me donnait de la besogne.

Ce jour-là, je lui chantai ce qu’en m’endormant la veille au soir j’avais composé pour elle. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai jamais pris la peine d’écrire ces ingénuités. Je les oubliais à mesure, et, si je me rappelle celle-ci, ce n’est pas qu’elle fût plus digne que les autres d’être retenue et transcrite, c’est qu’elle était fatalement destinée à amener dans ma vie une perturbation funeste. Je chantai

donc à demi-voix, et l’enfant répétait avec moi :

Demoiselle,
Arrête un peu !
Sur ton aile
De dentelle
Je vois du feu.
— Non, dit-elle,
Je ne peux.
Si mon aile
Étincelle,
Ferme tes yeux.

La mélodie, aussi enfantine que les paroles, plut à mon enfant, qui me la fit répéter plusieurs fois, et qui eut quelque peine à la dire à son tour, car j’avais composé en mineur pour l’exercer à poser sa voix dans ce mode nouveau pour elle. Tout à coup nous entendîmes tout près de nous un admirable violon qui chantait admirablement mon petit air, et qui en répétait la fin comme je venais de le faire en donnant ma leçon à l’enfant. Sarah fut d’abord charmée de cet écho mystérieux. Elle crut que c’était la rivière ou les arbres qui chantaient ; mais, comme elle me vit surprise et que mes yeux exprimèrent probablement une sorte d’inquiétude, elle eut peur et se jeta dans mes bras en pleurant. Aussitôt le virtuose mystérieux nous apparut, sortant d’un massif de saules au-dessous de nous. C’était un jeune homme vêtu en touriste et d’une physionomie si agréable, que Sarah lui sourit à travers ses larmes. Pourtant, comme elle hésitait encore à comprendre, et que je voulais l’empêcher de s’effrayer des objets nouveaux, je l’encourageai à regarder le violon et celui qui en jouait, car, pour la rassurer, il recommençait en riant la chanson de la Demoiselle.

Dès qu’il eut fini, elle consentit à aller à lui et à lui tendre sa petite main, qu’il baisa avec un air de bonté attendrie dont il était certainement impossible de lui savoir mauvais gré. J’allais m’ éloigner en le saluant sans lui rien dire, quand il m’adressa la parole avec une confiance surprenante. Il me demandait pardon d’avoir fait pleurer ma petite fille. Il s’accusait d’indiscrétion pour avoir écouté et répété ma chanson ; mais, selon lui, cette chanson était un bijou, un chef-d’œuvre. Il était musicien par passion et virtuose de son état. Il avait entendu malgré lui, sans préméditation, sans nous voir et sans songer à nous regarder, une chose qui l’avait ravi, une voix d’enfant qui l’avait ému. Il voyageait à pied dans ce beau pays, portant son sac et son violon, son inséparable, son gagne-pain. Il n’avait pu résister au désir de se répéter à lui-même ce qu’il entendait ; mais il avait résisté à l’envie de demander le nom du maître, et il se fût tenu caché si l’enfant n’eût pris peur. Il avait alors jugé devoir se montrer pour la tranquilliser. — Il me débita tout cela avec une vivacité et une facilité qui m’étonnèrent sans me toucher autrement. Je ne voyais en lui qu’un artiste ambulant qui désirait montrer son savoir-faire et improvisait des louanges exagérées, vraiment absurdes, de ma chansonnette, pour avoir l’occasion de gagner quelque chose.

Je crus devoir le contenter, et, mettant la main à ma poche, je le priai de jouer un air gai pour ma petite fille. Il vit mon mouvement, car il avait de grands yeux d’une incomparable largeur de regard, si l’on peut ainsi parler ; ses prunelles, d’un noir clair, avaient des reflets dorés et semblaient embrasser et caresser rapidement toutes choses et toutes actions. Il se posa gaiement et lestement en ménétrier de village, et racla avec entrain une sorte de montferrine étourdissante qui mit Sarah en joie. En la voyant sauter gracieusement sur le sable fin où ses petits pieds marquaient à peine leur empreinte, il s’exalta comme s’il eût été un enfant lui-même et redoubla le mouvement. Je dus l’arrêter, lui ôter presque l’archet des mains ; la petite devenait nerveuse et folle comme lui.

— C’est assez, lui dis-je en lui donnant une petite pièce de cinq francs en or. Vous faites très-bien danser ; mais il ne faut pas que ma fille se fatigue. Merci, et adieu.

Il prit la pièce, la regarda, la baisa, la mit dans la poche de son gilet, leva en l’air son chapeau de feutre mou, et resta planté comme une statue, mais me suivant de son grand œil hardi et caressant, moitié faucon, moitié colombe.

En vérité, c’était un personnage étrange, et, quand je fus remontée dans ma barque avec Sarah, je me demandai, en résumant toute cette apparition, si je n’avais pas fait quelque énorme bévue. Il avait joué l’air de danse si follement, qu’on ne pouvait dire si son exécution était celle d’un maître en gaieté ou celle d’un saltimbanque adroit ; mais les phrases de ma chanson qu’il avait interprétées auparavant étaient comme une traduction idéalisée par un véritable artiste. Pourtant il avait pris l’argent avec une joie évidente. Ce pouvait être un homme de talent aux prises avec la misère. Dans cette hypothèse, je regrettai de n’avoir eu sur moi que cette pièce de cinq francs.

Durant le dîner, mon père demanda à Sarah le résumé de sa grande promenade aux Dames de Meuse. Elle n’avait pas vu de dames, elle avait vu un monsieur qui l’avait fait danser. Son récit n’était pas très-clair, et je dus le rendre intelligible en racontant le fait avec détail. Je n’avais pas de raisons pour rien atténuer, et je fis part à mon père et à ma sœur de ce que j’avais trouvé d’étrange et de frappant dans le personnage. Adda se moqua de moi, disant qu’à force de bienveillance, je tournais au romanesque, que j’éprouvais le besoin de voir partout des aventures, et que je prenais pour un héros d’opéra-comique un bohémien dont la rencontre eût pu n’être pas très-drôle.

Je me laissai plaisanter. J’étais contente de voir ma sœur taquine et enjouée au lendemain de ses relevailles. La petite Sarah s’était approchée de la fenêtre ; elle interrompit notre causerie en s’écriant :

— Voilà l’eau qui chante ! elle chante la Demoiselle. Il faut ouvrir la fenêtre, je veux encore danser.

On ouvrit, et nous ne vîmes rien sur la Meuse ni sur le rivage ; mais nous entendîmes le violon qui redisait ma chanson, mêlée à une improvisation vraiment admirable, tantôt semée de difficultés inouïes surmontées par une main prodigieusement habile, tantôt noyée dans de suaves mélodies qui variaient et reprenaient le thème sous l’inspiration la plus touchante et la plus élevée.

— Mes enfants, s’écria mon père, il y a ici un incomparable artiste ; il faut le découvrir et lui offrir l’hospitalité. Qui sait, puisqu’il a accepté l’aumône, dans quelle détresse il se trouve ?

Comme il parlait encore et que le chant avait cessé, nous vîmes glisser sur le tournant de la Meuse, aux premières ombres du soir, un batelet où nous eûmes quelque peine à distinguer deux personnes, le batelier et le voyageur ; mais, le batelier ayant élevé la voix, mon père reconnut aussitôt un des passeurs de Laifour, et il cria à Giron, qui était sur la pelouse, de héler cet homme. Il descendit lui-même au rivage pour examiner et interroger l’artiste. Nous les vîmes se saluer, lier conversation, revenir ensemble et entrer dans la maison. Le passeur remontait la rivière et s’éloignait.

— Vraiment, me dit Adda, mon père est encore plus enfant que toi, ma chère sœur ! Le voilà qui arrête au passage les musiciens ambulants et qui les installe chez toi, au risque d’y introduire quelque misérable de la pire espèce.

— Ma chère, lui répondis-je, prends garde à ce que tu dis. Croire qu’un esprit sublime peut s’allier à un caractère vil est un des cruels paradoxes…

— De mon mari, n’est-ce pas ? reprit-elle. Laissons mon mari tranquille. Il est l’ultra de la clairvoyance comme mon père est celui de l’aveuglement.

Nous n’en pûmes dire davantage ; mon père ouvrit la porte en riant et en disant :

— Mes chères filles, je vous présente M. Abel, rien que ça !

— Qui ? s’écria Adda en se levant, le véritable Abel ?

— Oui, dit le jeune homme en riant comme mon père, le seul autorisé par le gouvernement…

— Le célèbre Abel, le violoniste incomparable, si recherché, si riche,… et c’est à lui que ma sœur a donné cent sous ? Allons, c’est révoltant, mais c’est à mourir de rire…

Seule, je ne riais pas. J’étais confuse ; je ne savais comment effacer l’affront que j’avais fait à un homme comblé des présents de tous les souverains de l’Europe, et dont on disait que son archet lui rapportait cent mille francs par an.

Le jeune maestro vit mon embarras, et, s’approchant de la lumière, il me montra ma petite pièce percée au poinçon et passée comme une relique à sa chaîne de montre.

— Je la garderai précieusement, me dit-il. Vous ne pouvez me la reprendre, elle est à moi, vous me l’avez donnée, madame, et votre charmante petite fille me l’a fait gagner.

— Pourquoi donc y tenez-vous ? lui dis-je. Je n’avais pas l’honneur de vous connaître, vous ne me connaissez pas non plus…

— Non, je l’avoue, reprit-il, mais on m’a montré votre villa et on m’a dit le nom de la famille, et comme je connais M. de Rémonville, votre mari, je sais que cette famille est digne de tous les respects et de toutes les sympathies.

— Voici madame de Rémonville, lui dis-je en lui désignant ma sœur, qui était retournée à la fenêtre pour dire à la nourrice de rentrer le petit garçon.

Mon père, de son côté, parlait au valet de chambre pour qu’il portât le sac et la boîte à violon de l’artiste à son appartement. Abel fut comme seul avec moi un instant, et, après avoir jeté un rapide regard sur ma sœur, il reporta sur moi son œil contemplatif et pénétrant.

— Ainsi, dit- il d’une voix émue, ma sympathie pour votre voix et votre figure n’était pas un hasard de l’inspiration ? C’est bien vous qui êtes miss Owen, la seule, la vraie, comme on disait de moi tout à l’heure ?

— Vous ne pouvez ajouter la célèbre et l’incomparable, comme quand il était question de vous. Qu’y a-t-il donc d’intéressant pour vous dans mon nom très-bourgeois et très-ignoré ?

— Je vous le dirai, répondit-il avec précipitation, car ma sœur revenait vers nous ; oui, je vous le dirai, mais à vous seule !

J’étais troublée sans savoir pourquoi. Je ne pus me mêler à la conversation qui s’engagea autour du dîner interrompu et repris. Elle fut très-brillante. Abel, après avoir été autoritairement autorisé, comme il disait, à ne pas se préoccuper de son costume, parut tout de suite à l’aise et comme enchanté de nous. Je me défendis pourtant du charme de cette amabilité soudaine en me demandant si elle n’était pas banale et au service des premiers venus.

Adda ne fit pas cette réflexion. Voyant qu’il pétillait d’esprit et de gaieté, elle oublia sa fatigue et ses chagrins, elle devint tout à coup vivante et rieuse, capable, en fait de drôleries gentilles, de tenir tête à l’artiste. Mon père était charmé de sa bonne humeur. Ma petite Sarah était si bien revenue de son effroi, qu’elle grimpait sur les épaules d’Abel et lui rendait toutes ses caresses.

Mon père, tout en adoptant les usages français, avait gardé l’habitude de prolonger un peu le dessert pendant que nous lui préparions le thé au salon. Depuis la naissance récente de son fils, Adda remontait chez elle aussitôt après le dîner. Ce soir-là, elle voulut veiller un peu, et je montai seule pour coucher sa fille et m’assurer que la nourrice soignait bien le petit Henry.

Quand je redescendis au salon, mon père y était avec son hôte et sa fille. Adda n’avait point songé à commander le thé. Je dus m’en occuper pendant qu’elle continuait à causer avec animation. Je craignais un retour de la fièvre de lait ; je le dis tout bas à mon père, qui lui trouva aussi les mains chaudes et l’œil trop brillant. Il exigea qu’elle se retirât, et elle céda sans paraître contrariée ; mais, au moment où je lui offrais mon bras pour monter l’escalier, elle me repoussa, me retira brusquement des mains le bougeoir que je tenais, et me dit :

— Va donc chanter ! M. Abel, à qui mon père a vanté ton talent, meurt d’envie de t’entendre ! C’était la seconde fois qu’à propos de musique elle me témoignait du dépit. Plus jeune et cent fois plus jolie que moi, plus spirituelle et plus animée dans la conversation, elle n’avait jamais pu avoir d’autre motif de jalousie. Elle avait découvert qu’après s’être posé en connaisseur, son mari ne comprenait rien à la musique et ne l’aimait pas du tout. Elle avait donc oublié de m’en vouloir à propos de ce mince avantage que j’avais sur elle, et dont j’avais toujours évité de me prévaloir. La brusquerie de son geste et l’amertume de son accent me rappelèrent la défense de chanter qu’elle m’avait faite en une autre circonstance. J’en fus frappée et effrayée ; mais devais-je m’arrêter à cet enfantillage ? devais-je le comparer au premier ? Il s’agissait alors d’un homme qu’elle aimait, qu’elle voulait et pouvait épouser.

Quand je retournai servir le thé à mon père et le café à son hôte, je vis que mon père avait en effet trahi l’innocent secret de mes innocentes élucubrations musicales. Lui aussi prétendait que le chant de la Demoiselle était une merveille, et, comme il était excellent musicien, il s’était mis au piano et jouait à M. Abel plusieurs de mes chansonnettes qu’il avait transcrites et conservées sans me rien dire. Abel s’extasiait au point de me paraître ridicule. Je n’avais jamais cru posséder autre chose qu’un talent d’agrément, et c’est de très-bonne foi que je le priai de ne pas me railler davantage.

— Railler, moi ! s’écria-t-il en me regardant avec surprise. Pour quel indigne faquin me prenez-vous donc ?

— Ne vous fâchez pas, lui dit mon père, elle est grande artiste sans le savoir, et sa modestie est parfaitement sincère. Attendez ! je vais la trahir tout à fait. J’ai un cahier qui contient des choses charmantes oubliées d’elle et saisies par moi au passage. Je vais le chercher.

Il sortit, et Abel, par un mouvement insensé dont j’ignore comment je ne me fâchai pas, mit un genou en terre devant moi.

— Je me suis juré à moi-même, dit-il avec feu, depuis le jour où j’ai entendu parler de miss Owen, que, le jour où je la rencontrerais, je baiserais la trace de ses pas. Vous venez de poser ici le plus joli pied du monde ; mais, fût-il grand et mal fait, je n’en tiendrais pas moins mon serment !

Et il baisa le parquet à l’endroit où je venais de marcher pour m’éloigner du piano.

— Que signifie cela ? lui dis-je. Avez-vous juré de me mystifier en simulant devant moi un accès de folie ?

— Vous dites là, reprit-il, des paroles qui appartiennent au vocabulaire des choses convenues et convenables. Moi, je vis, je pense, je parle, j’agis et je travaille en rupture ouverte avec ce qui est réglé dans l’étiquette du monde. Ce n’est pas ignorance, j’ai été à même d’étudier ces choses-là dans ce qu’on appelle le plus grand monde, et je les ai trouvées si fades, si menteuses et si lâches, que j’ai résolu de me taire absolument ou de ne dire jamais que ce que je pense, ce que je sais, ce que je veux. Écoutez, je n’ai qu’un instant pour vous dire ce que je pense de vous. Je connais votre indigne beau-frère… Ne m’interrompez pas. vous savez bien qu’il est indigne… Je le connais peu, mais j’ai vu une ou deux fois son intérieur apocryphe. Invité à faire de la musique chez sa maîtresse, j’y ai été par complaisance pour un ami qui, je l’ignorais, s’était fait le courtisan de cette intrigante. Vous savez que la galanterie cache chez elle un savoir-faire cupide. Elle s’entoure de gens riches et influents, elle se fait intéresser dans des affaires de tout genre, où elle gagne toujours. Elle ne passe donc pas pour être entretenue par le Rémonville, car on la sait beaucoup plus riche que lui ; mais elle est avare et consent à mener grand train, pourvu qu’il paye le titre d’amant en pied qu’elle lui permet de prendre auprès d’elle. Il solde donc toutes les dépenses, et elle thésaurise. Elle a de charmantes raisons à lui donner pour qu’il en soit ainsi. Elle prétend qu’elle est lasse du monde, que le luxe ne lui fait aucun plaisir, qu’elle n’aspire qu’à posséder une petite ferme et à s’y retirer pour vivre en bonne paysanne. Quand il a quelque doute, elle a des accès de religion ; elle s’habille comme une vieille dévote sordide et, sous son nez, s’en va à pied à la messe, jurant que la grâce l’a touchée et qu’un de ces jours elle entrera dans un couvent. Ceci ne fait pas le compte du Rémonville, qui a la rage d’être un homme à la mode et qui ne tire son lustre que de celui de la courtisane en renom. Les choses vont ainsi depuis trois ans. Ce sot personnage, trois fois ruiné, a su échapper à la honte d’une banqueroute ; trois fois il a payé ses créanciers, fait lever les saisies sur son mobilier et remis à flot son luxe et son scandale. On ignore où il trouve de l’argent. Personne ne lui connaît d’amis disposés à lui en prêter. Pouvez-vous me dire, miss Owen, comment il réussit à cacher à sa femme, si tranquille et si gaie, le saut périlleux qu’il continue à réussir pour son compte ?… Pardon, miss Owen, vous ouvrez la bouche pour me répondre que vous ne le devinez pas. Épargnez-vous ce généreux mensonge ; je le sais, moi, je sais tout. L’ami qui m’avait présenté dans cette maison malsaine, vertement tancé par moi à mesure que je voyais clair, a prétendu défendre Rémonville en jurant qu’il n’avait pas encore touché à la fortune de sa femme.

» — Alors, lui ai-je dit, il est dans la police, ou il vole au jeu.

» Pressé dans ses derniers retranchements, il m’a révélé le mystère. La sœur de madame de Rémonville a sacrifié sa fortune, présent et avenir, à la sécurité de cette pauvre jeune femme ; elle paye en silence, elle s’en cache avec soin.

» — C’est, ajouta-t-il, une bonne vieille fille toquée, une de ces Anglaises excellentes qui n’ont ni passions ni prétentions à une personnalité quelconque, à qui le célibat semble dévolu comme une loi de la famille, et qui arrivent à se trouver heureuses de ne pas exister pour leur compte.

» Je répondis à mon ami qu’il raisonnait comme un cuistre et comme un drôle, que je ne remettrais jamais les pieds chez son ignoble protectrice, que je ne saluerais pas le Rémonville si je le rencontrais, et que je n’étais plus l’ami d’un ami de ce monsieur. En même temps, j’ai juré dans mon âme, car celui à qui je parlais n’était pas digne d’en prendre acte, que, si je venais à rencontrer miss Sarah Owen, fût-elle vieille et laide, je lui offrirais à deux genoux l’hommage d’une vénération profonde et d’un dévouement fraternel à épreuve. Je vous rencontre aujourd’hui sans vous avoir cherchée. J’ignorais où vous passiez les trois quarts de l’année. Le hasard m’a jeté sur votre chemin. J’ai résolu de m’arrêter dans le voisinage, d’errer plusieurs jours, s’il le fallait, autour de votre villa et de vous assourdir de mes sérénades jusqu’à ce qu’on m’ouvrît la porte. Grâce à votre excellent père, cela s’est fait très-vite, et, grâce au tête-à-tête qui se présente et que je ne retrouverai peut-être pas, j’accomplis mon vœu. Le repousserez-vous comme un coup de tête ? Non ! vous avez trop de cœur et trop de supériorité pour ne pas voir que je suis foncièrement honnête et religieusement sincère…

Je ne sais pas ce que j’aurais dû dire et penser, si j’avais été méfiante et parfaitement maîtresse de moi ; mais sa parole rapide, sa mimique énergique et gracieuse, son sourire d’une candeur toute juvénile, enfin son beau regard sur lequel je ne puis trop insister, puisqu’à plusieurs reprises j’en ai subi l’irrésistible persuasion, me forcèrent à lui répondre que je ne doutais pas de lui, et que j’étais touchée du respect et de l’estime qu’il m’exprimait.

Je ne lui tendis pas la main, mais il vit qu’elle ne s’éloignait pas et qu’il pouvait la prendre ; il la porta à ses lèvres et l’y tint un instant qui me parut un siècle, car je me sentis épouvantée de l’abandon subit de ma volonté.

— Écoutez encore, reprit-il, j’ai parlé de vénération profonde, de dévouement fraternel, c’est ce que j’éprouvais avant de vous avoir vue ; mais ce n’est plus assez pour ce que vous m’inspirez à présent. Vous êtes belle comme un ange et artiste plus inspirée que moi. Ma vénération est devenue enthousiaste, mon dévouement est maintenant passionné…

— Taisez-vous, lui dis-je, ces paroles-là sont de trop et gâtent celles d’auparavant. Je ne suis, moi, ni passionnée ni enthousiaste. On vous a très-bien dépeint mon esprit calme et mon imagination glacée. Mon sacrifice ne me coûte pas, et je serais blessée d’inspirer de la pitié. Parlez-moi donc comme il convient à mon caractère et à ma position, ou je penserai que vous voulez mettre mon bon sens à l’épreuve, et que vos éloges de tout à l’heure cachaient une ironie cruelle et insultante.

— Si vous pensez cela, s’écria-t-il avec une énergie indignée, je retire mes premières paroles, car vous auriez été grande par bêtise, généreuse par nonchalance, dévouée par faiblesse. Non, cela n’est pas, vous êtes ce que vous me paraissez, et je vous supplie de ne pas jeter, sur l’explosion la plus ardente et la plus complète que mon âme ait jamais eue, l’avalanche de neige du convenu !

Il n’en put dire davantage, et je ne pus lui répondre. Mon père rentrait et m’amenait au piano pour me faire chanter ma musique. Jamais je n’avais été moins disposée à faire exhibition de mon petit talent. J’étais dans un état d’émotion inconcevable, j’éprouvais surtout de la honte. L’audace de la déclaration qui venait de m’être faite me semblait une offense que j’avais dû mériter par trop de confiance et de laisser aller. Je voulais bien faire de la musique pour paraître n’attacher aucune importance à l’exagération de l’artiste, mais je ne pouvais pas. Ma voix ne voulait pas sortir de mon gosier et je sentais un vertige comme si j’eusse respiré un parfum trop fort pour moi.

Pourtant mon père insistait, et, contre mon attente craintive, Abel n’insistait plus du tout ; il était comme absorbé, et je ne sais s’il m’écoutait. Je crois bien que le démon s’en mêla, car je fus tout à coup prise du besoin de bien exprimer ma pensée musicale et de ramener à moi l’attention que j’eusse dû détourner. Je chantai comme je crois n’avoir jamais su chanter avant ce jour-là. Ma voix se dégagea, et, bien que je ne voulusse pas la donner tout entière pour ne pas éveiller Adda ou les enfants, elle sortit pure, veloutée et attendrie au point que je ne la reconnaissais plus et croyais entendre quelqu’un qui chantait à ma place.

Mon père fut saisi par ce développement subit de mes facultés, et, voyant qu’Abel ne bougeait pas, il se tourna vers lui, peut-être avec un mouvement de reproche ; je suivis involontairement l’effet de ce mouvement, et je vis l’artiste qui tenait son mouchoir baigné de larmes sur son visage.

C’étaient de vraies larmes, les premières que je faisais couler, et je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait.

Abel vint à moi.

— Vous voyez, me dit-il Je ne puis vous rien dire ; vous croiriez que j’exagère : eh bien, tenez, j’ai là une voix qui exprime mieux mon émotion que toutes les paroles humaines, et je vais vous répondre comme vous m’avez parlé : en musique.

Il prit son violon, que mon père avait sournoisement apporté et posé près de lui. Il joua une heure entière sans aucun plan tracé et comme sous l’empire d’un songe plein de merveilles imprévues et d’effusions intarissables ; puis, comme épuisé d’aspirations sublimes et de manifestations ardentes, il se laissa tomber sur un sofa en disant :

— Je ne peux plus !

Les derniers sons de sa phrase inachevée vibrèrent sur l’instrument qui faillit s’échapper de ses mains. Sa figure colorée blêmit subitement, et ses yeux devinrent fixes ; nous crûmes qu’il se trouvait mal.

— Non, non, dit-il en se relevant, j’étais fatigué, cela se passe. Je vous demande la permission de me retirer.

Il s’en alla brusquement sans me saluer et sans paraître se souvenir que je fusse là.

Mon père le conduisit à sa chambre, et j’attendis mon père pour savoir si notre hôte n’était point gravement malade. Tout en rangeant les cahiers sur le piano, encore tremblante et bouleversée, je me persuadai que ce qui venait de se passer pouvait avoir une explication qui dégageait ma personnalité. L’excessive animation que le maestro nous avait montrée n’était peut-être ni l’effet de son engouement pour moi, ni l’habitude de son organisation ; ce pouvait être simplement un cas d’insolation, un accès de fièvre. Il avait paru ne se souvenir de rien en me quittant, peut-être avait-il plus besoin de quinine que de tendresse.

Cette conclusion s’évanouit lorsque mon père me dit que le maestro tombait de sommeil et n’était nullement malade. Je ne pouvais lui raconter ce qui s’était passé entre l’artiste et moi, puisque mon père ignorait mon intervention dans les affaires de son gendre. Je me bornai à lui dire que ce jeune homme me paraissait trop exalté pour être un caractère sérieux, à moins qu’il ne fût dans un état d’esprit exceptionnel, de malaise ou d’ivresse.

— Ma chère enfant, répondit mon père, vous ne connaissez pas les artistes. Je vous ai raconté mon inutile et absurde entraînement pour une cantatrice en renom dans ma jeunesse. Attaché à ses pas, j’ai plusieurs fois pénétré dans le milieu qui l’entourait, et j’y ai acquis du moins la connaissance de cette race à part qui vit d’excitations ardentes et perpétuelles. Je pourrais vous dire aussi que, dans ma carrière d’avocat, j’ai ressenti des émotions analogues, et que je n’ai jamais pu me trouver en contact avec l’émotion du public sans être en proie à la fièvre. On eût pu alors taxer d’exagération ma parole, mon attendrissement, mon indignation, mes affirmations passionnées. Pourtant, je vous le jure, jamais je n’ai été plus sincère et plus convaincu que dans ces moments-là, et, comme je suis un honnête homme, je vous jure aussi que, sans conviction intime et profonde, je n’eusse pu trouver en moi la puissance de convaincre mon auditoire. Les avocats sont des artistes, et voilà pourquoi je comprends les artistes comme si je vivais en eux. Il ne leur faut pas plus qu’à nous un nombreux public pour s’exalter jusqu’à la fièvre. Il suffit d’un petit auditoire intelligent ; il suffit parfois d’une oreille sympathique ou récalcitrante pour susciter ce déchaînement d’un fleuve toujours plein et toujours en lutte. Abel vous a paru étrange ; je ne lui reprocherais qu’une chose, moi : c’est d’être trop normal et de ressembler trop à tous les artistes en possession de leur puissance et de leur succès.

— Je comprends, répondis-je, et je n’en suis pas moins persuadée que ces hommes-là ne peuvent aimer sérieusement personne. Ne comparez pas votre ancienne profession, si utile et si sérieuse, à celle de ces gens qui ne travaillent que pour notre plaisir. Vous tiriez votre enthousiasme du besoin de faire triompher la vérité dans les questions d’honneur, comme dans les questions de vie et de mort. Pour un acteur, un chanteur, un virtuose quelconque, la volonté est de briller, le but de se faire applaudir, et rien de plus.

— Vous m’étonnez de parler ainsi, reprit mon père, vous, ma chère, qui êtes née artiste et qui tenez de l’artiste, aujourd’hui éteint, qui a vibré fortement et longtemps en moi. La vérité est dans tout ; elle respire dans l’art comme dans l’histoire, dans le drame comme dans la discussion, dans le beau comme dans l’utile. On pourrait dire même qu’elle est l’utile du beau et le beau de l’utile. La forme qu’elle revêt peut la rendre plus ou moins évidente pour le vulgaire ; mais au fond le vrai est toujours lui-même, qu’il s’exprime en sons ou en chiffres, qu’il s’imprime sur la toile, le marbre ou le papier, qu’il s’exhale d’un instrument, d’un monument ou de la parole humaine ; ce qui est vraiment beau est toujours bon, ce qui est vraiment bon est toujours beau dans l’ordre des idées. Comment pouvez-vous dire que l’artiste est coupable d’égoïsme en se dévouant à nous plaire ? Il nous verse des trésors, il élève nos âmes au niveau de la sienne, il nous fait entrer dans la région du sublime, et nous lui reprocherions d’être enivré de nos transports, de nos pleurs, de nos acclamations ! S’il ne les aimait pas avec passion, il manquerait de passion pour nous émouvoir et nous charmer. Le prédicateur éloquent est un artiste aussi. Lui est-il interdit de chercher le triomphe de sa parole quand elle exprime une croyance ardente ?

J’objectai à mon père que, dans les professions sérieuses, le citoyen se retrempait dans la vie pratique, dans les devoirs de la famille. Il sourit.

— Je ne sais, me dit-il, ce que vous avez aujourd’hui contre les artistes. Croyez-vous, avec les bourgeois à préjugés, qu’ils ne peuvent pas être bons époux et bons pères ? Devenez-vous provinciale, ma bien-aimée Sarah ? ou ce pauvre Abel vous a-t-il mortellement déplu ? Je regretterais de vous l’avoir présenté. Pourtant il me semblait que tout à l’heure vous l’écoutiez avec autant d’émotion et de ravissement que moi-même.

— Mon père, repris-je, tout ce que vous faites est bien. Je ne doute pas que M. Abel ne soit un parfait ’honnête homme, même très bienfaisant et très-digne. Je me souviens d’avoir entendu dire cela toutes les fois qu’on a parlé de lui devant nous. Je sais bien que, si vous ne vous fussiez rappelé sa bonne réputation, vous ne l’eussiez point amené chez vous.

— Chez moi, c’est-à-dire…

— Chez vous, je le maintiens, c’est convenu.

— À la bonne heure ! Eh bien, que me reproche ma chère Sarah ?

— Rien à vous ; mais elle se demande si elle ne doit pas se reprocher quelque chose.

— Quoi donc ?

— Précisément l’émotion et le ravissement dont vous parliez tout à l’heure ; voilà ce que je me demandais en vous attendant. N’est-il pas déraisonnable, même injuste, de se laisser charmer jusqu’au frisson, jusqu’aux larmes, par un monsieur qui exprime la passion, la joie, la douleur, toutes les agitations de l’âme sur un violon dont il sait bien jouer ? Si l’on s’accorde le droit d’être si sensible au génie d’un artiste, que réservera-t-on en soi-même pour les vertus modestes et les humbles dévouements ?


— J’entends, vous ne voulez applaudir la Patti qu’à la condition de savoir si elle compte avec sa bonne, et vous exigez que Faure monte régulièrement sa garde ? Je vous confesse que je n’ai jamais songé à m’en enquérir.

— Vous vous moquez de moi, mon père, et je sens que c’est vous qui avez raison. Je suis absurde de m’enquérir du véritable caractère d’un homme dont l’existence est l’antipode de la mienne. On doit écouter son violon et ne pas tenir compte de ses discours.

— Ses paroles vous ont donc choquée ? Dites-le-moi, et demain matin je le laisse partir.

À l’idée de ne plus revoir celui que je m’efforçais de dédaigner, je sentis quelque chose qui se brisait en moi, et, par un mystérieux hasard, une corde de piano se rompit et sauta avec bruit. Je ne pus retenir un cri, puis aussitôt je me mis à rire, et j’assurai mon père qu’il se méprenait sur le sens de mes paroles, que celles de M. Abel ne m’avaient nullement offensée. Je ne sais si je mentais. Je crois que non, car il me fallait faire un grand effort pour être irritée, et le souvenir qui me troublait avait un charme invincible. Oui, je veux être sincère, je me défendais que la chose pût être, et elle était. J’aimais cet homme, que ma raison qualifiait en vain de hâbleur et d’insensé.

J’eus beaucoup de peine à m’endormir. J’avais encore assez d’empire sur moi-même pour chasser le fantôme qui m’obsédait ; mais le chant de son violon inspiré était dans ma tête et n’en pouvait sortir. Il me revenait sans cesse en phrases brûlantes, que ma mémoire cherchait à souder et à interpréter. Il y avait sur ce chant haletant et impérieux des paroles qui murmuraient des reproches à mon oreille, et, dans d’autres fragments de mon souvenir musical, d’ineffables tendresses qui me persuadaient malgré moi. Ma petite Sarah était agitée aussi. Elle aussi dans la journée avait eu de l’émotion, de la peur, de la curiosité, de la surprise et du plaisir ; elle rêva qu’elle dansait, et un adorable sourire errait sur sa bouche pendant qu’elle agitait ses petits pieds sous sa couverture de satin rose. Nous arrivions à nous endormir toutes deux quand elle s’éveilla en criant que l’homme au violon m’emportait, et qu’elle ne voulait pas. Je dus la prendre dans mon lit pour la consoler. Elle pleurait convulsivement, s’attachait à moi et criait au milieu de ses sanglots :

— Je ne veux pas qu’il t’emporte ! Il faut rester avec ta Sarah, toujours !

Une sueur froide passa sur mon front. Cet homme ne pouvait pas songer à me séparer de cette chère enfant, de mon tendre père, de ma sœur infortunée. Une pourrait jamais m’enlever à mon devoir ; mais était-il donc assez puissant pour emporter mon âme, et les anges qui veillent au chevet de l’enfance avaient-ils révélé à ma Sarah le danger qui nous menaçait ?

À mon réveil, j’étais calmée, et je me trouvai bien vaine et bien folle d’avoir attaché tant d’importance au sentiment que l’artiste m’avait exprimé. N’était-ce pas son habitude de dépasser le réel et de mépriser le sens pratique dans toutes ses manifestations ? Il dépensait toutes ses idées sous forme de variations, et, dans cette manière d’épuiser un thème, il y avait nécessairement, après l’andante affectueux et doux, l’agitato échevelé, les nerfs après le sentiment. Voilà pourquoi, après m’avoir offert son estime et son amitié, il avait osé me réciter le couplet de l’amour et le finale de la passion. À coup sur, après avoir dormi là-dessus, il n’en avait pas le moindre souvenir, et il fallait que je fusse prude comme une gouvernante anglaise pour ne pas l’avoir oublié la première.

Je descendis de bonne heure pour m’occuper du ménage comme à l’ordinaire ; j’allai au jardin avec Sarah pour cueillir les fleurs et les fruits. Personne ne bougea dans la maison. Mon père était parti avec le jour pour tuer quelque gibier dans ce beau vallon boisé que nous appelions la forêt. Ma sœur ne descendait pas encore au déjeuner ; on ne lui permettait pas encore de quitter son appartement avant le soleil de midi. J’allai savoir de ses nouvelles ; sa femme de chambre me dit qu’elle avait mal reposé dans la nuit, et qu’elle regagnait maintenant le temps perdu. À dix heures, on sonna le déjeuner ; à dix heures et demie, au second coup de cloche, mon père qui était fort exact, vint pour se mettre à table. On avait averti M. Abel, il ne descendait pas. Nous attendîmes un quart d’heure, puis mon père monta chez lui. Il le ramena assez longtemps après ; le déjeuner était froid, et j’en pris un peu d’humeur. Je trouvais notre hôte fort mal élevé. Il parut enfin, habillé à la hâte, les yeux éteints et comme bouffis de sommeil.

— Je serais impardonnable, me dit-il, s’il m’était possible d’être organisé comme tout le monde ; mais il s’agirait de me sauver d’une maison qui brûle, qu’en de certains moments je ne le pourrais pas. Quand j’ai été fortement ému par exemple, ou que j’ai joué avec trop de passion, je tombe comme une brute, et il faut que je dorme ou que je meure. Il m’est arrivé d’être excité au point d’oublier la nourriture et le sommeil pendant des jours et des nuits ; mais il m’est arrivé aussi de dormir quarante-huit heures sans pouvoir faire un mouvement, sans entendre les gens qui me secouaient pour partir.

Il ajouta qu’il était déjà très-fatigué la veille, et qu’en acceptant l’invitation de mon père, il n’avait pas du tout compté passer la nuit chez nous. Il avait laissé le matin son domestique à Revins, en le chargeant de lui trouver un gîte. Il n’avait donc pas cru devoir se ménager en improvisant dans la soirée, et après il s’était senti épuisé. Mon père l’avait conduit à un excellent lit où il s’était littéralement anéanti sans savoir où il était.

Je dus accepter ses excuses, qui paraissaient tout à fait plausibles à mon père, évidemment très-engoué de lui. Il fut calme durant le déjeuner et même prosaïque, car il mangea, selon moi, avec l’appétit et la sensualité d’un simple mortel. Je le regardais manger et boire, et me demandais pourquoi il m’avait paru si beau. Il ne l’était peut-être pas, il était trop gras pour un artiste : bien qu’il eût de l’élégance, la ceinture souple et de belles proportions, il y avait dans son buste le développement que comporte une quarantaine d’années, et il n’en avait que trente-deux. Sa figure, trop ronde, était d’un rose trop vif et n’annonçait pas un homme sobre ; ses sourcils, trop noirs, se rejoignaient trop. Il y avait de l’aigle dans son os frontal ; mais sa bouche, d’une douceur enfantine, ne répondait pas assez à la fierté des autres lignes. J’avais cru son œil pénétrant, il n’était que curieux ; sa vivacité était celle d’un esprit gambadeur qui n’attend pas la réponse et qui doit se tromper sans cesse. En somme, on pouvait dire qu’il était charmant, et que nulle physionomie n’était plus agréable ; mais il n’était pas beau, et il se portait trop bien pour devenir l’idéal d’une femme difficile.

Je me trompais sur sa santé, il ne se portait pas toujours bien. Il avait fait et faisait encore des excès de tout genre qui portaient de fréquents ébranlements dans cette nature robuste et richement douée. Et abusait de ses forces, et, comme la conversation s’engagea sur les diverses particularités des tempéraments d’artiste, il déclara qu’il ne fallait pas être plus avare de sa vitalité que de son argent, et qu’un artiste qui regardait à ces choses était un fils indigne de la Muse.

— Pour qui donc me ménagerais-je ? dit-il en s’animant ; je suis seul au monde ! Vous ne savez pas mon histoire, n’est-ce pas ? c’est que je n’en ai pas. Un homme sans parents, sans nom, sans liens dans la vie, n’existe pour ainsi dire pas. Je suis un enfant trouvé. On m’a donné le nom d’Abel ; on eût pu me donner celui de Caïn ! Je n’aurais pas eu à en réclamer un meilleur, puisque je n’en avais pas à moi. J’ai été élevé je ne sais où, je ne sais par qui ; je n’ai de ma première enfance que des souvenirs confus ; c’est vous dire que personne ne m’a aimé. Un professeur de chant m’a ramassé dans la rue et a voulu faire de moi un ténor. J’avais une voix magnifique, et il comptait sur ma fortune pour relever la sienne. Il fit de moi un musicien, mais il ne put me persuader de me ménager. J’abusai de ma voix, qui me charmait moi-même. Elle me quitta. Le violon me consola : c’était une voix qui chantait comme je voulais et ne s’épuisait pas ; mais mon bienfaiteur ne savait pas le violon, et il me mit à la porte. Je ne le regrettai pas, je n’étais pour lui qu’un instrument dont il voulait jouer. Je gagnai ma vie dans les rues et sur les chemins. Je jouai pour les paysans, pour les saltimbanques, pour les amateurs, pour qui voulait de moi moyennant quelques sous. J’ai pu enfin voir Paris, où je suis arrivé pieds nus et où j’ai raclé des journées entières dans les cours des hôtels et des maisons pour avoir de quoi entrer le soir dans un théâtre lyrique. J’ai tout appris seul. J’ai travaillé comme un possédé. J’avais dix-neuf ans quand j’ai été remarqué dans un café-concert et engagé dans un orchestre. À partir de là, cinq ans de vicissitudes et de luttes, enfin le triomphe, la pluie d’or, les diamants, les honneurs, les voyages, le tapage, la rage de vivre et de voir, les ovations, les invitations, les folies. À présent, tout cela est fini, oui, fini, car en fait de succès je n’ai plus rien de nouveau à connaître, à éprouver, à conquérir dans ma carrière d’artiste. Le gouffre est comble et la vie déborde. Je n’ai plus qu’à laisser couler le trop plein, et, quand le flot a retrouvé son niveau, il recommence à s’enfler, sachant bien que rien ne le gênera et qu’il n’aura plus les émotions du combat à outrance. Dès lors, pourquoi tiendrais-je à recommencer éternellement la même plaisanterie ? Je suis arrivé à mon apogée de triomphe. Je n’ai plus qu’à chercher celle de mon talent, ce qui n’est pas du tout la même chose ; mais écoutez bien ceci, si vous ne le savez déjà. Vous le savez, vous, monsieur Owen ; mis Owen ne le sait peut-être pas. On n’arrive à la plénitude du talent qu’à la condition de sacrifier sa vie, et c’est tant mieux, car on ne peut pas, on ne doit pas survivre au jour où l’on s’est dit : « Je suis grand. » Ce doit être un jour ineffable, divin, sublime, et ce jour ne doit pas avoir de lendemain. On deviendrait fou, mécontent de tout, intolérant, envieux, sot, méchant peut-être ! L’homme n’est pas fait pour posséder le vrai bien à lui tout seul. Il en abuse, et la démence s’empare de lui. Je ne désire donc pas vieillir. Je veux vivre avec toute l’intensité possible et toujours chercher à monter plus haut. Quand mon être sera arrivé à ce déploiement de sensibilité, d’enivrement et de ravissement qui ne peut plus être dépassé, je verrai le soleil en face, tout près, tout en feu, comme je crois quelquefois le voir dans des accès de vertige, et alors je tomberai sur un chemin ou sur un théâtre, ou, comme hier soir, sur un lit moelleux, et je dormirai ;… mais je ne me réveillerai pas. Voilà ma fin et j’y cours, car je voudrais être encore assez jeune pour en sentir vivement le transport et le martyre.

Cette étrange théorie, débitée avec un feu que je ne puis vous rendre, me surprit et me choqua. Mon père l’écoutait avec un sourire de sympathie, comme s’il l’eût admirée. Je ne pus cacher ce que j’éprouvais.

— Est-il possible, dis-je à mon père, que vous approuviez de tels blasphèmes ?

— Blasphèmes ! répéta l’artiste avec étonnement. Ah ! voyons, voyons, miss Owen, expliquez-vous Je veux savoir en quoi je vous scandalise.

— Vous m’indignez, lui dis-je, et pourtant je crois que vous plaisantez, comme toujours !

— Oui, vous vous obstinez à me prendre pour un plaisant. Je ne croyais pourtant pas l’être.

— Ne vous fâchez pas, monsieur Abel. Vous plaidez, c’est pour être jugé. Si vous parlez sérieusement, vous parlez comme un impie. Si vous raillez, vous vous jouez des choses les plus saintes. La vie, le génie, la gloire, sont des dons divins que les hommes confirment et qu’il ne sied à personne de dédaigner et de gaspiller. Je ne sais pas bien, moi, ce que vous appelez vivre avec toute l’intensité possible. Admettons que ce soit le suprême bonheur ; ce bonheur vient de Dieu, et vous n’avez pas le droit de dire : « J’en ai assez, je veux aller voir dans l’autre vie s’il y a davantage. » Si vous dites cela, c’est que vous croyez un peu à une autre vie. Moi qui y crois tout à fait, je dis que, si vous y arrivez épuisé de cœur et d’esprit, vous vous y trouverez moins haut placé, et que ce sera justice. Vous allez me dire que votre corps seulement sera brisé par vos fatigues, et que l’âme ne s’en portera que mieux : c’est un paradoxe, c’est un mensonge ; les forces morales s’épuisent avec les forces physiques, vous le savez bien.

— Je ne le sais pas, je le jure, s’écria-t-il, et je ne le crois pas, je ne l’ai jamais éprouvé. Quand la fatigue me brise, le repos a une vertu souveraine qui me rend à moi-même, plus fort qu’auparavant. Il y a des excès ignobles qui peuvent souiller l’âme, je ne saurais y tomber ; ceux qui me plaisent, les veilles joyeuses, l’excès de production cérébrale, les courses démesurées, les enivrements de l’amour, du travail, de l’expansion universelle, de l’enthousiasme et de l’excitation, ne m’ont jamais laissé ni honte ni remords. Je ne me connais pas de passions mauvaises, ni haine, ni envie, ni cupidité. Dans tout, je vois, je cherche, je saisis un idéal, et je veux l’épuiser, certain qu’il se renouvellera. Non, le véritable artiste ne se détériore pas comme un épicier qui engraisse. Il meurt tout entier, et pour cela il aspire à mourir jeune…

Je voulus en vain le contredire ou lui prouver qu’il se contredisait lui-même. Il eut la réplique prompte, vive et tenace. La raison est si peu bruyante, que le paradoxe l’emporte toujours sur elle. Je sentis qu’une personne comme moi ne pouvait avoir aucune prise sur cet esprit ardent, engagé dans une voie diamétralement opposée à la mienne. Je résolus de l’y laisser sans regret. En ce moment-là, je crus reconnaître qu’il n’y avait pas de lien possible entre nous, et que cela devait m’être indifférent.

Après le déjeuner, il prit congé de nous, nous chargea de présenter son respect à madame de Rémonville, nous remercia vivement de notre bon accueil et se retira. Mon père voulut le conduire jusqu’à Revins, où l’artiste devait retrouver son domestique et ses bagages, et il me pria d’engager M. Abel avenir nous voir l’hiver à Paris. Je fis cette invitation très-froidement, et ce fut d’un ton encore plus froid qu’il me répondit : « Je n’y manquerai certainement pas. » Je dus l’accompagner jusqu’à la barque qui devait transporter mon père et lui à Revins, car la petite Sarah pleurait et s’attachait à l’artiste qui l’avait charmée. Elle voulait s’en aller avec lui en bateau. J’eus quelque peine à la consoler quand il lui fallut rester au rivage. Je lui fis un beau sermon pour lui reprocher de s’engouer ainsi d’un monsieur qu’elle ne connaissait pas la veille, et de rester de mauvaise grâce avec les parents qui ne l’avaient jamais quittée depuis qu’elle était au monde. Je m’adressais peut-être ce sermon à moi-même, car le départ de l’artiste me causait une souffrance inexprimable. Quand il eut disparu, j’eus comme froid dans l’âme et envie de pleurer avec ma pauvre enfant.

Adda, que je trouvai au salon, s’aperçut de mon malaise et me dit avec ironie :

— Il est donc parti, que tu es si préoccupée ? Allons, ne te fâche pas ! On a beau être la plus raisonnable et la plus raisonneuse des Anglaises, la musique fait de tels prodiges ! Je me réjouis de n’avoir jamais pu y mordre, quand je vois qu’il suffit d’une heure de ce ramage pour bouleverser la tête la plus froide. Je t’ai entendue chanter hier au soir, et puis ce violon qui m’a agacé les nerfs, j’ai cru qu’il ne finirait pas ! L’odieuse chose que la mélomanie ! À quand ton hyménée avec cet oiseau voyageur ? Ce qui me console, c’est que ces messieurs-là laissent leurs femmes au logis quand ils font leur tour d’Europe annuel, et que nous te ne perdrons pas pour cela.

Ces plaisanteries me parurent de si mauvais goût, que je ne voulus pas y répondre. Je pris les mains de ma chère Adda en lui demandant si elle était souffrante ; elle comprit que je m’affligeais de l’amertume de son langage sans m’en offenser, et, comme elle a de la bonté, je vis des larmes dans ses yeux. Je l’embrassai tendrement pour lui montrer que je lui pardonnais tout ; elle me repoussa doucement et fondit en larmes.

— Dis-moi donc ce que tu as, lui dis-je en m’agenouillant près d’elle et en prenant ses mains dans les miennes. Tu es plus nerveuse que de coutume ; est-ce vraiment la musique qui te fait mal ? En ce cas, ma chérie, je ferme le piano jusqu’à ce que tu me dises de le rouvrir.

— Ou jusqu’à ce que mon père ouvre la porte aux musiciens ambulants !

— Si ces gens-là te déplaisent, on fermera la porte à double tour. Pourquoi ne pas dire tout bonnement ce qui te contrarie, au lieu de ces plaisanteries dont tu ne crois pas un mot ?

— Ah ! laisse-moi, s’écria-t-elle, ne me gronde pas ! Tu es heureuse, toi, et tu ne comprends plus le malheur des autres…

— En quoi donc consiste mon bonheur ? et depuis quand te regardes-tu comme malheureuse ?

— Tu es heureuse parce que tu peux te marier, et moi, je ne le peux plus…

— Ferais-tu un autre choix, si tu étais libre ? Je te croyais satisfaite du tien ?

— Qui te dit que je ne le suis pas ? Si c’était à recommencer, je choisirais celui que j’ai choisi ; mais ceux que l’on choisit, quels qu’ils soient, cessent d’être des amants dès qu’ils deviennent des maris : c’est la loi du mariage, de l’amour et de la vie. La passion cesse dès qu’elle est assouvie, et il n’y a d’enivrant dans la vie d’une femme que les jours rapides qui séparent les fiançailles du mariage. J’en suis si certaine à présent que les absences de mon mari me paraissent très-naturelles, tandis que, dans les premiers jours, je croyais ne pouvoir passer une heure sans lui. L’amour a la durée d’une rose, ma pauvre Sarah, c’est-à-dire qu’on a un instant pour le croire éternel, et tout le reste de l’existence pour savoir qu’il est éphémère. C’est comme cela, je m’y résigne. Je ne suis pas une mauvaise tête pour exiger un sort différent de celui de toutes les autres ; mais, si je n’ai ni désespoir ni fureur, je n’en suis pas moins mélancolique et désenchantée quand j’y songe, et tu m’as fait du mal hier en écoutant avec tant de mystère et d’intérêt ce musicien bavard et flagorneur ; moi, il me paraissait absurde, et je n’ai fait que me moquer de lui. Il me faisait l’effet d’un fiancé, c’est-à-dire d’un comédien débitant ses tirades de commande à ton adresse, et tout aussi incapable que les autres de te rendre heureuse. Cependant tu paraissais charmée, et je me disais : « La voilà comme j’étais il y a trois ans ! Elle savoure son jour de bonheur, elle y croit,… tant mieux pour elle ! Je ne peux plus être comme elle, mais elle sera comme je suis quand le soleil aura séché cette goutte de rosée d’un matin. »

— Mais où prends-tu donc ce que tu dis la, ma chère enfant ? Tout le temps du dîner, M. Abel n’a parlé qu’à toi et à mon père. Je n’ai pas échangé dix paroles avec cet inconnu…

— Ne mens pas, Sarah, cela est indigne de toi ! Vous m’avez envoyée coucher, et, comme je n’avais aucun besoin de sommeil, j’ai entendu tout ce qui se passait dans la maison. Mon père a joué tes airs sur le piano, puis il est monté dans sa chambre, et moi, curieuse du tête-à-tête où il te laissait, je suis descendue par le petit escalier de la tourelle. La porte du boudoir qui touche au salon était ouverte. J’y suis entrée sans bruit, j’ai entendu… Ah ! tu pâlis, ma chère, tu vois bien que j’ai entendu la déclaration de M. Abel…

Je devais être fort émue en effet, car je me rappelais tout le mal qu’Abel m’avait dit de mon beau-frère ; je craignais que ma sœur n’eût reçu là un coup mortel en apprenant la scandaleuse infidélité de son mari. Heureusement, elle n’était entrée dans le boudoir qu’au moment où Abel me disait : « Vous êtes belle comme un ange et artiste plus inspirée que moi. Ma vénération est devenue enthousiaste, mon dévouement est maintenant passionné. »

Elle me répéta textuellement ces paroles, qui étaient déjà devenues confuses dans ma mémoire troublée. Je m’efforçai de rire et lui demandai si elle avait entendu ma réponse.

— Oui, dit-elle, tu as répondu ce qu’on répond toujours : « Vous vous moquez ! » mais ta voix tremblait, ma chère, et, s’il a été dupe de ton incrédulité, il faut qu’il soit fort ingénu, ce que je ne suppose pas. Moi, j’en avais entendu assez, mon père redescendait par l’autre escalier. J’ai été me recoucher sans bruit, et voilà comment je sais que M. Abel est épris de toi, et toi…

— Fais-moi grâce de la conclusion ! C’est vraiment me supposer trop inflammable. M. Abel est parti fort tranquillement et très-persuadé de l’insuccès de sa déclaration, si tant est qu’il se souvienne de l’avoir débitée.

— Tu crois qu’il est parti ? Moi, je n’en crois rien. Il sera ici ce soir ou demain, plutôt ce soir, à l’heure des sérénades.

J’avais repris possession de ma volonté et de ma raison. La curiosité et les moqueries d’Adda m’y aidaient. Elles n’étaient pas très-bienveillantes, mais elles portaient juste, et ma fierté recevait une leçon utile, méritée peut-être. Je pris le parti de rire avec elle de l’aventure, et elle s’adoucit.

— Après tout, me dit- elle, je ne sais pas pourquoi, si cet homme était sérieux, tu ne serais pas flattée de sa recherche. Je ne sais d’où il sort, mais on n’est pas un homme de rien quand on a tant de réputation et de succès dans le monde. On le dit honnête homme, et son étrangeté ne l’empêche pas d’avoir de l’usage et un certain esprit. Ne crois pas que je l’aie pris en grippe ; ce que j’en disais était pour voir si tu le défendrais avec énergie. Du moment que tu n’attachais aucune importance à ses exagérations de sentiment, je ne serais pas fâchée de le voir reparaître. Il m’amusait, et notre pauvre père est tellement fou de musique, que je saurais gré à ce grand virtuose de revenir jouer pour nous seules ces belles choses que je ne comprends guère, mais qui ont trouvé tant d’admirateurs dans les quatre parties du monde.

— Moi, je ne le désire pas, répondis-je. Je crains un peu pour notre bien-aimé père ces émotions vives. Il a passionnément aimé celles du barreau, et, quand la mauvaise santé de notre mère l’a forcé de renoncer à son pays et à son état, il a fait à l’amour conjugal un sacrifice immense. Nous ne l’avons pas su, nous eussions été trop jeunes pour le comprendre. Je ne m’en suis rendu compte qu’après la mort de maman et surtout depuis ton mariage. J’ai vu alors mon père en proie à des regrets profonds et tenté d’aller reprendre son état. Il serait trop tard, n’est-ce pas ? Sa vie n’est plus assez modifiable, il est trop vieux en un mot, et ce qu’il lui faut, c’est l’existence que j’ai arrangée pour lui.

— Raison de plus, reprit Adda, pour que tu lui procures toutes les distractions possibles à domicile.

— C’est selon lesquelles. Je n’aime pas à voir ses nerfs trop excités.

— Ma chère Sarah, tu n’entends rien à la vie réelle et pratique. À force de vouloir trop l’assujettir à l’habitude, à la prudence et à la règle, tu nous traites tous comme notre petite Sarah : tu voudrais nous mettre dans du coton ; mais songe donc que le coton étouffe. Laisse vivre un peu chacun de nous de sa vie naturelle, ne contrarie pas tant les instincts et ne t’alarme pas de tout ce qui échappe à la théorie ou à la méthode. Nous ne voyons presque personne ici. C’est fort triste, et, quant à moi, dès que je serai remise, je veux rendre les visites qu’on nous a faites et amener des personnes vivantes dans cette abominable forêt des Ardennes, où bientôt nous vivrons avec les loups. Je ne comprends pas l’usage que tu fais de ta fortune ; tu ne dépenses pas le quart de ton revenu. Est-ce que tu thésaurises, ou si c’est que tu deviens avare ?

Les reproches d’Adda me prouvèrent bien qu’elle n’avait rien entendu de la diatribe d’Abel contre son mari, et qu’elle ne se doutait pas des sacrifices que j’avais dû faire. Je m’en réjouis et lui promis de rendre Malgrétout plus animé quand elle me ferait le plaisir d’y être.

Je ne pris pas au sérieux la crainte ou l’espérance qu’elle avait de voir revenir M. Abel, mais je m’étonnai bientôt de ne pas voir revenir mon père. Il était si régulier dans ses habitudes, que, vers quatre heures de l’après-midi, je pris un peu d’inquiétude. J’allais lui envoyer Giron avec la barque pour l’avertir que son bain était prêt, lorsqu’il revint à pied le long du rivage.

» — Mes enfants, nous dit-il, j’ai passé une après-midi splendide. Figurez-vous qu’en débarquant près de la station de Revins, Abel a reconnu dans un wagon le célèbre violoncelliste Nouville, qui s’en allait organiser un concert à Bruxelles. Il l’arrête au passage.

» — Tu vas à Bruxelles ? j’en arrive. Si j’avais su ! J’y ai donné un concert ; c’est trop tôt pour en donner un autre. Tu devrais attendre un peu, flâner en route. Ce pays-ci est si beau ! on y laisserait volontiers ses ailes. Tiens ! il y a une espèce de troupe d’opéra à Charville, nous pouvons organiser quelque chose avec les artistes. Reste avec moi et nous en causerons.

» Nouville est un grand jeune homme pâle, à l’air nonchalant et doux. Je le crois irrésolu, et j’ai vu aussi qu’il avait une grande affection pour Abel. Il ne répond rien, demande son bagage, prend le bras d’Abel, traverse le pont et le suit au village, où celui-ci a trouvé, grâce aux soins de son domestique, gaillard très-intelligent, un gîte assez agréable. Je voulais laisser les deux amis ensemble.

» — Non ! s’écrie Abel en me saisissant de son autre bras, vous viendrez fumer un cigare avec nous, et vous verrez déballer le violoncelle de Nouville. C’est une merveille, c’est celui de Duport, et il a été joué longtemps par Franchomme, ce qui ne l’a pas fait déchoir.

» — Aussi, observa Nouville, il a été payé soixante mille francs !

» — C’est pour rien, repartit Abel. Venez, monsieur Owen, vous entendrez le son ! Vous êtes digne de savourer cette ambroisie.

» Nous voilà donc arrivés en un instant au logis d’Abel. Son domestique déballe d’excellent vin, qu’il s’est procuré Dieu sait où. Nouville déballe son violoncelle. Abel déballe son violon, non celui que vous avez entendu ici, mais un autre, plus précieux, qui vient tout droit de Baillot. Puis les voilà s’essayant, s’accordant et jouant comme des anges tout en riant comme des fous, heureux de se retrouver ensemble et de s’entendre mutuellement. Entre chaque morceau, on trinquait à la santé de tous les maîtres vivants ou morts. Abel, si fatigué ce matin, était rayonnant de force et de puissance. Ils ont été admirables, sublimes, et ils m’ont grisé. Oui, mes enfants, grisé de musique et aussi un peu de bon vin. Je voyais trouble en les quittant, et il m’a fallu la crainte d’inquiéter Sarah pour ne pas m’oublier là tout le reste du jour et de la nuit.

— Vous n’êtes pas… ce que vous dites, mon père ! m’écriai-je. Vous n’êtes pas gris du tout, vous ne l’avez jamais été !

— Si fait, répondit-il, quelquefois, jadis !… et aujourd’hui je crois bien… mais cela s’est dissipé en route. J’ai craint d’être grondé, et je vais bien docilement prendre mon bain ferrugineux, puisque le médecin l’a commandé ; mais le meilleur bain pour moi serait encore un thème de Mozart ou un motif de Beethoven interprété par ces deux maîtres que je viens d’entendre. Ah ! ma chère Sarah, je me reprochais d’entendre cela tout seul !

— Et sans doute, dit Adda en me lançant un regard malicieux, mon cher papa, qui n’est pas un égoïste, a fait promettre à ces deux anges de venir, avant de s’envoler à Charleville, nous donner quelque avant-goût du ciel sous forme de sérénade ?

— Point du tout, répondit mon père ; ils ont juré d’eux-mêmes qu’ils y viendraient, et je vais envoyer Giron pour chercher les précieux instruments, qui ne doivent pas être confiés au premier venu. Faites ajouter quelque chose de bon au dîner, ma chère Sarah ; ces messieurs se connaissent en vins… J’irai moi-même à la cave.

Je demandai à mon père et à Adda s’il ne serait pas convenable d’inviter quelqu’un du voisinage, notre voisin le docteur, ou notre ami le pasteur Clinton, pour ne point paraître si vite favorisés de l’intimité de deux artistes célèbres. À coup sûr, la seconde visite de M. Abel, si rapprochée de la première, serait remarquée et commentée dès que le bruit de sa présence dans le pays se répandrait avec l’annonce du concert. On pourrait s’en entretenir jusqu’à Paris, et peut-être M. de Rémonville serait-il un peu intrigué de notre liaison subite avec cet artiste.

— Ah ! laisse-nous donc tranquilles avec tes scrupules ! s’écria ma sœur en riant. Mon mari se moque bien, là où il est, de ce qui se passe ici ! S’il était homme à s’en inquiéter, il y resterait. Allons donc ! il a une qualité, c’est de n’être ni soupçonneux ni jaloux. Quant à inviter les vieux voisins pour sanctionner nos rapports avec des artistes, la belle idée ! Là où notre père est avec nous, nous sommes à l’abri de tout commentaire impertinent.

— Et d’ailleurs, ajouta mon père, la musique ne sanctionne pas seulement, elle sanctifie tout !

Je dus céder et mettre tous mes soins à rendre agréable la petite fête que mon père nous avait ménagée.




II


M. Nouville était bien tel que mon père nous l’avait dépeint. Sa figure douce et rêveuse, ses manières un peu gauches s’accordaient bien avec l’idée qu’on pouvait se faire d’un homme exquis sans initiative. Comme il voyageait moins qu’Abel, j’avais eu l’occasion de l’entendre à Paris, et je pus lui parler de succès auxquels j’avais assisté, ce qui le mit à l’aise avec moi. J’étais assez musicienne pour le juger et pour le complimenter sans maladresse. C’était un simple virtuose, mais de premier ordre. Il n’avait pas, comme Abel, le don de l’improvisation heureuse, le feu créateur, l’idée en propre. Il était trop craintif ou trop indécis pour inventer et produire quoi que ce soit d’original. Religieux interprète des maîtres, s’il développait leurs idées, c’était en restant dans leur couleur et dans leur esprit avec une fidélité remarquable. On sentait qu’il les connaissait tous à fond, et qu’il s’était rendu un compte minutieux de leurs procédés, du mécanisme de leur génie. En cela, il était intéressant comme un érudit qui a du goût. Quant à son exécution, elle était large, pure, délicate et puissante. Certes il était plus irréprochable qu’Abel ; emporté par des audaces surprenantes, celui-ci semblait quelquefois sauter sur les épaules des maîtres et se faire emporter par eux comme un enfant qui ose monter un cheval terrible. Je ne pouvais pas le suivre toujours dans ces accès de témérité, et j’avais comme une peur de le voir se casser le cou. Nouville n’avait pas cette fougue, il n’eût osé ; il restait attelé au char du génie, mais de quelle allure solide, élégante et magistrale il le conduisait !

J’avais mis la conversation sur cette différence d’aptitudes afin de la rendre sérieuse, car je tenais beaucoup à montrer une parfaite tranquillité de jugement. Abel, qui avait fait de la musique toute la journée, paraissait de nouveau un peu las et nullement disposé à la lutte d’opinions. Il condamna lui-même ses emportements et me dit que j’avais parfaitement raison de donner la préférence au jeu toujours sûr, aux idées toujours justes de son ami. Nouville le laissa dire, puis, haussant les épaules :

— Bois donc ! lui dit-il en lui poussant son verre ! tu es un véritable niais quand tu te ménages, toi ; — Miss Owen, monsieur Owen, n’écoutez pas les absurdités qu’il débite quand il essaye de réfléchir. L’opération de rentrer en soi-même, de s’examiner, de se juger et de se définir est impossible à certains esprits. Voyez celui-ci quand il veut se persuader qu’un simple bonhomme d’exécutant comme moi a droit à son respect ! — Allons, tais-toi, ajouta-t-il en s’adressant à son ami, qui voulait répondre : tu es quelquefois extravagant en même temps que sublime ; mais, que tu tiennes le monstre par les cornes ou par la queue, tu es toujours cramponné à lui, tandis que les gens comme moi sont toujours derrière, emboîtant le pas du mieux qu’ils peuvent, mais ne touchant jamais que la trace. — Vous ne connaissez pas Abel, dit-il encore en s’adressant à moi ; la théorie que vous faisiez tout à l’heure serait mortelle pour lui. Les hommes de génie ne doivent pas être si scrupuleux que vous semblez l’exiger. Ils doivent briser la barrière qui les sépare de l’inconnu. Si ce garçon-là avait ce qu’on appelle le sens commun, il perdrait son empire sur votre âme. Moi qui suis enfermé dans le cercle de la sagesse, je ne vous en ferai jamais sortir, tandis que lui… Je sais et je vois que vous sentez l’art, miss Owen ! Eh bien, quand il voudra, il vous fera penser le contraire de ce que vous croyez être la vérité musicale.

Malgré moi, j’attachais un sens moral aux paroles de Nouville, et je me sentis un peu effrayée de sa prédiction. Elle s’accomplissait déjà, je le niais en vain.

Adda, qui avait besoin de causer et de s’exciter, cassa brusquement les vitres.

— Ce que vous affirmez là est effrayant, dit-elle à Nouville. Si par hasard, avec cette toute-puissance musicale, M. Abel avait le don de bouleverser et de gouverner le cœur et l’esprit de ceux qui l’écoutent ! Je suis bien heureuse, moi, de ne pas avoir le sens de l’art et de ne pas me douter des grandes racines qu’il peut plonger dans la vie réelle. Je me borne à trouver M. Abel fort aimable ; mais, pour l’accepter comme redoutable, il me faudrait la vile traduction de la parole humaine, et non une combinaison de sons qui est pour moi lettre close.

— On te provoque, mon cher, dit Nouville à son ami. Réponds, montre ton esprit, si tu en as pour le moment.

— Est-ce qu’il n’en a pas toujours ? reprit Adda.

Et, pour le savoir, elle s’empara d’Abel comme la veille et le taquina avec beaucoup de malice et de séduction. Je remarquai qu’il faisait un peu d’effort pour lui répondre, et que cette note de la « parole humaine » résonnait parfois à son oreille comme une langue étrangère. Il porta plusieurs fois son verre à ses lèvres, comme s’il eût eu besoin d’un stimulant. Peu à peu il s’anima, et fit encore assaut de reparties coquettes avec ma sœur. Comme la veille, Adda fut étincelante : mais tout à coup elle éprouva un dépit mortel. Elle paraissait avoir l’étrange fantaisie de le griser, et, comme il s’en défendait, elle eut l’imprudence de lui dire :

— Eh bien, si vous êtes gris, tant mieux ! vous ne pourrez pas nous parler en musique ce soir. Abel prit son verre et l’enfouit dans le seau à glace placé près de lui en disant :

— Je suis venu pour votre père et pour votre sœur ; si vous ne comprenez pas ce que je leur dirai en musique, ce sera tant pis pour vous !

Et, lorsqu’il m’offrit son bras pour sortir de table, il me dit :

— Vous avez une sœur bien jolie, mais, grand Dieu ! qu’elle est ennuyeuse ! Je vous demande pardon, j’ai l’esprit en horreur, et, quand on me contraint à jouer de cet instrument-là, il me semble qu’on me condamne à moudre un air sur l’orgue de Barbarie.

Il parlait comme à dessein un peu haut, et je crois qu’Adda, qui nous suivait, donnant le bras à Nouville, dut ne rien perdre de cette réflexion désobligeante. Elle ne s’en montra pourtant pas offensée. Elle avait sur elle-même un empire dont j’ai été longtemps à soupçonner l’étendue. Sa figure ne fît pas un pli, le sourire qu’elle avait gardé à table devant la réponse dure et presque brutale de l’artiste n’avait pas quitté ses lèvres lorsqu’elle fut rentrée au salon. Elle avait juré dans son cœur de se venger de lui.

On causa encore un peu, et, comme elle continuait à se vanter avec affectation de son ignorance musicale, Abel prit son violon en lui demandant si ce n’était pas l’heure où l’on couchait les enfants terribles.

— Oui, c’est l’heure, dit-elle ; mais je ne serais pas une enfant terrible, si je me soumettais à la règle. Je ne me coucherai pas ce soir avant minuit, je vous en préviens.

— Je n’en crois rien, reprit Abel. Dès que vous n’aurez plus personne à taquiner, vous vous endormirez, et je vais faire un tour de jardin.

— J’attendrai votre retour, dit-elle, pour voir l’effet du clair de lune sur votre cerveau.

Tout cela était dit d’un ton si enjoué, et le beau sourire d’Abel avait tant de douceur, celui d’Adda tant de finesse, qu’on ne pouvait soupçonner l’âpreté du dépit de ma sœur, le secret dédain de l’artiste. Mon père, impatient d’entendre la musique promise et surtout de me la faire entendre, supplia Abel de revenir vite, et, s’approchant d’Adda, il la gronda doucement de ses sarcasmes. Je parlais avec Nouville pour qu’il n’entendît pas la réplique un peu vive de ma sœur, mais elle tenait à se faire entendre.

— Sarah, me dit-elle en élevant la voix, viens à mon secours ! Voilà papa qui me tance vertement parce qu’il me trouve trop familière avec M. Abel. Il me semble que c’est M. Abel qui a rompu le premier la glace des convenances, et qu’il est fort aise de me voir sauter par-dessus la brisure. — Monsieur Nouville, vous qui me faites l’effet d’un homme sérieux, quoique musicien, est-ce que vous ne pensez pas que votre ami a horreur des cérémonies et des airs guindés, et qu’il n’est revenu ici ce soir que dans l’espérance d’en être tout à fait dispensé ?

— Madame, répondit Nouville, puisque vous me faites l’honneur d’en appeler à ma gravité, je vous répondrai que, si vos aimables jeux d’esprit couvrent une sympathie bienveillante pour Abel, votre gaieté le rend très-heureux ; mais il est pénétrant, je vous en avertis, et, si vous y mettez de l’amertume, il s’en aperçoit fort bien.

— Pourquoi y mettrais-je de l’amertume ? reprit Adda. Je ne le connais pas et ne lui veux pas de mal ; mais, n’étant pas musicienne, par cette même raison que je ne le connais pas, je ne suis pas forcée d’avoir pour lui la moindre sympathie.

— Eh bien, connaissez-le, s’écria Nouville, qui avait surmonté sa timidité des premiers moments et qui montrait le fonds d’énergie et de sensibilité de sa généreuse nature ; oui, madame, connaissez-le, et vous ne le traiterez plus comme un petit garçon.

— Je vous répète, dit Adda, que, ne sachant pas la langue des dieux, je ne peux ni le connaître ni l’apprécier à première vue.

— Comme artiste, c’est possible, répliqua Nouville avec feu, et peu importe ; mais comme homme… Tenez, je vais vous le faire connaître. D’abord, c’est le meilleur ami qui existe !

— Nous voyons bien, dit-elle, que vous l’aimez beaucoup.

— Oui, je l’aime, car je lui dois tout. J’avais déjà passé la première jeunesse, car j’ai quarante ans bientôt, et je vivais misérablement de quelques leçons. J’étais resté inconnu par timidité et par doute de moi-même ; c’est Abel qui m’a découvert, prôné, protégé, produit. Il m’a donné de la célébrité, de l’aisance, de la confiance en moi-même ; enfin il m’a donné… tenez ! cet instrument qui est ma vie, ma voix, ma parole, l’expression, de mon âme…

— Et qui a coûté soixante mille francs, dit Adda.

— Vous le savez ? Eh bien, oui, c’est lui qui me l’a donné. Cherchez dans le monde un ami qui, vivant au jour le jour de son travail, trouve avec joie l’occasion de faire un pareil présent à qui ne pourra jamais lui en rendre un semblable ! Et je ne suis pas le seul qu’il ait traité avec cette royale tendresse. J’en pourrais citer dix, vingt, qu’il a tirés de la misère et de l’obscurité avec un empressement, une joie, une délicatesse inouïes. Non ! voyez-vous, Abel est le plus grand prince, le seul grand prince de la terre ! C’est la magnificence alliée à la bonhomie ; c’est la prodigalité ingénieuse de la Providence. Il a l’insouciance, je dirai même l’apathie d’un bohème en ce qui le concerne, avec des prodiges de volonté quand il s’agit de secourir ou de servir les autres. Quand il n’a plus rien, et cela arrive tous les jours, puisqu’il donne tout, il arrache aux riches le pain des pauvres. Il les persuade, il les enchante, il prodigue son génie pour ouvrir leurs mains en même temps que leurs âmes. Il parle en ce moment de donner un concert. Quand il m’aura forcé de prendre ma part du bénéfice, il s’enquerra du sort des artistes secondaires, et, s’ils sont malheureux, il leur abandonnera la sienne. C’est ainsi partout, il n’accepte pour lui que quand tous les autres sont comblés. Aussi il est pauvre, il n’a pas de château, il n’a pas d’équipages, il voyage souvent à pied pour son plaisir, à ce qu’il dit, à ce qu’il croit, car il n’y a pas eu une minute dans sa vie où il ait songé à regretter ses sacrifices et à se dire qu’il pourrait, comme tant d’autres parvenus de l’art, mener un train de grand seigneur. Je crois même qu’il ne se souvient pas de ses largesses et qu’il se persuade que j’ai payé mon violoncelle. Si vous saviez avec quelle grâce il me l’a donné ! Sachant ce précieux instrument en vente et l’ayant essayé plusieurs fois, je ne me permettais pas d’en avoir envie.

» — C’est cet instrument-là qu’il te faudrait pour être heureux ! me dit-il.

» — Il n’y faut pas songer, lui répondis-je, un pareil trésor est la vie d’un artiste ; je n’y songe pas. Je suis trop jeune ; ce serait la récompense qu’on se permettrait de se donner à soi-même après trente ans de travail et de succès.

» Le lendemain, il m’apportait le violoncelle.

» — Tu dis qu’il faut trente ans de travail pour mériter ce trésor, me dit-il ; ils sont devant toi : dans trente ans, tu payeras si tu peux ; je te fais crédit.

» L’année suivante, il parcourait l’Amérique et gagnait de quoi payer le violoncelle, car on le lui avait livré sur parole, tant sa parole est réputée sacrée et inviolable.

— C’est charmant, ce que vous nous racontez, reprit Adda d’un ton d’incrédulité persifleuse ; il faut que, pour être si magnifique, votre ami gagne des sommes folles, car on assure, quoi que vous en disiez, qu’il ne se refuse rien à lui-même. Il est possible qu’il n’ait pas le goût des villas et des équipages ; il n’en a pas besoin, hébergé et transporté par tous les potentats à l’envi l’un de l’autre ; mais on sait qu’il a le goût de la table et celui des belles !

— On exagère toujours, s’écria Nouville, qui ne put se défendre d’un mouvement d’indignation. Les gens qui ne peuvent mesurer un grand caractère s’appliquent à regarder la poussière qui s’attache à la semelle de ses bottines ; mais qu’est-ce que cela fait aux gens de cœur et d’esprit qu’Abel préfère le vin de Champagne à la bière, qu’il ait une femme légitime ou vingt maîtresses, si bon lui semble ! Le jour où il aimera réellement une personne digne de lui, il l’aimera avec adoration, j’en suis certain, et, si elle lui demande compte du passé, elle ne sera plus digne de cet amour-là.

— Le passé doit toujours faire redouter l’avenir, dit Adda en me regardant, et, si j’étais cette personne

— Tu ne l’es pas, répondis-je avec une vivacité qui m’emporta subitement au delà de toute prudence, et, si je la connaissais, moi, je lui dirais avec M. Nouville…

— Ne dis pas ce que tu dirais, reprit Adda d’un ton sardonique, à moins que tu ne veuilles que M. Nouville le répète à son ami ! Abel rentrait ; mon père, las de cette discussion, courut à lui et le supplia de jouer avec Nouville ce qu’ils lui avaient joué le matin.

— Pas encore, répondit Abel ; je venais vous supplier de faire un tour de promenade. Il fait aussi doux qu’un soir d’été. La lune est pure comme un pic de neige, La rivière ne chante pas, mais elle a des soupirs étranges. Le beau pays, le beau ciel et la belle heure ! Impossible de s’enfermer quand le dehors nous appelle avec toutes ses voix. Venez tous, je vous en supplie ; vous me devez l’hospitalité de cette adorable nature, monsieur Owen !

— Oui, oui, sortons tous ! dit mon père. C’est-à-dire, Adda… Non ! c’est trop tôt, il ne faut pas.

— Si vous sortez, je sors, répondit-elle d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

— Eh bien, je resterai, lui dis-je en m’asseyant à ses côtés. Allez, messieurs, nous vous attendons.

Mon père, ordinairement si doux, parut blessé du despotisme de ma sœur. Il vint à moi et me força de me lever.

— Je veux, dit-il que vous vous promeniez, ma fille ; j’ai à causer avec votre sœur, je reste. Je dus obéir, car il y mit de l’insistance. Je jetai une légère écharpe sur ma tête, et je sortis avec les deux artistes,

À peine étions-nous dans le parc, qu’Abel s’empara de mon bras avec une résolution soudaine. Nouville s’était arrêté à regarder le vol d’un sphinx autour d’une fleur ; Abel m’entraîna dans l’allée qui serpentait au bord de l’eau.

— Il faut, me dit-il, que je vous parle, il le faut absolument. Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre, il n’y a pas de raison pour cela.

— Non, lui dis-je, il n’y a pas de raison, à présent que je vous connais.

— Vous me connaissez ? Nouville vous aura parlé de moi ? Il m’aime beaucoup, il exagère mes mérites. Je n’ai qu’une qualité exceptionnelle, la sincérité. Pour être sincère avec les autres, il faut surtout l’être avec soi-même, et c’est à quoi je m’attache avec ardeur, sachant qu’il est beaucoup plus difficile de voir ses défauts que ceux des autres. Eh bien, tenez, depuis hier, je me suis examiné tant que j’ai pu. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour cela, me direz-vous ; je n’ai été seul que la nuit, et j’ai dormi comme une pierre ! C’est vrai ; mais j’ai causé avec Nouville avant de venir ici, et tout à l’heure, en me promenant seul dans cette allée, j’ai voulu, j’ai réussi à me rendre compte de ce que je suis, de ce que je veux, de ce que j’éprouve. J’aime ! Oui, miss Owen, je vous aime. J’aime de cette façon, qui, je crois, est la seule vraie, la seule durable, pour la première fois de ma vie. Avant de vous connaître, je vous aimais d’une amitié sainte. Elle est plus sainte encore depuis quelle s’appelle amour dans ma pensée ; seulement, elle est plus inquiète, plus ardente, et, si vous n’y deviez jamais répondre, je souffrirais quelque chose de nouveau pour moi, quelque chose qui me fait une peur atroce, l’absence d’espoir. J’ai toujours espéré ce que je désirais, je l’ai toujours cru possible ; j’y ai toujours marché sans impatience extrême et sans trop de déception. Je ne désirais, il est vrai, que ce que je pouvais conquérir moi-même, et ici ce n’est plus cela. Il faut que je vous plaise et que je vous paraisse ce que je ne suis pas, un parfait idéal. Comment donc faire ? Je ne saurais pas vous tromper, quand même je le voudrais. Ma vie est trop à jour et trop en vue, ma planète est pleine d’ombres et de taches. Vous ne comprendrez peut-être pas que ces taches peuvent disparaître, ces ombres se dissiper. Ce que je vous promettrai, vous ne serez pas en moi pour savoir que je peux le tenir. Vous aurez des doutes, des craintes, vous en avez déjà ! Vous vous dites que ce qui éclate et aveugle n’est pas ce qui chauffe et éclaire. Vous m’avez fait entendre que le jeu pur était plus persuasif que l’exécution fougueuse. Enfin vous ne paraissez pas disposée à m’aimer, je le vois bien. Alors, dites-le tout de suite, j’aime mieux cela ; mais dites pourquoi, si vous voulez que je me résigne. Avez-vous un autre amour ?

— Non, répondis-je avec assurance, mais…

— Pas de mais ! répondez-moi : ma figure vous déplaît-elle ?

— Non, depuis que je sais que votre sourire n’est pas une aimable banalité.

— Ah ! bien, c’est une vérité, alors ? Laquelle ?

— L’expression d’une bonté aussi réelle, aussi complète, aussi naïve qu’elle le paraît.

— Bien ! bien ! merci ; mais mon laisser aller, ma spontanéité à dire tout ce que je pense, sans aucun égard aux usages reçus…

— Encore une qualité que je n’appréciais pas hier et dont je vous tiens compte aujourd’hui.

— Alors… mon désordre, ma prodigalité, le peu de cas que j’ai fait jusqu’ici d’une vie de passions sans tendresse…

— Tout cela, je n’aurais pas à vous en demander compte, si l’invasion de la tendresse dans cette vie passionnée devait la modifier à votre avantage. Je songerais fort peu au mien. Je n’aurais d’autre préoccupation que celle de vous voir longtemps et continuellement satisfait de vous et des autres ; mais…

— Pas de mais, pas de mais !… Vous m’aimeriez, si… quoi ?

— Je vous aimerais si je savais, si je pouvais aimer.

— Et vous ne le pouvez pas ?

— Je l’ignore. Je me suis quelquefois, autrefois, demandé comment je penserais et agirais en amour. Il me semblait que ce serait bien, que j’aurais du dévouement, de la justice, de la tendresse, moi aussi, une immense tendresse ! mais… Oh ! laissez-moi enfin dire mais, il le faut ! Depuis que ma sœur est mariée, j’ai dû renoncer au mariage, et j’ai cessé de m’interroger. J’ai résolu de ne plus me connaître, je suis devenue vieille tout d’un coup. J’ai vingt-trois ans bientôt, mais ma raison en a quarante. Je l’ai trop exercée au détriment de mon ! imagination, que j’ai réduite au silence. Mon cœur s’est imprégné de maternité ; je n’ai plus su aimer qu’en protégeant, berçant, adorant des êtres sans initiative et sans responsabilité. Je n’ai gardé qu’un ami, mon père, et, grâce à son inappréciable intimité, je n’ai pas senti le vide de mon existence. Après beaucoup de tristesse et d’effroi pour ma sœur, je me suis arrangée pour être heureuse dans la solitude. C’est un travail accompli. Serais-je capable, à présent, d’en accomplir un tout opposé, de reprendre ma personnalité, ma liberté, ma vitalité en un mot, pour me jeter dans l’existence d’un nouveau venu ? Je n’y apporterais probablement que des habitudes de mélancolie et de pusillanimité ; je ne comprendrais plus ce que j’aurais compris étant plus jeune ; je manquerais peut être, avec les personnes, de l’indulgence que je prodigue aux enfants, — car j’appelle ma sœur un enfant aussi ! — Et puis, en somme, quand ce renouvellement miraculeux de me retrouver comme à dix-huit ans s’accomplirait en moi, je ne serais pas libre pour cela. Je me suis imposé une tâche. Ce ne serait pas la peine d’avoir tant sacrifié à ma sœur dans la personne de son mari pour m’arrêter aux deux tiers de mon entreprise. À présent, je ne payerai plus les dettes de cet incorrigible dissipateur.

Il faut subir un mal pour en éviter un pire. Adda sera forcée de voir la vérité quand elle verra disparaître sa propre fortune ; mais elle retrouvera ce qui me reste, cette terre que je ne veux pas aliéner, asile définitif de son père et de ses enfants. C’est assez pour vivre honorablement, mais ce ne serait pas assez pour une nouvelle famille, et j’ai dû me vouer au célibat. Comprenez-le et ne me présentez pas l’idée d’une destinée plus riante : ou je ne serais pas capable de l’apprécier, ou il me faudrait regretter de ne pouvoir la saisir.

— Eh bien, répondit Abel, qui m’avait écoutée en serrant mon bras contre sa poitrine, il faut changer cette destinée qui vous enlace, sans rien changer au programme de votre dévouement. Il faut en effet abandonner le Rémonville à ses folies, tâcher d’apprendre à votre sœur la résistance à ses dilapidations. C’est son devoir de mère ; mais elle est une enfant, vous l’avez dit, et je doute qu’elle fasse son devoir. N’importe, vous lui laisserez, à elle et à ses enfants, le reste de votre fortune. Achetez ainsi votre liberté, c’est facile, et ce sera très-sage. Vous prendrez de tels arrangements, que votre beau-frère ne puisse déposséder sa femme du gîte et du revenu que vous leur assurerez. Faites cela, miss Owen ; c’est un acte à passer chez un notaire. Alors, vous aurez l’esprit tranquille. L’inévitable avenir des Rémonville sera, non plus une chaîne qui vous étrangle, mais une avalanche que vous ne pouvez arrêter en aucune façon ; seulement, vous aurez préparé le refuge, vous pourrez songer à vous-même. Moi, je m’arrangerai de mon côté pour vous créer un gîte digne de vous. Votre père vous y suivra. Je l’adore, votre père ; je ne sépare pas ses destinées des vôtres. C’est un ami, un camarade, un artiste charmant, un cœur d’or. Je veux me dévouer à lui autant qu’à vous.

— Et ma petite Sarah, qui donc fera son éducation ?

— Vous ! elle sera la sœur aînée, la petite mère de vos propres enfants. Est-ce que votre sœur y fera obstacle ? Non certes ! elle sera fort aise d’avoir plus de temps à elle pour boucler ses beaux cheveux blonds et couper en pointe ses jolis ongles inutiles et maladroits !

— Si vous haïssez ma sœur, ne me parlez plus, monsieur Abel ; ses défauts ne m’empêchent pas de la chérir.

— Eh bien, nous la chérirons, nous la supporterons, nous la gâterons, soit ! Nous vivrons avec elle, ici, si bon vous semble, à la condition que le mari n’y sera pas… Et encore, que m’importe ? J’ai connu et subi tant de figures insupportables ! Une de plus ou de moins… Enfin nous vivrons où vous voudrez et comme vous voudrez. Seulement, vous viendrez récolter avec moi l’argent nécessaire à cette vie de famille. Je ne veux pas voyager sans vous ; promettez-moi de ne pas me quitter ! jurez-le-moi, et j’accepte ma part de tous vos devoirs.

— Vraiment ! vous parlez comme si j’avais accepté ce beau rêve !

— Et vous ne l’acceptez pas ?

— Puisque c’est un rêve !

— Un rêve que je fais ?

— Oui, un rêve que vous faites aujourd’hui et qui vous épouvanterait demain, si j’étais assez vaine pour le partager.

— Parlez-vous pour m’éprouver, où êtes-vous convaincue de ce que vous dites ?

— Pour n’en être pas convaincue, il faudrait donc que je fusse folle ? Nous nous connaissons depuis vingt-quatre heures, et je serais déjà assurée de vous être nécessaire ? je me sentirais déjà capable de vous donner assez de bonheur par mon affection pour vous rendre légers tous les sacrifices que je serais forcée de vous imposer ? En vérité, monsieur Abel…

— En vérité ! mademoiselle Sarah, s’écria-t-il, vous croyez peut-être dire ce que vous pensez, mais vous mentez horriblement ! Dans ce moment-ci, moi, le sincère passionné, je suis dans le vrai, et vous n’y êtes pas. Ce que je sens en moi est la révélation de l’amour : une révélation est aussi vraie au bout de vingt-quatre heures qu’au bout de vingt-quatre siècles. Le jour où j’ai senti la révélation de la musique, je ne me suis pas dit « : Nous verrons demain s’il est vrai que tu aies le besoin et la volonté d’être artiste. » Je l’étais, puisque le tressaillement s’était produit dans mon être. C’est absolument la même chose pour l’amour. Hier, aux Dames de Meuse, quand vous chantiez à demi-voix pour votre fillette, cette voix et cet air m’ont fait frissonner de la tête aux pieds ; quelque chose d’absolument nouveau se produisait en moi. « Que serait-ce, me disais-je, si la femme qui chante cela, et qui le chante ainsi, répondait à l’image que je me fais d’elle ! » Je vous voyais dans ma pensée, oui, je vous le jure, je vous voyais telle que vous êtes, et je ne voulais pas me retourner, je ne voulais pas écarter les branches des saules qui nous séparaient, dans la crainte d’une déception. Les cris de l’enfant m’ont donné ce courage, je vous ai vue, et je ne me suis pas mis à vous aimer, je vous aimais ! Qui étiez-vous ? Je ne le savais pas. Vous étiez pressée de vous éloigner, cela m’était indifférent, j’étais résolu à vous connaître et à vous retrouver. J’ai demandé où vous demeuriez, et, quand j’ai su le nom de votre père, j’ai cru, à cause de l’enfant qui vous accompagnait, que vous étiez madame de Rémonville. Eh bien, trouvez-moi immoral, si bon vous semble, je n’en étais pas moins décidé à vous aimer. Quand j’ai su que vous étiez Sarah la généreuse, la dévouée, la grande, j’ai juré que vous seriez ma femme, et je vous avertis que je ferai tout au monde, que je consacrerai le reste de ma vie, s’il le faut, à me faire aimer de vous. Voilà la vérité, miss Owen, et vos calculs de probabilités, vos appels à la vraisemblance, ce grand mensonge des appréciations vulgaires, n’y pourront rien changer. Ce n’est donc pas un rêve que je fais, et, si vous persistez à le croire, c’est que vous me croyez menteur et ne m’estimez pas.

Il serrait toujours ma main avec son bras gauche, et je sentais les forts battements de son cœur. J’avoue que je ne doutai plus. Je retirai ma main et la portai machinalement à mon front, qui me semblait près d’éclater.

— Mon Dieu, mon Dieu ! lui dis-je, suis-je digne de cet amour-là, et saurais-je le mériter ? Suis-je capable d’y répondre, et ne découvririez-vous pas que vous m’avez placée trop haut ?

— Si vous le partagiez, cet amour, s’écria~t-il, vous ne vous demanderiez pas cela, vous seriez comme moi, vous sentiriez que rien n’est bizarre, effrayant ni difficile dans l’avenir de deux êtres qui ne peuvent plus vivre l’un sans l’autre.

Que pouvais-je lui répondre ? Il n’était plus douteux pour moi que je l’avais aimé aussi à première vue, que son premier regard m’avait fascinée, que son génie m’avait vaincue, que son premier mot d’amour m’avait enivrée ; mais comment oser le lui avouer si vite ? Avais-je le droit, moi craintive et entraînée, de proclamer ma défaite comme un triomphe, et pouvais-je puiser dans le sentiment d’une force que je n’avais pas la confiance de dire comme lui : « Aimez-moi ? »

— Écoutez, lui dis-je toute tremblante, votre volonté, votre courage, votre foi en vous-même donnent le vertige, et ce n’est pas dans cet état de trouble et d’étonnement que je veux et que je dois vous répondre. Vous avez dû triompher ainsi plus d’une fois de la défiance ou de la raison des autres. Ce ne serait pas là une victoire digne de vous. Laissez-moi redevenir calme, laissez-moi m’interroger et me connaître, moi aussi. Je veux faire, comme vous, appel à ma sincérité intérieure, à ma conscience intellectuelle. Je ne veux pas prendre pour de l’affection vraie le prestige de votre nom et de votre talent ; ce serait vous aimer comme d’autres ont dû vous aimer déjà, et cela ne vous a pas suffi, puisque vous me cherchez librement. Je veux être sûre aussi que je ne suis pas vaincue par l’ennui de la solitude, par la crainte de mon avenir. Pardonnez-moi ces hésitations ; vous ne les connaissez pas, vous qui avez de l’expérience et qui avez pu faire l’épreuve de vos forces. Moi, je suis une vieille fille qui s’est retirée de la vie avant d’avoir vécu, et à bien des égards je suis encore une enfant.

— Oui, c’est vrai ! s’écria-t-il, une enfant que j’adorerai, que je protégerai, que je porterai dans mes bras, que j’endormirai sur un lit de roses, que je contemplerai à genoux comme vous contemplez votre petite Sarah, que je bercerai sur mon cœur et à qui je dirai chaque soir, en m’arrachant à la brutale étreinte du public : « Purifie-moi avec ton regard, toi qui es un ange ! » Eh bien, eh bien, pourquoi donc pleurez-vous, mon enfant ?

Je pleurais en effet. Pourquoi ? Je ne le savais pas, je ne pouvais pas le lui dire. Il s’en inquiéta beaucoup. J’essayais de sourire, de m’expliquer ; je pleurais plus fort. Je ne sais quelle corde trop longtemps forcée se détendait en moi. Nous entendîmes des pas derrière nous, je voulais retourner vers la maison ; il me prit dans ses bras et m’emporta plus loin en courant. Je suis petite et pas bien lourde ; mais il me sembla qu’il avait une force surhumaine, et qu’en cet instant il eût emporté la montagne, s’il l’eût voulu.

— Pas encore, me disait-il. Je ne veux pas encore qu’on vous reprenne, qu’on nous sépare ! Je me jetterais plutôt dans la rivière avec vous. En me parlant et me portant toujours, il fournit une longue course, et, me déposant sur le sable, il se mit à genoux devant moi. Il prit mes mains, et ses lèvres cherchèrent mes cheveux, d’où mon voile s’était détaché.

— Non, lui dis-je, rien de cela, rien qui puisse ressembler à quelque chose de votre passé ! Ne me troublez pas. Laissez-moi vous aimer parce que je le devrai et non parce que vous l’aurez voulu.

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria-t-il, rien qui ressemble au passé ! Je vous respecte, je vous chéris, je vous crains, je le jure ! Ne me craignez donc pas, vous ! Tenez, voilà votre voile accroché à mon vêtement, reprenez-le, couvrez-vous, cachez-vous si vous voulez, je ne dérangerai pas un pli. Je vais vous conduire à votre père, qui vous cherche peut-être ; mais auparavant dites-moi un mot. Quand serez-vous sûre de m’aimer ? quand me le direz-vous ?

— C’est une seule et même question. Si j’étais sûre, pourquoi hésiterais-je à le dire ?

— Eh bien, quand serez-vous sûre ? Vous faut-il un jour, une semaine ?

— Il me faut plus que cela ! Si je vous demandais un an ?

— Pourquoi pas dix ? pourquoi pas vingt ? Vous voulez me soumettre à une épreuve ?

— M’y soumettre moi-même.

— Vous êtes lâche, miss Owen ! moi, je suis brave, et je vous dispense de toute épreuve ; un mot, et je suis sûr de vous. Dans ce moment-ci, tenez, vous êtes émue, vous avez pleuré, vous avez craint un baiser de moi ; dans ce moment-ci, vous m’aimez… Jurez que je me trompe !

— Je ne veux rien jurer, je veux du temps !

— Eh bien, soit ! vous en aurez. Je me soumets ; mais je jure que vous avez tort ! Vous me laissez retomber dans cette vie dévorante dont je voulais sortir ; j’étais mûr pour cette résolution : c’était l’heure.

— Ah ! m’écriai-je avec effroi, ce ne sera plus l’heure dans un an ? Voilà comme vous étiez sûr de vous ?

— J’en suis sûr encore ; mais je vais souffrir un an, je vais me dépenser en pure perte, car je ne suis pas de ceux qui mentent ; je ne vous dirai pas que je vais, dès aujourd’hui, sans espoir assuré et en attendant vos réflexions, m’éloigner des précipices et résister aux vertiges. Non ! je vivrai comme auparavant, dans l’ivresse et le bruit. Il me serait impossible de me plonger dans un recueillement sans but ; je deviendrais fou. Donnez-moi une certitude, une parole, et je vivrai de votre souvenir.

— Mais, si je vous donnais cette parole, l’attente que je réclame serait inutile ; ce serait un pur caprice ! Voyons, retournez à vos triomphes, vivez à votre guise, ne vous considérez pas comme engagé avec moi. Sachez bien si vous pouvez désirer encore une affection qui hésite à se donner. Supportez cette contrariété de n’être pas fixé, et, si elle est trop lourde, oubliez-moi. Si au contraire, dans un an, vous persistez à croire que je peux vous rendre heureux, revenez, et ce jour-là je vous jure que je le croirai aussi.

— Alors, ce sont des fiançailles ?

— C’est à vous de savoir si ma promesse vous engage.

— Oui, dit-il, elle m’engage ! Je vois bien que ce n’est pas de vous, c’est de moi que vous doutez ; j’aime mieux cela. Je saurai vous convaincre, et après tout c’est mon devoir. Merci, miss Owen je ne vous demande pas de gage, mais je vous supplie d’accepter le mien. Je n’oserais vous offrir un anneau, cela se voit ; mais voilà un brin d’herbe que je roule autour de votre doigt, ne le perdez pas ; ôtez-le ce soir et gardez-le desséché. Si je meurs avant de vous revoir, c’est tout ce qui vous restera de moi, et ce sera un souvenir tout aussi éloquent qu’un autre ! Si vous ne me le renvoyez pas, je reviendrai, je vous le jure.

Il baisa le brin d’herbe et le noua à mon doigt ; puis, comme M. Nouville approchait de nous, il me dit tout bas :

— Je vous quitte, il me serait impossible de faire de la musique ce soir et de dire une parole qui eût le sens commun. Je suis trop triste et trop heureux. Je pars, brisé de vous quitter, mais sûr de vous, puisque je le suis de moi ! Dites à Nouville que j’ai la migraine et qu’il m’excuse auprès de votre père. Il sait que je vous adore. Il expliquera ma fuite, il vous fera de la musique, et votre sœur n’aura pas le désagrément de m’entendre. Adieu, Sarah ! Je pourrais vous revoir encore, je ne le veux pas ; je ne serais peut-être plus aussi courageux qu’aujourd’hui. Adieu, ma fiancée ! Dans un an, à pareil jour, où que vous soyez, vous me reverrez !

Nous étions à la limite du parc, il franchit lestement la haie de clôture et disparut dans la direction de Revins.

Nouville, en me trouvant seule, ne montra aucune surprise.

— Il est parti ? me dit-il. Est-ce qu’il souffre beaucoup de la migraine ?

— Comment savez-vous qu’il a la migraine ? lui dis-je.

— Ah ! c’est qu’il m’avait annoncé qu’il l’aurait probablement. Voulez-vous accepter mon bras, miss Owen ? Nous parlerons de lui. Vous l’aimez, n’est-ce pas ? Vous n’osez pas l’avouer ? J’espère que vous avez eu plus de courage avec lui et qu’il n’est pas parti désespéré ?

Ma pruderie anglaise, dissipée par le charme du premier amour, essaya de reprendre le dessus. Ce confident improvisé, au sortir d’une scène qui m’avait donné le vertige, me forçait trop vite à rentrer en moi-même.

— Si je l’aimais déjà, répondis-je, m’approuveriez-vous de le lui avoir dit si vite ?

— Oui, dit-il sans hésiter. Je vous estimerais encore plus que je ne vous estime déjà.

Et il me parla encore de son ami avec enthousiasme. Il n’était plus gêné et interrompu par le persiflage de ma sœur. Il me raconta d’Abel de véritables traits d’héroïsme ; mais, en louant son courage, sa fierté, son désintéressement, il en revenait toujours à louer sa bonté, son égalité d’humeur, le charme de son caractère, sa complaisance inépuisable.

— Que voulez-vous de plus ? disait-il. Il a les grandes qualités qui font l’éclat de la vie, et les dons charmants qui font les joies de l’intimité. Pourquoi hésiteriez-vous ? Je ne le comprends pas.

— Parce que tant de mérite entraîne nécessairement des exigences légitimes en fait de bonheur. J’ai peur de moi, je vous jure, et vous devez me comprendre, vous qui êtes resté longtemps obscur, avez-vous dit, faute de confiance en vous-même.

— Oui, je comprends ; mais Abel est venu dans ma vie comme un astre lumineux dans la nuit sombre, et il m’a réchauffé de ses rayons. Il m’a donné confiance. Comment échouerait-il avec vous quand il a réussi avec moi ? C’est donc que de parti pris vous résistez à son influence ?

— Non, répondis-je, je ne résiste pas, je ne veux plus résister, car je sens bien que je l’aime, et que, si je devais l’oublier, je ne le pourrais pas.

— À la bonne heure ! s’écria Nouville en me serrant la main ; voilà une belle et bonne parole. Ne la reprenez pas, vous vous en repentiriez toute votre vie !

Nous retrouvâmes mon père seul au salon. Il paraissait triste et comme accablé ; j’en fus inquiète. Je l’interrogeai vivement.

— Ce n’est rien, me dit-il tout bas ; un peu de contrariété, comme souvent ! Le caractère de votre sœur… Je l’ai obligée d’aller se coucher, elle s’excite trop tôt. N’allez pas la voir, je vous le défends, ma fille. Vous la gâtez, vous cédez à tous ces caprices. J’ai cru devoir lui parler sérieusement. Si elle ne dort pas, il est bon qu’elle réfléchisse… Allons, ajouta-t-il tout haut, oublions tout ! écoutons la musique… Mais où donc est Abel ?

On lui apprit la retraite d’Abel. Il en fut inquiet et ne parut pas croire beaucoup à sa migraine subite. Il demanda avec anxiété s’il n’était pas contrarié, si les plaisanteries d’Adda ne l’avaient pas blessé. Neuville le rassura à cet égard et le consola en lui jouant des choses exquises ; après quoi, il prit congé de nous, et alla rejoindre son ami à Revins.

J’aurais voulu être seule, me résumer, me recueillir, me ressaisir peut-être ; mais mon père ne songeait pas à se reposer, et il revenait avec une certaine anxiété sur le brusque départ d’Abel.

— Pourvu, disait-il, qu’il revienne demain !

Il ne m’était pas possible d’avoir un secret pour mon père, et je ne crus pas devoir remettre mes confidences au lendemain. Je résolus de lui ouvrir mon cœur avec une complète sincérité ; mais, comme tous mes secrets antérieurs se trouvaient liés aux projets que je pouvais faire pour l’avenir, je dus commencer par lui révéler la conduite de Rémonville et la mienne. Il était temps d’ailleurs qu’il mesurât l’étendue de nos malheurs de famille et qu’il m’aidât à y porter remède.

Le coup fut très-sensible à mon pauvre père. Il se repentit amèrement d’avoir consenti à ce funeste mariage et de n’avoir pas tenu assez de compte de mes répugnances.

— Pauvre Adda ! dit-il en pleurant, c’est ma faiblesse qui l’a perdue. Je suis trop confiant, moi, je suis aveugle ! Ah ! je m’explique maintenant l’étrange disposition d’esprit que je lui reprochais ce soir, et que je ne devrais reprocher qu’à moi-même !

Je le consolai un peu en lui jurant qu Adda ne soupçonnait rien encore, et je lui demandai quelle explication il avait eue envers elle. Il me raconta que d’abord il l’avait grondée de ses taquineries, qui lui faisaient l’effet de coquetteries à l’adresse d’Abel. Elle s’était piquée et lui avait répondu que M. Abel lui faisait l’effet d’un poseur, entouré d’admirateurs intéressés comme M. Neuville. Abel était un écervelé qui perdrait tout à fait l’esprit et à qui tout le monde rendrait service en lui versant de l’eau froide sur la tête, comme elle avait essayé de le faire.

Mon père insistant pour la faire changer d’opinion, elle s’était obstinée à déprécier les deux artistes et lui avait reproché de m’envoyer à la promenade, seule, le soir, avec ces deux aventuriers. Elle avait ajouté des choses piquantes contre moi, assurant que la mélomanie me jouerait un mauvais tour, qu’elle me croyait déjà engouée d’Abel et capable de rêver un mariage avec lui.

Mon père avait répondu qu’un tel mariage comblerait tous ses vœux, et ma sœur, très-irritée, s’était retirée en disant que ce n’était pas encore fait et qu’elle s’y opposerait de tout son pouvoir. À cette dernière réplique, mon père s’était fâché et lui avait dit en la reconduisant à sa chambre :

— Vous ne vous opposerez à rien, ma chère Adda. Il y a assez longtemps que vous travaillez à accaparer les soins et le dévouement de votre sœur, et que vous l’occupez de manière à ne pas lui laisser le temps de songer à elle-même. Je veux, moi, qu’elle y songe, et je combattrai très-énergiquement désormais le cruel ascendant que vous exercez sur elle.

En écoutant le récit que me faisait mon père de cette scène douloureuse, je fus prise d’un grand effroi. L’aversion de ma sœur pour Abel ne m’avait pas paru une chose sérieuse ; mais, du moment qu’elle prenait ce caractère, les rêves auxquels je m’étais laissé entraîner ne pouvaient plus se réaliser sans de cruels déchirements. Devais-je les provoquer par une nouvelle confidence à mon père ? Je connaissais son caractère expansif. La prudence et le mystère n’étaient pas dans sa nature. Il m’eût en vain promis d’attendre, pour révéler ce projet à ma sœur, qu’elle fût revenue à des sentiments plus équitables. Mon secret lui échapperait par tous les pores. Il le confierait joyeusement le soir même aux arbres du parc, Adda le lirait dans ses yeux le matin suivant, à son réveil. Elle n’aurait plus dans son arsenal assez de railleries contre moi, la réservée, la prude, l’hypocrite, vaincue et enivrée en vingt-quatre heures par un passant ; elle essayerait de me dissuader, elle me parlerait à toute heure des entraînements que l’on pouvait reprocher à Abel. elle mettrait dans mon âme l’angoisse et l’épouvante, elle y ferait entrer peut-être l’incurable poison du doute,… ou bien, exaspérée d’une résistance à laquelle je ne l’avais pas habituée, elle me quitterait et retomberait sous l’empire de son indigne mari.

J’eus peur d’elle, je sentis qu’elle me faisait peur de moi, d’Abel, de mon père, de ma destinée, de tout. Je fus vivement combattue par le désir de mettre un peu de joie dans l’âme de mon pauvre père en lui disant que j’aimais, que j’étais aimée, que mon fiancé aspirait à ne jamais nous séparer, qu’il acceptait les désastres et l’abandon complet de ma fortune en faveur d’Adda et de ses enfants. Tout cela, mon père en eût accueilli la croyance avec enthousiasme. Rien n’eût paru plus logique et plus naturel à son généreux cœur que ce beau roman de mon avenir ; mais pouvais-je y croire moi-même aveuglément ? À mesure que je rentrais en esprit dans mes préoccupations de famille, je sentais se dissiper les enivrements de mon tête-à-tête avec Abel. Qui sait s’il persisterait un an dans sa résolution ? qui sait s’il reviendrait ? Que de choses pouvaient se passer en un an ! Je commençais à me dire qu’en acceptant une aussi longue épreuve, il avait dû se refroidir, se décourager, et que j’avais ouvert la porte à d’inévitables réflexions. Dès lors, à quoi bon parler, si mon rêve ne devait pas aboutir ? D’ailleurs, en un an, bien des choses nouvelles pouvaient aussi se produire dans l’intérieur d’Adda, qui la rendraient plus circonspecte et plus douce. Il serait temps de la préparer à mon mariage quand le fiancé reviendrait tenir sa promesse. Un an de persévérance de part et d’autre donnerait à notre union le sérieux que lui refusaient les apparences présentes.

Je me décidai à ne rien dire : ce fut difficile, mon père avait un pressentiment de l’amour d’Abel pour moi. Il me laissa voir qu’il craignait que je ne l’eusse affligé par mes trop sages appréciations musicales. Il me questionna sur cette promenade, sur cette migraine fâcheuse. Il me demanda s’il avait promis de revenir. J’échappai aux questions comme je pus. Je ne suis pas adroite, mais mon père n’est pas pénétrant.

Le lendemain, il partit dès le matin pour chercher des nouvelles de M. Abel. Je tremblais qu’il ne le ramenât, mais en même temps je le désirais follement. Mon père revint seul. Les deux artistes étaient partis pour organiser leur concert à Charleville. Ils avaient laissé une lettre d excuses et d’adieux écrite par M. Nouville et signée d’Abel et de lui. Ils partiraient ensuite pour Bruxelles, et, s’ils pouvaient disposer de quelques heures, ils viendraient en repassant nous saluer, nous remercier de l’aimable hospitalité, etc. C’était une lettre toute de politesse, où je cherchai en vain quelque indice des sentiments particuliers d’Abel. Sa promesse de revenir bientôt était en contradiction avec ce qu’il avait dit en me quittant. La résolution de ne pas me revoir avant la fin de l’épreuve m’avait paru cruelle mais passionnée. Une nouvelle visite, quelque agréable qu’elle me fût, annonçait un rassérénement dans ses pensées, peut-être une résignation facile !

Vous le voyez, j’entrais dans la série d’agitations et d’angoisses que ma prudence avait provoquées. Adda fut souffrante ce jour-là, et mon pauvre père se reprocha de l’avoir grondée. Elle garda la chambre, apprit avec une indifférence apparente le départ des deux artistes, et ne reparla ni de l’un ni de l’autre.

Trois jours après, nous vîmes, dans les journaux de la localité, l’annonce du concert d’Abel et de Nouville. Mon père avait résolu d’y aller, et, au moment de partir, il me proposa de l’accompagner.

— Pourquoi n’irions-nous pas toutes deux ? dit Adda. Je me sens tout à fait guérie, et j’ai un énorme besoin de mouvement et de distraction.

— Mais vous n’aimez pas la musique ? objecta mon père.

— N’importe, je verrai du monde, je changerai de place. Le médecin m’a permis aujourd’hui de sortir. Il fait beau, le concert a lieu à une heure, nous serons rentrés avant le coucher du soleil.

J’étais résolue à ne point aller à ce concert, et l’idée de m’y trouver en contact avec les regards et les observations de ma sœur m’eût confirmée dans cette résolution. Elle le devina bien, car elle mit une ardente insistance à s’y rendre ; elle déploya toutes ses séductions, caressa tendrement le cher papa qui l’avait grondée, disait-elle, à propos de ces artistes, mais qui devait lui avoir pardonné, puisque depuis, ce jour néfaste, elle avait été bien sage, et s’était abstenue de toute critique contre les personnes absentes ou présentes. Mon père dut céder ; mais il voulait m’emmener aussi. Je n’avais pas entendu Abel et Nouville marier leurs divins accords, comme disait Adda, et il ne comprenait pas que je pusse hésiter. Je prétendis ne vouloir pas quitter les enfants en même temps que leur mère. Futile prétexte, selon Adda. Le baby n’avait besoin que de sa nourrice, et la petite Sarah pouvait fort bien venir avec nous. Sarah s’écria aussitôt qu’elle voulait courir en chemin de fer, c’était pour elle une fête.

Je fus forcée de transiger. Je promis d’accompagner mon père et ma sœur avec Sarah jusqu’à Nouzon, un village admirablement situé sur la Meuse, à un quart d’heure de distance de Gharleville. C’est là que demeurait notre ami le pasteur Clinton, chez qui nous attendrions, l’enfant et moi, la fin du concert et le passage du train qui nous ramènerait tous à Malgrétout.

Quand nous fûmes à Nouzon, Adda, qui ne croyait pas à la sincérité de ma résolution, s’étonna de me voir descendre.

— Quelle folie ! me dit-elle. Viens donc avec nous ! tu en meurs d’envie ! La petite dormira pendant le concert, ou le domestique la promènera.

Je persistai. Si j’avais dû aller au concert, je n’aurais pas consenti à emmener Sarah, pour la faire souffrir dans l’atmosphère d’une foule, ou pour la faire promener par un domestique assez nouveau à mon service.

— Mais, me cria ma sœur, vous ne trouverez personne chez M. Clinton ! Ils sont tous mélomanes dans la famille, ils seront au concert.

— Je trouverai toujours, répondis-je, la maison pour me reposer et le jardin pour promener la petite.

La locomotive siffla, le train, un instant arrêté, reprit sa course. Mon sacrifice était consommé, je pris la petite fille dans mes bras et la portai à la maisonnette du pasteur, qui était à une courte distance de la station.

Je n’y trouvai que la vieille gouvernante, qui se récria sur la solitude où je tombais. Toute la famille était effectivement au concert ; ils étaient partis dès le matin et ne rentreraient que le soir. Je répondis que j’avais prévu cela et que je venais réclamer l’hospitalité de cette bonne femme, c’est-à-dire un verre de lait pour ma fillette et la liberté de me promener seule avec elle dans le jardin et les prés environnants.

Je passai donc là une heure paisible dans un endroit charmant, car tous ces villages, situés à un quart d’heure de trajet de locomotive les uns des autres, sur le bord de la Meuse ou sur la croupe des rochers qui la dominent, occupent des sites admirables. Le temps était chaud, et les jardins, encore pleins de fleurs, avaient l’air de se croire au printemps. L’automne n’avait pas encore jauni les arbres, et j’avoue que je ne m’en plaignais pas. Je n’aime pas ces tons diaprés que l’on vante trop, et qui, par des effets souvent criards, détruisent l’harmonie de la verdure ou troublent les notions de la perspective. Tout était riant et pur ; Sarah jouait avec plaisir dans un lieu nouveau. Ma tristesse se dissipait toujours quand je voyais rire et gambader la chère petite créature. Je m’applaudissais de mon courage. Le cœur me battait bien encore en songeant qu’à cette heure Abel, voyant mon père et ma sœur dans une avant-scène, me croirait indifférente à son succès ou repentante de ma promesse ; mais, s’il se souvenait d’avoir dit : « J’aime mieux ne pas vous voir, » ne devait-il pas me tenir compte de ma fermeté et s’expliquer mon absence ?

Tout en jouant, Sarah m’avait entraînée dans une prairie terminée par un petit bois. Nous y trouvâmes un ajoupa de bûches et de roseaux que le pasteur Clinton avait fait récemment construire sous un bouquet de grands sorbiers. L’enfant entra dans cet ajoupa, s’amusa avec des coquillages qu’elle y trouva, et, s’étendant sur le banc qui en garnissait le fond, elle s’endormit. Elle y était très-bien. Je l’enveloppai de mon plaid ; je tirai de ma poche une petite Bible que j’avais apportée, et, m’asseyant au seuil de ce pavillon rustique où reposait mon enfant, je me mis à essayer de lire. Je cherchais, dans cette belle poésie des génies primitifs, les enseignements à la sagesse qui convenaient à la situation de mon âme. La concision de ces maximes antiques les rend propres à beaucoup d’interprétations, et le sens qu’on s’efforce de leur donner répond toujours à une préoccupation intérieure qui s’accuse et se creuse d’autant plus qu’on cherche à la définir. C’est ce qui m’explique pourquoi les exercices de piété rendent toujours plus vives les émotions qu’ils sont destinés à calmer.

Tout à coup, sans que je l’eusse entendu approcher, un homme sort du petit fourré qui m’environne et tombe à mes pieds. C’était lui, c’était Abel !

— Eh bien, et le concert ? m’écriai-je stupéfaite.

— Il va son train, répondit-il gaiement, il va même fort bien. Il y a trois fois plus de monde que la salle n’en peut contenir ; on y étouffe. Votre père et votre sœur sont là, tout près de la scène. J’ai déjà joué mon solo et un duo avec Nouville. Votre père, qui sait fort bien pénétrer dans les théâtres, est venu me complimenter. Il m’a dit où vous étiez, et qu’à cause de la petite fille vous n’aviez pas voulu venir jusqu’à la ville. À peine m’avait-il quitté, que j’ai calculé le temps qu’il me fallait pour venir ici et m’en retourner : une demi-heure ! L’entr’acte des deux parties du concert durera ce temps-là. Nouville jouera ensuite un concerto qui durera dix minutes ; après, on chantera. J’ai donc une demi-heure à vous consacrer, c’est-à-dire que j’ai trois quarts d’heure devant moi avant de reparaître devant le public, à moins que vous ne me chassiez tout de suite.

La joie, la reconnaissance et la crainte se combattaient en moi. L’image de ma sœur se mettait toujours entre moi et le bonheur ; il était impossible que cette course en chemin de fer, au beau milieu d’une solennité musicale qui mettait sur pied tous les habitants du pays, ne fût pas l’objet immédiat ou prochain de tous les commentaires, et que ma sœur ne fût pas tôt ou tard informée de l’aventure.

Abel devina les inquiétudes que je n’osais lui exprimer. Ce qui devait me rassurer selon lui, c’est que précisément toute la population s’était entassée dès le matin à Charleville et à Mézières (ces deux villes ne sont séparées que par la Meuse). Il était venu seul dans un wagon, les autres étaient vides ou ne contenaient que des étrangers en route pour la Belgique, lesquels ne songeaient point à s’enquérir de sa personne. Il avait caché sous un pardessus de voyage son habit noir et sa cravate blanche. Il avait enfoncé sur ses yeux un chapeau mou ; aucun employé de la petite gare de Nouzon ne l’avait remarqué. Il avait erré un instant pour trouver la villa du pasteur, ne voulant se renseigner auprès de personne. Il m’avait aperçue, traversant la prairie avec Sarah. Il s’était glissé par une ruelle déserte, puis il s’était dirigé vers moi à vol d’oiseau par le petit bois. Enfin il croyait avoir fait une chose très-prudente et très-mystérieuse : il ne se disait pas que, si Sarah n’eût point été endormie, elle eût été un témoin impossible à faire taire.

Mais, tout en sentant le danger auquel il m’exposait, je voyais dans ses yeux tant de tendresse et de joie, que je ne pus me résoudre à le gronder ; j’étais si heureuse moi-même, et nous avions tant d’autres choses à nous dire, au lieu de nous préoccuper de l’opinion des autres ! Nouville lui avait répété mes paroles, qui avaient changé ses résolutions. Puisque je l’aimais, il ne voulait plus s’éloigner. Il donnerait sur toute la frontière des matinées musicales qui motiveraient sa présence. Cela ne pouvait en aucune façon me compromettre. Il avait lu dans les yeux de mon père le vif désir d’une entente cordiale entre nous. Qui pourrait donc s’opposer à nos légitimes amours ? S’il fallait attendre le mariage un an entier, il se soumettrait, il avait juré de se soumettre ; mais pourquoi fallait-il se perdre de vue ?

Il semblait si heureux, que je n’eus pas le courage de le détromper. Quand il était là, ému, haletant, m’enveloppant de son beau regard, je ne pouvais me défendre de partager ses illusions. La résistance de ma sœur ne me paraissait plus sérieuse. Avec quelle chaleur il me remerciait de l’aimer ! avec quelle conviction il m’exprimait sa passion ! avec quel charme il me peignait l’avenir ! Le temps passait comme une flèche.

Je me rappelai qu’on l’attendait peut-être, qu’un nombreux auditoire s’étonnait de son absence. Je le forçai de regarder à sa montre, je le forçai de me quitter. Il n’en voyait plus la nécessité, il était ivre, il ne comprenait plus rien à la vie réelle. Sarah s’éveilla ; je ne voulais pas qu’elle le vît. Je le poussai dans le bois, il s’attachait à mes mains qu’il couvrait de baisers. Enfin il partit, et il arriva, il me l’a dit depuis, juste au moment où il devait jouer son grand morceau d’éclat. Neuville seul comprit d’où il venait. Il le débarrassa à la hâte de son pardessus, lui versa de l’eau froide sur les mains, et le poussa essoufflé et tout brûlant sur la scène. Il joua admirablement et fut rappelé trois fois. Il voulait partir pour Givet après le concert. Il fut littéralement enlevé par les officiers de la garnison, qui le forcèrent de dîner avec eux. Mon père ne put le rejoindre dans la foule et revint avec Adda me retrouver pour me raconter ce triomphe. Ils ne se doutaient pas de mon entrevue avec l’artiste. et, chose étrange, personne ne parut s’en douter dans le pays.

Le soir, à dîner, mon père fit compliment à Adda de sa conversion.

— Croiriez-vous, me dit-il, que, pour la première fois de sa vie, elle a admiré, applaudi ?

— Dites à ma sœur, répondit Adda, que, la première, j’ai jeté mon bouquet à M. Abel, N’attribuez pourtant pas cet acte de déférence à l’enthousiasme. Je voyais toutes ces provinciales embarrassées des fleurs qu’elles avaient apportées pour lui, aucune n’osant jeter son offrande la première. Elles eussent été capables de les remporter. C’eût été mortifiant pour cet enfant gâté du beau sexe. Je lui devais une gracieuseté pour le plaisir qu’il nous a donné ; j’ai pris l’initiative, et je l’ai prise avec une certaine désinvolture, convenez-en, papa ?

— Oui, dit mon père en riant, vous aviez l’air de dire à toutes ces pauvres dames de province : « Voilà comment on fait à Paris ! »

— Il faut vous révéler, ma chère Sarah, ajouta ma sœur, qu’elles sont horriblement jalouses de nous à l’heure qu’il est, car je me suis amusée à faire savoir à quelques-unes que M. Abel et M. Nouville étaient venus chez nous, jouer pour nous seules, deux jours de suite. Le ton dont elles m’ont répondu : « Vous êtes bien heureuses ! » accusait un amer dépit.

— Vous devriez faire une exception à votre critique, dit mon père ; il n’y avait pas là que des provinciales.

— C’est vrai, il y avait la vieille lady Hosborn avec mademoiselle d’Ortosa. Elles sont arrivées à la seconde partie du concert seulement. Cela, c’est meilleur genre qu’il ne faut, selon moi.

Ma sœur se mit à parler de ces dames et à les railler. Si je vous rapporte ses paroles, c’est que les personnes en question, mademoiselle d’Ortosa surtout, que je ne connaissais alors que de vue, devaient bientôt jouer un rôle important dans notre existence.

Lady Hosborn et son fils Richard habitaient leur château du Francbois, situé dans les Ardennes luxembourgeoises, non loin de la frontière franco-belge, — non loin de Malgrétout par conséquent. Nous avions reçu, mon père et moi, une visite de lady Hosborn, nous l’avions rendue, et là s’étaient bornées nos relations. Il y avait une trop grande disproportion entre la richesse, le luxe et le bruit des hôtes du Francbois et notre modeste existence, dont nous désirions ne pas nous départir. Lady Hosborn m’avait paru une excellente femme, et rien de plus ; Adda, qui ne l’avait vue qu’au concert, la trouvait affreuse, — elle n’était pas belle, — et souverainement ridicule : elle ne s’habillait pas avec goût.

Quant à mademoiselle Carmen d’Ortosa, c’était bien différent. Elle était belle, et ses toilettes exquises eussent pu servir de modèle aux plus habiles. C’était une fille de grande maison sans fortune, qui venait depuis deux ou trois ans en villégiature chez lady Hosborn ; elle était fort remarquée dans le pays pour sa beauté, son esprit et ses habitudes d’indépendance. On la traitait d’excentrique, ce qui est un anathème sérieux en province. On disait d’elle beaucoup de mal et beaucoup de bien. Selon les uns, elle était la maîtresse du jeune lord ; selon d’autres, elle avait pour amants tous les brillants personnages qui hantaient le château du Francbois ; selon d’autres enfin, elle était un peu coquette et parfaitement sage. Les pauvres gens la disaient très-généreuse.

Je n’avais pas d’opinion sur elle, mais ma sœur voulait absolument s’en faire une, et sous le dénigrement on voyait percer une ardente curiosité.

— Qu’est-ce que vous pensez, nous dit-elle, d’une fille qui court les champs avec tous les godedelureaux de France et de Navarre, sans parler de ceux des quatre parties du monde qui font l’ornement et les délices du Francbois ? Je sais bien qu’elle peut être vertueuse quand même. Eh ! mon Dieu, ce n’est pas si difficile d’être vertueuse, les hommes d’aujourd’hui ne sont pas déjà si séduisants ! mais, pour se plaire en la compagnie de tant d’écervelés, il faut qu’elle ait peu de cervelle. Qu’en dites-vous, mon père ?

— Je suis de votre avis, répondit-il, s’il est prouvé que tous ses amis sont des sots ; mais vous les jugez un peu vite. D’où les connaissez-vous ?

— Mon mari m’en a présenté deux ou trois qu’il connaît, et que j’ai trouvés absurdes.

— Il les a peut-être choisis exprès pour vous dégoûter du monde.

— Oh ! je sais fort bien que c’est son intention ; il veut y aller sans moi.

Je parlai d’autre chose, mais elle revint à sa préoccupation.

— On assure, dit-elle, que M. Abel est très lié avec… c’est-à-dire très-protégé par lord Hosborn ; il ne nous a pourtant pas dit qu’il eût été ou qu’il dût aller chez lui… S’il y allait, nous le reverrions. Je serais curieuse de savoir ce qu’il pense de mademoiselle d’Ortosa, et s’il fait quelquefois partie de son cortége.

— Comme cette mademoiselle d’Ortosa vous intrigue ! dit mon père étonné ; on dirait que ses lauriers empêchent ma pauvre Adda de dormir !

— Moi ? je songeais, non plus à elle, mais à nos deux artistes. Il faut absolument que nous les ayons encore à dîner, cher papa ! Écrivez-leur donc qu’ils s’arrêtent ici en allant à Bruxelles. À présent, leur musique m’amusera énormément, je vous jure.

Mon père répondit qu’ils avaient promis de revenir et qu’il craindrait d’être indiscret en paraissant l’exiger. Adda se récria, insista et, ne pouvant le décider, déclara qu’elle écrirait elle-même. Mon père haussa les épaules, pensant qu’elle ne songeait nullement à le faire. Elle le fit en mon nom et au nom de notre père ; elle écrivit à Abel que nous l’attendions avec son ami pour dîner le lendemain chez nous. Elle fit partir sa lettre, et nous l’annonça quand il n’était plus temps de l’empêcher. Mon père ne lui en fit pas reproche. Il était disposé, à l’indulgence quand il songeait aux malheurs suspendus sur la tête de sa pauvre enfant, et il ne voyait dans son empressement à lui ramener les deux virtuoses que le désir de réparer ses torts et de lui être agréable ; mais, moi, j’y voyais un caprice étrange, et j’appréhendais quelque piége.

Le lendemain, bien qu’elle n’eût pas de réponse, elle s’occupa toute la matinée de préparer une ravissante toilette, et, vers cinq heures, elle m’entraîna au jardin, certaine, disait-elle, que nos invités allaient paraître.

En effet, une voiture de louage approchait rapidement par le chemin qui côtoie la rivière, et cette voiture entra dans le parc ; mais ce ne fut point Abel et son ami qui en descendirent, ce fut mon beau-frère, M. de Rémonville. Son arrivée m’était fort indifférente ; mais je remarquai qu’elle était fort désagréable à ma sœur. Elle rougit, pâlit, se mordit la lèvre jusqu’au sang et lui fit un accueil glacial. Rémonville n’en parut ni surpris ni attristé. Je trouvai sur sa figure un redoublement d’audace et d’impertinence. Il alla saluer mon père et monta à son appartement, en priant sa femme de l’y suivre.

Quand ils descendirent pour dîner, je remarquai qu’Adda avait quitté sa toilette pour une robe très-simple, et il me sembla qu’elle avait pleuré. Abel et et Nouville venaient d’arriver. Mon beau-frère affecta d’appeler Abel mon cher et de lui offrir, d’un air de protection, une main qu’Abel ne prit pas dans la sienne et ne voulut point voir.

Ce début ne laissa pas de m’inquiéter, et, comme Abel me donnait le bras pour passer à la salle à manger, je pus le prier tout bas, en deux mots, de dissimuler son aversion. Il me répondit que je pouvais compter sur sa prudence.

En effet, il s’observa, et je remarquai qu’il éludait avec assez d’adresse toute occasion de causer directement avec Rémonville ; mais celui-ci était décidé à faire échouer la réserve de ses manières. Il le prit avec lui sur un ton de supériorité sociale, sans se soucier le moins du monde d’irriter un homme qui pouvait le démasquer devant sa femme. Il brava cette loyauté qui l’épargnait ; on eût dit qu’il voulait forcer Abel à répondre par quelque allusion qui eût amené entre eux une querelle.

Après le dîner, ce fut pire. Abel répondait avec esprit et malice aux dédains que mon beau-frère affichait pour l’art et ceux qui en vivent :

— Voyons, mon cher, dit Rémonville, qui me regardait ostensiblement à chaque attaque dirigée contre les musiciens, — vous n’allez pas me soutenir que c’est un état social de courir le monde à la recherche d’un public, comme vous êtes forcé de le faire ! On prétend que vous gagnez beaucoup d’argent ; mais le monde est divisé en deux catégories : ceux qui savent gagner l’argent et ceux qui savent le dépenser, et il est de tradition, depuis que le monde existe, que la seconde catégorie a toujours dominé la première, par la raison très-simple que, sans les oisifs riches, les travailleurs pauvres resteraient sans ouvrage. Vous nous exploitez, mes beaux messieurs, et vous faites fort bien ; vous nous faites payer plus ou moins cher vos chansons sublimes ou gaillardes. C’est votre droit ; mais, le jour où il nous plairait de vous dire que nous ne voulons plus de chansons d’aucune sorte, vous ne pourriez plus vous vanter d’être des artistes indépendants ; vous trouveriez que vous l’êtes beaucoup trop, et vous vous hâteriez de nous offrir vos grands talents au rabais. Quant à moi, mon cher Abel, si j’étais à votre place, c’est-a-dire si, avec du talent, j’avais le goût du plaisir et de grands besoins, je me ferais plus souple de manières, et je ne risquerais pas, comme on vous reproche de le faire et comme vous paraissez vous en vanter, de m’aliéner les protecteurs utiles. Ayez un jour d’orgueil et de dépit, je suppose, à la cour de Russie ; que l’autocrate détourne de vous son regard olympien, toute la noblesse de l’empire vous abandonne, et vous vous fermez le pays le plus lucratif, le Pactole des virtuoses.

Il continua sur ce ton avec l’obstination sèche et pédante qu’il portait dans ses théories, et il posa ses conclusions, à savoir que le plus grand des artistes était forcément l’esclave et le jouet du plus imbécile des riches.

Il me regarda encore avec affectation en prononçant son arrêt. Je regardai Adda ; elle seule pouvait avoir excité son mari contre moi et contre le projet qu’elle m’attribuait d’épouser un artiste. Mon regard fut sans doute aussi explicite que celui de mon beau-frère, car elle rougit et perdit contenance.

Nouville me parut fort blessé de la théorie, mais Abel la supporta avec une sérénité railleuse,

— Je vous ferai observer, monsieur, répondit-il, que, si nous recevons l’aumône, comme il vous plaît de le dire, nous vous la faisons souvent aussi. Je me souviens d’avoir joué du violon dans des maisons où vous vous trouviez et où je ne recevais pas de payement.

— Celle-ci par exemple ? reprit Rémonville.

— Je ne parle pas de celle-ci, je suis trop honoré quand on m’y écoute ; c’est alors vraiment que je reçois l’aumône d’une sympathie qui m’élève à mes propres yeux.

— N’écoutez pas M. de Rémonville, s’écria mon père, que son gendre avait mis hors de lui, et qui, en se chargeant de défendre avec ardeur la cause des artistes, avait servi sans le savoir le dessein que Rémonville avait formé de les attaquer et de les rabaisser devant moi : ne l’écoutez jamais quand il monte le dada de la discussion. Il veut être député, il s’exerce, et peu lui importe la thèse, pourvu qu’il la pousse à bout. Ce qui me parait clair en somme, c’est que je reçois ici l’aumône de votre génie, et que vous voulez bien accepter le salaire de mon admiration et de mon affection.

En parlant ainsi, mon père serra vivement les mains d’Abel. Je lui donnai indirectement la même marque d’estime en tendant les deux mains à M. Nouville, et je regardai ensuite fixement mon beau-frère, qui fut forcé de détourner son méchant et insolent regard.

Adda me parut très-mal à l’aise ; elle prit mon bras, et, m’entraînant dans le boudoir :

— Tout ce qui se passe là est absurde, me dit-elle ; mais je désapprouve absolument M. de Rémonville.

— Pourquoi ? répondis-je. Il ne fait que répéter, dans des termes plus acerbes, ce que tu penses des artistes et ce que tu m’en as dit.

— Gronde-moi, Sarah ! tu en as le droit. Ce qui arrive vient de moi, et je m’en accuse. Oui, c’est moi qui ai écrit, il y a quatre jours, à mon mari, ta rencontre avec Abel, ses deux dîners ici, l’engouement musical de mon père et le concert projeté à Charleville. En écrivant cela, je te jure que je ne songeais pas à le faire intervenir, et tu as dû voir que son arrivée ce soir m’a péniblement surprise. Je ne sais pas toujours de quoi entretenir dans mes lettres un époux si souvent absent. Vraiment j’arrive à ne plus le connaître et à causer par écrit avec lui comme avec un homme du monde quelconque, pour qui je ferais de l’esprit, afin de dire quelque chose. J’ai peut-être fait quelques plaisanteries sur toi et sur M. Abel. Que veux-tu, je suis moqueuse ! et peut-être aussi, pressentant que mon mari blâmerait notre invraisemblable liaison avec ces artistes, ai-je pris ce ton railleur et dédaigneux pour le rassurer. Enfin j’ai eu tort, et j’en suis punie. Mon mari s’est mis en tête d’être jaloux. Il est accouru, il m’a fait une semonce, il a prétendu que j’aurais dû protester contre l’intrusion de ces vagabonds chez toi, ou prendre le chemin de fer dès le premier jour pour retourner près de lui. Tu vois, il m’a forcée de mettre la plus laide de mes robes ; ne crois donc pas qu’il ait songé à te blesser ni à critiquer notre père. C’est à moi seule qu’il en a, et je prévois qu’il va m’emmener dès demain.

Je ne pus rien répondre, M. de Rémonville entra et me demanda si je voulais bien lui accorder un moment d’entretien.

— Pas maintenant, lui répondis-je avec fermeté ; j’entends que l’on accorde les instruments, et je ne ferai pas à ces messieurs l’impertinence de ne pas les écouter.

Je rentrai au salon. Je ne sais comment je sortis si brusquement de mes habitudes de patience et d’abnégation. Je pense que l’amour me donnait l’énergie qui manque à mon caractère.

J’espérais qu’Adda, pour me prouver la sincérité de son repentir, emmènerait son mari ; mais, ou elle ne le tenta pas, ou elle n’y put réussir. Il rentra au salon dès que le duo fut commencé, fit crier le parquet, eut des accès de toux vibrante, et finit par s’étendre sur le sofa bien en face des deux artistes, afin de dandiner son pied à contre-mesure. Nouville ne put retenir des mouvements d’impatience, mon père faillit s’emporter. Abel ne parut s’apercevoir de rien et joua mieux que jamais.

Quand le duo fut terminé, mon beau-frère nous fit la grâce de se retirer sans rien dire. Un instant après, Abel sortit du salon. Je pressentis quelque chose de grave. Je le suivis comme pour donner un ordre, et je restai sur le seuil de la salle à manger, derrière une porte battante. Ils étaient dans le vestibule, à deux pas de moi, et j’entendis Abel qui disait :

— Vous avez fait tout votre possible pour m’irriter, vous n’y avez pas réussi. Ce n’est pas ici que je vous demanderai l’explication de cette hostilité, je respecte trop la maison où nous sommes ; j’irai vous la demander dans une maison que je respecte infiniment moins et où l’on vous trouve plus souvent.

— Je vous attends à Paris demain soir, répondit Rémonville.

— Non, ce n’est pas mon jour. Vous m’avez provoqué, je choisirai, pour en connaître le motif, l’heure et le lieu qui me conviendront. Au revoir, monsieur le comte.

— Soit ! Puisque vous n’êtes pas pressé, ça vous regarde, mon cher ! Abel rentra et me trouva derrière la porte. Je lui saisis les mains.

— Vous ne vous battrez pas avec le mari de ma sœur, lui dis-je ; vous mépriserez ses impertinences, vous ne mettrez pas entre vous et moi l’obstacle d’un duel !

— Je vous donne ma parole d’honneur, répondit-il, que je ne le provoquerai pas. Rentrons, rentrons ! qu’on ne s’aperçoive de rien !

Il se remit à faire de la musique comme si de rien n’était. Adda alla rejoindre son mari en me disant à l’oreille qu’elle craignait de le rendre jaloux en écoutant plus longtemps Abel. J’ignore si elle était dupe de cette jalousie ; quant à moi, je ne l’étais pas.

Abel et Nouville se retirèrent de bonne heure ; ils allaient passer la nuit à Givet ; de là, ils se rendaient à Dinant. Abel me demanda tout bas si je recevais bien directement les lettres qu’on m’écrivait. Je ne songeai pas à lui dire que je ne l’avais pas autorisé à m’écrire ; je le priai d’adresser poste restante.

Le lendemain, après avoir annoncé son départ, sans parler d’emmener sa femme et ses enfants, M. de Rémonville me pria de faire un tour de parc avec lui. Je m’attendais à ce qu’il reprendrait ses attaques de la veille sur le néant de l’art et des artistes ; mais il parut avoir oublié l’incident, et avec une incomparable aisance, il me pria de lui prêter encore une centaine de mille francs pour un excellent placement, une affaire admirable qui le mettrait à même de me rembourser, en moins de de trois ans, tout ce que j’avais eu l’aimable obligeance de lui avancer.

Je refusai net ; il insista et me força de lui dire que je ne ferais plus rien pour lui, quoi qu’il pût arriver.

Il reprit alors son ton âpre et son regard moqueur.

— Je comprends, dit-il ; vous voulez vous marier prochainement ?

— Que vous importe ? répondis-je.

— Il m’importe beaucoup, si c’est un joueur de violon que vous comptez épouser. Je ne puis m’y opposer, mais je ne souffrirai pas que ma femme et ma fille acceptent cette parenté. Nous sortirons de chez vous pour n’y jamais rentrer, pour ne jamais vous revoir, le jour où vous nous annoncerez ce beau mariage.

— Je comprends aussi fort bien ! répliquai-je ; vous comptez exploiter ma tendresse pour ma sœur et pour ma nièce, et, si je vous donnais les cent mille francs dont vous avez besoin, vous ajourneriez vos menaces, sauf à les renouveler en présence de nouveaux besoins d’argent que j’hésiterais à satisfaire. Et vous iriez ainsi jusqu’à ce que, n’ayant plus rien, je pusse disposer de moi-même comme bon me semblerait sans vous offenser.

— Vous me prenez, s’écria-t-il en pâlissant d’une manière effrayante, pour le dernier des misérables !

— Je vous prends pour un fou, qu’une détestable passion domine et rend capable de tout ; mais vous ne me ferez pas oublier ce que je dois à l’avenir de mon père et de ma sœur.

— Et à celui du fortuné musicien…

— Taisez-vous ! je vous défends de me railler, si vous ne voulez que je vous écrase de mon mépris.

Je lui tournai le dos et allai m’enfermer dans ma chambre, où je me trouvai mal. Ces scènes violentes, ces accès d’énergie fébrile n’étaient pas mon fait. Je serais morte si elles eussent dû se renouveler souvent.

Jusqu’au soir je me sentis faible, comme si l’on m’avait battue ; je ne voulais pas montrer mon émotion, qui eût trahi mon peu de courage réel. L’idée de voir partir brusquement ma pauvre sœur et d’être à jamais séparée de ma chère petite Sarah me déchirait la poitrine. J’avais une toux convulsive, et les sanglots m’étouffaient sans que mes larmes pussent couler. Si mon indigne beau-frère m’eût vue ainsi, il eût compris qu’il pouvait tout sur moi. Heureusement, il me crut plus vaillante. Il supposa que je puisais dans un amour nouveau la force du bonheur égoïste. Il ne songea plus à me torturer, et s’adressa dès lors à sa femme. Elle m’a raconté ce qui se passa entre eux.

Il commença par lui demander pardon de son dépit de la veille, et lui jura qu’il ne lui faisait pas l’injure d’être jaloux d’un M. Abel ; puis il parla d’autre chose, et lui fit part du beau projet d’affaires dont il m’avait entretenue. Il désirait sa signature pour opérer le déplacement d’une partie de sa fortune, dont il ferait le remploi avantageux. C’était la première fois qu’il touchait ostensiblement à la fortune foncière de sa femme. Tout ce qu’il avait pu mobiliser en se passant de son adhésion était dévoré sans qu’elle s’en doutât. Adda se méfiait pourtant un peu du remploi promis ; elle demanda à me consulter.

— Eh bien, allez, répondit sèchement Rémonville, et dépêchez-vous, car vos malles ne sont pas encore faites, et nous partons dans deux heures.

J’ignorais le fond du cœur d’Adda : elle m’avait toujours laissé croire qu’elle aimait son mari et s’ennuyait de ne pas vivre plus souvent près de lui. Elle savait son infidélité, elle en avait pris son parti, elle ne l’aimait plus. Elle ne désirait donc nullement retourner à Paris, et elle avait encore, pour rester près de moi, une raison que j’ai sue plus tard. Elle transigea donc avec son mari, signa l’acte qui la dépouillait d’une partie de ses biens, et il partit seul.

Huit jours s’écoulèrent sans m’apporter aucune nouvelle des deux artistes. Nous n’entendîmes point dire qu’il fût question d’organiser le moindre concert à Givet ou ailleurs. Je pensai qu’ils avaient continué leur route jusqu’à Bruxelles ; mais pourquoi Abel, qui disait ne pas vouloir me perdre de vue, ne me tenait-il pas au courant de ses projets ? Au bout de la semaine, je reçus de Nouville la lettre suivante :


« Chère et vénérée miss Owen, apprenez une nouvelle grave, et préparez votre sœur à l’apprendre. M. de Rémonville est mort aujourd’hui à une heure de l’après-midi. Il n’a été tué par personne, il ne s’est pas battu. Je vous dois le récit de ce qui s’est passé ; je le ferai aussi court et aussi exact que possible.

» Abel, insulté et provoqué en votre présence, était résolu à se taire devant vous et à vider cette querelle loin de vos yeux. En vous quittant, nous avons été jusqu’à Bruxelles, et, de là, immédiatement nous sommes revenus sur Paris. Abel avait arrêté son projet. Il a employé quelques jours à s’enquérir de l’état présent du salon de madame de Rochetal, la personne qui, grâce à M. de Rémonville, vit sur un pied de luxe, tout en plaçant son capital et ses revenus sans rien débourser. J’aidai Abel à connaître les habitudes de cette maison, où il avait été deux fois seulement il y a deux ans, mais où il était resté invité une fois pour toutes. J’appris que, parmi beaucoup de personnes sans consistance ou sans scrupule, quelques hommes d’un caractère plus sérieux se fourvoyaient encore une fois par semaine dans ce triste milieu. Je les vis comme par hasard, et je leur fis entendre qu’Abel irait peut-être avec son violon le jeudi suivant, en sortant d’une représentation à bénéfice où il jouait pour une bonne œuvre.

» Le jeudi, nous arrivâmes en effet à l’heure dite, mais sans violon ni violoncelle. Nous trouvâmes là une douzaine de personnes, et parmi elles les cinq ou six que nous désirions. C’était le jour de choix ; à peine nous vit-il entrer, M. de Rémonville s’approcha de nous et nous offrit de passer dans le salon voisin avec lui. Il supposait que nous avions à lui dire quelque chose en particulier.

» — Rien du tout, lui répondit tout haut Abel. Nous venons reprendre la conversation interrompue il y a huit jours à la campagne. — C’était fort intéressant, ajouta-t-il en s’adressant au groupe choisi qui l’entourait, déjà sympathique. C’était une de ces théories longuement développées et ardemment soutenues où excelle M. le comte de Rémonville. Je n’ai pas l’esprit aussi prompt que lui, ce n’est pas mon état. Je fais plus facilement une triple gamme que le plus simple raisonnement, j’ai été honteusement battu ; mais, puisqu’il veut bien me rappeler que je lui dois une réplique et que précisément je peux invoquer ici un tribunal compétent et non prévenu, je viens porter la cause devant vous et réclamer un arrêt.

» — Voyons, voyons ! répondit le vieux général de Verbène ; vous nous ravissez quand vous nous parlez en musique, mais nous savons que vous parlez aussi avec beaucoup d’esprit et de feu la langue vulgaire. Parlez, mon jeune maître, parlez !

» Madame de Rochetal, qui trouve Abel charmant et qui voudrait le voir plus souvent chez elle, s’approcha en déclarant qu’elle voulait faire partie du tribunal.

» — Eh bien, dit Abel, priez M. le comte de recommencer son plaidoyer contre les artistes. Je ne me l’étais attiré par aucune prétention au titre d’homme indépendant, autrement dit d’homme estimable, qu’il nous dénie. Je ne disais rien du tout, lorsqu’en présence de personnes infiniment respectables, il m’a traité de jouet et d’esclave avec ce ton léger et cet esprit délicat que vous lui connaissez. S’il veut bien répéter sa plaidoirie dans les mêmes termes dont il s’est servi, vous aurez, je n’en doute pas, un grand plaisir à l’entendre.

» Abel parlait d’un ton si enjoué et si dégagé que personne ne se douta de l’importance qu’il mettait à l’explication, et on invita M. de Rémonville à parler.

» — À la conditon que ce ne sera pas trop long ! dit la Rochetal, qui le traite fort lestement devant son monde.

» Rémonville commençait à se sentir inquiet et irrité de la manière dont Abel voulait procéder. Il le prit sur un ton de dédain en répondant qu’il ne tenait pas note de ses conversations et ne se rappelait pas ce qu’il avait pu dire, que si M. Abel et M. Nouville étaient mécontens de ses opinions, ils eussent pu les combattre séance tenante, vu qu’une discussion réchauffée était un plat sans saveur.

» — Parlez tout seul, monsieur Abel, reprit la Rochetal, j’aime autant ça. Avez-vous à vous plaindre de quelqu’un ici ? Je le condamne d’avance.

» — Je ne me plains de rien, répondit Abel ; je ne suis pas offensé personnellement, je demande à éclaircir un point de classement social. Les artistes sont-ils nécessairement les esclaves et les jouets des gens riches ?

» — Non certes, s’écria-t-on de tous côtés ; nous sommes tous vos obligés quand vous avez du talent et du génie.

» — C’est peut-être une consolation que vous voulez me donner, reprit Abel ; mais c’est un avis que je demande. Je voudrais savoir si un homme qui dépense de l’argent est supérieur à celui qui en gagne. Ce sont les termes dont M. de Rémonville a bien voulu se servir.

» — Vous avez dit cette absurdité ? s’écria la Rochetal en se tournant vers Rémonville ; moi, je dis que les seuls esprits supérieurs sont ceux qui en gagnent et n’en dépensent pas.

« Cet aphorisme cynique ne fut pas applaudi. Les gens qui se trouvaient là, quels qu’ils fussent, étaient tous plus ou moins attentifs à la figure d’Abel, cette figure radieuse de droiture, de candeur et de bonté, qui a son magnétisme et qui étonne au moins ceux qu’elle ne captive pas.

» M. de Rémonville s’efforça de changer la conversation ; il n’y réussit pas. Abel s’obstinait à demander aux gens sérieux une réponse sérieuse.

» — Si vous particularisez la question dans les termes où on vous l’a posée, dit le général, elle devient insoluble. Il y a de l’argent gagné honteusement, et il y en a que l’on dépense plus honteusement encore.

» — C’est ce que je voulais savoir, reprit Abel, et peut-être l’un est-il la conséquence de l’autre.

» — Cela arrive, mon cher enfant ; mais qu’est-ce que cela vous fait, à vous qui en gagnez avec gloire et qui en dépensez avec grandeur, on le sait ?

» — Alors, dit Abel avec son sourire caressant, même dans l’ironie, je serais le supérieur d’un homme capable d’exploiter les affections et les dévouements de la famille pour avoir un hôtel comme celui-ci, un mobilier comme celui-ci, le sourire d’une beauté telle que celle-ci, et une société de personnes d’élite telle que je la vois ici ? Je vous rends grâce, général. Je ne savais pas cela, moi, et, quand on tentera de rabaisser mon état, je répondrai que j’en connais un pire ; mais je suis trop bien élevé et trop bon garçon pour nommer personne, à moins qu’on ne m’y contraigne en reprenant devant moi la thèse que vous venez de condamner.

» Abel salua, et nous sortîmes, laissant un silence de stupéfaction derrière nous. Nous prîmes très-lentement nos pardessus pour donner à M. de Rémonville le temps de nous rejoindre. Il ne le fit pas, j’ignore pourquoi. Peut-être essaya-t-il, par un effort désespéré, de ne pas paraître le comprendre. Peut-être se réservait-il de nous envoyer ses témoins le lendemain, c’est-à-dire ce matin. Nous les attendîmes, Abel resta chez lui toute la matinée, et je ne le quittai pas. À deux heures, le vieux général se fit annoncer, et nous allâmes l’aider à descendre de sa voiture. Il nous apprit que la parole d’Abel avait produit en lui une explosion de mépris qu’il avait eu le tort de contenir jusque-là.

» — Que voulez-vous ! ajouta-t-il, on est vieux, on est garçon, on s’ennuie chez soi. Il n’y a pas beaucoup de maisons où l’on s’amuse sans être gêné dans les entournures. Les Rochetal ont quelquefois de l’esprit, on rencontre du moins des gens d’esprit chez elles ; on y va, on ne cherche point à approfondir, on a tort ! Je savais tout ce que vous avez reproché hier à Rémonville, je cherchais à n’en être pas sûr. Pourtant des créanciers indiscrets m’avaient parlé d’une belle-sœur dont on exploitait le dévouement. L’assurance avec laquelle vous avez porté votre accusation m’a fait rougir de ma tolérance… Un vieux militaire, que diable ! ça doit l’exemple de l’honneur. Je n’ai pas hésité, j’ai pris mon chapeau, et je suis sorti cinq minutes après vous, saluant la personne du sexe, grâce à son sexe, mais tournant le dos au Rémonville, qui me tendait la main. Les autres ont fait comme moi. Vous savez que je ne vais pas vite dans les escaliers, le salon était à peu près vide quand j’ai regagné ma voiture. À présent, mon cher, je présume que votre adversaire va se présenter ; moi ; je viens m’offrir à vous comme témoin, si mes quatre-vingt-douze ans ne vous font pas douter de mon énergie et de ma lucidité.

» Abel avait à peine eu le temps d’accepter avec reconnaissance, lorsque M. Cléville entra d’un air effaré. Ce personnage est celui qui l’avait autrefois attiré chez la Rochetal, et à qui il avait vivement reproché son intimité avec cette femme, et surtout avec son amant ; c’est lui qui avait appris à Abel par qui les dettes de la maison étaient payées.

» — Tu sais, lui dit Abel dès qu’il le vit, que je ne t’estime plus, et que, si tu viens comme témoin du Rémonville, je te récuse.

» — Ne m’accable pas, répondit le malheureux Cléville ; je suis comme fou ; je viens te voir malgré moi, sans trop savoir pourquoi. Je viens d’assister à un drame horrible. Rémonville vient de se brûler la cervelle !

» Quand nous fûmes revenus de la première stupeur, il nous raconta que, n’ayant pas assisté à la soirée de la veille, il ne savait rien. Il était à la campagne. Sur un billet pressant de Rémonville, il était accouru à Paris, vers midi. Il avait trouvé Rémonville dans son cabinet, occupé à faire une sorte de testament. Rémonville voulait se battre avec Abel ; il avait écrit à deux amis, qui refusaient de lui servir de témoins : il sentait son déshonneur mis à jour et se plaignait amèrement des hommes qui avaient partagé son bien-être et ses plaisirs sans lui en demander compte, jusqu’au jour où un artiste extravagant avait eu la fantaisie de les lui reprocher tout haut. Il voulait tuer cet artiste, et il ne trouvait pas de témoins. Il priait Cléville de courir chez deux autres.

» En ce moment, continua Cléville, madame de Rochetal entra. Elle avait écouté ce que nous disions.

» — Épargnez-vous la peine de courir, me dit-elle, personne ne voudra soutenir la cause de M. de Rémonville. Si vous voulez faire une visite, allez trouver M. Abel de ma part ; dites-lui que je le remercie de m’avoir éclairée. Dites-lui que j’ignorais absolument où M. de Rémonville puisait ses ressources. Il m’a fait croire qu’il possédait un patrimoine, et qu’ayant épousé une femme riche, il était libre de se ruiner personnellement. J’ai découvert la vérité hier en voyant mes meilleurs amis sortir de chez moi sans saluer celui qui s’y pose en maître de maison. Je lui ai arraché sa confession ; la nuit s’est passée en discussions orageuses. La fatigue nous a séparés ; mais, il y a une heure, je lui ai signifié que je le quittais et que je me retirais dans un couvent. Je peux avoir un passé fâcheux sur la conscience, mais je ne veux pas avoir la ruine d’une famille sur les bras. Allez dire tout cela à M. Abel et à tout le monde, si bon vous semble. Je ne peux me justifier et proclamer l’erreur où j’étais qu’en rompant d’une façon éclatante avec M. de Rémonville.

» Rémonville entra dans un accès de fureur et de désespoir.

» — Toute la matinée, s’écria-t-il en lui montrant un pistolet sur son bureau, je me suis demandé si je survivrais à votre ingratitude ; ne la consommez pas, ou je me tue devant vous !

» — Vous feriez une sottise, répondit-elle froidement. Votre suicide serait l’aveu complet de votre honte. Vous n’avez qu’un moyen de vous sauver : retournez à votre femme, demandez-lui pardon et vivez près d’elle, loin de Paris, le plus loin possible. Ne vous battez en duel avec personne, ce serait accuser et publier l’affront que vous avez reçu devant un petit nombre de témoins, et que ceux-ci auront la charité de taire, si vous réparez vos torts en disparaissant.

» Rémonville rejeta avec fureur l’idée de se séparer de sa maîtresse. Pour lui, tout le déshonneur, toute la honte était d’être quitté par elle. Il était insensible à tout le reste.

» Je ne sais plus ce qu’elle dit, continua Cléville, je voyais monter l’exaspération de Rémonville. Sa figure était effrayante ; je cherchais à lui ôter le pistolet des mains ; je suppliais sa maîtresse de l’épargner.

» — Laissez donc ! répondit-elle, je connais cette scène-là. Il me l’a déjà faite dix fois ; le pistolet n’est jamais chargé qu’à poudre.

» À peine avait-elle dit ces paroles cruelles, que le coup partit. Rémonville, défiguré, à peu près décapité, tomba presque sur elle. Je ne sais plus ce qui s’est passé pendant une heure. J’étais comme un homme qui lutte contre le cauchemar, sans savoir si c’est la veille ou le sommeil…

» Nous ne savions que penser du récit de Cléville. Était-il exact ? Je courus m’informer auprès des gens de l’hôtel. La Rochetal avait disparu, emportant ses bijoux, ses robes et tous les objets qu’elle avait pu emballer à la hâte. Le commissaire de police était en train de constater l’événement. Quand je revins auprès d’Abel, il n’était plus temps de vous écrire ; l’heure de la poste était passée. Votre ami est fort agité, comme vous pouvez croire, et il est entouré de tous les anciens habitués de la Rochetal, qui, les uns par sympathie, les autres par curiosité, viennent lui parler de cette tragédie. Il m’a chargé de vous la faire connaître dans tous les détails qu’il nous est possible de fournir. À vous d’aviser et de nous dicter vos ordres.

Cette lettre avait été rouverte comme si Abel en avait dicté la fin.

« Vous ne pouvez blâmer Abel, ce n’est pas lui, c’est la vérité qui a tué cet homme. Il ne savait pas que sa maîtresse voulait le quitter et ne cherchait qu’un prétexte. Il l’a fourni à son insu en signalant à visage découvert et tout haut l’indignité de leur commune opulence. Il ne peut se reprocher de l’avoir fait, ni regarder comme un malheur pour votre famille la suppression d’un membre gangrené.

» Il suppose que vous serez obligés tous de venir ici, et qu’il ne doit pas paraître chez vous en ce moment ; mais il reste, pour être prêt à répondre à toutes les explications que l’on pourrait lui demander, si de fausses interprétations dénaturaient sa conduite. »

Je devais donc porter à ma sœur ce coup que je croyais devoir lui être si cruel, et cela sans différer, car dès le lendemain elle pouvait l’apprendre par la voix publique. J’avais été chercher mon courrier moi-même en me promenant, je revins toute tremblante et courus avertir mon père. Nous nous rendîmes à l’appartement d’Adda ; elle essayait, je m’en souviens, une robe de mousseline blanche doublée de soie rose.

— Renvoyez vos femmes, lui dit mon père, nous avons quelque chose de bien sérieux à vous dire.

— De bien sérieux ? dit-elle en riant, après avoir fait signe aux femmes de sortir. Messieurs du violon et du violoncelle sont de retour de leur glorieuse campagne ? Ils viennent dîner ? Tant mieux ! ma robe va fort bien.

Mais elle vit dans la glace nos figures bouleversées, elle pâlit, et s’écria en se retournant :

— Les enfants ! où sont les enfants ?

— Là ! lui dis-je en lui montrant Sarah qui courait et le baby que l’on promenait sur la pelouse. Il ne s’agit pas d’eux, il s’agit de ton mari.

— Ah ! bien, reprit-elle. Il m’a trompée, il m’a fait signer je ne sais quoi… Il me ruine, n’est-ce pas ? et cela pour une indigne créature qui fait profession de dépouiller les fils de famille et les gens bien mariés ! Je ne l’ignore pas, allez ! Vous venez me gronder de ma faiblesse ? Que voulez-vous ! j’ai peur de lui, je n’aime pas les discussions d’argent…

En découvrant qu’elle savait le fond des choses, nous prîmes courage, mon père et moi, et, après les préambules nécessaires, nous l’amenâmes à accepter comme probable son prochain veuvage.

— Pardonnez à votre mari, ajouta mon père, il est presque certain qu’il n’aura plus de torts envers vous. Nous venons donc, non pour l’accuser ni pour vous gronder, mais pour vous accompagner, car vous devez partir.

Elle tressaillit, nous regarda avec effroi et s’écria :

— Dites- moi la vérité, il est mort ! Cette femme l’aura fait assassiner !

Je ne sais si elle entendit, si elle comprit ce que nous lui répondions ; elle eut une attaque de nerfs et parut comme folle toute la soirée. Je la veillai durant la nuit ; elle m’accablait de questions et n’écoutait pas mes réponses. Par un pressentiment logique, elle ne pouvait accepter cette mort subite comme l’effet d’une maladie, car son mari lui avait écrit l’avant-veille ; elle devinait quelque tragique événement, un duel, un empoisonnement, elle prononça même le mot de suicide.

Le matin qui suivit, mon père, la voyant hors d’état de voyager, partit pour Paris afin de faire rendre les derniers devoirs à son gendre et de mettre ordre, autant que possible, à ses affaires. Il me laissait le soin d’apprendre à la pauvre Adda les cruels détails qu’il serait bientôt inutile de vouloir lui cacher. Elle les devina d’elle-même.

— Il se sera tué, disait-elle, par amour pour cette fille !

Il ne lui vint pas à la pensée qu’Abel eût joué un rôle dans ce drame, et, comme les journaux ne mêlèrent pas son nom au récit plus ou moins fidèle, plus ou moins réservé, qu’ils firent de l’événement, je n’eus pas lieu de parler de la cause.

Adda fut véritablement malade durant plusieurs jours ; elle n’exprima aucun regret, aucune affection pour la mémoire de son mari. Il lui arriva même de dire dans l’excitation de la fièvre qu’il s’était fait justice à lui-même, et que c’était un bonheur pour ses enfants. Le deuil de son âme avait pris la forme de la peur, elle voyait son spectre ensanglanté, elle criait et se débattait. Enfin elle s’apaisa, et, quand mon père revint de Paris, il la trouva abattue et résignée, essayant sa robe noire au lieu de sa robe rose.

Nous savions que ses impressions, violentes au début, s’effaçaient vite, et nous ne pouvions exiger qu’elle regrettât profondément l’homme qui l’avait si lâchement et si obstinément trompée. Pourtant ma délicatesse intérieure souffrit un peu de la facilité avec laquelle l’enjouement et la frivolité reparurent après une crise qui avait menacé sa raison. Il y a toujours, ce me semble, quelque chose à pleurer dans l’homme que l’on ne peut plus aimer : c’est justement celui qu’on a aimé en lui, en qui l’on a eu foi, qui a possédé votre âme et tout votre être. Celui-là était, il est vrai, la création de votre enthousiasme, un fantôme ; mais le cœur est d’autant plus déchiré qu’il s’est plus abusé. Le prompt et complet oubli de ma sœur me donnait à croire qu’elle n’avait jamais aimé Rémonville, et qu’elle s’était mariée, comme tant d’autres, pour se marier.

Les convenances exigeaient que notre vie restât très-retirée et très-renfermée durant son deuil. Elle se plaignit vite de l’ennui et fit des projets pour l’hiver qui s’approchait. Nous ne pouvions pas, selon elle, nous enterrera jamais dans ce pays sauvage. C’est alors que mon père, qui s’occupait de la liquidation de sa fortune, et qui avait fait un second voyage à Paris pour s’éclairer complètement, lui apprit qu’il ne lui restait plus assez de revenu pour mener le train auquel elle était habituée, et qu’il fallait beaucoup en rabattre.

— Qu’importe ? répondit-elle. Ce qui me reste est bien suffisant pour ma toilette et l’entretien de mes enfants. Sarah est toujours riche, Dieu merci ! et je ne vois pas pourquoi elle n’aurait pas un bel appartement à Paris, un équipage convenable et une société choisie. Elle me prendra en pension chez elle, je ne lui coûterai rien, et je profiterai de son bien-être.

Il me fallut lui avouer que j’étais désormais moins riche qu’elle de moitié, et qu’à nous deux nous ne pouvions former un revenu suffisant pour la vie qu’elle voulait mener. J’étais devenue une mère de famille experte et un bon comptable. Je savais qu’il nous fallait, mon père et moi, vivre à la campagne dans l’honnête aisance que j’avais introduite à Malgrétout, et n’avoir à Paris qu’un très-modeste pied-à-terre pour y aller passer, le moins souvent possible, le moins de temps possible. Elle voulut savoir où avait sombré ma fortune ; je ne voulus pas le lui dire, sa fierté en eût trop souffert. Je lui répondis qu’un placement désastreux m’avait dépouillée. Elle en prit beaucoup d’humeur.

— Je vois, dit-elle quand nous fûmes seules, que je suis encore la plus riche et la plus raisonnable, puisque je n’ai pas fait de folies pendant qu’on en faisait autour de moi. Tu as aimé l’argent, ma pauvre Sarah, et tu en as été punie ! Tu as voulu augmenter ton capital, faire des affaires, et te voilà plus ruinée que moi ; mais ce qui est fait est fait. Qu’allons-nous devenir ? Je ne peux pas rester chez toi avec mes enfants, mes domestiques et mes chevaux. Je te payerai ma dépense, il le faut, c’est convenu ; mais rester ici toujours est au-dessus de mes forces, Sarah ! J’y mourrais, et tu ne veux pas que je meure ?

— Non, certes, et tu as encore de quoi exister agréablement ailleurs, si tu es raisonnable ; mais je ne peux pas t’y accompagner maintenant, ma vie est rivée à ce coin de terre, et tu es trop jeune pour aller vivre seule à Paris. Tu es surtout trop récemment veuve pour y songer cet hiver.

Elle prit beaucoup de dépit de cette nécessité, et jura qu’elle ne s’y soumettrait pas.

— Je n’accepterai jamais, s’écria-t-elle, qu’un peu plus ou un peu moins d’argent doive nous priver de notre liberté. Tu arranges les obstacles à ta guise, parce que tu te plais ici et que tu y reçois les personnes qui le plaisent ; mais, si elles me déplaisent, à moi, il faudra donc que je les subisse !

— Quand on saura, ma chère enfant, qui te plaît ou te déplaît, chose fort difficile à fixer dans ta pensée, on s’arrangera pour ne te mettre en contact qu’avec les personnes de ton choix.

— Comme s’il y avait à choisir ! Ah ! Sarah, si tu m’aimais, et si tu le voulais, tu arrangerais tout cela autrement. Tu vendrais cette propriété qui t’a coûté plus qu’elle ne te rapportera jamais, et nous partirions pour l’Italie. J’ai besoin de changer de climat, je me sens dépérir…

— Tu parles de vendre une propriété du jour au lendemain comme d’une chose facile ! Heureusement, tu es redevenue fraîche comme une rose, et je ne crois pas à ton dépérissement.

— C’est cela : tu attendras que je sois morte pour croire que je suis malade !

— Chère enfant, s’il est constaté que tu es seulement menacée de maladie, nous trouverons de l’argent à tout prix. Tu me laisseras tes enfants, et notre père te conduira où tu voudras ; mais, puisqu’il n’y a pas péril en la demeure, prends un peu de patience. Laisse à papa le temps d’achever ta liquidation, et ne te révolte pas contre une captivité de quelques mois, d’une année tout au plus.

— Je patienterai, si tu me promets de te liquider aussi, de vendre Malgrétout, de te faire un revenu convenable et de vivre avec moi dans un pays possible.

— Je ne te promets pas cela,répondis-je. Mon père se plaît ici, j’y ai tout créé pour lui et en vue de lui. J’ai charge de rendre sa vieillesse heureuse et longue ; je ne vendrai cette terre que s’il vient à s’y déplaire.

Ma sœur parut se rendre à cette raison suprême, et je crus pouvoir espérer un peu de repos de ce côté-là. Je n’étais pas aussi tranquille du côté d’Abel. Il me faisait écrire chaque jour par Nouville, me demandant avec impatience une réponse, une solution. Pourquoi ne lui avais-je pas écrit ? Que devait-il faire ? Pouvais-je blâmer sa conduite ? pouvais-je en déplorer les conséquences ? Il était resté à Paris pour être prêt à rectifier les erreurs qui pourraient se glisser dans les journaux ou dans les conversations ; mais il avait pris là, disait son ami, un soin inutile. Personne ne l’avait accusé de violence ni de cruauté dans son explication avec M. de Rémonville ; on avait même à peine parlé, dans un cercle très-restreint, de cette circonstance. Rémonville n’avait pas laissé de regrets, pas un ami pour le défendre et venger ses querelles ; personne n’eût osé le justifier, et nul n’était assez cynique dans son entourage pour excuser le scandale de son existence ou pour se vanter d’en avoir partagé les plaisirs. Une seule chose s’était produite à la connaissance des gens du monde, c’était le sacrifice de ma fortune et le soin que j’avais pris de le cacher à mon père et à ma sœur. On m’en tenait compte, on ne parlait de moi qu’avec respect. Abel ne pouvait se repentir d’avoir amené ce résultat ; mais il n’avait plus rien à faire à Paris : il brûlait de me revoir, et il me suppliait de lui dire si, par respect pour le deuil de ma sœur, il devait s’abstenir de reparaître là où elle se trouvait.

Je ne pouvais plus ajourner ma réponse. Je répondis à Abel directement, jugeant que, dans les termes oh nous étions, il y eût en pruderie de ma part à me servir d’un tiers pour m’expliquer avec lui : « Non, je ne vous blâme pas, mais je déplore la fatalité qui a mis entre nous un nouvel obstacle. En ce moment, bien que ma sœur ignore ce qui s’est passé entre vous et son mari, il est impossible que nous ayons, ensemble des relations ostensibles. On ne manquerait pas de dire qu’en accusant la honte de M. de Rémonville, vous étiez sûr d’être approuvé par sa famille ; que vous preniez en main, pour un motif personnel autre que le dépit de son insulte, la cause de sa femme et de sa belle-sœur. L’horreur de cette mort au lendemain de votre explication donnerait un caractère grave à des soupçons de toute nature. Non, hélas ! non, vous ne pouvez pas nous revoir à présent ; laissez le temps effacer ces ombres. Dans un an, tout sera modifié ou changé. Ma sœur aspire à quitter notre retraite, et moi, je ne peux ni ne veux m’en éloigner. Sachons donc attendre et comptons l’un sur l’autre. Écrivez-moi vous-même, sans que M. Nouville me prive de ses bonnes et affectueuses lettres. »

Une lettre que je reçus plusieurs jours après était encore de Nouville et datée de Venise. Il me disait en quatre lignes qu’il allait parcourir l’Orient avec Abel. Celui-ci n’eût pas eu le courage de partir, s’il m’eût écrit de Paris.

Nouville m’écrivit également de Constantinople. « Vous serez impatientée, me disait-il, de voir mon écriture au lieu de celle que vous attendez, et de mon côté je suis bien surpris de n’avoir pu décider Abel à vous écrire avant moi. Nous sommes ici depuis deux jours, et je le vois prendre la fièvre à chaque instant sur une feuille de papier qu’il griffonne et brûle sans pouvoir exprimer ce qu’il a dans l’âme. Je ne connaissais pas son infirmité : je l’avais vu rédiger avec facilité des billets de politesse ou d’affaires ; mais il est bien vrai que je n’avais jamais reçu autre chose de lui que trois lignes pour me donner des avertissements ou des renseignements relatifs à nos occupations. Je ne savais pas qu’il n’a jamais écrit de sa vie ce qu’on appelle une lettre, et tout à l’heure il me l’a avoué en ajoutant :

» — Puisque tu sais, puisque tu peux écrire, toi, explique-lui cela ; je ne le savais pas moi-même ; je n’avais jamais aimé ; mais, je le vois, d’elle à moi, c’est un genre de manifestation qui m’est absolument interdit ! Mon expression, c’est le chant ; ma plume, c’est mon archet. Quand je parle, il me faut un certain effort pour dire ce que je veux. J’y réussis sous le coup de l’émotion et par la relation qui s’établit entre mes yeux et ceux de la personne à qui je parle ; mais le vide de ce papier blanc qui ne me répond rien glace les paroles que je veux lui confier. Je ne sais même pas si j’écris correctement. Je parle sans accent une douzaine de langues, mais je n’ai jamais jeté les yeux sur une grammaire. J’apprends tout par l’oreille.

Que pensera de moi une femme exquise de distinction, si je lui envoie des fautes d’orthographe ? Non, c’est impossible ! Pour faire passer cela, il faudrait de l’éloquence. Elle seule peut m’en inspirer, j’en aurais, si elle était là… Ah ! l’absence, l’absence ! cela ressemble à la mort !

» Voilà, chère miss Owen, ce qu’il dit et ce qu’il éprouve. Je vous sais trop grande pour lui en vouloir. C’est un artiste, c’est-à-dire une spécialité, et si je n’étais pas un homme de second ordre, je serais probablement aussi empêché que lui.

» Il vous adore, voilà ce qui est certain… »

Abel avait écrit au-dessous de cette ligne : « Oui, je vous adore, je ne sçai que cela. »

Ainsi cet homme d’esprit et de génie était un complet illettré ! J’aurais dû le prévoir, je n’y avais pas songé ; mais mon parti fut pris tout de suite. Il parlait si bien quand il parlait d’amour ! N’eût-il pas parlé du tout, je crois que je l’eusse accepté ainsi. Quelle plus magnifique expression pouvait-on lui demander que celle dont il disposait dans son art ? Et n’eût-il pas été le grand musicien qu’il était, il m’eût peut-être charmée encore par son magnifique regard et son irrésistible sourire. C’était comme deux flambeaux éclairant l’âme la plus sincère et la plus généreuse qui fut jamais.

Pourtant je dois avouer une faiblesse : l’idée qu’Adda découvrirait un jour ce mutisme de la plume et ce langage écrit incorrect m’effraya un peu. Je sentais toujours sa raillerie planer sur moi comme un esprit de malheur. Je secouai cette petite lâcheté. J’écrivis à Abel que je le dispensais de m’écrire, si ce devait être pour lui un effort et une souffrance, que je me contenterais de trois mots de temps en temps, et que je ne me croirais pas privée pour cela du plaisir de lui donner de mes nouvelles aussi souvent qu’il m’en ferait demander par son ami.

J’aspirais donc à recevoir de longues lettres comme Neuville savait les écrire, détaillées, exactes et raisonnées ; mais ces lettres devinrent rares. Les deux amis se lancèrent dans un voyage terrible. Ils exploitèrent les provinces russes au delà de la mer Caspienne. Abel voulait gagner beaucoup d’argent pour me rendre indépendante de ma famille et pour bâtir son nid ou compléter le mien, ils explorèrent les contrées sauvages où l’or russe abondait, où le talent, la célébrité surtout faisait fureur. De temps en temps, Nouville m’envoyait une courte relation des fatigues et des dangers qu’ils étaient forcés de braver sur des chemins impossibles et sous des climats rigoureux, « Abel, disait-il, était un corps de fer. Il avait l’obstination et la témérité d’une puissance d’organisation exceptionnelle. Pour moi, ajoutait Nouville, je suis soutenu par lui, et mon dévouement à le suivre me fait marcher et surmonter la souffrance comme dans un rêve ; mais, s’il n’était là devant moi, criant toujours : En avant, en avant ! je sens que je tomberais mort. »

Je fus deux mois entiers sans recevoir aucune nouvelle. Je crus qu’ils avaient péri, et je me sentais mourir un peu chaque jour. Je ne leur écrivis plus, ne sachant où ils étaient. Enfin les journaux m’apprirent qu’on les attendait à Moscou. Nouville m’écrivit : « Abel est bien portant, il n’est pas même fatigué ! Moi, je suis malade, brisé. Je me repose un peu, et je vais tâcher de me refaire en Italie avant de rentrer en France. Abel n’a pas besoin de moi ici, et, quoi qu’il dise pour me retenir, je craindrais de lui être plus embarrassant qu’utile. »

À partir de ce moment, je n’eus plus de nouvelles de mon fiancé que de loin en loin par les journaux. S’il m’écrivit quelques mots, je ne les reçus pas. Je pensai qu’il ne recevait pas non plus mes lettres. Je cessai d’en envoyer. Au printemps, Nouville me fit savoir qu’il était à Paris, malade encore, mais sans danger. Abel continuait en Russie ses voyages et ses triomphes, il reviendrait par la Suède et le Danemark.

Il reviendrait ! Reviendrait-il pour moi ? Pas un témoignage de souvenir désormais ! Tout semblait oublié, rompu. Notre mutuelle affection, nos projets, nos promesses, n’avaient peut-être plus d’existence que dans mon cœur brisé. Je n’avais pas prévu cette impossibilité maladive d’écrire, même trois mots : Je me souviens ! Je n’avais pas su d’avance les difficultés de l’éloignement, l’excessive fatigue de ces voyages qu’il appelait la saison de ses récoltes. Je ne m’étais pas dit que je ne pourrais pas modérer et modifier cette vie terrible, que je le supplierais en vain de ne pas se tuer ainsi, que mes lettres mêmes ne lui parviendraient pas ou ne lui parviendraient jamais à temps pour influer sur ses résolutions. Il m’avait dit dans le sentier du parc, au bord de l’eau, des paroles que j’aurais dû peser. « Vous voulez du temps, vous en aurez ! mais vous avez tort. Vous me rejetez dans cette vie dévorante dont je voulais sortir. C’était l’heure ! » — Et j’avais laissé fuir cette heure propice qui ne reviendrait peut-être plus ; j’avais demandé un an, moi dont toutes les années s’écoulaient semblables les unes aux autres, à un homme dont la destinée était livrée à l’éternel imprévu ! Je n’avais pas saisi cette occasion de le sauver des excès du travail et de la passion des aventures. Le jour où il succomberait, ce serait ma faute !

Je me faisais d’amers reproches, j’étais comme brouillée avec moi-même. Quand mon cœur me criait qu’il était déchiré, saignant, mon cerveau lui répondait : « Tu l’as voulu, tu as été lâche ; il fallait l’emporter sur la raison, lui imposer silence, crier plus haut qu’elle ne parlait. À présent, tu saignes, c’est trop tard, tant pis pour toi !

Quand ce grand et douloureux abattement se fit en moi, j’étais seule à Malgrétout. Adda, après avoir supporté trois mois de séquestration avec impatience, avait décidé mon père à la conduire à Nice. Elle n’était pas réellement malade, mais elle venait à bout de nous inquiéter par ses plaintes, et il avait fallu céder à sa fantaisie obstinée de voir du monde et de prendre du mouvement. Elle avait voulu emmener les enfants, espérant que ma tendresse pour eux me déciderait à la suivre. J’avais eu le courage de résister. Son absence ne devait être que de deux mois, et les soins de ma gestion exigeaient que l’un de nous restât. D’ailleurs, je me sentais beaucoup plus malade qu’Adda, et j’étais en proie à ce découragement qui fait désirer d’être plus triste encore pour être plus accablé. On s’imagine qu’on trouvera l’oubli dans l’excès du mal.

Ma tristesse, que j’attribuais à une névralgie dans la tête, mal que je n’éprouvais pas et qui me servait à cacher la cause morale d’un dépérissement général, avait donné à ma sœur la première idée de ce voyage à Nice. C’était pour moi, disait-elle, qu’elle voulait y aller. Quand elle me vit bien décidée à ne pas me déplacer, elle découvrit qu’il lui était indispensable d’y aller pour son compte.

Comme depuis longtemps elle ne parlait plus des artistes ni en bien ni en mal, qu’elle savait par les journaux le départ d’Abel pour des pays lointains, et qu’elle avait cessé de croire que son passage eût marqué dans ma vie, nous avions vécu sans querelle depuis son veuvage. En me quittant, elle me montra beaucoup d’affection, et m’offrit de me laisser les enfants. Je refusai à cause de mon père, qui ne s’éloignait pas sans effort, et qui se consolait avec les gentilles caresses de Sarah. D’ailleurs, pour la première fois de ma vie, j’éprouvais le besoin maladif d’être seule. Sarah me forçait à me montrer toujours calme et souriante. Je sentais que le déchirement de me séparer pour la première fois de cette enfant me ferait beaucoup de mal, et je voulais ajouter ce mal aux autres. Quand je l’eus vue partir avec mon bien-aimé père, un cri s’éleva dans mon âme :

— À présent, je pourrai pleurer !

Et à présent, mon amie, voilà que pour la première fois de ma vie je suis seule. Janvier vient de finir, et déjà, il y a par moments dans l’air comme un avant-goût des senteurs du printemps. Le climat de Malgrétout, calomnié par ma sœur, est d’une douceur extrême. Ces rivages encaissés de la Meuse offrent une grande variété de température selon leur exposition et en raison des accidents prononcés du terrain. Les habitants de Revins disent en montrant les hauteurs de Rocroi et celles de Malgrétout : « Quand ils ont l’hiver là-haut, nous avons ici le printemps. » Les résidents du parc de Malgrétout, situé de l’autre côté de la montagne dans un encaissement bien abrité, peuvent dire la même chose pour leur compte. Ils ne reçoivent rien des bourrasques qui s’engouffrent parfois dans l’étroit chenal des Dames de Meuse pour se résoudre en vent glacé sur les collines de Laifour. De l’autre côté de la rivière, le moindre renfoncement dans la base de la montagne voit passer ces ouragans sans les ressentir. Le vallon, creusé derrière nous et protégé de tous côtés par de hautes pentes boisées, est une véritable oasis, et déjà les scilles et les narcisses poussent de grandes feuilles au fond desquelles apparaît un petit bouton. Sur les hauteurs, quelques plaques de neige résistent encore ; sur la terrasse de mon jardin, des papillons jaune-citron voltigent à midi, et rentrent le soir dans la cachette où ils ont pris leurs mesures pour passer l’hiver.

J’ai été à Nice autrefois avec ma pauvre mère, réellement phthisique. Je me souviens d’un pays splendide, d’un ciel éclatant, d’une mer transparente ; mais l’air vif, le printemps bouleversé à tout instant par des vents terribles et cruellement froids, avaient empiré l’état de notre chère malade. Heureusement, Adda n’est nullement menacée du même mal ; mais Sarah est bien délicate pour cette épreuve, et je me reproche de ne l’avoir pas gardée !

Comment vous dépeindre et vous faire comprendre, ma sage et douce amie, ce qui, depuis six semaines de solitude absolue, s’est passé en moi ? Un sentiment trop puissant pour mon organisation a tout troublé. Je n’ai plus de logique, plus de suite dans ma volonté, plus de soumission à la volonté divine. D’abord je souffrais trop, et j’osais me persuader que cela était injuste. Quel mal avais-je fait pour mériter un châtiment ? Ne m’étais-je pas toujours sacrifiée ? avais-je vécu un seul jour pour moi-même ? À vingt-trois ans, je ne m’étais pas encore permis de me regarder dans un miroir avec complaisance, et, quand j’entendais dire que j’étais jolie, je me disais intérieurement : « Qu’est-ce que cela fait ? » J’étais décidée à ne prendre soin de ma personne que pour offrir un aspect agréable à ma petite Sarah et à mon père bien-aimé. J’avais renoncé à plaire avant d’en avoir connu le besoin, j’avais oublié que ce pût être un droit ; je m’étais effacée, amoindrie à dessein, anéantie dans l’amour de la famille. À quoi tout cela m’avait-il servi ? Un étranger avait passé dans ma vie comme les oiseaux émigrants passent sur nos montagnes, pour s’arrêter un instant quand ils sont trop las, boire au rivage du fleuve et repartir dans l’immensité du ciel… Et cet oiseau de passage, comme l’avait nommé la railleuse Adda, avait emporté mon âme dans son vol superbe ; mais il l’avait laissé tomber, il l’avait oubliée et perdue dans sa route… C’était à elle de retrouver le chemin de son pays, de sa maison, de son bonheur. Il n’était pas chargé de la ramener, puisqu’elle s’était trouvée sans ailes pour le suivre. Alors, je me reprochais cette explosion subite de la personnalité qui s’appelle l’amour. Je me demandais si ce n’était pas un pompeux déguisement que prend la vanité féminine pour s’enivrer de douces louanges et se croire nécessaire au bonheur d’un autre. Il me paraissait démontré que l’amour était un violent et implacable égoïsme. Si j’eusse aimé Abel comme j’aimais Sarah, mon père et ma sœur, c’est-à-dire pour lui, non pour moi, je me fusse réjouie de savoir cet homme d’action aux prises avec les éléments d’action énergique qu’il avait toujours cherchés, et qu’il savait vaincre d’une victoire qui le rendait heureux. Il s’était plaint pourtant, il avait eu un moment de lassitude où il m’avait invoquée comme un refuge, et j’avais été assez folle pour vouloir me dévouer à lui, qui n’avait réellement que faire de moi. Certes, il n’avait pas songé à me tromper, il m’estimait ; mais il s’était trompé lui-même : la vérité vraie exprimée par lui, c’est lorsqu’il avait dit que l’artiste doit arriver à l’exubérance de ses forces et mourir jeune.

Il voulait donc mourir, ou tout au moins ne pas se soucier de vivre, et, si j’avais eu l’autorité de combattre ce suicide, je l’aurais probablement hâté. Je n’avais d’autre capacité, d’autre rôle dans la vie que celui de petite tante, autrement dit de bonne d’enfants, et je voulais prendre un aigle en sevrage, je voulais enfermer le génie dans un berceau et l’endormir avec mes chansons de nourrice !

J’avais été folle, et pis que folle, sotte ! Je devais me dire cela, rougir un peu et n’y plus songer, guérir. Pourquoi donc cette blessure, qui ne devait atteindre que mon amour-propre, avait-elle pénétré jusqu’au fond de mon être ? Quel mystère était-ce là ? Étais-je tourmentée par une trop longue et trop complète chasteté ? N’avais-je plus la force de vaincre en moi ce besoin de floraison qui n’est absolu que pour les plantes, et que la volonté anéantit chez les êtres intelligents aux prises avec les devoirs sociaux ? Je rougissais plus encore à cette idée d’une révolte de mes sens, et ma haine contre moi s’en exaltait d’autant.

Voilà ce que je me disais au commencement de mon épreuve. À présent, je suis plus calme, et ma vie me paraît moins dramatique. Je me rends mieux compte de moi-même et de l’ingénuité ridicule peut-être, mais irrésistible de mon caractère. J’ai aimé Abel pour son regard curieux et son sourire enfantin. Je suis sûre qu’il n’y a pas eu d’autre cause à la soudaineté de mon entraînement vers lui. Il a beau être un homme fait et robuste ; la première impression que sa physionomie produit sur tout le monde, c’est qu’il a l’air d’un enfant et que son âme doit répondre à sa physionomie. Mon âme, à moi, a tellement contracté l’habitude de la maternité qu’elle s’est égarée dans l’amour sans perdre son pli. J’ai la certitude désormais que, si Abel a besoin d’une mère, il ne saurait rester longtemps absorbé par la tendresse, vu que la passion lui est bien plus nécessaire. Je ne saurais la lui donner, et il faut que je me résigne à être ce que je suis.

J’y parviendrai, j’espère ; j’y travaille. Aidez-moi, non en me disant que mon fiancé reviendra, mais en me disant au contraire que je dois chercher le bonheur dans l’oubli de ce rêve et dans le sentiment de mes vrais devoirs. — Sarah Owen.




III

Les événements inattendus dont je vous ai fait part ces jours-ci à la hâte dans de courtes lettres, vous font désirer de connaître tout ce qui les a précédés dans ma vie depuis environ un an. Je vous ai promis, mon amie, qu’à mon premier loisir je reprendrais mon récit où je l’ai laissé et dans la même forme où je l’ai commencé, quelque défectueuse qu’elle puisse être. Nous allons donc revenir à l’époque où je me débattais dans la solitude contre une affection que j’avais résolu d’étouffer. Je me flattais d’y parvenir et de retrouver ce calme de l’âme qui ne revient plus quand l’amour l’a troublé. Au contraire, après vous avoir confié mes chagrins, je me sentis plus agitée.

Je souffrais chaque jour davantage et ne trouvais pas l’épuisement sur lequel j’avais compté ; ma santé revenait avec le repos. N’ayant plus pour les chers enfants absents les sollicitudes de chaque nuit et le souci de m’éveiller aussitôt qu’eux pour ne pas les perdre de vue, je dormais longtemps, et, comme je marchais beaucoup dans nos bois pour remplacer la surveillance de mon père, j’avais un appétit impérieux. Le moral eût dû guérir aussi, mais il semblait que la vigueur de mon être cherchât son aliment dans une sorte de désespoir exalté. Je m’aperçus de la faute que j’avais faite en laissant ma famille partir sans moi. La contrainte qu’on s’impose pour ne pas affliger ceux qu’on aime est une source de courage que chaque instant commande et renouvelle. Oui, la vie de famille est nécessaire à la femme ; c’est ce qui fait notre grandeur. Sans le dévouement de tous les jours et les sacrifices de tous les instants, nous ne comprenons plus notre raison d’être, nous ne savons que faire de nous.

Pénétrée de cette vérité, je résolus de rejoindre les miens à Nice. Ils étaient arrivés sans fatigue, ils avaient un temps superbe. Mon père se tourmentait de ma solitude, ma Sarah me demandait tous les jours et m’appelait tous les soirs en s’endormant. Adda voulait passer dans le Midi deux mois encore ; nous étions en mars. Je me mis en tête de les surprendre. Ils étaient rassurés sur ma santé, mais je savais que ce long voyage inquiéterait mon père. Je résolus d’arriver sans l’avertir et de tomber dans ses bras à l’improviste.

Mes préparatifs furent vite faits. Je ne comptais pas exhiber de toilettes à Nice. Je m’habillai fort simplement. Je pris une seule caisse de voyage et je partis seule. Je n’avais pas autour de moi de domestiques qui eussent pu m’être utiles en route ; par économie, j’avais réduit mon personnel à un petit nombre de bonnes gens pris dans le pays, et la raison d’économie me dictait encore de restreindre au nécessaire mes frais de voyage, Adda n’avait pas cessé de railler et de critiquer mes progrès dans la parcimonie ; elle faisait autant de dépenses inutiles et comptait aussi peu qu’avant nos désastres. Je tenais plus que jamais à conserver mon reste d’aisance pour doter sa fille.

J’arrivai à Lyon, seule dans le compartiment dit des dames seules. C’était le soir. Je ne m’étais jamais arrêtée dans cette grande ville. Je n’y connaissais personne et ne comptais y passer que la nuit ; je me sentais fatiguée et j’avais une forte migraine. je ne savais le nom d’aucun hôtel. Je montai dans le premier omnibus qui se présentait à la gare, je rabattis mon voile sur ma figure pour me préserver d’un vent frais qui m’était douloureux, et j’arrivai à un des plus beaux hôtels de Lyon sans avoir échangé un mot avec qui que ce soit depuis mon départ des Ardennes. J’avais traversé Paris sans y descendre ; j’avais résisté au désir de voir Nouville, qui devait y être et qui m’eût parlé de celui que je voulais oublier.

Les gens de l’hôtel, me voyant seule avec un simple sac de voyage, — j’avais laissé ma caisse au bureau du chemin de fer, — s’occupèrent de moi quand ils eurent recueilli et casé tous les autres voyageurs. J’attendis avec patience, et on me conduisit dans une petite chambre au troisième étage, où je me fis apporter du thé et où, après m’être assurée que j’étais bien enfermée, je m’endormis, très-lasse, mais plus calme que je ne l’avais été depuis longtemps. On m’avait demandé si je partais le lendemain matin et s’il fallait m’éveiller. J’avais répondu que je comptais partir, mais que j’avais l’habitude de m’éveiller moi-même. Vers une heure du matin, un tumulte se fit au dehors et de grandes clartés passèrent sur mes rideaux. Je crus à un incendie, je me soulevai, je prêtai l’oreille ; parmi les cris confus d’une foule qui se rapprochait rapidement, je distinguai nettement ces mots :

— Abel, Abel ! vive Abel !

Sans respirer, sans réfléchir, je passai vite un vêtement, et j’ouvris la fenêtre. La foule entourait une voiture dont on avait dételé les chevaux et que des jeunes gens traînaient en mêlant leurs cris à ceux d’un public enthousiaste. D’autres jeunes gens portaient et agitaient des flambeaux. Je compris qu’Abel sortait d’un théâtre où il avait électrisé tous les cœurs, et qu’on le ramenait en triomphe. La voiture se dirigeait vers l’hôtel. Elle s’y arrêta. Les gens de la maison sortirent aussi avec des torches pour le recevoir. Il eut peine, lui, à sortir de sa voiture, on l’entourait, on l’étouffait, tous voulaient lui serrer la main. J’entendis qu’on lui criait : La Demoiselle ! la Demoiselle ! encore la Demoiselle ! Il s’exécuta de bonne grâce et promit de la jouer sur son balcon, quand on lui permettrait de rentrer chez lui. Ses paroles accentuées arrivaient nettes à mon oreille. Il entra, suivi d’une douzaine de personnes des deux sexes, et, cinq minutes après, il était sur le balcon du premier étage, juste au-dessous de moi, avec ces personnes, qui semblaient ne devoir pas le quitter. La foule attendait sur la place. Abel prit son violon, préluda un instant et joua mon air, la Demoiselle, avec un sentiment exquis. Il l’avait mis en variations, il en joua deux, et fut applaudi avec transport. Je crois qu’il y avait là quatre mille personnes au moins, qui se taisaient comme charmées, et ne perdaient pas la plus fine nuance de l’exécution merveilleuse. On criait : Encore, encore ! — Il demanda grâce, déclara qu’il n’en pouvait plus, qu’il mourait de faim et réclamait la permission de souper. Il remercia son public, qui l’acclama longtemps et s’écoula à regret. Il était rentré sans fermer la croisée, et j’entendais sa voix vibrante crier aux garçons :

— Du bon vin surtout, et beaucoup !

On ferma tout, et je n’entendis plus que les allées et venues des domestiques servant le souper, montant et descendant les escaliers à la hâte avec un cliquetis d’ustensiles et des portes bruyamment ouvertes et fermées. J’essayai vainement de me rendormir. Cette rencontre imprévue ressemblait à un incident de roman ; mais mon roman, à moi, eût dû être intitulé Fatalité. Abel, que je croyais dans le nord de l’Europe, était en France, et il ne me l’avait pas fait savoir ! Il avait sans doute traversé Paris, et il n’avait pas dit à Nouville de m’écrire ! Il avait donc résolu de m’oublier, ou plutôt il m’avait oubliée tout simplement par la force des choses, par la nature de son caractère et de ses occupations. Maintenant il était à deux pas de moi, et nous étions plus séparés encore que par des milliers de lieues. J’étais là, moi, tremblante, cachée, épouvantée, et lui, il soupait avec de joyeux convives, avec des gens que je ne connaissais pas, que je ne connaîtrais sans doute jamais ! Moi la fiancée, la promise, je ne pouvais aller à lui ; il était dans son milieu, dans son monde, dans cet inconnu de sa destinée où je ne devais jamais pénétrer ! Je m’habillai, j’allumai une bougie ; il faisait froid, je n’y songeai guère ; perdue dans mes pensées, j’attendais le jour avec impatience, comme s’il eût dû m’apporter une solution quand je ne pouvais pas même faire un projet ! Le voir ? à quoi bon ? Devais-je chercher à renouer une chaîne dont il s’embarrassait si peu ! Lui écrire, lui rendre sa liberté ? bienfait ironique ! il ne l’avait point aliénée. De quoi pouvais-je me plaindre ? Ne lui avais-je pas dit : « Vivez à votre guise, essayez de m’oublier, si mon souvenir vous est pénible ; si vous n’y réussissez pas, revenez dans un an. » Il ne s’était encore écoulé que cinq mois, il n’avait pas d’engagement à renouveler, je ne lui en avais imposé aucun, et, s’il persistait à m’aimer, j’avais sept mois à attendre pour le savoir. J’avais fait un plan absurde, un traité stupide. Je devais en subir passivement les conséquences.

Au bout de deux heures, j’entendis rouvrir les croisées du premier étage, et des éclats de voix montèrent jusqu’à moi. On avait trop chaud dans cette grande salle de festin ; moi, j’étais glacée dans mon étroite solitude. Toujours le contraste !

Une douloureuse curiosité s’empara de moi. J’ouvris aussi ma fenêtre, je m’avançai sur le balcon. Il était trois heures, le ciel était sombre, la ville silencieuse. Le gaz seul éclairait la grande place déserte. Une vive clarté se projeta de l’intérieur de l’hôtel sur les premiers plans du dehors. Je vis passer sur ce reflet les ombres des convives. Une forte odeur de fumée de tabac imprégnée d’alcool monta dans l’air. On riait, on criait, on ne causait que par rapides fusées de mots applaudis ou hués. Il y avait autant de voix de femmes que de voix d’hommes. Ces dix ou douze personnes que j’avais entrevues sur le balcon faisaient un bruit formidable ; on était très-animé, on s’amusait beaucoup sans doute. On chanta des fragments de chœurs, des fragments de duos, des fragments d’airs, rien en somme. Les voix étaient fatiguées, les cerveaux semblaient divaguer. Était-ce l’ivresse du vin ou l’épuisement des nerfs ? Je cherchais à distinguer la voix d’Abel dans ce charivari, elle n’y était pas. Je respirai : il n’était plus là !

Tout à coup je l’aperçus juste au-dessous de moi. Il était dans l’ombre d’un massif de thuyas en caisse ; mais il se rapprocha un peu de la lumière, et je le reconnus. Il n’était pas seul, une femme qui me sembla très-parée, et dont l’énorme chevelure noire, fausse ou vraie, couvrait le dos jusqu’à la ceinture, avait un bras sur son épaule. Leurs têtes se touchaient, et pourtant il portait, quand même, son cigare à ses lèvres de temps en temps. Ils parlaient bas et riaient tout haut. Au bout d’un instant, ils rentrèrent par une porte-fenêtre non éclairée qui était derrière eux. — Était-ce bien Abel que je venais de voir ? Je n’avais pu saisir que les contours de sa tête brune ; il était trop immédiatement au-dessous de moi pour que j’eusse pu distinguer ses traits, fussent-ils éclairés. Je n’avais même pas entendu le son de ses paroles ; mais la fraîcheur et la pureté de son rire, m’était-il possible de m’y tromper ?

Il était donc occupé d’une femme ? L’aimait-il ? Aime-t-on en riant ? Elle lui plaisait plus que les autres, puisqu’il s’isolait avec elle au milieu d’une réunion. C’était sans doute une artiste distinguée dont le talent avait sur lui un prestige légitime. Ce pouvait être aussi affaire de bonne camaraderie. Ils s’étaient fait quelque gaie confidence, ils avaient préparé quelque mystification aux autres convives, puisqu’ils étaient rentrés mystérieusement par une porte particulière. Ma candeur trouvait moyen d’expliquer tout. Abel m’était cher encore, plus cher peut-être que jamais, car peut-être, au milieu des plaisirs, ne songeait-il qu’à moi, comme au milieu de ses triomphes, il ne cherchait d’inspiration que dans le souvenir de la Demoiselle.

Une porte s’ouvrit tout à côté de moi dans une chambre dont je n’étais séparée que par une mince cloison. Ces voisinages brutaux de l’auberge, dont j’avais espéré être préservée par le hasard, puisque jusqu’à ce moment je n’avais entendu remuer personne, me firent tressaillir, et je me rapprochai sans bruit de la fenêtre pour ne pas entendre et n’être pas entendue. Hélas ! mon destin devait s’accomplir quand même. Une voix de femme très accentuée et qui faisait fortement vibrer les r prononça ces mots :

— C’est là ta chambre ? Elle n’est pas riche !

— Je ne savais pas, répondit une voix d’homme sur un ton enjoué, qu’elle aurait l’honneur de te recevoir ; je l’aurais fait tendre tout en billets de banque !

Cette voix était celle d’Abel ! Je n’en entendis pas davantage. J’étais toute vêtue, enveloppée de mon manteau et de mon voile, telle que je m’étais arrangée pour me mettre à la fenêtre. Je pris machinalement mon sac de voyage, je sortis ; je descendis les escaliers en courant, je passai devant la salle du souper, d’où sortaient en tibulant les convives, — je passai au milieu d’eux comme une flèche. Je crois qu’ils m’interpellèrent, je ne compris rien, je m’élançai dehors, j’évitai de traverser la place ; je pris la première rue qui s’ouvrait devant moi, je m’enfonçai au hasard dans cette ville brumeuse que je ne connaissais pas. Je fuyais comme si des spectres m’eussent poursuivie, je ne m’arrêtai que sur un quai au bord de la rivière ; le jour ne paraissait pas encore, je m’aperçus qu’il pleuvait. Les réverbères projetaient des clartés glauques sur les flaques d’eau. J’essayai de me ressaisir, de me demander qui j’étais et ce que je voulais.

Je voulais fuir, m’en aller loin, bien loin ; je n’aurais pas encore pu dire en quel lieu je me trouvais et ce qui m’y avait amenée. J’eus besoin de regarder mon sac de voyage, que je serrais convulsivement comme si c’eût été un objet très-précieux, pour me rappeler où j’étais. Enfin la lucidité me revint.

J’avais deux heures à attendre le train qui devait m’emmener à Marseille, j’avais le temps de me rendre à la gare, qui pouvait être éloignée. Je n’aurais pas su la retrouver, mais, après avoir erré encore un quart d’heure, je rencontrai une voiture, et j’y montai. J’avais demandé, la veille au soir, à payer ma dépense à l’hôtel, afin de n’avoir pas à m’occuper de ce détail au moment de partir. Le hasard qui me frappait d’une main me sauvait de l’autre ; je n’étais pas forcée de retourner dans cet enfer ! Je gagnai la gare une bonne heure d’avance ; j’étais mouillée et brisée. Je me trouvai seule dans un grand salon, devant une cheminée où brûlait dans sa grille un monceau de charbon de terre.

— Allons, allons ! me disais-je en me réchauffant, tu n’es pas morte, tu n’es pas folle ; remercie Dieu, qui a voulu te conserver à ton père et à ta bien-aimée petite Sarah. Tu vas les revoir, tu retrouveras la force de vivre !

Mes yeux interrogeaient avec impatience le ciel gris, qui blanchissait lentement ; en me retournant vers la cheminée, je vis sur le mur une grande affiche jaune avec ces quatre lettres terrifiantes : Abel ! — Je regardai : c’était l’annonce d’un nouveau concert d’Abel, à Marseille, pour le surlendemain.

Il allait à Marseille, j’étais condamnée à le rencontrer là, et à Nice peut-être encore ! Mon parti fut pris à l’instant. Je consultai mon livret ; le train pour Paris allait partir dans cinq minutes. Je m’élançai au bureau, je pris mon billet, je fis changer la direction de mon bagage ; j’arrivai à Paris dans la soirée. Je n’y avais pas encore de pied-à-terre ; je n’y voulais voir qu’une seule personne ; je me fis conduire à un hôtel d’où j’écrivis à Nouville que je désirais lui parler le lendemain matin. Je comptais aussi écrire à mon père, mais je me décidai à ne pas le faire. Comment lui aurais-je expliqué l’apparent caprice de revenir sur mes pas à moitié route ? Il pouvait très-bien ignorer ma désastreuse tentative, puisque j’étais partie sans l’avertir, il pouvait du moins l’ignorer jusqu’à son retour. Il serait temps alors, ou de lui révéler mon triste secret, ou de lui dire qu’en voulant aller le surprendre à Nice, je m’étais trouvée si souffrante en chemin que j’étais revenue sur mes pas pour n’être point tout à fait malade à mon arrivée. Le soin de ne pas l’inquiéter par cette rechute de ma prétendue névralgie expliquerait suffisamment le silence gardé par moi sur ce voyage.

J’étais si abattue par la fatigue que je ne ressentis pas d’abord de mon désastre le chagrin qui devait succéder promptement à mes agitations. Je dormis dans une chambre bien muette et bien close, dans une vieille maison du faubourg Saint-Germain où mon cocher de fiacre, consulté par moi, m’avait amenée comme dans l’hôtel le plus tranquille de Paris ; mais comme je m’y réveillai triste et désappointée ! comme j’y résumai avec douleur l’horrible voyage que je venais de faire ! Quel isolement j’avais porté en moi en traversant le fracas de cette locomotion rapide de la vapeur ! On roule comme porté par la tempête, on aborde au milieu d’une foule inconnue, on la traverse pour y échapper ; on entre, inconnue soi-même, dans une maison inconnue ; on s’y enferme, on s’y cache, on y mange seul, on s’y endort avec effroi, et si, malgré ces précautions pour rester en dehors de la vie des autres, quelque affreux chagrin vient vous étreindre, il faut se faire encore plus seul, il faut se cacher encore plus. On peut en mourir ; il faut que personne ne sache pourquoi. Qu’importe à ce tourbillon qui vous apporte vivant de vous remporter anéanti ? Si on devait du moins retrouver des êtres aimés au bout du voyage ! Moi, je revenais seule comme j’étais partie, et ce que j’avais appris en voyage, c’est que la solitude de mon cœur commençait pour durer toute la vie.

Nouville entra chez moi à midi. Il fut effrayé de ma pâleur, il ne comprenait rien à ma présence inopinée à Paris, sans ma famille. Je le trouvai également fort changé, son grand voyage avec Abel l’avait fortement éprouvé. Il semblait qu’Abel l’eût tué, lui aussi. Je lui racontai ce que je me promettais de raconter à mon père et à ma sœur ; j’étais souffrante d’une névralgie, j’étais partie pour les rejoindre, j’avais été forcée d’y renoncer, je revenais pour me réintégrer dans mon désert des Ardennes. Moralement parlant, je ne faisais pas de mensonge, je voulais rompre avec Abel sans avoir la honte de dire pourquoi.

Mais son ami cherchait à deviner, il me regardait avec attention.

— Jusqu’où donc avez-vous été ? me dit-il. Vous avez été jusqu’à Lyon, je parie ! vous y avez vu Abel.

— Abel est à Lyon ? lui dis-je, essayant de jouer la surprise

Il ne répondit pas, il n’était pas dupe.

— À quel hôtel étiez-vous ? reprit-il.

Et, quand j’eus répondu, il s’écria :

— Vous l’avez-vu, vous l’avez blâmé, grondé peut-être ! Vous vous êtes fait du chagrin l’un à l’autre ! Oui, oui, allez ! je vois bien que vous avez plus de chagrin que de fatigue.

Je n’eus pas la force de lutter davantage. Je fondis en larmes et, pressée de questions, je lui racontai tout ce qui s’était passé. Il demeura un instant sans parler, me regardant toujours, puis il me dit en me prenant la main :

— Pauvre enfant ! pauvre chère miss Owen ! Oui, vous avez bien souffert, et, à présent, vous voulez rompre, n’est-ce pas ?

— Oui, sans explication, sans reproche. Je n’ai pas ce droit-là. Il ne m’a ni trahie ni offensée ; seulement, ma dignité exige qu’il ne se croie plus enchaîné à moi. Tenez, voici tout ce qui constate nos mutuelles promesses. Un brin d’herbe roulé et noué en anneau. J’ai déroulé ce fétu desséché, et je l’ai mis dans une enveloppe à son adresse. Il comprendra que je n’ai pas brisé ce lien fragile avec dépit, mais que je l’ai dénoué avec calme et précaution. Prenez ! Je vous charge de le lui envoyer, et, puisque vous m’avez arraché mon secret, je vous somme, au nom de l’estime à laquelle j’ai droit, de ne pas lui donner d’explication.

Nouville prit le gage sous enveloppe et le mit dans son carnet. Il se leva, marcha dans la chambre et, revenant à moi :

— Vous avez tort de m’interdire la vérité ! Vous aimez mieux qu’il vous croie inconstante et capricieuse qu’offensée ? Il souffrira mortellement dans les deux cas ; mais, dans le premier, il se croira autorisé à vivre à tout jamais sans réflexion et sans retenue ; dans le second, il n’accusera que lui-même, et l’amère leçon peut lui être salutaire.

— Si vous croyez cela, dites-lui la vérité. Je sacrifie ma fierté à son intérêt.

— Vous êtes bonne et grande, je le sais bien ! Il le sentira. Son repentir sera profond, et il réparera ses torts.

— Vis-à-vis de lui-même ? Dieu le veuille ! mais il n’a rien à réparer envers moi. Il avait le droit de m’oublier. Ce droit est réciproque. C’est peut-être tant pis pour lui ; donc, les reproches seraient une rigueur gratuite que je lui épargne.

— Oh ! oui, oui ! c’est tant pis pour lui, miss Owen ! Des reproches et votre pardon, voilà ce qui pourrait encore le sauver.

— Je vous répète, mon ami, que je n’ai rien à pardonner. Je n’avais rien exigé. Je le mettais à l’épreuve, et, s’il fût revenu au bout de l’année, je n’aurais jamais demandé compte de rien. J’aurais volontairement et fièrement ignoré dans quelles chutes il aurait cherché et trouvé la conscience de son véritable amour. Je me mettais à l’épreuve aussi, moi. Je voulais savoir si son absence me serait insupportable, j’étais certaine du moins que son retour me comblerait de joie. Tout cela était aussi raisonnable que peut l’être un entraînement romanesque ; mais la destinée en a ordonné autrement. Je n’avais pu prévoir que je verrais de mes yeux, que j’entendrais de mes oreilles ce que j’ai vu et entendu. Que mon fiancé n’eût pas fait vœu de chasteté durant une année d’absence, je l’admettais. Cela m’était venu plus d’une fois à la pensée. Je ne voulais pas approfondir ; cela ne me regardait pas. Mon imagination ne me représentait aucune scène contraire à la pudeur qui ferme mon étroit horizon ; mais, quand ces vagues fantômes, chassés d’un esprit chaste, prennent corps, et vivent, et parlent devant moi… non, je ne peux plus aimer Abel ! Tous les raisonnements du monde n’y feraient rien. Lui pardonner, c’est facile, et c’est déjà fait. Je ne l’admire et ne l’estime pas moins qu’auparavant. Je pourrais devenir son amie, si le sort nous rapprochait ; binais la fiancée est morte en moi. Je reverrais en vain à mes pieds l’être noble et séduisant qui m’a demandé ma vie. Je me souviendrais toujours malgré moi du triomphateur de la place de Lyon, traîné en char par une jeunesse enthousiaste, et descendant de ce pavois de gloire pour se plonger dans une orgie et terminer la fête dans les bras d’une courtisane !

Nouville soupira.

— Je vous comprends, dit-il, et vous me voyez profondément affligé ; pourtant réfléchissez. Je ne suis point un homme de plaisir comme Abel ; mais j’ai souvent suivi le vol de cette comète, et il y a eu des nuits insensées où, pour ne pas avoir l’air d’un cuistre, j’ai fini la fête aussi sottement que lui. Tout cela ne m’a pas empêché d’aimer une brave et honnête personne que j’ai épousée, qui m’a donné de beaux enfans, et que je me flatte de rendre très-heureuse.

— Elle n’a jamais été témoin…

— Non, sans doute, mais peut-être m’eût-elle pardonné quand même ; quand on aime beaucoup !… Vous n’aviez pas eu le temps de connaître assez Abel pour l’aimer réellement. Votre imagination seule était charmée, et c’est justement cela qui a été froissé et comme souillé ; quel malheur pour lui !

— Le malheur est-il si grand ? Si vous pensez que je ne l’aimais pas, réjouissez-vous plutôt de ce qui arrive.

— Écoutez, miss Owen, Abel se tuera par l’excitation, cela est certain. Mille fois je lui ai dit : « Si tu pouvais faire comme moi, aimer un être pur, doux et fort, une vraie femme, tu serais aussitôt dégoûté de ces innombrables aventures qui te suivent et t’enlacent comme une danse macabre. Tu verrais percer les os des cadavres sous ces fleurs et ces chiffons. Tu les fuirais avec dégoût, et tu connaîtrais enfin l’amour, que tu cherches comme don Juan, sans le trouver plus que lui. » Mille fois Abel m’a répondu : « Tu dis vrai, mais où trouver cet être incomparable dans le milieu que je suis forcé de traverser à perpétuité ? Quelle femme sensée voudra m’y suivre ? Et n’est-il pas trop tard d’ailleurs ? Un ange voudrait-il de moi ? » Quand il m’a dit un jour à Revins qu’il avait rencontré son ange gardien, qu’il l’adorait, qu’il voulait s’attacher à lui pour toujours et ne plus exercer son état que pour être à même d’élever une famille, j’ai crié : « Tu es sauvé ! » Il était sauvé, en effet. Vous étiez une des deux fins prévues et acceptées par lui : vivre d’une vie enragée et finir vite, ou rencontrer un idéal et rompre brusquement, irrévocablement avec tout le reste. Cela était très-sérieux. C’était le mot de sa destinée, et il y avait dix ans qu’il le savait et le déclarait avec la sincérité qu’il porte en toutes choses. Je le savais donc, moi, et je n’ai pas douté un instant. Vous avez fait une imprudence effroyable en croyant prendre une précaution. Avec une nature comme la sienne, il ne faut pas remettre au lendemain. Vous étiez libre, votre père eût consenti avec joie ; mais vous n’aimiez pas assez, je l’ai bien vu, et vous n’aviez pas assez d’expérience pour distinguer la vérité mâle de la flatterie banale. Pourtant vous m’aviez dit : Je sens que je l’aime, et il avait repris courage. Il vous adorait, il comptait rester non loin de vous et vous voir abréger le temps de son épreuve. La mort tragique de votre beau-frère vous a trop bouleversée, et vous avez craint l’opinion d’une manière exagérée, j’oserai dire par trop anglaise. J’ai peu compris, je l’avoue, l’ordre que vous donniez à Abel de ne pas reparaître chez vous avant la fin de l’année d’épreuve. Il est antipathique à votre capricieuse sœur, et vous semblez faire passer cette sœur avant lui dans vos affections. Il a été, non pas blessé, mais découragé par votre arrêt. Il est parti pour gagner à tout événement, disait-il, beaucoup de roubles, et il ajoutait, ce qui est bien dans son caractère chevaleresque : « Si, comme je le crains, elle ne m’aime guère et me refuse, je saurai bien lui refaire une existence libre sans qu’elle s’en doute. Il y a toujours moyen, quand on veut, de faire une bonne action. »

» Alors, il s’est lancé dans cette campagne à travers les neiges, où j’ai failli rester, continua Nouville. Je m’étais attaché à ses pas, voulant que ce fût ma dernière grande excursion, car je vieillis ; mes enfants grandissent, et, pour clore mon existence active, j’avais besoin aussi d’une bonne récolte. Je pourrai vivre maintenant paisible dans ma famille en donnant des leçons. Pour Abel, qui n’aura jamais la patience de professer, il faut plus d’argent, et, quand j’ai été forcé de le quitter, il a été dans le Nord, comme je vous l’avais annoncé. Ses affaires ont marché mieux et plus vite qu’il n’y comptait. Il est revenu par la Prusse, l’Allemagne et la Suisse. Il m’avait écrit que de là il se rendrait à Paris. Une chanteuse qui a été fort belle et qui a encore de très-longs cheveux, celle que vous avez vue probablement, l’a fait changer d’itinéraire ; il me l’a écrit. Elle allait dans le midi de la France, puis en Italie. Elle lui a persuadé que là encore il y avait une bonne chance à saisir. Ici je m’arrête, je vous dois une explication. La Settimia n’est plus jeune, elle a un certain talent, beaucoup de brio et d’aplomb ; à elle seule, elle n’est pas une étoile, mais son concours est très-utile dans un concert. Nous l’avions rencontrée à Venise ; elle s’était éprise d’Abel et avait voulu le suivre en Orient. Il ne voulait pas de femmes dans cette dure expédition. Il refusa et la quitta sans aucun regret, et maintenant je peux vous jurer sur l’honneur qu’il n’avait pas répondu à son caprice, qu’elle n’avait pas été sa maîtresse. Elle a de l’esprit et de la gaieté. Il aimait à causer et à rire avec elle, mais il la trouvait trop fardée et déclarait n’avoir aucun désir de sa personne.

— Si c’est elle que j’ai vue, répondis-je, il a changé d’opinion sur son compte.

— Cela n’est pas certain du tout.

— Quoi ! il l’aurait amenée dans sa chambre…

— Pour faire avec elle les comptes de la soirée et lui payer sa part, c’est fort possible ; Abel a un homme de confiance qui porte dans sa chambre le montant des recettes et lui en remet la clef. La Settimia, qui dépense beaucoup, a pu avoir besoin d’argent le jour même. Abel, ne pouvant régler l’affaire dans le bruit du souper, a pu monter chez lui avec elle, lui remettre cinq cents francs et la reconduire ; c’est peut-être ce que vous eussiez constaté, si vous n’eussiez été prise d’épouvante et de dégoût. Les paroles que vous avez entendues ne donnent pas de démenti à la version que je vous propose.

— Vous ne sauriez pourtant m’affirmer que c’est la vraie ?

— Non, sans doute, mais c’est la vraisemblable. Tant de femmes jeunes et belles courent après Abel, qu’il est devenu difficile. Je ne saurais me persuader que les quarante ans de la Settimia aient éveillé son caprice. Vous voyez que je ne cherche pas à vous tromper. Abel ne vous a pas été fidèle dans toute l’acception du mot : son cœur vous a gardé exempte de rivalité ; mais sa nature fougueuse et le peu d’importance qu’il attache aux aventures qui viennent le trouver…

— C’est assez, je n’ai pas le droit de savoir cela ; je ne veux rien savoir !

— Vous avez tort, il vaudrait mieux savoir et accepter le passé, le présent même, afin de changer et de sauver l’avenir.

— Vous croyez possible l’avenir tel que j’aurais. le droit de l’exiger ?

— Oh ! cela, parfaitement.

— Vous avez la foi !

— Oui, parce que j’aime Abel, et si vous l’aimiez…

— Ainsi vous me croyez plus coupable que lui ?

— Oui, si vous persistez à ne pas vouloir qu’il s’explique et se justifie. Voyons ! vous le croyez incapable de mentir, n’est-ce pas ? soyez logique. Vous dites que les infidélités prévues, supposées, possibles et probables n’eussent point tué votre affection durant l’année d’épreuve ? Ce qui vous a causé une invincible répugnance, c’est d’avoir presque assisté à une de ces chutes grossières qu’une femme pure comme vous ne peut oublier. Si cela n’est pas arrivé, si vous vous êtes trompée, lui pardonnerez-vous beaucoup d’autres fautes que vous ne pouvez ni ne voulez constater ?

— Mon Dieu, que me dites-vous ! Vous les constatez, vous me les faites supposer innombrables, et vous voulez que je vous réponde à l’instant même ?

— Mon Dieu, oui, miss Owen, c’est ainsi ! Je veux le sauver, voilà pourquoi je vous dis : Acceptez tout ; mais je ne veux pas vous sacrifier, c’est pourquoi je vous dis tout. Ce terrible passé, si vous le connaissiez trop tard, empoisonnerait votre avenir. Je suis l’ami passionné d’Abel ; mais je vous respecte, je vous aime aussi, et je ne veux pas le sauver aux dépens de votre bonheur et de votre dignité. Reprenez le gage que vous m’avez confié, vous réfléchirez et vous l’enverrez vous-même, si vous sentez que l’amour est mort ; mais, comme je veux la vérité, je vais écrire séance tenante à Abel ; vous verrez la lettre. Laissez-moi faire.

— Je vous le défends ! m’écriai-je. Si vous le faites, j’envoie le brin d’herbe à l’instant même ! Sinon, je vous promets de le garder et de réfléchir.

— Mais quelle est donc cette horreur d’une explication où la bonne vérité peut triompher ?

— Et si elle ne triomphe pas, répondis-je en pleurant, vous voulez donc que tout soit fini ? Vous m’avez fait accepter un doute sur ce que j’ai cru voir ; laissez-le-moi, je pourrai peut-être chasser ce souvenir atroce, je le tenterai du moins, je le jure !

Nouville me remercia et m’approuva. Dès lors il subit toutes les conditions que je lui imposais. Je ne voulais pas qu’Abel fût averti du chagrin qu’il m’avait causé ; je ne voulais pas qu’on lui parlât de moi, que l’on me rappelât à son souvenir. J’exigeais qu’il fût laissé à lui-même, absolument libre, et que Nouville ne me parlât plus de lui jusqu’au jour marqué pour la fin de l’épreuve. Je repartis le soir même pour les Ardennes, et je m’y trouvai plus calme.

En effet, Nouville m’avait influencée sérieusement, et, chose étrange, il m’était moins amer de supposer mille infidélités que d’être certaine d’en avoir vu une seule. Je me grondai d’avoir été si prompte au soupçon, et je rougis de la facilité avec laquelle j’avais donné accès en moi à la jalousie. Je pensai avec une satisfaction enfantine à cette femme qui m’avait semblé devoir être si belle, et qui avait quarante ans et les joues fardées. Je me surpris, en peignant mes cheveux, à me dire que, si je voulais les boucler et les étaler sur moi, au lieu de les rouler modestement autour de ma tête, ils couvriraient non pas seulement mon dos, mais ma personne tout entière. Que vous dirai-je ? J’avais eu une colère puérile, je me donnais de puériles consolations ; je désirais être jolie, puisque Abel était fasciné par la beauté. Je regardais curieusement des types que j’avais vus cent fois. Je cherchais dans les marbres et les estampes de mon père les plus suaves figures et les formes les plus élégantes de la statuaire grecque et de la peinture renaissance. J’avais ouï dire à ma mère, quand j’étais enfant, que je ressemblais à certaines de ces figures ; maintenant je les étudiais, je me regardais de face et de profil dans deux miroirs. Il me semblait par moments que j’étais charmante, mais tout aussitôt je doutais. Je n’avais jamais cru aux compliments, je n’avais pas désiré plaire, j’avais perdu la conscience de moi-même. Je me rappelais une gouvernante de cinquante ans que nous avions eue, une excellente personne, modèle de laideur, qui avait la folie de se croire séduisante et qui rougissait de plaisir quand la railleuse Adda lui disait qu’elle était encore très-bien.

— On ne se voit pas soi-même, me disais-je ; je suis peut-être une créature insignifiante comme j’ai aspiré à l’être ; pourtant Abel doit s’y connaître, et puisqu’il m’a dit que j’étais un ange…

Quand je fus reposée, je devins plus sévère envers moi-même, et je m’interdis ces enfantines préoccupations. Abel avait autre chose pour lui qu’un extérieur séduisant ; il avait une grande âme, généreuse et tendre, et ce qui m’avait touchée, c’était moins son génie que ses actes de courage et de dévouement racontés par Nouville. C’est aussi pour mon dévouement qu’il m’avait aimée. Si je voulais qu’il m’aimât exclusivement et toujours, c’est par la beauté de mon âme que je devais le mériter. Il fallait donc savoir pardonner ses défauts et l’aimer tel qu’il était, pour lui-même et non plus pour moi, aspirer à le rendre sage pour qu’il fût heureux et non pour me donner la joie égoïste de ce triomphe. Je sentis qu’en envisageant ma situation sous ce point de vue je me calmais, parce que je rentrais dans ma nature, dans mon idéal et dans l’habitude de ma vie. C’est ainsi que je triomphai des souffrances qui m’avaient torturée. J’écrivis à Nouville la situation de mon âme, et j’attendis dès lors avec patience le retour de ma famille ; je n’étais plus en guerre avec moi-même.

Un jour, je vis entrer dans le parc une amazone charmante, admirablement montée, suivie d’un seul domestique ; j’étais au salon, elle m’envoya une carte qui portait ces mots écrits au crayon :

« Mademoiselle Carmen d’Ortosa, qui apporte à miss Sarah Owen des nouvelles de sa famille. »

J’hésitai un instant : la moralité de cette belle personne était, je vous l’ai dit déjà, très-controversée ; mais elle se réclamait de mon père et de ma sœur, pouvais-je la renvoyer ? D’ailleurs, avais-je raison d’être si farouche et de ne vouloir me trouver avec aucune femme légère, quand l’avenir m’appelait peut-être à changer toutes mes habitudes et à modifier toutes mes notions ?

Je fis bon accueil à mademoiselle d’Ortosa. Elle avait l’aisance et l’aplomb d’une femme du grand monde ; elle m’apprit qu’elle arrivait de Nice, où elle avait beaucoup vu ma sœur, qui était là sa plus proche voisine. Le même parc les réunissait tous les jours ; elle raffolait de mon père, qu’elle définissait un Franklin artiste. Elle était charmée de madame de Rémonville ; c’était pour elle le type de la gentillesse et de la candeur. Je dus lui laisser croire que ma sœur m’avait écrit quelque chose de leur liaison, bien qu’Adda, craignant peut-être d’alarmer mon austérité, ne m’en eût pas dit un mot. Mon père était un peu comme Abel ; il n’aimait pas à écrire longuement, et par lui je n’avais jamais aucun détail. Je vis pourtant bien que mademoiselle d’Ortosa n’exagérait rien en me disant qu’elle avait beaucoup fréquenté Adda, car elle se trouvait connaître toute notre histoire et même nos relations de l’année précédente avec Abel. Elle me regarda très-fixement en prononçant ce nom et ajouta :

— Pourquoi donc n’êtes-vous pas venue nous rejoindre à Nice ? Il y était ces jours-ci. Il nous a donné deux concerts excellents, et il a même eu l’obligeance de faire de la musique chez une vieille parente à moi qui est fixée là-bas et qui m’y donne l’hospitalité.

Je sentis que je rougissais, et sans doute elle le vit, bien qu’elle eût le bon goût de ne pas paraître y prendre garde. Ses grands yeux d’un vert changeant étaient singuliers ; on ne savait s’ils étaient curieux et pénétrants, ou myopes et distraits.

— Je vous dirai, ajouta-t-elle, que M. Abel nous a joué des variations sur un motif qui a fait fureur dans le Midi, et que tout le monde chante à présent. Le connaissez-vous ? Cela s’appelle La Demoiselle. Vous ne me répondez pas ? C’est par modestie ! Votre sœur nous a dit que ce motif était de vous. Il paraît que vous êtes grande musicienne.

— On dit cela de vous aussi, lui répondis-je.

— On se trompe. J’aime la musique avec passion, je m’y connais ; je sais ce qui est beau, et voilà tout.

Je lui parlai musique pour rendre la conversation moins personnelle, et lui demandai ce qu’elle préférait ; elle me répondit si sottement, que je vis qu’elle n’y entendait rien. Je l’entretins alors des plaisirs qu’elle goûtait au Francbois ; on m’avait dit que l’équitation et la chasse étaient ses délassements favoris.

— Mon Dieu, reprit-elle, j’aime tout ce qui est actif et fait sentir la vie avec intensité. Sous ce rapport-là, je suis bien d’accord avec votre sœur. Cette chère enfant s’ennuie à la campagne parce que, dit-elle, vous êtes très-isolées ; mais il n’y a pas si loin de chez vous au Francbois. Voyez, je suis venue à cheval, sans me presser, en trois petites heures par cette vieille route qu’on appelle le chemin des Ardennes. C’est superbe, des points de vue magnifiques ! Je me suis reposée à une bergerie qui a l’air d’un paysage suisse. Pourquoi donc ne venez-vous pas chez lord Hosborn ? Je sais que sa mère vous a invitée à une de ses fêtes, et elle vous considérait comme invitée une fois pour toutes.

Je répondis que je n’aimais pas le monde et que je ne savais pas trouver le temps d’y aller.

— Je le sais bien, c’est de cela que se plaint vivement madame de Rémonville. Elle m’a promis qu’elle viendrait cette année au Francbois pour la Saint-Hubert. Il y aura bal, concert ou spectacle tous les jours. J’espère bien que nous vous déciderons.

— Je ne le crois pas, répondis-je.

— Eh bien, votre charmante sœur vous décidera. Elle se trouve bien jeune, malgré son titre de mère de famille, pour se présenter seule, surtout la première fois, et, comme vous êtes un ange de bonté et de tendresse pour elle, vous ne voudrez pas la priver de vivre comme doit vivre une femme dans sa position. Vous devez bien songer qu’elle ne doit pas rester veuve à son âge, et qu’il ne faut pas qu’elle attende le déclin de sa beauté dans une solitude comme celle-ci.

Je trouvais que mademoiselle d’Ortosa se mêlait beaucoup trop de l’avenir de ma sœur, et ce n’est pas dans son milieu que j’eusse souhaité voir Adda chercher un mari. Je savais que ce milieu de grands seigneurs étrangers, mêlé à ce qu’on appelle aujourd’hui la fleur de la jeunesse française, était en proie à une fièvre de luxe et de plaisirs. Cet amalgame délirant était le grand inconnu d’où pouvaient sortir, brillantes ou funestes, toutes les destinées. Je compris bien que mon père ne savait pas l’ascendant que mademoiselle d’Ortosa avait pris sur ma sœur. Je me hasardai à lui demander pourquoi, prêchant le mariage aux autres, elle était encore demoiselle.

— Oh ! moi, dit-elle, c’est différent. J’ai une très-mauvaise réputation, je passe pour très-compromise, je le suis dans l’opinion des rigoristes, bien que je puisse jurer sur l’honneur n’avoir jamais été seulement tentée de commettre une faute. — Vous me regardez avec de beaux yeux étonnés… C’est comme cela, miss Owen, et, si vous pensiez le contraire, je vous remercie de l’indulgente bonté avec laquelle vous m’avez ouvert votre porte. Ceci, encore plus que votre excellente renommée, me prouve que vous avez la vraie vertu, celle qui ne jette la pierre à aucune femme déchue ; mais vous en serez cette fois pour vos frais de mansuétude. Je n’ai rien à me faire pardonner, et la mondaine personne qui vous parle vous apporte une pureté aussi intacte que la vôtre.

Elle avait l’assurance de la vérité. Je lui pris la main et lui répondis qu’en l’accueillant je n’avais pas d’opinion arrêtée sur son compte ; mais je la priai de me dire pourquoi, aimant la vertu, elle permettait qu’on parlât d’elle légèrement, et pourquoi elle s’était laissé ainsi compromettre dans l’opinion.

— Ce serait bien long à vous dire, et il faut que je m’en retourne. J’ai du chemin à faire, et, comme je n’ai pas dit où j’allais, on pourrait être inquiet de moi. Si vous dédirez me connaître, je reviendrai ; sinon… Oh ! soyez franche : il se peut que je ne vous sois pas sympathique. Dites-le ; cela me fera de la peine parce que me voilà enthousiaste de vous encore plus que de votre sœur ; mais je ne vous en voudrai pas du tout. Je sais qu’il y a des préventions involontaires, et qu’il n’y a, pour s’en offenser, que ceux qui les méritent réellement.

Je n’aurais pu dire encore à mademoiselle d’Ortosa si elle m’était agréable ou non ; mais, puisqu’elle voulait s’emparer de la confiance, peut-être de l’avenir de ma sœur, je devais essayer de la connaître, et je l’invitai à revenir. Nous prîmes jour pour nous rencontrer, et, afin de lui abréger la distance, j’offris d’aller la trouver à mi-chemin, à cette bergerie où elle s’était arrêtée et que je connaissais. Elle y consentit, et nous nous séparâmes. Je la reconduisis jusqu’à son destrier, qu’elle maniait un peu comme une écuyère du cirque. Là, je trouvai qu’elle n’avait pas l’air aussi comme il faut que doit l’avoir une personne sérieuse.

Je retombai dans mes réflexions. Il devenait évident pour moi que je n’avais jamais eu et que je ne pourrais jamais avoir d’influence réelle sur les futures destinées de ma jeune sœur. Elle aimait le monde et le bruit, et j’avais toujours accompli mes sacrifices dans l’espoir de lui conserver les moyens de satisfaire ses goûts autant que possible. Je ne devais pas trouver étrange qu’au sortir de son deuil elle voulût fuir la retraite où je voulais, moi, qu’elle prît le temps de la réflexion. Je la voyais m’échapper, travailler du moins à rompre d’avance les mailles du filet, et je devais souhaiter qu’elle ne fût pas longtemps sans se remarier, car le pire eût été pour elle de devenir coquette et d’acquérir, dans cette triste voie, la triste réputation de mademoiselle d’Ortosa. Je résolus donc de ne pas entamer une lutte inutile pour la détourner du courant ; mais je m’inquiétais beaucoup de l’avenir de ses enfants. Quelle éducation pouvait leur donner une mère décidée à vivre dans des réunions comme celles du château du Francbois ? Le garçon irait au collège, mais ma bien-aimée petite Sarah me serait-elle laissée ? Adda, qui avait le délire aristocratique et nobiliaire du jour, bien que nous fussions de souche parfaitement bourgeoise, ne me regarderait-elle pas comme déchue, si je venais à épouser un artiste ? Elle avait paru revenir de ses préventions contre Abel ; mais, sous l’influence nouvelle qu’elle subissait, n’allait-elle pas les reprendre ? Elle avait vu Abel à Nice ; d’où vient qu’elle ne m’en avait rien dit ? Était-ce par excès de dédain ?

Le jour fixé pour ma seconde entrevue avec mademoiselle d’Ortosa, je partis de bonne heure à cheval avec un domestique. Les chemins qui de chez moi aboutissent à la vieille route des Ardennes ne me permettaient pas d’aller en voiture. J’arrivai la première au rendez-vous. C’était un plateau boisé, plus élevé que tous les autres et dominant ces innombrables mamelons à escarpements rocheux qui portent les restes épars de l’immense forêt. La vue était triste, solennelle et admirable ; je fis mettre mes chevaux à la bergerie, j’y commandai un déjeuner rustique qui devait être servi sur le gazon. Le temps était charmant ; mars déployait toutes ses fleurettes, et je fis un gros bouquet d’anémones lilas et de pâquerettes sauvages. Mademoiselle d’Ortosa arriva au bout d’une demi-heure avec deux cavaliers, un domestique et un jeune crevé, — c’est ainsi qu’on appelle maintenant en France ce que l’on appelait autrefois chez nous un dandy ; mais cela ne se ressemble pas. Un dandy était une contrefaçon de grand seigneur, un crevé est une contrefaçon de jockey.

Comme je regardais avec peu de satisfaction ce personnage inattendu, mademoiselle d’Ortosa, qui s’en apercevait, sauta à terre en riant.

— Ne faites pas attention à ce gêneur, me dit-elle ; il ne nous gênera pas. C’est le prince Ourowski, que j’ai l’honneur de vous présenter. — À présent, jeune homme, lui dit-elle, en se tournant vers lui, vous avez salué, tout est dit. Vous savez ce qui a été convenu : vous avez voulu absolument m’accompagner, vous aviez peur que je ne mourusse d’ennui, si j’étais privée de votre conversation. Je l’ai acceptée pour ne pas vous désespérer, mais je vous ai dit que j’en venais chercher une meilleure. Donc, allez-vous-en voir le cirque de Revins ou les Dames de Meuse, et revenez me prendre ici dans deux heures.

Le petit jeune homme salua, remonta à cheval et disparut avec l’aisance d’un esclave rompu aux caprices d’une reine.

Je ne fis pas de réflexion à mademoiselle d’Ortosa sur cet incident, qui n’était nullement de mon goût. Je lui devais l’hospitalité de nos Ardennes françaises, et je l’invitai à la collation d’œufs frais, de laitage et de pain bis que l’on nous servait avec des soins de propreté fort appétissants. Elle s’écria que c’était charmant, mais qu’elle trouvait l’idylle un peu fade, et qu’elle avait pris ses précautions. Elle appela son domestique et lui fit tirer d’une valise de fer-blanc, qu’il avait portée en croupe, une bouteille de stout, un saucisson, deux perdrix froides et une fiole de café noir. Puis elle s’écria :

— Et le morceau de glace ? Ah ! c’est ce benêt de prince qui s’en était chargé. Il s’est plaint de ce que la boîte lui gelait les reins, et il l’emporte ! Quel écervelé ! — Courez après lui, attrapez-le, il nous faut absolument de la glace !

Le domestique courut et rapporta la caisse de métal où était la glace. Mademoiselle d’Ortosa mangea et but comme un homme. C’était une femme grande, assez mince, mais fortement constituée, et qui, menant la vie d’un garçon, avait une santé de fer et l’appétit d’un chasseur.

Comme je lui en faisais mon compliment :

— On a la santé que l’on veut avoir, répondit-elle : il ne s’agit que de savoir approprier son régime à son organisation. Je vois que vous êtes sobre. C’est bien vu, puisque vous avez une vie tranquille et réglée. Vous ne dépensez pas vos forces, vous n’avez pas besoin de combattre pour les empêcher de se perdre. Vous en aurez toujours assez pour ce que vous comptez en faire. Moi, c’est autre chose. Je vous ai promis de vous parler de moi, je suis venue pour cela. Je vais m’exécuter. Elle alluma un cigare.

— Je ne vous demande pas la permission, dit-elle ; je sais que votre père fume beaucoup et que cela n’incommode ni vous ni votre sœur. Puis elle s’étendit sur son waterproof, dans une attitude fort gracieuse qui découvrait son pied espagnol mignon et cambré dans sa botte fine et souple. Elle ôta son chapeau et répandit sur ses épaules sa riche chevelure d’or rouge. Son œil pâle, qu’un cercle noir artificiel faisait paraître énorme, prit la fixité d’un œil félin, et, sûre de sa beauté bien arrangée, elle parla ainsi :

— Je suis la fille d’une très-grande dame. Le comte d’Ortosa, époux de ma mère, était vieux et délabré ; il lui avait procuré des fils rachitiques qui n’ont pas vécu. Ma mère, en traversant certaines montagnes, fut enlevée par un chef de brigands fort célèbre chez nous. Il était jeune, beau, bien né et plein de courtoisie. Il lui rendit sa liberté sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit pour qu’elle pût circuler à l’avenir dans toutes les provinces où il avait des partisans, car c’était une manière d’homme politique à la façon de chez nous. Voilà ce que racontait ma mère. Je vins au monde à une date qui correspond à cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand est une autre circonstance bizarre que personne n’a prétendu expliquer. Le comte d’Ortosa prétendit bien que je ne pouvais pas appartenir à sa famille ; mais il mourut subitement, et je vécus riche d’un beau sang dont je remercie celui qui me l’a donné.

» Je fus élevée à Madrid, à Paris, à Londres, à Naples, à Vienne, c’est-à-dire pas élevée du tout. Ma mère, belle et charmante, ne m’a jamais appris que l’art de bien porter la mantille et le jeu non moins important de l’éventail. Mes filles de chambre m’ont enseigné la jota aragonese et nos autres danses nationales, qui ont été pour moi de grands éléments de santé à domicile et de précoces succès dans le monde. J’appris plusieurs langues, chose des plus utiles dans une carrière comme la mienne, et je lus une quantité de romans dont je n’ai pas été dupe, — je sais fort bien que la destinée ne fait rien par elle-même, — mais où j’ai puisé le culte de la volonté. Oui, les romans les plus invraisemblables ont, dans la vie, des solutions possibles, si on veut fortement ce que les auteurs — à qui la chose ne coûte rien — font accomplir à leurs personnages. Je suis donc romanesque à ma façon.

» Ma mère était d’âge à chercher un second mariage lorsqu’elle devint veuve. Elle n’avait recueilli de la succession de son mari que des dettes à payer. Son aventure de brigands avait fait un peu de bruit en Espagne. Elle voyagea pour échapper aux plaisanteries, du reste très-bienveillantes, qui eussent écarté les prétendants sérieux. Partout elle fut acclamée comme une des plus séduisantes personnes du monde ; mais elle était passionnée, ce fut son malheur. Elle aima ; et les hommes qu’on aime n’épousent pas.

» Je vis ses amours ; elle ne s’en cachait pas beaucoup, et j’étais curieuse. J’en parle, parce qu’ils sont à sa louange, comme vous devez l’entendre. Elle était plus tendre qu’ambitieuse, plus spontanée que prévoyante. Sa jeunesse se passa dans des ivresses toujours suivies de larmes. Elle était bonne et pleurait devant moi en me disant :

» — Embrasse-moi, console ta pauvre mère, qui a du chagrin !

» Pouvait-elle s’imaginer que j’en ignorais la cause ?

» Elle avait une sœur plus âgée qu’elle, qui avait su faire son chemin, c’est-à-dire le chemin de son unique ambition, la richesse, en épousant un spéculateur heureux. Ce fut elle qui me donna asile à Londres, quand j’eus la douleur de perdre ma mère. J’avais seize ans ; mais, bien que je ne fusse pas encore entrée officiellement dans le monde, je le connaissais à fond. J’avais tout vu par la porte mal fermée qui séparait mon gynécée ambulant du boudoir de ma mère. Nous n’étions pas assez riches pour recevoir beaucoup de gens, c’était une bonne condition pour entendre causer, pour connaître tous les petits ressorts qui font mouvoir ce grand théâtre.

» Quand j’entrai dans l’opulence de ma tante, j’étais trop grande fille pour vivre à l’écart, et, comme je commençais à tourner beaucoup de têtes, sa maison, un peu lourde de dorures et abêtie par les marchands d’or, s’éclaira d’un rayon de bon ton et s’assouplit sous les pas de gens à la mode. Ma tante en fut ravie ; mon oncle le banquier fut flatté de voir des personnes titrées à sa table ; mais, quand on lui demanda ma main, il répondit que j’étais assez agréable pour me passer d’une dot. Je compris, à la figure de mes prétendants, qu’on me plaignait beaucoup. Ma fierté en fut blessée. Je déclarai à qui voulut l’entendre que je n’avais aucun souci du mariage, et que j’aimais trop ma liberté pour l’aliéner.

» Je fus alors l’enfant chérie ; de mon oncle et la bien-aimée de ma tante. Ils trouvaient tout simple que ma jeunesse, ma danse enivrante, mon caquet éblouissant et sérieux au besoin, enfin le prestige que j’exerçais déjà, servissent à peupler leurs salons en échange de quelques jolis chiffons et du pain quotidien qu’ils me donnaient. En somme, j’étais plus heureuse que madame de Maintenon, à qui l’on avait fait garder les dindes, et je ne me plaignis pas ; mais un jour je pris ma volée en déclarant que j’étais invitée par la vieille cousine de Nice et que je voulais changer d’air.

» Il y eut une scène d’intérieur.

» — Je vois ce que c’est, dit l’oncle dix fois millionnaire, vous voulez vous marier. Allons ! on vous mariera !

» — Soit, répondis-je ; mais je veux me marier très-bien ou pas du tout. Il me faut un million, sans marchander, mon cher oncle, ou je ne me marie pas.

» Il se récria. Je me pris à rire, et je partis.

» Ma cousine de Nice est médiocrement riche et très-ambitieuse de ce qu’elle appelle les honneurs. Vieille fille assez bornée, quoique instruite, elle a toujours aspiré à être lectrice ou dame d’atours de quelque reine ou princesse. Elle est trop âgée maintenant pour prétendre à ces hautes destinées, mais elle essaya de me communiquer son ambition, la seule, disait-elle, qui pût convenir à une fille de bonne maison sans fortune.

» C’était une idée, mais j’en avais une meilleure. J’eus l’air d’apprécier la sienne, et je gardai la mienne pour moi. Je vis à Nice beaucoup de personnes assez haut placées dans les différentes cours de l’Europe, et je plus à plusieurs femmes qui m’aidèrent à étendre le cercle de mes relations sérieuses. C’est par les femmes que l’on arrive ; à quelque sexe que l’on appartienne, il est très-bon de se rendre agréable à la plus belle moitié du genre humain. Les hommes compromettent et nuisent. Les femmes vous pilotent et vous lancent. Elles s’ennuient à la mort, ces houris opulentes et blasées, et elles se craignent les unes les autres. Moi, je me posai comme une personne indépendante par goût, dont on ne devait attendre aucune rivalité ; je déclarai que j’aimais les hommes comme de bons camarades ou de loyaux frères, mais que je ne voulais être la propriété d’aucun d’eux. Ce qui donna de la force à ma résolution, c’est que, par un hasard inouï en Espagne, je recouvrai un beau matin un débris de la fortune du comte d’Ortosa. L’eau vient, dit-on, à la rivière. Mon oncle le spéculateur, me voyant si goûtée dans la high life et craignant d’être blâmé pour son avarice, parla de m’adopter et me pria d’accepter, en attendant, une assez jolie pension, à la condition que j’irais vivre chez lui de temps en temps.

» La cousine de Nice, qui est réellement une bonne femme et qui m’adore, voulut se charger des frais d’une partie de ma toilette. Je me vis donc, à vingt et un ans, à la tête de cinquante mille livres de rente. C’est peu pour, le monde où je vis, mais c’est assez pour la manière dont j’y vis. Je n’ai pas de maison, je n’ai pas même un pauvre petit chez-moi. On ne me le permet pas ; c’est à qui veut m’avoir pour briller l’hiver dans les capitales ou courir les eaux, les bains de mer, l’Italie, la Suisse, l’Écosse durant l’été.

» D’un bout de l’Europe à l’autre, il y a des salons qui m’appellent, des châteaux qui me rêvent, des fêtes qui m’attendent. De frais de route, point. On me sait relativement pauvre, on m’accompagne, on me porte, on m’enlève. Je n’ai à dépenser que pour ma toilette, et je n’y épargne pas mon génie, car c’est ma beauté et mon élégance qui payent tous ces empressements. Je suis la vie des réunions, je ne me vante pas, vous avez dû l’entendre dire ; j’y suis ce que j’ai voulu être, ornement de première classe, étoile de première grandeur, et je m’arrange pour ne pas laisser prendre ma place. C’est facile ; les étoiles filantes qui voudraient briller plus que moi font vite la rencontre d’astres masculins qui les absorbent ou les brisent. Moi, je ne me laisse pas seulement effleurer, et je poursuis ma route.

» C’est que je ne suis pas sotte. Je n’attache pas d’importance aux faux biens de ce monde. Je n’ai pas de diamants, une demoiselle n’en a pas besoin, et je ne rêve pas d’en avoir au prix du mariage ou de la galanterie. Je n’ai que faire d’étoffes et de dentelles de prix, je sais arranger un chiffon de manière à éclipser tout. Je passe pour la femme qui se met le mieux, et je ne dépense pas plus de vingt-cinq mille francs par an pour soutenir ma réputation ; je donne le reste aux laquais et aux pauvres. Ces deux classes de mendiants sont les plus nécessaires dans ma position. En payant bien les valets des maisons où l’on vit, on est mieux servi que les maîtres de la maison et l’on n’est jamais calomnié. En donnant aux misérables, on pourrait commettre impunément toutes les rapines et affronter tous les scandales. Il y a toujours des voix pour dire :

» — Elle fait tant de bien ! elle est bonne, elle soigne les malades, elle s’expose à prendre leur mal, c’est une grande âme ! Qu’importe le reste ?

» Vous paraissez épouvantée, chère miss Owen ? vous ne réfléchissez pas. J’ai raisonné toutes ces choses avant d’accepter les ressources qui m’ont été offertes, et j’ai résolu de faire le bien. Si l’instinct ne m’y a point portée, si ma jeunesse a manqué de bons conseils et de bons exemples, avouez que ma froide raison m’a bien conseillée, et que j’ai pris un chemin sur lequel peu de femmes du monde sauraient me suivre. Je n’ai cédé à personne ce prétendu droit que donne la possession des sens. Je n’ai pas permis aux subalternes de m’accuser de parasitisme ; je n’ai pas permis aux riches et aux puissants de me reprocher leur hospitalité princière ; je fais l’aumône avec l’argent qu’ils me font épargner. Quant à leurs invitations, j’ai su toujours exiger royalement plus d’honneurs et de plaisirs qu’on ne m’en offrait, faisant voir et savoir que je ne me dérangeais pas pour me divertir médiocrement. Loin de passer pour une complaisante, je suis arrivée à une sorte de royauté qui m’enivre quand je m’ennuie, et qui m’ennuie salutairement quand je suis exposée à m’enivrer trop. Le monde n’est que cela en somme, un breuvage capiteux et une médecine. Le remède est à côté du mal. Qui ne sait pas équilibrer son système et son régime est vite dévoré.

Je n’avais rien à objecter au régime et au système de mademoiselle d’Ortosa ; tout cela était si nouveau pour moi, que franchement je n’y comprenais rien. Je m’abstins donc de réflexions, et, cherchant toujours à-pénétrer en elle, je lui demandai d’où venait la mauvaise réputation dont elle s’était vantée, et qu’elle avait voulu avoir.

— Ceci, dit-elle, est un second chapitre dans ma vie, je ne vous ai dit que le premier. Avant de tourner la page, je veux savoir si vous êtes scandalisée.

— Non, lui dis-je. Je ne peux pas déclarer que j’aime et que j’envie votre existence ; mais on ne peut voir que par ses propres yeux, et vous seule pouvez vous juger. Si vous êtes réellement contente de vous dans ce grand travail dont je ne vois pas le but…

— Le but, c’est cela ! vous êtes logique. Quand vous saurez le but, vous jugerez. Ce sera le troisième chapitre. Passons au second :

» Pourquoi j’ai une mauvaise réputation et pourquoi je suis contente qu’il en soit ainsi.

» Je n’ai de mauvaise réputation que chez les gens qui ne me connaissent pas et qui enragent de n’être pas de mes amis. Quiconque me connaît, quiconque surtout m’a fait la cour sait que je suis invulnérable ; mais dans la vie ordinaire on n’est jamais connu personnellement que d’une infiniment petite minorité. C’est pourquoi les personnes qui vivent dans la retraite peuvent, si elles vivent bien, être appréciées ou défendues par le cercle étroit où elles sont parquées. Dès qu’on sort de l’obscurité, que l’on soit homme ou femme, on appartient aux appréciations de fantaisie. On est jugé sur le bruit que l’on fait. On a bien autour de soi le petit cercle qui vous apprécie ; mais ceux qui vous voient passer, quand vous passez à travers tout, crient que vous les écrasez, et ils demanderont votre tête. Ils voudraient bien savoir où vous allez, vous suivre, avoir aussi des ailes ; ils n’en ont pas, et ils voudraient vous plumer vivant. Je ne veux pas ici faire le procès aux malveillants et aux médisants ; ce serait trop long, et d’ailleurs je ne leur en veux pas. Je sais qu’il est impossible de monter sur un théâtre sans appartenir au jugement des foules, à plus forte raison d’être une étoile sur la scène du monde sans être critiqué et même calomnié, très-innocemment parfois, par les masses. Comment en serait-il autrement ? Les masses ont besoin de haïr ou d’adorer. Elles sifflent et applaudissent, elles portent en triomphe ou traînent dans le ruisseau. Elles veulent tout juger, et ne savent rien ; elles ont des fétiches nouveaux tous les matins. Pourquoi échapperais-je à ces engouements et à ces colères que les plus hauts personnages de l’histoire ont dû subir ? Plus on monte, plus on brille. Plus on brille, plus on offusque ceux qui ne voient pas bien, et le nombre ne peut jamais bien voir. Donc, j’ai une mauvaise réputation, parce que j’ai une réputation, et, comme j’ai voulu l’avoir, il faut bien que je l’accepte mauvaise.

» Au commencement, je me suis affectée pourtant de la calomnie. Je ne m’y attendais pas, je l’avoue. J’acceptais tous les hommages avec la certitude que ma coquetterie de cœur me ferait des amis dès que l’on verrait qu’il n’y avait pas chez moi de coquetterie de femme. J’avais compté sans les passions que j’ai inspirées, et qui ont été beaucoup plus ardentes et plus tenaces que je ne le croyais possible. Je ne savais pas que la vanité de posséder la personne est beaucoup plus âpre que celle de posséder son estime et sa confiance. J’ai trouvé des hommes de cœur et d’esprit qui m’ont su gré de ma loyale amitié ; mais j’ai rencontré aussi des fats furieux qui ne m’ont pas pardonné de leur résister, et qui m’ont accusée de les avoir rendus fous pour leur administrer ensuite la douche glacée de mon dédain. Cela n’était pas vrai ; je vous jure, miss Owen, que cela n’était pas vrai !

— Et à présent, mademoiselle d’Ortosa, est-ce vrai ? En effet, je me le rappelle, c’est ce que l’on vous reproche généralement.

— À présent, dit-elle avec un peu d’hésitation…, vous voulez donc tout savoir ?

— Il me semblait que c’était le second chapitre, puisque le troisième est consacré à l’avenir.

— Vous avez raison, reprit-elle ; je dirai tout, puisque j’ai un auditeur si attentif et si impartial. En vérité, j’ai du plaisir à me résumer devant vous ; mais je ne puis parler du présent qu’en expliquant l’avenir. Donc, le voici, voici le but. — Je ne l’ai entrevu que récemment, c’est-à-dire après ma vingt-quatrième année révolue. Jusque-là, mon existence errante m’avait plu sans réserve ; mais je fis cette réflexion, qu’elle ne pouvait pas durer toujours, vu que la beauté n’est pas éternelle. Elle ne m’avait servi qu’à apparaître, il était temps qu’elle me servît à rester sur l’horizon, cette beauté, puissance indispensable dont je n’avais pas encore bien mesuré la portée ; je calculai froidement ses chances ; je me dis qu’elle pouvait rester stable de vingt-cinq à trente ans, et qu’elle devait inévitablement décroître ensuite. Il fallait donc qu’à trente ans ma vie fût fixée, et mon but saisi.

» Ce but normal et logique pour moi, ce n’est pas l’argent, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas le plaisir ; c’est le temple où ces biens sont des accessoires nécessaires, mais secondaires : c’est un état libre, brillant, splendide, suprême. Cela se résume pour moi dans un mot qui me plaît : l’éclat !

» Vous voyez que je suis d’accord avec mon passé. J’ai toujours cherché et produit l’éclat ; je veux le fixer, le posséder, le produire sans effort, le manifester sans limites. Je veux donc tout ce qui le procure et l’assure. Je veux épouser un homme riche, beau, jeune, éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi, et portant avec éclat dans le monde un nom très-illustre. Je veux aussi qu’il ait la puissance, je veux qu’il soit roi, empereur, tout au moins héritier présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s’appliqueront désormais à le rechercher, et, quand je l’aurai trouvé, je suis sûre de m’emparer de lui, mon éducation est faite. Je ne cours plus risque de me laisser charmer ; j’ai acquis tout ce qui a manqué à mon éducation première. J’ai étudié ; j’ai de l’érudition, de la science politique ; je sais l’histoire de toutes les dynasties et de tous les peuples. Je connais tous les arcanes de la diplomatie et toutes les naïvetés de toutes les ambitions. Je connais tous les hommes marquants, toutes les femmes puissantes du passé et du présent. J’ai pris à tous leur mesure exacte, je n’en redoute aucun. Un jour viendra où je serai aussi utile à un souverain que je peux l’être aujourd’hui à une femme qui me demanderait conseil sur sa toilette. J’ai l’air d’attacher une grande importance à des choses futiles, on ne se doute pas des préoccupations sérieuses qui m’absorbent, on le saura plus tard, quand je serai reine, tsarine, grande-duchesse… ou présidente d’une république, car je sais bien que les peuples s’agitent et veulent du nouveau ; mais je ne crois pas à la durée de cette fièvre, et, présidente aujourd’hui, fût-ce en Amérique, je serais sûre d’être souveraine demain. Enfin je veux, après avoir joué un rôle brillant dans le monde, en jouer un éclatant dans l’histoire. Je ne veux pas disparaître, comme une actrice vulgaire, avec ma jeunesse et ma beauté ; je veux une couronne sur mes cheveux blancs. On paraît toujours belle, puisqu’on éblouit, avec une couronne. Je veux connaître les grandes luttes, les grands périls ; l’échafaud même a pour moi une étrange fascination. Je n’accepterai jamais l’exil, je ne fuirai jamais ; on ne me rattrapera pas, moi, sur le chemin de Varennes. Je ne deviendrai pas folle dans les désastres, je braverai les destinées les plus tragiques, je combattrai face à face le lion populaire ; il ne me fera pas baisser les yeux, et je vous jure que plus d’une fois je saurai le coucher enchaîné à mes pieds. Après cela, qu’il se réveille, qu’il se lasse, qu’il porte ma tête au bout d’une pique ! ce serais jour de l’éclat suprême, et cette face pâle, plus couronnée encore par le martyre, restera à jamais gravée dans la mémoire des hommes !

Mademoiselle d’Ortosa s’arrêta, plongeant sur moi des regards dont le feu aveuglait ; puis elle les ferma, et, comme si elle m’eût oubliée, parut plongée dans la vision de son rêve. Je confesse que je la jugeai complètement folle, et que je cherchai avec anxiété autour de moi pour m’échapper en cas d’un accès de fureur ; mais elle se releva très-calme, fit quelques pas, me prit le bras, et me dit avec un charmant sourire :

— J’ai été un peu loin, n’est-ce pas ? Je ne comptais pas vous dire toutes ces choses ; je ne les ai jamais dites à personne, et j’avais besoin de les dire. À présent je ne les dirai plus, car le premier point pour réussir, c’est que personne ne soit en garde contre vous. Je compte donc sur votre silence, et je vous le demande très-sérieusement ; je dirai plus, je l’exige.

— Ce mot est un peu altier, lui répondis-je en riant ; vous n’êtes pas encore reine !

— Non, mais j’ai votre secret comme vous avez le mien.

— Je n’ai pas de secret.

— Pardonnez -moi ; un tout petit secret, qui, s’il était divulgué, vous donnerait plus de souci que mes grands projets ne peuvent m’en donner. Où étiez-vous, miss Owen, le jour du concert de MM. Abel et Nouville à Mézières, il y a six mois ? Dans une maison respectable, je le sais, ne rougissez pas ; mais où était le virtuose Abel entre la première et la seconde partie du concert ? Je le sais aussi ! J’étais dans un bateau, moi, toute seule, sur le bord de la Meuse. Je n’aime pas les concerts, c’est trop long. Je me réservais pour l’heure où je savais qu’Abel jouerait son morceau d’apparat, et j’avais persuadé à lady Hosborn de faire une visite à Monthermé pendant que je flânerais sur le rivage. Je vous ai vue seule d’abord avec un enfant. J’ai abordé, je voulais aller à vous, marcher dans la même prairie, vous rencontrer et vous parler comme par hasard. Je savais combien vous êtes jolie, je vous avais remarquée en diverses rencontres. Je voulais savoir si vous aviez autant de grâce et de charme qu’on vous en attribuait ; mais à peine étais-je dans les arbres du rivage que j’ai vu Abel près de vous, à l’entrée d’un kiosque rustique. Je l’ai vu baiser vos mains, j’ai entendu ce qu’il vous disait, je me suis retrouvée avec lui dans le convoi qui me menait et qui le ramenait à son concert. Je n’ai pas paru le voir, et il s’est jeté dans un autre compartiment, car il me connaît bien, lui, nous nous sommes rencontrés souvent en Allemagne et en Russie. Ne pâlissez pas ; je ne suis pas une de vos rivales ! Je l’ai revu en plein concert. Il avait bien chaud, le pauvre garçon ; mais il avait l’ivresse du triomphe sur le front, et je dois dire qu’il n’a jamais été aussi beau ! — Chère miss Owen, ne m’en voulez pas. Je ne suis pas votre ennemie, et vous n’avez pas affaire ici à une femme, c’est-à-dire à un de ces enfants jaloux et cruels qui sont, charmés de découvrir une tache dans l’albâtre, une empreinte suspecte sur la neige, et qui se hâtent de briser les idoles respectées avec une joie furieuse. Moi, n’ayant pas de faiblesse à me reprocher, je plains l’erreur des autres et ne la signale jamais. Je vous ai gardé un secret absolu, voilà pourquoi je vous ai ouvert mon âme sans réserve, certaine que ce serait un contrat réciproque, sacré pour vous comme pour moi… vous ne pouvez pas dire le contraire !

Je fus offensée du ton d’autorité dédaigneuse que prenait mademoiselle d’Ortosa. On n’a pas vécu vingt-trois ans irréprochable et pure jusqu’au fond de l’âme pour se laisser humilier par une ambitieuse extravagante.

— J’en suis fâchée pour vous, lui répondis-je avec fermeté, mais vous serez forcée de vous en rapporter à ma générosité, car vous m’avez dit vos secrets, et vous êtes libre de divulguer les miens. Vous avez cru surprendre un rendez-vous, vous n’avez surpris qu’une grande surprise de ma part. Vous pouvez donc raconter que vous avez vu M. Abel faire une folie à laquelle je ne m’attendais pas et que je n’avais pas autorisée. Si vous avez entendu ce qu’il me disait, vous en êtes bien sûre.

— J’ai entendu, reprit-elle vivement, qu’il vous appelait sa fiancée, et que vous ne le lui défendiez pas.

— Soit ! Dites-le. Je n’ai à rougir de rien, et il n’y a pas dans ma vie une pensée que je doive me reprocher. Sans doute c’est une chose blessante, cruelle, odieuse, de voir le public entrer dans les pudeurs de votre âme, fouiller dans votre conscience, vous demander compte de vos pensées et de vos sentiments ; mais je préfère ce malheur à la soumission devant une menace. Je ne vous demande donc pas le secret, et ne veux rien vous promettre. Je ferai ce qui me conviendra, faites ce qui vous conviendra également.

Elle s’arrêta pour me toiser de la tête aux pieds d’un air de défi où il entrait quelque chose comme de la haine ; mais elle était plus irritable que méchante, et peut-être trouvait-elle dans sa dévorante personnalité le dédain et l’oubli des résistances d’autrui. Son œil s’éclaira brusquement d’une gaieté caressante.

— Vous êtes, je le vois, dit-elle, une enfant terrible ! Qui se serait douté de cela ? Je savais bien que vous étiez une personne supérieure, mais je vous aurais crue plus craintive devant l’opinion. Allons ! c’est bien, je vous aime ainsi, et me voilà décidée à être votre amie. Ce n’est pas peu dire, cela, ma chère ! Je suis amie comme un homme, aussi discrète, aussi ferme. Vous ne m’aimerez peut-être pas ; vous avez trop de préjugés sur les choses de sentiment pour me comprendre. Un jour, vous me rendrez justice, et vous me serez aveuglément dévouée. Vous aurez besoin de moi. Vous n’en croyez rien ? Vous verrez ! Vous me trouverez alors, et vous direz : « Elle est bonne parce qu’elle est grande. » Adieu donc, miss Owen, faites de mes confidences l’usage que vous voudrez. Moi, comme j’ai gardé pour moi votre secret, je le garderai encore.

— Vous l’avez gardé vis-à-vis de mon père et de ma sœur ?

— C’est surtout vis-à-vis de votre sœur que je l’ai gardé. Où en seriez-vous, pauvre enfant, si Adda savait combien Abel a été épris de vous ?

— Qu’importe à ma sœur ?…

— Votre sœur aime Abel, ne le savez-vous pas ?

— Vous rêvez, mademoiselle d’Ortosa ! Elle le dédaigne profondément.

— C’est pour cela qu’elle en est folle. Quand on donne accès à une fantaisie dont on rougit, cela devient une passion.

— Laissez-moi, m’écriai-je en quittant son bras, c’est vous qui prenez plaisir à m’étonner et à m’affliger par un tissu d’extravagances !

— Vous voilà blessée au cœur, pauvre fille, et vous devenez très-irritable ! Allons, calmez-vous. Bientôt vous verrez votre sœur, et, pour peu que vous ayez de pénétration, vous reconnaîtrez que je vous ai dit la vérité. Voilà un grand embarras de plus dans votre existence déjà si troublée. Heureusement, je suis là ; c’est moi qui guérirai Adda de cette maladie. J’ai déjà commencé, je lui ai mis en tête de plus hautes ambitions. Je veux lui faire épouser lord Hosborn, et j’y parviendrai. Il m’a trop aimée pour ne pas accepter une femme de ma main. Quant à vous, ma chère, vous épouserez Abel, je vous le promets. Ce sera d’abord un grand malheur pour vous, car c’est un fou, un fou charmant, excellent, qui, tout en vous adorant, vous causera les plus grands chagrins ; mais il vous lancera. Les artistes sont très-puissants dans le monde ; ils charment les rois et les femmes. Au bout de quelques années, ne l’aimant plus, vous connaîtrez la vie, et vous pourrez aspirer à quelque chose de mieux que l’amour. Adieu tout de bon, voici mon jeune écuyer ; au revoir !

Elle n’attendit pas ma réponse. Qu’aurais-je pu répondre à ce tourbillon de bourdonnements et de piqûres qui m’enveloppait comme un essaim de guêpes ? Elle entra dans la bergerie pour reprendre sa monture, et je m’enfonçai dans le bois pour n’avoir plus à lui parler. Je m’efforçai de me calmer. Je me trouvai ridicule de m’émouvoir des propos d’une personne qui ne pouvait pas être sérieuse malgré ses hautes prétentions. Le but qu’elle poursuivait, et dont l’audace m’avait tout d’abord étourdie, n’était-il pas puéril en lui-même ? Il fallait plus d’étrangeté que de force dans l’esprit pour l’avoir conçu. Pour s’y attacher et le poursuivre, il fallait peut-être de la force réelle dans le caractère ; mais qu’est-ce qu’une force mal employée ? Une simple énergie vitale que ne dirige pas une puissance vraie. Certes, mademoiselle d’Ortosa pouvait atteindre son but, nous vivons dans la phase des aventures, et l’histoire moderne est ouverte à toutes les ambitions. Il n’est pas nécessaire d’avoir une grande taille pour faire de grandes enjambées quand le hasard, renversant les vieilles institutions séculaires et bouleversant les mœurs, apporte un élément nouveau et tout à fait imprévu dans les destinées humaines. Chacun pouvant prétendre à tout, personne n’est fou d’aspirer à la domination par l’intelligence. Là où mademoiselle d’Ortosa était insensée selon moi, c’était de chercher le pouvoir, l’ascendant, l’éclat, comme elle disait, dans une situation matérielle quelconque. Il me semblait que le vrai pouvoir, celui qui atteint le cœur, la raison et la conscience, n’a besoin ni de trône, ni d’armée, ni d’argent. Pour l’obtenir, il n’y a qu’un travail à faire sur soi-même, chercher le beau, le vrai, et le répandre dans la mesure de ses forces. Si on n’en a que de médiocres, on ne fait qu’un peu de bien. C’était mon lot, et je m’en contentais. Ce peu valait encore mieux que le beaucoup de mal qu’il faut faire pour usurper la puissance. Avec les forces de mademoiselle d’Ortosa, on pouvait à coup sûr faire plus et mieux que moi, mais à la condition de ne pas régner comme elle l’entendait, c’est-à-dire pour satisfaire une passion personnelle. Avec cette fièvre de personnalité avait-on devant Dieu le droit de se dire : « Je serai grande ? » Évidemment elle ne voyait clair ni dans sa vie ni dans celle des autres. Elle prenait l’éclat pour la gloire, elle ne comprenait même pas le véritable éclat de son rôle, elle ne connaissait et ne rêvait que l’apparat.

Elle ne savait pas davantage ce que le présent appelle, ce que l’avenir promet. Elle appartenait au passé. Elle s’élançait en avant, voulant être de la puissante et funeste race des parvenus de l’histoire. Elle faisait ce qu’ils ont tous fait, ce qui les a tous précipités. Elle voulait copier les volontés absolues des puissances finies. Elle avait tous les préjugés des institutions mortes ou près de mourir. Elle jouait avec des ombres, elle évoquait des tragédies dont les passions ne veulent plus, elle se drapait dans le martyre pour échapper au ridicule. Elle était intéressante pourtant, et son prestige était certain. Sa beauté avait des lueurs presque aussi vives que des rayons, et dans ses yeux changeants certains éclairs semblaient émaner d’un foyer véritable d’enthousiasme et de volonté. On y sentait la victoire de l’esprit sur la nature, l’amour tué par l’imagination. Si je n’eusse été défendue par les idées saines que mon père m’avait données et par la retenue de mes habitudes d’esprit, j’aurais subi la domination qu’elle voulait exercer sur moi. Ma pauvre Adda, inquiète et troublée par un malheureux essai de la vie, n’avait pas dû résister au vertige que produisait cette femme caressante et tyrannique : pourrais-je conjurer le fléau ?

Là commencèrent mes perplexités. Adda aimait-elle Abel ? La révélation de mademoiselle d’Ortosa était-elle une rêverie ou une perfidie ? Je ne la jugeai point perfide : mais sa pénétration me paraissait noyée dans de telles fantaisies, que je pouvais bien ne pas m’alarmer sérieusement. Que faire pourtant, si elle avait deviné juste ? Je cherchai en vain une solution qui me fût favorable, je n’en trouvai pas. Abonder dans le sens de mademoiselle d’Ortosa, éveiller l’ambition dans l’âme de ma sœur, la pousser à un mariage d’éclat, plus malheureux peut-être que le premier, pour qu’elle renonçât à me disputer mon fiancé, voilà ce que je ne pouvais admettre ; mais ce que je ne pouvais admettre davantage, c’est qu’elle épousât l’homme dont la parole avait tué son mari et l’avait faite veuve, l’artiste dont elle méprisait la condition, le viveur exalté qu’on ne pouvait aimer qu’avec une abnégation dont Adda était absolument incapable. D’ailleurs, en supposant que tous ces obstacles fussent vaincus, il eût fallu encore qu’Abel répondit à l’affection de ma sœur, et cela me semblait plus invraisemblable que tout le reste.

Si mademoiselle d’Ortosa avait eu le dessein de bouleverser mon esprit et de briser mon cœur, elle y avait donc réussi. La folle avait troublé la raisonnable, l’insensible avait ému la dévouée : n’était-ce pas dans l’ordre ? Je m’efforçai de réagir, et, tout en revenant à cheval à travers les bois et les collines, j’élevai mon âme vers celui qui représente dans nos pensées l’idéale justice et l’infatigable amour. Je ne sais, ma chère amie, si la raison peut prouver Dieu, mais il est des heures d’effroi amer où toutes les choses de la vie nous oppriment. À ces heures-là, une bonne conscience sent Dieu en elle, et elle le sent si profondément et si vivement, qu’elle se passe aisément d’autre preuve.

Je rentrai chez moi résignée à souffrir et à me sacrifier, s’il le fallait. Je n’étais peut-être pas née pour être heureuse autrement. Tout était cependant remis en question dans ma vie, et le grand effort que j’avais fait pour accepter Abel avec les fatalités et les entraînements de son sort et de son caractère ne me servirait peut-être plus de rien. Si ma sœur s’obstinait à me faire renoncer à lui, il s’agirait bientôt de travailler à l’oublier. Je souffrais si cruellement, que je sentis le besoin de m’imposer une distraction forcée pour échapper, ne fût-ce que quelques jours, à une recherche vaine et douloureuse de mon véritable devoir.

Je m’étais toujours refusée à visiter les sites un peu éloignés de ma demeure, parce que je ne pouvais y conduire ma petite Sarah. Je résolus de mettre à profit le temps où j’étais seule et d’aller voir des grottes très-curieuses dont mon père m’avait parlé avec admiration. J’avais une tendance à choisir le but le plus difficile et les aspects les plus frappants. Je me rendis donc à Givet, en moins d’une heure, par le train le plus matinal ; j’y louai une voiture et me fis conduire au village de Han, dans la province de Namur. J’y arrivai en trois heures à travers ce beau pays wallon qui tranche d’une manière si frappante avec les paysages anguleux et fermés de nos Ardennes françaises. Ce pays au contraire est le pays ouvert par excellence. Il a un aspect de franchise et de sérénité. C’est une région de collines mamelonnées sur de vastes ondulations nues et battues d’un air vif. L’approche du printemps couvrait ces grands espaces de la riche verdure des jeunes blés, et les parties plus arides qui en marquent parfois le faîte étaient revêtues de l’herbe fine des pâturages. Une atmosphère changeante, tantôt chargée de vapeurs, tantôt balayée par de fortes brises, irisait des nuances les plus fines cet océan végétal dont les vagues semblent escalader paisiblement le ciel.

Ce riche pays, admirablement cultivé, étonne par la solitude qui y règne. On y marche des heures entières sans approcher d’une habitation. Il n’y a pas de maisonnette isolée ; la chaumière n’existe pas. Toute la population est concentrée dans de gros villages ou dans de vastes groupes d’usines. On se demande comment on peut ensemencer et récolter avec de telles distances à franchir et tant de hauteurs à grimper. Quand de ces hauteurs on embrasse l’horizon, les distances entre les villages vous frappent encore plus. Le peu de place qu’occupe l’homme y est sans aucun rapport avec l’incommensurable domaine de son travail.

À mesure qu’on descend vers le vallon de la Lesse, le paysage change. On quitte les grandes vues, le découvert immense, pour retrouver une Meuse en miniature, d’étroites prairies, des ravins et des rochers abrupts, un ruisseau clair et rapide, de beaux arbres, des bruyères, des bosquets de frênes et de mélèzes.

Je descendis à la rustique auberge de Han, où je fus servie avec la brillante propreté, l’abondance et le bon marché qui règnent dans tout le pays. Je demandai le guide, il était absent ; personne ne voulut le remplacer. On ne visitait pas les grottes à ce moment de l’année. La Lesse y faisait de grands ravages tous les hivers ; il fallait, à chaque printemps, des travaux pour rendre les passages praticables, et ces travaux n’étaient pas terminés. Ne voulant pas être venue pour rien, je demandai à voir au moins le trou du rocher où la Lesse s’engouffre. Rien n’était plus facile ; c’était à une demi-heure de marche, et le premier enfant venu pouvait m’y conduire.

J’aimais mieux être seule. Je me fis indiquer le chemin, et j’entrai dans un vallon étroit et frais, coupé de rochers et de bouquets d’arbres, qui côtoie la montagne où les grottes sont enfouies. Ce paysage inculte est ravissant. La Lesse s’y étale dans des déchirures verdoyantes qu’elle inonde au printemps. J’arrivai par de délicieux sentiers à la bouche de pierre noire où elle se glisse avec un sourd et frais mugissement. Il me vint à l’esprit une de ces comparaisons auxquelles nous porte la tristesse. Ma vie n’était-elle pas faite à l’image de ce ruisseau, qui, lassé de se promener dans une solitude charmante et de refléter le ciel dans son eau tranquille, rencontrait un abîme et s’y jetait aveuglément pour s’égarer dans l’inconnu, au risque de s’y perdre et de ne jamais revoir la lumière ? Tout en philosophant sur moi-même et en comparant ce gouffre à mon malheureux amour, je fus prise d’une ardente curiosité de m’élancer aussi dans l’inconnu, et je cherchai un sentier qui me permît d’entrer avec le torrent dans l’abîme.

Il n’y en avait pas. La Lesse remplissait toute la voûte où elle disparaissait. Une jeune fille, sortant des buissons, vint à moi en courant, et me demanda si je voulais voir les grottes.

— On prétend, lui répondis-je, que ce n’est pas possible.

— Ce n’est pas possible par là, reprit-elle ; mais par l’entrée, plus haut, si le cœur vous en dit ?

Je la regardai ; elle avait seize ou dix-sept ans. Avec sa fraîcheur un peu aigre de ton et ses cheveux d’un rouge cuivreux, elle n’était pas jolie, mais elle avait ce type de douceur et de franchise résolue qui m’avait frappée dans plusieurs types du pays. Comme elle n’était guère plus grande ni plus robuste que moi, je pensai pouvoir bien passer où elle passerait, et j’acceptai sa proposition.

Je la suivis sur le sentier, et nous montâmes à l’ouverture supérieure.

— Comment verrons-nous à nous conduire là dedans ? lui dis-je.

— Je sais, répondit-elle, où on met les torches, et nous en prendrons deux. Vous déposerez le prix ici, dans ce creux, c’est le profit des guides quand ils sont là. Et puis nous trouverons les grottes éclairées, on y travaille.

Nous entrâmes dans les ténèbres avec nos torches, dont la fumée nous aveuglait. Nous n’avions pas fait trois pas que deux vieilles, sordides et vraiment effrayantes, nous barrèrent le passage avec un sale ruban bleu étoile d’or fané. Je pensai que c’était quelque tentative d’initiation à la cabale, car je n’ai jamais vu de sorcières mieux caractérisées.

— Donnez-leur deux sous, et qu’elles nous laissent tranquilles, me dit Elisabeth ; c’était le nom de mon jeune guide femelle.

Je donnai dix sous pour me faire expliquer le mystère. C’était une pratique religieuse, catholique, il n’est pas besoin de le demander, puisqu’il fallait payer. En passant sous ce ruban consacré à la Vierge, on était assuré de ne pas tomber dans les précipices qui s’ouvrent à chaque pas dans les grottes. Je dois vous dire que le propriétaire de la montagne, qui spécule sur la curiosité, ne permet plus aux pieuses sorcières de se tenir à l’entrée, parce que leur cérémonie effraye les voyageurs. Elles profitaient de ce qu’il n’y avait pas encore de surveillance, et, m’ayant aperçue, elles avaient quitté à la hâte les chèvres qu’elles gardaient, pour me soumettre, à leur misérable impôt.

Pendant longtemps, nous marchâmes péniblement sur la roche glissante, sans voir autre chose que des passages étroits et des stalactites noires sans effet et sans grandeur. Je regrettais d’avoir entrepris une promenade désagréable, tout à fait dépourvue d’émotion ; mais, au bout d’une heure environ, nous entrâmes dans le chaos. Les parois qui m’oppressaient s’écartèrent, le sol se creusa rapidement, des espaces sombres que les torches remplissaient d’une brume rougeâtre s’ouvrirent tantôt sous mes pieds, tantôt sur ma tête : la Lesse gronda dans des profondeurs invisibles. Nous gravîmes de petites hauteurs, difficiles à cause du sol glaiseux et toujours imprégné du suintement des roches : nous traversâmes des galeries énormes. Je ne m’arrêtai pas à regarder les bizarreries des stalactites qu’Elisabeth voulait me faire admirer comme des merveilles qui n’existaient nulle part ailleurs ; sur la foi des dévots de son village, elle voyait partout des représentations de l’enfer avec des monstres pétrifiés, ou des statues de madone placées là par la Providence pour nous protéger. Je la laissais dire et cherchais à me rendre compte des formes de ce monde souterrain qui n’est pas, comme on le croit dans la pays, l’ouvrage des eaux de la Lesse. C’est un craquement intérieur formidable où le torrent a trouvé passage et s’est laissé emporter par la pente, tournant les obstacles qu’il rencontrait, et se faisant large ou étroit, rapide ou morne, selon la disposition de son lit et de ses rives, se comportant enfin de la même façon qu’il se comporte à ciel découvert. Il n’y avait donc là rien de curieux ; mais ce monde souterrain s’est établi dans des proportions d’une majesté rare. Je pus m’en convaincre quand, nous dirigeant vers un bruit de voix et d’outils, nous arrivâmes à un endroit dont une vingtaine d’ouvriers déblayaient les sentiers. Ils avaient tous des torches, et, comme ils étaient disséminés sur plusieurs points, je n’eus pas besoin de les prier d’illuminer. Le paysage souterrain était éclairé à souhait.

Figurez-vous un ravin avec le torrent au fond, des blocs énormes jetés en désordre sur la croupe de collines aux versants rapides ; donnez pour cadre à ce vaste tableau des bases colossales de montagnes dont le sommet se perd dans la nuit, et pour ciel l’ombre impénétrable d’une voûte longue d’un kilomètre et haute de trois cents pieds. C’est un chaos alpestre enfoui dans un chaos. C’est une scène de montagne brisée dans l’intérieur d’une montagne compacte. Le bruit de l’eau courante, les ouvriers occupés à retrouver les sentiers praticables et à réparer le pont rustique, donnaient un aspect de vie étrange à ce décor enseveli.

Comme ces hommes achevaient leur travail et se transportaient dans ce qu’ils appelaient une autre salle, et que j’aurais appelé, moi, un autre pays, je les suivis, et ils m’aidèrent à passer encore le torrent sur une planche et à marcher dans les endroits dangereux. Ils s’installèrent pour réparer un autre pont dans une autre immensité. Là, voulant voir le lieu, qui était encore plus grandiose que le précédent, je m’assis sur une roche, et j’attendis qu’ils eussent pris chacun leur poste et planté leur torche. Elisabeth me recommanda de ne pas bouger, car j’étais au bord d’un précipice, et elle s’éloigna pour aller babiller avec un jeune gars, son frère ou son amoureux.

On m’avait beaucoup exagéré la hauteur des eaux de la Lesse, mais elle s’était fraîchement retirée, et l’humidité laissée sur les roches était si grande, que plusieurs torches s’éteignirent, surtout du côté où j’étais. Je me trouvai plongée par moments dans une obscurité qui ne me permettait pas de voir à mes côtés. Cette promenade sinistre m’avait exaltée, il me passa par la tête des idées folles. N’était-ce pas là un endroit ménagé à souhait pour le suicide qui ne s’avoue pas ? Je n’avais qu’un léger mouvement à faire pour me laisser glisser dans cette eau noire et profonde qui mugissait à mes pieds. Qui s’en apercevrait ? qui me retrouverait là ? qui saurait jamais si je n’y étais pas tombée par accident ?

Cette rêverie s’empara de moi au point que, pour résister au vertige de l’abîme, j’étendis la main pour me tenir à un angle du rocher. Ma main rencontra le bras d’une personne qui était derrière moi et que je n’avais pas vue, que je ne pouvais pas distinguer.

— Est-ce vous, Elisabeth ? lui dis-je.

Elle ne me répondit pas et glissa comme une ombre confuse. Elisabeth était à quelque distance, elle m’entendit et vint à moi avec sa lumière. La personne avait disparu. J’avoue que j’avais eu peur, et qu’au milieu de mon désir de suicide l’approche d’un danger inconnu m’avait rappelée à la raison. Je pensais qu’un des ouvriers avait voulu me voler ou, chose pire, m’insulter. Je n’osai dire ma puérilité à la jeune fille, et je me rapprochai des lumières.

Mais, quand j’eus assez vu le site, et qu’elle me proposa de reprendre notre route, car nous avions encore une heure à marcher avant de pouvoir sortir, mes appréhensions revinrent, et je lui demandai si elle connaissait toutes les personnes qui étaient dans la grotte.

— Certainement que je les connais, répondit-elle, c’est tous de braves gens ; mais, comme l’entrée n’est pas gardée en ce moment, il peut bien se faire que quelqu’un d’étranger soit entré derrière nous. Si vous avez peur, je vais demander à mon oncle, qui est par là, de nous conduire jusqu’au lac.

J’acceptai, et, après d’autres stations toujours plus intéressantes, nous arrivâmes au lac que forme la Lesse avant de sortir de sa prison. L’oncle d’Elisabeth nous confia au batelier qui stationne au rivage, et nous montâmes toutes deux dans la barque avec d’autres paysans qui devaient nous régaler du formidable coup de canon dont la détonation se prolonge à l’infini sous la voûte immense. À peine étions-nous installées pour partir, qu’on éteignit les torches ; nous nous trouvâmes ensevelies dans une obscurité absolue.

— Ne vous étonnez pas, me dit la jeune fille, et regardez devant vous, tout droit.

— Pourquoi n’avançons-nous pas ? lui demandai-je après quelques instants.

— Nous avançons, me dit-elle, et très-vite ; regardez ! vous le verrez bientôt.

En effet, un tout petit point bleu trouait comme un pâle saphir les ténèbres sans bornes. Le courant insensible nous poussait sans bruit vers cette lueur qui grandissait rapidement, et qui devint un clair de lune, puis une aube, puis une splendide grotte d’azur. Le lac, en se resserrant, se remplit des reflets énormes de la voûte, et ce miroir, d’une immobilité extraordinaire, apparut comme un abîme sans eau où la barque allait se briser et se perdre dans des profondeurs hérissées de rochers monstrueux. Je me demandais très-naïvement comment nous franchirions ce gouffre, quand la grotte d’azur devint un foyer ardent dont les yeux pouvaient à peine supporter l’éclat. C’était le jour, et le jour terne, car il pleuvait dehors. Qu’est-ce donc que ce foyer d’irruption de la lumière dans le crépuscule, quand le soleil est de la partie ?

J’étais si éblouie, que je ne pouvais sortir de la barque et ne voyais pas le magnifique portail de rocher qui s’ouvrait sur la verdure extérieure. Cette verdure me semblait incandescente ; quelqu’un me donna la main et me fit asseoir sur un banc auprès duquel était la petite pièce de campagne qu’on se hâtait de charger. Le coup partit. Je ne l’entendis pas. Quelqu’un qui craignait pour moi la commotion trop violente m’avait entourée de ses bras en me disant tout bas : Sarah ! C’était Abel ! Le cri de surprise qui m’échappa fut sans doute couvert par la terrible détonation. Je ne la ressentis aucunement ; mon être avait subi une secousse autrement profonde.

Nouville ne m’avait pas tenu parole. Il avait cru devoir donner à son ami une leçon salutaire. Il lui avait envoyé à Nice la dernière lettre que je lui avais écrite et où, rappelant l’aventure de Lyon, je lui disais : « J’en suis venue à pardonner même cela, et je vois bien que je pardonnerai tout, car il s’agit de le sauver, et je m’y dévoue, dussé-je mourir à la peine. » Abel avait quitté Nice à l’instant même. Il était venu me chercher à Malgrétout, et, ne m’y trouvant pas, il avait su où j’étais et m’avait suivie. Me voyant effrayée de son approche dans la grotte, où un petit berger l’avait guidé, il avait attendu que nous fussions sortis de ces dangers pour me parler.

Quand je vins à bout de comprendre ce qu’il me disait, nous étions encore assis sous le majestueux portique de la grotte, en face de ce miroir du lac qui en reflétait l’arcade festonnée de verdure. Il pleuvait ; Abel avait envoyé Elisabeth chercher la voiture. Le batelier était retourné à son poste dans la caverne. Nous étions seuls.

Abel me parlait en tenant mes mains. Comme cet illettré, ce muet épistolaire savait dire avec l’éloquence du cœur ce qu’il voulait dire ! Il me jurait et me prouvait presque que la Settimia n’avait jamais été pour lui qu’une associée de rencontre ; la version de Nouville était la vraie. Si j’étais restée un instant de plus, j’en eusse été convaincue. Il avait été si près de moi et il ne l’avait pas su ! Il ne m’avait pas devinée à travers cette cloison qui nous séparait ! Il maudissait la fâcheuse qui m’avait mise en fuite ; quelle joie il eût éprouvée de me retrouver à Marseille et à Nice !

— Nous serions, disait-il, officiellement fiancés, mariés peut-être à l’heure qu’il est ! J’aurais su que vous m’aimiez, et j’aurais renversé les obstacles, tandis que, n’osant devancer votre volonté, j’ai perdu l’occasion qui s’offrait de déclarer mes intentions à votre père et à votre sœur. Je les ai vus souvent, j’ai travaillé à détruire les préventions de madame de Rémonville, et je crois y être parvenu, car elle a cessé de me railler, et même elle m’a quelquefois parlé d’un ton d’amitié qui semblait appeler ma confiance ; mais que savais-je si, en recevant mes aveux, elle n’eût pas changé de dispositions à mon égard ? Quand j’ai lu la lettre que vous aviez écrite à Nouville, je suis devenu fou de bonheur, et me voilà. J’accours avec toutes mes espérances renouvelées, et cette fois avec des projets bien arrêtés. Je n’écouterai plus vos craintes et vos scrupules. J’attendrai auprès de vous, n’importe où dans votre voisinage, le retour de votre famille, qui doit avoir lieu incessamment, et je ne veux plus attendre six mois, je ne veux pas attendre six semaines. Je veux être à vous tout de suite et pour toujours. Je suis assez riche pour deux ou trois ans, si vous voulez mener une vie brillante, pour dix ans et plus, si vous voulez une vie modeste et retirée. Que m’importe à moi l’avenir ? Il sera ce que vous le ferez. J’ai encore des forces immenses pour vous faire une fortune. J’en ai d’inépuisables pour le bonheur intime et tendre que vous avez toujours rêvé, et que je rêve avec délices depuis que je vous connais. Tenez, Sarah, ce que je vous ai dit dans votre parc au bord de la Meuse, dans cette nuit étoilée, est toujours aussi vrai. Vous êtes mon salut, mon étoile, à moi ; il ne faut pas me rejeter dans l’ombre de cette horrible caverne que nous venons de traverser, et qui est l’image de ma vie sans vous. Il y a là des beautés qui ne sont que des mirages, des merveilles qui ne sont que des vertiges ; l’enfer est sous les pieds, la voûte de la tombe s’étend partout sur la tête, et on erre là ainsi qu’une forme humaine qui a laissé son âme à la porte. J’ai horreur de la nuit, et, si je ne vous eusse cherchée dans ces ténèbres, j’y serais devenu fou. Oui, Sarah, oui, ce n’est pas une métaphore ; ma vie sans vous est comme cet abîme, tout y est mort, il n’y a pas une fleur, pas un brin d’herbe, pas un rayon. Ramenez-moi au soleil ; aimez-moi, ou je n’aimerai jamais, et je mourrai sans avoir vécu.

Je ne sais ce que je lui répondais. Mon cœur parlait sans que ma raison se rendît compte de mes paroles. Il me remerciait, il était heureux. Il pleurait d’amour et de joie. La voiture arriva, et nous reconduisit au village. Nous avions trois heures de route pour regagner Givet, et je m’avisai qu’Abel avait peut-être oublié de déjeuner pour me rejoindre plus vite.

— Quelle enfant ! me dit-il en me regardant avec un rire attendri ; elle croit que je songe à manger !

— Si vous n’y songez pas, répondis-je, c’est raison de plus pour que vous en ayez grand besoin.

Je donnai l’ordre qu’on nous servît.

— Oui, dit-il en s’asseyant devant moi à la petite table de noyer où j’avais déjeuné seule le matin, j’ai faim, vous m’y faites penser ; mais j’aurais pu l’oublier jusqu’à la mort. C’est donc vous qui me soignerez ? C’est moi qui serai l’enfant ? Oui, vous êtes la maternité, la tendresse, la sollicitude, je le sais bien, je le vois, et le sentiment que j’en ai met comme une douce moiteur sur mes nerfs irrités. Comment, je vais être aimé ! Quelqu’un s’inquiétera de moi à toute heure et me dira : « Il faut faire telle chose et t’abstenir de telle autre ! » Je ne me gouvernerai plus, quelle chance ! Et vous serez heureuse aussi, Sarah, heureuse de rester vous-même, c’est-à-dire providence, et d’avoir un enfant docile et reconnaissant !

J’étais heureuse déjà de le servir et de bercer cette puissance à laquelle j’appartenais. Je pris du thé pour le décider à manger, et après nous nous demandâmes où nous allions. Je n’avais plus d’objections, plus de doutes quand il était là ; mais enfin il fallait aviser aux choses immédiates. Il voulait rester près de moi jusqu’au retour de mon père et de ma sœur. Dans ma maison, ce n’était vraiment pas possible ; dans mon voisinage, il était connu, et, d’ailleurs, pourrions-nous passer plusieurs jours sans nous voir, nous sentant près l’un de l’autre ?

— Comment, s’écria-t-il, je vais vous reconduire chez vous ce soir, et nous nous dirons encore adieu ! Non, ce n’est pas possible. Vous êtes là, je vous tiens, je suis ivre de joie, nous mangeons ensemble, nous sommes tête à tête comme deux époux, et parce qu’on pourra le savoir et le dire, nous allons nous quitter ! Non, Sarah, je ne veux pas, je vous enlève ! Ce pays est une solitude immense ; faisons deux lieues à travers les bois, et personne ne nous y connaît plus. On sait chez vous que vous êtes en excursion ; on ne sait quand vous comptez rentrer, car vos gens m’ont dit qu’après les grottes de Han vous iriez peut-être voir celles de Rochefort. N’y allons pas, fuyons les lieux habités ; allons à l’aventure, ne nous quittons pas surtout ; si vous me quittez, vous aurez encore peur de moi ; on vous ébranlera, on vous dira d’attendre ; moi, je n’attends plus, ou je deviens fou !

J’essayai de résister. Il eut l’air de céder, et nous montâmes dans la voiture qu’il avait amenée ; il avait renvoyé la mienne à Givet. La soirée était humide et fraîche. Il m’enveloppa d’une peau d’ours blanc, fine et souple comme de la soie, qu’il avait rapportée de Russie, et, quand nous fûmes en route, il me dit :

— Parlons raison, ma bien-aimée Sarah. Votre sœur ne consentira jamais de bonne grâce à votre mariage avec moi. Il faut que vous ayez le courage de lutter : si vous ne l’avez pas, je suis perdu.

— Eh bien, oui, répondis-je, il faut parler raison. Il faut que vous me donniez plus de détails sur vos relations avec ma sœur à Nice.

— Je vous ai tout dit, sauf qu’elle est aussi coquette que capricieuse.

— Coquette ! Voyons, dites-moi tout ce que vous pensez d’elle. Je la justifierai, mais après avoir écouté toutes vos accusations.

— Eh bien, sachez tout, il le faut. La dernière fois que je l’ai vue, c’est avec moi qu’elle a été coquette. Il y a là-bas une certaine aventurière du grand monde qui s’appelle mademoiselle d’Ortosa.

— Je la connais ; que pensez-vous d’elle ?

— Je pense qu’elle est dévorée de la vanité d’éclipser toutes les autres femmes et de tourner la tête à tous les hommes

— Et elle y réussit ?

— Elle y réussit ; mais elle a échoué avec moi. Voici ce qui s’est passé il y a huit ou dix jours : j’avais eu un grand succès, j’étais à la mode. Mademoiselle d’Ortosa me fit inviter par sa parente, la comtesse d’Ares, prendre le thé chez elle « en petit comité ». Il y avait deux cents personnes ! Votre sœur y était. Je m’approchai d’elle et je lui parlai assez longtemps ; nous parlions de vous.

— Que disiez-vous ? il faut que je le sache.

— Votre sœur, à qui je demandais de vos nouvelles, me répondait que vous étiez au comble du bonheur d’être seule.

— Elle disait cela ? Pourquoi ?

— Pour me répéter que vous aviez horreur du monde et du mouvement, et me faire sentir que j’aurais bien tort d’embarrasser ma vie d’artiste d’un mariage qui convenait tout au plus à un riche bourgeois retiré des affaires.

— Comment ! elle vous a dit cela ?

— Non pas à bout portant, mais de manière que je ne perdisse pas une intention de son thème. C’était la première fois qu’elle y mettait autant de clarté, et j’en mis de mon côté le plus possible à lui dire qu’elle exploitait votre dévouement et voulait se dispenser de la reconnaissance en prétendant que vous n’aviez pas de mérite à vous sacrifier. Notre aparté devenait assez aigre, lorsque mademoiselle d’Ortosa, qui voyait sans la comprendre l’animation de notre dialogue, et qui ne souffre pas qu’on fasse la cour aux autres en sa présence, vint me demander mon bras pour faire le tour du salon. Elle croyait m’accorder une grande faveur, elle qui ne fait porter la traîne de sa robe qu’à des princes, tout au plus à des ambassadeurs. Je trouvai la chose comique, et je fus gai. Elle me crut enivré et me défendit, en paroles caressantes, de rien espérer, tout en dardant sur moi ces yeux étranges qui disent : Osez tout ! C’est sa manière.

— Ces yeux-là enivrent, à ce que l’on dit ?

— Ils enivrent comme du vin de Champagne où l’on aurait mis du vitriol. Je ne suis plus enfant pour goûter au poison ; je ne fus pas enivré.

— Et alors ma sœur…?

— Votre sœur et mademoiselle d’Ortosa se haïssent cordialement.

— Que dites-vous là ? Elles s’aimaient.

L’Espagnole a choyé la petite Anglaise jusqu’au jour où elle a vu que celle-ci, avec son air mutin sous ses habits de deuil, avait un succès de fraîcheur et de physionomie. Elles ont essayé leurs flèches sur moi. Pour mademoiselle d’Ortosa, c’était une occasion d’enflammer le dépit de ces messieurs et de les renvoyer humiliés à la petite Adda. Pour la petite Adda, c’était une tentative audacieuse et désespérée d’arracher à la grande aventurière la seule conquête dont elle eût le caprice ce soir-là. L’assaut fut rude. Madame de Rémonville me fit de son éventail noir, et sans aucune adresse, le signe impérieux de revenir auprès d’elle. Mademoiselle d’Ortosa me força de lui tourner le dos en me faisant faire demi-tour, d’un bras nerveux. Tout le monde vit ce singulier jeu de scène, et, pour mettre les parties d’accord sans me donner ridiculement en spectacle, je m’esquivai adroitement du salon. J’ai été à Monaco, et c’est là que j’ai reçu la lettre de Nouville, qui m’a fait partir à l’heure même.

— Et à présent, Abel, que concluez-vous de tout cela ?

— Que votre sœur et mademoiselle d’Ortosa sont irréconciliables, que l’une est une coquette corrompue, l’autre une coquette ingénue, et que celle-ci, votre charmante petite sœur, fera tout au monde pour vous détourner de moi ; non qu’elle veuille de moi, je ne suis qu’un pleutre de ménétrier, mais parce que toute femme coquette voit avec dépit l’amour dont elle n’est pas l’objet.

Je sentis qu’Abel me disait la vérité et jugeait bien la situation.

— Pourtant, lui dis-je, je veux en avoir le cœur net. Supposons qu’au lieu d’être enivrée par la vanité, comme il vous semble, ma sœur se soit naïvement éprise de vous ?

— Naïvement ?… après ses persiflages, ses grossièretés et ses avances ? Ce n’est pas l’amour ingénu et spontané, cela !

— Qui sait ? chez une enfant un peu gâtée ?

— Où voulez-vous en venir, Sarah ? Quand elle m’aimerait ?

— Ce serait un grand malheur pour moi, Abel !

— Le malheur de la contrarier ? Je la contrarierais bien davantage, moi, si elle vous faisait souffrir ; je la haïrais !

— Qu’elle me fasse souffrir, ce n’est rien, j’y suis habituée ; mais si elle souffrait beaucoup elle-même ?

— J’entends, vous me sacrifieriez, et vous croyez que ce serait le moyen de me rendre épris d’elle ?

— Qui sait ? avec le temps ! Un homme résiste-t-il à une passion vraie quand la femme est jeune et charmante ?

Le cocher qui nous conduisait s’arrêta. Abel passa la tête dehors et lui dit quelques mots que je n’entendis pas. Il repartit aussitôt.

— J’avais cru, lui dis-je, que nous arrivions à Givet ?

— Nous n’y serons pas, me répondit-il, avant deux heures.

Je ne m’inquiétai pas du chemin que nous suivions, et que la nuit ne m’eût pas permis de reconnaître ; mais le silence où Abel était tombé m’alarma, et je lui demandai s’il n’avait rien à répondre à mes anxiétés.

— Vos anxiétés, reprit-il, ne sont pas les miennes. Vous pensez à votre sœur ; moi, je pense à vous, Sarah ! Vous ne m’aimez donc pas, que vous admettez la pensée de m’en voir aimer une autre ? Voyons, que feriez-vous si j’étais assez lâche pour épouser votre sœur au lieu de vous ?

— Rien !

— Comment ! rien ?

— Je resterais près de vous, j’élèverais vos enfants, je tiendrais votre ménage.

— Enfin vous n’en mourriez pas, cela est certain !

— Je ferais mon possible pour vivre de mon sacrifice, au lieu de vous le rendre stérile en succombant à mon chagrin.

— Vous êtes peut-être sublime, reprit-il avec emportement, mais c’est trop pour moi. Je ne comprends pas ! Vous n’aimez pas, Sarah ! c’est trop d’abnégation. Si vous me quittiez pour un autre, je le tuerais, fût-il mon frère, et vous, vous m’offrez… Tenez, vous êtes folle, et vous me brisez !

Je ne répondis pas, sa voix irritée me faisait peur. Il s’agita dans la voiture, il leva et baissa les glaces avec brusquerie, maudit le temps, qui était lugubre, la nuit sombre, les nuages de plomb qui lui rappelaient l’horrible grotte de Han ; puis il s’apaisa, me prit les mains et vit que je pleurais.

— Quelle femme ! s’écria-t-il ! elle pleure à étouffer, et on ne l’entend pas ! Elle mourrait à vos côtés sans se plaindre ! Ah ! tiens, Sarah, tu es au-dessus de la nature humaine, et moi, je suis au-dessous ! Que veux-tu ! j’ignore tant de choses ! Je ne sais ce que c’est que les liens du sang, je n’ai pas eu de famille, j’ai vécu comme un sauvage, tout seul dans la vie, essayant d’aimer mes amis comme j’aurais voulu être aimé, mais ne comprenant pas d’autres sacrifices que ceux de mon temps et de ma peine. J’aurais bien volontiers donné ma vie, s’il l’eût fallu ; mais donner mon âme, sacrifier mon amour… je n’ai jamais admis cela. Tu l’admets, toi ! Je m’efforce de t’admirer, et je suis en colère. Je ne peux pas dire : « C’est bien, » et pourtant tu pleures de n’être pas compromise, tu sens que je suis trop égoïste et trop brutal pour t’apprécier. Tu me trouves injuste et cruel peut-être ? — Tu as raison, puisque tu souffres, puisque c’est moi qui te fais pleurer. Je te fais pleurer, moi qui suis venu à toi, croyant t’apporter des trésors de tendresse, me vantant à moi-même de t’inonder de joie et de confiance… Ah ! je suis maudit, et tout ce qui m’arrive, c’est ma faute ! C’est ma folle existence qui te rend si courageuse devant la possibilité de vaincre ton amour. Je ne vaux pas la peine d’être disputé, tu le sens, et tu ne me disputeras pas !

— Voilà qui est plus cruel que tout le reste, lui dis-je, je ne croyais pas mériter ce reproche-là !

Il se jeta à mes pieds et me demanda passionnément pardon, et moi, je sentais qu’il m’était si cher que je lui demandais pardon encore plus de l’avoir fait souffrir.

Cependant la voiture descendait rapidement dans des chemins affreux, et, comme la nuit se faisait un peu plus claire, je fis observer à Abel que nous étions sur une route qui n’était pas celle que j’avais suivie le matin.

— C’est probable, répondit-il, il y a une heure que le cocher est perdu ; mais voici qu’on voit à se conduire, il se retrouvera. Il est du pays, et nous ne pouvons pas être bien loin d’un endroit habité où il se renseignera.

Bien que la route devînt de plus en plus dangereuse et pénible, je ne pouvais avoir peur auprès d’Abel. Nous marchâmes encore une heure, et, quand nous nous arrêtâmes, nous étions à dix lieues de Givet ; les chevaux, harassés, ne pouvaient aller plus loin. Nous étions dans un petit village de marbriers, au fond d’une gorge, à la porte d’une auberge très-rustique.

— Je me reconnais, dit Abel en sautant à terre, c’est la gorge d’Antée à Astières, j’y suis passé autrefois. Cette auberge est propre, et vous n’y manquerez de rien. Allons, mon amie, vous avez besoin de repos ; il faut nous arrêter ici.

— Pourquoi nous arrêter ? lui dis-je. Je ne suis pas fatiguée, et nous pouvons trouver ici des chevaux.

— Des chevaux pour aller où ? demanda l’hôtesse, qui m’aidait à descendre.

— À Givet, répondis-je.

— Oh ! cela, non, dit-elle en joignant les mains ; nous n’avons que des chevaux pour le travail des carrières, et ils ne vont ni loin ni vite. À aucun prix, vous n’en trouverez chez nous.

— Allez donc voir, dis-je à Abel.

— Entrez toujours, répondit il, je vais m’informer.

Et il s’éloigna.

J’entrai dans l’auberge qui, au dehors, semblait une masure, mais dont l’intérieur propre, ciré et orné de fleurs comme tous ceux du pays, ne rendait pas bien effrayante la perspective d’y rester quelques heures. Les deux femmes qui tenaient la maison étaient prévenantes sans importunité. Je me chauffai avec plaisir, et, pour faire quelque dépense, je commandai du café, pour Abel. Il revint au bout de peu d’instants, et me dit qu’il était impossible de sortir de ce village avant le lendemain.

— Eh bien, lui répondis-je avec une candeur qui le troubla, vous vouliez rester avec moi, le hasard l’a voulu aussi. Nous ne nous dirons pas adieu aujourd’hui.

Je vis qu’il hésitait à me répondre, et je lui demandai de quoi il paraissait inquiet.

— Ah ! Sarah, me dit-il en s’agenouillant près du feu devant moi, vous êtes un trop bon ange ! Je ne peux pas vous tromper plus longtemps. Vous ne voyez donc pas que je vous ai perdue exprès ?

— Non, je ne le voyais pas, répondis-je, blessée au cœur, et je ne peux pas le croire, quoique vous me le disiez.

— Eh bien, reprit-il vivement, j’ai fait quelque chose qui vous semble mal, qui vous offense, et que vous me pardonnerez, il le faut ! Si vous étiez au bord d’un précipice, je vous retiendrais de toute la force de ma volonté, dussé-je froisser vos membres délicats, que j’adore, et déchirer vos vêtements, qui me sont sacrés. Je ne penserais qu’à vous sauver, et mon étreinte furieuse serait aussi chaste que celle dont vous embrasseriez votre petite Sarah en pareille circonstance. Tenez, il faut en finir avec ces terreurs. On veut nous désunir : deux femmes ennemies, mademoiselle d’Ortosa, qui ne reculera devant aucune machination pour m’éloigner de votre famille, et votre sœur, moins habile, mais plus puissante sur vous ! Je sens bien, à chaque pensée qui vous trouble, à chaque parole qui vous échappe, que vous m’appartenez quand je suis là, mais que vous subissez une domination atroce quand je vous quitte. Vous n’avez pas la force nécessaire pour la briser. Il faut que j’aie cette force pour nous deux. J’ai voulu l’avoir, je l’ai, je l’aurai.

— Mais que voulez-vous donc ? lui dis-je : quel moyen avez-vous trouvé de me soustraire à l’influence de ma sœur ? Vous voulez me compromettre, m’ôter cette bonne réputation qui devrait faire votre orgueil, et qui est la seule dot que je puisse être fière de vous apporter ?

— Je veux vous enlever ! Que m’importe cette réputation qui est à moi à présent, et que ma passion légitime ne peut ternir ? Qui pourra vous l’ôter, qui pourra vous insulter dans mes bras ? Restez avec moi, écrivez à votre père de vous rejoindre, et ne rentrons en France que mariés.

— Et vous croyez que, si ma sœur veut empêcher ce mariage, elle ne suivra pas mon père auprès de nous ?

— Partons pour l’Angleterre. Votre fuite aura fait quelque bruit, vous serez compromise, comme vous dites ! Tout le monde comprendra qu’ayant un trésor à garder, je n’aie pas voulu me le laisser voler.

— Ainsi vous voulez m’exposer aux railleries du pays, au mépris de ma sœur, et vous croyez que mon père, qui ne demande qu’à nous unir, ne blâmera pas cet acte de démence ? Vous croyez qu’il n’aura pas un profond chagrin de me voir mariée au prix d’un scandale ? Vous pensez que je serai une bien bonne gardienne de ma petite Sarah aux yeux de ma sœur irritée, quand je voudrai redevenir sa mère adoptive ? Est-ce là ce que vous m’aviez promis, Abel ? est-ce là ce bonheur de famille que vous vouliez respecter à tout prix ? est-ce la protection que je devais au moins attendre de vous dans ma lutte avec le monde ? Déjà, sans y songer, sans le vouloir, vous m’avez pris mon honneur.

— Moi ! s’écria-t-il, moi !

— Oui, vous ! quand vous êtes venu, au milieu d’un concert, me surprendre à Nouzon, vous m’avez livrée à la merci de mademoiselle d’Ortosa ; elle nous a vus, elle nous a épiés, elle connaît mon secret et Dieu sait quel usage elle veut en faire !

— Ah ! si j’avais su cela ! reprit Abel avec feu ; que ne l’ai-je su plus tôt ! j’aurais parlé à votre père à Nice, j’aurais proclamé mon amour pour vous, j’aurais brisé ces misérables intrigues de femmes !

— Il est temps encore, Abel ! Venez dans quelques jours et demandez-moi hautement et franchement, réclamez-moi au besoin, puisque me voilà compromise deux fois par votre volonté ; mais n’exigez pas qu’il y ait de la mienne dans cet apparent oubli de ma dignité de femme. Ne me ramenez pas dans ma demeure comme une conquête avilie ; laissez-moi rentrer seule et libre ; je veux pouvoir dire à mon père que je suis toujours digne de lui et de vous.

— Partons, dit-il, partons, j’obéis !

Et il sortit impétueusement ; mais il rentra mouillé jusqu’aux os, car la pluie avait recommencé, et il avait en vain couru tout le village ; il s’était même blessé dans l’obscurité, et il avait les mains couvertes de sang. Il avait promis une fortune au cocher qui nous avait amenés. Il avait trouvé un homme incorruptible qui aimait ses chevaux pour eux-mêmes, qui craignait d’ailleurs l’averse et les mauvais chemins pour son compte, et que rien n’avait pu décider à repartir après une journée de vingt lieues.

— Voilà ! me dit Abel, partir est impossible ; mais, vous le voulez, partons ; je vous porterai jusqu’à ce que je meure.

Je le calmai, je le consolai, je ne pouvais le voir ainsi mouillé, ensanglanté, exaspéré contre luimême. Je lavai sa main blessée, cette main si précieuse et si habile dont il ne voulait pas s’occuper, et que je pansai avec mon mouchoir. Je lui dis que j’attendrais sans dépit et sans effroi jusqu’au lendemain, que je me fiais désormais à sa parole, qu’il fallait accepter un événement dont il n’avait pas prévu les conséquences, et dont je n’avais pas sujet de m’affecter puérilement, dès que, de sa part et de la mienne, il devenait involontaire.

Je demandai une chambre pour me reposer, car j’étais brisée de fatigue. Il était minuit, et nos vieilles hôtesses n’étaient pas contentes de veiller si tard pour attendre notre décision. Pendant qu’on préparait ma chambre, Abel me remercia avec ardeur de ce qu’il appelait ma bonté.

— Oui, la bonté, disait-il, voilà votre force à vous ! la douceur, le pardon inépuisable, cet éternel sourire d’une âme toujours prête à s’oublier pour consoler et guérir ! Vous êtes mon dieu, Sarah, ne m’abandonnez pas ; à chaque minute, je vous aime davantage. Je vous jure que je me sens mourir à l’idée de vous perdre !

L’hôtesse entra pour demander s’il nous fallait deux lits. Je n’avais pas prévu celte question d’une candeur brutale, qui me fit monter le sang au visage.

— Je ne passe pas la nuit ici, répondit Abel.

Et il ajouta en s’adressant à moi :

— J’ai aperçu dans le village une usine dont le travail de nuit m’intéresse, j’irai m’y réchauffer, et je reviendrai demain matin déjeuner avec vous.

— Il faut vous reposer aussi, lui dis-je tout bas, je l’exige. Je ne dormirais pas, si je vous savais condamné à veiller pour me rassurer sur les propos que l’on pourra faire.

— Je trouverai un gîte, répondit-il, ne vous inquiétez pas de moi. Je veux dormir aussi, car je ne veux pas devenir fou, et ce n’est pas si près de vous que je pourrais me calmer. Je ne veux plus vous faire pleurer, Sarah ! cela est trop douloureux pour moi. Je vous sais en sûreté ici, dormez tranquille, et à demain !




IV


Je cédai à la fatigue et ne me réveillai qu’au jour. Je vis le ciel pur, et j’entendis qu’on remuait avec précaution dans le bas de la maison. Je regardai à la fenêtre et vis Abel qui rentrait. Je m’habillai vite et j’allai le trouver. J’étais véritablement inquiète de lui et de sa blessure. Il me jura que ce n’était rien, qu’après s’être intéressé au travail de la vapeur, il avait trouvé l’hospitalité chez des gens excellents, et qu’il était très-bien reposé. Il avait déjà donné des ordres pour notre départ et me priait de fixer l’heure.

Puisqu’il y avait quelque espoir de ne pas ébruiter notre aventure, j’aimais mieux n’arriver à Givet que le soir, afin d’y prendre le chemin de fer sans avoir à entrer à l’hôtel.

— En ce cas, reprit-il, il nous faut rester ici jusqu’à trois heures. Est-ce que vous vous y résignerez sans regret ?

— Mon ami, lui dis-je en lui prenant le bras, ne gâtons pas cette belle matinée par le souvenir des folies d’hier. Nous avons été insensés tous les deux, convenez-en ! Vous avez fait le projet de m’enlever, et c’est ma faute, car je vous ai effrayé d’une pure rêverie. Sur la foi de mademoiselle d’Oriosa, qui eût dû m’être suspecte, j’ai voulu supposer que ma sœur vous aimait. Que voulez-vous ! cette bizarre personne que j’ai vue dernièrement m’avait troublé l’esprit, et, depuis ce jour-là, j’ai souffert plus cruellement que jamais. J’aurais dû vous croire hier quand vous me disiez qu’il y avait là une misérable intrigue, et que ma sœur n’était pas capable d’une passion sérieuse. S’il ne s’agit, comme je dois le penser, que d’un accès de coquetterie, il est impossible que cela ait l’importance d’un obstacle entre nous, et je vous jure que devant un simple caprice j’aurai la force de défendre mon indépendance. J’ai revu, en m’éveillant, notre situation bien plus nette qu’elle ne m’était apparue hier dans l’excitation de la surprise, de la joie et de la peur. Il est possible que ma sœur, ne pouvant me faire céder, me boude et me quitte ; mais cela ne pourra durer, elle ne saura pas se passer de moi, et je serai si douce, si patiente, je saurai lui rendre le retour si facile ! Vous m’aiderez, vous ! Elle n’est ni méchante ni folle. Cette crise s’apaisera, ce ne sera qu’un orage. Allons, espérons, soyons heureux de nous retrouver, et ne parlons plus d’entreprises romanesques et de luttes violentes.

Le rassérénement de mon esprit gagna Abel instantanément. Cette âme d’enfant était ouverte au bonheur et à la foi. L’épouvante lui était si peu naturelle qu’elle lui ôtait la raison. L’expansion était son état normal, nécessaire peut-être. Son front s’éclaircit, et l’éclatant sourire disparu la veille illumina ce visage si caressant et si radieusement bon.

— Oui, soyons heureux ! vivons ! s’écria-t-il en pressant mon bras contre son cœur palpitant, comme le soir de notre promenade dans le parc. Voyez comme il fait beau ! Quel lever de soleil après les bourrasques de cette nuit ! C’est la vérité qui nous parle et qui chante son hymne au-dessus des nuages. Ah ! j’ai envie de chanter aussi ; je voudrais courir, sauter par-dessus cette petite rivière en vous tenant dans mes bras, m’envoler avec les oiseaux, vous porter dans ces nuages roses que le soleil traverse ! N’est-ce pas que cette journée-ci ne finira pas ? Elle est trop belle, le soir est impossible !

Il faisait en effet un temps splendide, et le lieu où nous étions était ravissant. C’était un vallon sinueux où courait une eau limpide, bondissant à chaque pas dans des écluses de rochers et de planches couvertes de mousse, pour entrer dans une suite de petites usines enfumées, d’un ton superbe, où le soleil du matin envoyait des éclats de lumière sur les sombres toits d’ardoise brute, encore humides de l’averse de la nuit. Tout ce hameau d’ouvriers avait la diversité de formes et l’unité de but d’une petite république bien ordonnée. Tous travaillaient le marbre rouge ou le marbre noir. Dans un atelier on le dégrossissait, dans un autre on le sciait en tablettes, dans un troisième on le débitait en vasques, en cheminées, et on le sculptait même avec goût. Ces ouvriers wallons sont habiles, et tous leurs ouvrages, édifices et ustensiles, sont d’un goût très-sobre et très-pur. Leurs villages si confortables au dedans ont, dans les localités agricoles, un aspect de malpropreté repoussante à cause des fumiers qu’ils alignent religieusement devant leurs portes, et qui forment autour des maisons un fossé infect. Ici, c’était tout différent. La seule richesse du pays consistait en prairies, et les engrais, qui eussent été entraînés par les eaux rapides, ne séjournaient pas autour des habitations. Tout était propre comme un jardin, car tout était jardin. La muraille marmoréenne qui fermait la gorge d’un côté et les bois qui tapissaient le flanc opposé, les vieilles souches, singulièrement tordues dans la pierre, les iris qui poussaient sur les appentis de chaume, les grands lierres qui soutenaient de leurs branches, devenues des câbles énormes, les roches bizarrement superposées, tout était frais, pur, brillant de force et gracieux de liberté. Les habitants avaient un air de bien-être et de bienveillance, Abel les connaissait déjà et semblait en être déjà aimé. Ils nous regardaient comme frère et sœur, et leur bon sourire nous bénissait. Nous allâmes voir dans les plis du rocher les carrières de marbre. Le rouge était beau d’aspect, mais peu compacte, et la plus grande partie servait à empierrer les chemins. Le noir était excellent et se débitait en blocs. Partout les ouvriers nous firent bon accueil. Abel, qui questionnait et causait amicalement, était pour eux dès l’abord un homme aimable et sérieux. Sans doute, je n’avais pas l’air d’une évaporée, et la souffrance que j’eusse pu éprouver de ma bizarre situation faisait place à un sentiment de confiance absolue. L’attitude exquise d’Abel auprès de moi m’assurait le respect de tous. Nous nous enfonçâmes dans la gorge, dont le chemin uni et sablé, bordé de marges fleuries, suivait gracieusement tous les contours sans quitter la rive embaumée du ruisseau. Les arbres fruitiers qui remplissaient les herbages commençaient à se couvrir de boutons roses. La pluie avait fait merveille. La sève gonflée voulait éclater partout. Le soleil devenait chaud, l’herbe séchait à vue d’œil. Les moutons et les chèvres, à qui on défendait encore le libre pâturage, broutaient dans des attitudes charmantes le bord des clôtures. On voyait passer des oiseaux avec un brin de paille dans le bec en prévision de la famille. Nous nous arrêtâmes près d’une maisonnette où on nous offrit du poisson, du lait, des œufs et du cidre. Nous fîmes un excellent repas sur de beaux quartiers de marbre au bord de l’eau, à l’ombre fine et transparente des mélèzes. Je vivrais mille ans que je n’oublierais pas cette suave matinée dans un lieu adorable, avec Abel heureux, aussi pur dans son sentiment pour moi que le ciel qui nous protégeait. Notre querelle de la veille avait emporté toutes nos craintes mutuelles, nous ne pensions plus, nous n’avions plus de souvenirs, encore moins d’appréhensions. Le bonheur d’être ensemble se fixait dans notre âme comme une destinée accomplie, comme un droit, on eût dit comme une habitude consacrée. Chose singulière, je ne me demandais plus comment un étranger avait pu s’emparer de toutes mes affections et les résumer ainsi en lui seul. C’était un fait qui me paraissait tout simple, et je ne sais comment j’y aurais échappé. Je regardais Abel, je ne l’examinais plus, je le contemplais. Je ne sais ce qu’étaient devenus mes doutes sur l’avenir ; mes efforts pour pénétrer son caractère, mes longues réflexions sur le sort qu’il me destinait, tout cela était effacé comme les nuages de la nuit. Le soleil remplissait mon âme, et je n’avais plus la notion du temps. Comme les fleurs se dilataient sous le pur rayon, mon être tout entier s’abandonnait à la puissance de l’amour vrai.

Par moments, il me parlait et m’exprimait un état de son âme si semblable au mien, que je ne distinguais plus sa personnalité de la mienne ; puis nous restions sans nous parler et nous nous regardions, et, quand nos yeux erraient ailleurs, ils voyaient les mêmes choses, et notre esprit en jouissait de la même manière. Nous marchions, tantôt vite, comme affolés de jeunesse et de force, tantôt lentement, comme ivres ou attendris. Quand le paysage s’accidentait, nous entrions dans les sentiers mystérieux, nous passions partout, il me portait comme si j’eusse été ma petite Sarah. Il riait sans cause, et puis il avait les yeux pleins de larmes. Par moments, il m’entourait de ses bras en criant, et il me quittait vite, comme s’il eût eu peur de m’effrayer par un transport involontaire, ou d’être aperçu par quelqu’un qui m’eût souillée d’un soupçon.

— Oh ! que ce serait dommage, disait-il, de vous gâter cette journée, bénie entre toutes ! Vous êtes si heureuse dans la confiance, n’est-ce pas ? Vous sentez si bien que je vous aime à tout jamais et comme vous voulez être aimée ! Plus tard, vous m’aimerez encore plus, je le sais, mais jamais mieux, je le sens bien !

Quand nous rentrâmes au village, il était cinq heures, et j’avais résolu de partir à trois. Abel voulut courir en avant pour faire mettre les chevaux à la voiture. Je le retins, emportée par un élan irrésistible. Il tressaillit, s’arrêta, m’enveloppa du feu dévorant de son regard, et tout aussitôt il s’écria :

— Ah ! elle baisse les yeux ! C’est la première fois aujourd’hui !… Partons, Sarah ! J’ai eu de la force, mais elle est à bout, et voici le soleil qui se cache. Le vent s’élève comme hier, et comme hier mon cœur se trouble… Partons.

Il s’enveloppa de son manteau et monta sur le siège. La pluie recommença, et je souffrais de le voir ainsi ; mais il avait dit : « Ma force est à bout. » Je n’osai pas le prier de venir s’abriter près de moi.

À l’entrée de la ville, il descendit, paya le cocher, lui donna l’ordre de me conduire au chemin de fer, et, s’approchant de la portière, il me dit tout bas.

— Cet homme ne dira rien ; c’est un honnête homme, et il a compris que je vous respectais comme on respecte la femme qu’on veut épouser. Je ne vous reverrai pas avant le retour de votre père. Il m’a dit que ce serait vers le 15 de ce mois. Adieu. Je vous adore !

Il disparut, et mon cœur se brisa en sanglots. Je ne doutais pas de lui, je savais qu’il me tiendrait parole ; mais j’avais été trop heureuse, je ne pouvais me retrouver seule sans subir une crise violente où la réflexion n’entrait pour rien.

Quand j’arrivai à la station de Laifour, une vive surprise m’attendait. Ce fut mon père qui me donna la main pour descendre. Il était arrivé depuis quelques heures et s’inquiétait de mon absence ; mais on lui avait dit que je comptais ne me promener que trois jours au plus, et il avait espéré me voir arriver par le convoi du soir. Je n’eus pas le temps de lui dire tout ce que j’étais résolue à lui confier. Il m’inquiéta et me fit bâter le pas en me disant que ma filleule était souffrante. C’était la cause de son retour un peu devancé, et ma sœur ne venait pas au-devant de moi pour ne pas quitter l’enfant. Je sentis que mon père atténuait la vérité, et que la petite était tout de bon malade. Je me jetai avec lui dans le bateau, et pressai Giron de traverser.

Je trouvai Adda inquiète et comme glacée à mon égard.

— Tu te promènes seule, c’est fort bien, me dit-elle ; mais nous ne sommes pas gais, nous ! La petite a été prise là-bas d’une bronchite effrayante. On nous a prescrit le changement d’air au plus vite. La toux est apaisée en effet, mais la fatigue lui fera, je le crains, plus de mal que ne lui eu eût fait la maladie.

Je courus au lit de l’enfant ; elle avait la fièvre. Le médecin m’engagea à ne pas m’inquiéter ; pourtant il ne put me cacher qu’il était inquiet lui-même. Je la veillai toute la nuit. La pauvre petite se sentait mal et m’embrassait de ses lèvres brûlantes en me disant :

— Oui, j’ai mal, mais à présent tu vas me guérir, toi ! Dépêche-toi pour que nous allions nous promener en bateau.

Le lendemain, une angine se déclara ; nous fûmes fort effrayés. Le troisième jour, nous étions rassurés ; toutefois, l’enfant était fort affaiblie, et il fallait de grands soins pour combattre l’anémie menaçante.

Trois jours se passèrent donc sans que je pusse m’entretenir avec mon père ni songer à sonder les dispositions de ma sœur. Quand je commençai à respirer, comme mon excursion n’avait été incriminée par personne et qu’on paraissait ignorer la présence d’Abel dans les Ardennes, je jugeai devoir attendre, pour parler de notre rencontre, qu’il se présentât lui-même. La démarche officielle qu’il était résolu à faire était la meilleure explication et coupait court à tout reproche ; mais le quatrième jour s’écoula sans qu’Abel parût. Nous n’étions qu’au 20 avril ; Abel devait croire qu’il était encore trop tôt ; sans doute il s’était éloigné pour n’être pas tenté de me revoir seule. Il ignorait l’inquiétude que Sarah nous avait causée, l’impatience qui me dévorait. Je ne savais où lui écrire ; je n’osais parler de lui. Je n’en avais guère le temps, je ne quittais presque pas l’enfant, qui était nerveuse et qui s’était reprise pour moi d’une passion dont sa mère recommençait à être jalouse. Enfin un soir je pus prendre le thé avec mon père et Adda, et, en les questionnant sur tout ce qui les avait intéressés dans leur voyage, je pus leur parler de mademoiselle d’Ortosa et leur dire quelques mots de la visite qu’elle m’avait faite, de leur part pour ainsi dire. J’espérais qu’à propos d’elle Adda me parlerait d’Abel. Je ne me trompais pas. Mon père fit d’abord en souriant l’éloge du grand air et des grands succès de mademoiselle d’Ortosa dans le monde, mais il ajouta :

— Je suis bien sûr, Sarah, qu’elle ne vous a pas plu autant qu’à votre sœur, qui s’en est affolée à la légère.

Adda s’écria que mon père était injuste, vu qu’il pensait du mal d’une personne dont il n’y avait à dire que du bien, et, comme je hasardais quelques objections, elle prit feu, et fit de la belle Espagnole un éloge enthousiaste qui me surprit beaucoup. Abel s’était-il complètement trompé sur les sentiments qu’il leur attribuait l’une pour l’autre ?

Enfin le nom d’Abel vint naturellement dans la conversation.

— Mademoiselle d’Ortosa tourne toutes les têtes, dit Adda, et vous subirez son ascendant comme les autres, ma chère sœur ! Tenez ! un de vos grands amis, M. Abel, que nous avons vu souvent le mois dernier, a essayé d’échapper à la fascination. Il n’a pas réussi. Il a été subjugué, il a voulu fuir, car c’est un grand malheur d’être épris de mademoiselle d’Ortosa ; elle ne cède à personne. Il s’en allait à Gênes rejoindre une certaine Settimia, qui n’est pas belle par parenthèse, une vieille maîtresse, mais qui chante bien et avec laquelle il fait de l’argent ; eh bien, comme ils arrivaient à Monaco, mademoiselle d’Ortosa, invitée par la princesse à une soirée musicale, y arrivait aussi. On s’est rencontré au palais, on s’est rencontré dans une promenade en mer, on s’est rencontré à l’hôtel, à la maison de jeu, partout, et Abel a fait mille extravagances qui eussent compromis toute autre femme que la belle Carmen. Elle s’en est divertie quelques jours, et puis elle l’a éconduit comme les autres. Ce qu’il est devenu après, je n’en sais rien ; mais il est très-lié avec lord Hosborn, et, puisque mademoiselle d’Ortosa est au Francbois, soyez sûrs que vous aurez la joie d’entendre encore le céleste violon avant peu.

— Comment savez-vous toutes ces billevesées ? demanda mon père.

— Je les sais parce que mademoiselle d’Ortosa me les a racontées.

Et Adda continua de babiller sur ce ton avec une légèreté un peu cynique dont je fus blessée. Elle avait pris loin de moi un aplomb singulier, elle racontait délibérément des aventures scandaleuses comme les choses du monde les plus naturelles. Son deuil était fort irrégulier, elle se coiffait avec un art où il entrait je ne sais quel air d’effronterie.

— Tu me regardes d’un œil ébahi, me dit-elle. Ah ! pardon ! j’oubliais que tu as eu aussi une tocade pour le racleur de crincrin ; mais le temps et les délices de la solitude ont dû ramener l’équilibre dans ta philosophie puritaine. Abel n’est pas le papillon qui convient à tes suaves parfums d’austérité, ou plutôt tu n’es pas la fleur qui le fixera. Il lui faut les plantes qui entêtent, même celles qui abrutissent. Quand il sera las de courir en vain après la belle Carmen, il se remettra à bourdonner autour d’une vieille Settimia quelconque.

Je retournai auprès de ma petits malade sans vouloir répondre aux plaisanteries de ma sœur. Je commençais à voir qu’elle ne pouvait contenir son amer dépit contre mademoiselle d’Ortosa, et qu’Abel m’avait dit la vérité ; mais pourquoi donc m’avait-il caché qu’il eût revu mademoiselle d’Ortosa après la soirée où il s’était vu disputé par elle à ma sœur ? Abel ne mentait jamais. Probablement mademoiselle d’Ortosa avait menti à ma sœur.

Le lendemain, mon enfant était levée. Elle jouait sur le tapis avec son petit frère et la nourrice de celui-ci. Nous étions dans la bibliothèque avec les fenêtres ouvertes. Le médecin avait recommandé de tenir encore Sarah dans les appartements, mais de lui faire beaucoup aspirer l’air pur du dehors, s’il faisait chaud, et il faisait très-beau. Je me tenais près de la fenêtre au premier étage, et je raccommodais une brassière du baby, quand j’entendis dans le salon la voix d’Adda, causant très-haut avec de grands éclats de rire. Une autre voix de femme que je reconnus bientôt pour celle de mademoiselle d’Ortosa lui répondait sans rire, mais très-distinctement. Je pouvais bien les écouter, puisqu’elles n’y mettaient aucun mystère.

— C’est comme je vous le dis, ma belle petite, disait d’un ton absolu mademoiselle d’Ortosa. Abel est près de moi chez lord Hosborn, et il ne vous sait pas revenue. Il est plus fou que jamais ; sa passion pour moi est le sujet de toutes les conversations au château et de tous les propos dans le voisinage. Vous direz ce que vous voudrez, cela devient sérieux, et je n’en ris plus. Vous ne savez pas, vous, ce que la passion peut faire d’un homme, même d’un viveur blasé comme Abel. Je commence à m’en tourmenter après m’en être raillée. Vous pensez bien que je ne peux pas épouser un Abel, et que je veux encore moins lui donner des droits sur mon cœur, comme on dit ! Je vais quitter le Francbois. Je ne vous savais pas non plus de retour, je venais dire adieu à votre sœur, que j’aime beaucoup ; c’est une personne grave et intéressante.

— Je vais vous conduire auprès d’elle, dit Adda.

— Non, reprit mademoiselle d’Ortosa. Je veux lui parler seule.

— Seule ?

— J’ai quelque chose de secret à lui dire, quelque chose qui m’est personnel.

— Vous allez lui raconter les folies d’Abel pour vous ? Prenez garde ! Sarah n’est pas une sans-souci comme moi. Elle ne rit pas de tout cela. Elle n’est amoureuse de personne, mais elle est sentimentale et mélomane. Elle regarde Abel comme une espèce d’archange, et, au lieu de se moquer de lui, elle le plaindra. Elle est capable de vous dire que vous êtes une coquette effrénée, qu’elle ne croit pas à votre vertu, ou qu’elle la trouve plus immorale que le vice, que vous avez grand tort de mettre vos victimes en brochette à votre corsage, attendu qu’on ne les croit victimes que de votre inconstance, nullement de votre chasteté…

— Est-ce l’opinion de votre sœur ou la vôtre que vous m’exprimez avec tant d’éloquence ?

— Ce n’est jusqu’à présent ni l’une ni l’autre. Moi, je vous admire et je vous adore, vous le savez.

— Je le sens jusqu’au fond de l’âme, ma chérie !

— Quant à ma sœur, elle ne vous connaît pas ; mais il faut un peu de précautions avec elle. Moi, je la crains.

— Et vous ne lui ouvrez pas votre cœur ?

— Quel cœur ? Vous savez bien que je n’en ai pas !

— Vous avez ce qui en tient lieu à la plupart des femmes.

— Quoi donc ?

— Des sens.

— Merci ! Je ne sais ce que c’est ! Je suis comme vous.

— C’est une prétention, ma chère. Vous êtes comme les autres, et votre sœur, qui a un grand jugement, a dû vous dire plus d’une fois : « Ma petite amie, tu te crois très-forte, parce que tu es très-égoïste ; tu te crois intelligente, parce que tu as le caquet de l’esprit ; tu te crois séduisante, parce que tu as la beauté du diable et le regard provoquant ; avec tout cela, tu es très-femme, et le veuvage t’exaspère. Tâche de rencontrer un homme raisonnable qui veuille de toi, et ne poursuis pas les Abel, qui se connaissent en folles, vu qu’ils sont du bâtiment, c’est-à-dire de l’hôpital des fous. » Voilà, je ne dis pas l’opinion de votre sœur sur votre compte, mais celle qui pourrait bien lui venir, si vous lui disiez ce qui se passe… dans la cervelle qui vous tient lieu de cœur. Sur ce, embrassons-nous, chère petite. Je vous prie de saluer pour moi votre père, d’embrasser les enfants, et de me laisser aller seule à la recherche de miss Owen. Je la trouverai bien !

La conversation cessa, probablement sur une brusque sortie de mademoisselle d’Ortosa. Pour moi, j’eus envie de fuir. Elle me faisait peur. Je la voyais écraser ma pauvre sœur dans la lutte téméraire que celle-ci avait eu la folie d’affronter, et l’accabler de son dédain après l’avoir pervertie, car jamais Adda ne s’était vantée à moi ni à personne de n’avoir pas de cœur, et elle s’était toujours trop respectée vis-à-vis de moi pour que je pusse dire si elle avait des sens ou n’en avait pas.

Comme j’entendais mademoiselle d’Ortosa monter l’escalier, je sortis vite pour qu’elle ne me trouvât pas avec les enfants. Rigide ou non dans ses mœurs, il me semblait qu’elle leur eût apporté l’atmosphère de la corruption sociale concentrée à sa plus fatale puissance, et j’obéissais machinalement à l’ordre du médecin qui m’avait dit : « Beaucoup d’air pur pour la petite malade. » Je la rencontrai sur le palier, et elle me demanda si je voulais bien la conduire dans ma chambre. Je n’hésitai pas, car, en la voyant en face, le courage me revint, et je me sentis résolue à lui tenir tête.

— Avant que vous me fassiez part de ce qui vous amène, lui dis-je en lui offrant un siège, il faut que vous sachiez que je viens d’entendre votre conversation avec ma sœur…

— Je l’espérais, reprit-elle vivement, et j’en suis aise ; mais, comme je ne veux pas qu’elle entende ce que nous avons à nous dire, permettez-moi de fermer les fenêtres et la double porte. — À présent, écoutez, ajouta-t-elle en venant s’asseoir près de moi devant ma table à écrire. J’ai voulu donner une leçon à la petite Adda. C’est fait. Elle n’essayera plus de se révolter. Ne me croyez pas irritée contre elle, je ne connais pas la haine avec les enfants ; il me suffit que celle-ci sente ma force. Dès qu’elle sera bien soumise, je la traiterai en bonne amie, je lui serai maternelle. Je la marierai pour le mieux. Déjà vous êtes débarrassée de sa rivalité. Elle déteste franchement votre fiancé. Il lui a fait une de ces injures qu’on ne pardonne pas quand on n’est pas plus forte qu’elle ne l’est. Il a résisté à un appel bien visible en face de deux cents personnes.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas raconté cela, mademoiselle d’Ortosa, lorsque nous nous sommes vues il y a quinze jours ?

— Je vous ai dit qu’Adda était éprise d’Abel, je n’avais pas besoin de preuves à l’appui.

— Et c’est par sollicitude pour moi que vous la faites souffrir ? Je n’accepte pas un tel secours. Je compte dire à ma sœur que vous n’avez pas gouverné Abel comme il vous plaît de le lui faire croire, et que, s’il a préféré votre conversation à la sienne, il ne vous a pas donné le droit de la railler et de l’outrager.

— Un instant, miss Owen ! Vous semblez croire que j’ai menti à Adda. Je ne mens jamais. Abel a bien été réellement épris de moi jusqu’à la rage, et, à l’heure qu’il est, je pourrais encore l’emmener loin de vous, au bout du monde. Écoutez, en femme intelligente et sérieuse que vous êtes, ce qu’une femme sérieuse et intelligente aussi veut vous raconter. Abel ne ment pas non plus, lui, parce qu’il est intelligent. Sa folie est le résultat de ses passions, le cœur est sérieux. Il vous aime. Vous l’interrogerez : s’il trouve dans le récit que je vais vous faire un mot qui ne soit pas exact, ne m’estimez plus. Je sais qu’il est décidé à vous faire sa confession pleine et entière, si vous l’exigez.

Je me levai éperdue ; il m’était odieux de subir la tyrannie de cet examen de mon âme par une personne dont le caractère m’épouvantait. Je ne trouvais plus rien à lui dire, je voulais me soustraire à son regard tranchant comme un scalpel ; elle me retint.

— Ayez, me dit-elle avec calme, le courage de votre situation. Ce n’est pas moi qui l’ai faite ; moi seule peux vous en faire tirer le meilleur parti possible.

» Quand je rencontrai Abel à Nice, il y a un mois, reprit-elle, je ne m’intéressais point à vous particulièrement. Je ne vous avais jamais parlé, mais je vous savais une personne de grande valeur, et j’examinai sous un jour nouveau cet artiste que j’avais plusieurs fois rencontré sans y faire attention ; je connaissais toute son existence parce que son nom se trouvait lié à beaucoup d’aventures où des femmes de toute classe, depuis les bohémiennes jusqu’aux princesses, avaient joué un rôle. Le violoniste Abel était donc sur mes notes comme un rouage du monde de la galanterie, où s’étaient engrenées beaucoup de vertus faciles à démasquer ; mais je ne démasque personne, il m’est plus utile de savoir.

» Je ne le trouvais pas beau malgré son grand charme et une certaine noblesse d’allures en public. La distinction, qui est plus rare que la majesté, lui manquait ; je fus surprise de trouver à Nice qu’elle lui était venue. Il se tenait mieux, il paraissait moins artiste, et il avait pourtant fait de merveilleux progrès dans son art. J’observe tout, et ma passion est de savoir la raison des choses. Je me demandai si l’amour avait passé par là ; je me rappelai l’aventure de Nouzon ; je remarquai qu’Abel recherchait beaucoup votre père et ne fuyait pas votre sœur. Je l’abordai du regard. Je ne vis pas dans le sien cette ardente curiosité que j’y avais rencontrée autrefois,et dont je m’étais détournée comme d’une impertinence. Abel n’était plus frissonnant à l’approche d’une femme, même d’une femme comme moi, qui bouleverse toutes les têtes. Il commença à m’intéresser. Un viveur, un effréné tel que lui, épris d’une puritaine telle que vous, ce devait être un chapitre curieux dans mon étude de la vie humaine et des mœurs modernes.

» Je le tâtai délicatement ; je vis qu’il était méfiant et qu’il ne fallait ni lui prononcer votre nom, ni essayer de le confesser. Je n’avais plus qu’un moyen de mesurer la puissance de son sentiment pour vous, c’était de lui plaire, afin de voir si la chose était difficile et si la défense serait sérieuse.

» Gloire vous soit rendue, miss Owen : j’échouai complètement… à Nice !

» Mais, à Monaco, je vis que ma défaite lui avait coûté un certain effort. Je l’entrepris sérieusement. Je vous avouerai sans pruderie que j’étais piquée au jeu. Il me fut facile d’afficher mon engouement pour lui sans me compromettre. C’est si commode avec un artiste ! On l’applaudit, on lui jette des fleurs, et on peut dire aux autres : « C’est l’artiste qui me passionne ; l’homme m’est aussi indifférent que son instrument quand il a cessé d’en jouer. » Les artistes sont vains, ils ne croient pas cela. Abel se flatta de m’avoir vaincue et sut trouver, au milieu de la vie de plaisir qui nous enveloppait de son imprévu et qui nous protégeait de son fracas, l’occasion de me faire comprendre qu’il se rendait et ne me résisterait plus. Je l’attendais là ; il venait recevoir le prix de son infidélité envers vous ; il se le croyait dû ! Je l’écrasai alors de mon dédain, et je le fis souffrir de toutes mes forces. Il comprit la leçon et s’échappa. Après quelques jours passés à Menton, il disparut tout à fait.

» Qu’était-il devenu ? La vieille Settimia, qui venait le rejoindre pour chanter à Gênes, le chercha sur tout le littoral, le demandant à toutes les polices comme un objet perdu. Elle fut cause que la disparition de l’artiste fit un grand bruit. On parla de suicide, et on m’attribua l’honneur de l’avoir poussé au désespoir.

» J’ai su cela par une lettre de ma cousine de Nice, car j’étais déjà au Francbois, certaine d’y avoir bientôt des nouvelles de mon fugitif. Il est de règle que, quand un homme n’a pas réussi à trahir son amante, il court auprès d'elle pour lui jurer qu’il l’a toujours adorée. Abel devait se retrouver à vos pieds.

» Vous avez bien envie de me demander pourquoi, ayant repoussé Abel à Monaco, je venais ici pour le revoir. Je vous le dirai ; avec vous, je serai franche comme avec un miroir. Abel m’a émue, je dirai plus, il m’a troublée. Sa colère, sa souffrance, son indignation lors de sa défection à Monaco, ont fait entrer mon esprit dans une phase nouvelle. C’est un état inconnu que je ne puis bien définir encore. Je n’aime pas, je ne dois pas aimer, mon avenir serait perdu. Il faut que j’arrive vierge de cœur et de conduite au souverain que je veux dominer. J’ai d’autant plus de force pour me défendre que j’en suis venue à comprendre certains dangers. J’ai vu Abel furieux, prêt à me frapper et me maudissant avec une énergie vraiment dramatique. C’est le plus beau mouvement de passion qui se soit produit devant moi. En ce moment-là, un vertige m’a prise. S’il eût fait un pas, je tombais dans ses bras ; mais les hommes sont trop simples pour faire jamais à propos ce pas-là, et il faut vous dire que ce corrompu d’Abel est le plus ingénu des hommes.

» Je suis venue vous voir, je vous ai attirée à un rendez-vous, je vous ai fait surveiller par le petit Ourowski. Abel n’était pas arrivé. Vous ne l’attendiez pas, mais j’étais sûre qu’il arriverait, et j’ai appris que vous vous absentiez. J’ai battu alors le pays avec les hommes du Francbois sous prétexte de beau temps et de genêts en fleurs. Je n’ai pu retrouver vos traces ; mais, un soir de pluie, il y a cinq jours, aux portes de Givet, où nous allions dîner en passant, nous avons failli écraser un piéton distrait que j’ai reconnu comme au vol. J’ai dit tout bas à Ourowski : « C’est Abel ! » et l’enfant l’a crié tout haut. Aussitôt les voitures et les cavaliers de notre bande l’ont entouré, saisi, jeté bon gré mal gré dans la calèche de lord Hosborn. Moi, j’étais à cheval. On roulait sur l’infernal pavé de Givet. Abel a été surpris de me voir quand les lumières du dîner nous ont rassemblés à l’hôtel du Mont d’Or, Peut-être eût-il fui obstinément, s’il m’eût aperçue plus tôt, je n’en sais rien. Il fut très-maître de lui en me reconnaissant, et ne se dégagea point de la parole qu’il avait donnée à lord Hoshorn de se laisser emmener pour quelques jours au Francbois. Je compris fort bien qu’il avait trouvé le gîte favorable pour se tenir à portée de vous, mais qu’il eût préféré ne pas le partager avec moi. Je lui parlai comme si nous nous fussions quittés la veille dans les meilleurs termes. Il se montra homme de bonne compagnie en suivant l’exemple que je lui donnais. Je ne veux rien incriminer auprès de vous, je suis persuadée qu’il se flatta de me tenir pour fort indifférente désormais.

» C’est ici que je vais commencer, chère miss Owen, à vous sembler fort coupable ; mais ma sincérité m’absoudra. Il ne me convenait pas de devenir indifférente, moi qui suis redoutable par calcul et par nature. Et puis, je vous l’ai dit, Abel a de l’attrait pour moi depuis qu’il m’a injuriée et presque battue. Je ne suis pas arrivée à l’âge que j’ai, à travers tous les orages d’amour soulevés par moi, sans avoir acquis le droit de connaître les plaisirs chastes de l’émotion ; l’épithète vous fait rougir ? Ma chère enfant, l’émotion de la femme qui compte se donner le jour du mariage et celle de la femme qui compte se refuser à jamais, c’est absolument la même émotion ; vous ne le croyez pas ? vous avez tort. La mienne est plus intense, plus méritoire par conséquent. La vôtre n’est qu’un pieux atermoiement, une mesure de prudence. Moi, j’aime à me promener le long des abîmes. Pour être sûre de n’y jamais tomber, il faut que je m’habitue à braver le vertige, et le vertige a des charmes ; il m’est permis de les savourer, puisque c’est l’unique récompense du sacrifice que j’ai fait de ma jeunesse et de ma beauté. On vous a donc dit la vérité quand on m’a accusée devant vous d’aimer à ravager les cœurs sans y toucher. On eut pu dire encore mieux : j’aime à incendier les existences et à m’enivrer de la fumée de la coupe sans la porter à mes lèvres. Je n’ai pas toujours été ainsi, je vous l’ai dit, j’ai eu de la candeur et de la bonne foi ; j’ai été accusée avant d’être coupable : à présent, Je le suis sans remords. Pourquoi le désir s’acharne-t-il après l’impossible ? Puisque c’est une loi fatale, puisque les êtres simples et purs comme vous n’inspirent que des affections douces et n’empêchent pas les ardeurs violentes qui font la puissance des coquettes, la femme qui choisit votre lot ne recueillera que ce qu’elle a voulu semer ; qu’elle ne se plaigne donc pas ! Il ne tenait qu’à elle de goûter du grand règne ; maudire celles qui s’en sont emparées est puéril et ridicule.

» Vous me connaissez absolument désormais. Je suis entrée dans l’âge où on joue avec le feu, et où ce jeu-là est une passion. Jamais encore je ne m’étais brûlée aussi vivement qu’avec Abel. J’avais eu affaire à des êtres tièdes ou usés ; cet artiste est un volcan, il a de la vraie puissance, il ne dissimule rien, il ne fait pas de madrigaux, il est brutal. Il vous dit qu’il rougit de vous aimer. Il va même jusqu’à vous dire qu’il vous désire et rien de plus ; mais ce désir n’est pas humiliant. Il est trop intense pour que l’être tout entier ne s’y absorbe pas, et pour que tout n’y soit pas sacrifié.

» Voilà où Abel en est depuis deux jours. Je n’ai pas eu besoin de nouvel artifice avec lui ; il m’a suffi de lui faire voir ce qui est, l’état de mon cerveau qui refuse le bonheur à cette âme torturée. Il en est venu à me comprendre, à me plaindre, à m’admirer peut-être, tout en me détestant et me maudissant aux heures de paroxysme… Enfin hier, j’ai senti que c’était assez, parce que ma force s’épuisait, et j’ai résolu de vous rendre votre fiancé. Je suis partie ce matin à son insu, et, ne sachant pas trouver votre famille de retour, je voulais vous dire que je fuis. Je retourne à Paris, c’est à vous de retenir Abel. Dans l’exaltation où je le laisse, ma fuite est un aveu trop excitant pour qu’il ne veuille pas me suivre. Ce serait là un embarras et un péril que je ne veux pas pousser plus loin ; écrivez-lui, hâtez votre mariage avec lui. Je sais qu’il veut se marier, bien qu’il ne vous nomme pas. Il veut en finir avec les passions. Il vous est fort attaché, j’en suis certaine, car votre nom le fait pâlir. Il vous respecte, il tient à vous ; vous le rendrez fort heureux, si vous pouvez le fixer. Ceci est votre affaire et non la mienne, j’ai dit. Adieu, je prends le convoi sur l’autre rive, et je pars.

Je la saluai sans lui dire un mot ; elle me faisait horreur, mais je trouvais indigne de moi de lui exprimer mon dégoût. Je ne la regardai pas traverser la rivière, je retournai auprès des enfants, je fermai la fenêtre, l’air fraîchissait. Je préparai la potion de Sarah et la lui fis prendre ; je m’assis sur le tapis pour faire jouer le baby et puis je repris la petite brassière que j’étais en train de coudre, et, quand ma sœur entra, je la consultai sur le choix de la dentelle dont je la voulais garnir.

Ma sœur avait reconduit mademoiselle d’Ortosa jusque sur l’autre rive. Elle venait me demander quel secret elle m’avait confié.

— Rien qui doive intéresser vous ou moi, lui répondis-je ; c’est une confidence, et je dois la garder, une confidence très-puérile, et rien de plus.

— Y suis-je pour quelque chose ? dit Adda inquiète.

— Pour rien absolument.

— Pourtant, Sarah, vous êtes pâle.

— J’ai la migraine. La parfumerie de mademoiselle d’Ortosa est trop forte. Les enfants ne l’ont pas respirée, c’est l’essentiel.

Je ne savais pas ce que je disais, mais je paraissais si calme, que ma sœur ne s’aperçut pas de l’état où j’étais. C’était le calme de la mort.

Quand je fus seule, je me demandai si mademoiselle d’Ortosa ne m’avait pas fait un tissu de mensonges. Il n’y avait point d’apparence à cela. Elle avait invoqué le témoignage d’Abel, et c’était à lui que je devais demander cette chose impure, l’intensité du désir qu’une coquette avait allumé dans ses sens ! Il me fallait, moi, me représenter les agitations, les transports de cette poursuite malsaine, en peser la gravité, en tolérer l’excès, le consoler d’avoir été éconduit, le retenir près de moi, lui donner ma vie pour le dédommager de n’avoir pas été l’amant d’une autre ! Ah ! c’était trop, en vérité ! Je ne pouvais ni m’informer de la vérité, ni la tenir pour non avenue. L’image de cette vierge impudique se plaçait à jamais entre Abel et moi. Abel était l’esclave de ses passions. Si c’était un crime, je ne voulais pas le savoir, et je ne pouvais apprécier le degré de résistance qu’il était capable de leur opposer ; mais c’était un irréparable malheur, et j’avais été folle de croire que je pourrais l’en préserver. Il avait eu pour moi un éclair de cette passion en voulant m’enlever. Au lieu d’en être touchée, j’en avais été blessée ; je n’étais pas une d’Ortosa, moi ! je ne pouvais répondre à ses accès de fièvre que par la douceur et la plainte. Il se soumettait, il ne se fâchait pas trop contre ma résistance, parce qu’il était bon ; il appréciait ma pudeur, il l’estimait, la respectait, parce qu’il trouvait du charme à la simplicité des enfants ; mais tout cela ne suffisait pas à la consommation d’une vitalité comme la sienne. Cette journée d’extase tendre qu’il avait passée à me regarder sans oser me toucher, et dont je lui avais été si reconnaissante, n’avait pas mis le moindre calmant sur sa fièvre chronique. Une heure après, rencontrant cette fille hardie qu’il comparait à du vin de Champagne où l’on aurait mis du vitriol, il m’avait oubliée ; ou plutôt, non : il avait donné un autre aliment aux violences qu’il s’était interdites avec moi, et peut-être s’était-il dit : « À chacune d’elles ce qui lui convient, le respect à la fiancée, la passion à la tentatrice ! Je donne à l’une ce dont l’autre ne veut point, je suis dans la vérité, dans l’usage, dans le droit de mon sexe, dans le bon sens et dans le bon goût peut-être ! »

À supposer qu’il eût raisonné plus sérieusement, ne m’avait-il pas dit : « Prenez-moi, emmenez-moi, gardez-moi, ou je suis perdu ? » Il me l’avait dit, il me l’avait répété. Je n’avais pas compris, moi, qu’il était incapable d’attendre huit jours sans contracter de nouvelles souillures. Je n’avais pas deviné que, s’il était venu me trouver, c’était pour échapper à d’invincibles tentations. Je ne voulais pas croire que ce fût par dépit, j’admettais qu’il eût la volonté loyale, le cœur réellement sincère. Je n’étais pas irritée, je ne l’accusais pas. Il m’aimait comme il pouvait aimer, il était persuadé de son amour, il ne me mentait pas et ne se mentait pas à lui-même. Il avait peut-être l’intention de m’être fidèle à partir du mariage ; mais jusqu’à la veille il ne pouvait répondre de rien. Il ne s’appartenait pas, il n’avait jamais essayé de contenir son impétuosité naturelle et fatale. Il n’eût pas pu. Le torrent peut-il dire au ruisseau où il va et d’où il vient ?

Je pouvais tout lui pardonner, sauf de m’avilir ; mais il ne dépendait pas de lui que cela ne fût pas. Il n’avait pas voulu prononcer mon nom, il avait forcé mademoiselle d’Ortosa à le respecter, il avait pris des soins pour cacher nos relations. Il le pouvait encore ; mais, quand je serais sa femme, chacune de ses défaillances ne serait-elle pas un outrage public pour celle qui porterait son nom ? Est-ce que la fidélité, même apparente, lui serait possible ? Ne m’avait-il pas dit aussi : « Vous voyagerez avec moi, s’il faut que je voyage encore. Je ne veux jamais me séparer de vous ! » Il me faudrait donc m’attacher à ses pas comme un gardien jaloux, subir le ridicule d’une femme qui surveille son mari, ne pas le quitter une heure sans rêver la honte de l’attendre indéfiniment ? — Non, tout cela était au-dessus de mes forces, et je marchai toute la nuit dans ma chambre en me disant sans colère, mais avec une immense douleur : « Je ne peux pas ! » Et au matin je me jetai accablée sur mon lit en m’écriant : « Tout est perdu pour moi, fors l’honneur. »

Je fus très-malade le jour suivant, et je fus forcée de garder le lit. On crut que j’étais reprise de cette névralgie qui me servait à tout expliquer. Le lendemain, je réussis à me lever. Je ne voulais pas qu’Abel vînt faire sa demande, je ne voulais pas lui causer l’humiliation d’un refus ; mais quel moyen de rompre sans retour et d’éviter des luttes pénibles ? Je craignais de le voir, j’avais trop éprouvé son ascendant sur moi. Lui demander compte de sa conduite soulevait en moi une répugnance invincible. Je ne voulais pas le voir avili devant moi et par moi, je désirais garder son souvenir pur de reproches et de blessures mutuelles. Je savais qu’en avouant tout il se justifierait à sa manière par le repentir, par la tendresse ; mais je savais aussi qu’il aurait des accès de fureur où il me briserait en me disant que je ne l’avais jamais aimé. Je ne voulais plus m’entendre dire cela, c’eût été ma défaite. Que faire ? Je ne savais pas, je ne trouvais rien. Je ne pouvais pas fuir comme mademoiselle d’Ortosa. J’avais un enfant malade à soigner, et puis mon père, que son voyage avait beaucoup fatigué, enfin ma pauvre sœur dont l’esprit en désarroi me causait de vives inquiétudes. Je m’arrêtai au rôle passif qui m’était dévolu. J’attendis les événements, ne pouvant opposer à mon destin que la force de l’inertie.

Bientôt je reçus deux lettres.

« Je viens de rencontrer Abel à Paris, disait la première. Il y était depuis vingt-quatre heures. Il m’a dit vous avoir vue, et il compte retourner à Malgrétout le 16, c’est-à-dire dans trois jours, et, selon ses prévisions, le lendemain du retour de M. Owen. Dans le cas où ce retour serait retardé, un mot bien vite à votre fidèle et respectueux ami. — Nouville. »

Je compris ce qui s’était passé. Abel avait suivi de près mademoiselle d’Ortosa. Il s’était dit : « J’ai encore cinq jours devant moi. Je ne dois pas revoir ma fiancée tête à tête. Je suis trop excité par le trouble qu’une autre a mis en moi. J’oublierais mes résolutions, j’offenserais, j’épouvanterais l’honnête fille. Mieux vaut faire un dernier effort pour assouvir la folle passion qui me torture. Si j’échoue encore, j’irai demander la main de celle qui doit me guérir. »

Je reconnus la vraisemblance de mon explication en relisant le billet de Nouville. Il était le plus cher et le plus intime ami d’Abel, et, après une séparation assez longue, Abel avait laissé passer vingt-quatre heures à Paris sans l’aller voir ; c’est par hasard qu’ils s’étaient rencontrés. Abel ne lui avait rien dit de mademoiselle d’Ortosa, il n’avait parlé que de moi et de ses projets de mariage, il l’avait chargé de savoir le jour du retour de mon père. Le bon Nouville attribuait à l’impatience de me revoir ce qui n’était sans doute chez Abel que l’espoir de gagner un jour de plus à passer à Paris.

J’ouvris avec distraction l’autre lettre, d’une écriture inconnue ; elle contenait ces mots :

« Que faites-vous donc, miss Owen ? Voici que je rencontre Abel face à face à la sortie des Italiens. Votre nonchalance m’est fort désagréable ; décidez-vous donc à l’épouser et à me débarrasser de lui, et, si vous n’en voulez plus, dites à votre petite sœur de s’en charger.

» Toute à vous. — Carmen d’Ortosa. »

J’écrivis sur-le-champ à Nouville de dire à Abel que mon père était revenu, puis reparti pour l’Angleterre ; il ne serait de retour que dans un mois, et je priais Abel de ne pas venir avant un nouvel avis de ma part. Je gagnais ainsi du temps. J’abandonnais Abel à son sort, et je dégageais le mien.

Huit jours après, Nouville m’écrivit de nouveau.

« Que se passe-t-il donc ? J’apprends que votre père n’a pas quitté de nouveau Malgré tout, et je ne vois pas Abel pour le lui dire. Je ne sais même où le prendre. Chère miss Owen, il faut que je vous parle à vous seule. Je sais que vous avez une parente à Reims, allez la voir ; dites-moi le jour, je vous rencontrerai là comme par hasard, et nous causerons. »

Je saisis sans hésiter le moyen de rupture qui se présentait. Je me rendis seule à Reims, et je mis la lettre de mademoiselle d’Ortosa sous les yeux de Nouville.

— Ceci, lui dis-je, a été le dernier coup, et la consommation de ma honte. Je n’ai même pas cette consolation à donner à ma fierté que ma rupture avec Abel ait précédé l’insulte qu’il attire sur moi. Je l’attendais encore pour le consoler au moins de mon refus, et déjà il avait suivi le météore. À présent, mon ami, je ne veux pas le haïr, je ne veux pas le mépriser. Je ne veux ni l’oublier, ni l’effacer de mes sympathies. Il sera toujours pour moi un sujet de sollicitude et un souvenir dont je ne veux garder que le charme ; mais je ne le reverrai jamais, et, si vous ne m’approuviez pas, si vous tentiez de me rattacher à lui, je croirais à présent que vous n’êtes pas un homme sérieux, ou que vous ne me prenez pas pour une personne respectable.

Nouville courba la tête et n’essaya pas de justifier Abel. Il avait une fort mauvaise opinion de mademoiselle d’Ortosa et la croyait hypocrite et galante dans toute la force du terme. Il avait soupçonné ses relations avec Abel et ne les jugeait point platoniques. Je dus la défendre dans le sens où elle pouvait être défendue, c’est-à-dire constater un grand empire sur elle-même pour faire le mal dans les limites que lui posait son ambition.

Nouville m’avoua qu’en me demandant une entrevue il avait encore eu l’espoir de sauver son ami de cette dernière épreuve ; mais, en apprenant le cruel plaisir que mademoiselle d’Ortosa s’était réservé de m’humilier, il comprenait que je ne pouvais plus m’exposer à de tels outrages, et il me jura qu’il le ferait comprendre à Abel d’une manière décisive et irrévocable. Je lui remis l’enveloppe qui contenait le brin d’herbe : c’était le sceau de la rupture.

Quinze jours après, il m’écrivit :

« Abel est parti pour l’Italie. Mademoiselle d’Ortosa est à Paris en train de conclure un grand mariage. Abel a beaucoup souffert de votre détermination, mais il l’a comprise. Oubliez-le, si vous pouvez, et, si vous pensez à lui quelquefois encore, pardonnez-lui dans votre cœur. Il expiera cruellement ses fautes et ne se consolera jamais de son bonheur perdu. Je le connais ! »

Quand mon sacrifice fut accompli, je crus que je ne m’en relèverais pas, tant je me sentis brisée ; mais je n’eus pas le loisir de m’occuper de moi-même. Une épidémie ravagea le pays, et je dus songer à soigner les malades. Comme le mal sévissait surtout sur les enfants, j’engageai Adda à ne pas laisser sortir les siens de notre enclos et à ne pas sortir elle-même. Je confiai Sarah aux soins de mon père. Elle était heureusement assez bien dans ce moment-là. Moi, je me logeai dans un pavillon séparé, afin de ne pas apporter à nos enfants la contagion du dehors, et je me consacrai aux malheureux. J’espérais avoir mon tour quand j’aurais fait mon possible pour les autres, et mourir dans l’exercice de mon devoir sans avoir à me reprocher la lâcheté du suicide. La mort ne voulut pas de moi, et, en me sentant utile, je me sentis plus forte. Après tout, qu’est-ce que de vivre un certain nombre d’années sans bonheur ? Ce n’est jamais qu’un temps bien court pour faire tout ce qu’on doit faire, et il n’en reste point pour se reposer et se plaindre.

L’épidémie passée, je rentrai dans ma famille et m’occupai de ma sœur. Son esprit avait subi une crise que je n’avais pu suivre. Elle m’apprit que pendant ma retraite la destinée l’avait vengée de mademoiselle d’Ortosa. La fière Espagnole avait manqué le grand mariage qu’elle se croyait sûre de contracter, et qu’elle avait déjà annoncé à tout le monde. On ne savait pas bien les causes de son échec ; il avait été brusque, on disait même brutal. On ajoutait qu’elle avait fait une grave maladie dont les suites seraient longues et la tiendraient peut-être à jamais éloignée des fêtes et du bruit.

Adda se réjouissait si cruellement de ce désastre, que j’en fus effrayée. Je craignis qu’elle ne fût devenue méchante par jalousie.

— Rassure-toi, me dit-elle ; je n’étais pas jalouse de ses succès de femme, j’en aurai autant qu’elle quand je voudrai, et de meilleur aloi. Je ne serai pas si follement ambitieuse, et j’arriverai plus sûrement à une position plus solide. Son malheur m’a servi de leçon. Elle voulait voir tous les hommes à ses pieds. Moi, je m’attacherai à une seule conquête, et elle ne m’échappera pas. J’ai voulu lui disputer Abel, que, pas plus qu’elle, je n’eusse voulu épouser, et que je n’aimais pas : c’est qu’elle m’avait un peu corrompue. La voilà hors de combat, et je ne subirai plus sa mauvaise influence. Je me servirai de ma volonté et je m’en servirai bien, tu verras ; mais il faut que tu m’aides. Il faut que tu me tires de l’obscurité. Tu es d’âge à me servir de chaperon, je veux que tu me conduises au Francbois. Le monde est là tout près de nous, et je veux y prendre la place qui m’est due.

Elle revint avec ténacité à ce projet, que je la priais en vain d’ajourner. J’avais à surveiller à toute heure ma petite Sarah, de nouveau souffrante, et pour laquelle il me fallut faire des miracles d’attention et de prévoyance. Je réussis à la soustraire encore une fois à l’anémie, et ce n’est pas en courant les chasses et les bals que j’eusse pu atteindre ce résultat difficile, toujours près de m’échapper. Mon père s’était mal trouvé de son séjour à Nice. Il ne se sentait plus en harmonie avec ce monde nouveau, dont la folie et la brutalité le froissaient. Il appelait la société où Adda brûlait de se lancer une bohème titrée, et cela était juste, en ce sens que le faste y cachait beaucoup d’abîmes, moralement et matériellement parlant. Il pensait avec moi que le vrai monde était précisément celui qui n’a pas la prétention de s’appeler le monde, mais qui suffit aux besoins normaux de la vie de relations. On le trouve pour ainsi dire sous sa main, puisque partout autour de soi on peut faire choix d’un certain groupe de personnes estimables. On simplifie énormément la difficulté de les réunir et de les fixer quand on ne leur demande que la distinction du mérite personnel. Nous avions eu ce petit monde choisi avant le mariage de ma sœur : un revers de fortune m’avait exilée de ce milieu, et je commençais à m’en faire un nouveau après quelques années de séjour en province ; mais Adda trouvait ce petit cercle ennuyeux et mesquin. Elle essayait d’y attirer des personnes plus brillantes qui n’y venaient que pour dénigrer à son oreille la simplicité des bons voisins et la toilette trop modeste de leurs femmes. Elle tenta de nous convertir, mon père et moi, à ses idées sur le monde qu’elle rêvait, et, n’y réussissant pas, elle s’irrita contre nous et nous fit une vie d’amertumes poignantes.

Lady Hosborn était une bonne femme au cerveau très-creux, qui aimait le bruit du monde sans y rien comprendre, sans y porter le moindre besoin d’appréciation. Son unique but dans la vie était de bien recevoir et de rendre sa maison brillante ; c’était aussi le goût de son fils. Le tapage de divertissements qu’on trouvait chez eux ressemblait à une ivresse ; ce n’était qu’un charivari, et le plus plaisant de la chose, c’est qu’on y dépensait très-méthodiquement des sommes folles. Lady Hosborn avait beaucoup d’ordre, et avec une gravité tout anglaise, car, en croyant se divertir beaucoup, elle ne souriait jamais, elle réglait avec le plus grand soin et la plus effrayante activité les joies imprévues, le faste toujours renouvelé de son château ; elle y arrivait et en partait tous les ans le même jour ; elle passait à Paris le même nombre de semaines, et à Londres le même nombre de mois, sans déranger d’une heure l’ordre de ses voyages et de ses occupations. Elle disait cette exactitude nécessaire à la constance de ses relations anciennes et au recrutement illimité des nouvelles. Elle était assez humaine et répandait juste assez de bienfaits pour faire accepter ses vaines dépenses comme la gloire et la fortune du pays ; c’est le préjugé du pauvre de croire que le luxe le nourrit. Il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il lui coûte.

Lady Hosborn dormait là-dessus du sommeil du juste, aidé de son néant intellectuel ; elle était aux aguets des personnes intéressantes à recruter pour animer et embellir ses salons, et, du moment qu’elle vit s’éteindre l’astre de mademoiselle d’Ortosa, elle jeta les yeux sur ma sœur. Elle vint la chercher, l’enlever, disait-elle, et, comme elle était une personne dont la jeunesse n’avait jamais donné prise à la calomnie, — elle était d’une laideur à donner le cauchemar, — nous ne pouvions, ajoutait-elle, la lui refuser. Nous ne le pouvions pas en effet. Adda était décidée, et nous n’avions plus d’influence sur elle. Il ne nous restait qu’à paraître céder de bonne grâce, et, pour qu’elle n’eût pas l’air de débuter dans ce monde-là par un coup de tête, nous résolûmes de l’accompagner, mon père et moi, pour l’aider à y faire décemment son entrée.

Elle partit munie de ses plus étourdissantes toilettes, jetant le deuil aux orties un peu plus tôt qu’il ne fallait. J’avais pour toute garde-robe de luxe une assez belle robe noire que je ne crus pas devoir mettre, afin de n’être pas prise au premier abord pour celle des deux qui était veuve. Je n’avais plus à ma disposition qu’une petite robe grise assez fraîche, mais si dépourvue de bouffants et de paniers, que ma sœur me railla, disant que je me déguisais en fillette pour paraître plus jeune qu’elle.

Nous prenions, mon père et moi, un soin fort inutile pour sauver les convenances. L’arrivée d’Adda se trouva perdue dans un tumulte ; on rentrait de la promenade, personne ne s’enquit de sa situation, on remarqua seulement sa fraîcheur et sa toilette. Lady Hosborn nous présenta bientôt à quelques vieilles femmes très-empanachées et très-fardées, leur recommandant en particulier madame de Rémonville, qui venait ouvrir la chasse, c’est-à-dire passer quinze jours chez elle. Cette adoption de ma pauvre petite sœur par ces duègnes évaporées me serra le cœur. Lady Hosborn nous conduisit à l’appartement qu’elle lui avait réservé près du sien, et, comme nous voulions repartir en voyant ma sœur installée, elle insista tellement pour nous retenir à dîner, que nous cédâmes, nous promettant de nous en retourner aussitôt après. Je savais que ma Sarah, qui ne s’était jamais vue seule avec ses bonnes, ne dormirait pas tant que je ne serais pas rentrée.

La table était de cinquante couverts. On mangeait vite et mal, on était pressé de se préparer pour le feu d’artifice, la musique et le bal. Lord Gilbert Hosborn était un homme de trente ans, froid et insignifiant, avec de grandes prétentions à la beauté. à la force physique, à la science de la chasse et à la musique. Il me fit l’honneur de me placer près de lui à table et de me demander si j’appréciais ces grands délassements de la campagne. Je répondis que je n’aimais que la solitude, les enfants et la musique.

— Ah ! la musique ! À propos, dit-il, vous êtes une grande artiste ! Nous savons cela par quelqu’un qui s’y connaît. Est-ce que nous n’aurons pas le plaisir de vous entendre ?

Je répondis que je ne chantais plus. Un instant après, pour n’avoir pas l’air de me refuser à la conversation, je lui demandai s’il avait des nouvelles de mademoiselle d’Ortosa.

— Elle ne va pas bien, dit-il ; c’est fini, je le crains, on ne revient pas de si loin. Vous la connaissiez donc ?

— Un peu, je l’ai vue trois fois.

— Est-ce que vous la plaignez ?

— Certainement, beaucoup, si elle est à plaindre.

— Moi, reprit-il, je la plains aussi d’avoir toujours été ce qu’elle est.

— Vous jugez qu’elle a toujours été folle ? dit le petit prince Ourowski, qui était à ma droite.

— J’en suis sûr, lui répondit lord Hosborn ; elle a eu toute sa vie une folie entreprenante et optimiste. C’est devenu une folie triste et misanthrope, voilà tout.

— Folle ? m’écriai-je ; vous dites qu’elle est folle ?

— Vous ne le saviez pas ? Elle a été six semaines furieuse chez le docteur Blanche, et puis elle s’est calmée. Elle est tombée dans une mélancolie noire ; enfin elle commence à chercher la distraction,… et, par parenthèse, c’est ici qu’elle est venue la chercher.

— Ici ? reprit Ourowski. Comment ? quand donc ?

— Tantôt, pendant que nous étions en course, elle est arrivée comme si de rien n’était. Ma mère l’a reçue avec sa bonté habituelle, mais non pas sans quelque appréhension. Elle l’a trouvée méconnaissable, affreuse, à ce qu’il paraît, mais fort douce, et elle lui a persuadé de se retirer dans son appartement et d’y rester jusqu’à demain pour se reposer. Jusque-là, on verra comment elle se gouverne, et, si elle ne déraisonne pas trop, on lui permettra de se distraire comme elle pourra.

— Diable ! dit le petit prince, ce n’est pas gai, ça ! Je ne peux pas dormir dans une maison où il y a des fous !

— Bah ! reprit lord Hosborn, dans une maison bien montée, il faut de tout ! Cela ne fait pas mal, une légende, un spectre dans un vieux manoir comme celui-ci. Cela nous manquait !

J’étais navrée de voir le peu de pitié accordé à cette malheureuse personne si vantée, si recherchée peu de mois auparavant. Je me hasardai à demander la cause de ce terrible naufrage.

— La passion des aventures, répondit lord Hosborn. Depuis quelque temps, l’esprit faisait fausse route. Elle a été une femme séduisante, on ne peut pas le nier, et nous l’avons tous gâtée de nos adorations ; mais elle a voulu monter trop haut…

— Pour y réussir, dit le petit prince, il eût fallu se préserver jusqu’au bout de toute fantaisie, et c’est ce qu’elle n’a pas fait. Elle a été folle de M. Abel.

— Ne dites donc pas cela, vous n’en savez rien ! répliqua lord Hosborn.

— Je ne prétends pas qu’elle ait couronné sa flamme ; mais elle en était engouée…

— Et vous étiez jaloux ! Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Abel s’est conduit avec elle en galant homme. Dès qu’il a vu que ses assiduités pouvaient nuire au mariage qu’elle espérait, il s’est retiré.

— Trop tard ! on avait trop parlé de lui ; on l’a su…

— Bref, reprit lord Hosborn, elle en a perdu l’esprit. À présent, elle se persuade qu’elle a eu une fièvre cérébrale et se croit très-raisonnable ; mais elle a dit à ma mère d’un ton fort sérieux qu’elle était fiancée à un prince… C’est assez parler de choses tristes, n’y songez plus, Ourowski ! Le passé est le passé. Un astre éclipsé n’empêchera pas votre ciel de se remplir d’astres nouveaux.

Ainsi la malheureuse Carmen subissait le châtiment qu’elle avait dû le plus redouter, celui d’être une gêne et un objet d’effroi pour le monde dont elle avait été l’éclat et la vie. Elle n’était plus sur cet océan de plaisirs qu’une barque échouée qui essayait en vain de se remettre à flot. Le tourbillon n’est pas tendre. Les gens qui vivent pour s’étourdir sont peu accessibles à la pitié, et ne se soucient pas de prendre à la remorque les embarcations en détresse.

Après le dîner, je pris le bras de mon père, et nous descendîmes au jardin, où je l’attendis pendant qu’il allait chercher notre domestique et demander la voiture. Il n’était pas facile de retrouver ses gens dans ce vaste manoir encombré de valets et d’équipages. Il faisait encore jour, nous étions en plein été ; la chaleur était écrasante. Je marchais au bord d’un bassin qui reflétait le ciel rouge, et de temps en temps je m’arrêtais pour admirer la masse monumentale du château avec ses tourelles saxonnes et ses balcons mauresques, mélange riche et imposant d’architecture moyen âge complétée par le caprice de la renaissance. Une lumière brillait seule, comme une étoile du soir pressée de paraître, au faîte d’une sorte de poivrière élancée, tout au haut de l’édifice.

— C’est peut-être là, pensais-je, que la pauvre Carmen est réduite à servir de légende et de spectre à la poésie du manoir.

Tout à coup, entendant marcher derrière moi, je me retournai. C’était le spectre, c’était mademoiselle d’Ortosa, toute vêtue de blanc avec recherche, belle encore de tournure et de lignes, mais effrayante de maigreur et livide. Elle marchait lentement, avec une sorte de majesté étudiée, et sa forme élancée, reflétée dans le bassin, semblait être l’objet de sa préoccupation. Je m’éloignai du bord pour la laisser passer. Elle s’arrêta, me reconnut et me dit :

— Bonjour, miss Owen. Vous voilà enfin ! Vous avez bien tardé à venir m’offrir vos félicitations ! Je les accepte. Je ne vous en veux pas. Que désirez-vous ? Je suis prête à vous l’accorder.

Je compris qu’elle se croyait reine, et la saluai sans lui répondre. Elle me retint en s’écriant :

— Pourquoi voulez-vous fuir ? Vous me trahissez ! Oui, tout le monde trahit celle qui est là ! Elle me montrait le bassin d’un geste théâtral avec des yeux étincelants. Je n’ai jamais eu peur de ceux qui souffrent. Je lui pris la main avec autorité et l’éloignai du bassin.

— Celle qui est là, lui dis-je, c’est le reflet, c’est le rêve. Vous, vous n’êtes pas reine, vous êtes mademoiselle d’Ortosa, dont personne ne veut se venger.

— Pas même vous ? dit-elle en paraissant recouvrer toute sa lucidité. Avez-vous épousé Abel ? êtes-vous heureuse ?

— Je suis calme, je n’ai épousé personne.

Elle mit ses deux mains sur son visage, et, comme elle paraissait m’avoir oubliée, je voulus passer outre. Elle n’était pas seule, une femme de chambre la suivait à peu de distance.

— Restez encore, me dit-elle d’une voix suppliante qui me fit mal. On est si malheureux seul ! Ayez pitié de moi ! Voyez ! toujours seule à présent ; on me fuit, on me craint ! Il paraît que j’ai été méchante ; mais ne peut-on me pardonner un accès de fièvre ? Je n’ai pas été méchante avec vous, n’est-ce pas ?

— Je ne m’en souviens pas, répondis-je.

Et, craignant que le souvenir de ses torts atroces envers moi ne ramenât chez elle quelque crise, je m’échappai. Comme je passais près de sa gardienne, je lui demandai tout bas si elle la croyait tout à fait égarée.

— Non, me répondit cette femme, qui avait l’air d’une personne sérieuse : mademoiselle est agitée ce soir par le voyage ; mais elle est à moitié guérie, et je crois qu’elle guérira entièrement, si elle le veut.

Le lendemain, à Malgrétout, comme j’avais laissé les enfants à leur sieste et me promenais dans notre jardin, je me vis tout à coup en face de mademoiselle d’Ortosa, qui était assise sur un banc, dans une attitude pensive. Elle paraissait absolument calme ; l’abattement de sa figure pâle était navrant. J’allai doucement à elle et lui pris la main. Elle me regarda avec étonnement, comme si elle eût oublié où elle était, et, au bout d’un instant de torpeur, examinant mon visage et regardant ma main qui tenait la sienne, elle fit un faible cri et se jeta dans mes bras en sanglotant. Ces sanglots convulsifs sans larmes étaient déchirants. Je lui parlai avec douceur et lui donnai un baiser sur le front. Elle tomba à mes pieds, serra mes genoux contre sa poitrine et s’évanouit.

Au même instant parut sa femme de chambre, qui était tout près de nous sans se montrer. Elle m’aida à la faire revenir, et nous la conduisîmes dans le salon, où je la couchai sur un sofa. Cette femme de chambre, qui était une personne dévouée, une Anglaise de fort bon air, me dit qu’il fallait tâcher de la faire manger, parce que le dégoût des mets était pour le moment son plus grand mal. J’essayai et je réussis. Peu à peu, mademoiselle d’Ortosa consentit à prendre quelques aliments, et j’assistai au retour assez rapide de sa lucidité complète. D’abord elle fut comme partagée entre l’illusion et la réalité. Tantôt se croyant reine ou impératrice, elle me donnait des ordres du ton d’une actrice qui joue un rôle ; tantôt, se rendant compte de sa situation, elle me demandait humblement pardon de l’embarras qu’elle me causait. Bientôt la raison prévalut, et, s’adressant à sa suivante :

— Ma bonne Clary, lui dit-elle, me voilà tout à fait bien. Tu peux me laisser seule avec miss Owen. J’ai à lui parler. Tu vois bien qu’elle m’a fait bon accueil. Tu craignais qu’elle ne me connût pas, qu’elle ne refusât de me recevoir. Elle me connaît, va ! et elle me plaint. Elle n’est pas comme les autres, elle ! Ah ! si je pouvais rester auprès d’elle, je serais vite et tout à fait guérie ; mais je ne veux pas l’importuner longtemps. Va dire au cocher de faire rafraîchir ses chevaux, mais de ne pas dételer.

— Il vous faut au moins une heure de repos, lui dis-je. Permettez que je fasse dételer.

Je sonnai, je donnai des ordres, et je restai seule avec mademoiselle d’Ortosa.

— Quel contraste entre nous ! me dit-elle. Les deux extrêmes ! la raison, la bonté, la patience en face de la cruauté, de l’extravagance et de la dévorante jalousie ! Sachez tout, miss Owen, j’ai été jalouse de vous jusqu’à la haine. Je pourrais vous laisser croire que j’ai oublié mon atroce conduite, et que j’étais déjà folle quand je vous ai écrit cette lettre qui a du rompre votre mariage. Eh bien, non, je ne sais ni ne veux mentir. Je n’étais pas folle, j’étais exaspérée. L’attrait que j’exerçais sur Abel ne me suffisait pas : je voulais son amour, et je sentais que je ne pouvais vous l’ôter. Le dépit m’amena jusqu’à lui offrir de l’épouser. Il me répondit grossièrement : « Votre amant, oui ; votre mari, jamais ! Ma parole est engagée, je ne la reprendrai pas. » C’est ainsi que nous nous sommes quittés. Je jure que je suis encore aussi pure que le jour où je vous ai dit que j’étais pure comme vous !

— Non, mademoiselle d’Ortosa, lui répondis-je avec une sévérité que je la voyais en état de supporter, vous vous trompez. Je suis pure de haine, de jalousie dévorante et de cruauté, et vous avouez que vous ne l’êtes pas. Il faut que vous acceptiez mon pardon. Montrez-moi qu’il vous reste quelque chose de grand dans le caractère et de vrai dans l’esprit en l’acceptant sans en être humiliée. Vous êtes meilleure que vous ne voulez consentir à l’être, car votre premier mouvement avec moi a été l’attendrissement et la reconnaissance. Quant au passé, voici mon jugement : vous avez voulu jouer un rôle au-dessus des forces humaines ; il vous a brisée, ne le jouez plus. Guérissez votre santé en guérissant votre âme. Je sais, car j’ai étudié toutes les maladies que je pouvais secourir, que, même dans le délire, la raison agit encore et cherche à se délivrer de la vision qui l’opprime. Dans les intervalles de leurs accès, les personnes douées comme vous d’une véritable intelligence peuvent faire de plus grands efforts que les autres pour empêcher le retour de l’exaltation. On dit que vous avez été folle ; moi, je ne le crois pas. Les déceptions que vous vous étiez volontairement préparées par une poursuite trop ardente vous ont conduite à des paroxysmes de désespoir violent, voilà tout, et vous êtes guérie, si vous voulez l’être. Renoncez à vos chimères, envisagez la vie sous un jour vrai. Bientôt vous redeviendrez belle et jeune, et vous inspirerez encore l’amour ; vous serez libre de choisir. Mariez-vous à un homme de votre condition que vous puissiez estimer, et oubliez tous les autres. Abjurez cette ambition qui vous a jetée dans une coquetterie effrénée et qui vous a fait tant d’ennemis. Disparaissez de cette scène de tumulte, où vous avez eu de grands succès terminés par une chute éclatante. Vous y êtes déjà oubliée. On n’y songe à vous que pour craindre de vous y rencontrer. Vous lutteriez en vain maintenant ; ce n’est pas parce que vous avez été malade, ce n’est pas parce que vous avez manqué un grand mariage que vous avez perdu votre prestige, c’est parce que vous avez été vaincue et que vous ne faites plus peur. Le monde n’a pas le temps de remplacer l’engouement par la sollicitude ; il ne s’intéresse qu’à ce qui l’étonne. Vous étiez pour lui un chiffre inconnu à dégager ; à présent, vous êtes une femme déçue et brisée comme tant d’autres. Il a pour vous un sourire de pitié, et ce n’est pas long, la durée d’un sourire qu’une larme ne suit pas !

Elle m’écoutait, les yeux fixés sur le parquet, les mains croisées sur ses genoux, si attentive et si calme, qu’on eût dit une enfant écoutant les leçons de sa mère. Elle se laissa glisser à mes pieds encore une fois.

— Sauvez-moi, dit-elle ; gardez-moi quelques jours auprès de vous. Je sens que vous ramenez la raison et la volonté. Faites cette œuvre de charité. Votre sœur me hait et doit se réjouir de mon désastre, mais je sais qu’elle est au Francbois pour deux semaines au moins. Vous pouvez me verser le baume de la pitié. Sans vous, je suis perdue. Gardez-moi, sauvez-moi !

Elle parlait comme Abel, et ce rapprochement m’était amer, car je n’avais ni gardé ni sauvé Abel ! mais je voyais les yeux de mademoiselle d’Ortosa s’humecter, et je me disais que, si elle arrivait à s’attendrir et à pleurer sur elle-même, elle serait peut-être à jamais délivrée de son mal ; j’étais avant tout une guérisseuse. Ses torts donnaient peut-être à ma miséricorde un ascendant que personne autre ne pouvait avoir sur elle.

— Restez, lui dis-je, mais jurez-moi que j’aurai sur vous l’autorité d’un médecin, que vous mangerez et dormirez quand je l’exigerai, et que votre esprit essayera sincèrement de suivre le régime que je lui prescrirai.

Elle promit avec effusion, et je renvoyai le cocher de louage qui l’avait amenée. On ne sut pas, pendant plusieurs jours, au Francbois, ce qu’elle était devenue, et on ne se donna aucun soin pour le savoir. On se réjouissait probablement de n’avoir plus à s’occuper d’elle.

Quand mon père rentra pour le dîner, il fut surpris de trouver mademoiselle d’Ortosa installée chez moi avec sa femme de chambre ; il n’y comprenait rien. Il ignorait combien j’avais à me plaindre d’elle, car dans ce cas son noble cœur eût compris tout de suite ; mais j’avais épargné à mon bien-aimé père la confidence de douleurs qu’il eût trop partagées. Il se contenta de savoir que la pauvre d’Ortosa était un peu repoussée de partout et qu’elle m’avait demandé asile. Il lui témoigna beaucoup d’égards, bien qu’elle ne lui fût pas sympathique.

Les premiers jours, elle se livra aux pratiques d’un catholicisme exalté, disant que la dévotion était son seul remède. Il était bon qu’elle se repentît, et, protestante, je n’avais pas le droit de lui dire qu’il y avait une bonne et une mauvaise manière de prier ; elle eût cru que j’y portais l’esprit de secte. Je la laissai faire et ne m’occupai que de sa santé ; mais bientôt elle m’avoua d’elle même que son mysticisme lui faisait plus de mal que de bien. Je la questionnai, je vis qu’elle n’était même pas catholique ; elle était superstitieuse et fataliste, un peu païenne, mauresque encore plus. Ses notions religieuses étaient frappées d’étroitesse et de démence comme ses notions sur le monde. J’essayai de redresser un peu son jugement, il ne me sembla pas qu’elle me comprît beaucoup ; mais elle était contente de trouver quelqu’un qui s’occupât d’elle sérieusement et patiemment, et elle m’écoûtait avec une grande avidité. Elle essaya une ou deux fois de me parler d’Abel pour le justifier. Je lui répondis que je n’avais pas renoncé au mariage pour les raisons qu’elle supposait, que j’avais aimé et regretté Abel, mais que je croyais devoir être plus utile et plus digne dans le célibat.

Elle ne croyait pas cela pour son compte, elle désirait vivement se marier depuis qu’elle avait été partagée entre son goût pour un artiste et son espoir d’épouser un personnage. Elle en vint à me laisser voir que sa continence, promenée au milieu des excitations de tout genre, lui avait porté au cerveau plus que tout le reste. Elle me confia plusieurs projets qu’elle avait eus et repoussés, mais auxquels elle pourrait bien revenir, entre autres lord Hosborn, son hôte du Francbois. C’était, disait-elle, un très-galant homme, qui l’avait toujours défendue et fait respecter, bien qu’il eût été déçu dans sa passion pour elle. Il ne me semblait pas que ce personnage lui eût conservé une affection bien vive ; cependant je m’abstins de lui donner un avis où ma compétence pouvait être en défaut. Je vis naître en elle la velléité de remonter sur la brèche à l’idée que ma sœur pouvait bien avoir le dessein d’accaparer lord Hosborn. Je la vis même s’exalter un peu et revenir à ses plans de séduction. Je lui présentai un miroir en lui disant :

— Voyez ! vous êtes mieux qu’en arrivant ici, mais il vous faut encore un an pour redevenir ce que vous étiez. Ayez le courage de ne pas vous montrer encore. Faites provision de sagesse, ou cherchez l’objet de vos affections sur un théâtre moins exigeant.

Elle eut un sentiment de méfiance.

— On dirait, s’écria-t-elle, que vous souhaitez me voir déchoir, épouser un bourgeois, un artiste peut-être !

— Un artiste ? Pourquoi non, après tout ?

— Il en est un, un seul que j’eusse aimé, Abel ; mais il m’a outragée en repoussant le mariage

— À présent qu’il est libre, essayez.

— Non, il est trop tard, je ne l’aime plus. Je ne le ramènerais à moi que pour me venger de ses dédains.

— Mademoiselle d’Ortosa, lui répondis-je, vous n’êtes pas corrigée ! Prenez garde de ne pas guérir.

— C’est vrai, dit-elle en passant ses mains sur son front jauni avec une sorte de colère contre elle-même ; comment donc faire pour être patiente, douce et généreuse comme vous ? C’est la force, cela, c’est la santé, la beauté, l’éternelle jeunesse, car vous avez bien souffert aussi, vous, et il ne s’est pas creusé le moindre pli à votre front ; moi, j’ai déjà des cheveux blancs, et je vais être obligée de les teindre !

Elle s’agitait pour être tranquille ; ce n’était guère le moyen d’y parvenir. Pourtant l’absence d’émotions extérieures et la monotonie de mes observations, le bon régime que je l’habituais à suivre, lui firent autant de bien qu’elle pouvait s’en laisser faire. Elle suivit mon conseil et ne retourna pas au Francbois. Je redoutais pour elle, pour ma sœur encore plus, une rivalité à propos du châtelain.

Elle partit pour Paris après m’avoir remerciée avec une effusion qui me parut sincère, en me promettant de ne voir qu’un petit nombre de personnes, celles sur l’amitié desquelles elle croyait pouvoir compter. Je ne pense pas qu’elle tint sa promesse, car, au bout de quelques jours, elle m’écrivit que tout le monde était sot, ingrat et méchant, qu’il n’y avait pas d’amis, et qu’une seule personne, Sarah Owen, l’empêchait de maudire le genre humain. La semaine suivante, j’appris qu’elle était entrée dans un couvent pour y faire une retraite de quelques mois, et qu’elle y donnait l’exemple de la plus ardente piété.

J’avais fait pour elle tout ce qui était en mon pouvoir.

J’espérais que ma sœur nous reviendrait. Elle vint, mais pour repartir bientôt. Elle se plaisait dans le bruit, et lord Hosborn lui faisait, disait-on, manifestement la cour. Sans être ni libertin ni indiscret, le jeune lord avait déjà compromis plusieurs femmes qui aspiraient à son rang et à sa richesse et qui s’étaient imprudemment jetées à sa tête. Il était trop en vue pour qu’on ignorât ses bonnes fortunes, quelque soin qu’il prît de les nier. J’étais donc très-inquiète d’Adda, qui était légère, et qui, tout en copiant de son mieux le ton dégagé de mademoiselle d’Ortosa, était bien loin de posséder la force et l’habileté qui ne lui avaient pas suffi. Mon père n’était pas moins tourmenté que moi. Nous allâmes deux fois au Francbois pour la surveiller et ne fîmes que l’exaspérer. Elle affectait devant nous plus d’excentricité encore, se liait avec les femmes les moins sérieuses et se faisait escorter par les godelureaux les plus fâcheux. Elle plaisait à lord Hosborn, cela était bien visible. Elle l’amusait, elle secouait sa mélancolie britannique. Elle gouvernait la vieille lady, qu’elle appelait maman, et qui se laissait prendre à ses chatteries. Dans tout cela, il n’était pas question de mariage, et nous revenions chez nous, mon père et moi, tout soucieux et tout honteux, craignant d’avoir laissé paraître nos anxiétés et d’avoir l’air de bonnes gens bien plats qui travaillent à faire arriver leur famille sans savoir s’y prendre.

Un jour, au lendemain d’une de ces tristes campagnes, j’étais occupée à lire les journaux à mon père. Sarah jouait en se roulant dans les plis de ma robe, et le baby s’était endormi sur mes genoux. Il y avait ce jour-là juste un an qu’Abel m’était apparu aux Dames de Meuse, jouant l’air de la Demoiselle, et j’avoue qu’en contemplant cette date sur le journal je ne pensais pas beaucoup à la politique que je lisais des lèvres sans savoir ce que je lisais : On nous annonça lord Hosborn. C’était la première fois qu’il venait chez nous. Mon père s’empressa d’aller à sa rencontre. Le cœur me battit. Fallait-il se flatter qu’il venait nous parler de ma sœur ?

Embarrassée des deux enfants, je ne pus me lever quand il entra et je lui en demandai pardon.

— Restez ainsi, me dit-il de sa voix ferme, sans inflexion ; vous avez la parure qui vous sied, et je n’ai jamais vu rien de si beau que ce que je vois ici. Je n’ai jamais compris qu’une mère pût quitter ses enfants, même pour un jour…

Je lui fis signe de ne pas faire cette réflexion devant Sarah, qui le regardait avec ses grands yeux étonnés, et, la nourrice étant entrée, je lui fis emmener les enfants au jardin. Cela ne se fit pas sans peine, Sarah ne voyait jamais une figure nouvelle sans me serrer le bras bien fort avec ses petites mains, et, quand je voulais la tranquilliser, elle me disait : « Je ne veux pas qu’on l’emmène comme on emmène toujours ma petite maman. »

Enfin nous restâmes seuls avec lord Hosborn, et il reprit la parole avec la même froideur d’intonation.

— Je me disais, reprit-il, que madame de Rémonville, qui a de si beaux enfants, un si excellent père et une aussi adorable sœur, devait bien aimer le monde pour les quitter si facilement. Je ne m’en plains pas, elle est la gaieté de notre maison et l’idole de ma mère ; mais j’ai eu, hier, avec ma mère précisément, un entretien qui est cause que me voici chez vous ce matin.

— Nous vous écoutons, milord, lui dit mon père avec un accent de dignité devant lequel notre hôte s’inclina.

— Voici, reprit-il, ce que ma mère me disait : « Madame de Rémonville est une perle fine, aussi a-t-elle bien des envieuses, et je crains qu’on ne s’acharne après elle à cause de vous, comme on a fait pour la pauvre d’Ortosa. On lui reproche de quitter sa famille, et j’ai cru remarquer que sa famille en souffrait. Le digne M. Owen, que l’on m’avait dépeint si enjoué et si vivant, est triste et méfiant chez nous. Miss Owen, qui a un si beau talent, à ce qu’on dit, et qui ne se fait prier nulle part, n’a pas voulu se faire entendre ici, et elle est visiblement affectée quand elle y est. On la dit très-austère, et je suis sûre qu’elle a peur de vous pour sa sœur. Il me semble à moi, ajouta ma mère, que madame de Rémonville ne vous est pas indifférente. Je ne vois pas pourquoi vous ne l’épouseriez pas, puisque vous avez trente ans, c’est-à-dire l’âge auquel tous les hommes de notre famille se sont fait une loi invariable de s’établir. »

Lord Hosborn s’arrêta comme pour nous regarder avec attention. J’avais les yeux baissés, mon père attendait avec une fierté impassible la conclusion du discours.

— Désirez-vous savoir, reprit lord Hosborn, ce que j’ai répondu à ma mère ?

— Il nous importe de le savoir, répondit mon père.

— Eh bien, le voici mot pour mot. « Ma chère mère, je serais fort honoré de devenir le gendre de M. Owen, qui a été un très-grand avocat, et dont l’honorabilité vaut tous les millions que je possède. Madame de Rémonville est charmante et bien capable de faire tourner une tête solide ; mais elle est veuve d’un homme… qui ne m’était pas sympathique, et j’aurais quelque effort à faire pour oublier cette circonstance. La chose ne serait pourtant pas impossible, si j’étais épris d’elle passionnément : elle ne m’a point encouragé à m’éprendre ainsi, car elle est coquette (en tout bien tout honneur), et je crains maintenant cette nuance du caractère féminin, pour en avoir beaucoup souffert. La femme que je pourrais aimer serait tout l’opposé : elle serait simple, réservée, calme ; elle ressemblerait à une personne que j’ai vue trois fois seulement, mais qui a présenté à mes yeux l’image du beau, du bon et du vrai. C’est une jeune fille timide de manières avec un courage moral immense, une enfant qui s’est immolée pour les autres, qui dans l’épidémie de ce printemps, a exposé cent fois sa vie, après s’être ruinée pour sauver l’honneur du nom que porte sa sœur… »

Je voulus interrompre lord Hosborn pour l’engager à rentrer dans la question.

— Je n’en sors pas, dit-il. « Cette jeune fille ne cherche pas à être remarquée, elle désire au contraire passer inaperçue dans sa jolie petite robe grise qui ne déguise pas la grâce naturelle et irrésistible de sa personne. Elle fuit l’éclat et dédaigne nos faux plaisirs. Son âme est absorbée par les tendresses de la famille. Elle est instruite, artiste et poëte. Enfin, pour vous la peindre tout entière, j’ai un dernier trait à vous citer. Pendant que nous chantions et dansions ici, oubliant la pauvre mademoiselle d’Ortosa et craignant même un peu de penser à elle, miss Owen lui ouvrait le sanctuaire de sa charité et se faisait son médecin et sa garde-malade. C’est donc à cette personne angélique et vraiment supérieure que je songerais, si j’avais même un faible espoir d’être encouragé. »

Cette conclusion inattendue émut vivement mon père, qui serra la main de notre hôte sans pouvoir répondre, mais en m’invitant du regard à me prononcer.

Je n’hésitai pas un instant. Je tendis aussi la main à lord Hosborn en lui disant :

— J’apprécie l’honneur que vous me faites, et je suis touchée de l’estime que vous m’accordez. Nous vous garderons le secret de cette démarche, et, pour que vous en soyez certain, je vous livre le secret de ma vie. J’ai aimé une personne à laquelle j’ai volontairement renoncé, mais il me sera à jamais impossible d’en aimer une seconde.

Lord Hosborn porta ma main à ses lèvres en me disant que cette courageuse réponse augmentait son respect et son estime pour moi. Mon père paraissait si surpris, que je dus lui faire signe pour qu’il gardât le silence. Lord Hosborn ne fit pas la moindre question, et il n’affecta point d’inutiles regrets ; mais il se retira en nous témoignant une affection véritable, et je dois dire que sa sortie fut du meilleur goût.

— Miss Owen, me dit-il, je ne veux pas laisser une crainte et un chagrin dans une âme comme la vôtre. La présence de votre sœur chez moi vous inquiète, et il ne me convient pas de la compromettre, même involontairement. Elle se plaît dans ma maison, et ma mère aurait un véritable chagrin si elle n’y achevait pas la série de nos fêtes. J’ai prétexté ce matin une affaire en quittant le Francbois, et j’ai fait pressentir un voyage ; j’étais résolu, dans le cas où je ne serais pas agréé par vous, à ne pas rentrer. Je pars à l’instant pour Londres, et ne reviendrai chez moi que quand votre sœur sera rentrée chez vous.

Dès qu’il fut parti, mon père m’interrogea, et je lui dis que j’avais coupé court à toute insistance de la part de lord Hosborn en imaginant le prétexte qui devait faire tomber radicalement sa fantaisie.

— Comment voulez-vous, lui dis-je, que je m’empare d’un mariage désiré et rêvé par ma sœur ? Ce serait une brouille sans retour avec elle ! Ne me plaignez pas de mon sacrifice, ce n’en est pas un. Il me serait impossible de partager l’existence affolée de lord Hosborn et de sa mère, vous le savez bien.

Mon père avait besoin de causer de l’événement inattendu qui venait de se produire dans notre paisible intérieur. Il m’emmena promener avec Sarah, qui commençait à marcher résolument, et par je ne sais quelle fatalité nos pas nous portèrent aux Dames de Meuse. Mon père me parlait toujours de lord Hosborn, qui lui inspirait de l’intérêt, et il s’affligeait de mon brusque refus.

— Ce n’est pas le rang et la fortune qui me préoccupent, me disait-il. Je n’y tiens pas plus que vous ; mais cet homme faisait preuve d’un si grand bon sens en vous préférant à votre sœur, que son attachement eût été sérieux. Vous avez peut-être repoussé le bonheur, ma pauvre enfant, et votre sœur n’en profitera point. Elle ne saura jamais se faire aimer sérieusement, elle !

J’écoutais mon père avec distraction. J’étais retournée aux Dames de Meuse bien des fois depuis un an, j’avais même essayé de me blaser dans mes contemplations pour émousser la souffrance de mes souvenirs ; mais cet anniversaire me bouleversait malgré moi. Que de choses s’étaient passées depuis cette époque de calme et de résignation où il me fallait retomber du faîte de mes illusions ! Sarah parcourait gaiement ces sentiers où, pour la première fois, elle avait entendu le violon magique. Elle était heureuse, elle ne se souvenait pas ! Nous étions arrivés à l’endroit où j’avais chanté la Demoiselle. Ma surprise fut grande d’y trouver un énorme bouquet de fleurs posé avec soin à la place précise où j’étais assise avec Sarah lorsque Abel m’était apparu. C’était un bouquet tout blanc, mais composé des fleurs les plus rares et les plus nouvellement connues. Mon père le prit et le regarda avec admiration, puis il s’écria avec surprise :

— Ce n’est pas un bouquet oublié par quelqu’un, c’est un bouquet pour vous, ma fille ; prenez-le, votre nom est sur le ruban.

De qui me venait cet hommage ? Abel était bien loin, et sans doute, s’il pensait encore à moi, il ne se flattait pas de me rattacher à lui. Je questionnai le vieux jardinier qui, vous vous en souvenez, demeurait à deux pas de là.

— J’ai vu, me dit-il, déposer cela, il y a une heure, par une espèce d’ouvrier que je ne connais pas ; j’ai été regarder ce que c’était, me promettant de vous le porter ce soir, si vous ne veniez pas aujourd’hui vous promener ici. Il ne faut pas que ça vous étonne : vous avez rendu tant de services et fait tant de bien, que les pauvres gens pensent à vous et souhaitent vous faire plaisir. Il n’y a qu’une chose qui m’étonne, moi ! c’est qu’un ouvrier ait trouvé de pareilles fleurs, que je n’ai jamais vues, et que lord Hosborn peut seul avoir dans ses grandes serres du Francbois.

— Lord Hosborn est-il repassé ici tantôt ? demanda mon père ; le connaissez-vous ?

— Je le connais, il est venu seul se promener ici il y a quatre ou cinq jours ; je ne l’ai pas vu aujourd’hui.

— Vous a-t-il parlé quand il est venu ?

— Oui, il m’a demandé si mademoiselle Sarah se promenait souvent aux Dames de Meuse, quel endroit elle préférait. Je lui ai dit que oui, et j’ai montré l’endroit sans songer à mal.

Mon père conclut de ce renseignement que lord Hosborn avait dû chercher l’occasion de me rencontrer, et qu’il m’envoyait ce bouquet d’adieu en renonçant à sa poursuite. J’emportai les fleurs et les mis au salon dans un vase. Je les interrogeais tout bas, comme si elles eussent pu me répondre ; elles ne savaient rien non plus.

Ce petit événement, où malgré moi mon imagination faisait apparaître Abel, me troubla et me disposa très-mal pour l’épreuve terrible qui m’attendait le lendemain. Adda nous arriva dans la matinée, et, en entrant au salon, elle s’écria :

— Ah ! voici le bouquet des fiançailles ! J’en étais sûre !

— Explique-toi, lui dis-je ; est-ce que tu sais d’où m’est venu ce bouquet ? Je te jure, moi, que je n’en sais rien.

— Veux-tu me jurer aussi que tu n’as pas reçu lord Hosborn hier dans la matinée ? Voyons, jure !

— Je l’ai vu. Est-ce que cela t’offense, que tu parais si agitée ?

— Il t’a demandée en mariage, je le sais !

— Est-ce lui qui te l’a dit ?

— C’est sa mère. Il est maniaque, tu sais ! c’est une espèce de fou, et sa mère est une bête achevée. Elle est venue, il y a deux jours, me trouver dans ma chambre pour me dire qu’elle voulait absolument me faire épouser son fils, et qu’elle était sûre d’y réussir si j’y consentais. J’ai beaucoup ri, elle a insisté. J’ai dû répondre que je ne refuserais peut-être pas. Or, ce matin, elle m’apprend que son fils s’absente, qu’il est parti pour ne plus me compromettre, vu que c’est de ma sœur qu’il a fait choix. J’ai trouvé toute cette manière de procéder si absurde, si blessante pour moi, si peu sérieuse, que j’ai pris la poste à l’instant même. Me voici, mais pour vingt-quatre heures, je t’en avertis. Je ne veux pas exiler lord Hosborn de sa maison, je ne veux pas gêner ses projets, ni attrister ton beau mariage par mon dépit, car j’ai un dépit mortel, je ne le cache pas ; j’ai été jouée et offensée : lord Hosborn m’a fait la cour, il le nierait en vain, tout le monde l’a remarqué et déjà on me faisait compliment. Il est fâcheux d’avoir une sœur si belle, si intelligente et si vertueuse, qu’elle n’ait qu’à montrer le bout de son nez pour vous supplanter. Si je veux sortir de prison et de veuvage, je n’ai qu’un parti à prendre, qui est de quitter un voisinage aussi redoutable que le tien, et je m’en vais.

— Où donc ? lui dis-je en souriant tristement.

Je ne croyais pas encore à sa résolution.

— À Paris, chez moi. Je ferai une installation convenable, cela me distraira. J’ai de belles relations à présent, je me suis liée au Francbois avec de vraies femmes du monde. On doit me présenter à la cour, j’y aurai du succès ; je sais à présent comment il faut s’habiller et causer pour être à la hauteur des plus vantées. Je serai des fêtes de Compiègne. Je viens donc vous faire mes adieux.

Rien ne put ébranler sa détermination. Mon père eut beau lui jurer qu’en sa présence, et sans hésiter une seconde, j’avais refusé l’offre de lord Hosborn ; elle s’emporta davantage.

— Si Sarah a fait cela, dit-elle, c’est une sottise, et c’est un affront pour moi. Elle a la manie du sacrifice, comme si j’étais un tyran et un fléau domestique. Je suis bien sûre qu’elle m’a rendue odieuse à son adorateur.

— Loin de là, reprit mon père, elle a donné un prétexte personnel sans dire un mot de vous.

— Eh bien, elle a eu tort. J’aurais été blessée d’abord de ce mariage, mais, la colère passée, j’en aurais apprécié les avantages pour nous tous. Cela nous plaçait très-haut dans le monde et ouvrait un avenir à mes enfants. Sarah n’est bonne qu’à enterrer nos existences avec la sienne. Je me révolte à la fin contre ce système de mort, et je sépare ma destinée de la sienne.

Elle commença aussitôt ses paquets et ceux de ses enfants.

— Quoi ! m’écriai-je lorsqu’elle vint chercher dans ma chambre les petites robes de Sarah, ces jolis chiffons que j’avais faits moi-même avec tant de soin et d’amour, tu veux emmener la petite à peine guérie ?

— Tais-toi ! répondit-elle d’une voix âpre et vibrante. Grâce à ton accaparement de ma fille, je passe pour une mauvaise mère, ce qu’il y a de plus odieux au monde. Oh ! je sais tout ce que mes ennemies pensent de moi, et tout ce qu’à propos de tes vertus maternelles je subis de critiques et d’outrages. Je ne veux plus quitter mes enfants, entends-tu ! jamais ! Ils me suivront partout, ils sont à moi, et je te défends de me suivre, car partout où l’on verra miss Owen à mes côtés, on dira : « La vraie mère, c’est elle ; elle est la Cendrillon, c’est bien connu ! Sa sœur danse, et elle berce les marmots ! »

L’arrêt fut écrasant, mais rien ne put le détourner, ni larmes, ni reproches, ni inquiétudes pour la petite, ni supplications passionnées. Ma pauvre sœur était blessée dans son amour-propre, et, pour elle, c’était pire que d’être blessée au cœur.

Il ne me restait plus qu’à empêcher le désespoir de l’enfant, qui voulait bien voyager, mais qui ne croyait pas possible de se séparer de moi. Je dus lui faire croire que je l’accompagnerais : sa mère ne voulut pas lui laisser cette illusion de la dernière heure. Elle fut véritablement cruelle ; sa seule excuse, c’est qu’elle était jalouse de l’amour de l’enfant pour moi.

Pour ne pas entendre les cris de ma Sarah, je m’enfuis dans la montagne, mais après avoir fait jurer à mon père qu’il accompagnerait ma sœur jusqu’à Paris et ne la quitterait que quand il l’aurait vue installée. Je savais que, si Sarah était malade, Adda perdrait la tête tout de suite et me rappellerait. Mon pauvre père était bien malheureux aussi de cette séparation et plus inquiet encore pour moi, qu’il laissait la plus brisée.

— Comptez sur mon courage, lui dis-je, j’en ai toujours eu, j’en aurai toujours ; je n’oublierai pas que vous me restez.

J’étais donc seule, et seule pour jamais ! Je marchai longtemps dans les bois, j’avais couru bien loin, j’avais bouché mes oreilles pour que l’écho ne m’apportât pas un son lointain des sanglots de mon enfant. Je l’aimais tant ! je l’avais élevée avec tant de peine ! J’avais recommencé pour elle, mais avec plus de lumière et de persévérance, les soins qu’enfant moi-même j’avais eus pour sa mère enfant, et je ne la verrais plus !… à moins que sa vie ne fût encore en danger ? Quelle déchirante espérance !

La fin de la journée me surprit dans les bois. Je pensai que mes gens seraient inquiets : sans cela, je crois que je fusse restée dehors toute la nuit, tant je craignais de rentrer dans cette maison déserte ; mais nos malheurs ne nous donnent pas le droit de contrister même le plus humble dévouement. Je rentrai dîner, je ne pouvais pas venir à bout de manger, et je voyais dans les yeux de la femme qui me servait des larmes d’inquiétude et de pitié. Le chien de mon père vint me caresser, il était triste aussi et refusait les aliments. Dans un moment où je fus seule avec lui, je le décidai à manger, et ma bonne servante put croire que j’avais mangé aussi.

Tout le monde était fatigué chez moi, tout le monde avait pleuré les enfants et mon chagrin. Je feignis d’aller me coucher afin que mes gens pussent se coucher aussi de bonne heure. Quand je n’entendis plus remuer dans la maison, je sortis sans bruit. Ce petit lit de Sarah vide, à côté du mien, ce berceau du baby, vide aussi dans la chambre voisine, ce désordre d’un départ précipité, les jouets épars, des fleurs effeuillées sur les tapis, un petit chausson oublié sur une chaise,… il semblait que des brigands fussent entrés chez moi, qu’ils eussent tout pillé et emmené les enfants… Pourquoi avaient-ils oublié de me tuer ?

Je descendis au jardin, et je me rappelai que c’était le jour et l’heure précise où expirait l’année d’épreuve que j’avais imposée à Abel. Il avait dit : « Si vous ne me renvoyez pas ce brin d’herbe que je viens de mettre à votre doigt, où que vous soyez, à pareil jour, vous me verrez apparaître. » J’avais renvoyé le brin d’herbe, je ne reverrais jamais celui qui me l’avait donné, je ne devais pas désirer le revoir. Tout était fini dans ma vie. Il y avait eu de sa faute et peut-être aussi de la mienne ; peut-être aurais-je dû encore lui pardonner. Ce qui m’en avait empêchée, c’était la crainte qu’il ne me fît une vie misérable et déconsidérée au point de me rendre incapable et indigne de remplir mes devoirs de famille. Et maintenant voilà que je n’avais plus de famille, ma sœur me chassait d’auprès d’elle, les enfants ne me connaîtraient bientôt plus. Je ne pourrais les préserver d’aucun mal, d’aucun danger. Je n’étais plus utile à personne et j’avais pour récompense de mon éternel dévouement l’éternelle solitude !… J’arrivai au bout de l’allée qui longeait la Meuse et revis le banc où j’avais reçu les serments d’Abel. J’étais au bout de mes forces, je me laissai tomber par terre, et, la tête appuyée sur le banc, je pleurai comme pleurent les personnes qui ont lutté de toutes leurs forces contre le désespoir, mais qui se trouvent à la fin vaincues et comme écrasées par lui. Ce n’était plus la belle et pure soirée où les étoiles miroitaient dans la rivière et où le flot soupirait doucement. Le vent, chassant des nuages livides, avait des plaintes navrantes, et des rafales de pluie ternissaient l’eau plombée. Tout pleurait en moi et autour de moi, je souhaitai ne me relever jamais et mourir là.

Tout à coup je me sentis entourée de deux bras tièdes et souples. C’était Abel qui me relevait et me pressait contre sa poitrine. Lui aussi pleurait et sanglotait avec tant d’énergie et de déchirement, que j’oubliai toutes mes résistances, toutes mes douleurs pour bénir sa pitié et y chercher mon refuge contre la désespérance et l’horreur de la vie.

— Je sais tout, me dit-il, il y a huit jours que je suis caché auprès de vous et que je cours le pays sous un déguisement. Je sais tout ce que vous avez fait de sublime et tout le mal qu’on vous a fait ; je sais vos soins pour la coupable et malheureuse Carmen, la tentative honorable, bien que maladroite, de lord Hosborn, la cruauté de votre sœur, son départ et l’enlèvement des enfants. Je sais que vous voilà seule au monde et que je vous reste, non comme un fiancé digne de vous, vous m’avez jugé et condamné, mais comme un ami qui vous offre sa vie et qui vous la donnera malgré vous. À présent, c’est décidé et arrangé, Sarah ! je ne m’en vais plus, puisqu’il n’y a plus personne pour me chasser ou vous faire souffrir à cause de moi. Quand j’ai reçu un brin d’herbe, gage de nos fiançailles rompues, quand Nouville a mis sous mes yeux la lettre de mademoiselle d’Ortosa, j’avais cessé de voir cette cruelle femme. Je ne songeais plus à elle, je le lui avais dit ; elle savait que je ne la reverrais jamais et qu’elle ne pourrait rompre mes liens avec vous. Je n’avais pas d’efforts, pas de sacrifice à faire pour revenir à vous ; mais j’étais coupable, oui, oui, très-coupable de m’être laissé entraîner par la curiosité, l’amour-propre et le dépit, à revoir cette femme dangereuse et violente. J’aurais dû deviner qu’elle me perdrait auprès de vous. J’ai donc accepté mon arrêt, mais avec une telle douleur, que je me suis senti comme rejeté violemment hors de la vie d’émotion que j’avais menée jusque-là. J’ai senti comme un besoin impérieux de solitude et d’oubli de tout ce qui était moi. J’ai voulu que Nouville fût témoin de mon deuil. Au lieu d’aller en Italie, je me suis établi à la campagne auprès de lui, tout seul dans une maisonnette que j’ai louée, où je n’ai voulu recevoir personne. J’ai serré mon violon, je n’y ai pas touché depuis trois mois. Il dort, il n’a rien à dire tant que mon cœur restera enterré. Nouville vous dira comment j’ai vécu et si j’ai seulement regardé une femme. Je voulais m’éprouver, me connaître, savoir si j’étais une bête brute esclave de ses sens ou un malheureux que l’excitation de l’art et du succès jetait en pâture aux chimères et aux monstres. J’ai découvert en moi l’homme doux et tendre que je savais être, mais qui m’échappait toujours, et dont je sais à présent que je peux reprendre possession absolue. Cet homme-là n’est pas purifié pour s’être observé pendant trois mois ; cela lui a trop été facile pour qu’il s’en fasse un mérite. Un profond dégoût de son ivresse l’a rendu avide et comme épris de tempérance. Il n’est pas devenu digne de vous pour avoir amèrement pleuré le bonheur qu’il ne devait jamais retrouver ailleurs ; mais il est sûr d’une chose, c’est qu’il ne peut vivre que pour vous, et qu’il aime mieux ne pas vivre du tout que de se livrer de nouveau à qui que ce soit et à quoi que ce soit en dehors de vous. J’ai loué aujourd’hui la maisonnette où je vais me fixer à une lieue d’ici. En dix minutes de chemin de fer, je serai à vos pieds quand vous aurez un ordre à me donner. Quand vous ne voudrez pas me voir, je ne sortirai pas de mon petit jardin. Quand votre père sera de retour, s’il veut de la musique, j’en ferai pour lui et pour vous, mais non pour d’autres. J’apprendrai la culture des fleurs. Je vous ferai des bouquets que je sèmerai sous vos pas dans vos promenades, quand vous ne voudrez pas que je vous les apporte. Et je ne m’ennuierai pas ; je m’instruirai, je deviendrai intelligent, je cesserai d’être un illettré ; j’ai commencé déjà auprès de Nouville. Il sait s’exprimer, lui, il sait écrire. Il m’a donné des leçons, il m’a fait travailler. Il m’a démontré la sincérité de la parole écrite comme on démontre la musique. J’ai compris, je m’exerce, je veux être en état de vous écrire bientôt une lettre. Enfin vous verrez que je peux me fixer et me transformer, et peut-être avec le temps, quand vous serez bien sure que je n’aime que vous et ne vis que pour vous, peut-être, Sarah, me pardonnerez-vous.

Je ne lui répondais pas, et il s’en inquiétait,

— Je ne vous fais pas de bien, me dit-il. Vous ne m’entendez pas, mon dévouement ne va pas jusqu’à votre cœur. Mon repentir vous semble inutile, vous ne pensez qu’à vos douleurs, et je suis fou de vous parler de mes espérances, qui n’ont pas de sens pour votre esprit en ce moment d’accablement et de détresse. Eh bien, Sarah, parlez-moi de vos souffrances, j’oublierai les miennes ; j’irai chercher votre enfant, je l’enlèverai, s’il le faut. Non, je forcerai sa mère à revenir, je la persuaderai, je lui ferai honte. Voulez-vous que je parte tout de suite ?

— Non, lui dis-je, ma sœur est dans son droit, et peut-être a-t-elle trouvé dans le dépit la notion du devoir maternel. Partagée entre elle et moi, sa fille n’eût peut-être pas été heureuse. Il faut lui laisser faire l’essai de ses forces. Je suis résolue à me soumettre et à me calmer. J’en aurai la fermeté, puisque vous voilà.

— Que me dites-vous, Sarah ? s’écria-t-il en me saisissant les mains ; je suis donc encore quelque chose dans votre vie ?

— Vous êtes tout désormais, lui répondis-je ; comment pouvez-vous en douter ?

En lui parlant ainsi, je cherchais le souvenir de ses torts, et, soit que ma tête fût affaiblie, soit que la puissance immédiate d’Abel sur moi fût de celles qui s’imposent fatalement, je ne me souvenais plus d’avoir douté de lui.

Vous savez maintenant que je l’épouse dans quelques semaines, et vous êtes peut-être effrayée de ma faiblesse. Je vais tout vous dire, mon amie ; vous êtes une femme, une mère, et je ne suis plus une enfant. Ce qui m’a rendu la résolution, c’est plutôt une force, une énergie secrète, qu’un entraînement de tendresse et de douleur. J’ai senti que le plus intense foyer de ma vie était dans le sentiment maternel, et qu’en m’arrachant l’enfant adoré, ma sœur reprenait possession d’elle-même et obéissait à une loi supérieure que je devais respecter. J’ai été brisée, mais j’ai su bientôt par mon père qu’elle s’occupait beaucoup plus de sa fille, et qu’elle paraissait avoir mieux compris ses vrais devoirs. Il espère qu’elle les comprendra tout à fait, et que les caresses de ses enfants la rendront meilleure et plus forte.

Dès lors j’ai entendu dans mon âme une voix qui me criait : « Et toi aussi, il faut que tu sois une femme, une mère. Ton époux est là, tu le connais, tu l’as aimé, tu as cru en lui ; en quel autre auras-tu désormais plus de confiance ? pour quel autre sauras-tu mieux te dévouer ? S’il te fait souffrir encore, n’es-tu pas habituée à souffrir, et quelles compensations ne trouveras-tu pas dans les enfants que Dieu te donnera ? D’ailleurs, ne sais-tu pas que tout le bonheur consiste à donner du bonheur à ce qu’on aime, et n’es-tu pas certaine de rendre heureux et bons les êtres adorés qui naîtront de toi ? » En écoutant ce cri de ma conscience, je me suis trouvée très-calme, très-résignée à tout, très-sûre de moi-même. Je vais me marier sans frayeur, sans personnalité, sans instinct de jalousie. Je prépare mon âme à cet engagement avec les mêmes soins que d’autres apportent à leur toilette de fête. Je veux être si bonne, si vraie, si forte, que le Ciel me trouve digne d’avoir une Sarah à moi !

Je dois ajouter pour vous rassurer complétement, ma chère Mary, qu’Abel est véritablement transformé. Tout ce qu’il m’a dit est vrai et m’a été attesté par Nouville. Depuis trois mois, il habite notre voisinage, il y mène la vie la plus retirée et la plus studieuse, et il se trouve heureux comme il ne l’a jamais été. Il vient passer avec nous toutes ses soirées et ne fait de musique que pour nous. Mon père est bien heureux, aussi de cette intimité, et ma sœur nous écrit qu’elle accepte sans objection et sans répugnance notre prochain mariage. Elle viendra avec ses enfants passer le printemps près de nous. Tous les matins, Abel m’envoie un bouquet et une lettre, une vraie lettre, courte, mais exquise et touchante, naïve comme celle d’un enfant… et de plus en plus correcte, car il étudie avec une persévérance dont mon père est tout surpris et tout attendri.

Je l’aime de toute l’énergie de mon cœur et je serai peut-être très-heureuse, j’amasse peut-être des forces pour des chagrins que je ne connaîtrai pas ; mais je ne veux pas me faire trop d’illusions, je veux avoir devant Dieu et devant lui le mérite d’accepter tout d’avance, le mal comme le bien.

Adieu, ma digne et douce amie. En me forçant à me résumer, vous m’avez amenée à me rendre compte de moi-même, et vous m’avez fait un grand bien. Soyez-en récompensée par le bonheur et la tendresse de ceux qui vous sont chers, votre mari dont je serre la main, vos enfants que j’embrasse et que je vais enfin connaître et chérir, puisque vous me promettez de venir à Malgrétout cette année. — Votre Sarah Owen.



FIN