Maisons hautes en Angleterre et en Amérique

Maisons hautes en Angleterre et en Amérique
Alphonse de Calonne

Revue des Deux Mondes tome 122, 1894


MAISONS HAUTES
EN ANGLETERRE ET EN AMERIQUE


I

Partout où l’espace fait défaut aux populations condensées des villes, les habitations, ne pouvant s’étendre en largeur, se dressent en hauteur. Leurs toits s’élèvent vers le ciel et les maisons deviennent ce que les Américains du Nord appellent des « grattoirs de nuages », sky-scrapers.

Les « maisons hautes » ne sont pas d’invention récente. L’antiquité les a connues. Tyr, serrée entre ses deux ports, tentait d’escalader le ciel avec plus de profit que les maçons de la Tour de Babel. Carthage, fille des Phéniciens, étranglée entre la mer et ses remparts, suivait les mêmes traditions pour satisfaire aux mêmes besoins. Comme à Tyr, les maisons devaient être très élevées : les opera interrupta de Virgile ne pouvaient présenter ces formes basses, ces cubes de maçonneries blanches, couronnées de coupoles, que l’Opéra a fait peindre pour un décor de Salammbô. La lourde maçonnerie exclut l’idée de bâtisses poussées à une grande hauteur ; ces constructions étaient eu charpentes. Les Tyriens avaient acquis dans l’art de bâtir en bois une grande renommée. Salomon fit venir de Tyr jusqu’à trente mille charpentiers ! Pour qu’il s’en trouvât un si grand nombre, il fallait bien qu’ils rencontrassent dans leur pays l’occasion fréquente de pratiquer leur métier. Les montagnes du Liban leur offraient la matière première ; un long et fécond apprentissage en faisait les ouvriers du genre les plus habiles que l’antiquité ait connus. Il est permis de l’affirmer, les maisons des riches marchands tyriens présentaient de nombreux étages superposés, et ces étages devaient être construits en pans de bois sur des fondations de pierre.

Sans doute ces maisons, si hautes qu’elles aient pu être, nous paraîtraient aujourd’hui bien basses et bien mesquines si nous les comparions aux édifices que les grandes villes des États-Unis voient tous les jours surgir sous la pression de nécessités analogues. Ce n’est pourtant pas l’espace qui leur manque ; mais dans les villes, même les plus nouvelles, le besoin de concentrer les affaires dans les quartiers où elles ont établi leurs habitudes, le prix fabuleux que les terrains y ont acquis, la très petite étendue des lots primitivement livrés aux constructions, ont eu pour effet obligé de faire croître en hauteur ce qui ne pouvait s’agrandir en surface. De là est née cette architecture singulière et pour nous extravagante dont on commence à prendre une idée par les visiteurs de l’exposition de Chicago et aussi par quelques publications spéciales que nous avons sous les yeux.

Ce n’est pas que, dans notre vieux monde, les habitations élevées soient très rares. Nous possédons dans Paris des maisons de six et sept étages, mais comme nous conservons jusqu’à présent un certain respect de l’harmonie et des proportions, nous nous appliquons, souvent avec succès, à atténuer par des saillies successives, par des profils élégans, des jeux d’ombre et de lumière, et enfin par des détails d’ornementation ce défaut d’équilibre entre les ligues que les architectes américains multiplient avec une conscience tranquille. On accuse volontiers nos architectes d’aimer trop la symétrie et la pondération des formes ; ce penchant les met en garde contre l’excès contraire. Nos matériaux d’ailleurs leur prêtent un précieux concours et les règlemens de voirie leur interdiraient d’élever la tête au-dessus de leurs voisins. S’il en résulte une certaine monotonie, elle ne blesse du moins ni le goût ni l’esprit.

Les Anglais n’imitent pas en tout point notre réserve ; ils commencent à se laisser entraîner par le mouvement américain. Londres, qui se plaisait naguère à s’étendre vers les champs, cherche depuis quelque temps à s’élever dans les airs. Le siège des affaires, la Cité, a donné l’exemple en substituant peu à peu aux vieilles bâtisses, sans hauteur et sans caractère, des maisons de quatre et cinq étages où l’artiste s’est montré le maître du maçon. L’exiguïté des terrains et l’effort pour réunir sur un même point le plus grand nombre possible de bureaux et d’offices expliquent suffisamment l’évolution qui s’est faite dans les goûts et les habitudes. La Cité n’est pas un quartier où l’on habite ; on ne fait guère qu’y passer pendant le jour. Il est plus malaisé de comprendre pourquoi, dans les autres parties de la grande ville, on bâtit aujourd’hui des maisons colossales. L’Anglais aurait-il abandonné ses antiques préférences pour la petite maison où la famille habite seule ? Se serait-il incliné à nos goûts parisiens pour le logis commun sous le même toit, pour la maison-caserne, pour ce qu’il appelle, non sans moquerie, nos « maisons à tiroirs » ? La « maison à tiroirs » a du bon. N’être point contraint à monter et descendre cinquante fois par jour un escalier qui n’est pas toujours facile, trouver sous la même clé, de plain-pied, la salle à manger, le salon et la chambre à coucher, et dans le tout une température égale, ce n’est pas un petit élément de bien-être ; et l’on sait que, de nos jours, le bien-être joue un rôle important dans la comédie humaine.

L’Anglais, qui vient bien plus chez nous que nous n’allons chez lui, a pu apprécier les mérites de nos appartemens distribués avec un art infini dans nos grandes maisons neuves ; il s’en est fort bien accommodé et a trouvé bon d’en transporter les avantages dans son domaine insulaire. Il a voulu être logé plus agréablement qu’il ne l’était dans ses petites maisons, et le voilà qui construit des édifices privés qui ont jusqu’à dix étages, des « maisons à tiroirs » comme les nôtres, mais hautes comme celles de New-York, de Boston, de Chicago. D’un premier coup d’aile, il nous dépasse de cinquante coudées. Ce sont d’abord des hôtels pour voyageurs ; mais bientôt l’idée américaine vient le talonner ; les clubs veulent avoir des tours et près d’Albert-Gate s’élève le Residential Hotel, une maison à loyer comme les nôtres, mais qui possède onze étages en y comprenant le rez-de-chaussée, et treize avec les deux sous-sols.

Cette maison, dont l’aspect ne manque pas de caractère, est bâtie en briques, pierre et granit d’Ecosse. Une porte monumentale donne accès au rez-de-chaussée ; une porte latérale s’ouvre sur le grand vestibule de la maison. La façade sur la rue présente à chaque étage et jusqu’aux pignons du sommet des balcons saillans et fermés qui rappellent les vieilles maisons anglaises du temps de la reine Anne. Le style Queen Anne est maintenant à la mode dans toute la Grande-Bretagne ; il s’est substitué au style Elisabethan sous l’influence de la jeune école d’architecture dont le coryphée est M. Norman Shaw, artiste fécond, d’un talent très original, quoiqu’il puise ses inspirations aux sources du passé. L’influence de cette nouvelle école se fait sentir jusque sur les esprits qui sembleraient lui être le plus réfractaires. Nous en avons un exemple dans ce vaste édifice appelé impérial Institute, que vient d’achever M. T. E. Colcutt pour y loger, grâce à la munificence de la reine et du prince de Galles, tous les instituts, toutes les grandes sociétés savantes de la métropole.

La situation du Residential Hotel, entre la grande artère de Knightsbridge et Hyde-Park, est des plus heureuses. Toute la façade postérieure donne sur les verdures du parc et sur la promenade favorite de Rotten Row. Aussi les plus beaux appartenons y ont été ménagés, et un escalier en fer, relié à l’édifice par des ponts de deux en deux étages, conduirait les habitans, en cas d’incendie, jusque dans le parc voisin. Lorsqu’il fut question de bâtir cet immense caravansérail, l’architecte, M. Archer, avait tracé des plans qui auraient empilé treize étages sur le rez-de-chaussée. Le Conseil du comté s’en émut. Aucune loi, aucun règlement ne lui permettait d’intervenir. La propriété du sol est chose sérieuse en Angleterre ; elle s’étend non seulement au fonds et au tréfonds, elle n’a point de limite sur le chemin du ciel. Le comté, pour mettre un frein à l’ambition de l’entreprise, en était donc réduit aux procédés de persuasion. Il sut trouver un argument décisif. « Je ne puis pas vous empêcher de construire votre Tour de Babel, dit-il, et de couvrir de son ombre les ormeaux de Rotten Row ; mais, si vous le faites, je vous priverai de leur précieux spectacle ; je bâtirai sur la limite une muraille de même hauteur et qui vous masquera la vue. » L’argument parut à l’entreprise mériter quelque attention. Une bâtisse qui devait coûter plus d’un demi-million de livres sterling ne se hasarde pas volontiers à perdre la moitié de sa valeur. Un compromis intervint ; M. Archer et son collaborateur, M. Hooper, se résignèrent à retrancher trois étages de leur édifice qui n’existaient d’ailleurs qu’en dessin ; il en reste dix sur un rez-de-chaussée très élevé ; les toits se dressent à plus de quarante mètres au-dessus du niveau de la rue, douze mètres de plus que les plus hautes maisons de Paris, trois mètres de moins que la colonne de la place Vendôme !

L’intérieur de cette maison, de type américain accommodé au goût britannique, est assez curieux pour mériter une brève description. Au rez-de-chaussée, un grand vestibule pavé en marbre, des murs revêtus de marbre, de vastes salons, aux lambris d’acajou, aux panneaux de tapisserie, des salles de conversation, de lecture, de musique. C’est un club. Les salles de jeu sont dans le premier sous-sol. Le second sous-sol est occupé par les caves, les cuisines, les magasins, les calorifères. La cuisine principale est éclairée pendant le jour par un plafond de verre qui forme le pavage d’une cour intérieure dont les murs sont en briques de faïence blanche vernissées. Ajoutez à cela les monte-plats, les monte-charges, les fils téléphoniques, les fils électriques et les dégagemens sur la rue, et vous aurez une idée sommaire de ce grand laboratoire culinaire.

La maison proprement dite, au-dessus du rez-de-chaussée, a, comme nous l’avons remarqué, son entrée particulière. Au-delà d’un vaste vestibule se trouvent le grand escalier à rampes droites et l’ascenseur. Les dix étages contiennent une soixantaine d’appartemens complets de six à dix pièces, et, aux derniers étages, des logis de gardons ou de petites familles, l’excepté ces petits appartenions composés de deux ou trois pièces, tous les autres réunissent les élémens de confort auxquels l’Anglais est habitué : cuisine, office pour les domestiques, salle de bains, cabinets de toilette. La salle à manger, contrairement à la coutume parisienne, est aussi éloignée que possible du salon des dames ; ni le bruit, ni la fumée ne peuvent parvenir jusqu’à elles. Des communications sont établies avec les cuisines du sous-sol, et chacun peut y alimenter sa table s’il en a le désir. La commande, dictée par le téléphone, est aussitôt satisfaite. Tous les étages sont chauffés, toutes les pièces sont munies de lampes à incandescence. A chaque palier, devant la cage de l’ascenseur, se trouve une cage fermée ; dans cette cage sont logés les organes de la maison ; on pourrait les appeler les organes de la vie. Ce sont les tuyaux pour l’eau, pour le gaz, les fils pour l’éclairage, les téléphones, les télégraphes, et jusqu’aux fils des paratonnerres. A l’exception du rez-de-chaussée, les appartenons n’ont pas plus de trois mètres sous le plafond. Ils sont décorés simplement, les boiseries peintes en blanc et vernies, les murs revêtus de papiers peints dont le dessin et le coloris diffèrent singulièrement des nôtres. En général les Anglais réservent les plafonds élevés et le luxe du décor pour leurs habitations de campagne, pour leurs residences et pour leurs clubs, qui sont parfois des palais somptueux. Le Reform Club est une maison romaine agrandie et ornée avec un luxe solide que nos cercles parisiens ne connaissent pas. Sous une autre forme et sur un tout autre plan, il convient de citer les nouveaux clubs bâtis sur les quais de la Tamise. Les architectes anglais y ont fait un ample usage de la céramique. La salle à manger d’un de ces clubs a ses murailles et même ses colonnes revêtues de faïences à reliefs de couleurs variées. Ce n’est peut-être pas une ornementation d’un caractère statique bien prononcé ; l’effet pourtant en est agréable et communique une sensation de fraîcheur dans un lieu où la température est souvent élevée, en dépit des ventilateurs dont tout architecte anglais a, soin de munir les plafonds des salles de réunion. Depuis quelques années l’application de la céramique à l’architecture a pris, en Angleterre, une importance marquée. Cela tient à deux causes principales : l’emploi exclusif du charbon minéral pour le chauffage et le climat brumeux de la contrée. À mesure que l’architecte anglais s’est écarté du métier pour devenir artiste, il a éprouvé le besoin de combattre l’effet du brouillard et de la fumée ; il a cherché parmi les matériaux quels seraient ceux qui résisteraient le mieux aux conditions météorologiques. La terre cuite émaillée lui offrait cet avantage. La brume fuligineuse de l’atmosphère n’a sur elle aucune prise ; un jet d’eau aurait vite balayé le dépôt qui s’y serait formé. D’habiles industriels ont en même temps perfectionné leurs produits céramiques et rendu plus accessibles aux constructeurs les briques émaillées. L’artiste n’avait plus qu’à choisir ses tons et à varier ses couleurs.

Nos architectes n’ont pas négligé d’imiter leurs confrères du Royaume-Uni. Ils ont parfois mêlé la poterie émaillée au calcaire, mais il faut avouer que, dans le bassin de Paris, la pierre de taille est si abondante, si aisée à manier, si propice à l’ornementation, que la brique à couverte n’avait pour s’imposer chez nous aucune des bonnes raisons qui l’ont fait adopter chez nos voisins. Nos architectes ont jusqu’à présent limité leurs essais de terre cuite émaillée à des incrustations et à des frises de faïence. Tout au plus s’en est-on servi, à l’instar des Persans et des Arabes, pour revêtir les coupoles de l’Exposition universelle de 1889. Notre climat n’en commande pas l’usage et notre goût latin n’y pousse pas nos artistes. L’Angleterre verra avant nous revivre dans ses grandes constructions le système ornemental de l’architecture orientale. Pendant que nous nous bornerons à quelques fragmens de placage, Londres verra s’élever des murailles tout entières en briques dont un des côtés aura reçu la couverte de la porcelaine. Ce que la grande ville y gagnera, on peut l’imaginer quand on parcourt les rues de Londres. Les trois quarts des maisons ne montrent au passant que des murailles nues et noires, dans lesquelles s’ouvrent des fenêtres basses que les habitans décorent vainement de verdures et de fleurs plantées dans des corbeilles de faïence. L’aspect est triste, maussade et porte à penser que le spleen doit y régner en maître ; grande erreur, car l’Anglais, dans son intérieur, dépense plus de gaîté que nous ne sommes tentés de lui en attribuer.

Dans les quartiers riches, dans les rues nouvelles, au maçon s’est substitué l’architecte ; mais sous l’étreinte des mœurs — et des emphytéoses, — il a dû combiner ses architectures de manière à les couper par tranches verticales. Il vous montre une architecture romaine ou vénitienne qui embrasse tout un grand Ilôt, un palais Farnèse qui n’a pas moins de deux cents mètres d’alignement, une colonnade qui s’arrondit autour d’un square ou d’un parc. Quel est le riche mortel à qui est consacrée une si vaste demeure ? Quittez votre étonnement ; ce palais immense n’est en réalité qu’un groupe de maisons particulières collées les unes contre les autres. Dans cet îlot de deux cents mètres il y a vingt-cinq porches, vingt-cinq vestibules, vingt-cinq escaliers qui desservent chacun cinq ou six étages. C’est l’échelle de perroquet appliquée à l’habitation humaine. Notre « maison à tiroirs » a ses défauts ; nos vestibules sont des places publiques, nos escaliers sont des rues ; mais enfin, quand nous avons franchi notre porte nous ne sommes pas condamnés à une gymnastique perpétuelle pour aller nous habiller, pour aller dîner, pour aller nous coucher. Il paraît bien que les Anglais, si jaloux de leur home, trouvent à notre système quelques agrémens puisqu’ils commencent à se bâtir des residences où l’on peut loger cinquante familles soumises au même ascenseur et invitées, comme à l’hôtel meublé, à user de la même cuisine.


II

L’Américain des États-Unis, quoiqu’il soit en majeure partie d’origine anglaise, ne professe pas comme l’Anglais le fanatisme de son intérieur. Il vit volontiers au dehors, passant d’un lieu dans un autre sans se fixer définitivement nulle part. Tel est du moins l’Américain des grandes agglomérations urbaines. La raison en est aisée à dégager. Primitivement composée d’exilés, forcés ou volontaires, la population des États-Unis n’a pas pris souvent le loisir de s’asseoir ; elle a longtemps marché, elle marche encore, et l’immigration qui l’a formée n’a pas cessé de lui apporter les inquiets du vieux monde. Même quand le poids de ses affaires l’attache pour un long temps dans un lieu fixe, il en sort assez souvent pour étendre ses occupations ou pour s’en créer de nouvelles. L’Américain du nord est l’homme actif par excellence. La tradition, l’hérédité, son culte pour l’argent, le portent à aller, venir, à remuer sans cesse. Il s’arrête, il ne demeure pas. Où on l’a vu la veille, on ne le retrouvera plus le lendemain. S’il s’y trouve, c’est qu’il est revenu. Aussi vit-il souvent à l’hôtel. S’il se donne un logis stable, c’est qu’il ne peut pas faire autrement. Par là s’explique l’importance qu’ont prise dans les États de l’Union américaine ces grands hôtels où s’attardent de nombreuses familles pendant que leurs chefs courent aux spéculations sur le pétrole en Pensylvanie, sur le coton en Louisiane, sur les métaux précieux en Californie et dans l’Arizona, sur les terrains un peu partout et jusqu’en Europe.

L’hôtel meublé, en Angleterre aussi bien qu’en Amérique, avait déjà dépassé les hauteurs normales lorsque vint l’idée de bâtir à New-York des édifices destinés à contenir les bureaux de plusieurs administrations ou d’une administration considérable. La Cité de Londres en offrait quelques exemples. Il s’y rencontre depuis longtemps des maisons où sont réunis de nombreux « offices », le siège de sociétés diverses, de banques et même de maisons de commerce ; mais à Londres la surface des terrains était généralement assez vaste pour qu’on ne fût pas obligé de s’élever dans la région des nuages. L’invention relativement récente des ascenseurs et la valeur toujours croissante des terrains conduiront les propriétaires de la Cité à imiter les Américains qui, dès 1870, entreprirent de loger des bureaux d’affaires au dixième étage au-dessus du sol. C’est à New-York que se produit le phénomène.

Dans les villes d’Amérique et particulièrement dans celles où le mouvement du commerce est très actif, le lotissement des terrains s’est fait en vue de multiplier les façades sur les rues, il en est résulté que les terrains à bâtir sont profonds, mais que les front-à-rue sont étroits. Comment obvier à cet inconvénient ? L’ascenseur en a fourni le moyen. En outre, il convient d’observer que les terrains à bâtir atteignent souvent des prix auxquels cinq et six étages loués n’apporteraient pas un produit suffisant pour rémunérer le capital. Dans les villes anciennes, comme New-York et Boston, le front-à-rue du quartier des affaires n’est guère que de sept à neuf mètres, suivant la coutume anglaise, ce qui n’empêche pas le prix de s’élever à cinq mille et six mille francs le mètre carré. Dans les villes nouvelles les lots ont plus de largeur et s’étendent sur rue jusqu’à vingt-cinq mètres, mais les prix ne sont pas moindres par la raison que tous les hommes d’affaires (business men), c’est-à-dire tout le monde, veulent avoir leurs bureaux dans le même quartier nécessairement très limité. Ainsi, à Chicago, l’espace où se traitent les plus gros marchés agricoles du monde n’a pas plus de mille six cents mètres carrés de superficie. Il est borné d’un côté par le lac Michigan, de l’autre par un réseau de voies ferrées qu’il est impossible de déplacer et enfin par la rivière qui ferme la ceinture. Il a donc bien fallu chercher dans les airs l’espace que le sol refusait aux habitans ; on ne l’a trouvé qu’en entassant étage sur étage, Pélion sur Ossa. Il a été permis d’offrir alors des salles au prix de cinquante à trois cents francs le mètre carré par an, suivant l’étage, suivant le luxe prodigué dans l’édifice, suivant aussi l’étendue et le nombre des services accessoires tels que machines élévatoires, calorifères, dynamos, ascenseurs, réservoirs. En général, c’est dans les plus hautes maisons que les prix de location sont le plus élevés parce que ce sont les dernières construites et que l’on y a accumulé tous les élémens du confort, de la décoration intérieure, et tous les perfectionnemens de la machinerie.

Un grand nombre d’hôtels meublés ont été bâtis suivant ce système dans les grandes villes du littoral comme dans les villes principales de l’intérieur. A Chicago, la spéculation n’a pas négligé de tirer un parti avantageux de la situation. Bien que la plupart de ces « maisons hautes » ne dépassent guère treize étages sur rez-de-chaussée, elles ne laissent pas de procurer à leurs habitués les charmes d’une vue étendue sur le lac près duquel les architectes ont eu soin de les placer. Dans nos hôtels du vieux monde, les salles à manger sont situées au rez-de-chaussée ; là on les a mises sous les toits, et l’on a résumé en elles toutes les splendeurs et toutes les commodités possibles. De la table à laquelle on est assis on jouit d’un panorama immense. Plusieurs de ces hôtels, qui contiennent jusqu’à sept, cents ou huit cents chambres, sont desservis par deux ou quatre ascenseurs. Ils sont ordinairement installés par groupes de deux, trois, quatre ou six. Dans les grandes bâtisses de Chicago, on en compte dix-sept à l’Ashland-blok, dix-huit au Masonic Temple, et l’on ne s’arrêtera pas là. On estime que dans cette dernière maison, qui est un assemblage de logis pour les francs-maçons et de bureaux pour toutes sortes de sociétés et d’affaires, on peut faire circuler du haut en bas quarante mille personnes par jour. Il est vrai que le Masonic Temple a dix-neuf étages. Ce n’est pas un temple, c’est une fourmilière. La maison haute de la « chambre de commerce » contient cinq cents bureaux ; le Tacoma building un nombre égal ; il s’élève à six cents dans le Rookery, dans le Venetian buildings, et ces quatre bâtisses sont déjà anciennes ; elles n’ont que dix et treize étages.

A New-York, les grands journaux se sont piqués d’honneur. C’est à qui aura la tour la plus liante. Ce sont bien des tours, en effet, car elles n’ont en alignement sur rue que les sept mètres cinquante des lots traditionnels, et on les appelle tower-building quand elles ne sont pas affectées aux services d’un journal. Ces édifices, qui figurent une tour sur la voie publique, s’allongent derrière sur toute l’étendue du terrain ; il n’y a pas un centimètre de perdu : leur aspect sur les élévations latérales est celui d’une « maison haute ». Le journal le Sun n’a pas encore fait construire sa tour, mais soyez assuré qu’il se rapprochera le plus possible de l’astre du jour, son patron. Ses plans sont dessinés, les comptes sont préparés, et nous ne serions pas très étonnés d’apprendre un de ces jours que les fondations sont faites pour porter la bâtisse du Tower-Sun à cent trente-trois mètres au-dessus du sol et pour montrer à nos regards étonnés trente-deux étages au-dessus du vestibule. L’architecte qui a osé tracer ces plans et qui osera les exécuter est M. Bruce Price ; son nom mérite d’être connu. La tour de l’Auditorium, le plus haut édifice de Chicago, n’a que quatre-vingt-neuf mètres. Les tours de Notre-Dame de Paris n’ont que soixante-six mètres au-dessus du pavé, et la lanterne du Panthéon soixante-dix-neuf. On peut imaginer l’effet que produira sur l’esprit des lecteurs du Sun l’idée que la rédaction s’élabore pour eux dans les régions sereines où touchent à grand’peine la croix de Saint-Pierre de Rome et la plus haute des pyramides d’Egypte.

Le métier de rédacteur des journaux américains serait le plus pénible du genre sans l’invention des ascenseurs. Un a singulièrement perfectionné en Amérique les divers systèmes d’instrumens d’ascension, et l’on en fait usage partout, jusque dans les maisons d’ouvriers, jusque dans les entreprises de transport. De puissans élévateurs hissent les chevaux, les camions, les voitures aux divers étages. Il n’est pas rare de trouver des écuries à trente mètres au-dessus du trottoir comme on en rencontre dans les mines à quatre ou cinq cents mètres au-dessous du sol. La légende qui fait apparaître des chevaux à la fenêtre du second étage dans une maison de Cologne paraîtrait chose toute naturelle en Amérique. On peut supposer que l’habitant de Chicago ou de New-York s’étonnerait qu’on ne les eût pas hissés dans les clochers de la cathédrale. Pour nous, nous serons encore quelque temps curieux de savoir comment les architectes américains sont parvenus à entasser tant d’étages les uns sur les autres dans les étroits espaces qui leur étaient dévolus. Il est clair que, s’ils avaient usé des matériaux ordinaires, de la pierre, de la brique, ils ne seraient jamais parvenus à franchir le douzième étage et à s’élever au-delà des quarante mètres auxquels s’est arrêtée l’ambition anglaise dans son Residential Hotel.

En portant leur vue plus haut, les bâtisseurs américains ont dû abandonner les vieilles méthodes et les anciens matériaux. La pierre ou la brique auraient occupé trop d’espace, — le terrain était si cher ! — et exigé des fondations d’une profondeur excessive. Le sol généralement mouillé, formé d’alluvions ou d’argiles coulantes n’aurait pas résisté à la pression énorme de murailles massives. En Amérique on va droit au but sans trop se préoccuper des difficultés du chemin. On s’y inquiète même médiocrement des exemples du passé : on regarde l’avenir sans retourner la tête. Pendant que nos architectes habitués dès l’Ecole à tenir le plus grand compte des ouvrages excellens où ils ont formé leur goût et développé leur talent, s’efforcent avec une ardeur inquiète d’ajuster l’emploi des nouveaux matériaux que leur livre l’industrie aux règles de la proportion et de l’harmonie, là-bas, au-delà de l’Atlantique, le constructeur limite son effort à la satisfaction des besoins dont il s’est tracé le programme ; il cherchera plus tard à embellir son squelette, et quand il lui aura donné tous les organes nécessaires, il s’occupera de l’orner… s’il en a le temps. En deux mots l’architecte américain est un constructeur, l’architecte français, malgré tout, demeure un artiste. Si celui-ci emploie le fer, il voudra lui donner un caractère, une forme, un dessin qui satisfasse l’œil et réalise une certaine harmonie. Il fera de l’esthétique, même sans s’en douter. L’architecte américain se bornera à faire de la statique. Il calculera sans philosopher. Il se dit : Je veux le plus d’espace possible sur une surface la plus petite possible ; il me faut le moins de poids possible avec la plus grande résistance possible. Voilà le double problème. Quant aux proportions, quant à l’harmonie, quant à l’esthétique, il les traite en accessoires. Si elles ne détruisent pas ses combinaisons, il en mettra le plus qu’il pourra, car lui aussi connaît les lois de la perspective et il a cultivé l’art pur et l’ornementation, et la décoration, et les styles élégans ou majestueux ; souvent même à notre Ecole des Beaux-Arts ; il sait tout cela et en peut faire usage, mais il en gardera les applications pour l’intérieur ou pour des maisons de plaisance. Il ne s’agit pas ici d’amuser l’œil, il s’agit de besoins ; les satisfaire est de commandement impérieux.

Voilà pourquoi les architectes américains bâtissent des maisons hautes, très hautes, qui n’ont que quatre murs, les murs extérieurs. Aucun mur de division ne diminue à l’intérieur l’espace vide qui est peu différent d’étage en étage dans les premières constructions hautes, et qui ne l’est plus du tout dans les bâtisses nouvelles où les murailles elles-mêmes n’existent plus et ont été remplacées par de simples parois. Trois systèmes ont été pratiqués ; ils diffèrent sensiblement entre eux. Nous essaierons de les décrire sans l’aide du dessin et nous ferons remarquer que les transformations successives ont permis au constructeur d’employer parfois un système mixte ou de transition.


III

Le premier essai de « maison haute » a été fait à New-York en 1870. Elle n’avait que dix étages et s’élevait sur un terrain large de sept mètres cinquante centimètres, qu’à Paris on aurait trouvé bien étroit pour y bâtir une maison de cinq étages. L’édifice se dressait en façade comme une tour, et il fut en effet appelé Tower building. Les quatre murs d’enceinte étaient encore en maçonnerie, mais en maçonnerie légère qui n’avait plus qu’en partie fonctions de supports. Les vrais supports étaient des colonnes en fonte qui, parties du sol où elles reposaient sur des dés de granit, s’élevaient jusqu’au comble en saisissant au passage la charge des onze planchers. Ces planchers étaient formés de poutres en fer laminé croisées par des solives de même métal, le tout fortement boulonné et non rivé. Enfin des éclisses les reliaient à la maçonnerie, et tout l’appareil constituait horizontalement une construction d’une solidité à toute épreuve. M. le chevalier von Emperger, architecte à New-York, qui a fait sur les hautes bâtisses de l’Amérique du Nord une étude technique où nous avons puisé le meilleur de notre travail, fait observer que, si cette solidité est grande dans le sens horizontal, elle l’est beaucoup moins dans le sens vertical. Bien qu’il ne se soit point produit jusqu’à présent d’accidens graves, on a pu s’assurer cependant qu’il ne serait pas prudent de se servir de ce système pour des maisons dépassant dix étages. On l’emploie encore pour les édifices de moyenne hauteur parce qu’il est le moins coûteux du genre, mais quand il s’agit de monter à plus de quarante mètres, il faut avoir recours à d’autres procédés.

On n’est pas arrivé du premier coup aux hardiesses calculées de M. Bruce Price pour la maison haute du Sun. En nombreuses circonstances on a marié le fera la maçonnerie, mais en mettant autant que possible la fonte à l’écart. Au lieu de colonnes en fonte emboîtées les unes sur les autres d’étage ; en étage et dont le lien en sens vertical ne paraît pas suffisamment solide pour résister aux grands ouragans fréquens en ces contrées, on a poussé de pied en cap des piliers en tôle, moins pesans et plus faciles à ajuster que les piliers en fonte. Ces piliers en fer laminé ont en outre l’avantage de franchir deux étages d’une seule portée — ce qui diminue de moitié les points de suture — et d’offrir au vent une sorte d’élasticité qui leur permet de plier sans se rompre. En plusieurs constructions, on a noyé les piliers inférieurs dans la maçonnerie, et l’on sait que le fer ainsi enveloppé devient inaltérable.

Le support pouvait porter un poids plus considérable ; il n’était donc plus nécessaire de considérer les murailles comme points d’appui. Leur rôle devenait subalterne, elles ne devaient plus servir que de remplissage entre les membres de l’immense ossature. Désormais ces membres pouvaient s’élever jusqu’au dix-huitième étage sans peser trop lourdement sur les fondations et sans rien perdre de leur rigidité, Nous avons sous les yeux un exemple de ce genre de construction en fer laminé dans la Tour Eiffel. Bouchez en pensée les interstices entre les côtes du squelette soit par des pierres soit par un galandage, et vous aurez des maisons hautes un échantillon, très mince d’ailleurs et d’une tout autre forme. Nos constructions en tôle diffèrent des constructions analogues de l’Amérique par un autre point : les nôtres sont rivées, comme si elles ne devaient jamais être démolies ; les leurs sont boulonnées comme si leurs propriétaires prévoyaient qu’ils dussent un jour les démonter pour les transporter ailleurs.

Dans ces constructions mixtes en fer et en maçonnerie, celle-ci ne s’étend plus jusqu’au sommet ; elle s’arrête ordinairement à mi-chemin et c’est un simple remplissage qui continue jusqu’au toit la clôture nécessaire. Ce second genre de hautes bâtisses a été largement employé à New-York aussi bien qu’à Chicago et même en des villes de troisième ordre comme à Saint-Paul, dans le Minnesota. Il a été surtout employé sur les terrains d’étendue très restreinte et d’un prix très élevé, où il était nécessaire de ménager l’espace, ou bien encore dans certaines rues où les bâtimens élevés se serrent et s’appuient les uns contre les autres, par exemple dans Randolph Street à Chicago. Il y a là tout un îlot de maisons sur un alignement de trois cents mètres où le second système est mélangé au premier et forme un massif de constructions de quarante à soixante mètres de hauteur le plus étrange que l’on puisse voir.

Le troisième système, le plus récent, et qui jouit aujourd’hui de la plus grande faveur, est celui auquel on a donné le nom de « style de Chicago ». Le mot de « style » nous paraît au moins déplacé ; il ne s’agit pas de style, mais de mode de construction. Ce nouveau mode, qui a pris naissance à Chicago en 1889, sous l’inspiration peut-être de l’exemple donné par la Tour Eiffel, consiste à supprimer complètement les murs, du moins en tant que supports. De là à les supprimer tout à fait, il n’y aura pas loin ; et déjà nous apparaissent les maisons où les murs sont remplacés par des parois métalliques. Au fer a été substitué l’acier, pour les sommiers comme pour les piliers portans, pour les parois comme pour les solives. Si l’on a encore recours à la maçonnerie, on l’établit d’étage en étage sur des sommiers superposés aux linteaux des fenêtres de l’étage inférieur et appuyés sur les piliers de la grande, ossature. Ce procédé rend la maçonnerie indépendante d’un étage à l’autre : c’est assez dire que son poids ne porte pas sur le sol ; elle s’y joint seulement et ne nécessite pas de fondations peu relie ; mais ce chapitre des fondations n’en prend que plus d’importance quand il s’agit des piliers portans.

Deux systèmes sont à la fois préconisés et employés pour les fondations de ces maisons monstrueuses. Dans le principe on les établissait sur un lit de béton surmonté d’une série d’assises de pierre qui’ s’étageaient en retraite comme les marches d’un escalier jusqu’à la rencontre du niveau inférieur du sous-sol. Souvent ces assises, au nombre de six ou sept, et de vingt-huit à trente centimètres, sont faites en granit, et sur elles reposent les murs et les piliers, si l’on construit en maçonnerie et fer, les piliers seuls, si l’on construit en fer ou en acier seulement. Les fondations forment ainsi un massif compact et épais qui repose lui-même sur un sol peu solide. C’est en quelque sorte une roche factice à la place d’une roche naturelle qu’on aurait eu peine à rencontrer surtout à Chicago.

Cette ville, on le sait, a été bâtie dans une situation excellente pour constituer l’entrepôt du commerce entre l’est et l’ouest aussi bien que le centre de la production agricole des anciennes prairies, transformées en cultures d’une fertilité jusqu’à présent inépuisable ; mais le sol sur lequel elle est assise, la rive sud du lac Michigan et les bords de la rivière, est formé de dépôts de sables et d’argile. Il fallait bâtir sur des terrains fuyans. A New-York les conditions n’étaient guère meilleures. Malgré cela les fondations massives ne paraissent pas avoir beaucoup souffert de la compression exercée sur elles. Il a été seulement observé qu’en bien des points, ces blocs s’étaient rompus, peut-être sous l’effort d’une charge inégale, peut-être par la rencontre de terrains inégalement compressibles. Quelles que furent d’ailleurs les causes des accidens, ils amenèrent les constructeurs à constater que les terres mouillées, loin de glisser sous la pression, s’étaient asséchées. Cette observation les conduisit à abandonner le système de fondation par grands massifs d’une étendue, à leur sommet, égale à faire du terrain à couvrir. Ils se bornèrent à établir des fondemens isolés pour chaque support, sans plus les relier entre eux. Ils devançaient ainsi la dislocation qui devait nécessairement se produire sans négliger certainement d’augmenter dans une proportion notable la solidité des points d’appui. La résistance était augmentée sans que s’accrût la dépense. Au lieu d’entasser les unes sur les autres jusqu’à sept assises de granit sur béton, ce qui les obligeait à des fouilles jusque sous la chaussée des rues, les habiles et savans architectes de l’Amérique du Nord imaginèrent de monter leurs piliers portans sur des réseaux en fer posés sur béton, espèces de radeaux formés de fers à T ou de rails croisés, recroisés et boulonnés pour éviter l’écartement. Par l’emploi de ce système, ils n’étaient plus obligés de descendre jusqu’à trois mètres au-dessous du carreau des caves pour chercher leur point d’appui ; il leur suffisait de fouiller à un mètre et demi, la couche de béton restant la même, et les quatre grils de rails ne donnant que cinquante centimètres d’épaisseur. Le sabot formant le pied du pilier s’élevait à soixante centimètres. On estime que des fondations de cette espèce pourraient porter jusqu’à trente-huit à quarante étages donnant ensemble une hauteur de cent quarante mètres au-dessus du sol. La pression ne dépasserait pas six kilogrammes par centimètre carré[1].

Ce système ingénieux et qui semble d’une solidité à toute épreuve a été d’abord mis en pratique dans la construction d’un des plus grands édifices du genre, le Masonic Temple de Chicago, et il a fait fortune ; mais il est clair que le système de fondation doit varier suivant la nature des terrains sur lesquels on agit. Sur les sables mouvans, sur les alluvions, on a parfois creusé des puits, battu des pilotis, et sur ces pilotis posé des grils. Il est remarquable que dans aucune occasion on n’a chargé les surfaces portantes d’un poids égal à celui qui est généralement admis dans les constructions courantes et surtout dans les constructions anciennes, alors que les architectes, peu surs de leurs calculs, exagéraient la prudence au point de décupler la force de résistance des fondemens pour éviter les tassemens. Dans les plus belles constructions de New-York et de Chicago, le système de rails recroisés est maintenant généralement adopté, et il n’a jusqu’ici causé aucune surprise désagréable. On s’en étonnerait peut-être si nous n’ajoutions qu’il n’est pas de mode de construction dont la légèreté relative puisse lui être comparée. Cela ne tient pas seulement à l’emploi de l’ossature en acier. La nécessité de ménager le terrain a conduit les architectes à se servir presque exclusivement de poteries pour les remplissages et même pour les murs de soutènement. Les poteries et surtout les poteries creuses sont beaucoup moins pesantes que la pierre, et comme on ne leur demande plus guère qu’un rôle accessoire, elles peuvent le remplir sans inconvénient.

Est-ce à dire que le plus haut degré de légèreté soit atteint ? Ce serait douter de l’ingéniosité sans limite de l’esprit américain. Déjà il est permis d’entrevoir une évolution nouvelle dans l’architecture des maisons hautes. On commence à bâtir des édifices sans murailles, sans pierre et sans poteries ; elles sont remplacées par des parois doubles en fer ou plutôt en acier. C’est en acier qu’est construit le Women Temple à Chicago ; c’est en acier que sera tout entière construite la tour du journal le Sun. Les deux parois en plaques d’acier seront emboîtées et boulonnées à la distance commandée par l’épaisseur des piliers de soutènement et des sommiers qu’ils supportent. Un peut être assuré que le creux sera le plus étroit possible et qu’on le fera servir à divers usages, pour la ventilation, pour l’éclairage, pour le chauffage, le transport de la parole par le téléphone et le télégraphe, et même pour la circulation des paquets et des lettres. Nous nous demandons si une maison ainsi construite est vraiment habitable, surtout si les divisions intérieures sont également en acier. La sonorité de pareils logis pourrait devenir dangereuse pour les locataires ; il est dans tous les cas prudent de mettre de telles maisons à l’abri de trop violentes vibrations.

On ne s’en tiendra pas à l’emploi de matériaux connus et déjà appliqués. On veut, à Chicago, se servir de briques de verre creuses auxquelles on est arrivé à donner une solidité supérieure à celle de la terre cuite. Un groupe de dix-sept maisons en verre ; serait ainsi construit. On avait déjà expérimenté les briques de verre pour les serres. Mais cette matière, qui ne réaliserait nullement la pensée du citoyen romain, puisque le verre ne serait qu’à demi-transparent et pourrait être strié et colorié, semble encore trop pesant pour le sol mouvant de Chicago. Un métal dont le prix d’ex traction a beaucoup baissé depuis quelques années, l’aluminium, serait substitué aux plaques, sinon même aux piliers d’acier. Il faut s’attendre à tout du génie américain.

Un problème plus difficile à résoudre que celui des fondations s’était posé dès l’origine devant les architectes. Comment élever sur faire généralement étroite et longue des terrains à bâtir une maison qui la remplirait tout entière et serait cependant éclairée par des fenêtres ouvertes dans les quatre côtés ? Quand le bâtisseur avait affaire à un terrain d’angle, il avait du moins la libre disposition de ses deux élévations sur rue. Si le terrain s’allongeait jusqu’à la rencontre d’une troisième rue, il avait une troisième élévation à son service. C’était un cas très rare. En Amérique le jour de souffrance prend des libertés inattendues. Les architectes, en élevant leurs murailles, ouvrirent des jours de tous les côtés où ils trouvèrent de la lumière. Là où ils n’en trouvèrent pas, ils se contentèrent du gaz ou de l’électricité ; et ce procédé sommaire a été pratiqué jusqu’ici sans trop d’inconvéniens. Admettez pourtant qu’il pourrait s’en produire d’assez graves si tous les propriétaires s’avisaient de bâtir comme leurs voisins des maisons de quinze à vingt étages remplissant toute l’aire de leurs terrains. L’aventure s’est à peu près produite à Chicago, dans Randolph Street. On comprend que devant cette menace les bâtisseurs escaladent les nuages.

Dans cette même ville la largeur relativement grande des lots livrés à l’architecte a quelquefois permis de prendre tous les jours sur la propriété même ; ce n’a pas été sans un douloureux sacrifice. On ne neutralise pas volontiers cinquante à soixante mètres qui coûtent de cinq à six mille francs le mètre. Nous rencontrons pourtant à Chicago une sorte d’immense palais, le « Temple des Dames » (Women Temple), qui semble s’être fait un devoir d’immoler quelques milliers de dollars sur l’autel féminin. Quoiqu’il eût front-à-rue de trois côtés et qu’il se donnât le luxe de six tours flanquant ses courtines inoffensives, il a mis son élévation principale en retraite de quelques mètres pour multiplier ses fenêtres ou pour se donner un faux air de château fort bien défendu. Le grand porche pourrait l’être aisément : il n’y manque que la herse et le pont-levis.

La plus remarquable des constructions de ce genre où l’entrepreneur a sacrifié une partie de son terrain pour donner du jour à toutes les parties de l’édifice, c’est l’Union Trust Building, bâti à Saint-Louis par les architectes Adler et Sullivan. Cette colossale bâtisse présente deux tours carrées identiques et séparées l’une de l’autre dans toute leur hauteur de douze étapes, mais réunies par la base, qui comprend un rez-de-chaussée et un entresol élevé formant soubassement. In porche immense en plein cintre, pareil à une porte de cathédrale romane, donne accès dans l’édifice. Les quatre façades extérieures et les deux façades intérieures se ressemblent. Elles sont divisées verticalement en longues arcatures posées sur le soubassement et embrassant dix étages. Au-dessus de ces arcatures règne une colonnade derrière laquelle s’ouvrent les croisées de deux étages. L’aspect de ces tours jumelles où la ligne droite et l’angle droit dominent, est original, imprévu, et ne manque pas de caractère. Les angles et les piliers des arcatures sont exécutés en maçonnerie, le sol offrant plus de solidité que celui de Chicago.

Une autre question s’est posée. Comment des édifices si hauts, bâtis sur des bases si étroites, résisteraient-ils à la pression du vent ? A New-York surtout, où les terrains n’ont guère que sept mètres et demi de largeur, et où les ouragans sont violens, ces charpentes en métal offriraient-elles une rigidité suffisante pour n’être pas renversées ? Calculateurs infatigables, et prudens dans leur témérité, les architectes américains ont imaginé d’étayer leurs portans principaux, à part les angles, au moyen de contreforts en treillis d’acier dissimulés à l’intérieur. C’était le seul moyen de suppléera la pesanteur de la maçonnerie qui leur faisait défaut. Mais ces contreforts devenaient une gêne pour la distribution des logis. Ils se sont alors avisés de donner pour semelles à leurs contreforts non pas les sommiers des planchers, mais des sommiers factices qu’ils ont boulonnés à une certaine distance des planchers, assez haut ou assez bas pour ne pas embarrasser les passages d’une pièce à l’autre quand les parois intérieures ont déterminé leur superficie.

Ces précautions n’ont pas été nécessaires à Chicago ni à Saint-Louis, où les terrains ont une largeur commune de vingt-cinq mètres, ni pour les édifices formant le coin des rues. Ces édifices sont ordinairement occupés par les grandes compagnies d’assurances, et il a été assez aisé de prévoir les divisions intérieures en composant les plans. Cet embarras n’existait pas non plus pour les maisons hautes destinées à servir d’hôtels.


IV

Ç’a été sans difficulté aucune que les premières maisons hautes se sont élevées, d’abord à New-York, ensuite à Boston, à Chicago, à Saint-Louis, dans les régions du centre comme sur le littoral, dans les villes agricoles comme dans les cités industrielles. En peu d’années, parties de sept ou huit étages, elles ont gravi les degrés du ciel jusqu’à soixante et quatre-vingts mètres ; dès lors, on s’est ému ; et comme on projetait de s’élever plus haut encore, les municipalités, la population, les compagnies d’assurances, la presse elle-même, jetèrent des cris d’alarme, la presse qui s’était emparée de l’une des plus belles voies de New-York, de Park How, pour y bâtir ses tours féodales ! Ou démontra aisément que, pour peu que cette lièvre de maisons hautes continuât à sévir, il ne serait bientôt plus possible de lire en plein midi son journal dans la boutique ni de respirer dans la rue. Quant aux compagnies d’assurances, elles firent valoir leurs observations d’une manière concluante ; elles augmentèrent de 3 à 4 p. 100 leurs tarifs pour les maisons qui empilaient plus de six étages au-dessus desquels les pompes les plus puissantes ne peuvent jeter de l’eau. Ce fut une douche pour les amateurs de maisons hautes, mais elle n’eut guère d’autre effet que de faire monter le prix des loyers. À New-York on ne mit point d’obstacle à l’ambition des bâtisseurs ; on leur a laissé la faculté de « gratter les nuages » à la condition qu’ils le feraient avec certaines précautions contre la foudre et des soins particuliers qui les rendent incombustibles, fire-proof. Un se montra ailleurs moins généreux.

À Boston la hauteur des bâtisses fire-proof fut limitée à trente-sept mètres et demi et les autres à vingt et un mètres. C’est moins qu’à Paris ; mais Boston a toujours été une ville sévère et mesurée dans ses actes. Chicago, qui a moins de scrupules et à qui les témérités ne déplaisent pas, a pourtant admis que dans les rues de vingt-quatre mètres de large les maisons ne pourraient franchir la hauteur de quarante-six mètres, et dans les rues de douze mètres, trente-sept mètres et demi ; dans les autres, trente mètres ; mais qu’il serait loisible aux orgueilleux de se bâtir des tours et des coupoles dont la surface en plan « n’excéderait pas quinze pour cent de la surface entière du terrain. Toute liberté était laissée pour le toit à la condition que son ombre ne se projetterait pas dans la rue à plus de soixante pour cent. Mais au dire de M. Emperger cette réglementation n’est pas très rigoureusement observée et ne saurait même l’être, car la loi américaine, supérieure à toutes les règles municipales, ne limite pas le droit du propriétaire à s’élever au-dessus des nuages, si telle est son ambition. Il y a lieu de penser cependant que désormais le mou veinent d’ascension est, sinon arrêté, du moins modéré et ne dépassera plus quinze à dix-huit étages. C’est suffisant. Les hautes bâtisses de Chicago n’ont pas toutes été exécutées de manière à braver le feu ou les ouragans ; on peut même craindre que l’argile trempée par les eaux du lac ne fuie sous la pression de quelques murailles. Un seul accident suffirait pour détruire l’espérance conçue par les bâtisseurs de conquérir le ciel par la voie des ascenseurs.

La question se pose ici de savoir s’ils ont conquis la terre à leur système et s’ils ont imposé à l’art de bâtir une forme nouvelle.

Ce qui frappe tout d’abord à l’aspect de ces maisons colossales, c’est le défaut de proportions. Elles sont hautes, mais étroites. Même dans celles de Chicago où faire des constructions est généralement plus grande qu’à New-York, la hauteur paraît démesurée auprès des autres termes de comparaison. En architecture c’est un vice capital. Défaut de proportions implique défaut d’harmonie. Sans harmonie entre toutes les parties qui la constituent, une architecture n’est plus qu’une bâtisse dont la laideur peut aller jusqu’à la monstruosité. Vainement prétendra-t-on que satisfaction donnée aux besoins, expression extérieure de la destination, traduction plus ou moins exacte des mœurs, des usages, des habitudes, des travers même d’une époque et d’une nation, sont les élémens complets et suffisans pour constituer un art et lui imprimer un caractère de beauté ; l’œil et à sa suite l’esprit se révolteront contre ces formules boiteuses, si elles ne sont encadrées dans l’exécution matérielle par des saillies, des jeux d’ombre et de lumière pondérés entre eux, et surtout par des dimensions choisies et calculées qui se prêtent un mutuel appui au lieu de se heurter et de se contredire.

Les architectes américains, qui sont, pour la plupart, des artistes avisés autant que d’habiles constructeurs, ont bien saisi ce défaut. Leurs études leur ont appris que les architectures hautes doivent être élancées et affecter même la forme pyramidale. Cette notion est d’accord avec les principes de la construction. Elle acquiert tout son éclat dans l’église ogivale du XIIIe siècle. Que si l’édifice prend la forme cubique, il faut rapprocher le faîte du sol et lui imposer des assises trapues, c’est-à-dire lui donner une assiette large. C’est le temple grec, idéal matériel des justes proportions. Limité dans son terrain, illimité en hauteur, l’architecte américain qui ne bâtit ni une église gothique ni un temple grec, mais un logis pour entasser jusqu’à six cents bureaux, comme dans Rookery, ou dix-neuf étages, comme dans Masonic Temple, fait de consciencieux efforts pour atténuer dans sa construction cubique le défaut de murailles trop élevées pour une base trop étroite ; il partage son édifice en zones superposées, dont chacune embrasse ; plusieurs étages. Le plus souvent, il pousse des piliers du bas en haut pour embrasser dix-neuf étages, comme dans l’hôtel du Pioneer-Press à Saint-Paul (Minnesota), et les couronne d’arcades en plein cintre ou de colonnades, comme à l’Union Trust Building de Saint-Louis. Parfois au-dessus d’un entablement étroit, il pose un attique qui comprend encore deux ou trois étages, et que termine un toit saillant et un entablement énorme, dans le genre du bel entablement du palais Strozzi à Florence.

Au Women Temple de Chicago, système analogue, pilastres de plus de trente mètres montant d’un soubassement épais et terminés en plein cintre au-dessous d’une corniche qui porte encore quatre étages dont le dernier est ménagé dans des combles aigus. Aux angles, des tours accouplées, portées par des encorbellemens, rompent la monotonie des lignes et, au centre, l’élévation en retraite est précédée d’un lourd portique. On voit que l’architecte a fait tout son possible pour briser ses lignes et en réduire les proportions. Afin de varier l’aspect, il a même ouvert, entre les piliers des arcades, de larges baies coupées verticalement par des meneaux épais. L’aspect général de cette singulière bâtisse n’est pas disgracieux, mais il ne décèle pas aisément la matière dont elle est construite. En dessin elle paraît être en maçonnerie : elle est en acier. Sa façade principale est percée de plus de trois cents fenêtres, dont beaucoup sont géminées. L’hôtel projeté pour le Sun, à New-York, qui ne sera qu’une tour de sept à huit mètres à la base, n’en aura pas moins de cent cinquante en façade. Ce sera, si on l’exécute, un édifice curieux, un véritable campanile dans le genre du grand campanile de la place Saint-Marc, à Venise. Comme son modèle, il sera couronné d’un étage entouré d’un péristyle à colonnes. Beaucoup de maisons hautes en Amérique mettent là des restaurans d’où la vue domine la ville et s’étend au loin, Parmi les « maisons hautes » qui peuvent captiver le plus l’attention, il faut citer l’Hôtel Waldorf, à New-York. Les constructeurs ont pris leurs aises et ont réuni plusieurs parcelles de terrain sur lesquelles ils ont élevé un édifice colossal, très pittoresque, très varié en ses lignes et en ses saillies, mais dépourvu d’unité et d’harmonie. Dans la même ville, le Metropolitan Life ins. C°. a des allures monumentales qui dénotent un esprit français. L’architecte, M. Lebrun, a multiplié les colonnes et les ornemens ; il semble s’être souvenu de la profusion de détails dont Visconti a revêtu les façades du nouveau Louvre. L’un des plus étranges de ces curieux édifices est le Mutual reserve fund lice Association, dont l’architecte est M. William H. Hume. Il est divisé horizontalement en trois zones qui forment en quelque sorte trois maisons superposées.

Les douze étages sont bien marqués et regardent les passans par trois cents fenêtres. The Manhattan life Insurance aura quinze étages et formera une tour aussi en trois zones. Ce n’est encore qu’un projet de M. Stephen D. Hatch, En revanche, la maison de la Poste et du Câble est bâtie depuis plusieurs années. Sa façade est d’une simplicité brutale.

Quelques architectes, plus curieux d’économiser le terrain et l’argent que de satisfaire aux besoins de l’esthétique, se sont bornés à élever des murailles nues, sans divisions ni horizontales ni verticales. C’est la construction « pratique » par excellence. Le Venetian Building, à Chicago, en est le plus parfait modèle. C’est un cube de douze étages sur rez-de-chaussée avec un toit saillant. Il n’y a rien de vénitien dans son architecture. Beaucoup d’hôtels meublés sont construits de la même manière économique et sobre ; mais, à l’intérieur, l’aspect change. Les offices, bureaux, magasins gardent une simplicité primitive : le nécessaire, rien de plus ; mais dès qu’il s’agit d’une salle de réunion, d’un restaurant, d’un théâtre, la note change. Tout ce que le luxe moderne peut entasser de couleurs, de faïences peintes, de mosaïques, de dorures, s’accumule à plaisir, avec une abondance, une surcharge dont notre goût français serait plus blessé qu’ébloui. Sauf la chambre à coucher, beaucoup de ces édifices renferment tout ce qui est nécessaire à la vie, y compris l’art et les plaisirs. Encore en est-il où la chambre à coucher elle-même se rencontre à côté du théâtre et du bureau d’affaires. Le Masonic Temple ne possède pas seulement, comme son nom le fait pressentir, l’office, les salles, les bureaux consacrés au service d’une branche de la franc-maçonnerie américaine. Tout ce service n’occupe que deux étages de la maison, les quinzième et seizième, sur les dix-neuf qui se dressent au-dessus du rez-de-chaussée. Le dix-neuvième étage est occupé par un restaurant surmonté d’une terrasse où l’on verse du café et toutes les boissons américaines. L’édifice n’a pas coûté moins de dix millions de francs. L’Auditorium, autre colosse, contient un hôtel meublé de quatre cents chambres, cent trente-six bureaux et magasins, une salle de concert où peuvent s’asseoir cinq cents personnes et un théâtre, l’un des plus somptueux du monde, où trouvent place quatre mille spectateurs. L’une de ces maisons colossales et des plus décorées à l’intérieur, le Rookery, quoiqu’elle n’ait que douze étages, a réglé ses comptes à sept millions et demi sans parler du terrain. C’est un des premiers édifices du genre, et son nom donne à penser qu’on le considérait comme un des plus élevés que dussent voir les rives du lac Michigan, puisqu’on le signalait comme un lieu où les corbeaux devaient faire leur nid.

Une catégorie à part de ces grandes bâtisses est celle qui appartient à la presse. Nous avons dit que l’une des plus belles rues de New-York réunissait sur son parcours les hôtels de presque tous les grands journaux. Le système généralement adopté par eux est une tour. Au sous-sol est placée toute la machinerie qui éclaire, imprime et fond les caractères. Les étages sont occupés par l’administration, la rédaction, la bibliothèque, les salles de réunion. Nous serions étonné s’il ne se trouvait pas tout en haut un restaurant. Tous les journaux pourtant n’ont pas adopté la tour pour se loger.

Le New-York Times s’est bâti un hôtel où l’effort qu’a fait l’architecte pour rompre la monotonie et atténuer la disproportion de son cube, perce avec une intensité très significative. Du dehors il est assez difficile de se rendre un compte exact du nombre des étages. L’artiste n’a pas visé à exprimer rigoureusement à l’extérieur la distribution de l’intérieur ; il semble même l’avoir avec soin évité. C’est la condamnation implicite de ce genre de constructions disproportionnées prononcée par celui qui est forcé de l’employer. L’édifice apparaît divisé horizontalement en cinq zones, un soubassement carré, un premier étage à pleins cintres, un second étage également à pleins cintres, mais géminés, au centre de l’élévation principale, un troisième étage, également à pleins cintres, mais moins haut et dont les baies sont géminées sur les côtés et réunies trois par trois dans les trois travées centrales. Enfin, au-dessus d’une corniche épaisse à modillons et sans frise, un attique forme un quatrième étage au centre, pendant que, sur les côtés, dans les combles, s’en dessine un cinquième. Si l’on s’avise de disséquer cette énorme construction, on découvre bientôt que la première zone comprend un étage au-dessus du rez-de-chaussée, que la seconde zone en contient trois, la troisième quatre, la quatrième deux, la cinquième deux également, en tout douze étages. Nous ne sommes pas même bien sûr qu’il n’y en ait pas davantage. Ce qui est évident, c’est que l’architecte en a dissimulé Te nombre le plus possible, et il y a réussi. De loin l’édifice prend, en raison de ses cinq divisions fortement accusées, un aspect raisonnable.

Il est permis de se demander si la dissimulation des élémens constitutifs d’un édifice est un principe d’art et s’il y a lieu d’en tirer vanité comme d’une précieuse découverte. Nous ne croyons pas que l’excellent artiste qui a su varier à ce point les hautes murailles du New-York Times se fasse illusion sur le mérite du procédé. Il a certes déployé beaucoup de talent, une ingéniosité méritoire, un esprit digne d’une meilleure cause ; mais cette cause, il ne Ta pas choisie, il l’a subie. La plupart de ses confrères en sont au même point ; ils jonglent avec les difficultés. L’art n’a pas grand’chose à gagner à ces exploits. Nous nous résignerions difficilement à ces tours de force. On accuse parfois nos architectes de nous bâtir dans les grandes villes des maisons qui se ressemblent toutes et qui manquent de relief et d’originalité. Du relief, il est difficile d’en donner quand on est soumis, comme ils le sont, à des règlemens étroits et jaloux de toute saillie décorative ; de l’originalité, il faut loyalement reconnaître qu’il serait scabreux de la chercher quand on est astreint, pour nos maisons de produit, aux exigences variées, parfois contradictoires, du terrain, du propriétaire, du locataire, des usages et de la voirie. C’est dans la maison de plaisance, dans la maison des champs et surtout dans les monumens publics qu’il faut aller prendre la mesure de leur talent. Il est peu probable qu’ils aient jamais l’occasion de bâtir des « maisons hautes » comme aux États-Unis, mais s’ils y étaient contraints ils feraient sans doute comme leurs confrères du nouveau monde, ils entasseraient des maisons les unes par-dessus les autres, Pélion sur Ossa, et ne se croiraient pas pour cela des géans.


ALPHONSE DE CALONNE.


  1. Le lecteur qui voudrait s’initier à la partie technique de ces divers genres de construction, on trouvera les principaux élémens dans la Semaine des Constructeurs.