Mahāyāna-Sutrālamkāra/Chapitre VI

Asanga
Mahāyāna-Sutrālamkāra, exposé de la doctrine du Grand Véhicule selon le système yogācāra
Traduction par Sylvain Lévi.
H. Champion (tome 2p. 50-54).
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CHAPITRE VI

LE POSITIF.

Classement des Indices du Transcendant ; un vers.

1. Ni être, ni non-être ; ni identique, ni autrement ; il ne naît pas, il ne finit pas ; il ne décroit pas, il n’augmente pas ; il ne se nettoie pas, et il se nettoie. Tel est l’indice du Transcendant. Le Transcendant a pour Sens la non-dualité. Ce Sens de Non-dualité, il le montre sous cinq aspects. Ni être, en raison des Indices Imaginaire et Relatif ; ni non-être, en raison de l’indice Absolu. Ni identique, puisque l’Absolu ne fait pas un avec l’Imaginaire et le Relatif ; ni autrement, puisqu’il n’est pas différent de tous les deux. Il ne naît pas et ne finit pas, puisque le Plan des Idéaux n’est pas sur-opéré. Il ne décroît pas, et n’augmente pas, puisqu’il reste tel quel, quelque soit des deux, Souillure ou Nettoyage, le parti qui vienne à cesser ou à se produire. Il ne se nettoie pas, puisqu’il n’est absolument pas souillé de nature ; et on ne peut pas dire qu’il ne se nettoie pas, puisque les Sous-souillures Incidentes s’en vont. Ces cinq Indices de Non-dualité sont l’Indice Transcendant.

Un vers pour exclure l’Idée-à-rebours qui est la Vue du Moi.

2. La Vue du Moi n’a pas par elle-même pour Indice le Moi ; la Malformation ne l’a pas non plus ; elle diffère en Indice. Et il n’y a rien en dehors des deux[1] ; ce n’est donc qu’un préjugé, et la délivrance est la destruction de Rien-qu’un-préjugé. Ce n’est pas la Vue du Moi qui a pour Indice le Moi ; ce n’est pas non plus la Malformation. Et, en effet, l’une diffère en Indice de l’Indice du Moi, qui est Imaginaire. L’autre, c’est les Cinq Masses d’Auto-Subsumption[2], puisque les Souillures et la Turbulence[3] en sont l’origine. Et il ne peut y avoir d’autre Indice du Moi que ces deux. Donc le Moi n’existe pas. C’est donc tout simplement un préjugé que la Vue du Moi ; et puisqu’il n’y a pas de Moi, la Délivrance aussi est la destruction d’un simple préjugé, et il n’y a personne de délivré.

Deux vers pour condamner l’erreur.

3. Comment se fait-il que le monde, fondé sur un simple fantôme, ne comprenne pas que la nature de la douleur est continue, soit qu’il la sente ou qu’il ne la sente pas, qu’il soit malheureux ou non, qu’il soit fait d’Idéaux ou non ?

4. Comment se fait-il que le monde, qui voit sous ses yeux naître les existences par Rencontre, s’imagine l’intervention d’un autre agent ? Quelle est donc cette obscurité particulière qui peut faire que l’on ne voit pas ce qui est, et qu’on voit ce qui n’est pas ?

Comment se fait-il que le monde, se fondant sur la Vue du Moi qui est une simple illusion, ne voit pas que la nature de douleur est constamment attachée aux Opérants ? Quand il ne la ressent pas, alors par la connaissance de cette nature de douleur. Quand il la ressent, alors par l’expérience de la douleur[4]. Quand il est malheureux, alors parce que la douleur n’est pas rejetée. Quand il n’est pas malheureux, alors parce que le Moi appliqué à la douleur est en non-être. Qu’il soit fait d’Idéaux, alors parce que l’Individu n’a pas de Personnalité, tout n’étant qu’Idéaux. Qu’il ne soit pas fait d’Idéaux, alors parce que les Idéaux n’ont pas de Personnalité. Et quand le monde voit sous ses yeux la Production par Rencontre[5] des existences, quand il voit d’une Rencontre donnée naître une existence donnée, comment s’en va-t-il croire qu’un autre agent intervient pour produire la vue, etc., et qu’elle ne se produit pas par Rencontre ? Quelle est donc cette singulière obscurité qui fait que le monde ne voit pas le jeu de la Production par Rencontre, qui est, et qu’il regarde le Moi qui n’est pas ? Il se peut en effet que l’obscurité empêche de voir ce qui est, mais non pas qu’elle fasse voir ce qui n’est pas.

La Pacification et la Naissance sont possibles sans qu’il y ait de Moi ; un vers.

5. Il n’y a absolument aucune différence ici entre la Pacification et la Naissance en fonction de Sens réel ; et cependant il est enseigné que les Bienfaisants arriveront à la Pacification par épuisement des naissances.

Il n’y a aucune distinction absolument entre Transmigration et Nirvâṇa au Sens transcendant ; et cependant la Délivrance par épuisement des naissances est obtenue par ceux-là seuls qui font des actes de Bien, qui pratiquent le Chemin de la Délivrance.

Maintenant qu’il a condamné l’erreur, il introduit à la connaissance transcendante qui sert d’Auxiliaire contre elle ; quatre vers.

6. Quand il a fait une Provision de Savoir et de Mérite emplie à l’infini, le Bodhisattva, arrivé par la réflexion à une bonne certitude[6] sur les Idéaux, comprend la Méthode de Sens consécutive au Verbe.

7. Quand il a reconnu que les Sens ne sont rien que Verbe, il fait halte alors dans cet aspect du Rien-que-Pensée ; et le Plan des Idéaux s’offre immédiatement à ses regards ; et dès lors il est dissocié de l’Indice de dualité.

8. Puis connaissant, par la compréhension, que ce qui est autre que la Pensée n’est pas, alors il arrive à comprendre de cette Pensée qu’elle n’est pas. Quand il a compris que la dualité n’est pas, il fait halte dans le Plan des Idéaux qui n’a pas cette manière d’être.

9. Par la force de la connaissance sans différenciation, toujours et partout escortée par l’égalité, la masse touffue des fautes, qui a ce Fond, est expulsée, comme un poison l’est par un puissant antidote.

Dans le premier vers, l’approvisionnement en Provisions et la bonne certitude après réflexion sur les Idéaux montrent l’entrée dans la connaissance transcendante, puisqu’il comprend alors que l’apparition du Sens des Idéaux tient à la Pratique fondée sur l’Union, et aussi au Verbe Mental. Dans le composé anantapâram, pâram signifie le parachèvement, et ananta désigne un temps dont les fractions sont incalculables. Dans le second vers, le Bodhisattva, ayant connu que les Sens sont tout simplement Verbe Mental, reste alors dans cette apparence qui n’est Rien-que-Pensée ; c’est là l’état de l’ordre de Fixité. Ensuite, le Plan des Idéaux s’offre immédiatement à sa vue, et il est dissocié de l’Indice de dualité. Indice de Prenant et Indice de Prenable ; c’est là l’état du Chemin de Vue. Par le troisième vers il montre comment le Plan des Idéaux s’offre immédiatement aux yeux. Et comment ce Plan des Idéaux s’offre-t-il immédiatement aux yeux ? Dès qu’il a saisi par la compréhension qu’il n’y a pas d’autre Phénomène prenable que la Pensée, il arrive à comprendre aussi que ce Rien-que-Pensée lui-même n’existe pas, puisque là où il n’y a pas de Prenable il n’y a pas de Prenant. Ayant ainsi connu la non-existence de celle-ci dans la dualité, il reste alors dans le Plan des Idéaux. L’expression : « Qui n’a pas cette manière d’être » signifie qu’il est dépourvu de l’Indice de Prenant et de Prenable. C’est ainsi que le Plan des Idéaux s’offre immédiatement à sa vue. Par le quatrième vers il montre l’entrée dans la connaissance transcendante par suite de la Révolution du Fond dans l’état du Chemin de Pratique : Grâce à la force du savoir sans différenciation toujours et partout escorté d’égalité, il rejette la masse des fautes, qui a pour Indice la Turbulence, qui a son Fond [sur la Nature relative, où ce savoir est accompagné d’égalité[7]], et qui a pénétré bien à fond, comme on rejette un poison par la force d’un antidote.

Un vers pour magnifier la connaissance transcendante.

10. Bien disposé dans le Bon Idéal prescrit par le Muni, asseyant bien sa pensée dans le Plan des Idéaux avec sa racine, comprenant que le mouvement de la Mémoire[8] n’est qu’Imagination, le Noble arrive vite à l’autre bord de l’Océan des vertus.

Quand le Bodhisattva est entré jusqu’au savoir transcendant dans le bon Idéal, prescrit par le Bouddha et bien distribué, ayant bien assis sa pensée dans le Plan des Idéaux de la Pensée Radicale, qui a pour Phénomène les Idéaux pris en bloc, il comprend que toute l’activité de la Mémoire[9], quel que soit le souvenir suscepté, n’est Rien-qu’imagination, et ainsi il arrive vite à l’autre rive de l’océan des vertus, qui est la Bouddhaté. Telle est la grandeur de la connaissance transcendante.


  1. « Les deux, c’est l’âtmadṛṣṭi et les cinq upâdânaskandha », ajoute la version chinoise. La Malformation désigne les cinq upâdânaskandha, puisque la combinaison en est douloureuse.
  2. Upâdânaskandha. Ce sont : la forme (rûpa), l’impression (vedanâ), la connotation (saṃjñâ), l’opérant (saṃskâra), la sensation (vijñâna).
  3. Dauṣṭhulya. L’interprétation de ce mot reste à établir. Böhtlingk, qui ne le donne que dans son Supplément, traduit schlechtes Betragen « mauvaise tenue ». Le tibétain le rend par gnas ṅan len pa « obtenir une mauvaise place » ; ce n’est qu’une prétendue traduction littérale fondée sur une étymologie de fantaisie : ṅan = dus ; gnas = sthâ°. Le chinois dit : hiun k’i « vapeur fumeuse ». Le pali a conservé un adjectif duṭṭhulla « mauvais » ; le Vinaya applique cette dénomination aux deux catégories les plus graves de péchés ; duṭṭhullâ âpatti est un péché « criminel ». Le mot semble dériver de l’adjectif duṣṭhu « de mauvaise conduite ». Le Daçadharmaka sûtra (cité Ç. sam. 116, 17), dit que « le dauṣṭhulya du corps, c’est agiter les mains, les pieds, courir, sauter, nager ». Yaçomitra, dans son commentaire de l’Abhidharmakoça (434a) définit le dauṣṭhulya « l’indocilité du corps et de la pensée » kâyacittayor akarmaṇyatâ. Et en effet la M. Vy., § 109 classe le mot dauṣṭhulya (20) à côté de karmaṇyatâ (21) « la souplesse, la bonne disposition ». Le principe du dauṣṭhulya est, d’après ce passage même (et aussi XI, 49), l’Âtmadṛṣiṭi « la Vue du Moi ». Le remède à lui opposer, c’est la praçrabdhi « la rémission ». V. inf. XIV, 20 ; XVIII, 60. Le dauṣṭhulya en bloc (kâya) est identique à la « nature relative » (paratantra-svabhâva) et aussi à la « sensation du tréfonds » (âlaya-vijnâna). V. inf. XIX, 51.
  4. Au lieu de duḥkhasyâduḥkhito, corriger duḥkhaysa | duḥkhito.
  5. Pratîtya-samutpâda, la fameuse chaîne de causalité à douze termes qu’il est superflu de rapporter ici.
  6. Au pâda c, au lieu de viniçrita°, lire viniçcita. Tib. çin tu rnam ṇes phyir. Même correction au Comm., l. 1.
  7. Comm. 1. Les mots entre crochets manquent en tibétain et en chinois.
  8. Au pâda c, au lieu de smr=timatim lire °gatim. Tib. dran rgyu.
  9. Au pâda c, au lieu de smr=timatim lire °gatim. Tib. dran rgyu.