Madrid et les Madrilènes

MADRID


ET LES MADRILEGNES.




DICCIONARIO GEOGRAFICO-ESTADISTICO-HISTORICO DE ESPAÑA Y SUS POSESIONES DE ULTRAMAR, par Pascual Madoz. 16 vol. In-4°, 1848-1849.




J’aime la statistique, quand elle n’est pas trop officielle, quand le travail curieux, passionné du chercheur volontaire s’y substitue à la négligence ennuyée des bureaux. Que de choses dans un menuet, mais que de choses aussi dans un chiffre formulé avec conviction, classé avec à-propos et surtout sans parti pris ! Voici, par exemple, un. livre presque aussi hérissé de nombres qu’une table de logarithmes, et qui, sous ces dehors rebutans, nous en apprend plus sur l’état matériel et moral de la société espagnole que l’œuvre combinée d’un grand économiste, d’un grand philosophe, d’un grand écrivain de mœurs. À coup sûr, M. Madoz est le dernier qui s’en doute. Je ne sais rien de plus désintéressé et de moins ambitieux que sa laborieuse encyclopédie, où le commentaire n’intervient que s’il est indispensable, où l’auteur s’efface volontiers toutes les fois qu’il peut laisser au lecteur l’honneur d’apprécier et de conclure pour lui ; et, puisque j’y songe, n’est-ce pas là que réside l’attrait imprévu de cette lecture ? On la commence par manière d’acquit, et on la poursuit par vanité. M. Madoz a d’autant plus de mérite à ne pas faire étalage de toutes les conclusions fécondes de son œuvre, que cette œuvre est bien sienne, exclusivement sienne. Avant lui, la statistique était tout entière à créer chez nos voisins. Ce n’est pas qu’on y manquât de relevés officiels de toutes sortes : l’Espagne a précédé à cet égard de plusieurs siècles les autres nations ; mais ces relevés fourmillaient tour à tour de lacunes et d’erreurs.

Le premier dénombrement raisonné de la population et de la richesse de la Péninsule, exécuté sous le règne de Philippe II, reflète, par exemple, un peu trop naïvement les préoccupations de l’époque. Dans ce travail, du reste immense et qu’un despote était peut-être seul capable de mener à bonne fin dans l’Espagne du XVIe siècle, quelques lignes sont à peine consacrées à des villes importantes, tandis que la description et l’histoire du moindre reliquaire y embrassent la matière d’un demi-volume. Quoique mieux dirigées, les tentatives faites sous les règnes suivans furent moins heureuses encore. L’ignorance, la paresse, l’absence de toute émulation qu’un népotisme traditionnel entretenait dans le personnel administratif, une décentralisation excessive ; l’intérêt qu’avaient les employés concussionnaires à dissimuler le chiffre réel de la matière imposable, l’extrême confusion.de l’état civil, dont le clergé, les communes et les agens de l’administration se partageaient les élémens, et enfin l’ombrageuse susceptibilité des corporations devant ce qui pouvait ressembler à une immixtion du gouvernement dans leurs franchises, tout conspirait pour épaissir ici les ténèbres. Les grands réformateurs du dernier siècle échouèrent tour à tour à la tâche. Le célèbre ministre de Ferdinand VI, Ensenada, qui, pour restaurer les finances, avait conçu l’idée assurément très discutable, mais très hardie pour son pays et pour son temps, de l’impôt unique, dépensa en vain des sommes énormes (quarante millions de réaux) pour arriver à la formation d’un cadastre complet[1] ; il dut finalement demander à la théologie les expédiens financiers que la statistique lui refusait, et la théologie ; par l’organe de ses docteurs, délia Ferdinand VI d’une partie des dettes léguées par les règnes précédens. Sous Charles III, l’encyclopédiste d’Aranda, qui n’avait pas les théologiens dans sa manche, essaya de refaire ce cadastre ; il commit malheureusement la faute de s’écarter du plan primitif, ce qui ne permettait pas d’utiliser les laborieuses recherches du marquis de la Ensenada. Ce second travail resta plus incomplet encore que le premier. Après d’Aranda, Campomanès et le ministre Lerena furent successivement réduits à déclarer qu’une statistique exacte et complète de l’Espagne était impossible, et Florida Blanca ne démentit pas plus tard ce décourageant arrêt par la publication de la sienne, où les données les plus indispensables se trouvent souvent oubliées.

Le règne de Ferdinand VII vit cependant éclore un essai heureux nous voulons parler du Dictionnaire de M. Miñano, qui, comme statistique d’ensemble, serait un chef-d’œuvre, si une méthode parfaite, la clarté et la précision des développemens, une grande finesse d’observation, qui, avant de passer aux choses, avait appris à s’exercer sur les hommes, pouvaient suppléer à l’inexactitude des chiffres. Malheureusement la crise politique et financière, en rendant de plus en plus urgente la nécessité d’un relevé exact de la population et de la richesse du pays, avait surexcité dans la même proportion les causes de fraudes, fraudes dont l’administration elle-même, — et cet abus s’est reproduit à des époques beaucoup plus récentes, — se rendait souvent complice. Tel député influent, pour épargner à sa province, à son district, à sa commune, une aggravation possible dans la répartition de l’impôt ou du contingent militaire, sollicitait et obtenait un faux, comme ailleurs un chemin vicinal. Le travail de M. Miñano, basé qu’il était presque toujours sur des documens officiels, reflétait la plupart de ces inexactitudes, et il s’y en était même glissé bien d’autres. Un mauvais plaisant de l’époque s’avisa de dresser une carte sur les renseignemens géographiques transmis par des correspondans à M. Miñano et acceptés de confiance par le spirituel pamphlétaire, qui avait parfois la tête ailleurs : les latitudes et les longitudes se livraient, dit-on, sur cette carte à des excentricités peu pardonnables, à ce point que telle ville de l’intérieur s’y surprenait en pleine mer. M. Miñano n’en a pas moins légué un cadre excellent, et personne ne pouvait mieux le remplir que M. Madoz. À une pratique consommée de ces sortes d’études, à une fougue de travail que rien ne lasse et n’effraie, et qui est devenue proverbiale chez ses amis, M. Madoz joint une qualité non moins décisive : c’est celle de député opposant. On peut traiter à la diable une enquête officielle ; mais, depuis le haut fonctionnaire jaloux de faire acte d’impartialité jusqu’au simple particulier heureux de faire preuve d’indépendance, qui oserait refuser toute sa complaisance et tout son zèle à un député de l’opposition ? Comment le soupçonner surtout d’une arrière-pensée fiscale ? A telle enseigne que M. Madoz a pu rallier à son entreprise plus de deux mille collaborations, soit officielles, soit officieuses, qui, tour à tour se corroborant, se complétant, se corrigeant l’une par l’autre, donnent à chacun des faits ou des chiffres qu’il accepte un grand degré de probabilité.

Ce gigantesque travail, qui a déjà atteint quinze énormes volumes in-quarto, et qui en aura plus de seize, se ressent d’ailleurs des difficultés sans nombre contre lesquelles l’auteur a dû lutter. Tantôt de nouveaux renseignemens surviennent durant le cours de l’impression, et M. Madoz, sacrifiant avec une bonne foi dont il faut lui savoir gré la symétrie à l’exactitude, se résigne à les faire entrer dans un cadre qui ne leur était probablement pas destiné ; tantôt les élémens d’un même relevé, n’ayant pas pu être tous recueillis avec la même rapidité, se rapportent à des années différentes, ce qui gêne les vues d’ensemble. Les scrupules même de l’auteur, le soin qu’il prend de mettre sous nos yeux toutes les pièces du procès, chaque fois qu’il a à justifier un chiffre ou une lacune, jettent dans cet ouvrage une lourdeur fatigante. J’insiste sur ces imperfections, car il sera facile d’y remédier dans les éditions suivantes, et le Dictionnaire de M. Madoz est destiné à avoir de nombreuses éditions. L’état l’a adopté, et le mode de subvention qu’a imaginé le gouvernement espagnol ne manque pas d’une certaine couleur locale : il a offert aux employés, en guise d’à-compte sur leurs arriérés, un exemplaire de l’ouvrage. La plupart des employés, autorisés par une triste expérience à croire qu’un bon livre valait bien une créance sur le trésor, ont pris cette offre au mot. À quelque chose malheur est bon, comme on voit : avec un déficit moindre, l’état n’aurait pas été en mesure d’encourager cette œuvre capitale, qui, par ses difficultés et son étendue, dépassait les limites d’une spéculation privée.

Je ne crains pas d’avoir trop longuement insisté sur l’importance de cette immense statistique, qui, dans un moment où la production et la consommation espagnole essaient de nouer des rapports réguliers avec le commerce des autres pays, a véritablement un intérêt européen : essayons maintenant d’en tirer parti. Le volume qui concerne Madrid nous occupera de préférence, car c’est là que l’auteur a accumulé le plus grand nombre de résultats comparatifs. Nous serons obligé parfois de remplacer les chiffres par des inductions. M. Madoz ne nous dit pas, par exemple, comment se décompose la population de plus de 235,000 ames qu’il a relevée à Madrid pour 1848. Or, ce sont précisément ces détails qui, rapprochés de quelques données correspondantes des années antérieures, pouvaient le mieux nous éclairer sur les destinées de la capitale espagnole, en permettant de distinguer, entre les diverses influences qu’elle subit, celles qui sont purement accidentelles de celles dont l’action est permanente. Malgré ces lacunes, les renseignemens recueillis par M. Madoz n’ouvrent pas moins la porte à des aperçus très intéressans et surtout très nouveaux sur la situation matérielle, le rôle politique et les mœurs de la société madrilègne.


I

Madrid a d’abord cela de particulier, entre toutes les capitales européennes, qu’il n’est, à proprement parler, ni agricole, ni commercial, ni industriel. À part deux ou trois domaines royaux, les cultures comprises dans son ressort municipal ne représentent qu’un revenu inférieur à 150,000 francs. Et ce n’est pas faute d’espace : une immense ceinture de terrains vagues, où n’apparaissent souvent ni une maison ni un clocher, entoure Madrid à perte de vue. Cet abandon des travaux agricoles s’explique par l’importance exceptionnelle donnée de temps immémorial dans les Castilles au pâturage. Au XVIe siècle, la Castille-Nouvelle possédait à elle seule plus de six millions de mérinos, sans compter les autres variétés ou espèces de troupeaux, et la mesta, partout où elle a apparu, a fait le désert. Quand la translation de la cour à Madrid, sous Philippe II, et l’affluence subite de population qui en résulta vinrent offrir aux habitans un meilleur emploi de leur sol, les immenses forêts vierges qui entouraient la ville au moyen-âge, et qui l’avaient fait surnommer la Osaria (la ville aux ours), étaient incendiées ou rasées. Les cours d’eau avaient disparu et avec eux les principes fertilisans du terroir, qui n’était plus désormais qu’une énorme tache de sable entre les oasis lointaines d’Aranjuez et de Guadarrama. Les progrès même de la population madrilègne vinrent hâter cette disparition des cours d’eau. Madrid, qui n’avait, en 1560, date de son érection en capitale, que 2,500 maisons, en avait 7,000 en 1597, et ce développement rapide des constructions ne dut s’accomplir qu’aux dépens des forêts les plus voisines. La position centrale de Madrid, qui est de toutes les ailles d’Espagne la plus éloignée des deux mers, lui interdisait également tout essor commercial. Madrid pouvait encore moins viser à devenir un centre industriel, car ses produits fabriqués n’auraient franchi le vide qui le séparait des marchés extérieurs de consommation que pour rencontrer, au nord, au midi, à d’est, à l’ouest, la concurrence manufacturière de Ségovie, de Tolède, de Talavera, de Valence et d’Avila.

L’octroi est aussi pour beaucoup dans le triple interdit qui est venu peser sur l’activité madrilègne. Jusqu’en 1848, et sauf quelques exceptions temporaires, nous voyons le tarif municipal frapper de droits exagérés, non-seulement les denrées de première nécessité, dont la cherté paralyse extrà muros la production agricole et réagit intrà muros sur les salaires[2], mais encore les produits fabriqués, et, qui pis est, les matières premières de ces fabrications[3], c’est-à-dire le commerce dans son seul mobile, l’industrie à la source même de son développement. Ce n’est pas tout : l’état, sous forme de droits de portes et de droits de consommation, ajoute à l’octroi municipal une surtaxe qui le double, ce qui porte à environ 134 réaux (33 fr. 50 c.) par habitant les charges indirectes qui entravent aux portes de Madrid la consommation et la production locales. Si l’on tient compte du bon marché relatif de la vie en Espagne et de la sobriété proverbiale qu’y comportent les mœurs et le climat, cet impôt local de 33 francs que paie en moyenne l’habitant de Madrid est l’équivalent de 60 francs par tête, ou environ 250 francs par famille à Paris. Pour ne pas sortir d’Espagne, une comparaison donnera la mesure des causes d’infériorité que l’octroi et les deux surtaxes dont l’état le grève apportent au travail madrilègne. Ces deux surtaxes seules prennent en moyenne au consommateur de Madrid deux fois plus qu’au consommateur de Barcelone, et trois fois plus qu’à celui de Cadix, bien que Madrid soit de toutes les villes celle qui approche le moins des conditions agricoles, commerciales et manufacturières qui font la prospérité exceptionnelle de Barcelone et de Cadix.

Ajoutons que, par un de ces procédés de logique comme le fisc sait seul en trouver, le montant des droits locaux de consommation est considéré plus tard par l’administration des contributions directes comme l’une des bases de la richesse imposable, de sorte que, plus la commune aura été appauvrie par cette taxe indirecte, plus elle devra contribuer pour l’impôt direct. C’est ce qui peut expliquer encore comment la moyenne individuelle de l’impôt immobilier, qui est de 25 réaux dans la province de Barcelone, s’élève pour la province de Madrid à plus de 32 réaux. Le système des patentes, basé qu’il est dans la plupart des cas sur la population, est encore plus défavorable à Madrid ; chaque patenté y paie en moyenne 97 francs, tandis que le patenté de Cadix ne paie que 54 fr. et celui de Barcelone 47 francs. Ainsi, Madrid devait voir tourner contre lui-même jusqu’à la supériorité numérique de sa population, seule compensation qu’il pût trouver aux inégalités forcées ou factices qui paralysent son progrès matériel.

Dans ces conditions, et en attendant une transformation dont il est déjà possible d’apercevoir les symptômes, Madrid ne pouvait viser qu’au rôle de métropole officielle, sans autres branches de commerce ou d’industrie que celles qui correspondent aux besoins les plus immédiats de la consommation locale. La classe réellement dominante à Madrid devait donc être celle qui se rattache directement ou indirectement au monde officiel. Essayons de déterminer son importance numérique. Madrid n’est politiquement intelligible qu’à cette condition. Nous prendrons pour base de nos calculs le recensement municipal de 1846, le seul, d’après M. Madoz, qui offre des garanties d’exactitude, et le seul aussi qui n’échappe pas entièrement à l’analyse. Ce recensement assignait à Madrid environ quarante-neuf mille domiciliés, correspondant, avec les femmes, les enfans, les domestiques, à une population totale de près de 207,000 ames.

Si l’on excepte les journaliers et les domestiques, l’impôt des patentes atteint en Espagne toutes les professions non officielles susceptibles d’être classées, depuis l’avocat et le banquier jusqu’au plus humble revendeur ambulant. Or, les relevés que fournit le livre de M. Madoz évaluent, pour 1846, le chiffre des patentés de Madrid à près de 16,700. Le personnel des journaliers correspond à environ 7,000 feux. Les quatre ou cinq manufactures auxquelles se réduit la grande industrie madrilègne nous donnent au plus, avec les imprimeries, un millier d’ouvriers chefs de familles ou célibataires vivant seuls. Quant aux ouvriers qui forment le personnel des mille petites industries courantes de Madrid, la plupart travaillent pour leur compte et rentrent dans la masse des patentés ; d’autres se mêlent à la catégorie des hommes de peine ou journaliers ; d’autres enfin vivent chez leurs patrons et se confondent, dans les relevés municipaux, avec les familles de ceux-ci : la majorité des commis-marchands est dans ce dernier cas. Nous exagérons donc en portant à 2,000 les commis et les ouvriers qui ont un domicile distinct et qui n’appartiennent à aucune des catégories précédentes. Ajoutons 2,300 pour le personnel des deux chambres, les employés municipaux et ceux des gens de lettres, artistes, etc., qui échappent à toute classification officielle. Il y a à Madrid 6,400 maisons particulières ; mais plusieurs de ces maisons appartiennent soit aux mêmes personnes, soit à des personnes exerçant des professions déjà classées, soit enfin à des capitalistes de province que le danger des placemens agricoles pendant la guerre civile et l’affluence exceptionnelle d’étrangers que jetaient au siège du gouvernement les vicissitudes politiques ont amenés à placer leurs fonds sur des immeubles de Madrid. Déduction faite de ces absences et de ces doubles emplois, c’est tout au plus si les propriétaires d’immeubles domiciliés à Madrid atteignent le chiffre de 4,400. Nous, ne devrions parler que pour mémoire des familles riches qui viennent habiter Madrid sans autre but que d’y jouir de leur fortune ; car, en Espagne, où la vie de château n’existe pas, la plupart des riches oisifs ne se rejettent sur les villes que pour s’y fixer définitivement, y acquérir des immeubles et s’y confondre avec les propriétaires locaux. Madrid, vu l’inclémence relative de son climat et la cherté de la vie, est même beaucoup moins favorisé sous ce rapport que les autres grands centres. Ajoutons cependant pour cette classe 600 familles. Total général : 34,000 domiciliés, ce qui laisse, pour les célibataires ou chefs de famille vivant du budget ou qui aspirent à vivre du budget, le chiffre de 15,000 feux, correspondant à près du tiers de la population inscrite.

II

L’énormité relative de ce dernier chiffre ne doit pas surprendre ; comme métropole administrative et politique, Madrid appelle dans son sein autant et même plus d’employés actifs que Paris[4], ce qui, vu la différence numérique des deux populations, équivaut proportionnellement au sextuple. Les mêmes causes ont fait de Madrid le principal théâtre de cette guerre de grades et d’emplois qui était de temps immémorial la grande maladie sociale de l’Espagne, et que le va-et-vient administratif de la dernière période révolutionnaire a si violemment surexcitée. Aux employés en activité et aux solliciteurs proprement dits il faut ajouter ces myriades d’employés, de magistrats, d’officiers en disponibilité ou en retraite qui, à chaque remaniement de personnel, venaient patiemment réclamer le règlement sans cesse ajourné de leurs pensions[5], et dont la plupart, soit pour surveiller de plus près le résultat de leurs démarches, soit parce qu’ils n’avaient pas ailleurs de moyens d’existence, finissaient par rester à Madrid. Les statistiques de l’intendance, qui, tout inexactes qu’elles sont, présentent une sorte de vérité comparative, puisque chacune a été influencée par les mêmes causes d’erreur, nous donnent sur les fluctuations de ce personnel des chiffres fort significatifs. La population totale de Madrid, évaluée en 1833 par l’intendance à 166 mille ames, s’élevait trois ans après, au fort même de la guerre civile, qui devait avoir cependant appauvri la capitale d’hommes et d’argent, à 224 mille ames, ce qui n’était possible que par une invasion combinée des victimes officielles qu’avaient faites les changemens de systèmes survenus dans l’intervalle et des ambitions qu’ils avaient mises en éveil. En 1842, au contraire, alors que la politique exclusive et violente du régent repousse impitoyablement tout ce qui n’est pas ayacucho, ce chiffre redescend à 157 mille ames, pour remonter à plus de 200 mille en 1846, quand l’éclectisme conciliant des modérés vient tendre la main aux éclopés de tous les partis.

Comprend-on maintenant le passé politique de Madrid, son manque absolu d’initiative dans les mouvemens des trente dernières années, sa déférence proverbiale pour le fait accompli ? Tout s’explique par l’absence à peu près complète des grandes industries[6], ces serres chaudes d’insurrection, et par la prépondérance relative des employés et des solliciteurs, élément passif par excellence, n’abandonnant jamais qu’à bon escient le parti sur lequel il a hypothéqué ses positions et ses espérances, mais d’autant plus empressé, celui-ci tombé, à porter son dévouement banal aux nouveaux venus. Fractionnée qu’elle est en une vingtaine de classes bien distinctes, la population madrilègne proprement dite, malgré sa supériorité numérique, et quelles que fussent ses sympathies ou ses antipathies pour les partis qui se succédaient au pouvoir, était forcément entraînée par l’invisible ascendant de ces quinze mille conspirateurs occultes qui, sans avoir besoin de se donner le mot, apportaient dans la résistance comme dans le mouvement l’unité et la simultanéité d’action d’un intérêt commun. De là aussi cette apparente animation politique qui donnait à Madrid une physionomie si révolutionnaire et contrastait si plaisamment avec sa condescendance moutonnière pour tous les pronunciamientos du dehors. Ces sinistres agitateurs à la mine sombre, au regard investigateur, aux colloques mystérieux, qui, à chaque symptôme de crise, se postaient par milliers au carrefour central de Madrid, ces terribles habitués de la Puerta del Sol enfin, dont chaque froncement de sourcil faisait tressaillir les bourses de Paris et de Londres, étaient pour la plupart de malheureux solliciteurs ou de plus malheureux retraités, se communiquant à voix basse leurs faméliques inquiétudes et guettant patiemment, par le soleil et par la bise, l’apparition du supplément de journal qui devait leur apprendre à quelle puissance du lendemain irait s’adresser leur centième placet.

Madrid n’a eu dans le cours de son histoire qu’un jour de véritable initiative, le 2 mai 1808, quand partit de la place du palais, aux premiers indices du complot de Bayonne, ce formidable cri d’insurrection qui devait faire le tour de la Péninsule. Les Madrilègnes venaient de découvrir qu’il s’agissait, cette fois, de l’existence même du trône, et c’est le seul point sur lequel leur politique, d’ailleurs si accommodante, ne saurait transiger. Madrid comprend instinctivement qu’il n’a qu’une vie factice, et que la présence de la cour, les étrangers qu’elle appelle, le luxe qu’elle fomente, peuvent seuls remplacer pour lui les élémens de prospérité dont le déshérite sa position. Le sentiment monarchique, qui tendit constamment chez nous à se réfugier vers les extrémités, a ainsi chez nos voisins sa plus forte raison d’être au centre. N’est-ce pas là ce qui explique en partie comment la royauté espagnole a si énergiquement résisté aux mêmes secousses qui, trois fois, ont renversé la royauté française ? Siégeant au foyer même des révolutions, celle-ci se trouvait d’avance cernée et paralysée, tandis que celle-là, au milieu de sa capitale fidèle, a toujours pu garder la liberté de ses mouvemens.

Ce n’est, du reste, qu’à la maison de Bourbon que Madrid a voué sa prédilection monarchique. Les Madrilègnes, qui, avant l’érection de leur ville en capitale, s’étaient trouvés associés à la défaite des comuneros de Castille, tinrent toujours rigueur à la maison d’Autriche. Entretenue par l’horrible misère qu’avaient léguée les guerres de Charles-Quint et de Philippe II, surexcitée à deux reprises par l’impopularité du duc d’Olivarès et du père Nithard, cette opposition avait en outre un dangereux aliment dans les intrigues d’une partie de la grandesse, qu’un vieux levain d’indiscipline féodale soulevait de temps à autre contre le pouvoir royal. En 1620, les ducs d’Osuna et d’Uceda encourent, l’un la prison, l’autre l’exil. En 1621, le comte de la Oliva meurt dans un cachot. En 1648, deux Silva et deux Padilla conspirent contre la vie du roi. Un peu plus tard, le marquis de Liche est convaincu d’avoir introduit plusieurs barils de poudre dans le théâtre du Buen-Retiro pour faire sauter le roi. Une hostilité qui se traduisait par des faits pareils devait avoir de menaçans échos dans la population, à une époque où chaque grand d’Espagne disposait à Madrid d’une armée de cliens et de valets. Les scandales de la cour offraient d’autres prétextes à l’esprit de sédition, car l’austérité gourmée de la grande époque de Philippe II avait peu à peu fait place à des mœurs assez décolletées. C’était par anticipation notre histoire : après le grand siècle, le siècle de Louis XV. Le Louis XV espagnol, c’est Philippe IV, « roi débraillé et libertin » (rey.majo y libertino), comme l’appelle Marchena ; très dévot au demeurant, voire un peu cruel, mais passant volontiers de la dame d’honneur à la danseuse, à ce qu’assure le révérend père Florez, qui lui donne jusqu’à huit bâtards de différens lits, et épiçant au besoin de sacrilège ses royales amours, témoin certaine scandaleuse aventure avec une bénédictine. La cour se modelait naturellement sur le roi. D’après des mémoires contemporains, les dames de la reine vivaient tout bonnement en lorettes, « recevant de leurs amans joyaux, habits et sommes considérables. » Lisez aussi le poète Argensola : « C’est ici cour plénière de tous les vices… jeu, mensonge, gourmandise et adultère, brutale lignée de l’oisiveté, et pires encore, tels qu’en vit Rome au temps de Tibère et de ses horribles successeurs ; les nuits de Caligula et de Néron sont par nos déportemens effacées. » Lisez surtout Quevedo, le grand, l’étrange satirique espagnol, qui laisse si souvent pressentir, sous le rire éclatant de Rabelais, le sanglot intérieur de Molière. « Tu salues, dit Quevedo à son ennemi, le tout-puissant Olivarès, tu salues avec plaisir les donzelles ; par toi prévalent les catins, par toi parviennent les truands, et tels montent par toi l’échelle des honneurs qui ne devraient monter que l’échelle des potences, des piloris et des échafauds. » Ailleurs, Quevedo fait parler Olivarès lui-même : « … Tandis que moi, par les parcs, jardins, maisons de campagne et autres passe-temps, je restais noyé dans le lupanar de mes appétits, entre les cotillons des madames ou diablesses, ce qui est tout un (entre las faldas madamas o diablas), les Français prirent tout ce qu’ils purent en Flandre et en Hollande… »

Le siècle des moralistes n’est jamais bien loin du siècle des révolutions, et le discrédit moral de la royauté ne pouvait guère s’arrêter sous la régence de Marie-Anne d’Autriche, ou plutôt de son favori don Fernando Valenzuela. Celui-ci, qui avait deux genres d’influence à se faire pardonner, n’épargnait rien pour capter l’indulgence des Madrilègnes. Non content de prodiguer sa fortune pour entretenir dans la ville le bon marché des subsistances et pour procurer du travail aux habitans, il donnait à ceux-ci toutes sortes de divertissemens gratuits, fêtes, combats de taureaux où il payait de sa personne, comédies qu’il composait lui-même. Le peuple, qui riait apparemment très peu à ces comédies, ne fut pas désarmé. Une nuit, on placarda près du palais le portrait de la reine et du favori. Valenzuela tenait la main sur les insignes des différentes charges et dignités avec cette inscription au bas : « Ceci se vend, » et aux pieds de la reine, qui était représentée la main sur la poitrine, était cette autre inscription : « Celle-ci se donne. » C’en était fait de la maison d’Autriche, on ne croyait plus à sa majesté. Ne trouverait-on pas une dernière analogie entre notre Louis XVI et le successeur du Louis XV espagnol, le débile Charles II, qui clot la liste des rois de cette maison ? Chez tous deux, même impuissante bonhomie entre les égoïstes calculs de popularité de quelques personnages et l’inintelligente fureur des masses. À deux reprises, la populace de Madrid se rue menaçante sur le palais, demandant à grands cris du pain et accusant la cour « de piller le trésor de la nation ; » les plaintes feintes ou sincères du ministre disgracié Monterey contre les prodigalités de la cour servent de prétexte à ces clameurs, et l’on ne sait si le corrégidor Ronquillo, qui apparaît à cheval au milieu de l’émeute, vient pour la contenir ou pour l’encourager : — voilà les journées des 5 et 6 octobre, et voici presque Necker et Lafayette. — On fait en outre courir le bruit que Charles II est possédé du diable : le diable, c’est le « Pitt et Cobourg » du temps. Le 93 espagnol n’alla pas heureusement aussi loin que le nôtre. Le peuple de Madrid se borna à décapiter moralement la dynastie autrichienne, en exigeant du débile monarque, que des raisons de parenté faisaient pencher du côté de l’archiduc, un testament en faveur du duc d’Anjou. Quand Madrid tomba au pouvoir de l’archiduc, presque tous les habitans en état de porter les armes étaient allés se ranger sous les drapeaux de Philippe V. Les courtisanes de la ville se mirent elles-même de la partie, sollicitant de préférence les adhérens et les soldats du prétendant, pour les exterminer à leur manière, comme dit M. Madoz. Plus de 6,000 soldats en restèrent à l’hôpital, la plupart pour y mourir. « L’histoire n’osera pas consigner l’exemple d’une aussi impie vertu civique, » écrivait à ce propos le grave marquis de San Felipe (no se leera tan impia lealtad en las historias !) En effet, nous comprenons l’embarras de l’histoire.


III

Si, des mœurs politiques de Madrid, nous passons à ses mœurs privées, un chiffre nous fournira encore à cet égard de nombreux éclaircissemens.

En comparant, toujours d’après le relevé de 1846, le nombre des maisons avec celui des habitans, nous trouvons en moyenne un peu moins de huit domiciles et environ 32 habitans par maison. Cette proportion n’a d’analogie ni avec la banalité des habitations parisiennes, où chaque voisin n’est souvent qu’un inconnu de plus dans la foule inconnue des voisins, ni avec cet exclusivisme domestique qui, dans la plupart des quartiers de Londres, ne tolère qu’une famille sous chaque toit. De là, pour la capitale espagnole, une physionomie à part. La communauté de toit est presque à Madrid une amitié à laquelle viennent peu à peu converger les amitiés et les relations du dehors, de sorte qu’au Prado, au théâtre, à la Puerta del Sol, presque tous les gens de même classe s’abordent ou se saluent. Un autre détail de statistique vient puissamment influer sur la sociabilité madrilègne. La période d’âge comprise entre vingt et trente ans, la période des bals, des rendez-vous, des bouquets et des éventails qui parlent, est celle qui compte, à Madrid, les représentans les plus nombreux (près de 51 mille pour les deux sexes, le quart environ de la population totale). Je laisse à penser les brèches que ce personnel conquérant pratique dans les remparts de la vie privée. L’élégante facilité des mœurs péninsulaires s’y prête du reste merveilleusement. L’amour est une bienséance en Espagne. Rester deux minutes auprès d’une jeune femme et surtout d’une jeune fille que le hasard a fait, à la promenade ou au bal, votre voisine, sans provoquer la conversation, — et causer cinq minutes avec elle sans l’entraîner sur le terrain glissant du madrigal, — ce serait violer, en Espagne, les deux prescriptions les plus vulgaires du savoir-vivre. À la seconde rencontre, on se donne mutuellement son petit nom, et il n’est pas rare de s’entendre, dès la troisième, appeler amigo (ami), sans que les mères ou les jaloux puissent s’en offusquer, et sans que la fatuité la plus robuste, disons-le aussi, ait droit de s’en prévaloir. Le cas ne devient sérieux que si cette gracieuse familiarité de langage tourne au diminutif, si l’amigo, par exemple, passe au rang d’amiguito. L’ito est, chez nos voisins, le Rubicon du sentiment, et tel qui, se méprenant à ce feu roulant d’agaceries qui donne un charme si terrible à la conversation écrite ou parlée des. Espagnoles, espère chaque jour le franchir, est fort exposé, dit-on, à se morfondre indéfiniment sur l’autre rive. Une Madrilègne n’a pas sa pareille, fût-ce au « pays de Jésus[7], » dans cette scabreuse gymnastique, qui est l’esprit des femmes au-delà des Pyrénées.

On devine qu’avec de pareils élémens de sociabilité Madrid doit personnifier assez mal l’austérité castillanne, et en effet on y mène la vie assez grand train. Outre ses courses de taureaux, qui se renouvellent presque sans interruption chaque semaine, Madrid a sept théâtres, ce qui, toute proportion de population gardée, est l’équivalent d’environ quarante théâtres à Paris. Le carnaval y dure en outre deux fois plus qu’à Paris. Du milieu de l’automne au commencement du printemps, tout jeune Madrilègne croirait se compromettre en paraissant au bal sans un nez de carton. Les bals masqués manquent du reste, en Espagne, d’animation et de piquant ; que reste-t-il à dire sous le masque quand on a pu presque tout se dire à visage découvert ? Les mots me conoces ? — te conozco[8], répétés par mille voix dans cet odieux gloussement qui est le diapason obligé du lieu, y sont à peu près tout le fond de l’intrigue. Un seul détail, véritable invention de fille d’Ève, relève d’un certain haut goût la fade monotonie de ces bals. Par un artifice de coquetterie que n’admettraient pas nos mœurs, mais qui n’a rien de choquant en Espagne, où la plus dévote compte volontiers ses amoureux sur les grains de son rosaire, la plupart des danseuses s’y montrent déguisées en nonnes. Avec les plaisirs bruyans qu’appelle toute métropole, Madrid cumule les distractions plus patriarcales qui sont le lot de la vie de province. Les foires, les pèlerinages, les fêtes patronales, sont pour la jeune population madrilègne des rendez-vous obligés. Il s’y fait grande consommation de bonbons et de soupirs. La veille du jour de l’an fait surtout époque dans les coeurs. Ce jour-là, on jette séparément dans deux urnes les noms des soupirans des deux sexes, puis on tire au hasard, un à un, les bulletins de chaque urne, de façon à toujours faire coïncider avec un nom masculin un nom féminin, et chacun des joueurs est proclamé pour toute une année l’adorateur officiel de la señora qui lui est échue à cette loterie. On recommence la veille des rois. Le hasard accouple quelquefois les mêmes noms, et, pour si peu que le candidat deux fois favorisé se connaisse en complimens et en sucreries, il est fort rare que cette plaisanterie ne finisse pas en ito. Revenons à la statistique.

Le maximum annuel des mariages de Madrid a lieu pour les hommes vers trente-un ans et pour les femmes vers vingt-six ans seulement, presque la trentaine pour une Espagnole, qui est nubile à peine elle cesse d’être enfant. Ce long célibat s’explique par la liberté même dont jouissent les jeunes filles en Espagne. Pour la Française, le mariage est une émancipation, tandis que l’Espagnole, dans cette atmosphère de galanterie où elle entre de plain-pied au sortir du couvent, peut égrener sans trop d’impatience le chapelet de ses jeunes années. L’une, qui n’a pas le droit d’appeler les temporisations de la coquetterie à son aide, met son amour-propre à trouver le plus tôt possible un mari ; l’autre le met à désespérer le plus long-temps possible ses amoureux. De quel côté le diable trouve-t-il mieux son compte ? Je ne suis pas compétent. Il faut cependant avouer que l’Espagnole, libre qu’elle est de provoquer ouvertement les hommages et d’avouer ses préférences, reste par cela même sous le contrôle permanent des médisans et des jaloux, ce qui vaut bien une sauvegarde plus austère. Ajoutons que les ardeurs de la vanité, constamment surexcitées chez elle, la distraient d’autres ardeurs. Virginie faillirait moins difficilement peut-être que Célimène, ce qui, disons-le en passant, ne prouve rien contre ; Virginie. Enfin, et ceci répond à tout, les fenêtres de rez-de-chaussée et les guichets intérieurs de premier étage où les filles à marier de Madrid donnent leurs audiences confidentielles aux soupirans, sont en général très solidement grillés.

Quant au groupe masculin de la jeunesse madrilègne, l’action moralisatrice de cette liberté de mœurs n’est pas contestable. Chez nous, grace au rigorisme mal entendu qui élève comme un mur de glace autour des jeunes filles, nous sommes arrivés à ce résultat profondément triste, que les affections honnêtes ne sont pas toujours les plus attrayantes. Agnès, eût-elle de l’esprit à en revendre, est parfois condamnée, de par la pruderie maternelle, à paraître infiniment moins adorable que Frétillon. Ce contre-sens est inconnu chez nos voisins. En Espagne, Agnès c’est Rosine, moins Bartholo, et tenant au besoin tête, avec un aplomb tout virginal, un entrain pétillant de malice et de fraîcheur, à une demi-douzaine d’Almaviva qui en pâtissent fort, mais n’en sont que plus captivés. Frétillon et ses amours chiffonnées n’auraient que faire ici. Comprenant quelle serait à armes égales son infériorité, l’immoralité n’y prend pas la peine de se mettre en frais de folle ou de poétique élégance ; il n’y a pas d’intermédiaire à Madrid entre l’amour épuré des soupirs et des sérénades et le vice terne, platement vénal de la rue. Ajoutons ; puisqu’il s’agit de statistique sociale, que les malheureuses qui font ici cet horrible métier n’en ont même pas la verve cynique. N’étant pas officiellement séquestrée comme ailleurs de la société commune, la courtisane espagnole en conserve le décorum ; elle l’exagère même, comme si, par la pruderie contrainte de son langage et de ses manières, elle voulait instinctivement racheter le reste. L’étranger qui, sur la foi des apparences, irait respectueusement saluer ces drôlesses, ne trouverait à reprendre en elles qu’un peu de sauvagerie.

Je fais exception pour les manolas, variété de vierges folles spécialement et exclusivement madrilègne, et que les Espagnols les plus austères entourent de ces égards indulgens qui, chez ce peuple artiste, pardonnent tout à la grace. Grace n’est pas le mot : c’est plutôt, chez la manola, je ne sais quelle originalité brutale et contrastée qui résulte à la fois d’un certain port de mantille, du rhythme grave et lascif de la démarche, de l’excentricité élégante du costume, de la crudité noire et venimeuse du regard :

Ancha franga de velludo
En la terciada mantilla.
Aire recio, gesto crudo ;
Soberana pantorrilla.
Alma atroz, sal española…

« Large frange de velours - à sa mantille croisée. — Air âpre, geste cru. — Jambe de reine. — Ame atroce, sel d’Espagnole… »

J’ai dû renoncer à faire passer dans la traduction l’onduleuse ampleur de ce soberana pantorrilla ; la poétique des Espagnols a des licences qui ne s’arrêtent qu’à la jarretière, ce qui lui donne des ressources d’expression inconnues à la nôtre. À propos de ces jarretières-là, je m’empresse de réfuter un préjugé fort injuste : le poignard qu’on a reproché aux manolas d’y tenir n’a jamais existé que dans les jeunes imaginations françaises de 1808. Ces dames ont bien parfois la main plus prompte que la langue, mais d’ordinaire cette arme-ci leur suffit. Malheur à l’imprudent qui se hasarde à croiser avec elles le fer du dialogue sans posséder à fond les passes et les feintes du beau style manolo ! C’est l’équivalent de notre poissard, mais plus épuré, presque toujours élégant, exempt surtout de ces odieuses souillures de vin bleu qui aujourd’hui déshonorent la langue pittoresque arrêtée par Vadé et parlée par les dames de la halle devant les rois de France. C’est un fait très remarquable que cette horreur instinctive du bas peuple espagnol pour le grossier et l’ignoble, qui, chez le bas peuple de Paris et de Londres, sont souvent prétention et manière. Comme s’il était donné à l’ardent soleil d’Espagne de sécher toute boue, il n’est pas jusqu’à la crapule qu’il ne dore çà et là de quelque poétique reflet. Le rufian le plus avili des cabarets borgnes de Madrid, de Saragosse ou de Séville vous a des mots et des poses de donneur de sérénades, et on pressent un râclement de guitare près de la voix la plus rauque et la plus avinée.

Mais voilà de belles affaires qu’à propos de manolas j’allais me faire avec l’aristocratie féminine du quartier de Lavapiés, du quartier des Vistillas et du quartier des Maravillas ! Toutes les manolas, hâtons-nous donc de le dire, ne vont pas prendre le frais aux environs de la Puerta del Sol. C’est même là une infime minorité, où il se glisse, qui plus est, de fausses manolas ; car telle est la popularité dont jouit à Madrid le beau monde manolesque, qu’on lui fait les honneurs du plagiat. Quelle aristocratie oserait en dire autant dans ce temps d’aristocraties déchues ou écroulées ? La manola de bon aloi, celle qui règle le goût aux courses de taureaux, et qui, les jours de romeria et de verbena[9], éblouit un public souriant par le luxe insensé de couleurs, de pompons, de grelots dont resplendit et bruit l’équipage improvisé qui la transporte avec sa suite au bord du Manzanarès ou sur la route du Pardo, cette manola est une respectable commère qui n’a vendu de sa vie que des melons « d’Hanovre » ou des oranges « de la Chine, » et mène haut la main ses filles et leurs galans. Celles-ci ne résistent guère à l’offre d’une orangeade chez le glacier valencien du coin ; mais il serait présomptueux de leur parler sentiment quand on ne porte pas une veste de velours aux boutons de verre, une écharpe de soie aux reins et une épinglette d’argent à la chemise, trois conditions, essentielles du dandysme manolo :

Si algun galan boquirubio
Babeando tràs se và
Se revuelve, tuerce et morro
Y le dice : Arrè allà !
Que no gusto de parola…

« Si quelque muguet, la bouche en cœur, — va mignardant après elle, — elle se retourne, tord son museau - et lui dit : Arrière ! — je n’aime pas les fariboles… »

Et la manola, à tout prendre, fait preuve de bon goût en préférant les « fariboles » du manolo. L’élégance, qui, pour les femmes, est en Espagne de tous les rangs, s’est réfugiée, pour les hommes, dans les rangs du peuple, qui s’en prévaut, car on le lui rappelle tous les jours. Chez nous, l’ouvrier s’endimanche en « bourgeois, » tout en jurant haine à la bourgeoisie, tandis qu’en Espagne c’est le bourgeois à prétentions qui s’endimanche volontiers en majo, en dandy populaire. Envieux et plagiaire partout ailleurs, le peuple est, en Espagne, orgueilleux de lui-même, voire un peu exclusif. Faites donc ici de la propagande démocratique et sociale ! Pour en revenir à l’éloignement des jeunes manolas pour tout amour de contrebande, je dois dire que le couteau du manolo y contribue aussi un peu. Plus d’une en porte fièrement la marque :

… Y que tiene un no sé que
En aquella cecatriz
Que lleva junto a la gola.

« Et elle a je ne sais quel charme - dans cette cicatrice - qu’elle porte au bord de la collerette. »


Malgré ce penchant naturel des manolos pour l’emploi du couteau, les crimes et délits contre les personnes, qui, dans le reste de l’Espagne, représentent les deux tiers environ de la criminalité totale, sont moins nombreux à Madrid que les crimes et délits contre les propriétés. Bien plus, la proportion des accusations d’homicide et de blessures est moins forte à Madrid (1 sur 667 habitans) que dans l’ensemble de son ressort judiciaire (1 sur 556 habitans). Sur la totalité des crimes et des délits, la proportion est encore plus honorable pour les manolos. Les quartiers essentiellement plébéiens de Lavapiés, des Maravillas et des Vistillas ne présentent qu’un accusé pour 293 habitans, tandis qu’au foyer même de la civilisation madrilègne, dans les quartiers du Barquillo, du. Rio et du Prado, chaque accusé correspond à 150 habitans seulement. Ces chiffres désespèrent M. Madoz, qui se donne des peines inimaginables pour les infirmer et établir qu’on ne saurait s’en prévaloir contre l’influence moralisatrice de l’instruction. Pour notre part, nous donnerions tout à la fois raison aux conclusions de M. Madoz et à ses chiffres. Que l’instruction, par cela même qu’elle développe les facultés mentales, puisse, dans certains cas, surexciter les mauvaises passions, cela n’est pas douteux ; mais elle surexcite d’une façon plus directe encore les bonnes, et, comme il y a en somme plus d’honnêtes gens que de coquins, ou, ce qui revient au même, plus d’intérêt à rester dans la probité qu’à en sortir, la somme du bien qui résulte de l’instruction s’accroîtra toujours dans une proportion beaucoup plus forte que la somme du mal. Parce qu’il y a des enragés qui mordent, faudrait-il arracher à l’humanité ses dents ? Je sais bien que si l’Europe, à l’heure qu’il est, pouvait tout à coup désapprendre à lire, certaine doctrine qui, pour n’être pas prévue par le code, n’en est pas moins très malhonnête ne ferait pas de si rapides progrès ; mais on avouera que, si cette doctrine envahissait des populations complètement ignorantes, le plus sûr moyen d’arrêter le mal, après tout, serait de leur enseigner à lire. L’inoculation peut donner la fièvre, ce n’en est pas moins le meilleur préservatif de l’épidémie. J’en dirais autant des inconvéniens accidentels qu’entraîne la diffusion illimitée de l’enseignement secondaire. Il n’est pas douteux que, s’il y avait, de nos jours, en France, moins de bacheliers ès-lettres, il y aurait moins de révolutions et moins de procès en police correctionnelle ; mais l’équilibre naîtra peu à peu ici de l’excès même de la lutte. À force de perdre à cette loterie, où les mises se multiplient à mesure que les lots s’épuisent, les ambitions déclassées finiront par comprendre que tout le monde n’est pas nécessairement né pour devenir ministre ou millionnaire.

L’Espagne a d’autant moins à redouter pour son compte ce double écueil de toute initiation intellectuelle qu’elle l’a déjà franchi. La moralité relative des classes inférieures de Madrid ne correspond nullement à leur ignorance, car l’instruction est beaucoup plus répandue chez elles qu’on ne croit ; les écoles primaires publiques ou privées de la ville reçoivent, environ 6,700 garçons, dont près de 5,000 sont admis gratuitement. La période d’âge comprise entre sept et quatorze ans pouvant être considérée comme celle qui correspond à l’enseignement primaire, et cette période comprenant à peu près 8,700 garçons, dont un millier se répartit entre les 32 collèges qui desservent l’enseignement secondaire, il en résulte qu’un huitième environ des enfans mâles est seul privé de toute instruction. La proportion est à peu près la même pour les filles. Beaucoup de villes françaises, et ce ne sont pas précisément celles où le peuple est le plus moral et le plus pacifique, sont loin d’occuper un rang aussi honorable sous ce rapport. L’enseignement secondaire ne produit pas non plus en Espagne ces tristes conflits de la vanité et de l’impuissance qui ont signalé chez nous son extension. Grace aux couvens, qui lui facilitaient l’accès des universités[10] à une époque où les idées de hiérarchie n’avaient encore reçu aucune atteinte, le prolétariat espagnol a pu s’habituer de longue main à ne pas considérer l’égalité intellectuelle comme incompatible avec les inégalités sociales. Ors voit encore, chez nos voisins, plusieurs de ces débris universitaires se réfugier sans révolte jusque dans la domesticité. Dans un restaurant de Madrid, je reprochais un jour au garçon de laisser pour la dixième fois brûler mon dîner. Il voulut bien m’apprendre avec une dignité modeste qu’il n’avait pas la surintendance des fourneaux, et que mon argumentation se réduisait dès-lors à une ignoratio elenchi, le troisième des sophismes de pensée énumérés par Aristote. À sa place, un bachelier français m’eût répondu moins poliment, et il n’eût pas été capable de citer Aristote. Je me trompe : il aurait recouru au suicide plutôt que de se résigner à ceindre la serviette. Ces catastrophes de l’ambition méconnue sont excessivement rares en Espagne. À Madrid, où se donnent rendez-vous presque toutes les existences déclassées, il n’y a que vingt suicides par an.

La misère et non pas cette impatience de jouir, ce dédain des positions humbles ou obscures, qui semblent inhérens chez nous à toute éducation libérale, voilà la véritable explication du chiffre qui est assigné aux classes éclairées de Madrid dans la répartition de la criminalité. L’homme du peuple madrilègne a tout à la fois moins de besoins et plus de facilité pour les satisfaire. Presque toujours né sur les lieux (car Madrid, comme on l’a vu plus haut, ne pouvait attirer ces immigrations d’ouvriers qui s’abattent sur les autres grands centres), il s’y est créé de père en fils des moyens réguliers d’existence. Les milliers de solliciteurs qui peuplent les quartiers aristocratiques de Madrid y arrivent au contraire du dehors, y épuisent peu à peu leurs avances, et n’y trouvent pas plus tard les ressources momentanées de travail que leur offrirait l’activité matérielle de Londres ou de Paris. La nécessité de dissimuler leur position pour ne pas rebuter les protecteurs et pour tenir tête aux rivaux, l’humanité même de la loi espagnole, qui, en protégeant, dans certains cas, le débiteur insolvable, a pour effet nécessaire de resserrer le crédit, viennent encore multiplier autour d’eux les inexorables tentations du besoin. Les classes éclairées de Madrid se présentent, en un mot, à la statistique correctionnelle et criminelle avec ce double désavantage, qu’elles fournissent à elles seules presque tout le contingent de la misère[11], et que les occasions de faillir se trouvent plus accumulées chez elle que partout ailleurs. S’il faut s’étonner ici, ce n’est pas de les voir au premier rang, c’est de la moralité relative dont elles font preuve dans ce silencieux duel entre l’indigence qui se dissimule et la probité.

Nous trouvons dans la liste des professions soumises à la patente un chiffre qui jette de tristes lueurs sur ces misères secrètes. Les prêteurs sur gage et la friperie à tous ses degrés sont représentés dans la capitale espagnole par 445 patentés. Ainsi, et sans parler des usuriers ni des brocanteurs marrons, sur 14 maisons de Madrid équivalant tout au plus à 7 maisons de Paris, il y a assez d’existences équivoques pour alimenter une de ces industries qui ne vivent guère que par l’alliance du décorum extérieur et du dénûment intérieur. En regard de cet effrayant relevé de la misère chez les classes moyennes, plaçons celui de la charité publique, dont les classes inférieures se résignent presque seules à profiter. Les hôpitaux, les hospices, les maisons de travail et autres établissemens charitables dépendant de la municipalité donnent une assistance accidentelle ou permanente, selon le cas, à 25,000 individus par an. C’est presque le huitième de la population proportion énorme, en ce sens que Madrid n’a pas cette population flottante d’ouvriers qui, dans nos grandes villes, absorbe à elle seule presque tout le budget de l’assistance publique. Outre ces établissemens de charité, Madrid en possède environ vingt autres, dotés ou dirigés par des associations particulières, et qui secourent 4 ou 5,000 autres individus. Tout conspire, en un mot, à soustraire les classes inférieures de Madrid aux mauvais conseils de la pauvreté, si nombreux et si poignans autour de la classe moyenne.

Les 656 crimes ou délits qui sont jugés annuellement à Madrid ne correspondent qu’à 1,065 accusés ou prévenus. Il faut en conclure que les crimes ou délits concertés, qui seuls dénotent une perversité systématique, sont proportionnellement peu nombreux à Madrid. Les femmes figurent sur la totalité des accusés ou prévenus pour plus d’un sixième, et ce n’est pas là le seul manque de galanterie que se permette à leur égard la statistique. Les célibataires, déduction faite de ceux qui ne sont pas encore d’âge à se marier, figurent sur le total des accusations et des préventions dans une proportion moindre que les mariés. Si le mariage n’est pas à Madrid un préservatif moral, c’est en revanche une excellente précaution hygiénique. À l’exception de deux célibataires obstinés qu’on voit, en 1846, atteindre l’un cent cinq ans, l’autre cent sept, c’est dans l’arche sainte du mariage que se réfugient tous les exemples de longévité exceptionnelle. Les hommes se lassent, du reste, plus tôt que les femmes de ce long duo. Nous trouvons dans le relevé total de la population madrilègne 15,175 veuves et rien que 5,571 veufs, de sorte que les dames de Madrid ont près de trois chances contre une de commander l’épitaphe de leurs époux. Les femmes ne cèdent, sous ce rapport, le pas aux hommes que de trente à quarante ans ; passé cette période, les chances relatives de la mortalité s’accroissent tellement pour les hommes, que, de quatre-vingts à cent ans, elle est double. Ces chances ne tendent à s’équilibrer pour les deux sexes qu’après cent ans : c’est bien la peine ! Encore est-ce à trois femmes que revient l’honneur de tirer l’échelle : deux vers cent huit, une vers cent dix ans.


IV

J’ai dû me hâter de saisir les traits les plus caractéristiques de la physionomie de Madrid, car cette physionomie, je l’ai dit plus haut, tend à s’effacer. Quelques années encore, et sa triple originalité aura en partie disparu sous l’uniforme badigeon où se confondent déjà les aspects moraux, politiques et matériels de la plupart des capitales européennes.

Et d’abord, plus de rejas de rez-de-chaussée, plus de ces énormes cages de fer qui débordaient de la façade des maisons à hauteur du passant ; le soir, bourdonnantes corbeilles de mantilles et de fleurs, autour desquelles venait, papillonner la fashion masculine ; la nuit, rendez-vous officiel des soupirans sous l’œil bienveillant et discret du sereno[12], qui avait moins à faire à dépister les voleurs qu’à surveiller les jaloux. L’ayuntamiento, sous prétexte d’alignement, a récemment proscrit toute reja qui se détache des façades à moins de six pieds au-dessus du sol. Comprenez-vous la perfide tolérance de cet arrêté ? Chaque Almaviva reste libre, comme devant, de venir chuchoter à la grille des rejas, mais à la condition de dépasser la taille d’un hallebardier de la reine, et les Madrilègnes sont généralement de petite taille la statistique en fait foi. C’est là un grave échec pour les causeries sans prétentions et en plein air, ce grand élément de la sociabilité madrilègne. Ce n’est pas tout : la spéculation tend déjà à agrandir démesurément les maisons de Madrid, dont la distribution se prêtait si bien aux liaisons de voisinage. Faut-il ajouter qu’une autre innovation anglo-française, celle des cercles, commence à enlever aux salons madrilègnes leurs plus intrépides diseurs de madrigaux ? Que les femmes, à leur tour, en viennent à proscrire la fumée du cigare, et c’en est peut-être fait pour Madrid de ce roman si animé de la vie espagnole, où héros et héroïnes se trouvaient constamment en présence. Autre danger : grace au progrès de la stabilité gouvernementale, Madrid voit graduellement disparaître ces milliers de solliciteurs dont les oscillations révolutionnaires l’avaient peuplé, et, avec eux, ces façons liantes et faciles qui sont la condition première du métier de solliciteur. Ainsi, tout se conjure pour dépouiller les mœurs madrilègnes de, cette familiarité semi-provinciale qui en fait le charme et l’entrain. La rapidité avec laquelle se multiplient les théâtres (il s’en est fondé quatre nouveaux depuis 1840) est, sous ce rapport, un symptôme non moins inquiétant : la vie publique ne se développe guère qu’au détriment des relations privées.

Politiquement, Madrid est également menacé d’une transformation profonde. En même temps que disparaît de ses murs cette coalition de solliciteurs systématiques dont le tacite ascendant le pliait au fait officiel, quel qu’il fût, la tolérance calculée du gouvernement à l’égard des vaincus de tous les précédens régimes désorganise peu à peu cette autre coalition de solliciteurs rebutés, d’employés et d’officiers destitués, qui, dans les provinces, était le principal foyer des pronunciamientos. Ainsi, d’une part, l’inertie politique disparaît du centre ; d’autre part, l’initiative politique disparaît des extrémités. Un avenir qu’on peut croire prochain complétera cette transposition de rôles en appelant à Madrid l’élément dominant des autres capitales, l’élément commercial et manufacturier.

Oui, en dépit des obstacles combinés qui semblent fermer à son activité toute issue, Madrid est à la veille de devenir un grand centre commercial, manufacturier et au besoin même agricole. Si factices que soient les causes auxquelles il doit son développement, ces causes, en s’exerçant d’une façon persistante, n’ont pas moins produit des résultats sérieux et définitifs. À importance égale, une ville qui est le siége de tous les pouvoirs de l’état aurait la chance d’être privilégiée dans ce système d’améliorations qui s’attache depuis quelques années à vivifier, en les reliant l’une à l’autre, toutes les grandes villes de la Péninsule. Or, Madrid, même sous ce premier rapport, peut revendiquer une supériorité réelle. C’est, en somme, la ville la plus peuplée d’Espagne, et c’est aussi celle qui a le plus de droits à se montrer exigeante, car elle est la plus imposée. Dans la totalité des impôts directs et indirects perçus au profit de l’état, l’habitant de la province de Madrid contribue en moyenne pour 169 réaux par tête (environ 43 fr.), moyenne qui est de deux fois à sept fois plus forte que celle des charges générales supportées par l’habitant des autres provinces[13]. Le Madrilègne proprement dit paie même en réalité beaucoup plus de 169 réaux, car les districts ruraux de la province de Madrid, qui entrent dans la formation de cette moyenne, sont en général plus pauvres et par suite moins imposés que les districts ruraux des autres provinces. À des droits exceptionnels Madrid joint des moyens d’action exceptionnels. La guerre civile, en détournant long-temps la spéculation des placemens agricoles et industriels de province, et en surexcitant les affaires de bourse, a accumulé dans la capitale, centre naturel de l’agiotage, des masses énormes de numéraire et de papier que la consolidation graduelle de l’ordre refoule aujourd’hui vers des destinations plus utiles ; l’esprit d’entreprise s’en est naturellement emparé sur les lieux mêmes, De là la fièvre financière qui marqua pour Madrid la période 1843-47. Dans cette période, Madrid, qui était déjà le siége social de plus de deux cents compagnies minières, vit surgir coup sur coup quatre-vingt-quinze projets de sociétés anonymes pour l’exploitation de banques, d’assurances, d’entreprises commerciales, agricoles et industrielles de toute nature, représentant ensemble un capital nominal de près de 2 milliards de francs, dont les versemens devaient être échelonnés sur quatre ou cinq années à peine. C’était du délire. La moitié de ces sociétés n’a pas pu arriver à se constituer, et celles qui survivent n’y sont parvenues qu’en se fusionnant par groupes de deux ou trois, ou en restreignant considérablement leurs émissions ; mais ce n’est pas moins là le signe d’une immense accumulation de forces productives qui ne demandent qu’à être utilisées. Une ville où se trouvent à la fois concentrées les plus grandes influences, les plus impérieuses exigences et la plus forte masse de capitaux disponibles, ne saurait être long-temps condamnée à ce rôle d’impasse commerciale que la difficulté des communications et les vices de la législation ont fait à Madrid ; en effet, un mot vient d’être prononcé qui lève l’interdit dont semblait irrévocablement frappée la capitale espagnole. Il ne s’agit de rien moins que de la construction d’une voie ferrée de Madrid aux deux mers.

Qu’on ne se récrie pas : plus l’Espagne est arriérée sous le rapport des voies de communication, plus elle est accessible à l’innovation des chemins de fer ; car, chemins pour chemins (et tout le monde est d’accord, au-delà des Pyrénées, sur la nécessité d’en ouvrir), le simple bon sens conseille de débuter de préférence par le système le plus perfectionné. Disons plus : les chemins de fer sont, de toutes les voies de communication, celles dont l’exécution offre, chez nos voisins, le moins de difficultés financières. La création et l’amélioration des routes ordinaires ont partout des résultats trop lointains ou trop peu saisissables pour tenter les capitaux particuliers, et l’état, les provinces, les communes sont tellement obérés en Espagne, qu’ils ne peuvent consacrer à ces entreprises que d’insignifiantes allocations. Un chemin de fer, au contraire, ouvre à la spéculation privée des perspectives assez larges et assez immédiates pour qu’une compagnie se substitue à ces agens impuissans. L’état peut même intervenir ici d’une façon très efficace. Une loi récente a accordé des exemptions temporaires d’impôt aux capitaux engagés dans les travaux d’irrigation. Pourquoi n’accorderait-il pas un privilège analogue aux capitaux engagés dans la construction des chemins de fer ? Le trésor n’y perdrait presque rien d’un côté, car la plupart des capitaux disponibles sont aujourd’hui inactifs et échappent par cela même à l’impôt, et il y gagnerait beaucoup de l’autre. Calculez en effet par la pensée l’énorme accroissement de production et de consommation, c’est-à-dire de matière imposable, qu’amènerait la création d’une grande ligne de chemins de fer dans un pays où, faute de voies de communication, telle denrée vendue à vil prix sur un point donné du territoire devient presque un objet de luxe à sept ou huit lieues plus loin ! L’état le comprend si bien, qu’il n’a pas hésité à offrir aux compagnies concessionnaires des avantages plus directs encore. En attendant une loi définitive sur les chemins de fer, loi dont les chambres sont déjà saisies, le congrès vient de décider en principe et à l’unanimité que le trésor garantirait à ces sortes d’entreprises un minimum d’intérêt de 6 pour 100, plus 1 pour 100 par an consacré au rachat graduel des voies construites.

Les mille accidens du sol espagnol, la nécessité de faire traverser trois chaînes de montagnes au chemin de fer qui relierait, par exemple, Valence à la Corogne par Madrid, voilà, je le sais, des obstacles exceptionnels. Il ne faut pourtant pas se les exagérer. L’expérience a prouvé qu’il était souvent moins coûteux de percer des montagnes que des collines, car, dans le premier cas, les travaux de maçonnerie sont presque toujours inutiles. En supposant d’ailleurs que les difficultés topographiques à vaincre atteignissent ici les dernières limites, la compagnie concessionnaire trouverait deux compensations pour une à ce surcroît de frais. En premier lieu, vu le faible rapport des propriétés rurales dans l’état actuel des voies de communication, elle aurait beaucoup moins à dépenser qu’en d’autres pays pour l’achat des terrains et les indemnités à accorder aux propriétaires. La moitié du territoire espagnol se compose d’ailleurs de pâtures et de communaux, appartenant à l’état, aux provinces, aux communes, qui trouveraient profit à en abandonner gratuitement le parcours à une voie ferrée. En second lieu, la compagnie pourrait compter sur des bénéfices bien plus considérables qu’en d’autres pays. En Angleterre, en Belgique, en France même, où les chemins de fer venaient se juxtaposer, en double et triple emploi, à d’autres voies de communication que cette formidable rivalité n’a pas fait abandonner entièrement, les capitaux engagés dans la construction de ces chemins s’en sont fort bien trouvés[14]. Que serait-ce donc en Espagne, où les nouvelles voies n’auraient à lutter contre aucune concurrence sérieuse, et où d’immenses accumulations de richesses minérales, végétales et animales n’attendent que des moyens de transport pour déborder à l’intérieur et à l’extérieur ?

Admettons cependant toutes les mauvaises éventualités. Voici un projet qui les élude à coup sûr. Un ingénieur anglais a publié récemment dans l’Heraldo le devis des frais de construction et d’exploitation d’un chemin de fer de Valence à Ségovie, en se contentant momentanément d’une seule voie qui offrirait même quelques solutions de continuité au passage des points les plus difficiles, tels que les montagnes de Guadarrama, et d’une vitesse de vingt milles anglais à l’heure pour les voyageurs, réduite à la moitié pour les marchandises. Il résulte de ce devis que le mouvement actuel des transports sur toute l’étendue de cette ligne et sur ses différentes sections, mouvement relevé aux portes des villes et dans les stations de péage établies sur les grandes routes[15], suffirait pour laisser aux actionnaires un intérêt de 5 pour 100, plus un excédant qui serait graduellement employé à compléter les travaux d’art et à construire la seconde voie. Le problème des chemins de fer espagnols se réduit dès-lors à ces termes : — est-il possible de supposer qu’avec une vitesse cinq fois plus forte et un tarif trois fois moins élevé qu’aujourd’hui pour les voyageurs, avec un tarif six fois moins élevé et une vitesse incomparablement plus forte pour les marchandises, le mouvement des voyageurs et des marchandises décroîtrait sur la ligne de Valence à Madrid et de Madrid à Ségovie ? Ainsi posée, la question doit être assurément considérée comme résolue.

Par l’ouverture de la ligne de Valence à Ségovie, et en supposant même que les nombreux capitaux intéressés à utiliser l’excellente position maritime de la Corogne ne s’empressent pas de prendre à leur charge le prolongement jusqu’à ce port, la jonction de Madrid aux deux mers sera en quelque sorte réalisée. À Ségovie, le chemin de fer rencontrera, en effet, le canal de Castille, lequel, après Valladolid, se divise en plusieurs bras. L’un de ces bras, déjà terminé jusqu’à Medina de Rioseco, va être continué jusqu’à Zamora sur la frontière du Portugal et à une faible distance du point où le Duero, qu’une union douanière désormais inévitable va livrer au commerce espagnol, commence à devenir navigable : voilà l’Océan presque conquis. L’autre se prolonge jusqu’à Alar-del-Rey, dans la direction de Santander, qui cherche déjà à se relier par un chemin de fer avec les ports voisins, et où il est en outre fortement question, rien qu’en vue de profiter du canal de Castille, d’une autre voie ferrée jusqu’à ce canal. L’ouverture de la ligne de Valence à Ségovie, qui décuplerait pour Santander le bénéfice de cette jonction, ne pourrait que l’accélérer : voilà donc Madrid en contact, et cette fois sur le littoral espagnol même, avec trois ou quatre ports de l’Océan. Ce n’est pas tout : dès que le canal de Castille sera devenu la tête d’une grande communication transversale du nord au sud-est de l’Espagne par Madrid, le canal d’Aragon, dont une faible distance le sépare, ne tardera pas à venir s’y relier ; or, ce dernier canal, après avoir vivifié l’agriculture et le commerce d’une des plus riches provinces de la Péninsule, se termine non loin du point où l’Èbre pourrait être aisément rendu navigable jusqu’à son embouchure : autre jonction de Madrid avec la Méditerranée. Arrêtons-nous là : par l’accomplissement de ce rêve, qui, pour se transformer en réalité, n’exige, d’après les devis cités plus haut, qu’une première mise de fonds de quarante millions de francs risqués à coup sûr, Madrid, aujourd’hui séquestré de tout mouvement commercial au centre du plus riche pays d’Europe et entre cinq ou six provinces dont chacune tour à tour regorge d’une des denrées de première nécessité qui manquent absolument à l’autre, Madrid, disons-nous, deviendrait l’entrepôt des deux tiers de la consommation intérieure et le transit naturel d’une bonne partie du commerce extérieur. Et nous ne parlons pas encore du nouveau surcroît d’activité que lui apporterait nécessairement dans l’avenir le prolongement de ses voies, soit ferrées, soit navigables, jusqu’en France d’une part, et jusqu’en Andalousie et en Estramadure, d’autre part[16].

Toutes les conquêtes matérielles s’enchaînent. La multiplication rapide des capitaux, la baisse de salaires qu’amènera une grande abondance de denrées, le bon marché des matières premières, résultat naturel de la multiplicité, de la rapidité et du bas prix des moyens de transport, enfin l’ouverture du plus vaste réseau de débouchés intérieurs qu’il soit donné à une capitale européenne d’espérer, appelleront inévitablement à Madrid l’activité manufacturière. Les mille petites industries individuelles qui végètent aujourd’hui au service de la consommation locale se développeront, soit isolément, soit en s’agglomérant entre elles, et la diminution relative de leurs frais généraux, conséquence première de ce progrès, sera, à son tour, le mobile de progrès nouveaux. Madrid aura même à redouter, dans l’intérêt de son commercé de transit, l’exagération de ces tendances industrielles. La carrosserie, la fabrication des tapis, celle des porcelaines et enfin la métallurgie sont les seules industries qui puissent prospérer dans son sein sans nuire aux autres élémens de sa future activité. Les trois premières s’y sont naturalisées à la faveur du luxe que la présence de la cour et de l’aristocratie et l’affluence des capitaux déclassés entretiennent dans toute capitale. Quant à la quatrième, elle doit être bien essentiellement madrilègne pour avoir pu braver les obstacles sans nombre qu’y a rencontrés jusqu’ici son essor. Chose étrange en effet, et qui ne s’explique que par l’abondance du minerai dans les Castilles, malgré son éloignement des ports de mer et des centres manufacturiers, éloignement qu’aggrave la difficulté actuelle des communications, Madrid a vu naître et prospérer quatre grandes usines métallurgiques qui ont pu aborder avec succès la fabrication des machines les plus compliquées et les plus volumineuses. Encore un encouragement à la construction d’un grand chemin de fer transversal. Le jour où les mines du nord, du midi et de l’ouest seront accessibles pour elle, et où tous les grands débouchés intérieurs et maritimes se trouveront directement reliés à Madrid, la métallurgie madrilègne se développera dans d’immenses proportions.

L’accroissement de population, et par suite de consommation, qui résultera pour Madrid de sa transformation, naguère si imprévue, en centre industriel et commercial, réagira tôt ou tard sur son travail agricole. La stérilité du terroir environnant n’est qu’apparente. Partout où l’on a pris la peine de faire circuler un peu d’eau, une végétation magnifique est venue défier l’incurie madrilègne, et l’eau est ici beaucoup plus abondante qu’on ne croit. Dans les bas-fonds, on la trouve presque à fleur de terre, et quelques appareils hydrauliques, aussi simples que ceux qu’emploient nos maraîchers, suffiraient à convertir ces arides bas-fonds en jardins. Quant à la fécondation des plateaux élevés, ne serait-il pas possible d’utiliser à peu de frais les nombreux aqueducs qui, de dix et douze lieues à la ronde, viennent alimenter les cent trente-sept fontaines de Madrid ? Ajoutons qu’une compagnie, formée il y a déjà plusieurs années, se propose de terminer le petit canal de Guadarrama, qui pourvoira à l’irrigation de plus de trente mille mètres carrés de terrain aux portes mêmes de Madrid.

L’avenir intellectuel de Madrid s’annonce plus brillant encore que son avenir matériel. La révolution, en ruinant les grandes universités de province et en refoulant dans la capitale cette multitude d’existences déclassées qui est partout le principal foyer de l’activité morale, est venue dessiner très nettement la suprématie littéraire et scientifique que Madrid devait, depuis près de trois siècles, à la présence de la cour. Madrid compte, à l’heure qu’il est, dix-sept académies ou sociétés analogues. Voilà bien des académiciens ; mais, manie pour manie, il faut se féliciter de celle-là, qui décèle, faute de mieux, dans le public madrilègne, des goûts intellectuels très prononcés. Les chefs-d’œuvre apparaissent tôt ou tard là où ils savent qu’un public les attend. Madrid ne se borne pas, d’ailleurs, à attendre ; il a déjà beaucoup produit. Brusquement initiés à la vie politique et ballottés, durant dix ou douze ans, entre mille vicissitudes qui ne laissaient à aucune coterie locale le temps de s’enraciner, les électeurs espagnols se trouvaient naturellement attirés vers les noms qui avaient une notoriété publique, de sorte qu’il n’est guère d’écrivains un peu distingués qui n’aient été envoyés au parlement, c’est-à-dire à Madrid. Aucun d’eux n’a été ingrat envers sa première renommée : qu’il soit député, sénateur ou ministre, l’écrivain espagnol tient avant tout à rester écrivain. La plupart des livres marquans de l’Espagne sortent ainsi des imprimeries de Madrid. De là aussi la supériorité incontestée qu’a su conquérir, dès le début du nouveau régime, la presse madrilègne, bien que les journaux de province fussent aux véritables centres de l’action révolutionnaire. Les tendances littéraires de Madrid se seraient bien plus rapidement développées encore sans la manie de ces traductions qui, au théâtre, dans les livres, dans les feuilletons, ont disputé, pendant quinze ans, aux ’écrivains nationaux leur place au soleil. Une réaction commence, du reste, à se manifester. Les principaux journaux de Madrid prêtent déjà de préférence leur publicité à la littérature indigène, et le gouvernement vient d’affecter un théâtre à la représentation des ouvrages exclusivement nationaux. Concluons par des chiffres : une université de premier rang, qui donne l’enseignement supérieur à près de 5,000 élèves, et d’où sortent annuellement près de 1,100 gradués, treize écoles spéciales, quatre bibliothèques, vingt et une collections d’archives, dix musées, collections ou dépôts scientifiques, un observatoire, quatre théâtres non lyriques, sans compter de nombreuses troupes d’amateurs, cinquante et un journaux et recueils périodiques de toute nature, d’innombrables imprimeries enfin, dont une seule a jeté, en 1847, dans la circulation près de 183,000 volumes, fournissent tour à tour des recrues, des matériaux, des débouchés au mouvement intellectuel de Madrid dans ses trois principales manifestations : littérature, presse, sciences.

Un conservatoire de musique et de déclamation, trois théâtres lyriques, trois musées, voilà le lot officiel des arts proprement dits. C’est déjà beaucoup moins, et l’intérieur du sac ne répond même pas à l’étiquette. Et d’abord, comme il est matériellement impossible que trois théâtres lyriques, même en se résignant tour à tour à des repos forcés, puissent faire leurs affaires dans une ville qui, avec quatre autres théâtres, n’a pas 240,000 ames de population, Madrid ne sait retenir ni bons chanteurs, ni bons compositeurs. On n’y entend guère que l’opéra italien, desservi presque toujours par des compagnies nomades. Ajoutons que les autres théâtres admettent le ballet, qui, à Paris et à Londres, est l’appât qui recrute une bonne partie du public d’opéra.

Quant aux arts du dessin, l’Espagne vit un peu sur son passé. La révolution, qui a si puissamment surexcité le mouvement intellectuel proprement dit, a porté de rudes coups à la peinture et à la sculpture en réduisant les fortunes particulières et en fermant les couvens. M. Frédéric de Madrazo et deux ou trois autres maîtres soutiennent cependant avec un certain éclat la vieille renommée de la peinture espagnole, qui, si elle doit renaître, ne renaîtra qu’à Madrid, car là sont les amateurs les plus riches et les plus éclairés. On peut y compter Jusqu’à huit galeries particulières que plus d’un grand musée envierait. La sculpture trouvera, elle aussi, tôt ou tard, un immense débouché dans les développemens matériels que l’avenir réserve à Madrid, d’autant plus qu’au point de vue monumental, tout est encore à faire dans la capitale espagnole. Complètement oublié jusqu’à l’époque où Philippe II y transporta le siège du gouvernement, c’est-à-dire durant toute la grande période architecturale de l’Espagne, Madrid n’a pas d’édifices remarquables. Je ne fais exception que pour le château royal, véritable masse cyclopéenne où plus d’un détail mérite le reproche de lourdeur, mais qui, vu d’ensemble, se détache avec je ne sais quelle légèreté colossale de la colline à pic que couronne le blanc amoncèlement de ses ailes inachevées. La cherté de la pierre, par suite de la difficulté des transports ; contribue beaucoup à la pauvreté architecturale de Madrid. Sauf quelques hôtels de la grandesse et de la banque, que les Madrilègnes sont réduits à citer aux étrangers, la plupart des édifices particuliers dissimulent sous le plâtre, ou qui pis est, sous le badigeon, l’économique indigence de leur maçonnerie. Madrid n’en a pas moins un assez grand air de capitale. La décoration de ses promenades, la somptuosité de ses principales fontaines, les accidens même de son sol, qui font le désespoir des ingénieurs de la ville, mais qui agrandissent pour l’étranger celle-ci en variant à l’infini les aspects, enfin le dessin vraiment grandiose de quelques rues où la largeur monumentale de l’ensemble rachète la mesquinerie des constructions, tout rappelle que Madrid a déjà pour passé l’orgueil de Philippe II, le goût éclairé de Charles III, et la pensée inexécutée, mais cependant féconde, de Napoléon.

En attendant qu’il puisse appeler dans ses murs le luxe architectural des grandes métropoles, Madrid songe au comfortable. L’administration municipale supprime les antiques gouttières, qui, les jours d’orage, vomissaient 7,000 cascades sur les passans ; elle ouvre des égouts, bombe les rues, les borde de trottoirs, et fait exécuter 3,000 pieds de pavage par semaine jusqu’à parfaite mise en état des 510 rues et des 69 places, remplissant ensemble un périmètre de plus de 47,000 pieds. Ce développement de travaux, qui n’a occasionné jusqu’ici qu’un déficit minime, donne la mesure des nombreuses ressources que la commune, après avoir pourvu au nécessaire, pourra consacrer aux embellissemens. L’asphalte se naturalise à Madrid. L’éclairage au gaz, quoique d’importation récente, y aura bientôt supplanté les 9,000 réverbères et lanternes qui ne font aujourd’hui qu’une concurrence impuissante aux étoiles, mais aussi quelles étoiles ! Ailleurs, et j’en demande pardon aux poètes de Paris et de Londres, on dirait des lampions suspendus à une voûte de verre terni ; ce n’est qu’à Madrid qu’elles nagent dans l’immensité de l’éther. L’extrême pureté du climat, qui fournit aux relevés annuels de l’observatoire 251 beaux jours, dont 132 légèrement nuageux et 119 absolument sereins ; la sécheresse du sol environnant, qui boit avidement la moindre particule d’humidité, et surtout l’élévation exceptionnelle de Madrid à près de 640 mètres au-dessus du niveau de la mer, expliquent ce phénomène d’optique. Le jour offre d’autres magnificences, surtout l’été. Madrid a vraiment alors des heures fantastiques, par exemple à midi, quand la raréfaction ordinaire de l’air, doublée par une chaleur torride qui donne souvent à l’ombre plus de 38 degrés centigrades, agrandit et rapproche au débouché de chaque rue, comme de mobiles décors d’opéra, les perspectives les plus lointaines, ou bien encore vers le soir, quand les rayons obliques du soleil, déjà décomposés en teintes indécises, mais plongeant dans la transparence de l’atmosphère avec une brutalité que n’ont pas nos couchans, ruissellent en tons de cuivre sur l’essaim noir des mantilles, poudrent à blanc la cime obscurcie des arbres, et changent en flammes de Bengale l’auréole de vapeurs où s’éveillent les dieux mythologiques des fontaines du Prado. Ces effets de climat donneront toujours à la capitale espagnole une physionomie à part, quand même l’invasion des habitudes anglaises et françaises la dépouillerait de toute autre originalité. Ne désespérons même pas, au point de vue politique et moral, de la ténacité du caractère madrilègne : le climat n’a-t-il pas encore ici sa part d’action ? Je doute fort, par exemple, que ce lugubre spleen des lendemains d’orgie révolutionnaire, qui a nom socialisme, se naturalise jamais dans la splendide atmosphère de Madrid, Madrid appelât-il dans son sein le personnel révolutionnaire des métropoles du nord. Plaisanterie à part (car ceci est du domaine de la physiologie la plus sérieuse), que de maussades rêveries d’hiver ne découvrirait-on pas au fond de certaines monstruosités écrites ? Tel qui refait la société a commencé peut-être par rêver une société où il n’y aurait ni pavés gluans ni rhumes de cerveau. Le lazare de Naples aurait cent fois plus de raisons d’être socialiste que l’ouvrier parisien, et le lazare, enivré de soleil, est plus conservateur que M. de Metternich. Sur les mœurs privées, l’influence du climat est plus visible encore : la vie tout extérieure, presque publique, des pays méridionaux, comporte et autorise entre les deux sexes une plus grande liberté d’allures que la vie essentiellement intérieure des pays froids. La pruderie naquit en Angleterre dans le brumeux demi-jour d’un parloir .calfeutré. Puissent les Madrilègnes rester pour leur part fidèles à cette loi du climat ! Puisse ce progrès, qui doit un jour initier Madrid à l’activité matérielle de Paris et de Londres, lui laisser moins de respectabilité qu’à Londres, plus de sagesse qu’à Paris !


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. Tout incomplète qu’elle est, la statistique dressée par ordre du marquis de la Ensenada remplit cent cinquante volumes.
  2. Par le droit d’octroi, le prix du charbon, seul combustible dont on fasse généralement usage à Madrid, est presque doublé. Le vin est plus surtaxé encore. Le tarif municipal frappe jusqu’aux légumes et n’excepte même pas les grains et les farines.
  3. Par suite d’une mesure générale, l’octroi sur les objets fabriqués et les matières premières a été supprimé en 1848.
  4. Les rouages de l’administration centrale sont beaucoup plus compliqués en Espagne qu’en France. Pour ne citer qu’un exemple, le prélèvement et l’application des recettes publiques sont dans les mains de cinq ou six ministères, de sorte que chacun d’eux a pour annexe un véritable ministère des finances. La nouvelle loi sur la comptabilité tend à faire disparaître cette confusion.
  5. En 1848 et malgré des extinctions nombreuses, on en comptait encore en Espagne 57,000, plus 15,000 religieux décloîtrés, également pensionnaires de l’état.
  6. Je n’ai pas à parler des gens sans aveu, autre élément d’insurrection qui se concentre habituellement dans les capitales. En Espagne, c’est la contrebande qui les enrôlait et les disséminait sur tous les points du pays.
  7. C’est le nom d’amitié que les Andalous donnent à leur province.
  8. Me connais-tu ? — Je te connais.
  9. Pèlerinages et fêtes patronales.
  10. Dans la plupart des centres universitaires, je l’ai dit un autre jour, les couvens pourvoyaient à la subsistance des étudians pauvres.
  11. Je ne mets pas en ligne de compte les mendians, qui appartiennent d’ordinaire aux autres, classes. La mendicité avouée doit être considérée, au point de vue qui nous occupe, comme un métier, un moyen régulier d’existence.
  12. Crieur et gardien de nuit.
  13. L’habitant de la province de Séville, qui est le plus fort contribuable après celui de Madrid, et l’habitant de la province de Pontevedra, qui est le moins fort contribuable (les provinces basques exceptées), paient, l’un 96 réaux, l’autre 23 réaux seulement.
  14. Les crises politiques, l’agiotage, l’imprévoyance de certaines compagnies qui avaient fait des appels exagérés de fonds, sont seuls responsables des mécomptes financiers auxquels a donné lieu la création de quelques chemins de fer, ce qui ne prouve rien contre les avantages de ces sortes d’entreprises.
  15. Beaucoup de voyageurs et de marchandises prennent en Espagne les chemins de traverse pour échapper aux péages, ou circulent entre des points où il n’existe pas de bureaux d’octroi, de sorte que ce relevé nous paraît être plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité.
  16. Une compagnie anglo-espagnole s’est déjà constituée pour la construction d’un chemin de fer qui reliera Madrid à Badajoz, et plus tard à Lisbonne, avec embranchement sur Séville. Les études préparatoires de ce tracé ont démontré que la ligne de Madrid à Badajoz était celle où les difficultés topographiques à vaincre sont les moins nombreuses. L’Espagne est déjà en mesure de préjuger à coup sûr les devis de ces sortes de travaux par l’expérience qu’elle en a faite dans les tronçons de Barcelone à Mataro, et de Madrid à Aranjuez.