Mademoiselle de La Seiglière (RDDM)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 731-754).
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MADEMOISELLE

DE LA SEIGLIÈRE.


CINQUIÈME PARTIE.[1]


X.


Depuis son entrevue avec l’abominable Des Tournelles, notre marquis avait perdu le sommeil, le boire et le manger. Grâce à la frivolité de son esprit et à l’étourderie de son caractère, il avait pu garder jusqu’alors quelque espoir et nourrir quelques illusions. Ce n’étaient déjà plus, il est vrai, ces vives allures, ces vertes saillies, ces folles équipées qui nous égayaient autrefois ; mais encore parvenait-il à s’échapper de loin en loin et retrouvait-il ça et là l’entrain, la verve et la pétulance de son aimable et bonne nature. C’était un papillon blessé, mais qui battait encore de l’aile, quand, sous prétexte de le tirer de peine, l’affreux jurisconsulte, le saisissant délicatement entre ses doigts, l’avait fixé vivant sur le carton d’airain de la réalité. Dès lors avait commencé pour le marquis un martyre non encore éprouvé. Que devenir ? à quel parti se vouer ? Si l’orgueil lui conseillait de se retirer tête haute, l’égoïsme était d’un avis contraire, et si l’orgueil avait de bonnes raisons à mettre en avant, l’égoïsme en avait dans son sac d’aussi bonnes, sinon de meilleures. Le marquis se faisait vieux ; la goutte le travaillait sourdement ; vingt-cinq années d’exil et de privations l’avaient guéri des héroïques escapades et des chevaleresques exaltations de la jeunesse. La pauvreté lui agréait d’autant moins, qu’il avait vécu dans son intimité ; il sentait son sang se figer dans ses veines rien qu’au souvenir de ce morne et pâle visage qu’il avait vu pendant vingt-cinq ans assis à sa table et à son foyer. Pour tout dire enfin, quoiqu’il n’aimât rien autant que lui-même, il adorait sa fille, et son cœur se serrait douloureusement à la pensée que cette belle créature, après s’être acclimatée dans le luxe et dans l’opulence, pourrait retomber dans l’atmosphère terne et glacée qui avait enveloppé son berceau. Il hésitait : nous en savons plus d’un qui, en pareille occurrence, y regarderait à deux fois, sans avoir pour excuse une fille adorée, soixante ans passés et la goutte. Que faire cependant ? De quelque côté qu’il se retournât, M. de La Seiglière ne voyait que la ruine et la honte. Mme de Vaubert, qui ne répondait à toutes ses questions que par ces mots : — Il faut voir, il faut attendre, n’était rien moins que rassurante. Le gentilhomme en voulait secrètement à sa noble amie du rôle très peu noble qu’ils jouaient tous deux depuis six mois. D’une autre part, la nouvelle attitude qu’avait prise tout d’un coup Bernard glaçait le marquis d’épouvante. Depuis qu’Hélène ne les charmait plus de sa présence, les journées se traînaient tristement, les soirées plus tristement encore. Le matin, après le déjeuner où Mlle de La Seiglière avait cessé de paraître, Bernard, laissant le marquis à ses réflexions, montait à cheval et ne revenait que le soir, plus sombre, plus taciturne, plus farouche qu’il n’était parti. Le soir, après dîner, Hélène allait presque aussitôt s’enfermer dans son appartement, et Bernard restait seul au salon, entre le marquis et Mme de Vaubert, qui, ayant épuisé les ressources de son esprit et profondément découragée d’ailleurs, ne savait qu’imaginer pour abréger le cours des heures silencieuses. Bernard avait de temps en temps une certaine façon de les regarder tour à tour qui les faisait frissonner des pieds à la tête. Lui si patient tant qu’Hélène avait été là pour le contenir ou pour l’apaiser avec un sourire, sur un mot du marquis ou de la baronne, il se livrait à des emportemens qui les terrifiaient l’un et l’autre. Il avait remplacé le récit par l’action ; il donnait des batailles au lieu d’en raconter, et lorsqu’il s’était retiré, le plus souvent pâle et froid de colère, sans avoir, comme autrefois, serré la main du vieux gentilhomme, demeurés seuls au coin du feu, le marquis et la baronne se regardaient l’un l’autre en silence. — Eh bien ! madame baronne ? – Eh bien ! monsieur le marquis, il faut voir, il faut attendre, disait encore une fois Mme de Vaubert : et le marquis, les pied sur les chenets et le nez sur la braise, s’abandonnait à de muets désespoirs, d’où la baronne n’essayait même plus de le tirer. Il s’attendait d’un jour à l’autre à recevoir un congé en forme. Ce n’est pas tout. M. de La Seiglière savait, à n’en pouvoir douter, qu’il était pour le pays, ainsi que l’avait dit M. Des Tournelles, un sujet de risée et de raillerie, en même temps qu’un objet de haine et d’exécration. Les lettres anonymes, distraction et passe-temps de la province, avaient achevé d’empoisonner sa vie, imbibée déjà d’absinthe et de fiel. Il ne s’écoulait point de jour qui ne lui apportât à respirer quelqu’une de ces fleurs vénéneuses qui croissent à l’ombre et foisonnent dans le fumier des départemens. Les uns le traitaient d’aristocrate et le menaçaient de la lanterne ; les autres l’accusaient d’ingratitude envers son ancien fermier, et de vouloir déshériter le fils après avoir lâchement et traîtreusement dépouillé le père. La plupart de ces lettres étaient enrichies d’illustrations à la plume, petits tableaux de genre pleins de grâce et d’aménité, qui suppléaient avantageusement ou complétaient agréablement le texte. C’était, par exemple, une potence ornée d’un pauvre diable, figurant sans doute un marquis, ou bien le même personnage aux prises avec un instrument fort en usage en 93. Pour ajouter à tant d’angoisses, la gazette, que le marquis lisait assidûment depuis son entretien avec le d’Aguesseau poitevin, regorgeait de prédictions sinistres et de prophéties lamentables ; chaque jour, le parti libéral y était représenté comme un brûlot qui devait incessamment faire sauter la monarchie, à peine restaurée. Ainsi se confirmaient déjà et menaçaient de se réaliser toutes les paroles de l’exécrable vieillard. Épouvanté, on le serait à moins, M. de La Seiglière ne rêvait plus que bouleversemens et révolutions. La nuit, il se dressait sur son séant pour écouter la bise qui lui chantait la Marseillaise, et lorsque enfin brisé par la fatigue, il réussissait à s’endormir ; c’était pour voir et pour entendre en songe le hideux visage du vieux jurisconsulte, qui entrouvrait ses rideaux et lui criait : – Mariez votre fille à Bernard ! Or, le marquis n’était pas homme à long-temps se tenir dans une position si violente et qui répugnait à tous ses instincts. Il n’avait ni la patience ni la persévérance qui sont le ciment des âmes énergiques et des esprits forts. Inquiet, irrité, humilié, exaspéré, las d’attendre et de ne rien voir venir, acculé dans une impasse et n’apercevant point d’issue, il y avait cent à parier contre un que le marquis sortirait de là brusquement, par un coup de foudre ; mais nul pas même Mme de Vaubert, n’aurait pu prévoir quelle bombe allait éclater si ce n’est pourtant M. Des Tournelles, qui en avait allumé la mèche.

Un soir d’avril, seule avec le marquis, Mme de Vaubert était silencieuse et regardait d’un air visiblement préoccupé les lignes étincelantes qui couraient sur la braise à demi consumée, il eût été facile en l’observant, de se convaincre qu’une sourde inquiétude pesait sur son cœur comme une atmosphère orageuse. Son œil était vitreux, son front chargé d’ennuis, et les doigts crochus de l’égoïsme aux abois pinçaient et contractaient sa bouche, autrefois épanouie et souriante. Cette femme avait, à vrai dire, d’assez graves sujets d’alarmes. La situation prenait de jour en jour un caractère plus désespérant, et Mme de Vaubert commençait à se demander si ce n’était pas elle qui s’allait trouver enveloppée dans ses propres lacets. Décidément Bernard était chez lui, et bien qu’elle n’eût pas encore perdu tout espoir, quoiqu’elle n’eût point encore jeté, comme on dit, le manche après la cognée, prévoyant cependant qu’une heure arriverait peut-être où M. de La Seiglière et sa fille seraient obligés d’évacuer la place, la baronne dressait déjà le plan de campagne qu’elle aurait à suivre dans le cas où les choses se dénoueraient aussi fatalement qu’il était permis de le craindre ; n’admettant pas que son fils épousât Mlle de La Seiglière sans autre dot que sa jeunesse, sa grâce et sa beauté, elle cherchait déjà de quelle façon elle devrait manœuvrer pour dégager vis-à-vis d’Hélène et de son père la parole et la main de Raoul. Tel était depuis quelques semaines le sujet inavoué de ses secrètes préoccupations.

Tandis que Mme de Vaubert était plongée dans ces réflexions, assis à l’autre côté du foyer, le marquis, silencieux comme elle, se demandait avec anxiété de quelle façon il allait engager la bataille qu’il était sur le point de livrer, et comment il devait s’y prendre pour dégager vis-à-vis de Raoul et de sa mère la parole et la main d’Hélène.

— Ce pauvre marquis ! se disait la baronne en l’examinant de temps en temps à la dérobée ; s’il faut en venir là, ce lui sera un coup terrible. Je le connais : il se console en pensant que, quoi qu’il arrive, sa fille sera baronne de Vaubert. Il m’aime, je le sais ; voici près de vingt ans qu’il se complaît dans la pensée de resserrer notre intimité, et de la consacrer en quelque sorte par l’union de nos enfans. Excellent ami ! où puiserai-je le courage d’affliger un cœur si tendre et si dévoué et de lui arracher ses dernières illusions ? Je m’attends à des luttes acharnées, à des récriminations amères. Dans ses emportemens, il ne manquera pas de m’accuser d’avoir courtisé sa fortune et de tourner le dos à sa ruine. Je serai forte contre lui et contre moi-même : je saurai l’amener à comprendre qu’il serait insensé de marier nos deux pauvretés, inhumain de condamner sa race et la mienne aux soucis rongeurs d’une médiocrité éternelle. Il s’apaisera ; nous gémirons ensemble, nous confondrons nos pleurs et nos regrets. Viendront ensuite la douleur d’Hélène et les révoltes de Raoul : hélas ! ces deux enfans s’adorent ; Dieu les avait créés l’un pour l’autre. Nous leur ferons entendre raison. Au bout de six mois, ils seront consolés. Raoul épousera la fille de quelque opulent vilain, trop heureux d’anoblir son sang et de décrasser ses écus. Quant au marquis, il est trop entiché de ses aïeux et trop ancré dans ses vieilles idées pour consentir jamais à s’enrichir par une mésalliance. Puisqu’il tient aux parchemins, eh bien ! nous chercherons pour Hélène quelque hobereau dans nos environs, et j’enverrai ce bon marquis achever de vieillir chez son gendre.

Ainsi raisonnait Mme de Vaubert, en mettant les choses au pire. Toutefois, elle était loin encore d’avoir lâché sa proie. Elle connaissait Hélène, elle avait étudié Bernard. Si elle ne soupçonnait pas ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, — Mlle de La Seiglière ne le soupçonnait pas elle-même, – la baronne avait su lire dans le cœur du jeune homme, elle était plus avant que lui dans le secret de ses agitations. Elle comprenait vaguement qu’on pouvait tirer parti du contact de ces deux nobles âmes : elle sentait qu’il y avait là quelque chose à trouver, un incident, un choc à susciter, une occasion à faire naître. Mais quoi ? mais comment ? Sa raison s’y perdait, et son génie vaincu, mais non rendu, s’indignait de son impuissance.

— Cette pauvre baronne ! se disait le marquis en jetant de loin en loin sur Mme de Vaubert un regard timide et furtif ; elle ne se doute guère du coup que je vais lui porter. C’est, à tout prendre, un cœur aimable et fidèle, une âme loyale et sincère. J’ai la conviction qu’en tout ceci elle n’a voulu que mon bonheur ; je jurerais qu’en vue d’elle-même, elle n’a pas d’autre ambition que de voir son Raoul épouser mon Hélène. Quoi qu’il arrivât, elle s’empresserait de nous accueillir, ma fille et moi, dans son petit manoir, et s’estimerait heureuse de partager avec nous sa modeste aisance. Que son fils épouse une La Seiglière, ce sera toujours assez pour son orgueil, assez pour sa félicité. Chère et tendre amie ! il m’eût été bien doux, de mon côté, de réaliser un rêve si charmant et d’achever mes jours auprès d’elle. En apprenant que nous devons renoncer à cet espoir si long-temps caressé, elle éclatera en reproches sanglans, hélas ! et mérités peut-être Cependant, en bonne conscience, serait-il raisonnable et sage d’exposer nos enfans aux rigueurs de la pauvreté, et de nous enchaîner de part et d’autre par un lien de fer qui nous blesserait tôt ou tard et que nous finirions par maudire ? La baronne est remplie de sens et de raison ; les premiers transports apaisés, elle comprendra tout et se résignera et, comme les Vaubert ne plaisantent pas sur les mésalliances, en bien ! Raoul est beau garçon ; nous trouverons aisément pour lui, dans nos alentours, quelque riche douairière qui s’estimera trop heureuse de mettre, au prix de sa fortune, un second printemps dans sa vie.

Ainsi raisonnait le marquis, et, s’il faut tout dire le marquis était dans ses petits souliers, et se fût senti plus à l’aise dans un buisson d’épines qu’en ce moment sur le coussin de son fauteuil. Il redoutait Mme de Vaubert autant qu’une révolution ; il avait la conscience de ses trahisons, et, à la pensée des orages qu’il allait affronter, il sentait son cœur défaillir et s’éteindre dans sa poitrine. Enfin, par une résolution désespérée, prenant son courage à deux mains, il engagea l’affaire en tirailleur, par quelques coups de feu isolés et tirés à longs intervalles.

— Savez-vous, madame la baronne, s’écria-t-il tout d’un coup en homme peu habitué à ces sortes d’escarmouches, savez-vous que ce M. Bernard est un garçon vraiment bien remarquable ? Ce jeune homme me plaît. Vif comme la poudre, prompt comme son épée, emporté, même un peu colère, mais loyal et franc comme l’or ! Il n’est pas précisément beau ; en bien ! j’aime ces mâles visages. Quels yeux. ! quel front ! Il a le nez des races royales. Je voudrais savoir où ce gaillard a pris un pareil nez. Et sous sa moustache, avez-vous observé quelle bouche fine et charmante ? Dieu me pardonne, c’est une bouche de marquis. De l’esprit, de la distinction ; un peu brusque encore, un peu rude, mais déjà dégrossi et presque transfiguré depuis qu’il est au milieu de nous. C’est ainsi que l’or brut s’épure dans le creuset. Et puis, il n’y a pas à dire, c’est un héros ; il est du bois dont l’empereur faisait des ducs, des princes et des maréchaux. Je le vois encore sur Roland : quel sang-froid ! quel courage ! quelle intrépidité ! Tenez, baronne, je ne m’en cache pas : je ne suis point humilié quand je sens sa main dans la mienne.

— De qui parlez-vous, marquis ? demanda nonchalamment Mme de Vaubert, sans interrompre le cours de ses réflexions silencieuses.

— De notre jeune ami, répondit le marquis avec complaisance, de notre jeune chef d’escadron.

— Et vous dites…

— Que la nature a d’étranges aberrations, et que ce garçon aurait dû naître gentilhomme.

— Le petit Bernard ?

— Vous pourriez, pardieu ! bien dire le grand Bernard, s’écria le marquis en enfonçant ses mains dans les goussets de sa culotte.

— Vous perdez la tête, marquis, répliqua brièvement Mme de Vaubert, qui reprit son attitude grave et pensive.

Encouragé par un si beau succès, comme ces prudens guerroyeurs qui, après avoir déchargé leur arquebuse, se cachent derrière un arbre pour la recharger en toute sécurité, le marquis resta coi, et il y eut encore un long silence, troublé seulement par le cri du grillon qui chantait dans les fentes de l’âtre et par les crépitations de la braise qui achevait de se consumer.

— Madame la baronne, s’écria brusquement M. de la Seiglière, ne vous semble-t-il pas que j’ai été un peu ingrat envers le bon M. Stamply ? Je dois vous avouer que là-dessus ma conscience n’est pas parfaitement tranquille. Il paraît que, décidément, cet excellent homme ne m’a rien restitué, et qu’il m’a tout donné. S’il en est ainsi, savez-vous que c’est un des plus beaux traits de dévouement et de générosité que l’histoire aura à enregistrer sur ses tablettes ? Savez-vous, madame, que ce vieux Stamply était une grande âme, et que ma fille et moi, nous devons des autels à sa mémoire ?

Enfoncée trop avant dans son égoïsme pour pouvoir seulement s’inquiéter de savoir où le marquis voulait en venir, Mme de Vaubert haussa les épaules et ne répondit pas.

M. de La Seiglière commençait à désespérer de trouver le joint, lorsqu’il se souvint fort à propos de la leçon de M. Des Tournelles. Il tendit la main vers un guéridon de laque, prit une gazette, et tout en ayant l’air d’en parcourir les colonnes :

— Madame la baronne, demanda-t-il d’un air distrait, avez-vous suivi en ces derniers temps les papiers publics ?

— À quoi bon ? répliqua Mme de Vaubert avec un léger mouvement d’impatience ; en-quoi voulez-vous que ces sottises m’intéressent ?

— Par l’épée de mon père ! madame, s’écria le marquis en laissant tomber le journal, vous en parlez bien à votre aise. Sottises, j’en consens ; sottises, tant que vous voudrez ; mais, vive Dieu ! je ne m’y connais pas, ou ces sottises nous intéressent, vous et moi, beaucoup Plus que vous ne paraissez le croire.

— Voyons, marquis que se passe-t-il ? demanda Mme de Vaubert d’un air ennuyé. Sa majesté daigne jouir de la santé la plus parfaite ; nos princes chassent, on danse à la cour ; le peuple est heureux, la canaille a le ventre plein ; que voyez-vous en tout ceci qui doive nous alarmer ?

— Voici trente ans, nous ne tenions pas un autre langage ; dit le marquis en ouvrant sa tabatière et en y plongeant délicatement le pouce et l’index ; la canaille avait le ventre plein, nos princes chassaient, on dansait à la cour, sa majesté se portait à merveille ce qui n’empêcha pas, un beau matin, le vieux trône de France de craquer, de crouler, de nous entraîner dans sa chute, et de nous ensevelir, morts ou vivans, sous ses décombres. Vous demandez ce qui se passe ? Ce qui se passait alors : nous sommes sur un volcan.

— Vous êtes fou, marquis, dit Mme de Vaubert, qui, tout entière à ses préoccupations et médiocrement convaincue d’ailleurs de l’opportunité d’une discussion politique entre onze heures et minuit, ne crut pas devoir prendre la peine de relever et de combattre les opinions du vieux gentilhomme.

— Je vous répète, Madame la baronne, que nous sommes sur un volcan. La révolution n’est pas morte ; c’est un feu mal éteint qui couve sous la cendre. Vous le verrez au premier jour éclater et consumer les débris de la monarchie. Il est un autre où se réunissent un tas de vauriens qui se disent les représentans du peuple ; c’est une mine creusée sous le trône et qui le fera sauter comme une poudrière. Les libéraux ont hérité des sans-culottes ; le libéralisme achèvera ce qu’a commencé 93. Reste à savoir si nous nous laisserons encore une fois écraser sous les ruines de la royauté, ou si nous chercherons notre salut dans le sein même des idées qui menacent de nous engloutir.

— Eh ! marquis, dit la baronne, c’est bien de cela qu’il s’agit. Vous vous préoccupez d’un incendie imaginaire, et vous ne voyez pas que votre maison brûle.

— Madame la baronne, s’écria le marquis, je ne suis point égoïste, et je puis dire hautement que l’intérêt personnel ne fut jamais mon fait ni ma devise. Que ma maison brûle ou non, cela importe peu. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit ici, c’est de notre avenir à nous tous. Qui se soucie, en effet, que la race des La Seiglière s’éteigne silencieusement dans l’oubli et dans l’obscurité ? Ce qu’il importe, madame, c’est que la noblesse de France ne périsse point.

— Je suis curieuse de savoir comment vous vous y prendrez pour que la noblesse de France ne périsse point, répliqua Mme de Vaubert, qui, à cent lieues de soupçonner le but où tendait le marquis, n’avait pu s’empêcher de sourire en voyant ce frivole esprit aborder étourdiment des considérations si ardues et si périlleuses.

— Grave question que j’ai pu soulever, mais qu’il ne m’appartient pas de résoudre, s’écria M. de La Seiglière, qui, se sentant enfin dans la bonne voie, avança d’un pas plus assuré et prit bientôt un trot tout gaillard. Cependant, s’il m’était permis d’émettre quelques idées sur un sujet si important, je dirais que ce n’est point en s’isolant dans ses terres et dans ses châteaux que la noblesse pourra ressaisir la prépondérance qu’elle avait autrefois dans les destinées du pays ; peut-être oserais-je ajouter bien bas que nos vieilles familles se sont alliées trop long-temps entre elles, que, faute d’être renouvelé, le sang patricien est usé, et que pour retrouver la force, la chaleur et la vie près de lui échapper, il a besoin de se mêler au sang plus jeune, plus chaud et plus vivace du peuple et de ta bourgeoisie. Enfin, madame la baronne, je chercherais à démontrer que, puisque le siècle marche, nous devons marcher avec lui, sous peine de rester en chemin ou d’être écrasés dans l’ornière. C’est dur à penser, mais il faut avoir pourtant le courage de le reconnaître : les Gaulois remportent et les Francs n’ont de salut à espérer qu’à la condition de se rallier au parti des vainqueurs et de se recruter dans leurs rangs.

Ici, Mme de Vaubert, qui, dès les premiers mots de ce petit discours, s’était tournée peu à peu du côté de l’orateur, s’accorda sur le bras du fauteuil dans lequel elle était asise, et parut écouter le marquis avec une curieuse attention.

— Voulez-vous savoir, madame la baronne, reprit M. de La Seiglière, triomphant de se sentir maître enfin de son auditoire, voulez-vous savoir ce que me disait un jour le célèbre Des Tournelles, un des esprits les plus vastes et les plus éclairés de notre époque ? – Monsieur le marquis, me disait ce grand jurisconsulte, les temps sont mauvais ; adoptons le peuple pour qu’il nous adopte ; descendons jusqu’à lui pour qu’il ne monte pas jusqu’à nous. Il en est aujourd’hui de la noblesse comme de ces métaux précieux qui ne peuvent se solidifier qu’en se combinant avec un grain d’alliage. — Pensée si profonde que j’en eus d’abord le vertige ; à force d’y regarder, je découvris la vérité au fond. Vérité cruelle, j’en conviens ; mais mieux vaut encore, au prix de quelques concessions, nous assurer la conquête de l’avenir, que de nous coucher et de nous ensevelir dans le linceul d’un passé qui ne reviendra plus. Eh ! ventre-saint-gris ! s’écria-t-il en se levant et en marchant grands pas dans la chambre, voici assez long-temps qu’on nous représenta aux yeux du pays comme une caste incorrigible, repoussant de son sein tout ce qui n’est pas elle, infatuée de ses titres, n’ayant rien appris ni rien oublié, remplie de morgue et d’insolence, ennemie de l’égalité. L’heure est venue d’en finir avec ces basses calomnies et ces sottes accusations ; mêlons-nous à la foule, ouvrons-lui nos portes à deux battans, et que nos ennemis apprennent à nous respecter en apprenant à nous connaître.

À ces mots, M. de La Seigtière, épouvanté de sa propre audace regarda timidement Mme de Vaubert et prit l’attitude d’un homme qui, après avoir allumé la traînée de poudre qui doit faire sauter une mine, n’a pas eu le temps de s’enfuir, et se prépare à recevoir un quartier de roc sur la tête. Il en advint tout autrement. La baronne qui avait une assez pauvre opinion de son vieil ami pour ne point suspecter sa candeur et sa probité, était bien d’ailleurs trop préoccupée d’elle-même pour soupçonner qu’en ce bas monde il pût exister à cette heure un autre moi que son moi, un autre intérêt que le sien. Sans songer seulement à se demander d’où lui venait des aperçus si nouveaux et si incongrus, Mme de Vaubert ne vit d’abord et ne comprit en ceci qu’une chose, c’est que le marquis venait lui-même d’entrouvrir la porte par laquelle Raoul pourrait un jour s’échapper, s’il en était besoin.

— Marquis, s’écria-t-elle avec un empressement plein d’urbanité, ce que vous dites là est plein de sens, et quoique je n’aie jamais douté de votre haute raison, quoique j’aie toujours soupçonné sous la grâce de vos apparences un esprit sérieux et réfléchi, cependant je dois convenir que je suis aussi surprise, que, charmée de vous trouver dans un ordre d’idées si élevées et si judicieuses. Je vous en fais mes complimens.

À ces mots le marquis releva la tête et regarda Mme de Vaubert l’air d’un homme à qui l’on vient de jeter une poignée de roses à la face, au lieu d’une volée de mitraille qu’il s’attendait à recevoir. Trop égoïste de son côté, pour rien supposer en dehors de lui-même, loin de chercher à se rendre compte des suffrages de la baronne, il ne songea qu’à s’en réjouir.

— C’est un peu notre histoire à tous, répliqua-t-il gaiement en se caressant le menton avec une adorable fatuité. Parce qu’il nous est échu quelque grâce et quelque élégance, les pédans et les cuistres se vengent de la supériorité de nos manières en nous déniant le génie de l’intelligence. Quand nous daignerons nous en mêler, nous prouverons que tous les champs de bataille nous sont bons, et l’on nous verra jouer de la parole et de la pensée comme autrefois du glaive et de la lance.

— Marquis, reprit Mme de Vaubert, qui tenait à conserver à l’entretien le tour qu’il avait pris d’abord, pour en revenir aux considérations auxquelles vous vous livriez tout à l’heure, il est certain que c’en est fait de la noblesse, si, au lieu de chercher à se créer des alliances, elle continue, comme vous l’avez dit excellemment, de s’isoler dans ses terres et de s’enfermer dans son orgueil. C’est un édifice chancelant, qui croulera d’un jour à l’autre, si nous n’avons l’art et l’habileté de transformer les béliers qui l’ébranlent en arcs-boutans qui le soutiennent. En d’autres termes, passez-moi l’image peut-être un peu crue, pour nous préserver des atteintes du peuple, il ne nous reste plus qu’à nous l’inoculer.

— C’est, par Dieu ! bien cela, s’écria M. de La Seiglière, de plus en plus joyeux de ne point rencontrer l’opposition qu’il avait redoutée. Décidément, baronne, vous êtes admirable ! Vous comprenez tout ; rien ne vous surprend, rien ne vous émeut, rien ne vous étonne. Vous avez l’œil de l’aigle ; vous regarderiez le soleil en face sans en être éblouie. Cette pauvre baronne ! ajouta-t-il mentalement en se frottant les mains ; elle s’enferre, avec tout son esprit.

— Ce bon marquis ! pensait de son côté Mme de Vaubert ; je ne sais quelle mouche le pique, mais l’étourdi me fait la partie belle : il vient lui-même de jeter le filet dans lequel, au besoin, je le prendrai plus tard. Marquis, s’écria-t-elle, voici bien long-temps que j’avais ces idées ; mais j’avoue que je craignais, en vous les communiquant, d’irriter vos susceptibilités et de m’aliéner votre cœur.

— Par exemple ! répliqua le marquis ; quelle opinion, baronne, aviez-vous de votre vieil ami ! D’ailleurs, outre qu’en vue de notre sainte cause, il n’est point d’épreuve à laquelle je ne puisse me soumettre et me résigner, je dois vous dire que je ne sentirais, pour ma part, aucune répugnance à donner l’exemple en m’aventurant le premier dans l’unique voie de salut qui nous soit offerte. J’ai toujours donné l’exemple ; c’est moi qui émigrai le premier. Autres temps, autres mœurs ! Je ne suis pas un marquis de Carabas, moi ! je marche avec mon siècle. Le peuple a gagné ses éperons et conquis ses titres de noblesse. Il a, lui aussi, ses duchés, ses comtés et ses marquisats ; c’est Eylau, c’est Wagram, c’est la Moscowa : ces parchemins en valent d’autres. Au reste, madame la baronne, j’excuse vos scrupules et j’admets vos hésitations, car moi-même, si j’ai tardé si long-temps à m’ouvrir à vous là-dessus, c’est que je craignais d’effaroucher vos préjugés et de me mettre en guerre avec une amie si fidèle.

— C’est étrange, se dit Mme de Vaubert, qui commençait à dresser les oreilles ; où marquis veut-il en arriver ? Effaroucher mes préjugés ! s’écria-t-elle ; me prenez-vous pour la baronne de Pretintailles ? M’a-t-on jamais vue refuser de reconnaître ce qu’il y a chez le peuple de grand, de noble et de généreux ? M’a-t-on jamais surprise à dénigrer la bourgeoisie ? et ne sais-je pas bien que c’est au sein de la roture que se sont réfugiés aujourd’hui les sentimens, les mœurs et les vertus de l’âge d’or ?

— Oh ! oh ! oh ! se dit le marquis, à qui la réflexion commençait de venir, tout ceci n’est pas clair ; il y a quelque serpent sous roche.

— Quant à vous mettre en guerre avec moi, sérieusement, marquis, l’avez-vous craint ? ajouta Mme de Vaubert ; c’est qu’alors vous présumiez de mon cœur tout aussi mal que de mon esprit. Vous savez bien, ami que je ne suis pas égoïste. Que de fois n’ai-je pas été sur le point de vous offrir de reprendre votre parole, en songeant qu’en échange de l’opulence que lui apporterait votre fille, mon fils ne donnerait qu’un grand nom, le plus lourd de tous les fardeaux !

— Ah ! ça, se dit le marquis, est-ce que cette rusée baronne, pressentant ma ruine prochaine, chercherait dégager la main de son fils ? Pour le coup, ce serait trop fort. Madame la baronne, s’écria-t-il, c’est absolument comme moi. Bien souvent je me suis accusé d’entraver l’avenir de M. de Vaubert ; je me demande bien souvent avec effroi si ma fille ne sera pas un obstacle dans la destinée de ce noble jeune homme.

— Ah ! ça, se dit Mme de Vaubert, qui voyait apparaître peu à peu et se dessiner dans la brume le rivage vers lequel le marquis dirigeait sa barque, est-ce que ce retors de marquis aurait la prétention de me jouer ? Comblé de mes bontés, ce serait vraiment trop infâme ! Certes, marquis, répliqua-t-elle, il m’en coûterait de rompre des liens si charmans ; cependant, si votre intérêt l’exigeait, je saurais vous immoler le plus doux rêve de ma vie tout entière.

— Le tour est fait, pensa le marquis, je suis joué ; mais ça m’est égal. Seulement, devais-je m’attendre à un pareil trait de perfidie de la part d’une amie de trente ans ? Comptez maintenant sur le désintéressement des affections et sur la reconnaissance des femmes ! Baronne, reprit-il avec un sentiment de résignation douloureuse, s’il fallait renoncer à l’espoir d’unir un jour ces deux aimables enfans, mon cœur ne s’en relèverait jamais ; rien qu’en y songeant, il se brise. Toutefois, en vue de vous, noble amie, en vue de votre bien-aimé fils, il n’est point de sacrifice qui ne soit au-dessous de mon abnégation et de mon dévouement.

Mme de Vaubert étouffa dans son cœur un rugissement de lionne blessée, puis, après un instant de farouche silence, fixant tout d’un coup sur le vieux gentilhomme un œil étincelant :

— Marquis, dit-elle, regardez-moi en face.

Au ton dont furent dits ces trois mots, comme un fièvre trottant sur la bruyère, et qui, en levant le nez, aperçoit à dix pas devant lui le chasseur qui le couche en joue, le marquis tressaillit, et regarda Mme de Vaubert d’un air effaré.

— Marquis, vous êtes un fourbe.

— Madame la baronne…

— Vous êtes un traitre.

— Ventre-saint-gris, madame !…

— Vous êtes un ingrat.

Attéré, foudroyé, M. de La Seiglière resta muet sur place. Après avoir joui quelques instans de sa stupeur et de son épouvante :

— J’ai pitié de vous, dit enfin Mme de Vaubert ; je vais vous épargner l’humiliation d’un aveu que vous ne pourriez faire sans mourir de honte à mes pieds. Vous avez résolu de marier votre fille à Bernard.

— Madame…

— Vous avez résolu de marier votre fille à Bernard, répéta Mme de Vaubert avec autorité. Cette résolution, je l’ai vue germer et fleurir sous l’engrais de votre égoïsme : voici près d’un mois que j’assiste, à votre insu, au travail qui se fait en vous. Comment vous êtes-vous avisé de vouloir jouer avec moi au plus fin et au plus habile ? comment n’avez-vous pas compris qu’à pareil jeu vous perdriez à coup sûr la partie ? Ce soir, au premier mot qui vous est échappé, vous vous êtes trahi. Depuis un mois, je vous observais, je vous guettais, je vous voyais venir. Convenez que j’ai été bonne et plus généreuse qu’Ariane, qui du moins ne fut abandonnée qu’après : sans moi, vous couriez risque de ne jamais sortir du labyrinthe de vos propres discours. Ainsi, monsieur le marquis, tandis que mon esprit, qui répugne aux détours, s’épuisait pour vous seul en combinaisons de tout genre, tandis que je sacrifiais au soin de vos intérêts mes goûts, mes instincts, jusqu’à la droiture de mon caractère, vous, au mépris de la foi jurée, vous tramiez-contre moi la plus noire des perfidies ; vous complotiez de livrer à votre ennemi la fiancée de mon fils et la place que je défendais ; vous méditiez de porter un coup de Jarnac au champion qui combattait pour vous !

— Vous allez trop loin, madame la baronne, répliqua le marquis, confus comme un pécheur qui se serait pris dans sa nasse. Je n’ai rien résolu, je n’ai rien décidé : seulement, j’en conviens, depuis que je sais que le bon M. Stamply ne m’a rien restitué et qu’il m’a tout donné, je me sens ployer sous le poids de la reconnaissance, et comme nuit et jour, je me creuse la tête et le cœur pour trouver de quelle façon nous pourrions, ma fille et moi, nous acquitter envers la mémoire de ce noble et généreux vieillard, il est possible que la pensée me soit venue…

— Vous, monsieur le marquis, vous, ployé sous le poids de la reconnaissance ! s’écria Mme de Vaubert en l’interrompant avec explosion. À moins que vous ne vouliez rire, ne venez pas me conter de ces choses-là. Je vous connais, vous êtes un ingrat. Vous vous souciez de la mémoire du vieux Stamply tout juste autant que vous vous êtes soucié de sa personne. D’ailleurs, vous ne lui deviez rien ; c’est à moi que vous devez tout. Sans moi, votre ancien fermier serait mort sans même s’inquiéter de savoir si vous existiez. Sans moi, vous et votre fille, vous grelotteriez à cette heure au coin de votre petit feu d’Allemagne. Sans moi, vous n’auriez jamais remis le pied dans le château de vos ancêtres. Que vous le savez bien ! mais vous feignez de l’ignorer, parce qu’encore une fois vous êtes un ingrat. Tenez, marquis, jouons cartes sur table. Ce n’est pas la reconnaissance, c’est l’égoïsme qui vous tient. Cela vous enrage, de marier votre fille au fils de votre ancien fermier ; vous en avez pâli, vous en avez maigri, vous en dessécherez. Vous haïssez le peuple, vous exécrez Bernard ; vous ne comprenez rien, vous n’avez rien compris au mouvement qui s’est fait et qui se fait encore autour de nous. Vous êtes plus fier, plus orgueilleux, plus enteté, plus arriéré, plus infesté d’aristocratie, plus incorrigible en un mot qu’aucun marquis de chanson, de vaudeville et de comédie. Marquis de Carabas, c’est vous qui l’avez dit ; mais vous avez encore plus d’égoïsme que d’orgueil

— Eh bien ! ventre-saint-gris ! vous en penserez tout ce que vous voudrez, s’écria le marquis en jetant pour le coup son bonnet par-dessus les moulins. Ce que je sais, moi, c’est que je suis las du rôle que vous me faites jouer ; c’est que depuis long-temps le cœur m’en lève, c’est que je suis indigné de tant de ruses et de basses manœuvres, c’est que j’en veux finir à tout prix. Morbleu ! vous l’avez dit, ma fille épousera Bernard.

— Prenez garde, marquis, prenez garde !

— Accablez-moi de vos mépris et de vos colères ; traitez-moi de fourbe et d’ingrat, jetez-moi au visage les noms d’égoïste et de traître ; vous le pouvez, vous en avez le droit. Vous êtes si désintéressée, vous, madame ! Dans toute cette affaire, vous vous êtes montrée si franche et si loyale ! Sur la fin de ses jours, vous avez été si bonne pour le pauvre vieux Stamply ! Vous avez entouré sa vieillesse de tant de soins, de tendresse et d’égards ! En bonne conscience, vous lui deviez cela, car c’est vous qui l’avez amené à se dépouiller vivant de tous ses biens.

— C’était pour vous, cruel !

— Pour moi ! pour moi ! dit le marquis en hochant la tête ; madame la baronne, à moins que vous ne vouliez rire, il ne faut pas venir me conter de ces choses-là.

— Il vous sied bien d’ailleurs de m’accuser d’ingratitude, reprit avec hauteur Mme de Vaubert, vous, donataire, qui avez abreuvé d’amertume le donateur !

— Je ne savais rien, moi ; mais vous qui saviez tout, vous avez été sans pitié.

— C’est vous, s’écria la baronne, qui avez chassé votre bienfaiteur de sa table et de son foyer !

— C’est vous, s’écria le marquis, vous qui, après avoir capté la confiance d’un vieillard crédule et sans défense, l’avez repoussé du pied et laissé mourir de chagrin.

— Vous l’avez relégué à l’antichambre !

— Vous l’avez plongé au tombeau !

— C’est la guerre, marquis !

— Eh bien ! va pour la guerre, s’écria le marquis ; je ne mourrai pas sans l’avoir faite du moins une fois.

— Songez-y, marquis ! la guerre impitoyable, la guerre sans trêve, la guerre sans merci !

— Une guerre à mort, madame la baronne, dit le marquis en lut baisant la main.

À ces mots, Mme de Vaubert se retira menaçante et terrible, tandis que le marquis, resté seul, cabriolait de joie, comme un chevreau, dans le salon. De retour au manoir, après avoir long-temps marché à grands pas dans sa chambre, se frappant le front et se pressant la poitrine avec rage, elle ouvrit brusquement la fenêtre, et, comme une chatte qui guette une souris, tomba en arrêt devant le château de la Seiglière, dont la lune faisait en cet instant étinceler toutes les vitres. Malgré la fraîcheur de la nuit, elle demeura bien près d’une heure, accoudée sur le balcon, en contemplation muette. Tout d’un coup son front rayonna, ses yeux s’illuminèrent, et, comme Ajax menaçant les dieux, jetant au château un geste de défi, elle s’écria : — Je t’aurai ! Cela dit, la baronne écrivit à Raoul ce seul mot : «  Revenez, » puis, s’étant couchée, elle s’endormit en souriant de ce sourire que doit avoir le génie du mal lorsqu’il a résolu la perte d’une ame.


XI.


À partir de cette soirée mémorable, Mme de Vaubert ne reparut plus au château, et le château s’en trouva bien. Durant le peu de jours qui s’écoulèrent jusqu’au dénouement de cette petite et trop longue histoire, il s’établit entre Bernard et le marquis des relations plus douces que ne l’avaient été les premières. N’étant plus irrité par la présence de la baronne, contre qui Bernard avait toujours nourri, en dépit de lui-même, un vague sentiment de défiance et de sourde colère ce jeune homme redevint plus familier et plus traitable ; de son côté depuis quelques semaines, le marquis avait affecté peu à peu, vis-à-vis de son hôte, une attitude plus cordiale, plus affectueuse, presque tendre. Tous deux paraissaient avoir modifié, pour se complaire, leurs opinions et leur langage. Le soir, au coin du feu, réduits au tête-à-tête, ils causaient, discutaient, et ne disputaient plus. D’ailleurs, depuis la disparition de Mme de Vaubert, leurs entretiens avaient pris insensiblement un tour moins politique et plus intime. Le marquis parlait des joies de la famille, des félicités du mariage, et parfois il laissait échapper des paroles qui faisaient frissonner Bernard et passaient sur son cœur comme de chaudes bouffées de bonheur. Il arriva qu’un soir M. de La Seiglière exigea doucement que sa fille restât au salon, au lieu de se retirer dans sa chambre. La contrainte des premiers instans une fois dissipée, cette soirée s’écoula en heures enchantées : le marquis s’y montra spirituel, aimable, étourdi ; Bernard, heureux et triste ; Hélène, rêveuse, silencieuse et souriante. Le lendemain, les deux jeunes gens se rencontrèrent dans le parc, et le charme recommença, plus inquiet ; il est vrai, qu’il ne l’avait été d’abord, plus voilé, partant plus charmant.

Cependant, comment aborder la question vis-à-vis d’Hélène ? Par quels sentiers détournés et couverts ramener au but désiré ? Pour rien au monde, le marquis n’aurait consenti à lui révéler la position humiliante dans laquelle ils se trouvaient depuis six mois, elle et lui, vis-vis de Bernard. Il connaissait trop bien la noble et fière créature, il savait trop bien à quelle ame il avait affaire. C’était pourtant cette ame honnête et simple qu’il s’agissait de rendre complice de l’égoïsme et de la trahison.

Un jour, M. de La Seiglière était plongé dans ces réflexions, lorsqu’il sentit deux bras caressans s’enlacer autour de son cou, et, en levant les yeux, il aperçut, comme un lis penché au-dessus de sa tête le visage d’Hélène qui le regardait en souriant. Par un mouvement de brusque tendresse, il l’attira sur son cœur, et l’y tint longtemps embrassée, en couvrant les blonds cheveux de caresses et de baisers. Lorsqu’elle se dégagea de ces étreintes, Hélène vit deux larmes rouler dans les yeux de son père, qui ne pleurait jamais.

— Mon père, s’écria-t-elle en lui prenant les mains avec effusion, vous avez des chagrins que vous cachez à votre enfant. Je le sais, j’en suis sûre ; ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en aperçois. Mon père, qu’avez-vous ? dans quel cœur, si ce n’est dans le mien, verserez-vous les afflictions du vôtre ? ne suis-je plus votre bien-aimée fille ? Quand nous vivions tous deux au fond de notre pauvre Allemagne, Je n’avais qu’a sourire, vous étiez consolé. Mon père, parlez-moi. Il se passe autour de nous quelque chose d’étrange et d’inexplicable. Qu’est devenue cette aimable gaieté qui faisait la joie de mon ame ? Vous êtes triste ; Mme de Vaubert paraît inquiète ; moi-même je m’agite et je souffre, parce que sans doute je sens que vous souffrez. Mais pourquoi souffrez-vous ? si ma vie n’y peut rien, ne me le dites pas.

En voyant ainsi la victime s’offrir d’elle-même sur l’autel du sacrifice, le marquis ne se contint plus ; à ces accens si vrais, à cette voix si charmante et si tendre, le vieil enfant fondit en larmes dans le sein d’Hélène éperdue.

— Oh ! mon Dieu ! que se passe-t-il ? de tous les malheurs qui peuvent vous atteindre, en est-il donc un seul qui soit plus grand que mon amour ! s’écria Mlle de La Seiglière, qui se jeta dans les bras de son père en éclatant elle-même en sanglots.

Quoique sincèrement ému et véritablement attendri, le marquis jugea l’occasion trop belle pour être négligée et l’affaire assez bien engagée pour mériter d’être poursuivie. Un instant, il fut sur le point de tout dire et de tout avouer : la honte le retint, et aussi la crainte de venir échouer contre l’orgueil d’Hélène, qui ne manquerait pas de se révolter au premier aperçu du rôle qu’on lui réservait dans le dénouement de cette aventure. Il se prépara donc encore une fois à tourner la vérité, au lieu de l’aborder de front. Ce n’est pas que cette façon d’agir allât précisément à la nature de son caractère : bien loin de là ; mais le marquis était hors de ses gonds. Mme de Vaubert l’avait engage dans une voie funeste d’où il ne pouvait désormais se tirer qu’à force de ruse et d’adresse. Une fois hors de la grand’route, on ne peut y rentrer qu’en prenant à travers champs, ou par les chemins de traverse. Après avoir essuyé les pleurs de sa fille et s’être remis lui-même d’une si vive émotion, il débuta par répéter, avec quelques variantes, la scène qu’il avait jouée devant la baronne, car il faut bien le reconnaître, ce n’était pas, comme Mme de Vaubert une imagination fertile en expédiens ; toutefois, grâce aux leçons qu’il avait reçues en ces derniers temps, le marquis avait déjà plus d’un bon tour dans sa gibecière, il se lamenta donc sur la rigueur et sur l’inclémence des temps ; il gémit sur les destinées de l’aristocratie qu’il représenta, image neuve autant qu’originale, comme un navire incessamment battu par le flot révolutionnaire. Profitant de l’ignorance d’Hélène, qui avait vécu toujours en dehors des préoccupations de la chose publique, il peignit avec de sombres couleurs, qu’il savait exagérer lui-même, l’incertitude du présent, les menaces de l’avenir. Il employa tous les mots du vocabulaire alors en usage ; il fit défiler et parader tous les spectres et tous les fantômes que les journaux ultra-royalistes expédiaient sous bande, chaque matin, à leurs abonnés. Le sol était miné, l’horizon chargé de tempêtes : l’hydre des révolutions redressait ses sept têtes ; le cri, guerre aux châteaux ! allait retentir d’un instant à l’autre ; le peuple et la bourgeoisie, comme deux hyènes dévorantes, n’attendaient qu’un signal pour se ruer sur la noblesse sans défense, se gorger de son sang et se partager ses dépouilles. On n’était pas sûr que M. de Robespierre fût bien mort ; le bruit courait que l’ogre de Corse s’était échappé de son île. Enfin il mit en jeu et entassa pêle-mêle tout ce qu’il pensa devoir effrayer une jeune imagination. Lorsqu’il eut tout dit :

— N’est-ce que cela, mon père ? demanda Mlle de La Seiglière avec un sourire plein de calme et de sérénité. Si le sol est miné sous nus pieds, si le ciel est noir, si la France, comme vous le dites, nous exècre et veut notre ruine, que faisons-nous ici ? Partons, retourner dans notre chère Allemagne ; allons-y vivre comme autrefois, pauvres, ignorés et paisibles. Si l’on crie guerre aux châteaux ! on doit crier aussi paix aux chaumières ! Que nous faut-il de plus ? Le bonheur vit de peu, l’opulence ne vaut pas un regret.

Ce n’était pas l’affaire du vieux gentilhomme, qui savait heureusement un chemin plus sûr pour arriver à ce noble cœur.

— Mon enfant, répliqua-t-il en branlant la tête, ce sont là de beaux sentimens : voici quelque trente ans, je n’en avais pas d’autres. Je fus un des premiers qui donnèrent le signal de l’émigration ; patrie, château, fortune héréditaire, domaine des aïeux, j’abandonnai tout, et rien ne me coûta pour offrir cette preuve de dévouement et de fidélité à la royauté en danger. J’étais jeune alors et vaillant. Aujourd’hui, je suis vieux, mon Hélène ; le corps trahit le cœur ; le sang ne sert plus le courage ; la lame a usé le fourreau. Je ne suis plus qu’un pauvre vieillard, mangé de goutte et de rhumatismes, criblé de douleurs et d’infirmités. Par crainte d’alarmer ta tendresse, j’ai soigneusement caché jusqu’ici les souffrances et les maux que j’endure. Le fait est, ma fille, que je n’en puis plus. On me croit frais et vert, ingambe et bien portant ; à me voir, il n’est personne qui ne me donnât hardiment encore un demi-siècle à vivre. Trompeuses apparences ! de jour en jour, je décline et m’affaisse ; regarde mes pauvres jambes, si l’on ne dirait pas des fuseaux ! ajouta-t-il en montrant d’un air piteux un mollet vigoureux et rond. J’ai la poitrine bien malade ! Ne nous faisons pas illusion : je ne suis plus qu’un rameau de bois mort qu’emportera bientôt un coup de bise.

— Oh ! mon père, mon père, que me dites-vous-là ! s’écria Mlle de La Seiglière en se jetant tout éplorée au cou du nouveau Sixte-Quint.

— Va, mon enfant, ajouta le marquis avec mélancolie, quelque force morale qu’on ait reçue du ciel, il est cruel à mon âge de reprendre le chemin de l’exil et de la pauvreté, alors qu’on n’a plus ici-bas d’autre espoir ni d’autre ambition que de s’éteindre tranquillement et de mêler ses os à la cendre de ses ancêtres.

— Vous ne mourrez pas, vous vivrez, dit Hélène avec assurance, en le pressant contre son sein. Dieu, que je prie pour vous dans toutes mes prières, Dieu, juste et bon, vous doit à mon amour ; il me fera la grâce de prendre sur ma vie pour prolonger la vôtre. Quant à l’autre péril qui nous menace, mon père, est-il si grand et si pressant que vous semblez l’imaginer ? Laissez-moi vous dire que vous vous alarmez peut-être hors de propos. Pourquoi le peuple nous haïrait-il ? Vos paysans vous aiment, parce que vous êtes bon pour eux. Quand je passe le long des haies, ils interrompent leurs travaux pour me saluer avec bienveillance ; du plus loin qu’ils m’aperçoivent, les petits enfans viennent à moi, joyeux et bondissans ; plus d’une fois, sous le toit de chaume, les mères ont pris ma main pour la porter doucement à leurs lèvres. Ce n’est point là le peuple qui nous hait. Vous parlez de sol miné, de bruits sinistres, de sombre horizon ? Regardez, la terre fleurit et verdoie, le ciel est bleu, l’horizon est pur ; je n’entends d’autres cris que le sifflement du pinson et le chant éloigné des bouviers et des pâtres ; je ne vois d’autre révolution que celle que le printemps vient d’accomplir contre l’hiver.

— Aimable jeune cœur, qui ne voit et n’entend sur cette terre de méchans que les images de la nature et les harmonies de la création ! dit le marquis en baisant le front d’Hélène avec une émotion sincère. Mon enfant, ajouta-t-il après un instant de silence, voici bientôt trente ans, les choses ne se passaient pas autrement. Comme aujourd’hui, les champs se paraient de verdure et de fleurs ; les pâtres chantaient sur le flanc des collines ; les pinsons sifflaient sous la feuillée naissante, et ta mère, ma fille, ta belle et noble mère était comme toi l’ange béni de ces campagnes. Pourtant il fallut fuir. Crois-en ma vieille expérience, l’avenir est sombre et menaçant. C’est presque toujours sous ces ciels sereins et limpides que s’agite la colère des hommes et qu’éclate la foudre des révolutions. Supposons cependant que le péril soit loin encore ; admettons que j’aie le temps de mourir sous le toit de mes pères. Puis-je espérer de mourir en paix, avec l’idée que je te laisserai seule, sans soutien, sans appui, au milieu de l’orage et de la tourmente ? Quand je ne serai plus, que deviendra ma fille bien aimée ? Est-ce M. de Vaubert qui te protégera en ces temps d’épouvante et d’horreur ? Malheureux enfans ! vous avez tous deux un nom qui attire le tonnerre ; vous n’aurez fait, en vous unissant, que doubler vos chances funestes ; vous ne serez l’un pour l’autre qu’une charge et qu’un danger de plus ; chacun de vous aura contre lui deux fatalités au lieu d’une ; vous vous dénoncerez l’un l’autre à la fureur des haines populaires. J’en causais l’autre soir affectueusement avec la baronne, et, dans notre sollicitude alarmée, nous nous demandions s’il était bien prudent et sage de donner suite à ces projets d’union.

À ces mots, Hélène tressaillit et tourna vers son père un regard de biche effarouchée.

— Et même j’ai cru entrevoir, ajouta M. de La Seiglière, que la baronne ne serait pas éloignée de me rendre ma parole et de reprendre la sienne en échange. — Marquis, me disait-elle avec cette haute raison qui ne l’abandonne jamais, unir ces deux enfans, n’est-ce pas vouloir que deux vaisseaux en perdition essaient de se sauver l’un l’autre ? Isolés, ils ont encore, chacun de son côté, chance de s’en tirer ; ils sombrent, à coup sûr, en mariant leurs fortunes. – Ainsi partait la mère de Raoul ; je dois ajouter que c’est aussi l’avis du célèbre Des Tournelles, vieil ami de notre famille, et qui, sans t’avoir jamais vue, te porte le plus vif intérêt. — Marquis, me disait un jour ce grand jurisconsulte, un des plus vastes esprits de notre époque, donner votre fille au jeune de Vaubert, c’est l’abriter, par un temps d’orage, sous un chêne en rase campagne ; c’est appeler sur sa tête le feu du ciel.

— Mon père, répondit la jeune fille avec une froide dignité, M. Des Tournelles n’a rien à voir ici, et c’est à peine si je reconnais à Mme de Vaubert elle-même le droit de dégager ma main de celle de son fils M. de Vaubert et moi, nous sommes devant Dieu engagés l’un à l’autre. J’ai sa parole, il a la mienne. Dieu, qui a reçu nos sermens pourrait seul nous en délier.

— Loin de moi la pensée, s’écria le marquis, de vouloir te prêcher la trahison et le parjure ! Je crains seulement que tu ne t’exagères la gravité et la solennité des engagemens qui t’enchaînent. Raoul et toi, vous êtes fiancés, rien de plus ; or, comme on dit dans le pays, fiançailles et mariage font deux. Tant que le sacrement n’a point passé par là, on peut, toujours, d’un mutuel accord, se dégager sans faillir à Dieu ni forfaire à l’honneur. Avant d’épouser ta mère, j’avais été fiancé neuf fois, la neuvième à treize ans, la première à sept mois. Ensuite, mon Hélène, je me garderai bien de contrarier tes inclinations. Je conçois que tu tiennes au jeune de Vaubert. Vous avez été élevés tous deux dans l’exil et dans la pauvreté ; il peut vous sembler doux d’y retourner ensemble. À votre âge, mes chers enfans, il n’est point de si triste perspective que la passion n’égaie, n’enchante et n’illumine. Être deux à souffrir et s’aimer, c’est le bonheur de la jeunesse. Cependant j’ai remarqué qu’en général ces liaisons qui se sont formées si près du berceau manquent du je ne sais quoi qui fait le charme de l’amour. Je ne me donne pas pour expert en matière de sentiment ; toutefois j’ai fini par découvrir qu’on aime peu ce qu’on connaît beaucoup. Notre jeune baron est d’ailleurs un aimable et gracieux cavalier, un peu froid, un peu compassé, faut-il dire le mot ? un peu nul, mais blanc comme un lis et rose comme une rose. Celui-là ne s’est pas durci les mains au travail, et le feu de l’ennemi ne lui a pas bronzé le visage. Il a surtout une façon d’arranger ses cheveux qui m’a toujours ravi.

— Monsieur de Vaubert est un galant homme, mon père, répliqua gravement Hélène.

— Je le crois, pardieu bien ! et un digne garçon qui n’a jamais fait parler de lui, et un héros modeste qui n’ennuiera jamais personne du récit de ses victoires. Ventre-saint-gris ! ma fille, s’écria le marquis en changeant brusquement de ton, c’est triste à dire, mais il faut le dire : nos jeunes gentilshommes d’aujourd’hui ont l’air de croire qu’il ne sied qu’aux petites gens de faire de grandes choses. De mon temps, la jeune noblesse en agissait autrement, Dieu merci ! Moi qui te parle, je n’ai point fait la guerre, c’est vrai ; mais, par l’épée de mes aïeux ! lorsqu’il a fallu se montrer, je me suis montré, et l’on me cite encore à la cour comme un des premiers fidèles qui s’empressèrent d’aller protester par leur présence à l’étranger contre les ennemis de notre vieille monarchie. Voilà, ma fille, voilà ce que ton père a fait, et si je ne me suis pas couvert de lauriers dans l’armée de Condé, c’est qu’il m’en coûtait trop d’aller cueillir des palmes arrosées du sang de la France.

— Mais mon père, dit Hélène d’une voix hésitante, ce n’est pas la faute de M. de Vaubert, s’il a vécu jusqu’à présent dans l’inaction et dans l’obscurité ; eût-il un cœur de lion, il ne peut pourtant pas donner des batailles à lui tout seul.

— Bah ! bah ! s’écria le marquis ; les âmes altérées de gloire trouvent toujours moyen d’étancher leur soif. Moi, lorsque j’émigrai, j’étais sur le point de partir pour m’aller battre chez les Mohicans ; si je gagnai l’Allemagne au lieu de l’Amérique, c’est qu’à l’heure du danger je compris que je me devais à notre belle France. Regarde ce jeune Bernard. Ça n’a pas encore vingt-huit ans ; en bien ! ça vous a déjà un bout de ruban à la boutonnière ; ça s’est promené en vainqueur dans les capitales de l’Europe ; ça s’est fait tuer à la Moscowa. Il comptait vingt ans à peine, quand l’empereur, qui, quoi qu’on dise n’était pas un sot, le remarqua à la bataille de Wagram. Ce que je t’en dis, mon enfant, n’est pas pour te détacher de Raoul. Je ne lui en veux pas, moi, à ce garçon, de n’être rien du tout. D’ailleurs, il est baron ; à son âge, c’est déjà gentil. Il ne faut pas non plus être trop exigeant.

— Mon père, dit Hélène de plus en plus troublée, M. de Vaubert m’aime ; il a ma foi, et pour moi c’est assez.

— Pour ça, il t’aime, je le crois d’autant mieux que je m’en suis rarement aperçu ; les feux cachés sont les plus terribles. Seulement, je sais bien qu’à sa place je ne serais point parti pour aller faire à Paris la belle jambe, précisément le lendemain du jour où ce jeune héros s’est installé sous notre toit.

— Mon père !… dit Hélène en rougissant comme une fleur de grenadier.

— Il est vrai que Raoul t’envoie chaque mois une lettre. Je n’en ai lu qu’une seule : joli style, papier ambré, bonne orthographe, ponctuation exacte ; mais, vive Dieu ! ma fille, je te prie de croire que, de notre temps, ce n’est point ainsi que nous écrivions au tendre objet de notre flamme.

— Mon père !… répéta Mlle de La Seiglière d’une voix suppliante, en souriant à demi.

Ici, jugeant la place suffisamment démantelée, l’insidieux marquis revint ses premières batteries. Il démontra qu’en ces temps d’épreuve, la noblesse n’avait de chances de salut qu’en se créant des alliances au-dessous d’elle. Il joua vis-à-vis de sa fille le rôle que le malin Des Tournelles avait joué quelques mois auparavant vis-à-vis de lui. Il se peignit encore une fois, pauvre, exilé, proscrit, mendiant comme Bélisaire et mourant loin de la patrie. Encore une fois il mouilla les beaux yeux d’Hélène. Puis, par une transition habilement ménagée, il en vint à parler du vieux Stamply ; il s’attendrit sur la probité de l’ancien fermier, et regretta de ne l’en avoir point suffisamment récompensé de son vivant. Il sut éveiller les scrupules du jeune cœur, sans toutefois éveiller ses soupçons. Du père au fils, il n’y avait qu’un pas. Il exalta Bernard, et le représenta tour à tour comme une digue contre la fureur des flots ; comme un abri durant la tempête. Bref, de détours en détours, pied à pied, pas à pas, il en arriva tout doucement à ses fins, c’est-à-dire à se demander tout haut, sous forme de réflexion, si, par ces mauvais jours, une alliance avec les Stamply n’offrirait pas aux La Seiglière plus d’avantage et de sécurité qu’une alliance avec les Vaubert. Le marquis en était là de son discours, lorsqu’il s’interrompit brusquement en apercevant Hélène si pâle et si tremblante, qu’il pensa l’avoir tuée.

— Voyons, voyons, dit le marquis en la prenant entre ses bras, tu n’as point affaire au bourreau. Ai-je parlé, comme Calchas, de te traîner au sacrifice et de t’immoler sur les marches de l’autel ? Que diable ! tu n’es pas Iphigénie, je ne suis pas Agamemnon. Nous causons, nous raisonnons, voilà tout. Je comprends qu’au premier abord, une La Seiglière se révolte et s’indigne à l’idée d’une mésalliance ; mais, mon enfant, je te le répète : songe à toi, songe à ton vieux père, songe au dévouement de Mlle de Sombreuil. Ce jeune Bernard n’est pas un gentilhomme ; mais qui est gentilhomme aujourd’hui ? Avant qu’il soit vingt ans, on ne se baissera même pas pour ramasser un titre. Je voulais que tu pusses entendre M. Des Tournelles causant sur ce sujet. Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux, a dit le sublime Voltaire. D’ailleurs, de tout temps on s’est mésallié ; les grandes familles ne vivent et ne se perpétuent que par des mésalliances. Pour en finir avec les Normands, un roi de France, Charles-le-Simple, maria sa fille Ghisèle à un certain Rollon, qui n’était qu’un chef de vauriens, prouvant bien par ceci qu’il était moins simple que l’histoire ne devait le prétendre. Tout récemment, un soldat de fortune a épousé la fille des Césars. Et puis cela fera bon effet dans le pays, que tu épouses un Stamply ; on verra que nous ne sommes point ingrats ; on se dira que nous savons reconnaître un bon procédé, et, pour ma part, lorsque je me trouverai là-haut, nez à nez avec l’âme de mon vieux fermier, eh bien ! j’avoue qu’il ne me sera pas désagréable de pouvoir annoncer à ce brave homme que sa probité a reçu sa récompense sur la terre et que nos deux familles n’en font plus qu’une désormais. Ça lui fera plaisir aussi à ce bonhomme, car il t’adorait, mon Hélène ; vous étiez une paire d’amis. Est-ce que parfois ne t’appelait pas sa fille ? à ce compte, il prendrait rang parmi les prophètes.

Le marquis parlait ainsi depuis un quart d’heure, déployant, pour vaincre les répugnances de sa fille, tout ce qu’il avait appris de finesse de ruse et d’astuce à l’école de la baronne, quand tout d’un coup Hélène, qui s’était dégagée peu à peu des bras de son père, s’échappa, vive et légère comme un oiseau, et le marquis resta bouche béante au milieu d’une phrase, à la voir courir sur les pelouses du parc et disparaître à travers les rameaux.

Après l’avoir long-temps suivie des yeux : — Est-ce que par hasard, se demanda le marquis en se touchant le front d’un air pensif et réfléchi, est-ce que par aventure ma fille aimerait le hussard ? Qu’elle l’épouse, passe encore ; mais qu’elle l’aime… ventre-saint-gris !

  1. Voyez les livraisons du 1er et 15 septembre, du 1er octobre et 1er novembre.