Mademoiselle de La Charnaye



Mlle  DE LA CHARNAYE.

Marie-Athanase Chrestien, marquis de La Charnaye, capitaine au régiment de Flandre, quitta le service en 1782, après la mort de sa femme, qui lui laissait deux enfans à élever. On lui apprit subitement cette nouvelle à Perpignan, où il était en garnison. Il revint en hâte à sa terre de Vauvert, en Poitou, et trouva sa maison et le pays désolés de la mort de la marquise, qui s’était fait adorer. Il avait alors quarante-cinq ans ; ses enfans étaient fort jeunes, son fils avait dix ans, sa fille huit ; le soin de leur éducation, la surveillance de ses propriétés, le retenaient impérieusement : il régla sa sortie du corps avec le ministre, et se retira définitivement, après vingt-cinq ans de service, avec sa croix de Saint-Louis et sa pension de retraite d’environ 600 livres. Il remit ordre à ses affaires, prépara son fils à entrer à l’école militaire et reprit peu à peu le train de vie des gentilshommes poitevins, hommes pieux et simples pour la plupart, gens de la vieille roche, vrais campagnards et grands chasseurs.

Le château de Vauvert, dont on ne voit presque plus rien aujourd’hui, était situé au milieu de cette partie du Poitou qu’on appelle le Bocage, à cause des grands bois qui la couvrent, comme on sait. Le domaine était en outre environné d’un parc considérable, et c’était après avoir cheminé long-temps dans les bois perdus, dans les solitudes les plus sauvages, qu’on se trouvait tout à coup devant la grande porte, toujours ouverte. Des restes de fossés au pied du mur, tout éboulés et embarrassés d’herbes aquatiques, n’étaient plus que des flaques d’eau croupie où barbotaient des oisons et des canards, et on les avait tout-à-fait comblés par une chaussée devant la herse. La cour où l’on entrait d’abord, avec ses hangars, des charrettes acculées çà et là, et son appareil de travaux champêtres, avait quelque peu l’air d’une grosse ferme. Il restait de l’ancien château une aile ruinée qu’on n’habitait plus, et séparée des bâtimens neufs par une porte en arcade menant aux basses-cours, rejetées sur les derrières, du côté du jardin. Il y avait là une grosse tour flanquée de sa tourelle où tenait encore un gros pan de mur à demi démoli. On montrait au pied de cette tour une porte basse donnant sur des souterrains qui avaient été, disait-on, la prison seigneuriale, et où l’on voyait encore de gros anneaux de fer scellés dans les voûtes et les piliers. Le marquis, sans avoir ce que l’on appelait alors des préjugés, plein de respect pour le passé, n’avait point voulu qu’on touchât à ces vestiges ; ils servaient, pour le présent, de granges, d’étables et même de colombier. La paille paraissait à travers les meurtrières, des touffes d’herbes couronnaient les vieux murs rongés de mousse, et des pigeons se jouaient sur les débris des créneaux.

Le château neuf, bâti au commencement du siècle par l’aïeul du marquis, Antoine de la Charnaye, était un solide bâtiment de pierre, à deux étages, fort simple, composé d’un corps-de-logis à cinq fenêtres de façade et de deux pavillons carrés en saillie, le tout couvert d’ardoises, la girouette au pignon, et dans le goût de ce temps-là. Un perron de dix degrés montait de la cour dans le vestibule, et descendait par dix autres marches dans un jardin à la française moitié potager, moitié d’agrément, clos de haies vives et bordé de chaque côté de deux avenues de tilleuls taillés en voûte. Ensuite venait le parc qui s’étendait au loin, et qui, débordant les ailes du château, l’enveloppait pour ainsi dire jusqu’aux fossés.

Le village ou plutôt la paroisse de Vauvert était à deux portées de fusil ; ce n’était qu’une réunion de fermes éparpillées çà et là dans l’espace d’une demi-lieue, vivant du château et relevant toutes autrefois du domaine. La famille de La Charnaye, depuis long-temps vouée à l’état militaire, non-seulement n’avait pu améliorer et accroître ses propriétés, mais encore s’était vue forcée de les vendre pièce à pièce pour se soutenir au service. C’était d’ailleurs un usage presque général parmi les gentilshommes poitevins de partager les revenus d’une terre avec le métayer, et de n’en jamais augmenter le fermage, bien que le temps et la culture en eussent souvent décuplé la valeur.

Le marquis, à cause du triste évènement qui le ramenait, ne fut pas reçu avec la joie qu’on montrait en pareille occasion, mais l’accueil qu’on lui fit prouvait tout aussi bien le profond attachement qu’on portait à sa maison. Ses paysans, à vrai dire, ne l’avaient jamais perdu de vue. Outre les congés de semestre, à moins qu’il ne fût en campagne, il n’avait jamais manqué de venir passer un mois ou deux à Vauvert au temps des moissons. Il comptait des frères de lait parmi les paysans de son âge, et l’on se souvenait encore de l’avoir vu tout enfant. La douleur de sa perte un peu apaisée, et tout-à-fait remis au train de gentilhomme campagnard, il reprit les habitudes de famille : il visita ses paysans, renouvela les baux de quelques fermes, selon l’usage, et but le coup de vin dans chaque chaumière. Il était de toutes les fêtes de ces braves gens : il assistait aux mariages, il tenait les enfans sur les fonts baptismaux avec quelque bonne femme du pays et ne dédaignait pas de s’asseoir à leur table. Son fils jouait fraternellement dans les pacages avec les plus humbles enfans de la paroisse, qui l’appelaient tout simplement M. Gaston, sans oublier jamais le respect dû à monsieur le chevalier. Gaston, élevé durement, leste, fort, d’une adresse singulière à manier les armes et les chevaux, était à quinze ou seize ans un des plus hardis chasseurs de la contrée ; un peu rude, farouche, emporté, à cause de ces exercices continuels et de sa vie passée dans les solitudes, mais d’une extrême bonté naturelle, ouvert, prompt, généreux, et contenu par la sévérité du marquis son père, qu’il aimait et respectait par-dessus tout. Connu et adoré dans les environs, quand il passait au galop à travers buissons et halliers, levant sa belle tête blonde, les cheveux au vent, et appelant chacun par son nom, il lui suffisait d’un signe pour faire abandonner les travaux et emmener la jeunesse dans les bois. C’était là sa plus grande équipée. Le pays est très giboyeux ; tous y sont adroits et passionnés pour la chasse. Quant aux chasses du marquis, c’était une fête de famille entre la paroisse et le château ; le jour une fois fixé, le curé en avertissait au prône, donnait le rendez-vous, et chacun s’y trouvait avec son fusil. Les jours suivants, le gibier se mangeait en commun dans toute la paroisse, au choc des verres vidés à la santé de monsieur le marquis et de M. Gaston, qui tenaient tête et faisaient raison. Le moment vint pour le jeune homme d’entrer à l’école militaire ; ce fut une perte véritable pour le pays. Mais les fêtes reprenaient quand il revenait aux vacances ; on s’émerveillait de son bel uniforme et de le voir chaque année plus grand et plus fort.

Le château demeura assez triste. Le marquis passait son temps à lire. Les domestiques étaient peu nombreux ; c’étaient un vieux garde-chasse, aujourd’hui concierge, le garde-chasse qui lui avait succédé, et Paulet le jardinier. Mlle Thérèse-Élisabeth de La Charnaye n’avait auprès d’elle qu’une fille de dix-huit ans, sa sœur de lait, qu’on appelait Colombe, et une vieille femme-de-chambre de sa mère qui restait dans la maison sans s’occuper à rien. C’était là, avec les gens qui travaillaient aux champs et faisaient les gros ouvrages, tout le personnel du service au château ; au reste, tous les paysans de la paroisse étaient, par attachement, les serviteurs du marquis.

89 arriva. Jusqu’alors les rumeurs révolutionnaires n’avaient point pénétré dans ces campagnes ; le marquis était informé de ce qui se passait par les gentilshommes ses voisins qui recevaient des feuilles publiques. On le voyait parfois hausser les épaules, et, quand on le questionnait, il donnait en termes vagues, avec impatience, quelques mauvaises nouvelles qu’il n’achevait pas. Le bon sens de ces gentilshommes ne les trompa guère sur la portée des réformes du jour, non plus que les paysans ne se laissèrent abuser plus tard. Des émissaires sinistres se montrèrent dans la province, essayant de répandre je ne sais quelles opinions inouies sur les prêtres et la noblesse. Ils furent forcés de disparaître ; on leur eût fait un mauvais parti. La constitution civile du clergé fut le premier évènement qui ébranla le pays. Le refus par certains évêques de prêter le serment donna l’alarme ; les curés en parlèrent au prône ; les esprits s’échauffèrent, et l’agitation commença de s’étendre. Quelques jours après, le bruit courut que les paysans de Challans, dans le Bas-Poitou, s’étaient révoltés ; il y eut ailleurs d’autres séditions aussitôt réprimées. Ce furent de simples accidens qui ne troublaient pas encore toute la province ; les gentilshommes, s’affligeant avec les paysans, cherchaient plutôt à les contenir. Cependant les évènemens se succédaient à Paris et retentissaient coup sur coup dans ces campagnes ; la fuite du roi à Varennes répandit la stupeur ; les honnêtes gens s’indignèrent du traitement fait au roi ; les paysans n’y pouvaient pas croire. Le marquis, hors de lui, résolut d’aller à Paris pour s’assurer par ses yeux de l’étrange état de la France ; son fils, sorti de l’école, y était en ce moment avec son brevet de lieutenant : cette circonstance acheva de le décider. Il prit des dispositions pour la sûreté de sa maison et de sa fille, qu’il pouvait laisser sous la garde de ses gens, et partit seul. Le dessein en fut pris et exécuté du soir au matin.

Le marquis trouva la capitale dans le délire et l’effervescence. Gaston le mit au courant, lui apprit des détails horribles qu’il ignorait, et le consulta sur le parti qu’il avait à prendre. On formait alors la garde constitutionnelle que l’assemblée nationale prétendait affecter à la défense du monarque ; des officiers poitevins, et notamment M. Henri de Larochejaquelein, du même âge que Gaston, lui avaient proposé d’y entrer avec eux. Le marquis y consentit ; mais il voulut voir le roi et lui demander lui-même la faveur de mettre son fils à son service. Louis XVI les accueillit avec bonté, parla des affaires présentes, parut rassuré sur ses dangers, et permit au jeune officier de rester auprès de sa personne. Or, en ce moment, le roi était déjà prisonnier dans les Tuileries. Le marquis sortit du château, dévorant ses larmes. Gaston fut incorporé.

Dans le même temps le marquis passait un soir dans la rue de l’Université, où il demeurait, en habit bourgeois fort simple, car il y avait déjà grand péril pour les aristocrates, quand il fut reconnu et accosté par un homme qui l’avait suivi ; c’était son ancien sergent au régiment de Flandre, du nom de guerre de La Verdure, qu’il avait beaucoup obligé autrefois et qui lui était très attaché ; il l’avait eu pour domestique étant à l’armée, et l’avait souvent mené à Vauvert dans ses semestres. Cet homme lui montra une grande joie de le revoir, et lui demanda la permission de s’informer de sa fille et de M. Gaston qu’il avait vu tout enfant, et auquel il avait le premier appris l’exercice. Puis, le marquis l’interrogeant sur son compte, il lui dit que, sa compagnie étant désorganisée, il se trouvait pour le moment sur le pavé, sans grade et sans ressources. Le marquis fut touché, s’en prit à la révolution qui portait préjudice à tout le monde, et lui glissa deux louis dans la main ; mais, faisant réflexion qu’il avait besoin, pour son séjour à Paris et son voyage, d’un homme sûr, qui d’ailleurs ne lui serait pas inutile dans sa terre, il lui proposa de rentrer à son service. La Verdure dit qu’on lui donnait l’espoir d’entrer dans des bataillons de nouvelle levée où les anciens soldats avanceraient rapidement, et qu’il voulait encore tenter la fortune, mais qu’il avait un frère, honnête garçon, dont la position n’était pas meilleure, et qu’il serait content de présenter à monsieur le marquis.

Il le lui amena le lendemain ; c’était son frère aîné, un peu mûr déjà, d’un air simple et dur, mais franc et honnête. Cet homme s’appelait Mainvielle, qui était le nom véritable de La Verdure. Il ne déplut pas au marquis, lequel d’ailleurs le prit de confiance sur les recommandations de son ancien sergent. En effet, M. de La Charnaye n’eut qu’à se louer de lui durant son séjour à Paris ; sa prudence, sa discrétion, le détournèrent de tout accident, et lui sauvèrent la vie en plusieurs occasions où le marquis, indigné de ce qu’il voyait s’était laissé emporter.

M. de La Charnaye passa trois mois à Paris, après quoi des lettres alarmantes le rappelèrent dans sa province. Gaston, à son départ s’efforça de le rassurer, et lui jura qu’ils défendraient le roi, lui et ses amis, jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Il fut convenu qu’il lui écrirait régulièrement ce qui arriverait. Le marquis trouva les provinces plus émues, et surtout le Bas-Anjou et le Poitou, où les paysans gardaient leurs curés et assistaient aux offices le fusil à la main. On apprit bientôt les évènemens du 10 août. Gaston assista, dans cette journée, à la prise et aux massacres du château ; il se battit tout le jour à côté de M. Marigny, Larochejaquelein et Charette, singulier hasard qui réunit sur ce théâtre les plus illustres chefs de la Vendée. Quand il vit tout perdu, Gaston, désespéré, son épée brisée, séparé des siens, imagina de se mêler aux égorgeurs ; il ramassa un coutelas, poignarda six ou sept hommes dans cette foule ivre de vin et de carnage, s’affubla d’un bonnet rouge, et s’échappa couvert de sang par la grille du Pont-Royal. Le roi prisonnier, il n’avait plus qu’à rentrer dans sa famille ; mais il préféra se cacher dans Paris avec des gentilshommes qui entretenaient encore des intrigues dans l’espoir de délivrer Louis XVI.

Les récits de cette journée accrurent le trouble dans les provinces de l’ouest ; les règlemens administratifs trouvèrent partout de la résistance ; on s’ameuta, on insulta le nouveau régime. Le général Dumouriez, commandant à Nantes, entra dans le Bas-Poitou à la tête du régiment de Rohan et des gardes nationales. Enfin vint le jour où l’on se dit avec épouvante dans les campagnes : Le roi est mort. Cette nouvelle tomba dans le pays comme un coup de foudre ; pour en comprendre l’effet, il faudrait se représenter l’idée de grandeur et de vénération inexprimable qu’attachait alors à la royauté le peuple des champs et des provinces. Deux mois après, l’Anjou, le Poitou et une partie de la Bretagne étaient en pleine insurrection ; mais les partis ne se connaissaient point, la ligue n’eut pas de chef. Tout rentra dans un calme apparent. Ce fut Gaston, parti de Paris à travers mille dangers, qui confirma à Vauvert le bruit du supplice de Louis }XVI. Le marquis l’embrassa sans parler. Ce qu’il ne pouvait concevoir, c’est qu’il ne se fût point tiré un coup de fusil dans un pareil jour ; il lui échappa de dire qu’il avait honte d’être Français. Jusqu’alors la paroisse était tranquille ; elle était des plus écartées, et les agens du gouvernement l’inquiétaient peu. On essaya d’arracher le banc seigneurial de l’église, il fut remplacé aussitôt ; le curé disait toujours la messe, et les paysans en armes entouraient l’autel. Bien des gens encore ne croyaient pas à la mort du roi ; il ne fallait qu’une étincelle pour mettre le pays en feu.

La convention annonce pour le 10 mars la levée en masse de trois cent mille hommes. On sonne le tocsin. Les paysans s’arment, s’assemblent, et chassent les maires et les gendarmes ; neuf cents communes se soulèvent sous M. d’Elbée. Le 11 mars, les jeunes gens convoqués à Saint-Florent pour tirer à la milice dispersèrent les autorités ; Cathelineau se mit à leur tête et emporta Jallais, Chemillé, Chollet. On arracha Bonchamps et d’autres anciens officiers de leurs châteaux ; on les prit pour chefs. La Basse-Bretagne et le centre du Bocage se soulevèrent à leur tour. On s’empara en cinq jours de Vihiers, Challans, Machecoul, Légé, Palluau, Saint-Fulgent, les Herbiers, Laroche-sur-Yon, et l’insurrection victorieuse s’étendit dans toute la province.

Comme on prenait les armes de toutes parts autour de Vauvert, la paroisse était dans une grande fermentation, mais le marquis refusait de se prêter à de misérables tentatives, qui ne pouvaient qu’aggraver les maux du pays. Gaston, que ces rumeurs de guerre faisaient bouillonner, était allé à Clisson, chez M. de Lescure, voir où en étaient les choses. Il avait assisté, chemin faisant, aux armemens de plusieurs paroisses, qui l’avaient rempli d’impatience et d’enthousiasme. Il rencontra en revenant une troupe de ses paysans armés de pioches, de fourches, qui couraient à Vauvert fuyant les recruteurs. L’un d’eux lui dit : — Est-il bien vrai, monsieur Gaston, que nous ne marcherons pas avec nos frères de Clisson ? — Oui, oui, mes amis, dit Gaston, nous marcherons. — Les paysans poussèrent des cris de joie, entourèrent Gaston et le ramenèrent en triomphe.

Cependant les gens de Vauvert s’étaient rassemblés en tumulte dès le matin dans la cour du château. Le marquis demande ce que c’est. Une députation des plus notables monte auprès de lui. On lui expose comme quoi les paysans sont résolus à mourir en combattant plutôt que de quitter leurs femmes, leurs enfans, leur pays, pour obéir à la loi de la conscription. Ils font valoir l’exemple des paroisses voisines, leurs succès, la nécessité de les seconder, et ils pressent le marquis de se mettre à leur tête. Le marquis hausse les épaules, en disant qu’il se ferait conscience de mener à la boucherie de pauvres gens sans armes et sans discipline. Les paysans reviennent tristement porter sa réponse, qu’on accueille avec des vociférations ; le désordre redouble. Les plus hardis disent qu’on a bien forcé M. Bonchamps et Charette à prendre les armes, et qu’on saura bien contraindre le marquis à marcher. Ces hommes, qui l’adoraient, ne le connaissaient plus et n’étaient plus maîtres d’eux-mêmes. Ils s’écrient qu’ils ne sortiront pas du château que le marquis ne soit avec eux. On met le feu à une charretée de paille, des furieux s’emportent jusqu’à commettre quelques dégâts ; par intervalles les cris reprenaient comme une tempête : Monsieur le marquis ! monsieur le marquis !

Le marquis se mit à la fenêtre, pâle de colère. Une acclamation s’éleva, on jeta les chapeaux en l’air, les paysans agitèrent leurs fourches. M. de La Charnaye les regardait fixement, avec une sévérité méprisante, et prenait en pitié cette multitude impuissante. Cependant il était livré à d’étranges combats. Cette fureur, cette indignation qui répondait si bien à la sienne, l’échauffaient par degrés, et il avait peine à se contenir. Les paysans étaient si transportés, qu’ils ne s’intimidaient pas de ce regard et de ce silence, mais ils criaient toujours : — Monsieur le marquis, ne craignez point, nous nous battrons bien. Tue les bleus ! tue ! marchons ! — Ces cris se répondaient et formaient une grande clameur. Des femmes circulaient dans la foule, élevant sur leurs bras de petits enfans qu’elles montraient au marquis. — Ils brûlent nos moissons ! ils ont tué le roi ! — cria par-dessus les autres un paysan exaspéré. Le marquis tressaillit à cette parole et disparut ; la corde sensible avait vibré, il était monté dans les combles du château, et reparut, toujours courant, les bras chargés de fusils, de pistolets, de vieilles armes de toute espèce, qu’il jeta au milieu des paysans étonnés. — Prenez ceci du moins, butors, et allons nous faire tuer ; cela sera bientôt fait. — Les domestiques apportèrent aussitôt un faix de vieux harnais et de tout ce qu’il y avait au château d’armes de chasse. Les paysans se jetèrent là-dessus, poussant des hourras, et baisant les mains de M. de La Charnaye, qui leur rendait des bourrades. Mlle Thérèse, derrière son père, supportait à elle seule les témoignages bruyans de cette joie.

À ce moment même Gaston entrait dans la cour, à la tête de la troupe qu’il avait rencontrée. On se retourne, on court à lui, on salue les nouveaux venus de grands cris, on tombe dans les bras les uns des autres ; son arrivée met le comble à cette scène d’ivresse et d’enthousiasme. Les bruits, les sentimens se confondent et s’accroissent ; on brandit les armes, on crie de toutes parts : Vive M. Gaston ! vive monsieur le marquis ! Il n’y avait plus moyen de contenir cette foule exaltée. Gaston embrassa son père et lui donna, de la part de M. de Lescure, des nouvelles et des instructions qui achevèrent de le décider. Le marquis annonça qu’on allait partir pour se joindre au corps de M. de Larochejaquelein. Il prit quelques dispositions avec sa fille et les principaux d’entre les paysans, monta à cheval, et l’on quitta Vauvert aux cris de Vive le roi ! au milieu des femmes et des enfans, qui accompagnèrent les paysans jusqu’à plus de deux lieues.

Le général républicain Marcé s’était avancé à la tête de forces considérables, et venait d’être battu. À dater du 13 avril 1793, les chefs poitevins se réunirent, et les divisions d’Elbée, Stofflet, Cathelineau, Bérard, formèrent la grande armée catholique et royale d’Anjou et Haut-Poitou. Le marquis de La Charnaye, à la tête de sa paroisse, fut accueilli avec les égards qu’on lui devait. Chemin faisant, de vieux officiers, des gentilhommes des environs, M. de Vendœuvre, son beau-frère, et M. de Châteaumur s’étaient joints à lui. En sa qualité d’ancien capitaine, et tant à cause de son âge que de son mérite bien connu, il aurait pu commander ce que l’on appelait une division ; mais les paysans du canton avaient élu le digne Lescure, il se rangea modestement sous ses ordres. Au reste, cette espèce d’organisation et surtout le nombre des combattans, là où il n’avait cru trouver qu’une mutinerie d’enfans, commencèrent de l’étonner. Il essaya plus sérieusement de mettre quelque discipline dans sa troupe ; malheureusement il manquait de patience : ce défaut venait de ses habitudes militaires prises dans l’extrême régularité de l’ancien service, et, dès qu’il s’agissait de manœuvres, il s’emportait jusqu’à la violence.

Après la première organisation de l’armée, les Vendéens marchèrent sur Beaupréau ; les républicains leur opposaient six mille hommes. C’était la première fois que M. de La Charnaye se trouvait en face des jacobins, comme il les appelait. Il s’élança comme un lion à la tête de ses paysans, qu’il avait inutilement voulu dresser à un semblant de tactique. Ces hommes étaient pleins de courage, mais il était impossible de leur faire entendre un commandement. — Égaillez-vous mes gars ! criait M. de La Charnaye, qui s’y était habitué. C’était leur seule manœuvre, qui consistait à s’étendre, à déborder les ailes des bleus et à tomber sur eux comme la foudre. Les républicains furent écrasés. On chanta le Te Deum sur le champ de bataille, on tint conseil, et l’on marcha sur Thouars. L’armée était enflammée de ces premiers succès, et le marquis, voyant la guerre commencer ainsi, ne désespérait plus de la France.

Quétineau défendait Thouars avec une armée. On connaît les détails de cette journée : Bonchamps pressa la ville de front, tandis que Lescure remontait la rivière pour tomber en flanc sur l’une des portes. Les troupes qui défendaient le pont furent culbutées. On se battit tout le jour. Lescure attaqua la porte avec furie. Larochejaquelein escalada la muraille sur les épaules d’un paysan et pénétra tout seul dans la ville ; Lescure fit un effort, la porte céda, le marquis s’avança l’épée à la main. À ce moment on entendit partout les cris : On se rend, on capitule ! Il y avait là une pièce de canon chargée à mitraille, deux canonniers en fuyant y mettent le feu : M. de La Charnaye roule à cinq pas, fait un tour sur lui-même, et tombe le visage contre terre ; un éclat de mitraille l’avait frappé à la tête. On court, on le relève, il avait le visage couvert de sang ; on l’emporte, le croyant mort ; ses paysans s’arrachent les cheveux autour de lui. Cela ne fut pas remarqué tout d’abord, au milieu d’une si belle victoire et de tant d’autres pertes. M. de Lescure ne sut l’évènement que le lendemain. Gaston s’aperçut le premier que son père donnait quelques signes de vie. On posa un premier appareil sans visiter la plaie ; on fit chercher un médecin dans la ville, mais les habitans avaient pris la fuite, et l’armée n’avait ni bagages, ni chirurgiens. Gaston, sur le soir, se procura un mauvais chariot, y fit placer son père, bien enveloppé, et le ramena à Vauvert avec quatre ou cinq de ses hommes, qui suivaient consternés.

Un chirurgien fut mandé à Bressuire, et arriva au château en même temps que le convoi ; Gaston avait pris les devans pour préparer sa sœur, qui montra d’abord un courage surprenant, et s’écria seulement : Où est-il ? Elle prit la main de son père qui pendait hors du manteau, et la couvrit de baisers. On porta le marquis dans son appartement ; il avait repris toute sa connaissance ; il appela sa fille et la serra dans ses bras. On leva le premier appareil posé sur le front et les yeux. Le médecin examina la blessure, parut surpris, haussa les épaules : la plaie n’était rien ; l’éclat de mitraille, rasant le visage, avait entamé le nez à la naissance du front, les cils étaient brûlés, les paupières légèrement offensées, mais le globe de l’œil était fixe, éteint. Le marquis s’agite, passe les mains sur sa figure, bat l’air de ses bras : — Je veux voir, mes enfans ; je n’y vois pas. — Il pousse un grand cri ; il était aveugle. Gaston prend au collet le médecin, qui demeure muet. Mlle de La Charnaye, épouvantée, ne devinait pas encore. Ce fut un moment déchirant. Le marquis se remit à crier en bondissant sur le lit : — Monsieur le médecin, suis-je donc aveugle ? — Déjà égaré par la fièvre et l’irritation du voyage, il s’arrache les cheveux, se déchire le visage. Sa fille se jeta sur lui, elle parvint à le calmer en lui parlant de Dieu et de sa mère morte ; il tomba dans un silence stupide.

Une fièvre cérébrale se déclara à la suite de ce profond désespoir. Le curé de la paroisse arriva, et la religion acheva de contenir le marquis. Cependant, quand il songeait à la guerre, à ses espérances, et qu’il avait perdu la vue en un tel moment, après une victoire, il lui prenait des accès si violens, qu’il fallait le surveiller sans cesse et de très près. Sa fille ne le quitta point d’une minute. — Ayez pitié de moi, mon enfant, lui disait-il, je perds la raison ; c’est que véritablement, mon Dieu ! ce malheur était au-dessus de mes forces.

Le septième jour, il dit à Paulet, l’homme qui le veillait, d’aller chercher son fils, et s’adressant à Gaston : — Monsieur le chevalier, Dieu ne m’a pas fait la grace de le servir plus long-temps, je vais garder la maison comme une femme. Vous n’avez plus rien à faire ici. Allez retrouver M. de Lescure et tenir ma place à l’armée. — Il prit la tête de son fils dans ses mains, et l’embrassa, s’efforçant de cacher l’altération de ses traits. Il reprit d’un ton ferme : — Partez, que mon nom ne s’efface point du souvenir de ces braves gens. — Je n’osais partir sans votre congé, dit le chevalier, mais j’en étais impatient. Il fut convenu qu’il écrirait le plus régulièrement possible ce qui se passerait, et le lendemain, au point du jour, il monta à cheval sans avertir sa sœur, et s’en retourna avec les hommes qui avaient accompagné le marquis.

La fièvre de M. de La Charnaye dura trois semaines avec quelque danger ; pendant ce temps, sa fille s’employa à le soulager avec une piété angélique. Mlle Thérèse de La Charnaye, alors âgée de dix-sept ans, était pour l’extérieur une femme faite, d’une taille élevée comme son frère, le teint d’une blancheur éclatante, peut-être point assez animé, blonde et délicate, des yeux d’un bleu céleste et d’une douceur extrême. D’une grande timidité par suite de sa vie retirée, mais établie de bonne heure à la tête de la maison, elle avait pris dans l’intérieur l’habitude du commandement, et se ressentait, sous ces deux rapports, de l’isolement où l’avait laissée la mort prématurée de sa mère. Les gens de service, au reste, s’étudiaient à lui faciliter les soins domestiques dont elle s’était vue chargée. Les évènemens de la révolution et la guerre avaient interrompu divers projets pour son établissement ; il avait été question d’un cloître et d’un mariage, mais le malheur de son père lui montra son devoir. Elle se fit l’Antigone de ce pauvre aveugle, et se promit de ne le plus quitter tant qu’il vivrait.

Elle s’appliqua d’abord à l’empêcher de sentir son malheur, prévenant ses besoins, devinant ses désirs dans le moindre geste, partageant ses souffrances et le faisant, pour ainsi dire, voir par ses yeux. Elle lui dérobait la longueur des journées par des occupations qu’elle variait avec un art infini, tantôt par des lectures, tantôt lui jouant de vieux airs sur le clavecin. Ce fut elle qui l’accoutuma à marcher quand il put se lever, et qui lui fit faire ses premières promenades dans le jardin au soleil du printemps, au point qu’il ne pouvait souffrir d’autres soins et ne se croyait plus en sûreté avec les domestiques.

Gaston avait organisé un service de messagers qui se transmettaient ses lettres de paroisse en paroisse, ou même, quand les communications étaient assurées, il envoyait un de ses gens, et tenait ainsi régulièrement le pays et le château au courant des opérations de la guerre. Mlle de La Charnaye lisait tout haut ces lettres qu’on recevait avec joie, mais qui ravivaient toutes les plaies du marquis. Le récit des mouvemens de l’armée, les inquiétudes du vieillard, son exaltation, son impuissance enfin, et cette infirmité qui enchaînait pour jamais un corps vigoureux, le rejetaient en ses premiers accès. Son caractère changea. Cet homme si froid, si grave, si sévèrement tranquille, devint grondeur, irritable, violent. Il s’emportait sans ménagement contre ses gens et même contre sa fille. Mlle de La Charnaye, la première fois, le regarda avec épouvante, comme si elle eût douté que son père fût le même homme ; mais elle s’expliquait si bien ce changement, elle était si ingénieuse à le justifier, elle se représentait si bien les chagrins du marquis et tout ce que son mal devait lui faire souffrir, qu’elle le considérait en silence et se mettait à pleurer sans avoir seulement le courage de l’apaiser. Souvent le marquis s’arrêtait lui-même, sa voix faiblissait tout à coup, il passait la main sur son visage, et poussant un soupir : « Ah ! ma pauvre enfant, pardonnez-moi, ce n’est plus votre père qui vous parle, c’est un homme que la douleur égare ; mon Dieu ! mon Dieu ! donnez-moi la patience. Vous êtes un ange, ma fille. » — Il la pressait sur son cœur, tandis qu’elle s’efforçait de l’excuser, et rejetait son humeur sur quelque juste motif qu’elle prétendait lui avoir donné par sa négligence.

On comprend surtout quelle influence devaient exercer sur lui les nouvelles, bonnes ou mauvaises, de l’armée. Si la paroisse avait eu quelque échec, s’il était mort quelque brave homme du pays, le marquis en était si long-temps et si violemment agité, que personne n’osait plus lui annoncer rien de pareil. Au reste, toutes les forces de son esprit se concentraient sur ce sujet avec une activité incroyable : les manœuvres de l’armée royale, les décisions du conseil supérieur, ce que l’on faisait, ce que l’on eût dû faire, était le sujet de tous ses entretiens ; mais il n’avait plus que Mainvielle à qui parler de tout cela : des jeunes filles ne pouvaient guère s’intéresser à la politique ; Mlle de La Charnaye, occupée de la maison, ne savait que s’effrayer et déplorer les malheurs publics. Mainvielle était un assez bon homme, mais bavard, raisonneur, sottement lettré, et gagné dans le fond à la cause de la révolution qui venait de faire tout récemment son frère officier, de simple sergent qu’il était. Le marquis s’en était aperçu dès long-temps, et n’avait point osé se débarrasser de lui, de peur de se faire un ennemi ; il le savait d’ailleurs honnête homme. Mainvielle en avait donné des preuves à Paris ; il avait tenu la vie de son maître dans ses mains sans songer à commettre une mauvaise action, mais il avait assez volontiers gardé son franc parler sur les évènemens, ce qui, bien des fois, impatientait le marquis et le dégoûtait peu à peu de cet homme. Il ne résistait pas cependant au désir de l’attaquer là-dessus ; cette opposition même irritait sa manie, il avait la faiblesse d’en vouloir triompher ; il cherchait, comme c’est le propre des gens possédés d’une idée, à remettre sa plaie à vif par la discussion, et le silence lui était plus insupportable que la contradiction. Il s’en prenait d’ailleurs à tout le monde. Mlle de La Charnaye, avec cette délicatesse exquise des femmes, éludait ses questions ou savait y répondre sans le blesser ; mais Mainvielle, grossier, quoique respectueux, et gâté de pédantisme, n’était point capable de ces ménagemens dans un temps où la république après tout gouvernait la France.

Jusqu’alors, il est vrai, on n’apprenait que des victoires du côté de l’armée catholique. Les généraux Salomon et Lygonier avaient essayé de couvrir Saumur d’une armée qui avait été dispersée et presque détruite. Le marquis avait fait illuminer le château et chanter un Te Deum dans la chapelle à cette occasion. Cependant ces victoires même, en redoublant son exaltation, le replongeaient de plus haut dans son abattement par l’impuissance d’y prendre part. Mainvielle, au milieu des Vendéens, effrayé sans cesse du bruit de leurs avantages, d’imprécations et de menaces contre son parti, de vœux contraires aux siens, n’osait pas toujours se prononcer ouvertement, et peu s’en fallait souvent qu’il ne crût sa cause décidément ruinée. Le marquis, pour des raisons analogues, dans la crainte et l’incertitude, gardait la même réserve, et ils demeuraient tous deux dans une hostilité et une défiance irritable qui augmentaient leur éloignement. Cependant chaque matin, d’un ton composé de part et d’autre, les débats s’engageaient infailliblement. — Eh bien ! Mainvielle, disait le marquis, qu’y a-t-il de neuf aujourd’hui ? — Je n’ai rien appris, monsieur le marquis. — Je gagerais que nos gens sont à Tours en ce moment-ci. — Cela peut être, disait encor Mainvielle modérément. — Cela doit être, puisqu’on a marché sur le ventre aux débris de la division Lygonier. — Qui est-ce qui l’a dit ? — Tout le monde sait cela ici ; c’est le fils du meunier qui en a porté la nouvelle. — Oh ! oh ! c’est donc que le fils du meunier a l’imagination prompte ? — Monsieur Mainvielle, c’est un brave jeune homme, incapable, entendez-vous, d’en imposer là-dessus. — C’est peut-être alors qu’on l’a dit pour faire plaisir à monsieur le marquis.

Mainvielle attaquait déjà une terrible corde, il était vrai qu’on grossissait au marquis les bonnes nouvelles, et qu’on lui dissimulait toujours un peu les désavantages. — Eh ! qui donc, reprit le marquis tout enflammé, serait assez osé pour me tromper ? Je vous prie de n’en soupçonner personne.

Mainvielle répondit d’un ton plus bas : — Il y a huit jours, la citadelle de Saumur s’approvisionnait, et le général Salomon… — Eh bien ! on a culbuté le général Salomon. — Ah ! monsieur le marquis, j’ai peine à croire que des hommes comme le fils du meunier, qui n’ont jamais tiré que des lièvres, battent toujours de bonnes troupes et de vieux officiers. — Des régimens sans chefs, sans officiers ! — Il a pu s’en former, monsieur le marquis.

Le marquis pâlit ; c’était son endroit sensible. Il ne pouvait supporter cette idée que des hommes de rien, des soldats de la veille, eussent usurpé en six mois ces mêmes grades qu’il avait obtenus après vingt-cinq ans de service. Il s’écria : — Des caporaux qui ont ramassé la défroque de leurs supérieurs ! des misérables qui ont volé l’épaulette et à qui le dernier goujat devrait l’arracher de la poitrine !

Ceci, dit au fort de la colère et peut-être sans intention, tombait en plein sur le frère de Mainvielle. Mainvielle suffoqué se tut.

Le marquis reprit : — Nos paysans mal armés, mal instruits ! Je les ai vus à l’œuvre, je les commandais à Thouars, et je sais quels hommes en font la rage, le désespoir, et l’enthousiasme d’une cause sainte. — L’enthousiasme de la liberté… — Oui, l’enthousiasme des égorgeurs de l’Abbaye, l’ivresse du sang et du pillage ! — Il y a eu des excès, cela est vrai, mais peut-être ils étaient nécessaires ; la cour a fait de grandes fautes. — Que Dieu les confonde ! cria le marquis ; toujours la même sottise ! Laissez-moi, Mainvielle, laissez-moi ; meure votre infame république, et meurent ces brigands comme ils le méritent et comme je l’espère !… — Et la discussion se grossissait, s’envenimait peu à peu jusqu’à provoquer un éclat. Mainvielle alors se retirait, le marquis demeurait pâle, tremblant, brisait quelque meuble et tombait en des accès qui effrayaient sa fille ; elle en avait souvent parlé à Mainvielle avec douceur en le suppliant d’avoir égard à l’état de son père. — Que monsieur le marquis ne m’interroge pas, disait Mainvielle ; je suis désolé de lui répondre, mais je suis incapable de trahir ma façon de penser. — Et Mlle de La Charnaye avait beau faire, ces fâcheuses scènes se renouvelaient tous les jours ; quelquefois l’effet d’une pareille conversation se prolongeait jusqu’au lendemain ; ils affectaient de s’éviter, de ne parler de rien, mais ils mouraient d’envie l’un et l’autre de se remettre aux prises, et le premier mot suffisait : c’était le feu caché du caillou, que le moindre frottement fait jaillir. Le plus fâcheux résultat de cette mésintelligence était la difficulté qu’on avait à cacher les mauvaises nouvelles au marquis, parce que Mainvielle ne se faisait aucun scrupule de le détromper dans la discussion, et même se plaisait à les lui apprendre, avec cette malice presque involontaire qu’aiguise l’habitude de la contradiction. Mlle de La Charnaye, quoique présente, n’empêchait rien. Si elle essayait de jeter un mot dans la dispute pour l’apaiser, le marquis impatient s’oubliait jusqu’à lui imposer silence ; mais sa tendresse était à toute épreuve, elle excusait tout, et n’ayant plus de ressources qu’en Mainvielle : — Je vous en prie, lui disait-elle souvent, ayez pitié de mon père ! N’est-il pas assez malheureux ? Ne comprenez-vous pas ce qu’il souffre, toujours renfermé en lui-même, sans consolation, sans relâche ? Rien ne le distrait, toutes ses facultés concourent à lui faire sentir plus vivement son mal… Quoi ! il ne vit plus que d’espoir, pour l’amour de ses opinions, par cet intérêt qu’il prend à la guerre, et vous allez lui disputer sa chimère, le troubler dans son rêve ; vous lui dérobez ce dernier rayon de soleil qui perce dans son ame ! Mon Dieu ! n’est-il pas heureux plutôt de ne pas voir ce qui se passe, les échafauds dressés, les croix renversées, la France noyée de sang ? Pauvre père ! laissons-le dans cette heureuse ignorance, laissons-lui croire que tout va bien, que la France se remet, que le jeune roi va remonter sur son trône, que nos armées sont triomphantes et les méchans vaincus. Mon Dieu ! s’il ne dépendait que de moi ! il vivrait heureux, je le garderais de tous les bruits du dehors, j’empêcherais le mal d’arriver jusqu’à lui, et il reposerait en paix comme les enfans qu’on berce de beaux contes. Mainvielle était touché, approuvait, mais le lendemain il n’était plus maître de lui.

Au commencement de juillet, les armées catholiques coalisées échouèrent à l’attaque de Nantes. Cathelineau fut tué : la désolation courut le pays. Le bruit se répandit que les bleus allaient s’avancer sans obstacle, se venger sur tous les châteaux, et exercer d’horribles représailles. Les paysans, à Vauvert, se racontaient les évènemens en tremblant. Mlle de La Charnaye savait tout, sans trop se rendre compte de la gravité de ces désastres. Elle empêchait seulement que ces nouvelles vinssent aux oreilles du marquis. Une lettre de Gaston arriva. L’échec de Nantes y était peint avec la colère et la passion d’un jeune homme. Mlle de La Charnaye vit l’effet que cette lettre allait produire ; elle en passa la moitié et feignit que son frère n’avait pas eu le temps d’entrer en plus de détails. Le coup n’était déjà que trop rude. Le marquis demeura silencieux tout un jour. Mainvielle respecta ce silence ; mais il laissait percer je ne sais quel empressement et quelle satisfaction dans son service ; il se doutait d’ailleurs qu’on n’avait pas tout dit au marquis. Celui-ci brûlait en effet de dépit et de curiosité.

— Eh bien ! Mainvielle, dit-il enfin avec effort, les bleus nous ont battus. — On le dit, monsieur le marquis. — Ils n’ont pas voulu m’écouter. Ils vont attaquer sans artillerie une ville qu’ils ont laissée paisiblement faire ses préparatifs. Il fallait l’emporter d’assaut après la prise de Saumur. — Mais, dit Mainvielle avec empressement, Saumur vient d’être évacué. — Il fallait donc se joindre à M. Charette, forcer le passage de la Loire et soulever la Bretagne, qui nous attend les bras ouverts. — Oui, mais M. Charette, battu à Nantes, s’est retiré dans le Bas-Poitou. L’armée peut détacher deux divisions. — Elle a perdu beaucoup de monde. On fera de nouvelles levées. — Hum ! les villages sont bien déserts. — On se fortifiera et on se battra dans tous les châteaux. — C’est qu’il ne reste plus grand monde dans les châteaux. — Eh bien ! s’écria le marquis exaspéré, ils s’arrêteront au moins devant le mien, et la dernière pierre en croulera sur ma tête avant qu’ils fassent un pas de plus. — Il donna un grand coup de sa canne sur le parquet ; sa voix faisait trembler les vitres. — De grace, monsieur le marquis, vous ne voudriez pas exposer la vie de tous vos gens. — Tous mes gens sont résolus à mourir comme moi. — Ah ! monsieur le marquis, de quelque fidélité qu’ils soient, il y en a peut-être qui n’y sont pas disposés. — Ceux-là sortiront, s’écria le marquis, comme on chasse d’une place les lâches et les traîtres avant les résistances désespérées.

Mainvielle, atteint au vif, perdit contenance. Mlle de la Charnaye, qui accourait au bruit, l’entraîna vers la porte. Elle revint à son père, qui s’était laissé tomber sur un siége et le trouva si pâle, si haletant, si hors de lui, que les larmes lui en vinrent aux yeux. Elle s’installa près de lui sans essayer même de le calmer ; il ne dit plus une parole de toute la journée.

Le soir, comme Mlle de La Charnaye traversait les appartemens inférieurs, elle trouva Mainvielle qui l’attendait et la prit à part : — Mademoiselle, je vois bien que mes services ne sont plus agréables à monsieur le marquis ; je vous supplie de me donner mon congé. Mon frère sert parmi les bleus, la guerre devient terrible, et je vois le moment où je serais forcé de prendre les armes avec vos paysans. Monsieur le marquis est un excellent maître, mais je ne puis lui sacrifier ma conscience. Je vais à Saumur, chez mon beau-frère, qui y est établi, et de là à Paris, pour chercher une condition. Je conserverai toujours le souvenir de vos bontés, et, si jamais je puis vous être utile en quelque chose, comptez sur Mainvielle. — Mlle de La Charnaye, fort surprise, essaya de lui faire des représentations ; mais il insista, ses paquets étaient faits, il voulait partir. Au fond, elle sentit que c’était là une occasion de rétablir la paix dans la maison, à laquelle elle n’eût osé songer et qui se présentait d’elle-même. Elle reprit : « Attendez que je consulte mon père, ou du moins que je le prévienne ; je ne puis prendre sur moi de vous laisser aller. »

Le lendemain, Mainvielle se présenta en habit de voyage chez M. de La Charnaye, qui lui dit : — Tu veux donc nous quitter, Mainvielle ? Que le ciel te conduise ! Recommande-toi de moi, s’il en est besoin. — Je vous remercie, mon cher maître ; et si j’osais… on ne sait, par le temps qui court, ce qui peut arriver… je vous prierais aussi de compter sur moi et les miens dans l’occasion. — Cela n’est pas de refus, dit le marquis ; adieu mon ami. — Il tendit la main à Mainvielle, qui la baisa. Mainvielle partit avec trois paysans de Vauvert, qui devaient l’accompagner jusqu’à trois lieues environ du château.

D’Elbée était généralissime depuis la mort de Cathelineau, et l’échec de Nantes avait été vengé sur le républicain Westermann, qu’on venait de tailler en pièces. Jusque-là ces nouvelles arrivaient fort exactement à Vauvert par les soins de Gaston ; quelque blessé, quelque paysan qui revenait embrasser sa femme et ses enfans, ou même des messagers directs, portaient ses lettres au château. Gaston d’abord, par plaisanterie, leur avait donné la forme d’une gazette ; il s’y habitua par commodité. Toujours pressé, dans les marches, le pied à l’étrier, il marquait les jours par dates et signalait en peu de mots ce qui s’était passé. On attendait ces papiers avec impatience, la venue d’un messager mettait le château en émoi, et tout le monde l’annonçait par des cris. Mlle de La Charnaye lisait aussitôt les lettres ; les domestiques écoutaient à la porte ; le marquis laissait à peine à sa fille le temps de parcourir le papier, et, selon qu’il jugeait les mouvemens heureux ou mauvais, il frappait du pied et entrait en des agitations alarmantes ou des mouvemens de joie extraordinaires pour un homme de son âge et de son caractère : encore faisait-il souvent des efforts pour se modérer, et tout autre n’y eût rien vu ; mais Mlle de La Charnaye, accoutumée à l’étudier, devinait ses transports, et suivait ses mouvemens en silence, haussant les épaules d’un air de profonde et douloureuse compassion. L’effet d’une dépêche fâcheuse était si violent et si durable, et Mlle de La Charnaye l’avait éprouvé tant de fois, que l’arrivée de ces lettres lui causait des saisissemens insupportables. Souvent elle passait des phrases entières, ou elle en détournait le sens à la hâte ; mais souvent aussi, le marquis la pressant, elle se trouvait entraînée à lire des détails désastreux. Sa voix faiblissait, elle cherchait à dérober une ligne, un mot, sans pouvoir y réussir, et son père restait sous le coup de la fatale nouvelle jusqu’au courrier suivant.

Le château cependant était, depuis le départ de Mainvielle, dans une tranquillité que Mlle de La Charnaye n’eût osé espérer, et qui redoublait sa crainte de voir troubler le repos de son père. Ce fut alors qu’elle s’avisa de donner des ordres afin que les dépêches fussent désormais remises sans bruit entre ses mains. Elle les ouvrait seule d’abord, et jugeait ainsi ce qu’elle devait lire ou cacher à son père ; mais elle se reprochait cette supercherie, que tous ces apprêts lui donnaient le temps de peser, qui la faisait rougir.

Sur ces entrefaites arriva une singulière nouvelle : Mainvielle avait été pris et fusillé par les républicains, et voici comment. Il se proposait, comme il l’avait dit, d’aller retrouver son beau-frère à Saumur. Il s’était mis en route à Bressuire sur un cheval de louage, portant sur lui les économies qu’il avait faites au service de M. de La Charnaye. On lui avait conseillé de se déguiser en marchand de bestiaux ; mais il n’en avait voulu rien faire, se vantant de n’avoir rien à craindre de ses frères les républicains, qui hasardaient de forts détachemens dans le pays. Le 17 août, il tomba dans les avant-postes d’une colonne républicaine. Cette guerre était un pillage ; on le fouilla, on lui trouva de l’or ; son costume honnête servit de prétexte, on dit que c’était un espion. Il eut beau se réclamer de son frère, officier dans l’armée : il fut fusillé le long d’une haie. Cet évènement ne fut connu que bien plus tard, et fit beaucoup de bruit à Vauvert. On ne put le cacher à M. de La Charnaye, qui leva les mains au ciel et plaignit du fond du cœur son pauvre domestique. Cette nouvelle produisit une grande impression sur Mlle de La Charnaye elle-même : elle ne put s’empêcher de songer aux difficultés que Mainvielle apportait à la tranquillité de sa maison ; désormais le repos et l’humeur de son père ne dépendaient plus que d’elle.

On reçut justement peu après deux lettres de Gaston qui annonçaient coup sur coup les batailles de Chollet, de Mortagne, de Châtillon, perdues par les royalistes, la levée en masse des républicains, l’arrivée des Mayençais, le malheur de MM. d’Elbée, Bonchamps, de Lescure, blessés mortellement. Gaston désespéré racontait ces évènemens dans toute leur vérité. D’affreux détails remplissaient ses lettres ; il était impossible d’en détacher une phrase qui ne signalât un désastre. Mlle de La Charnaye frémissait rien qu’à l’idée de les lire telles qu’elles étaient. Mainvielle n’était plus là pour démentir des succès imaginaires ou révéler les malheurs qu’on voulait cacher. À bout de ressources et d’expédiens, fatiguée de voir le journal de Gaston troubler le repos de son père, elle résolut, avec la légèreté et la sollicitude irréfléchie d’une jeune fille, de supprimer ces lettres, ou de les altérer si bien qu’il n’en sût rien de plus.

Un jour, une lettre de Gaston qu’on attendait n’arriva point. Elle n’avait pas prévu ce coup. Le marquis demanda dès le matin les nouvelles ; il fallut se résoudre à lui dire qu’il n’était rien arrivé. On se rejeta sur le mauvais état des chemins et le retard possible des messagers ; mais il entra dans une sombre inquiétude que rien ne pouvait dissiper. Deux jours se passèrent, Gaston n’écrivait pas. On parlait dans le pays de nouveaux malheurs. La situation du marquis empirait, il imaginait les plus grandes catastrophes. Mlle de La Charnaye désespérée fut conduite par la suppression des dernières lettres à en supposer de tout-à-fait fausses. Elle demeura tout un jour livrée à cette pensée, qui lui donnait de grands scrupules. La semaine s’écoula, et le jour revint où arrivaient ordinairement les dépêches. Mlle de La Charnaye passa la matinée dans sa chambre au milieu de papiers, de cartes géographiques, écrivant, raturant, étudiant des termes militaires qu’elle n’entendait pas. Vers le milieu du jour, elle entra chez son père en disant : Voici nos lettres. Le marquis se leva en sursaut. Elle tira toute tremblante un papier de son sein ; M. de La Charnaye était trop ému lui-même pour soupçonner rien à cette émotion. Il tenait sa fille embrassée, prêt à saisir, pour ainsi dire, au passage les paroles qu’elle allait prononcer. Elle lut ceci d’une voix mal assurée :

Du 22 septembre. — « Depuis l’attaque de Nantes, les armées catholiques campent sur la rive gauche de la Loire. — Plus de troupes devant nous. — La garnison, encore effrayée de cette entreprise hardie, n’a point osé quitter ses murs. Au reste, ce n’est qu’un échec peu décisif et qui a été bientôt réparé… »

— Qu’appelle-t-il échec peu décisif ? s’écria le marquis ; la guerre pouvait être finie ; à quoi pensent donc ces messieurs ?

Mlle de La Charnaye demeurait interdite, quoiqu’elle eût à peu près copié ce passage. — Poursuivez, lisez, ma fille, dit le marquis.

25 septembre. — « Ce fameux Westermann, qui se vantait d’écraser le Poitou avec une seule légion a été battu à la tête d’un corps considérable. On dit que cet homme commandait les Marseillais à la journée du 10 août. Je voudrais le voir entre les mains de nos Allemands. »

28 du même mois. — « M. de Lescure n’a pas de bonheur. Voici encore deux balles qui lui sont entrées dans le corps. Je ne lui connais pas d’affaire où il n’ait reçu sa balafre. Il commande toujours emmaillotté de compresses. »

30 septembre, 3, 6, 9 et 10 octobre. — « Nous avons battu et poursuivi pendant trois lieues à Coron cet abominable Santerre et ses troupes. C’est ce misérable qui a mené le roi à l’échafaud. Nous l’avons connu trop tard ; un de nos cavaliers l’a pourchassé une grande heure. Il ne s’est sauvé qu’en faisant sauter à son cheval un mur de huit à dix pieds. »

Mlle de La Charnaye avait pris ce détail dans une lettre antérieure ; elle l’avait passé sous silence dans le temps où elle pouvait épargner à son père jusqu’à l’amertume d’un souvenir.

Du 10 au 20 octobre. — « Les Mayençais sont à demi détruits. — La division Duhoux a été très maltraitée à Saint-Lambert. Cela peut passer pour une bonne déroute. — M. de Lescure a fait des prodiges. Le général Beysser s’est ensuite avancé jusqu’à Montaigu, on l’a taillé en pièces. Mieskouski a été écrasé à Saint-Fulgent. »

« Les bleus sont terrifiés. La défaite de la célèbre armée de Mayence les a fort abattus. Nos gens sont électrisés. L’armée est toujours unie. Nous regorgeons de vivres et de munitions. À bientôt du meilleur. Je vous embrasse. Vive le roi ! »

Ces notes avaient été rédigées sur des renseignemens qui couraient le pays, et sur de véritables lettres de Gaston que Mlle de La Charnaye conservait et triait avec soin. Le marquis avait écouté avidement ; il jeta les bras au cou de sa fille. — Allons, tout va le mieux du monde ; le cher enfant, il ne dit pas un mot de lui ; c’est la modestie qui convient à un jeune officier, mais je suis sûr qu’il fait son devoir… Colombe ! cria-t-il, appelez Colombe afin qu’on aille prévenir le curé de ces bonnes nouvelles.

Ils allèrent ensuite se promener dans le mail. — Maintenant, disait le marquis se parlant à lui-même, si les chefs sont sages… J’ai grande confiance en M. de Lescure et en M. de Bonchamps… Si les chefs sont habiles et prudens, ils exécuteront promptement et hardiment leur projet d’invasion au-delà de la Loire. Au surplus, s’ils veulent me faire l’honneur d’écouter l’avis d’un vieil officier, je vous dicterai des vues qui me sont venues là-dessus et que vous écrirez en mon nom.

Le curé vint les rejoindre, Mlle de La Charnaye s’était ouverte à lui de son innocent artifice, et il était parfaitement instruit de l’étrange situation de son père. C’était un digne homme, assez simple, que les discours et l’enthousiasme du marquis étonnaient toujours. Mlle de La Charnaye l’avertit d’un signe quand il arriva, car la consternation régnait dans la paroisse à cause des mauvais bruits qui étaient survenus.

— Eh bien ! monsieur le curé, dit le marquis, savez-vous où nous en sommes ? Cette terrible armée de Mayence est détruite ; trois défaites coup sur coup. Qu’est-ce donc qui nous empêche de marcher sur la convention ? — Le curé regarda le marquis ; Mlle de la Charnaye surveillait le curé. Après quelques mots de part et d’autre et des commentaires sur les prétendues nouvelles, M. de La Charnaye, reprenant le cours de ses réflexions : — Tout cela est bel et bon assurément ; mais à quoi sert de nous épuiser dans nos provinces, où nous serons tôt ou tard écrasés ? Dans l’état présent d’anarchie et de guerre étrangère, une seule victoire sur la route de Paris nous en ouvrirait les portes. Qui sait les villes, les provinces et la quantité de bons citoyens qui n’attendent que le moment de se déclarer ? Non, toute la France n’est pas ivre du sang de son roi ; non, cet excellent peuple n’est pas devenu tout à coup une horde de sauvages. Ce mouvement des fédéralistes est un premier effort vers le bien. On nous dit que nos hommes ne valent rien hors de leur pays ; mais tant de succès les ont aguerris, ils ont une foi aveugle dans leurs chefs, ils les suivront partout à la mort.

Il s’exalta plus que de coutume par la joie des succès qu’il venait d’apprendre et par l’espérance qu’il concevait. Le curé l’écoutait d’un air stupéfait, il naissait de ce contraste une sorte de comique touchant qui eût fait à la fois pleurer et sourire ; Mlle de La Charnaye en avait l’ame brisée. Le marquis reprit : — Mais, avant tout, il faut amener la convention à traiter, et pour première condition obtenir la délivrance de la reine et de son fils. La place du roi de France est au milieu de son armée, et, pour cela, il faut prendre Nantes. Les paysans, dites-vous, ne se battent bien que chez eux ? Pourquoi donc les mener en je ne sais quelles expéditions de la Normandie et du Maine ? Pourquoi s’exposer à rejoindre des secours douteux de la marine anglaise ou quelque levée promise à la légère aux environs de Laval ? Veut-on dépayser nos gens et donner à la convention le temps de nous écraser d’armées toujours nouvelles ? Courons donc à Paris ! Mais on peut échouer ? Eh bien ! la guerre sera finie pour ce malheureux pays, et vous sauvez du moins vos enfans et vos femmes, que l’ennemi qu’on y attire ne manquera pas d’égorger. Quant aux Anglais, qu’on s’en méfie ; qu’ils débarquent, s’ils veulent, de l’argent et des munitions, mais point de détour pour les prendre, l’ennemi en a fourni jusqu’ici. Au surplus, j’ai imaginé un plan de campagne ; j’y réfléchirai encore. Vous écrirez tout cela, ma fille.

Le curé haussait les épaules avec compassion, et ne trouvait pas une parole ; Mlle de La Charnaye tremblait que cette froideur ne donnât des soupçons à son père, et s’efforça de mettre fin à cet entretien.

Cependant elle éprouvait de jour en jour plus de peine à dissimuler le terrible retard de son frère, et, n’osant plus reculer dans ses expédiens, elle se trouvait entraînée à supposer de nouvelles lettres. Elle étudiait la correspondance de Gaston et les gazettes ; elle prit des informations auprès des paysans ; elle passait des nuits entières à ce travail.

En lisant ensuite ces notes, il lui arrivait souvent de se tromper sur les règles stratégiques, et le marquis se récriait : — Quoi ! mon fils ne sait pas mieux la guerre ? Ou bien il interrompait tout net : — Comment ! qu’est-ce ? mais cela est impossible ! — Et Mlle de La Charnaye s’arrêtait, se reprenait, et s’excusait sur ce qu’elle avait mal lu.

Le marquis devenait de plus en plus exigeant. Il ne s’inquiétait plus seulement des revers, mais il mettait son impatience et sa chaleur ordinaires à vouloir qu’on eût chaque jour de nouveaux succès. Depuis quelque temps, il désirait par-dessus tout qu’on prit Nantes, disant sans cesse que c’était là le point capital de la guerre. Elle finit par lui annoncer que cette ville avait été prise. À quelques jours de là, comme, sur les représentations du curé, elle résistait à supposer d’autres lettres, elle se hasarda à convenir que l’on n’avait pas reçu de nouvelles, sans doute parce que les communications étaient coupées. — Mais puisque nous avons pris Nantes, dit le marquis, qu’est-ce qui empêche les lettres d’arriver, et pourquoi n’en recevrions-nous pas ? — Mlle de la Charnaye faillit se trahir ; elle s’en tira comme elle put, et abonda dans le sens du marquis : — Eh bien ! reprit-il, vous voyez que nous ne pouvons manquer d’avoir des nouvelles demain, et sans doute nous apprendrons l’ouverture des négociations pour la délivrance de la reine et du roi, car, au train des choses, il ne peut en être autrement.

Après la prise de Nantes, il parlait de cette délivrance comme d’une suite inévitable, et il s’y attendait si bien, que Mlle de La Charnaye n’osa se dérober à cette conséquence. Elle se vit donc forcée d’écrire une lettre où elle annonçait en effet ce qui avait été compté souvent par les Vendéens parmi les probabilités de la guerre, c’est-à-dire une négociation pour la délivrance du jeune roi. Sur ces entrefaites, elle reçut une lettre de son frère qui lui apprenait le passage de la Loire, et qui, pour un moment, la tira d’inquiétude, car ce passage, dont on ne savait pas les détails, paraissait de bon augure. Elle ne put cependant se servir de cette lettre qu’en y prenant des matériaux pour sa fausse correspondance. Elle reçut encore deux ou trois billets venus à travers mille périls, après quoi elle ne reçut plus rien : elle ne douta point que son frère ne fût mort.

Cependant l’agitation du marquis ne faisait qu’empirer ; son imagination s’échauffait sur ces heureux évènemens qu’on lui annonçait coup sur coup, et qui avaient lestement élevé dans son esprit un édifice de bonheur et d’espérance qu’il fallait renoncer à détruire. Il s’occupait sans cesse de plans politiques et militaires qu’il dictait à sa fille et qu’elle ne savait ni où ni à qui envoyer. Il se croyait sûr du triomphe des royalistes. Ces papiers s’amoncelaient dans un tiroir où Mlle de La Charnaye ne pouvait les voir sans pleurer. Elle se trouvait désormais entraînée à nourrir ces illusions qu’elle avait fait naître. Rien n’échappait à l’inflexible logique du marquis : tel évènement qu’elle avait annoncé sans y penser voulait telle conséquence ; telle manœuvre, tel mouvement dont elle ignorait la valeur, en faisaient attendre tel autre, et, pour ne pas se démentir, elle était obligée d’accorder ces conséquences dans la lettre suivante. C’est ainsi qu’elle se vit forcée d’annoncer et de suivre les prétendues négociations au sujet de la famille royale et de les terminer heureusement. Cette nouvelle mit le comble à l’exaltation de M. de La Charnaye. Dès long-temps les gens du château étaient prévenus ainsi que tous ceux qui auraient pu le détromper ; au reste, on ne le regardait plus que comme un enfant qu’on laisse déraisonner, et l’on haussait les épaules à l’entendre parler de choses si éloignées de l’affreuse vérité. Ses souffrances, son isolement, son idée fixe, en faisaient un fou véritable. Voici la lettre que Mlle de La Charnaye fut amenée à lui lire en cette circonstance :

Au camp de Saint-Florent-le-Vieil, le 9 décembre 1793.

« L’armée catholique et royale triomphe de toutes parts et occupe toute la ligne de la Loire depuis Blois jusqu’à Nantes. C’est dans cette attitude que nous avons reçu leurs majestés des mains des commissaires durant la trêve convenue. La convention ne peut résister long-temps, et nous demande de plus longs accommodemens. Elle vient de perdre trois batailles sur le Rhin. Le hideux comité est accusé jusque dans son sein On nous reçoit partout comme des libérateurs. Les départemens du midi sont en insurrection et sur le point de se joindre à nous, les provinces abattent leurs échafauds, les bons citoyens s’unissent, tout le monde abandonne la cause des monstres. La religion est remise en honneur, et avec elle refleurit l’amour du roi, de la paix et de la vertu. C’en est fait, le drapeau blanc va voler de clocher en clocher ; toutes les portes s’ouvrent devant notre belle devise : « Nous ne venons point conquérir des villes, mais des cœurs ! » Vive le roi ! »

Or, voici quel était en ce moment le véritable état de la France et de l’expédition vendéenne. Les principaux chefs étant morts, l’armée catholique, pressée de tous côtés par les bleus, venait de passer la Loire sous le commandement de Henri de Larochejaquelein ; c’est pourquoi Gaston n’écrivait plus. On connaît les détails de ce passage : une population de soixante mille ames, femmes, enfans, vieillards, se pressant par une nuit orageuse sur la rive gauche du fleuve, à la lueur des villages en flammes, épouvantée par les détonations lointaines de l’artillerie et la fusillade des patrouilles républicaines ; un amas de blessés qu’on ne voulait pas abandonner et qui criaient avec leurs femmes et leurs enfans ; l’héroïque Bonchamps couché sur un matelas et encourageant les soldats de sa voix mourante ; la terrible traversée tentée sur quelques bateaux trouvés à grand’peine, des malheureux s’y précipitant à la fois pour fuir plus vite le fer et le feu, les bateliers furieux les repoussant à coups d’aviron, des radeaux construits à la hâte qui s’engloutissaient au milieu du fleuve, et des blessés dans l’eau qui tendaient leurs mains vers leurs frères en poussant des cris effroyables ; enfin, sur l’autre rive, des éclairs sinistres, l’obscurité pleine de terreur et d’incertitude, la mousqueterie des détachemens accourus pour s’opposer au passage, et sans doute la mort à laquelle on venait d’échapper.

Les armées républicaines de Saumur et de Nantes s’étaient concertées pour écraser dans sa marche le reste de ce malheureux peuple. On avait écrit à la convention que c’en serait fait en quinze jours. La Vendée était donc abandonnée, et les colonnes infernales venaient d’y entrer le fer et la torche à la main. Ce système abominable venait d’être inventé par le général Turreau. Les châteaux, les couvens, les métairies sans défense, étaient pillés et brûlés, et les habitans sans distinction passés au fil de la bayonnette. Les soldats, las de tuer, envoyaient les prisonniers par milliers à Nantes, où Carrier venait d’arriver, et où les noyades, les fusillades, la mitraille, abrégeaient la tâche des bourreaux. Le reste de la France était couvert d’échafauds. La reine avait suivi son royal époux à la mort. On était au fort de la terreur.

Dans les derniers combats et après avoir fait des prodiges, la paroisse de Vauvert, à moitié détruite, fut coupée par un corps de républicains, et ne put regagner la Loire. Les gentilshommes qui la commandaient n’avaient pas, il est vrai, applaudi à ce plan de campagne ; mais ils s’étaient résignés à la suivre ; ils défendaient les derrières de l’armée, encombrés de chariots, de blessés et de femmes, quand le corps ennemi les rejeta dans le pays. Une fois isolés, ils furent attaqués avec furie par une colonne républicaine. Les paysans, blessés pour la plupart et harassés par les fatigues des deux dernières journées, se battirent en désespérés ; ils furent écrasés. Gaston, qui les commandait, entouré de bleus qui lui criaient de se rendre, se défendit jusqu’à la fin et tomba criblé de balles. Le reste des paysans et quelques officiers se cachèrent dans un bois et y passèrent la nuit. M. de Vendœuvre, évanoui, percé de coups, était accroupi dans un tronc d’arbre. Le lendemain, dès l’aube, quatre ou cinq de ces malheureux se rejoignirent dans les broussailles en rampant sur les mains, couverts de sang et de blessures ; ils eurent peine à se reconnaître ; au moyen d’un cri des paysans connu dans l’armée ils parvinrent à réunir ce qui restait de la paroisse, au nombre de quarante à cinquante hommes, exténués, à demi morts. Ne doutant pas, après les tristes préparatifs du passage de la Loire, que l’armée tout entière n’y eût péri, ils s’orientèrent et se mirent en route pour retourner dans leurs foyers. Chemin faisant, à travers les bois, ils virent plusieurs de leurs camarades couchés çà et là qui étaient morts dans la nuit ; ils furent obligés d’en abandonner d’autres qui tombaient de lassitude ou que leurs blessures empêchaient de marcher, et qui les suppliaient de les laisser là, n’ayant plus que peu de temps à vivre. C’étaient à chaque pas des adieux déchirans ; les mourans chargeaient les autres de commissions pour leurs femmes et leurs enfans. La mort de Gaston avait si profondément démoralisé ces braves gens, que tous les maux leur étaient indifférens. Un vieux paysan qui s’était laissé tomber au pied d’un arbre, la tête ouverte d’un coup de sabre, et qu’on voulait emmener, disait d’un air stupide : Comment voulez-vous retourner chez monsieur le marquis, puisque son fils est mort ?

Cet horrible voyage dura dix jours, à travers les patrouilles et les avant-postes des bleus, par des bois et des chemins détournés. On abandonnait encore des cadavres ou des hommes découragés qui refusaient d’aller plus loin, malgré les exhortations et les menaces des huit ou dix gentilshommes qui restaient. Aux environs de Clisson, un fermier qui connaissait M. de Châteaumur mit un cheval frais à la disposition de la troupe, un paysan encore ingambe y monta et courut à Vauvert annoncer l’arrivée de ses camarades. Toute la paroisse était sur la route avant que le château fût informé. Rien ne saurait peindre la douleur et le désespoir de ces femmes quand elle virent arriver ces quelques malheureux défigurés et se traînant à peine. Chaque famille avait à pleurer un fils ou un père. On n’entendait que des plaintes pitoyables interrompues par mille questions auxquelles on s’osait répondre, et ce silence lugubre était le signal de nouveaux cris. Il y avait de ces pauvres gens qui demeuraient comme hébétés de ce malheur.

Les gentilshommes se dirigèrent vers le château ; les cours étaient désertes. Ils entrèrent au nombre de sept ou huit, harassés, méconnaissables, montés sur des spectres de chevaux couverts de boue et de plaies, et singulièrement décorés d’épaulettes et de cocardes républicaines qu’on leur attachait à la queue en trophée. Heureusement un homme de la maison accourut, essayant de leur faire entendre qu’il y avait quelque difficulté à les introduire sur-le-champ. Ces messieurs comprirent seulement qu’il fallait préparer le marquis aux tristes nouvelles qu’ils apportaient. M. de Vendœuvre, l’ami et le parent du marquis, mit pied à terre et voulut monter le premier auprès de lui.

M. de la Charnaye était dans son grand salon, enfoncé dans un fauteuil au coin de la cheminée, derrière un paravent, les pieds étendus sur un tabouret, et sa canne entre les jambes. Mlle de La Charnaye était à quelques pas, devant un métier à broder, près de la fenêtre qui donnait sur le jardin, tout dépouillé dans cette saison. Elle tenait une carte de géographie étendue sur son métier, et son doigt y suivait divers points qu’elle nommait les uns après les autres, pour des calculs que son père lui avait demandés. Le marquis tantôt penchait la tête, tantôt se redressait sur son coussin, le front haut, la main sur la pomme de sa canne. En ce moment, on entendit un bruit de bottes sur le parquet. M. de Vendœuvre était entré à grands pas sans prendre le temps de parler à la fille qui le suivait. — M. de Vendœuvre ! s’écria Mlle de La Charnaye. — Vendœuvre ! dit le marquis en se levant. — Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Mlle de La Charnaye accourut, saisit le bras de M. de Vendœuvre, se jeta vers la fenêtre de la cour. — Mais quoi ! qu’est-ce ? qu’arrive-t-il ? — Elle voit les hommes, les chevaux, la cour pleine de gens ; une idée la frappe comme la foudre : tout est fini, tout est découvert, le premier mot va la perdre. — Comment se fait-il, Vendœuvre ? Par quel hasard ? Êtes-vous seul, mon ami ? Et mon fils ? Et nos gens ? — Hélas ! non, je ne suis pas seul, nous sommes… Les pleurs les suffoquent tous les deux : M. de Vendœuvre pleure de douleur, le marquis de joie et de surprise. Mlle de La Charnaye retournait à M. de Vendœuvre, puis courait à la fenêtre, égarée, palpitante, ne sachant que faire, quel parti prendre, comment prévenir le coup. — Parlez, mon ami, dit le marquis ; parlez-moi donc. Je vous croyais à Chartres, ou pour le moins au Mans. Et la reine, où est-elle ? M’apportez-vous des lettres ? Et l’armée ? Pourquoi la quitter dans un pareil moment ? Et mon fils ? Il n’est pas là, je pense ? — Une sueur froide glaça tout le corps de Mlle de La Charnaye. M. de Vendœuvre troublé ne répondit pas. — Mon fils ? dites, Vendœuvre, mon fils ? — Tout à coup Mlle de La Charnaye se précipita dans les bras de M. de Vendœuvre avec un regard suppliant où s’étaient concentrées toutes les puissances de son ame. M. de Vendœuvre pensa qu’elle voulait lui faire entendre que le marquis ignorait la mort de Gaston et qu’il ne fallait pas le désabuser. — Il n’est point avec nous, dit-il en baissant la tête. — J’en étais sûr, dit le marquis, il n’aura pas voulu quitter l’armée ; mais vous-même, au nom du ciel, ce n’est pas que je vous reproche de me procurer le plaisir de vous voir, mais dans quel moment quittez-vous l’armée ? Le roi délivré, la reine à votre tête, la convention abattue, le fédéralisme qui vous seconde !…

M. de Vendœuvre, qui tournait le dos à Mlle de La Charnaye, la regarda avec étonnement. Elle était comme étourdie, son sang s’était figé dans ses veines ; elle jeta une main sur le bras de M. de Vendœuvre, et porta l’autre à sa bouche comme pour le réduire, au silence. — Qu’en dites-vous, Vendœuvre ? reprit le marquis ; voilà le malheur d’une telle guerre, il n’y a point d’autorité. Où est le fruit de votre campagne ? À quoi vous servent ces immortelles six semaines du succès, et votre victoire de Mortagne, et celle de Chollet ? car j’ai tout su ici, mon fils m’adresse assez régulièrement le récit des opérations. Je gage qu’on s’amuse à canonner des bicoques. J’avais envoyé mes observations là-dessus, il paraît qu’on n’en tient pas compte. On peut bien le dire à nos chefs : vous savez vaincre, Annibal, mais vous ne savez pas profiter de la victoire. Enfin où en est-on, Vendœuvre ? je vous coupe la parole : que compte-t-on faire du jeune roi ?…

M. de Vendœuvre crut qu’il avait perdu l’esprit et ne pouvait dire une parole. Mlle de La Charnaye s’était laissée tomber sur son siége, ne voyant plus, n’entendant rien, toute préparée à l’horrible explosion qui allait suivre, et ne faisant rien pour la prévenir. Il était clair, pour M. de Vendœuvre que le marquis ne savait point la mort de son fils et qu’il y avait dans tout ceci quelque chose d’extraordinaire. — De grace, mon ami, reprit le marquis, où en est-on ? Que fait mon fils ? Où avez-vous laissé l’armée ? — M. de Vendœuvre le regarda fixement, lui prit la main, et se pencha comme pour lui répondre. Ces dernières questions avaient frappé Mlle de La Charnaye et l’avaient tirée de sa torpeur. Elle remarqua le mouvement de M. de Vendœuvre, se ranima par le désespoir ; vit comme un éclair que tout n’était pas désespéré, et par un élan suprême renversa son métier à broder avec fracas. M. de Vendœuvre se retourna au bruit, et l’aperçut derrière lui à genoux, lui tendant les bras avec des signes de désespoir. Il se tut tout effrayé ; mille idées confuses lui traversèrent l’esprit. Le marquis reconnut le bruit du métier, et sans s’interrompre, tant il était animé : — Que dit la reine ? qui est-ce qui l’entoure ? Le conseil supérieur avait à considérer qu’il ne dirigeait pas seulement une armée, mais une régence. Je sais qu’il est fort difficile de mener des corps séparés, d’éteindre les rivalités, mais la présence du roi devait tout accommoder. — Mlle de La Charnaye, par une seconde inspiration, s’écria, en entraînant M. de Vendœuvre : — Nous avons tout le temps de causer, il faut aller recevoir ces messieurs, il faut les introduire dans la grande salle. Donnez-moi le bras, monsieur le vicomte, venez avec moi en attendant que mon père se présente.

Le marquis fit quelque résistance pour retenir son ami, mais il céda à cette représentation, que sa fille ne pouvait recevoir toute seule des officiers qu’elle ne connaissait pas. — À tout à l’heure, Vendœuvre, dit le marquis ; je vous suis. Ma fille, envoyez-moi Paulet. Je brûle d’être au milieu de vous. Qu’on retienne tout le monde à dîner. Appelez Hubert pour le service, et qu’on nous traite du mieux qu’on pourra ; qu’on mande chez Courlay pour avoir du gibier ; il doit rester quelques vieux vins, jamais plus belle occasion de les boire ; je veux porter la santé du roi et de mes braves amis ! — Le bonhomme était transporté, il disait tout cela en criant et frappant le plancher de sa canne.

M. de Vendœuvre suivit Mlle de La Charnaye, qui sanglotait sans pouvoir lui dire une parole. Les gentilshommes étaient déjà réunis dans la grand’ salle, pâles, poudreux, balafrés pour la plupart, la tête ou les bras enveloppés de linges et de crêpes. Ils portaient encore leurs habits de campagne, qui n’étaient que de grosses vestes de paysans ou des uniformes si délabrés, qu’on n’y voyait plus trace de galons ni de revers. M. le curé, qui venait de les rejoindre, leur expliquait la situation singulière du marquis, l’ignorance où sa fille l’avait tenu, et il les engageait à garder le silence ; ce fut un grand étonnement parmi eux et une grande pitié. — Je le connais, dit M. de Grandchamp, il n’a pas été possible de faire autrement.

À ce moment, Mlle de La Charnaye entrait avec M. de Vendœuvre. Elle parcourut d’un coup d’œil ces visages sinistres, et se laissa tomber sur un siége en s’écriant : — Ah ! sans doute, messieurs, mon frère est mort ? — Elle se cacha le visage de son mouchoir, et, les émotions qu’elle avait contenues l’accablant à la fois, il fallut la secourir. Pendant ce temps-là, on instruisait M. de Vendœuvre de ces détails qui étaient encore un mystère pour lui. Il comprit l’effroi qu’il avait dû causer à Mlle de La Charnaye à son arrivée. La jeune fille reprit sa vigueur, et se levant aussitôt : — Messieurs, s’écria-t-elle, je sais vos malheurs ; ayez pitié de nous, n’en dites rien à mon père. Je vois maintenant tout l’embarras où je me suis jetée. — Mais parlez, dit M. de Châteaumur : vous avez caché au marquis la mort de son fils ? — La savais-je moi-même ? dit Mlle de La Charnaye avec des sanglots. Puis elle ajouta dans un mouvement d’irritation douloureuse, et s’adressant à M. de Vendœuvre : J’ai fait plus encore ; vous connaissez la violence de mon père, je lui ai caché nos malheurs. Les mauvaises nouvelles le désolaient, les coups des républicains le frappaient au cœur. J’étais seule ici à le garder sans pouvoir le soulager, ou du moins verser mon sang comme nos braves gens pour retarder les désastres qui lui faisaient tant de mal. Que faire ? les lettres de mon frère étaient effrayantes, et puis mon frère n’a plus écrit. Il était mort. Comment lui apprendre tout cela ? Il n’y eût pas résisté ; il dépendait de moi de le tromper. J’ai altéré, j’ai supposé des lettres, cela est bien coupable, mais mon père dormait tranquille, je souffrais seule. Depuis l’affaire de Châtillon, il ignore tout ce qui s’est passé ; il croit l’armée triomphante, la reine et le roi délivrés. Messieurs, je vous en supplie, ne le détrompez pas, au nom du ciel ! — Elle tendait les bras à M. de Châteaumur, et s’adressait à chacun des gentilshommes. — Je l’ai cru fou, dit M. de Vendœuvre ; il parle de Nantes comme si nous en étions les maîtres ; il croit que la Loire est à nous et que l’armée marche sur Paris. — Mademoiselle de La Charnaye, vous êtes un ange, dit M. du Retail en lui baisant la main. M. du Retail commandait les quinze ou vingt cavaliers qu’avait fournis la paroisse de Vauvert.

Ces messieurs lui contèrent alors le véritable état des choses, qui rendait plus pitoyables les illusions du marquis. M. de Châteaumur lui dit : — Le pays est sans défense, l’ennemi peut y pénétrer ; il faut nous attendre à tout. — Messieurs, interrompit Mlle de La Charnaye, si notre situation vous inspire quelque pitié, reculons autant que possible ; mon père en mourrait, secondez-moi. — Cela sera bien difficile, dit M. de Vendœuvre. — Où cela mènera-t-il ? dit brusquement un vieux cavalier. — Il faudra bien tôt ou tard le détromper, reprit un autre. Mlle de La Charnaye s’était redressée à ces paroles, le curé vint à son secours. — Nous avions justement à consulter le marquis, dit M. de Vendœuvre. — Cependant on fut de l’avis du curé. Mlle de La Charnaye ne répondait à rien, mais elle insistait en pleurant. M. de Châteaumur lui-même fit voir le peu d’inconvénient qu’il y aurait après tout à laisser le marquis dans son ignorance. Mlle de La Charnaye leur donna en quelques mots ses instructions. On convint de ce qu’on aurait à répondre, mais surtout de se tenir sur la réserve, de peur de contradiction.

Comme ils causaient encore, la porte de la salle s’ouvrit à deux battans, et le marquis parut appuyé sur un domestique, dans son grand uniforme de capitaine, la croix de Saint-Louis sur la poitrine, l’épée au côté, la cocarde blanche au chapeau, et sa grande canne à la main. Il n’avait pu résister plus long-temps à son impatience ; il porta la main au front, et se découvrit. — Messieurs, puisque j’ai l’honneur de vous recevoir en de telles circonstances, et quelque envie que j’aie de vous embrasser et de vous entretenir de tout ce qui nous est si cher, nous allons, s’il vous plaît, à la chapelle chanter un Te Deum en réjouissance de nos succès et de la prochaine délivrance de notre malheureux pays.

M. de Châteaumur ne put s’empêcher en se nommant de se jeter dans les bras du marquis. C’était un vieux camarade de garnison. M. Du Retail, appuyé sur son sabre, considérait M. de la Charnaye, et une larme roula sur sa barbe grise qu’il avait laissée croître dans cette malheureuse campagne. Ces messieurs voulaient s’excuser de paraître à la cérémonie, mais le curé leur fit signe, et le marquis ajouta quelques mots qui ne permirent pas d’insister. — Ma fille, dit-il à Mlle de La Charnaye, donnez-moi votre bras.

On se mit en marche par une galerie intérieure qui menait à l’oratoire ; le marquis marchait le premier, gravement et la tête haute, à côté de M. de Vendœuvre ; derrière, venaient les officiers, tristes et parlant bas avec des signes de pitié. Les domestiques et quelques paysans suivaient.

Le prêtre monta à l’autel ; les gens de la paroisse s’étaient agenouillés dans le fond, les cloches sonnaient au dehors, et à peine le prêtre avait-il entonné, que le marquis reprit le verset d’une voix éclatante, qui tremblait de joie et qui saisit les cœurs.

L’hymne fini, il dit presque tout haut : — Monsieur le curé, nous pouvons prier pour le roi ! — Et, dans un transport toujours croissant, il commença à pleine voix le Domine, salvum fac regem. Tous les regards étaient fixés sur lui, et le prêtre, les gentilshommes, les paysans, fondaient en larmes à la vue de ces cheveux blancs et de ce visage vénérable rayonnant d’enthousiasme, qui semblait celui du roi-prophète lui-même.

Après la cérémonie on reprit le chemin de la salle à manger avec la même solennité. On y avait dressé la grande table qui servait autrefois aux repas de famille. Cette salle était d’une décoration sévère et ancienne, en forme de galerie, régulièrement percée de hautes fenêtres, revêtue de bois de chêne jusqu’à hauteur d’homme, avec un rang de stalles et le siége du maître au milieu, le dossier élevé, et décoré de restes poudreux de panaches. Les parois, noircies par le temps, étaient garnies de trophées de chasse ; les armes avaient disparu depuis le commencement de la guerre ; tout au fond il y avait un grand crucifix de bois noir, qui dominait l’assemblée.

Mlle de La Charnaye donnait ses ordres d’une voix altérée, s’occupait du repas comme elle l’eût fait en des circonstances moins pénibles, et cette occupation semblait lui donner la force de se contenir. Si l’on a vu, dans une pauvre famille, quelque malheureuse enfant demeurée seule par la mort d’une mère chérie, distraite de sa douleur par les soins de la sépulture, aller, venir, pâle, les yeux gonflés, et puiser une sorte de courage dans ces horribles détails même, on se fera facilement une idée de l’attitude de Mlle de La Charnaye. Les gens qui servaient avaient les larmes aux yeux.

— Messieurs, dit le marquis en entrant, je ne puis vous embrasser tous, mais j’embrasse toute l’armée royale en la personne de mon vieil ami et parent M. de Vendœuvre. — Il le serra sur son cœur ; il se croyait au milieu d’un état-major complet du pays. — Quant à ceux d’entre vous, messieurs, que je n’ai pas l’honneur de connaître, reprit-il cordialement, il n’y a point de soldat de l’armée catholique qui soit étranger à la table hospitalière des La Charnaye.

On prit place. Les gentilshommes, rangés autour de la table avec leurs mines farouches, le désordre de leurs armes et de leurs habits, composaient une scène étrange et sinistre ; on eût dit un conciliabule de ces brigands romanesques qui s’assemblent dans les vieux manoirs d’Allemagne. Ils gardaient le silence. Mlle de La Charnaye, qui montra dans cette circonstance un courage et une force d’esprit au-dessus de son âge et de son sexe, était obligée de les provoquer, de ranimer sans cesse la conversation, afin que le marquis ne soupçonnât rien de leur contenance. MM. de Vendœuvre et de Châteaumur, qui la comprenaient, la secondaient de leur mieux. — Reprenons le discours, dit le marquis au bruit des verres ; quelle est la raison véritable de votre retour ? Est-ce le mal du pays, ou s’amuse-t-on à prendre des quartiers d’hiver ? — L’un et l’autre, dit M. de Vendœuvre en essayant une gaieté forcée. — Et que signifie ce répit ? Je suis persuadé que Gaston n’est point revenu parce qu’il a deviné mon sentiment.

On regarda Mlle de la Charnaye, qui baissait ses yeux humides.

— Au surplus, reprit le marquis, je n’y entends rien, et je n’en saurai probablement pas davantage, si vous ne prenez la peine de me détailler vos opérations.

Les gentilshommes s’entreregardèrent. Mlle de la Charnaye adressa un coup d’œil suppliant à M. de Vendœuvre. M. de Vendœuvre prit la parole, et, la consultant du regard, raconta en gros, avec précaution, ce qu’il supposait qu’on avait dit au marquis, sauf quelques contradictions qu’il se hâta de rectifier sur ses promptes réclamations. — Vous allez voir, interrompait le marquis, que je sais mieux les mouvemens que les officiers qui les commandaient… Mais je sais fort bien aussi, ajouta-t-il en souriant, que cela est commun en campagne, et que le soin des détails masque l’ensemble. — En effet, reprit M. de Vendœuvre, vous savez pour le moins aussi bien que moi la marche progressive de l’expédition. Quand aux plans ultérieurs, nous les ignorons ; le conseil s’est recruté depuis peu de hauts personnages. Nous autres petits officiers, nous n’y avons point d’accès. Il faut se contenter d’obéir. — C’est pourquoi, sans doute, on n’a fait aucun cas de mes avis, dit le marquis ; je m’y attendais. Il s’agit bien d’étiquette dans les circonstances où nous sommes. C’est moi, pourtant, qui ai parlé le premier de marcher sur Nantes. Il m’en souvient, je le disais à M. de Granzay. N’est-ce pas, monsieur de Granzay ?

Il attendait la réponse, mais personne ne répondit. M. de Granzay était mort à l’affaire du Moulin-aux-Chèvres ; les officiers consternés se regardèrent. — M. de Granzay n’est-il pas là ? reprit le marquis. — Il était pressé d’affaires dans sa terre, il y est allé, dit M. de Vendœuvre. — Il vous le dira à son retour, dit le marquis ; j’avais proposé mon plan à Fontenay, mais alors nous étions loin de prévoir les victoires de Saumur, de Torfou, de Chollet. À ce propos, il faut que je vous félicite, monsieur de Thiors ; je sais comment vous vous êtes conduit à Chollet, et j’ai reconnu le brave camarade que j’avais l’honneur de commander à Thouars.

Il y eut encore un profond silence. M. de Thiors avait été tué à cette même bataille de Chollet si funeste aux royalistes. — Monsieur de Thiors, où êtes-vous ? dit le marquis en tournant le visage çà et là comme cherchant des yeux. Ce regard éteint perça au cœur tous les assistans. — M. de Thiors est en commission avec un détachement, dit M. de Châteaumur. — Que Dieu le conduise ! dit le marquis : nous boirons à sa santé, car que ne vous dois-je pas, mes voisins et mes amis, pour le soulagement que vous m’avez donné dans ma solitude ? J’apprenais vos belles actions, et mon cœur battait, pour ainsi dire, à chaque coup de canon ; j’étais, par la pensée, au milieu de vous ; j’étais avec mon fils à Coron, j’étais avec M. de Torchebœuf quand il enleva la redoute de Mortagne, s’élançant au cri : Tue, les républicains ! — Le marquis s’était animé : — Vous ne dites rien, monsieur de Torchebœuf ; il faut pour ce coup que je vous embrase.

Il se leva pour aller à lui avec cette lenteur incertaine des aveugles. M. de Vendœuvre le retint sans savoir que dire. Un vieil officier, embarrassé de ce silence et de ces excuses, dit d’un ton brusque : — Torchebœuf est mort ! — Le marquis s’arrêta et fit le salut militaire : — Il est mort, honneur à lui !

Il se rassit et reprit un peu après : — En effet, je savais mieux que vous ce qui se passait là-bas, et j’aurai de quoi vous faire rougir tous de modestie. Buvons donc messieurs, à la santé des braves, ces dernières bouteilles du meilleur vin qui me reste. Mais avant tout, messieurs… Il se leva et, haussant son verre : — À la santé de notre jeune roi !… Que le Seigneur, qui l’a miraculeusement délivré, lui donne victoires sur victoires et le porte, de sa main puissante, jusque sur le trône de ses ancêtres ! Le roi est mort, vive le roi !

L’enthousiasme gagna les officiers ; ils choquèrent leurs verres en criant : Vive le roi ! Le marquis reprit : — Que son auguste mère, entourée de Français fidèles, puisse à jamais oublier ses malheurs ! — Vive la reine ! s’écrièrent les officiers. M. du Margat, le bras tendu, le verre à la main, cria encore une fois après les autres : Vive le roi ! Ce vin généreux l’avait échauffé, il avait les yeux humides, et, tandis qu’il regardait fixement le marquis, une grosse larme tomba dans son verre. — Et maintenant, continua le marquis, buvons à ces illustres chefs que je voudrais serrer dans mes bras à MM. de Lescure, Bonchamps et Cathelineau !

Or, Cathelineau, Lescure et Bonchamps étaient morts ; les verres se choquèrent en silence.

— À vous, Châteaumur ! à vous, Thianges ! à vous, messieurs de Rivarennes et de Montglas !

MM. de Rivarennes et de Montglas avaient été écrasés, avec toute leur troupe, à Nantes, dans un retranchement. M. de Châteaumur fut obligé de pousser les officiers immobiles à ce toast.

— À vous encore, mon brave Crugy !

On fit encore silence autour de la table dégarnie. Crugy avait été pris par les bleus et fusillé.

— À vous tous enfin, dont le bras a été de quelque secours à mon roi ! s’écria le marquis dans son transport. En cette qualité, messieurs, vous permettrez à un père de se souvenir, après les plus dignes, d’un fils bien-aimé qui fait sa gloire. — Et il ajouta d’une voix fière et sonore : — À Gaston de La Charnaye !

Mlle de La Charnaye, déjà si pâle, pâlit encore en regardant son père. À ces derniers mots, les cœurs fondirent, les larmes se firent passage et coulèrent de tous les yeux.

On se remit ensuite à parler de la guerre, quoique ces messieurs fissent tous leurs efforts pour en écarter la conversation. M. de Vendœuvre sentit la convenance de ne pas prolonger une scène si pénible à Mlle de La Charnaye, que tant d’émotions devaient accabler. Il en conféra tout bas avec M. de Châteaumur. On convint de prétexter, chacun de son côté, des affaires particulières, des commissions dans diverses paroisses, pour se retirer au plus tôt.

En ce moment, un domestique vint dire quelques mots à Mlle de La Charnaye, qui avertit tout bas M. de Vendœuvre qu’un homme de l’armée venait d’arriver dans la cour et demandait à parler à ces messieurs. Cet homme, qui était des leurs, et qu’on avait laissé pour mort aux environs de Saint-Florent, avait rencontré dans la déroute un gentilhomme des environs, M. de Vieuville, qui l’avait chargé de rejoindre ses chefs et de répandre dans les châteaux, notamment à Vauvert, les nouvelles de la guerre. Ces nouvelles étaient épouvantables. Le passage de la Loire s’étant effectué le 16 novembre, les bleus allaient envahir le pays laissé sans défense. Les terribles colonnes infernales, chacune de douze cents hommes, devaient partir de divers points et sillonner le Bocage en tout sens, saccageant, brûlant, exterminant les hommes et les habitations. Le plan était déjà mis à exécution. Le paysan racontait des détails effroyables : on brûlait les bois, on pillait les fermes, on égorgeait les enfans et les femmes. Caché dans les genêts, il avait vu lui-même des choses horribles, et notamment des soldats ivres qui passaient, après l’incendie d’un village, avec des lambeaux de chair humaine à la pointe de leurs baïonnettes. M. de Vieuville mandait expressément qu’une de ces colonnes, qui marchait dans la direction de Vauvert, n’en devait plus être qu’à trois journées. Déjà ces nouvelles couraient et jetaient l’épouvante de village en village.

M. de Vendœuvre fit appeler ses compagnons successivement, et, après le premier moment de consternation, il fut décidé tout d’une voix qu’il fallait faire un dernier effort, courir au-devant des bleus, les écraser, et sauver le château ou périr. Ils dépêchèrent aussitôt, de concert avec M. de Vieuville, des gens de la maison dans les environs, pour y réunir tout ce qu’ils trouveraient d’hommes en état de marcher. On dit au marquis, déjà préparé pour ce départ, qu’un ordre subit rappelait les divisions, ce qu’il n’eut pas de peine à croire. Le soir, le tocsin sonnait dans les paroisses voisines. Les émissaires couraient de ferme en ferme, y jetant l’alarme ; et tout ce qui restait de fermiers, de valets, de vieillards même, devait se trouver réuni à la Croix-Bataille, à une demi-lieue de Vauvert. Les paysans qui avaient vu les horreurs de cette guerre juraient de se faire hacher sur les routes pour s’opposer aux bleus. Des octogénaires, des femmes, des enfans, étouffant leurs pleurs, les accompagnèrent au rendez-vous.

À Vauvert, les gentilshommes trouvèrent à grand’peine à changer leurs chevaux, qui étaient exténués. Quelques-uns partirent à pied avec les paysans ; ils n’eurent pas le courage de laisser voir à Mlle de La Charnaye tous les dangers de la situation. M. de Vendœuvre l’embrassa en pleurant dans un coin, et lui dit seulement, en lui serrant les mains, qu’il fallait s’en remettre du tout à la Providence, et que du moins Dieu n’oublierait pas qu’ils étaient morts à son service. Le marquis, croyant qu’il s’agissait d’une mesure victorieuse, embrassait les officiers avec un transport qui redoublait leur abattement. Il demanda qu’on ouvrit une fenêtre qui donnait sur la cour pour assister en quelque sorte à leur départ. Là, ils furent obligés de contenir les gémissemens de quelques femmes du pays qui les entouraient. Comme ils allaient partir, ils virent encore à la fenêtre la tête blanchie du marquis qui leur faisait de la main des signes d’adieu et qui leur criait de revenir dans peu. M. de Vendœuvre lui répondit qu’ils n’y manqueraient pas, tandis que son domestique pleurait en serrant la sangle de son cheval. Le marquis cria une dernière fois : Vive le roi ! — Vive le roi quand même ! lui répondirent les cavaliers en partant au galop.

Mlle de La Charnaye en savait assez pour s’attendre aux plus grands malheurs. Elle prit ses précautions, fit enlever les images et les écussons sur les murs et dans les salles du château ; enfin elle se concerta avec Paulet le jardinier, pour se préparer un asile en cas de besoin dans une petite loge qu’il avait au bout du parc. Elle se procura également un habillement complet de paysan qu’elle mit en réserve pour le substituer dans l’occasion aux habits de son père, qui étaient fort simples, mais qui pouvaient encore éveiller les soupçons.

Le lendemain de ce jour, le marquis était rayonnant de joie et de belle humeur. Le départ des gentilshommes lui avait échauffé la tête. Il ne parlait plus que d’aller rejoindre la reine et le conseil supérieur. Il se reprochait de n’avoir point suivi l’état-major. Pour la première fois, il demanda lui-même à s’aller promener dans le jardin. — Gaston ne nous a donc point écrit ? dit-il. — Vous avez entendu, mon père, ce que vous disait hier M. de Châteaumur. Son corps d’armée est séparé de ces messieurs, il n’a pu les voir avant leur départ. Quant aux nouvelles, nous ne pouvions en avoir de plus fraîches ; il nous écrira bientôt sans doute. — D’où vient, dit le marquis, en prenant une prise de tabac, que je n’ai point… non, vraiment, je n’ai pas ma croix. — Mlle de La Charnaye l’avait détachée le matin même. — C’est moi, mon père, qui l’ai fait enlever, reprit-elle toute troublée ; M. de Vendœuvre a paru surpris hier de vous la voir, et m’a dit qu’on était convenu à l’armée de s’interdire les marques de distinction qui pouvaient choquer les paysans. — C’est une très mauvaise idée qu’ils ont eue là, et ces messieurs l’entendent fort mal. J’ai gagné ma croix, morbleu, et je n’empêche personne d’en faire autant. Je n’ai pas vu d’ailleurs, qu’elle m’ait fait mépriser de mes gens à Parthenay.

La promenade s’acheva gaiement ; le marquis sifflait au retour la marche des gardes françaises, ce qui ne lui était point arrivé depuis plus d’un an. Un nouvel embarras, comme on l’a vu, se présentait à Mlle de La Charnaye. Il était poursuivi par l’idée de porter l’hommage de son dévouement aux pieds de la reine, et d’assister sur les lieux aux triomphes de l’armée royaliste. Elle épuisa toutes les objections : le marquis, dans son erreur, et croyant le pays libre, les combattait aisément. Elle essaya, pour l’amuser et gagner du temps, d’écrire de nouvelles lettres ; mais dans ces circonstances ce rôle lui devenait insupportable, c’était pour elle un vrai supplice, et la plume lui tombait des mains. Elle était tentée à chaque instant de se jeter aux genoux de son père et de lui tout avouer.

Les gentilshommes, en partant, avaient promis d’envoyer jour par jour, des informations par des messagers. Ce qui restait de ces pauvres familles attendait dans les transes le signal de leur ruine. On avait calculé, d’après la marche des colonnes ennemies, le moment où elles devaient paraître si elles n’étaient point arrêtées. On croyait entendre de minute en minute la fusillade et l’horrible clameur des bleus se ruant dans les fermes. Quatre jours s’étaient passés dans ces angoisses, car on savait que les hommes qui étaient partis ne devaient point aller loin, ni surtout tenter de rejoindre l’armée royale. Le cinquième jour, rien de nouveau encore. On ne savait que penser. L’espérance commença de renaître, et les femmes, qui s’étaient retirées dans les bois reprirent quelque confiance.

Or, voici ce qui s’était passé. Les gens de Vauvert, dirigés par M. de Thianges, le plus vieux commandant, avaient rencontré, après deux jours de marche, un détachement qu’on ne s’était pas donné la peine d’examiner et qui était peu considérable ; les paysans étaient si résolus, qu’on ne put les retenir. Les bleus ne tinrent pas à la première charge, qui fut terrible ; ils furent écrasés, sauf quelques fuyards qui se replièrent, car ce détachement n’était que l’avant-garde de la colonne. Les Vendéens, ne s’en doutant point, excédés par les fatigues du combat et d’une longue marche, allaient s’arrêter et camper sur la place, quand la colonne arriva guidée par les fuyards. Les paysans sautèrent dans les haies et soutinrent pendant huit heures l’effort de onze cents hommes ; ils n’étaient guère qu’une centaine après le premier combat. Les munitions leur manquèrent bientôt ; on chargea les fusils avec de vieux boutons et des louis d’or qui restaient aux officiers. Les bleus, furieux, s’engagèrent dans les taillis ; on se battit corps à corps, les paysans furent égorgés l’un après l’autre. MM. de Châteaumur et de Vendœuvre, voyant tout perdu, se jetèrent à cheval dans les rangs des républicains et tombèrent hachés en pièces. M. de Thianges fut pris à vingt pas de là et percé de coups de baïonnettes. Quelques hommes s’échappèrent, sautant de fossé en fossé, en tirant leurs dernières balles.

L’un de ceux-là, Pierre Gourlay, arrive vers le milieu de la nuit à Vauvert, exténué, couvert de plaies ; il n’avait eu que le temps de tout raconter, et tombe à demi mort. On fait courir la nouvelle, les femmes se réveillent, on frappe de porte en porte, toute la paroisse est en fuite ; Paulet monte au château, réveille Jeanne la fille de ferme, Colombe la femme de chambre, qui couchait à l’entrée des appartemens, et lui dit qu’il faut qu’il entre et qu’il parle à mademoiselle, qu’il y va de la vie de ses maîtres.

Mlle de La Charnaye couchait, en cas d’évènement, dans une pièce qui précédait la chambre de son père. Depuis quelque temps, elle ne dormait plus, ou n’avait qu’un sommeil agité par de sombres imaginations. Il lui semblait chaque nuit voir arriver les troupes républicaines : le bruit de la cloche, l’aboiement d’un chien, les mugissemens de l’étable, la réveillaient en sursaut et lui donnaient le frisson. Souvent, glacée d’effroi et n’osant crier, elle allait trouver Colombe au milieu de la nuit, et lui jetait les bras autour du cou, faisant d’horribles frayeurs à cette pauvre fille.

Cette nuit-là, Mlle de La Charnaye se débattait sous l’obsession d’un rêve affreux. Elle est réveillée à demi par le bruit d’une porte ; elle se dresse sur son séant, entend des voix confuses ; une lumière brille, un homme se précipite dans sa chambre. — Silence, c’est moi, mademoiselle, dit Colombe à demi nue. Mais Mlle de La Charnaye ne pouvait se remettre de son tremblement ; elle reconnut enfin Paulet le jardinier. — Mademoiselle, nous sommes perdus, nos gens sont morts, les bleus arrivent. — Plus bas, dit Colombe avec effroi en montrant la porte du fond. Mlle de La Charnaye, pâle, engourdie, ne savait ce qu’on voulait lui dire. — M. de Vendœuvre est mort, reprit Paulet ; M. de Thianges est mort ; les bleus s’avancent pour nous tuer. Pierre les a vus. Il faut vous sauver, vous et monsieur le marquis. Il n’y a plus personne à Vauvert. Les bleus étaient hier à Clisson. Ils ont brûlé la Frette. Ils seront peut-être ici dans deux heures. — Le pauvre homme bredouillait et disait tout pêle-mêle, Mlle de La Charnaye ne répondait pas. Colombe et le jardinier la pressaient, les larmes aux yeux ; elle s’écria enfin : Que faire ? ô mon Dieu ! que voulez-vous que je fasse ? — Il faut venir avec nous, nous avons de quoi vous retirer ; nous nous ferons tuer pour monsieur le marquis. — Non, c’est impossible, dit Mlle de La Charnaye égarée ; je vous en prie, Paulet, ne me quittez pas. Oui, descendez, vous nous suivrez.

Elle s’était levée, elle allait et venait dans la chambre. Paulet redescendit à la hâte. — Laissez-moi, laissez-moi, dit-elle à Colombe, qui s’agitait autour d’elle. Mon Dieu ! je vais mourir assurément avant de quitter cette maison… Mon Dieu ! donnez-moi la force… Allez m’attendre, Colombe.

La femme de chambre sortit. Mlle de La Charnaye se laissa tomber sur son lit. Elle sentait qu’il devenait impossible d’abuser plus long-temps son père ; elle était résolue à tout lui déclarer, et l’idée de la scène qui allait suivre la jetait dans l’anéantissement. C’était la foudre dont elle allait le frapper tout à coup ; il pouvait la maudire, ou perdre la raison, ou se livrer aux bleus. Elle se levait comme dans la fièvre, en disant d’une voix brève et désespérée : « Oui, je lui dirait tout. »

Elle alla jusqu’à la porte ; mais la pensée que son père dormait paisiblement et qu’elle allait lui porter ce coup dans un tel moment, l’embarras des premières paroles qu’elle devait dire, la firent encore fléchir. Elle demeurait sur le pied de son lit dans une sorte d’agonie. Colombe rentra doucement, et, la voyant en cet état, courut à elle, la pressant, disant que tout était prêt, qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Mlle de La Charnaye se redressa, animée d’une inspiration subite. — Où nous mène Paulet ? — À la serre du parc. — Seul ? — Il a tout arrangé pour que la route soit sûre. — Essayons. À la volonté de Dieu !

Elle prit dans une armoire un paquet de hardes qu’elle ordonna Colombe de porter au marquis à la place des vêtemens qu’il avait quittés la veille. Elle se mit ensuite à genoux sur son prie-dieu, et y resta quelques instans ; elle mit en ordre certains objets, choisit des papiers, ferma des coffres, et entra chez le marquis.

Le jour ne pointait pas encore ; M. de La Charnaye dormait profondément, elle le réveilla d’un ton doux et ferme. — Mon père, il faut partir ; M. de Sainte-Flaive, qui n’a point suivi ces messieurs, envoie tout exprès vous demander si vous avez encore le désir de rejoindre l’armée. — Oui, certes, dit le marquis à demi réveillé. — Il faut donc nous mettre en route, il nous attend jusqu’à ce soir ; c’est à huit lieues d’ici. Puis M. de la Frette est mort. — Il a été tué ? Oui, mon père. — Le marquise se mit sur son séant et joignit les mains. — Encore un, ô mon Dieu ! que vous recevrez sans doute dans votre gloire.

Le temps pressait et Mlle de La Charnaye en sentait tout le prix. Le moindre bruit au dehors la faisait défaillir. — Il est, ce me semble, un peu grand matin, dit le marquis. — Il fait grand jour, dit Mlle de La Charnaye. Elle avait réponse à tout ; elle avait tout préparé ; elle montrait tout à coup un calme, une force d’ame, une présence d’esprit, une habileté admirables ; elle trouvait à point les prétextes, les expédiens ; elle alla jusqu’à expliquer qu’il était convenable de paraître en habits de deuil à cause des pertes de l’armée, et qu’elle n’avait pu s’en procurer que chez un des fermiers, parce que monsieur le curé n’en avait point ; que cette nouvelle était tout-à-fait imprévue ; qu’il faudrait aller à pied, parce qu’on avait équipé des cavaliers avec tous les chevaux de la maison, et qu’on avait donné les bœufs à des métairies ruinées ; enfin, que si l’on trouvait M. de Sainte-Flaive parti, on rejoindrait l’armée comme on pourrait. Mlle de La Charnaye elle-même n’avait plus d’autre espoir que de se réunir à quelques débris des bandes vendéennes, au milieu desquelles ils seraient plus en sûreté que dans une terre isolée et livrée à l’ennemi. Elle ajoutait sur l’état du pays des détails qui pouvaient préparer le marquis à la triste réalité : qu’il serait bon de prendre des précautions ; que les bleus avaient des espions et peut-être des bandes armées dans le Bocage ; à quoi le marquis disait d’un air de grande confiance : — Oh ! ils n’oseraient pas s’y frotter ! — Elle dit aussi que Paulet et les chappuseurs (bûcherons) les hébergeraient de leur mieux sur la route. — C’est bien fait quant à toi, dit le marquis ; pour moi, je suis habitué au bivouac. Mes infirmités m’ont amolli, mais je ne suis pas encore si vieux que je ne puisse m’y résigner fort bien. — Mlle de La Charnaye n’osait le presser davantage, quoiqu’elle s’attendît de minute en minute à entendre le cri des bleus. Elle allait vers la fenêtre et prêtait l’oreille aux bruits de la campagne. Elle demeura calme et résignée dans cette situation terrible, et dit doucement à son père de s’habiller. Le marquis ne fit aucune difficulté. Ses désirs aidèrent à le tromper aisément.

Mlle de La Charnaye se retira dans l’autre pièce et se mit au balcon, pâle, palpitante, les yeux fixés au loin sur la cime des bois. Paulet montait de moment en moment, d’un air effaré, pour dire qu’on se hâtât, et qu’il n’y avait plus personne à Vauvert. Mais on ne pouvait se résoudre à inquiéter le marquis. Il s’écoule une demi-heure mortelle. — Nous mourrons ici, dit Mlle de La Charnaye, si c’est la volonté de Dieu. — Elle avait donné l’ordre à toutes les personnes qui restaient dans le château de s’en aller. Ces braves gens avaient obéi à la dernière extrémité, et quand ils avaient su qu’ils ne pourraient suivre leurs maîtres. En ce moment, Colombe arriva, les yeux gonflés de larmes, pour faire ses adieux. — Tu ne viens donc pas avec nous ? dit Mlle de La Charnaye. — Les sanglots coupaient la parole à la pauvre enfant. — Où voulez-vous que j’aille, mademoiselle ? Gratien est mort ; je n’ai plus que vous dans le monde, et je n’ai plus qu’une chose à faire pour votre service. Je veux garder votre maison. Une pauvre fille toute seule ! ils n’oseront peut-être pas lui faire de mal, ni rien prendre… J’aurai soin de votre bien… et quand vous reviendrez… vous retrouverez… — Elle se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Paulet fut obligé de les séparer. Il prit Colombe par le milieu du corps et l’emporta. Il fut impossible de la décider à quitter le château. On entendit bientôt la voix du marquis. Il se plaignait que l’étoffe de ses habits était bien grossière. Il était complètement déguisé en paysan. Mlle de La Charnaye lui dit qu’en effet c’étaient ceux de Hubert, qui avait perdu sa mère l’an passé, et qu’on était encore trop heureux, dans la misère du pays, d’avoir pu se les procurer. Avant de partir, elle ajouta aux bijoux qu’elle emportait vingt-cinq louis, qui étaient tout l’argent qui restait au château ; enfin elle avertit Paulet, qui marcha devant eux en silence. Les gens de Vauvert avaient voulu emmener le marquis au milieu d’eux, mais Mlle de La Charnaye avait défendu qu’on l’approchât, de peur qu’une imprudence n’éveillât ses soupçons ; ces bonnes gens, d’ailleurs, ne pouvaient lui offrir des ressources meilleures que celles qu’elle avait concertées avec le jardinier.

On descendit dans le jardin qui menait au parc, mais on passa derrière une haie qui côtoyait la grande avenue. Paulet, comme il était convenu, les accompagna près d’un grand quart de lieue ; après quoi Mlle de La Charnaye le supplia de rejoindre sa femme et ses enfans, qu’il avait dépêchés avec d’autres femmes de la paroisse. Elle ajouta, pour l’y décider, qu’elle savait son chemin jusqu’à la serre du bois. C’était une masure qui avait servi autrefois de rendez-vous de chasse. Paulet s’en alla lestement par un sentier détourné.

Les chemins qu’ils suivaient à travers des terrains inégaux couverts de bois et d’ajoncs, et coupés de marais, étaient véritablement inextricables pour des gens étrangers au pays ; mais Mlle de La Charnaye avait passé sa vie dans ces campagnes, et les avait souvent parcourues à cheval avec son frère. La saison où l’on était ajoutait aux difficultés de la route. Le bois mort et les feuilles sèches avaient effacé les chemins frayés ; les eaux de pluie amassées inondaient les bas-fonds ; certains passages profondément encaissés n’étaient plus que le lit d’un torrent entraînant les terres délayées, et laissant à peine çà et là un rebord praticable ; souvent une vaste mare, un vrai lac à demi glacé, comblant le ravin, arrêtait tout net les voyageurs, et les forçait de se détourner à travers des halliers. Le ciel était brumeux une bise humide et froide sifflait à travers le bois sec. Des troupes de fuyards, tant de Vauvert que des paroisses voisines, des femmes, leurs enfans sur le dos, des vieillards se traînant à peine un bâton à la main, le fusil en bandoulière, sillonnaient le pays en tout sens. On s’épouvantait les uns les autres quand on venait à se rencontrer, et chaque troupe se croyait en face des bleus. Souvent on tombait, au tournant d’une haie, au milieu d’une famille entière, qui s’arrêtait au bruit des pas ; Mlle de La Charnaye se sentait défaillir, et quand elle avait trouvé la force de dire au marquis quelles gens c’étaient, le marquis, grave et tranquille, se mettait à crier : — C’est toi, un tel ; c’est donc aujourd’hui marché aux bœufs ? — Mlle de La Charnaye regardait ces bonnes gens en mettant un doigt sur la bouche. — Oui, monsieur le marquis, répondait le fermier ébahi. Et tous se découvraient et les regardaient passer avec pitié et respect. D’autres fois c’était un homme qui se glissait dans les buissons à leur approche en froissant les branches. — Quel est ce bruit ? demandait le marquis. — Quelque daim effarouché qui gagne son gîte, répondait Mlle de la Charnaye, plus morte que vive. Et puis elle essayait de glisser dans la conversation certaines conjectures qui pouvaient préparer le marquis à ne trouver ni M. de Sainte-Flaive ni sa maison à la fin du jour. Il leur arriva plusieurs fois d’échapper à la mort comme par miracle, passant à chaque instant au bout du fusil de quelque paysan guettant les bleus à l’affût. Mlle de La Charnaye lui faisait un signe, et l’homme, abattant son arme, ôtait son chapeau.

À un certain moment, le marquis s’arrêta, prêtant l’oreille dans le silence des bois, où criaient à peine quelques feuilles. — Qu’est-ce que cela, ma fille ? N’entendez-vous pas le tambour ? — Ils s’arrêtèrent. — Je n’entends rien, dit Mlle de La Charnaye. — Écoutez bien, c’est comme le bruit du tambour. — J’entends ; mais vous savez que le moulin de Catheleine est de ce côté. — Cela est fort possible. J’ai toujours le tambour dans l’oreille.

Ils se remirent à marcher. Un peu après, on entendit comme le bruit d’une fusillade éloignée. — Je vous jure, mon enfant, que j’entends la mousqueterie. — Comment cela se pourrait-il ? dit Mlle de La Charnaye en laissant tomber ses bras le long de son corps. — Laissez-moi faire, reprit le marquis. Il se mit à genoux et porta son oreille contre terre. — C’est une fusillade, et des mieux nourries ; le bruit cesse… il reprend. — À moins, dit Mlle de La Charnaye, qu’il n’y ait quelque noce dans les environs… ou que les garçons ne s’exercent au tir. — Il faut que ce soit cela ; un exercice militaire commandé par ces messieurs… Je le conseillais depuis long-temps. Il n’est pas possible que l’ennemi… nous saurions quelque chose. — Il reprit sa marche d’un air convaincu. Mlle de La Charnaye tremblait et doublait le pas. — Vous me faites marcher bien vite, dit le marquis en souriant. Mlle de La Charnaye saisit cette occasion de déclarer qu’il ne fallait plus songer à gagner le terme du voyage ; elle fit valoir le mauvais état des chemins, qui leur permettait à peine d’arriver au lieu où Paulet les devait attendre.

Cette triste journée fut bien longue. Paulet parut enfin à quelques pas de la masure qu’il avait préparée à la hâte pour recevoir le marquis. Son premier mot fut qu’il fallait y passer la nuit, comme il avait été convenu avec Mlle de La Charnaye, et que M. de Sainte-Flaive était déjà parti. Le marquis, fatigué et assez mécontent, demanda aussitôt du feu pour sécher ses pieds ; mais Paulet, qui savait la guerre, avertit Mlle de La Charnaye que la fumée trahissait les caches et attirait les patrouilles. Il s’excusa tout haut comme il put sur ce qu’il n’avait rien de ce qu’il fallait. Ils se consultèrent ensuite, lui et Mlle de La Charnaye, tandis que le marquis s’arrangeait pour dormir. Mlle de La Charnaye, épuisée par les émotions de la route et l’abandon où elle se voyait, se mit à fondre en larmes. Paulet avait le cœur brisé. Il pensa qu’il serait moins douloureux à la jeune fille de se trouver au milieu de gens du pays ; il lui dit qu’on venait d’établir un refuge à peu de distance, et qu’il les y conduirait le lendemain en prenant toutes les précautions convenables ; que la contrée, fouillée en tous sens, était à feu et à sang ; que les bleus étaient sans doute à Vauvert, et qu’elle serait du moins plus rassurée au milieu de ses paysans. Il sortit en ajoutant qu’il reviendrait les prendre au point du jour.

Le lendemain, on annonça au marquis qu’on allait se mettre en route comme on pourrait pour rejoindre l’armée, en lui faisant espérer qu’on trouverait plus tard quelque monture, quelque voiture à bœufs. — Assurément, dit-il avec gaieté, si l’on sait que j’ai fait à pied ces quarante lieues, l’armée me saura gré de ce pèlerinage. — On partit. Paulet frayait le passage une hache à la main, abattant les branches et maudissant les mauvais chemins qu’il fallait prendre.

On arriva au refuge trois ou quatre heures après la tombée de la nuit. Paulet prit les devans pour répondre aux qui vive des paysans et les prévenir, puis il revint chercher les voyageurs avec un flambeau de résine. Ces refuges étaient des habitations établies au cœur de bois épais et faites de piquets et de palissades ; les troncs d’arbres servaient de colonnes, et les branches de toits ; des charrettes acculées et tendues de toiles abritaient toute une famille ; des villages entiers se sauvèrent ainsi dans cette terrible guerre. On a retrouvé de ces refuges qui étaient devenus de véritables villes et où l’on voyait des vestiges de places et de rues tracées parmi les arbres.

On mit le marquis dans une hutte un peu écartée, et Paulet, avant de s’en aller, promit à Mlle de La Charnaye qu’il reviendrait le lendemain avant le jour lui donner des nouvelles et lui dire s’il avait trouvé un asile plus sûr, ou s’il y avait quelque moyen de gagner Bressuire. Mlle de La Charnaye ne put reposer un instant au milieu de cette population éplorée. Vers minuit, il y eut une alarme. De hardis paysans, qui se glissaient jusqu’aux avant-postes des bleus, vinrent annoncer que les républicains, guidés par un traître, devaient s’avancer vers le refuge. On tint conseil, et l’on décida que dans tous les cas il fallait se disperser dans les environs, quitte à revenir si ce n’était qu’une fausse alerte. Deux heures après, un paysan placé en sentinelle accourut, et avertit qu’on n’avait que le temps de s’enfuir, et qu’un fort détachement marchait dans la direction du bois. Cette nouvelle jeta partout le trouble et l’épouvante. Déjà beaucoup de monde s’était enfui. Les mères, dans un morne désespoir, serraient leurs enfans endormis sur leur sein ; on attachait les bestiaux aux palissades. Mlle de La Charnaye, dans ce désordre, ne savait plus que devenir : Paulet lui avait expressément recommandé de l’attendre, et Paulet n’arrivait pas. Elle ne savait à qui demander assistance parmi ces gens égarés, où chacun avait trop à craindre pour s’occuper des autres, où le rang, l’âge et le sexe étaient méconnus, où il eût fallu se sacrifier pour traiter avec les égards convenables un pauvre aveugle comme le marquis. Heureusement celui-ci, accablé de fatigue, dormait profondément. Abandonnée, voyant tout le monde se disperser çà et là, ne sachant plus sa route, incertaine si, de part ou d’autre, elle ne tomberait pas au milieu des bleus, elle voulut obstinément attendre la mort, et s’accroupit comme folle au pied d’un arbre, en dehors de l’abri souterrain où dormait son père. Un paysan armé, qui remarqua des vêtemens blancs, lui demanda ce qu’elle faisait là. — J’attends Paulet de Vauvert. — Cet homme lui dit que Paulet venait d’être pris et sans doute fusillé. — On nous tuera donc à cette place, mon père et moi, dit-elle en baissant la tête.

Le jour pointait, on entendit des coups de fusil assez rapprochés, et l’on vint dire qu’on avait mis le feu en plusieurs endroits du bois. Le trouble s’accrut, on se mit à courir ; des hommes prenaient des vieillards sur leurs épaules ; il ne restait presque plus personne. Mlle de La Charnaye ne bougeait point ; le même paysan qui lui avait parlé la souleva par-dessous les bras pour la forcer à fuir. Elle se leva, réveilla son père, et le mena dans le premier chemin qui s’offrit à elle.

Le bois était désert, on n’entendait plus rien. Le marquis fit des questions, sa fille lui dit qu’ils avaient couru des dangers ; il se moqua de ses frayeurs, et lui reprocha, en riant, de n’être point de la famille ; il se plaignit ensuite de la fatigue. Elle n’y put tenir plus long-temps et fondit en larmes. Le marquis l’entendit sangloter, et, se méprenant sur la cause de ses pleurs, il se récria aussitôt : — Ah ! ma pauvre enfant ! j’ai le courage de me plaindre, et je ne songe point que c’est toi qui souffres le plus, toi qui es faible et si peu accoutumée à ces fatigues ; tu dois avoir bien mal dormi cette nuit, et voilà des journées bien au-dessus de tes forces. Courage, ma fille, nous trouverons enfin quelque chariot dans ce maudit pays, et, une fois à Bressuire, nous sommes hors de peine. — Elle saisit cette occasion de lui dire qu’ils étaient obligés de faire de grands circuits, et elle eut encore le courage de colorer de divers prétextes tout ce qui pouvait sembler étrange au vieillard ; mais le moindre bruit, la chute d’une feuille, le vol d’un courlis, le cri d’un geai, lui coupaient la parole et la glaçaient d’épouvante.

Ils arrivèrent sur la lisière du bois, où il y avait un chemin assez large, profondément sillonné par les charrettes ; mais, craignant d’y être trop en vue, Mlle de La Charnaye prit un sentier qui le longeait derrière une haie, et que les piétons avaient pratiqué durant les temps d’hiver, où le grand chemin était inondé. Mlle de La Charnaye était exténuée. Des marches longues et pénibles, sans sommeil et sans repos, des secousses violentes, de mortels accès de terreur, tout avait concouru à l’accabler. De plus, elle n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures, parce qu’elle donnait à son père le peu de vivres qu’elle avait pu se procurer. Elle n’avait pas senti d’abord ce besoin dans l’état de fièvre où elle était ; mais ses forces étaient vaincues, elle avait les pieds enflés et tout le corps endolori ; son père, malgré ses efforts, l’accablait encore en s’appuyant sur son bras ; elle tomba dans une extrême faiblesse et vit le moment où elle ne pourrait plus marcher. Elle se souvint qu’il lui restait un peu de pain de la veille, qui pourrait la soutenir ; il y en avait moins qu’elle ne pensait, et ce n’était qu’une méchante croûte de pain noir. Elle demanda donc à son père s’il avait faim ; le marquis dit qu’il mangerait volontiers, et qu’il avait même grand appétit ; elle répondit qu’elle n’avait que très peu de chose, que, pour elle, elle pouvait attendre qu’ils eussent trouvé mieux, et elle lui donna le morceau de pain tout entier.

Pour comble de misère, une pluie drue et froide commença de tomber ; déjà vêtue assez légèrement pour la saison, elle en était toute percée ; elle avait laissé son mantelet au refuge ; dans le trouble du départ. En outre, l’inquiétude la gagnait sur l’issue du chemin qu’ils avaient pris ; elle regardait au loin ces taillis impénétrables qui en couvraient les détours, elle se demandait s’il ne valait pas mieux se réfugier sous ces arbres et attendre qu’une bonne ame passât. Tout à coup elle demeura sans pouls et sans haleine ; le marquis s’était arrêté comme elle : — N’entendez-vous rien, ma fille ? — Elle ne put répondre. — J’entends les pas d’une troupe. — C’est le bruit de la pluie dans les feuilles.

Mlle de la Charnaye entendait distinctement, dans le chemin dont la haie les séparait, un bruit de pas accélérés comme ceux de soldats en marche ; il s’y joignait un cliquetis d’armes et de harnais militaires. — Ma fille ! s’écria le marquis, ce sont des troupes, écoutez. — Mlle de La Charnaye, temblante, ne songeait pas même à trouver une parole. Les pas approchaient. — Ce sont de nos gens ; je saurai qui c’est, ils nous tireront d’embarras. — Il fit un mouvement pour aller de ce côté, sa fille lui saisit la main : — Au nom du ciel ! mon père, n’en faites rien, vous savez que les bleus… — Allons donc ! ils viendraient sans façon en promenade dans le pays insurgé ?

Les premiers hommes du détachement défilaient de l’autre côté. — Mon père, mon père ! dit Mlle de La Charnaye en arrêtant le marquis. — Mais quoi donc ? — J’ai peur. — Vous êtes folle. — Et, comme il allait élever la voix, elle ne put que se jeter à son cou et lui mettre la main sur la bouche en disant d’une voix étouffée : Silence ! silence ! Le marquis, tout étourdi, céda à cette violence. Le bruit que faisaient les soldats entre eux fit qu’ils ne s’aperçurent de rien. Ils s’éloignèrent. Le marquis, croyant qu’il ne s’agissait que d’une frayeur déraisonnable de jeune fille, se fâcha et soutint son dire. Mlle de La Charnaye, le péril passé, s’excusa de son mieux. Cependant, quoiqu’il ne se plaignît pas, le marquis était visiblement excédé de besoin et de lassitude ; il s’inquiétait de cette course interminable, et demanda plusieurs fois si l’on n’arriverait pas bientôt. Mlle de La Charnaye avoua qu’elle se croyait égarée. Le marquis disait entre ses dents : — Ce drôle de Paulet ne pouvait-il rester avec nous, au lieu de s’en aller courir je ne sais où ?

De temps en temps ils s’arrêtaient, le marquis donnait ses indications, qui étaient inutiles, puisqu’il n’était point où il croyait être. L’incertitude et les angoisses de Mlle de La Charnaye redoublaient par la crainte du danger qu’ils venaient de courir. Elle se recommanda à Dieu et entraîna son père dans un faux-fuyant au bout duquel on voyait un jour à travers les branches qui le couvraient en voûte. Elle entrevit, en s’approchant de l’issue, une espèce de clairière formée par un de ces embranchemens de plusieurs routes qu’on appelle patte d’oie.

Ils venaient de passer à peine les derniers arbres, quand un éclat de voix fit retourner Mlle de La Charnaye. — Qui vive ? cria une sentinelle. — Ami, répondit le marquis. Il y avait en cet endroit une escouade de bleus au repos, les armes en faisceaux ; quelques-uns prirent leurs fusils, les autres se levèrent au bruit ; le marquis se mit à crier : — Messieurs, vous êtes nombreux, à ce qu’il me semble. Si vous avez parmi vous quelque chef, faites-moi la grace de l’appeler. — Mlle de La Charnaye le suivait machinalement, sans le retenir, comme s’ils marchaient à la mort. Une voix appela le capitaine Mainvielle, les soldats s’avancèrent l’officier en tête. — De quelle paroisse êtes-vous ? disait le marquis, y a-t-il là quelqu’un de Vauvert ? Où va-t-on ? Qu’y a-t-il de nouveau ? Si vous rejoignez l’armée, nous y allons aussi. — Dans l’étonnement où étaient les militaires, une illumination soudaine traversa l’esprit de Mlle de La Charnaye ; elle porta la main à son front, comme pour indiquer que cet homme n’avait plus sa tête, et, lui tenant le bras, elle fit des épaules un mouvement plein de compassion. L’officier releva les baïonnettes de la main. — Laissez passer ce pauvre homme qui est aveugle, dit-il à voix basse. Mlle de La Charnaye regarda cet officier d’un air de reconnaissance inexprimable. Le visage de cet homme et le nom qu’elle avait entendu lui rappelèrent dans son trouble un souvenir confus. — C’est donc un vieux fou ? dit un soldat. Le marquis se retourna surpris et menaçant. Mlle de La Charnaye l’entraîna doucement en lui disant que ces hommes-là étaient étrangers, et en essayant de le calmer par tout ce qu’elle put imaginer ; mais sa constance, sa fermeté, son dévouement étaient à bout. Cette dernière secousse l’avait accablée. Elle avait hâté le pas pour s’éloigner des soldats, elle ne se soutenait plus que par une espèce de fièvre qu’entretenaient le désordre et l’horreur de ses idées. Elle avait pu juger que tous les environs étaient envahis, et que dans l’ignorance où elle était des chemins, elle n’avait échappé aux périls qu’elle venait de courir que pour tomber en de plus grands.

La nuit venait. Elle ne voyait de toutes parts que l’ennemi et la mort. Cette pensée qu’elle ne savait pas où elle allait lui revenait toujours ; elle jeta les yeux çà et là et crut reconnaître une avenue des alentours de Vauvert. En effet, après un long circuit, elle s’était sans cesse égarée et n’avait fait, au lieu de s’en écarter, que revenir au château, c’est-à-dire parmi les bleus. Un frisson lui courut par tout le corps, elle douta un moment ; mais, à un certain endroit, elle découvrit, par une échancrure du feuillage, le faîte de la maison seigneuriale. Ce fut le dernier coup. Elle voulut se jeter aux pieds de son père et lui crier qu’ils étaient perdus, elle tomba sur les genoux, elle allait parler, quand un froissement dans les herbes et des pas précipités qui approchaient achevèrent de lui ôter toutes ses forces. Elle distingua une forme humaine dans le taillis. Un éblouissement l’aveugla, elle ne put que pousser un cri. — Holà ! s’écria le marquis ; personne ne viendra-t-il au secours de mon enfant ? — Un homme parut. — C’est vous, mademoiselle ? C’est moi, c’est Paulet, n’ayez pas peur. — Que le diable t’emporte ! dit le marquis.

Mlle de La Charnaye était évanouie, on s’occupa de lui donner des soins. Paulet avait de l’eau-de-vie dans une gourde, il en mouilla les tempes et les lèvres de la jeune fille ; elle rouvrit les yeux, il lui fit manger une bouchée de pain, et sans songer à répondre au marquis : — Allons, courage ! dit-il, courage ! à quelques pas d’ici nous serons tranquilles, il y a bien long-temps que je vous cherche. — Il les prit chacun par un bras, et les entraîna du côté par où il était venu.

Ils arrivèrent à une hutte de chappuseurs, une de ces cases où le paysan du Bocage se retire dans les loisirs de l’hiver pour chappuser, c’est-à-dire équarrir du bois et façonner ses outils aratoires. C’était une cabane creusée à demi dans la terre, et dont le toit, fait de branchages, était presque au niveau du sol et se confondait à s’y tromper avec des tas de fagots amoncelés de tous côtés. On distinguait parfaitement de cet endroit tous les bâtimens de Vauvert, et l’on était pour ainsi dire au pied des murs ; mais Paulet insinua à Mlle de La Charnaye que cette cache était la meilleure, parce qu’on ne songerait pas à les chercher si près du château. Puis, la tirant à part, il lui raconta ce qui lui était arrivé. Il avait été pris en effet par une détachement dont l’officier lui avait sauvé la vie, et cet officier n’était autre que le frère de Mainvielle l’ancien valet de chambre de monsieur le marquis. Le capitaine Mainvielle s’était informé de la famille de M. de La Charnaye, se montrant très empressé de la secourir, et c’était lui-même qui les avait laissé passer dans le bois de l’Ermitage, au risque de se compromettre vis-à-vis de ses supérieurs. Enfin le brave militaire, après l’avoir arraché à la fusillade, lui Paulet, l’avait pris en apparence pour servir de guide et d’espion à sa compagnie, mais en réalité pour se concerter avec lui sur les moyens d’être utile à son ancien capitaine, M. De La Charnaye, dont il savait tous les malheurs. Paulet dit aussi que tout allait assez bien, mais qu’il fallait encore user des plus grandes précautions, parce que le capitaine Mainvielle lui-même ne pouvait les secourir qu’en se cachant, et risquait sa vie pour eux. Il ajouta qu’il reviendrait dans peu les avertir de ce qui se passerait, et s’en alla en leur laissant un peu de pain qu’il avait sur lui.

L’intérieur de la masure était assez spacieux, et divisé en deux pièces. On y voyait encore les meubles et les ustensiles des gens qui l’avaient habité. Le marquis, après avoir mangé, se coucha sur une espèce de grabat soutenu par des piquets. On lui avait fait entendre qu’on s’était tout-à-fait égaré. Mlle de La Charnaye, n’osant lui dire qu’il n’y avait qu’un lit, veillait, prêtant l’oreille, et, tressaillant au cri des oiseaux de nuit.

Au point du jour, elle entendit des roulemens de tambour dans le lointain ; la pluie tombait encore. Paulet revint les trouver en rampant dans les broussailles, il en avait les mains toutes déchirées ; il apprit à Mlle de La Charnaye que les bleus, ayant tout dévasté à Vauvert, ne pouvaient manquer de l’abandonner bientôt, qu’il avait été question de mettre le feu au château ayant de partir mais qu’il fallait espérer qu’on y renoncerait. — Et Colombe ? demanda Mlle de La Charnaye — Ah ! mademoiselle, il n’y faut plus penser, elle est au ciel comme bien d’autres. — Mlle de La Charnaye joignit les mains en baissant la tête sans pleurer : elle n’avait plus de larmes. Elle demanda ensuite si l’on savait quelque chose de l’armé vendéenne. Il répondit que non, que sans doute elle était détruite, et il lui apprit de plus cette effroyable nouvelle, que la reine avait péri sur l’échafaud comme le roi, que le sang coulait toujours par toute la France, et que la terreur était à son comble. Mlle de La Charnaye écoutait d’un air stupide, avec des frissons nerveux ; elle était pâle comme une morte. Cet entretien avait lieu à l’entrée de cette espèce de tanière, et le vent du matin semblait faire tant souffrir Mlle de La Charnaye, que Paulet, en s’en allant, lui jeta sur les épaules une espèce de couverture en peau de bique dans laquelle il couchait sur la terre. Avant de partir, il lui montra, comme pour la consoler, six cocardes tricolores qu’il serrait dans sa ceinture. — Ce sont ceux que j’ai abattus depuis hier. — Et comme Mlle de La Charnaye, épouvantée, lui reprochait de trahir les bleus, cet homme lui dit avec un calme farouche : — Allons donc ! mademoiselle, il n’y a ni foi ni loi avec ceux-là qui ont éventré mes pauvres petits et ma femme, qui est morte en les suppliant ? Hier ils avaient promis grace aux gens de La Frette, et ils les ont taillés en morceaux. — Mlle de La Charnaye détourna la tête et revint auprès de son père ; le voyant sommeiller doucement, elle se jeta à genoux, et puisa quelque courage dans une prière fervente.

Le tambour battait encore ; le marquis se réveilla et demanda ce que c’était. Elle répondit que c’était sans doute la troupe qu’ils avaient rencontrée la veille ; ils déjeunèrent ensuite avec leur pain noir, elle lui fit entendre qu’il était impossible de trouver autre chose chez les bons camarades qui les avaient reçus.

— Mais comment se fait-il, reprit tout à coup le marquis, qu’entouré de nos paysans, je ne sache rien de ce qui se passe ? — Elle reprit que ces gens-là ne savaient rien eux-mêmes, et que, le théâtre de la guerre étant au-delà de la Loire, les communications étaient fort difficiles. — Où sommes-nous enfin ? — Elle répondit en balbutiant qu’elle l’ignorait elle-même. — Je ne sais comment nous vivons, ni ce que nous faisons, dit le marquis d’un ton sévère ; vous ne me cachez rien, je pense, mademoiselle de La Charnaye ?

Depuis long-temps les facultés du marquis s’étaient visiblement affaiblies ; l’âge, les infirmités, l’erreur où on le tenait, l’avaient mis vis-à-vis de Mlle de La Charnaye dans une dépendance puérile à laquelle sa fille s’était accoutumée : ce réveil menaçant la confondit. — On n’a pris aucune précaution, je suppose, et nous n’aurons plus de nouvelles de mon fils ! — Mlle de La Charnaye avait sur elle la dernière lettre supposée qu’elle avait écrite la veille du départ ; elle répliqua que Paulet lui avait remis des papiers. — Que ne les lisez-vous donc ? reprit brusquement le marquis. Elle jugea qu’il fallait encore faire cet effort, qui serait le dernier peut-être ; elle s’approcha d’une ouverture qui laissait pénétrer un rayon de lumière, et lut ceci d’une voix altérée : « … On a repris les hostilités depuis le 15 ; le moment a été jugé favorable à cause des divisions de la convention et des succès des alliés. L’Espagne a cessé les négociations, la guerre se rallume de toutes parts. »

— Dieu soit loué ! interrompit le marquis, point d’accomodement avec ces monstres.

« … Le corps d’armée des généraux Kléber et Marceau, battu à Laval, s’est reformé à Antrain. Nous marchons sur Granville. »

— Que diable vont-ils faire à Granville ? dit-il encore.

Mlle de la Charnaye avait disposé cette lettre d’après les rumeurs vagues qui couraient sur l’expédition d’outre-Loire. Elle reprit : « … Cette marche a été décidée sur l’assurance des secours de la flotte anglaise ; la reine d’ailleurs l’a approuvée en plein conseil. » À ce mot, Mlle de La Charnaye, qui venait d’apprendre le supplice de Marie-Antoinette, s’arrêta suffoquée et leva les yeux au ciel, demandant pardon à cette ombre auguste. — La reine ? dit le marquis. — J’y vois à peine, reprit Mlle de La Charnaye d’un ton ferme. « … La reine, au moment du départ, a passé dans nos rangs, son fils dans ses bras, et nous avons tous juré de mourir ou de la revoir sur son trône. » — Ah ! malheureux ! s’écria le marquis ; que ne puis-je mourir aussi après voir vu une pareille scène ! Oui, madame, vive le roi votre auguste fils ! — Mlle de La Charnaye profita de cet instant pour se remettre : « … On s’est mis en route aussitôt… »

Une détonation épouvantable, au milieu d’un bruit de mousqueterie, ébranla les profondeurs du bois. Mlle de La Charnaye, terrifiée, regarda par la lucarne, et vit dans la direction du château un nuage de fumée et les lueurs d’un vaste incendie ; un moment après, la flamme s’éleva. — Qu’arrive-t-il ? s’écria le marquis. Mlle de La Charnaye monta sur le rebord d’une charpente et avança la tête hors du toit : elle vit tout le château de Vauvert en feu ; les combles s’effondraient, les tours s’écroulaient, les soldats couraient de fenêtre en fenêtre, pillant et jetant du linge et des meubles. Elle ne pouvait détacher ses yeux de cet horrible spectacle, et ne répondait rien à son père. Tout à coup le sang de la noble race qui avait vécu sous ce toit respecté s’indigna dans les veines de cette jeune fille, tout l’esprit de la famille se ralluma en elle un instant, elle faillit s’écrier : Mon père, on brûle votre maison ! et le traîner avec elle sous les décombres.

Elle retomba sur le banc en disant : — Mon père, ce bruit me fait grand’peur. — Le marquis, distrait de sa curiosité, s’efforça de la rassurer, et finit par dire que Paulet saurait sans doute la cause du bruit. Un peu après, il reprit, tout à ses idées dominantes : — Toujours les Anglais ! Vous verrez comme ils s’en tireront… Une partie gagnée… Nous n’en avions pas pour trois mois à prendre Paris. Continuez, je vous prie…

Mlle de La Charnaye ramassa le papier : « … Notre artillerie s’est enrichie de nos prises. Un corps de Bretons vient de nous rejoindre, ce qui nous fait en somme un renfort considérable d’hommes et de munitions. Nous espérons de plus trouver de nouvelles forces dans chaque département : Dieu vous garde, et vive le roi ! » — Vive le roi ! répéta le marquis avec enthousiasme. Ma fille, écoutez-moi, faisons diligence, je vous en prie ; je ne mourrai pas inutilement, j’en suis sûr ; je veux qu’on attache mon cheval à celui de mon fils, et qu’il me mène au milieu d’un bataillon ennemi.

Il se mit à chantonner entre ses dents la vieille marche du régiment de Flandre.

Mlle de La Charnaye, regardant toujours la fumée que le vent chassait au-dessus des arbres, épiait des bruits sinistres. Le roulement du tambour semblait approcher en divers sens ; elle entendit des cris au loin, puis des pas tout près, puis un mouvement dans la ramée ; elle se couvrit le visage de son mouchoir. Un coup de poing fit sauter le volet qui fermait l’entrée. C’était Paulet. Il la saisit par le bras, l’attira sur le seuil, et lui dit tout essoufflé : — Cela va mal, ils viennent de brûler le château. J’ai fait une demi-lieue pour vous avertir. On a découvert que le marquis est dans le pays, et on le cherche ; ils battent les buissons. Ne bougez point ; ce fourré est inabordable, et c’est encore l’endroit le plus sûr. — Je veux sortir, s’écria Mlle de La Charnaye hors d’elle-même ; ne me quittez pas, nous allons sortir. — Dieu vous en garde ! vous ne feriez point un pas sans vous livrer ; du courage ! j’ai mon fusil ici près, je reviendrai vous prendre. — Il s’approcha avec un regard qui semblait dire : Peut-être ne nous verrons-nous plus, — baisa la main de Mlle de La Charnaye, et se perdit comme un daim dans l’épaisseur du bois.

Tout à coup, dans la direction qu’il avait prise, partit un coup de feu suivi d’un profond silence. Elle rentra en s’appuyant aux parois, sa raison était ébranlée. — Ne pourrions-nous nous remettre en marche ? dit le marquis. — Il pleut, dit Mlle de La Charnaye. — Je le crois, et ce logis est déjà très humide. Au moins, qu’on fasse du feu. — Non, dit-elle vivement, car elle savait que c’eût été se trahir infailliblement… Non, reprit-elle glacée de terreur. Elle venait d’entendre la marche et les voix d’une troupe nombreuse. — Je suis gelé, dit le marquis en lui prenant les mains ; et vous-même, mon enfant, vous tremblez ; c’est égal, ajouta-t-il en se frottant les jambes, ceci n’est rien auprès de ce nous avons souffert en Souabe.

Les gens qu’on entendait n’étaient plus qu’à quelques pas. Mlle de La Charnaye vit par l’ouverture les baïonnettes qui dépassaient le taillis, puis elle distingua à travers les branches l’éclat des armes et des uniformes. Les soldats étaient éparpillés et s’avançaient avec précaution vers la hutte. À ce moment un véritable délire la saisit, le battement de ses tempes l’étourdit ; elle ne voyait plus, n’entendait plus, elle entrevit seulement comme un éclair que tout était fini, et qu’elle sauverait peut-être son père en se livrant ; elle se leva, s’arrêta encore, se jeta dans le bois, et se mit à courir, avec toutes les forces du désespoir, d’un côté opposé, en répétant, les mains crispées sur la poitrine : — Mon Dieu, sauvez mon père ! — Une brigande ! cria un bleu. Sa robe blanche la faisait distinguer à travers le bois. Elle avait réussi. Les soldats se détournèrent, se la montrèrent l’un à l’autre, et se mirent à sa poursuite, embarrassés de leur bagage.

Elle courait avec une vigueur inconcevable, les cheveux flottans, s’accrochant aux branches, rompant les herbes, déchirant ses pieds et ses mains, pour les attirer le plus loin possible. On lui tira huit ou dix coups de fusil malgré les cris du sergent. Elle ne tomba point. Les soldats les plus éloignés coururent pour lui couper le passage ; un d’eux était sur le point de l’atteindre. Ce danger l’excite encore, mais sa robe s’embarrasse dans un branchage ; elle tombe, se dégage, retombe, on court, on la prend. On vit alors sa robe tachée de sang. Elle avait trois balles dans les reins. Le sergent s’approcha, et dit de la part du capitaine qu’on ne lui fit d’autre mal et la menât au quartier. Comme elle était évanouie, on croisa des fusils, et on l’emporta sur ce brancard.

Les soldats, sauf les quelques hommes qui s’étaient détachés pour escorter la brigande, retournèrent sur leurs pas. Harassés de fatigues, et à peu près satisfaits de cette capture, ils ne cherchaient plus qu’un abri pour se reposer. La terre était partout trempée de pluie. Ils se rapprochèrent en causant de l’endroit où ils étaient d’abord. Des chevaux passèrent au galop. C’étaient le représentant, le chef de brigade et quelques gendarmes qui regagnaient les postes.

Tandis que cette scène s’était passée, le marquis, étonné d’abord de se trouver seul, avait appelé sa fille, de trop loin heureusement pour être entendu. Il pensa qu’elle était sortie pour parer en quelque chose au dénuement où ils étaient ; et, comme le froid lui devenait insupportable, il rôdait dans sa loge, cherchant çà et là les moyens de faire du feu. Il avait une longue habitude des chaumières du Bocage, et il fouilla d’abord le foyer ; les cendres étaient froides, mais on y avait laissé des débris de bourrées. Il tâta le long de la cheminée, trouva le sabot où l’on met les allumettes, et avec les allumettes l’amadou et le briquet du bûcheron. Il embrasa l’amadou dans un morceau de linge qui prit feu ; il s’accroupit, attisa, souffla, et fit tant, avec mille peines, qu’il parvint à mettre le feu aux feuilles sèches, puis il s’établit tout réjoui devant l’âtre. La flamme monta bientôt avec des flots de fumée.

Un groupe de quatre ou cinq soldats venait de s’engager sous des ajoncs robustes et s’occupait d’étendre les capotes sur un terrain plus sec pour se coucher, quand l’un d’entre eux, levant la tête en maudissant la pluie, hésita un moment, et dit enfin qu’il voyait un filet de fumée qui partait de quelque trou de brigand. — Grand bien lui fasse ! dit le caporal ; je ne suis pas en état de le déranger. — Cependant l’espérance d’un meilleur gîte les fit tous se lever et se remettre en quête.

Ils se dégagèrent avec peine du fourré et arrivèrent aux amas de fagots qui cachaient la hutte ; mais ils cherchèrent inutilement de tous côtés, sur ce ciel brumeux, la fumée qu’on avait vue. — C’est un feu éteint, dit l’un d’entre eux. — Ils donnèrent quelques coups de baïonnettes dans les bourrées, et, n’y voyant nulles traces, ils s’accommodèrent de l’endroit, s’y établirent çà et là, et s’endormirent pour la plupart.

Une heure s’écoula. Le marquis, blotti au coin de l’âtre éteint, récitait son chapelet pour s’exhorter à patience. Cependant il se lassait d’attendre, le froid l’avait repris ; l’inquiétude l’emporte, il se met à crier : — Thérèse ! Thérèse ! — Les soldats ronflaient et ne bougèrent point. Le marquis s’échauffe au bruit de sa voix et reprend plus haut : — Paulet ! Paulet !

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit le caporal à son camarade, que le bruit avait réveillé. Le marquis appelait toujours. — Il y a quelqu’un là, dit un soldat. — Quelqu’un de chez nous ? — Le caporal se leva.

Il entend la même voix, qui semble sortir de terre et qui le guide. Il cherche, tourne, soulève les branches, se glisse au travers. — Holà ! dit cet homme à demi endormi, voici l’abri ; nous sommes bien bons de rester à l’air.

Le marquis s’était tu à ce bruit. Deux des soldats eurent le courage de se lever. — Laissons dormir les fainéans, dit le caporal. — Ils se glissèrent en rampant dans la hutte, qui était obscure.

M. de La Charnaye était dans un coin qui écoutait ; ils ne le virent point. — Voilà le feu qui fume, dit l’un ; les brigands ne font que de partir. Je pense bien qu’il y en a un qui s’étouffe par ici. — Bon ! dit l’autre, mon amadou était mouillé. — Le soldat prit un tison pour allumer sa pipe. — Qui va là ? s’écria le marquis. — Qui va là toi-même ? dit le soldat en lui portant son tison au visage. Il vit qu’il était aveugle. — En voici un, dit-il, qui n’a pas pu suivre les autres. — Messieurs, dit le marquis en se levant et d’un ton impérieux, à qui ai-je l’honneur de parler ? — Les soldats se mirent à rire, et allumèrent leur pipe sans lui répondre. — Messieurs, reprit-il avec une dignité sévère, je suis vieux et aveugle… dites-moi si vous savez quelque chose sur les évènemens, et si vous n’avez pas vu ma fille près d’ici. — Approche, qu’on te voie, dit le caporal en le prenant au collet. — Sachez, dit le marquis en se redressant de toute sa taille, que vous parlez à l’un de vos officiers, et que ce sont les bleus qui m’ont mis dans l’état que vous voyez. — Ne te gêne pas, dit le caporal en se tournant vers ses hommes, je te conseille de t’en vanter. C’est bon, on prendra soin de toi. — Puis il appela ses camarades en dehors ; la hutte se remplit de soldats. Le marquis continuait sur le même ton. — C’est donc ainsi que se conduisent nos hommes à présent ? J’en informerai vos chefs, et je vous ferai dégrader à la tête de vos paroisses. Je vous apprendrai, blancs-becs, à respecter les vieilles moustaches. — C’est un restant de ci-devant, dit le caporal en sortant ; allons chercher l’officier et le représentant, qu’ils fassent de lui ce qu’ils voudront. — On laissa deux hommes en faction à l’entrée.

Les soldats pensaient que c’était le maître du château qu’on avait tant cherché. Le représentant, pressé de partir, chargea le chef de brigade de s’en assurer. Le capitaine Mainvielle fut le premier instruit de la découverte, et résolut avec Paulet, qui se désolait, de tenter un dernier effort pour sauver du moins M. de La Charnaye. On venait d’expédier sa fille à Nantes, mais si malade, qu’ils espéraient qu’elle échapperait au supplice.

Ils convinrent que Paulet s’introduirait auprès de lui sous prétexte de faire son métier d’espion, et le déciderait à cacher sa qualité, après quoi on tâcherait de le faire évader. Le capitaine Mainvielle risquait sa tête pour son ancien officier. Il accompagna Paulet lui-même, et lui ménagea la bonne volonté des factionnaires.

Paulet se glissa jusqu’auprès de M. de La Charnaye, qu’il trouva debout, encore tout échauffé, et marchant à tâtons le long des murs comme pour sortir. — Ah ! c’est toi, Paulet, s’écria-t-il, cela est heureux… — Et comme il entamait ses récriminations, Paulet se jeta à ses pieds, lui prit les mains, les mouilla de pleurs. — Monsieur le marquis, qu’avez-vous fait ? tout est perdu. — Et il lui raconta à la hâte, d’une voix entrecoupée de sanglots, où ils étaient, ce qui se passait, l’état du pays et tout ce qu’on lui avait caché. Le marquis le repoussa comme s’il rêvait ; Paulet ajouta ce qu’il put, avec des protestations pressantes et des marques de désespoir qui ne permettaient pas un doute. M. de La Charnaye était étourdi, et dit enfin : Et nos armées ? — Ah monsieur le marquis, vous ne savez rien : détruites, dispersées ; le pays est en cendres. Et la reine ? — Morte à Paris sur l’échafaud depuis deux mois. — Et le jeune roi ? — Toujours en prison dans la tour du Temple. — Et la coalition étrangère ? — Vaincue, dissoute. — Et mon fils ? — Il est mort, monsieur le marquis.

À ces questions faites coup sur coup, on eût dit un homme qui roule dans un abîme, s’accroche çà et là, et jette ses mains de place en place pour se retenir. Ce fut un coup aussi foudroyant que s’il eût à l’instant rouvert les yeux par miracle devant ces effroyables évènemens. Il laissa tomber sa tête sur ses genoux ; Paulet se releva plein d’impatience : — Il n’y a point une minute à perdre, il faut vous sauver, les soldats vont venir ; il y a un officier qui vous protège ; vous avez des habits de paysan comme moi, on dira que vous êtes mon père ou que vous n’avez pas la tête à vous ; laissez-moi parler, cela suffira. — Le marquis ne répondit point. — Je les entends qui viennent, reprit Paulet hors de lui ; c’est convenu : vous n’aurez rien à dire, vous vous appelez Jacques, c’est le nom de mon père. — Et il s’en alla.

En effet, le commandant arrivait, apportant les ordres du représentant. Le capitaine Mainvielle lui dit que cet homme était un paysan idiot et de plus aveugle. On fit dégager l’ouverture de la hutte, et les officiers s’y introduisirent.

Le capitaine Mainvielle dit au marquis : — Citoyen, voici le chef de brigade qui vient t’interroger. — C’est bien inutile, dit Paulet ; c’est mon père qui est un pauvre infirme. — Il fit signe de la main qu’il n’avait pas l’esprit libre. — Silence ! dit le commandant ; qu’il s’explique, on verra — Il reprit : — Dis donc, l’homme, comment t’appelles-tu ? Qui es-tu ? — Le marquis se leva au milieu d’un profond silence et dit : — Je m’appelle Marie-Athanase Chestien, marquis de La Charnaye, et le dernier de cette maison. — Vous voyez bien qu’il ne faut pas l’écouter ! s’écria Paulet. Le capitaine Mainvielle pâlit et dit en haussant les épaules : — C’est un vieux fou. — Non pas, messieurs ! s’écria le marquis à pleine voix ; je suis le marquis de La Charnaye ! j’ai perdu mon roi, mes enfans, mes biens ; obligez-moi de me laisser mourir. — Il ouvrit sa veste, prit son portefeuille et le jeta aux pieds du commandant.

Le commandant lança un regard sévère au capitaine Mainvielle. Il fit examiner les titres par les secrétaires. — C’est bon, dit-il ensuite ; qu’on l’emmène.

M. de La Charnaye, à dater de ce moment, ne répondit plus à personne, pas même à Paulet, qui tenta plusieurs fois de lui parler, et, chose singulière, il ne dit plus un mot de sa fille.

Il passa la nuit au campement, et fut dépêché à Nantes le lendemain. Cet homme, à cet âge et dans ses malheurs, avait conservé une force de corps et d’esprit incroyables ; il fit dix-huit lieues à pied en plein hiver, la tête découverte, et attaché à un fourgon côte à côte avec des soldats.


Les derniers détails que nous ayons pu recueillir sur M. de La Charnaye se trouvent dans la correspondance d’un officier vendéen, M. Huon du Panloup, qui se réfugia à Nantes même, où il passa les jours les plus affreux du règne de Carrier sous les habits d’un homme du peuple.

« … M. de La Charnaye fut jeté dans la prison qu’on appelait l’Hôpital. Quatre mille prisonniers entassés les uns sur les autres s’étouffaient dans ce charnier, sans feu et sans pain. On n’y relevait pas les morts, on n’employait à le vider que les charrettes de la guillotine. M. de La Charnaye fut confondu dans cette multitude, et personne n’a rien dit de ce prisonnier aveugle ; il est probable qu’il y serait mort de faim dans son coin s’il y fût resté plus long-temps …

« Un jour la foule entoura les charretées qui marchaient vers l’échafaud. Carrier avait fait ajouter au cortége un chœur de musique patriotique. On vit sur l’une des charrettes un vieillard à cheveux blancs et aveugle qui inspirait une pitié profonde. Personne ne sut alors qui c’était ; mais voici ce qui arriva, ce que tout Nantes a vu et ce qui a été raconté par les valets de l’exécuteur. Il y avait sur la même charrette une jeune fille à demi morte déjà et mêlée à des sœurs de la Sagesse qu’on exécutait aussi ce jour-là. Ayant tourné la tête vers le vieillard, elle s’appuya sur le rebord et demanda aux religieuses de la laisser aller jusqu’auprès de cet homme qu’elle appelait son père. Ils firent un mouvement l’un vers l’autre, mais ils avaient les mains attachées. On la vit se mettre à genoux ; elle semblait lui demander pardon. M. le marquis de La Charnaye (car c’était lui) pleura, lui qui avait paru si ferme jusque-là. Elle se pencha ensuite sur son sein, et ils demeurèrent ainsi comme deux statues jusqu’à la place fatale.

« Ils descendirent les derniers, et on essaya de les séparer. Le couteau de la machine tombait et se relevait avec un bruit terrible. Comme l’exécuteur venait les chercher, le vieux M. de La Charnaye lui dit en se détournant : — Monsieur, je vous demande une grace ; cette femme est ma fille, et je vous prie de la faire mourir avant moi ; moi du moins, je ne la verrai pas. — Le bourreau lui accorda ce qu’il demandait et saisit Mlle de La Charnaye ; le père monta derrière elle en la tenant par le pan de sa robe. Ils s’embrassèrent encore sur l’échafaud. Quand on la lui arracha, il s’écria : Vive le roi ! et quand ce fut son tour, il cria encore par deux fois : Vive le roi ! et leurs têtes s’allèrent rejoindre au bas de l’échafaud. Un mouvement indéfinissable trahit l’horreur de la foule qui regardait.


Édouard Ourliac.