Mademoiselle de Gournay

Mademoiselle de Gournay
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 290-301).
MADEMOISELLE DE GOURNAY

Il faut remercier M. Mario Schiff, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Florence, de nous avoir donné un excellent petit livre sur Mlle de Gournay, contenant : 1° une notice sur Mlle de Gournay ; 2° le traité de Mlle de Gournay sur l’Égalité des hommes et des femmes ; 3° le tract de Mlle de Gournay intitulé Grief des dames ; 4° le portrait que Mlle de Gournay a fait d’elle-même sous ce titre Peincture de mœurs.

Mlle de Gournay, depuis Tallemant des Réaux et Saint-Evremond jusqu’à Sainte-Beuve, a toujours excité la curiosité. Cette « fille d’alliance du grand Montaigne, » ce premier éditeur (après la mort de Montaigne) des œuvres du grand philosophe, cette adoratrice pendant soixante-cinq ans de l’auteur des Essais, a pris sa place, pour ainsi parler, dans la galerie des veuves illustres, dont elle a toutes les qualités touchantes et quelques-uns des ridicules. Saint-Evremond a bien saisi cela quand il montre Mlle de Gournay perdant une dent (non point celle qu’elle avait contre Malherbe, car elle ne pouvait perdre celle-ci) et disant :


Montaigne en perdit une à cinquante-sept ans
— J’aime à lui ressembler, même à perdre les dents.


Mlle de Gournay se considérait comme la gardienne de la mémoire de Montaigne et de sa gloire. Elle avait eu pour lui le coup de foudre lorsque, âgée d’environ dix-huit ans (à ce que l’on peut supposer, car elle dit tout d’elle, sauf la date de sa naissance), elle lut les Essais dans l’édition de 1580. Elle était à Paris, Montaigne y était aussi ; elle lui demanda audience, elle le vit. A partir de ce moment sa vocation était décidée ; elle était sa future veuve.

Elle lui plut beaucoup. Il lui rendit sa visite à Gournay-sur-Aronde, où il séjourna quelques mois avec Mlle de Gournay et sa mère. Depuis ce moment, elle fut sa « fille d’élection. » Elle publia un petit recueil de Souvenirs de ce séjour de Montaigne à Gournay sous le titre de Proumenoir de M. de Montaigne. Elle s’arrangeait déjà pour que du nom de Montaigne le nom de Gournay fût inséparable.

Elle eut, par la suite, des amis presque aussi illustres, entre autres le savant Juste Lipse qui l’estimait fort, qui l’admirait même et qui disait d’elle, ne souriant qu’à demi : Videamus quid sit paritura ista virgo. Mais rien n’égalait, bien entendu, dans l’âme de Mlle de Gournay, l’ami de La Boëtie.

Quand il mourut, son secrétaire, de Brach, sur l’ordre de Montaigne, envoya à Mlle de Gournay les papiers du défunt, et c’est de là que Mlle de Gournay a tiré l’édition de 1595. C’est dans cette première édition posthume que paraît pour la première fois, enchâssé dans les Essais (livre II, chapitre XVII, ad finem, après les mots « homme de guerre très expérimenté, » et avant les mots : « Les autres vertus ») un très bel éloge de Mlle de Gournay.

L’histoire de cet éloge est intéressante. Il parait en 1795 dans l’édition de Mlle de Gournay pour la première fois et sous cette forme : « J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’espérance que j’ai de Mlle de Gournay-le-Jars, ma fille d’alliance et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement et enveloppée en ma retraite et solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre être ; je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette très sainte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter encore : la sincérité et la solidité de ses mœurs y sont déjà bastantes ; son affection vers moi plus que surabondante et telle en somme qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que l’appréhension qu’elle a de ma fin par les cinquante et cinq ans auxquels elle m’a rencontré la travaille moins cruellement. Le jugement qu’elle fait des premiers ESSAIS et femme et en ce siècle et si jeune et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m’aima et me désira longtemps sur la seule estime qu’elle en prit de moi longtemps avant m’avoir vu, sont des accidens très dignes de considération. »

Or, dans l’édition que la même Mlle de Gournay procura quarante ans après, en 1635, l’éloge dont il s’agit reparaît, mais singulièrement modifié ; et c’est à savoir sous cette forme : « J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l ‘espérance que j’ai de Mlle de Gournay-le-Jars ma fille d’alliance et certes aimée de moi paternellement. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses. Le jugement qu’elle fit des premiers Essais et femme et en ce siècle et si jeune et seule en son quartier et la bienveillance qu’elle me voua sur la seule estime qu’elle prit de moi longtemps avant qu’elle m’eût vu, sont des accidens de très digne considération. »

Les différences entre ces deux textes sont très considérables et semblent très significatives. Ce qui disparaît de l’un à l’autre, ce sont les expressions où l’affection de Montaigne pour Mlle de Gournay et celle de Mlle de Gournay pour Montaigne sont peintes comme passionnées : « Enveloppée en ma retraite et solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre être ;... je ne regarde plus qu’elle au monde... la véhémence fameuse dont elle m’aima et me désira longtemps... »

Pour quelle raison Mlle de Gournay a-t-elle ainsi éteint en 1635 le texte de 1595 ? On ne dira pas que ce fut pour que Mme de Montaigne ne prît point ombrage et chagrin des expressions vives que nous venons de souligner, puisqu’en ce cas, c’est en 1595 qu’elles auraient dû être effacées, et en 1635, Mme de Montaigne étant morte, qu’elles auraient dû reparaître.

Ce refroidissement du texte est-il l’effet d’un accès de modestie qui aurait pris Mlle de Gournay en 1635 ? Tout ce qu’on sait de Mlle de Gournay ne la présente pas à nos yeux comme étant d’une modestie facile à effaroucher. Il y aurait plutôt à croire qu’une certaine crainte de quelque ridicule a porté Mlle de Gournay à atténuer les hyperboles vraiment étranges du premier texte (surtout le je ne regarde plus qu’elle au monde. »

Et ce remaniement si profond rend à mes yeux les deux textes très suspects. Au fond, il faut dire les choses comme elles sont, mon opinion secrète est que l’un et l’autre textes sont de Mlle de Gournay, qui, — exemple, son édition de Ronsard, — n’avait pas des scrupules d’éditeur intransigeant ; qu’elle a d’abord rédigé (peut-être sur un texte oral de Montaigne) l’éloge pindarique de 1593 ; qu’ensuite, un peu moquée peut-être pour ce passage-là, elle s’est résignée à le pâlir en 1635.

L’exemplaire de Bordeaux me donnerait bien, ce me semble, un peu raison. L’exemplaire de Bordeaux ne contient ni l’un ni l’autre des textes ci-dessus rapportés. Dans l’exemplaire de Bordeaux il n’y a rien que, ajouté à la main, après les mots : « événemens de mon temps, » les lignes : « comme aussi... homme de guerre expérimenté » qui se rapportent à La Noue ; mais entre : «... homme de guerre expérimenté » et « comme aussi... » il n’y a rien du tout.

Il est vrai qu’après « événemens de mon temps » il y a dans le texte imprimé un signe (I) renvoyant à l’ajouté manuscrit de la marge et qu’il y a, après l’ajouté manuscrit marginal, une (+) et enfin, que, depuis cette croix jusqu’au bas de la marge gauche et débordant sur la marge d’en bas, il y a une forte maculature pouvant faire supposer un béquet, comme nous disons, ou un brevet, comme on disait alors, qui aurait été collé sur ces deux marges.

Il faut tenir compte de cela ; mais évidemment il n’autorise point à assurer qu’il y eût à cette place un éloge de Mlle de Gournay, ni surtout l’un ou l’autre des éloges ci-dessus transcrits. J’incline toujours à penser que ces éloges sont de Mlle de Gournay elle-même.

Ce n’est pas l’avis de M. Strowski, à qui j’ai soumis mes doutes, qui, avec une bonne grâce dont je lui suis très reconnaissant, s’est remis à étudier cette petite question et qui, avec une photographie de la page dont il s’agit de l’exemplaire de Bordeaux, m’adresse la lettre suivante :

«...Au point de vue paléographique, je n’ai rien à ajouter à la note très exacte de M. Schiff (pages 13 et 14). Il est très vrai que l’éloge de Mlle de Gournay manque dans le manuscrit. Il est très vrai aussi qu’à cette même place il y a un signe de renvoi et que la marge maculée laisse à supposer que quelque bout de brouillon, quelque brevet, avait été justement collé en cet endroit... Mais on peut se demander pourquoi Montaigne a collé ce brevet au lieu de le recopier. La marge est assez grande pour contenir la copie. Or, s’il a quelquefois recours au brevet et à la colle, c’est quand la marge, trop petite, ne peut contenir ce qu’il y veut mettre. Concluons donc que le brevet date d’un moment où Montaigne n’avait plus la force de recopier avec soin sur son cher exemplaire ce qu’il griffonnait sur ses brouillons, — à moins que le brevet n’ait jamais existé, que les taches ne soient pas des taches de colle et que le signe de renvoi ne soit qu’une supercherie : tout cela n’est pas impossible. Et il faut chercher ailleurs la solution de cette difficulté. Passons donc de la paléographie à l’histoire. M. Reinhold Dezeimeris (je regrette que M. Schiff, toujours si exact et si aimable, ne l’ait pas cité) a prouvé que Mlle de Gournay n’était pas venue en Guyenne avant d’avoir achevé l’édition des Essais de 1595 et qu’elle avait donné cette édition sur une copie que lui avaient envoyée Mme de Montaigne, Pierre de Brach (et j’ajoute : probablement Florimond de Rœmond). Elle se flatte d’avoir reproduit avec une religieuse fidélité le manuscrit de son « père. » C’est vrai. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’exemples d’un ouvrage inachevé, publié deux ans à peine après la mort de l’auteur, d’une façon si exacte et si complète. Je me permets de vous renvoyer respectueusement à l’appendice III du tome I de « l’édition municipale. » Je suis assuré que les altérations du texte de Montaigne sont dues plutôt aux déchiffreurs de Bordeaux qu’à Mlle de Gournay. Elle n’aurait donc manqué à la fidélité d’éditeur, cette bonne demoiselle, elle n’aurait pris sur elle de modifier gravement le texte, que pour introduire son éloge ? Mais alors qu’aurait pensé la famille de Montaigne ? Qu’aurait pensé Mme de Montaigne, si maltraitée en un passage des Essais, que le manuscrit même a été, par d’autres mains que celle de Montaigne, rayé et raturé ? Et, justement, Mlle de Gournay devait, une fois l’édition parue, venir au château de Montaigne, et elle y est venue. Bien plus, après son voyage à Montaigne, elle a donné une nouvelle édition des Essais, en 1598, laquelle édition suppose une re vision, — ou plutôt une édition du manuscrit lui-même, que Mlle de Gournay [avant son voyage en Guyenne] n’avait pas encore eu en mains. Or cette édition donne tout au long l’éloge. Je ne crois donc pas que Mlle de Gournay ait composé et inséré elle-même le passage que nous discutons.

« Et je m’explique facilement que, vieille et tout près de mourir, refaisant quarante ans plus tard une édition retouchée des Essais, elle ait bravement retouché les pronostics que Montaigne avait fondés sur les promesses de son adolescence. Sa conscience d’éditrice était moins neuve, moins scrupuleuse, sa susceptibilité plus grande ; elle a craint le ridicule d’une prédiction qui ne s’était peut-être pas entièrement réalisée. Que vous en semble ? Et, puisque je suis en veine de faire des suppositions, en voici une : Mlle de Gournay nous dit dans la grande préface de son édition de 1595 qu’au moment de sa mort, Montaigne lui a fait envoyer, « de la main du sieur de la Brousse » (frère de Montaigne) « un tendre à-Dieu. » Qui sait si ce tendre à-Dieu qu’elle n’a jamais publié n’est pas justement cet énigmatique éloge ? Montaigne l’aurait dicté sous une forme plus directe au sieur de la Brousse pour qu’il fût transmis à Mlle de Gournay ; il l’aurait fait ensuite rédiger à la troisième personne ; il aurait indiqué la place où il fallait le mettre dans son manuscrit ; il l’aurait peut-être fait coller sous ses yeux, donnant ainsi un rang parmi les grandes âmes de son temps à celle qu’il admirait si fort. Excusez-moi d’avoir été si long... — F. STROWSKI. »

La jolie consultation de M. Strowski fait sur moi une très grande impression, comme on peut le croire. Je réagis pourtant un peu. Je ne suis pas très sensible au premier argument : devant aller voir Mme de Montaigne, ce qui arriva en effet, comment Mlle de Gournay aurait-elle eu le front d’altérer si gravement le texte, et après l’avoir été voir, comment aurait-elle persisté en une seconde édition dans cette altération du texte ? Je dis là-dessus : elle ne savait pas, en préparant sa première édition, qu’elle irait voir M mc de Montaigne ; l’altération a pu lui être pardonnée en considération du soin extrême qu’elle avait mis à procurer l’édition si complète, si exacte d’ailleurs, si minutieuse, si excellente, véritable grand service rendu à la mémoire de Montaigne ; elle a pu lui être pardonnée en considération de la vraie modestie, très touchante, avec laquelle Mlle de Gournay, en sa préface, annonce ce texte la concernant : « Lecteur, n’accuse pas de témérité le favorable jugement qu’il a fait de moi : quand tu considéreras en cet écrit-ci combien je suis loin de le mériter : lorsqu’il me louait, je le possédais : moi avec lui, et moi sans lui, sommes absolument deux ; » et si elle lui a été pardonnée, Mlle de Gournay a pu aller voir M mc de Montaigne et faire chez elle un long séjour, et après le long séjour, bien sûre des bons sentimens de Mme de Montaigne à son égard, rééditer tranquillement, dans sa seconde édition, l’éloge qu’on avait accepté. Après tout, cet éloge, quoique hyperbolique et blessant, je le reconnais, pour Mme de Montaigne (« je ne regarde plus qu’elle au monde ») est moins dur pour Mme de Montaigne que d’autres passages la concernant qu’elle a laissés passer ; car, si elle en a fait raturer, elle en a laissé qui sont encore assez forts. Oui, il est possible que l’éloge de Mlle de Gournay, quoique rédigé par Mlle de Gournay, ait été toléré par Mme de Montaigne.

Je ne suis pas très sensible non plus au second argument : en 1635, Mlle de Gournay a pu rougir un peu des pronostics de Montaigne sur elle, fondés sur les promesses de son adolescence et si peu vérifiés par la suite des choses. Je dis là-dessus : d’abord Mlle de Gournay n’a jamais cru que les espérances qu’on avait conçues relativement à son talent eussent été démenties ; ensuite, ces pronostics de Montaigne sur elle, c’est précisément ce qu’en 1635 elle n’efface pas. Elle efface « enveloppée dans ma solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre être ; » elle efface l’incroyable « je ne regarde plus qu’elle au monde ; » elle efface, chose curieuse, le pronostic sur la perfection de cette très sainte amitié qu’il était si naturel qu’elle laissât ; mais elle laisse : « si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses. » Enfin comme je le disais dès le début, elle efface en 1635 ce qu’il eût été rationnel qu’elle effaçât en 1595 pour ne pas blesser Mme de Montaigne et rétablît en 1635, n’ayant plus risque de la blesser. Ce n’est donc pas pour éviter le ridicule des pronostics non vérifiés qu’elle a amputé en 1635 son texte de 1595.

Je suis beaucoup plus touché par l’hypothèse, jolie à souhait, de M. Strowski que par ses argumens. Avant d’avoir lu sa lettre, je supposais, par un effet de cette charité chrétienne qui ne me quitte jamais, un texte oral de Montaigne, que Mlle de Gournay aurait transformé en texte écrit. Et entre texte oral et texte écrit je ne voyais rien de possible. Entre texte écrit et texte oral, il y a quelque chose de possible, et quelque chose, M. Strowski me l’apprend, qui a eu lieu, un texte dicté par Montaigne à son frère pour Mlle de Gournay. Or ce texte a pu : soit être inséré par Mlle de Gournay dans le 17 du II, soit être inséré par Montaigne lui-même à cet endroit, soit être inséré à cet endroit par le frère de Montaigne avec autorisation de Montaigne. Cela me séduit très fort, a un grand air de vraisemblable dans l’hypothétique ; et puis c’est si ingénieux !

Une chose me frappe encore plus et véritablement m’ébranle. C’est l’énormité même, non pas de l’éloge, mais de la déclaration d’amour que Mlle de Gournay copie, si le texte est de Montaigne, inventerait, à supposer que le texte soit d’elle. C’est le « je ne regarde plus qu’elle au monde. » Que Montaigne entre sa femme, sa fille et son frère, dise et écrive : « Je ne regarde plus au monde que Mlle de Gournay, » c’est un peu fort ; mais que Mlle de Gournay, de sa grâce, le lui fasse dire et écrire, c’est bien plus fort encore ; cela dépasse les bornes connues, je ne dis pas les possibles, de l’irréflexion et de l’inconscience. Je ne réponds de rien ; mais je crois difficilement que Mlle de Gournay ait inventé cela.

Je suis donc ébranlé.

Mais encore cette absence, malheureuse, du texte concernant M lie de Gournay dans l’exemplaire de Bordeaux et ces deux textes si différens, on ne voit pas décidément bien pour quelles raisons, dans deux éditions de Mlle de Gournay, ne laissent pas de continuer à m’inquiéter fort. Il n’y a pas à dire. Le moyen essentiel de paraître faux, c’est d’être double. Enfin j’ai mis sous les yeux les pièces du procès, et c’est tout ce que je voulais faire.

Mlle de Gournay a tracé son portrait moral dans la pièce intitulé Peinture de mœurs, avec une naïve complaisance qui rappelle le joli vers de Boissière :


Quand je parle de moi je n’y mets pas de haine ;


mais, en somme, d’après tout ce que nous connaissons de Mlle de Gournay, avec une assez sûre connaissance d’elle-même. La pièce est adressée à M. le président d’Espaignet, conseiller d’État avec qui elle avait fait le voyage à Montaigne.


Notre abord commença lorsque du grand Montaigne
J’allai voir le tombeau. La fille et la compagne
Voyageant avec toi…


Or le voyage ayant eu lieu en 1596, et Mlle de Gournay disant que vingt ans se sont écoulés depuis


Puisqu’en te pratiquant vingt ans j’ai vu passer


et Mlle de Gournay étant née vers 1565, c’est le portrait de Mlle de Gournay à cinquante ans que donne ici Mlle de Gournay elle-même. D’après le dernier vers de ce poème, on pourrait la croire beaucoup plus âgée, puisqu’elle écrit : « Ayant sur mes ans mûrs sept lustres épuisés, « mais le calcul qui précède est exact et il faut croire que, par ses ans mûrs. Mlle de Gournay entend sa quinzième ou seizième année, ce qui du reste est un sens beaucoup plus juste que celui que nous donnons d’ordinaire à ce mot, car enfin on est mur quand on est digne d’être cueilli, et non pas quand on tombe. Donc, portrait de Mlle de Gournay à cinquante ans :

Elle s’avoue irascible et rancunière :

...... Je suis d’humeur bouillante,
J’oublie à peine extrême une injure preignante,
le suis impatiente et sujette à courroux ;

sans toutefois marquer toujours cela au dehors ; mais de s’empêcher de le sentir cruellement au dedans « cela lui est impossible. » Elle est ferme et tenace dans la dispute.

Parfois en conférant il advint que j’embrasse
La raison et ses droits d’une humeur trop tenace.

Elle reconnaît qu’elle n’est pas suffisamment pieuse :

Qu’à servir le grand Dieu mon esprit est trop froid.

Qu’encore elle a quelque estime d’elle-même.

Pour m’estimer un peu je ne mérite blâme ;

qu’elle est peu économe :

Je ne m’accuse pas du défaut de ménage.
De ce reproche en vain le vulgaire m’outrage
Pour me voir sans moyens, sans ménage on me croit.
J’en aurais à plein fond quand mon bien le vaudroit.

[c’est-à-dire si mon bien valait la peine qu’on le ménageât].

À côté de ses défauts elle range ses qualités. Elle a le culte de la justice et de l’honneur, l’honneur et le caractère égal, sauf dans les assauts de l’adversité ; une indépendance d’esprit qui fait qu’elle « ne juge de rien par coutume vulgaire ; » elle n’est ni pédante, ni charlatan ; elle « ne croit pas de léger ; » mais elle est véritable et de bonne foi ; elle meut très rarement et, quand elle le fait,

C’est sur le coup précis d’une importante affaire.

Elle est amie très sûre [et Montaigne a donc eu raison, d’après elle, de dire qu’elle était » capable de cette très sainte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter encore »], point ingrate, point injurieuse (ou point capable de mauvais office, car le mot a les deux sens).

L’injure plus qu’à nul à mon cœur est amère ;
J’aimerais mieux pourtant la souffrir que la faire,

elle déteste les grimaces de cour, L’oisiveté ; elle est charitable quoique avec plus de discernement qu’elle ne l’a été, depuis qu’elle connaît les hommes ; elle n’est ni indiscrète ni importune.

Donc, si j’ai des défauts, ils ne blessent que moi.

On connaît la position littéraire qu’elle prit et c’est même d’elle ce qu’on connaît le mieux. Elle fut résolument surannée. Elle défendit jusqu’en 1645 Montaigne, Ronsard et la Pléiade. Montaigne n’avait guère besoin d’être défendu puisque, de 1595 à 1635, il eut dix-sept éditions, peut-être plus ; mais encore on l’attaquait assez souvent, de différens côtés, et il n’était pas inutile de répliquer. Quant à Ronsard, il était complètement délaissé en France, juste au moment où, — voir Sidney Lee, The french Renaissance in England, — il était, lui et son école, en souverain honneur en Angleterre. C’est un grand, un très grand honneur à Mlle de Gournay, qui n’avait pas les mêmes misons de l’aimer qu’elle avait eues de chérir Montaigne, d’avoir rompu en visière pour lui à toute la génération nouvelle.

Elle détestait la réforme arrogante de Malherbe, souvent avec beaucoup de raison, trouvant par exemple absurde de proscrire l’hiatus, qui souvent est très harmonieux et de prescrire la rime pour les yeux, ce qui, en effet est une manie de typographe : « Veut-on rien de plus plaisant, dit-elle, veut-on mieux défendre de poétiser en commandant de rimer ? Car comment serait-il possible que la poésie volât au ciel, son but, avec telle rognure d’ailes et qui plus est écopement et brisement ? Puisqu’il est vrai qu’on ne peut substituer nulles meilleures rimes en la place de ces premières : action, passion, pansion, ni si bonnes en celle de ces dernières : blâme, âme, flamme. Faut-il pas dire aussi qu’ils ont, non bonne oreille mais bonne vue pour rimer ; dont il arrive qu’il nous faille un de ces jours écrire des talons et danser des ongles ? » On n’étudiera jamais trop les idées littéraires de Mlle de Gournay. Elles sont toutes de très bon sens. Mlle de Gournay fait mentir le proverbe : « Tu te fâches, donc tu as tort. » Elle se fâche toujours, mais elle a toujours raison.

Mlle de Gournay a pris position dans l’éternelle querelle du féminisme et, assez naturellement, elle a pris position en faveur des femmes. Il est à remarquer que c’est naturel, comme je le dis ; mais que cependant cela peut lui coûter un peu ; car sur ce point elle se séparait de son Dieu, Montaigne ayant toujours été contempteur des femmes à peu près autant qu’il est possible de l’être et tout particulièrement des femmes savantes.

Je sais bien qu’on pourrait un peu discuter ce que je viens de dire et m’objecter, non sans quelque raison, que dans le passage même, si fameux, contre les femmes savantes, Montaigne concède aux femmes seulement la poésie, la philosophie et l’histoire, et que c’est autant, sinon plus, que les féministes en demandent ; encore est-il qu’on ne peut guère tenir Montaigne ni pour un partisan des femmes savantes, ni même pour un grand ami des femmes.

Mlle de Gournay les défend, elle, avec vigueur. M. Schiff ajouterait même, s’il ne l’ajoute en effet dans son livre : avec originalité. Il fait remarquer qu’avant Mlle de Gournay on soutenait soit la supériorité de l’homme sur la femme, soit la précellence de la femme sur l’homme, et que Mlle de Gournay est la première à soutenir l’égalité ou l’équivalence entre les deux sexes, ce qui est la vérité. Il ne faudrait pas trop peser sur ce sillon-là et l’on trouverait, je crois, assez facilement la thèse de l’égalité plaidée avant Mlle de Gournay ; mais il importe très peu et l’essentiel est de voir comment cette thèse de l’égalité a été plaidée par elle.

Son Grief des dames est un petit tract très court et sans aucune importance. Son Égalité des hommes et des femmes est un ouvrage très médité et très sérieux. Sans mériter ni le mépris de M. Ascoli, ni l’honneur trop grand que lui fait M. Joran en traitant son auteur de « chef défile » et de « mère du féminisme moderne » (videamus quid sit paritura ista virgo ? — Le féminisme. Non c’est trop dire), l’Égalité des hommes et des femmes est un petit livre très nourri, très ferme et d’une discussion sereine et forte sous la phraséologie du temps. Mlle de Gournay semble n’y faire que de l’érudition, qu’entasser des textes favorables à son opinion ; mais faites-y attention : sous chaque citation, par la manière de citer, il y a un raisonnement qui appartient bien à l’auteur. C’est ainsi que, rapportant l’opinion de Plutarque que la vertu de l’homme et de la femme est même chose et l’opinion de Sénèque que nature a doué hommes et femmes de pareille faculté à toute chose honnête et louable et l’opinion de « ce tiers chef du triumvirat de sagesse humaine » à savoir Montaigne « qu’il se trouve rarement des femmes dignes de commander aux hommes, » elle ajoute très ingénieusement : « N’est-ce pas les mettre en particulier à l’égale contrebalance des hommes et confesser que, s’il ne les y met pas en général, il craint d’avoir tort ; bien qu’il pût excuser sa restriction sur la pauvre et disgraciée nourriture de ce sexe. » Vous voyez assez tout le raisonnement : si Montaigne, qui ne peut avoir tort, déclare que rarement les femmes sont au-dessus des hommes, c’est qu’il confesse qu’elles y sont quelquefois ; or si l’on tient compte de la façon dont la plupart des femmes sont élevées, et de ce que, malgré cette pauvre nourriture, il y en ait quelques-unes non seulement à égalité avec les hommes, mais dignes de leur commander, la conclusion n’est-elle pas qu’au total elles valent les hommes ? — La déduction est louable.

Autre exemple. Saint Paul défend aux femmes de prêcher. Est-ce mettre les femmes au-dessous des hommes ? Point du tout : « S’il fait cette interdiction, il est évident que ce n’est point par aucun mépris ; mais bien seulement de crainte qu’elles n’émeuvent les tentations par cette montre si claire et publique, qu’il faudrait faire en ministrant et prêchant, de ce qu’elles ont de grâce et de beauté plus que les hommes ; et je dis que l’exemption de mépris est évidente, puisque cet apôtre parle de Thesbé comme de sa coadjutrice en l’œuvre de Notre-Seigneur... » Et voilà encore qui est déduit très congrûment.

Mlle de Gournay n’est rien moins et est beaucoup plus que la compilatrice dont M. Ascoli fait si peu d’état.

A tous les égards, ce n’était pas une femme de génie ; mais c’était une femme très intelligente, de goût beaucoup plus sûr que les gens de goût de son temps, vive et spirituelle, et qui a eu le plus charmant des ridicules, celui de rester fidèle pendant soixante-cinq ans à un homme de génie qu’elle avait fréquenté quelques mois pendant sa jeunesse.


EMILE FAGUET.