La Revue populaire (p. 51-60).


I


Mme d’Aureilhan jeta un dernier coup d’œil à la grande table étincelante de cristaux et de vieille argenterie de famille, puis, s’étant reculée pour mieux juger l’ensemble, interpella le vieux domestique qui la secondait sans mot dire.

— Je crois que ce n’est pas mal, n’est-ce pas, Germain ?

Il était infiniment rare d’entendre Mme d’Aureilhan prendre conseil d’autrui, à plus forte raison d’un simple serviteur, celui-ci fût-il dans la maison depuis une quarantaine d’années.

En homme averti, Germain ne sourcilla point ; pas un muscle ne bougea dans son honnête figure rasée. Seule, une lueur sarcastique brilla au fond de ses prunelles grises, tandis qu’il répondait prudemment :

— Madame s’y connaît mieux que personne.

La maîtresse de céans eut la mine satisfaite des gens qui ne sollicitent un avis que pour obtenir une approbation.

Elle hocha la tête et ajouta :

— Néanmoins, des fleurs aux deux bouts seraient d’un effet harmonieux. Le surtout est magnifique, et je vous en félicite, Germain, mais vous savez combien M. d’Aureilhan aime les roses. Puisque cette réunion familiale a lieu en son honneur, il n’y en aura jamais trop. J’ai remarqué ce matin quelques superbes Gloire de Dijon dans le bosquet, près de la grille. Je vais aller les cueillir ; préparez-moi les potiches de Delft…

Elle marcha vers la porte-fenêtre sur le parc et descendit les degrés du perron de cette allure à elle, droite, et cependant un peu balancée qui constituait la noblesse extérieure de sa personne hautaine.

C’était une grande femme, assez forte, avec un teint coloré et un nez aquilin qui achevait de communiquer une expression impérieuse à son visage aux traits arrêtes, éclairé durement par deux yeux bruns striés de vert.

Une minute, elle chemina le long des allées sablées qui contournaient de vastes pelouses soigneusement entretenues.

Non loin du massif où fleurissaient les Gloire de Dijon qu’elle se disposait à sacrifier pour son mari, elle se retourna, comme elle faisait souvent à cette place d’où l’on embrassait la masse imposante du château, et, levant les yeux sur la façade qui se dressait majestueuse et sévère dans l’or fluide de cette matinée de juillet, constata une fois de plus, avec une jouissance d’orgueil inlassable, que l’antique demeure avait grand air.

Aussitôt, un soupir monta en sa poitrine, sous une subite impulsion de secrète tristesse.

Mme d’Aureilhan se rappelait que ce château dont elle était fière, hypothéqué par la dot de la première femme de son mari, appartenait en réalité à Huguette, sa belle-fille, qui terminait à Paris de remarquables études et allait revenir vers la fin du mois.

Autrefois, un tel souvenir ne l’importunait guère. Elle se sentait la maîtresse incontestée du domaine et cela lui suffisait.

Mais à présent que le retour d’Huguette était proche, l’idée déplaisante s’imposait fréquemment à son esprit.

La crainte vague d’être dépossédée par la force même des choses l’obsédait, et elle se révoltait, de toute sa nature autoritaire, contre une hypothèse pour elle réellement douloureuse.

Ce n’était point qu’elle redoutât les conflits qui ne manqueraient pas de surgir. Intelligente, autant qu’avide de domination, elle se flattait de mater aisément cette jeune fille qu’on disait de caractère décidé, mais de cœur exquis et rare.

Il ne s’agissait que de savoir ordonner les événements selon sa volonté.

Sur cette conclusion, Mme d’Aureilhan s’arma d’un sécateur et se mit en devoir de moissonner les Gloire de Dijon.

Elle s’apprêtait à regagner le château, lorsqu’un bruit de roues lui fit tourner la tête.

Instantanément, sa physionomie soucieuse s’éclaira d’amabilité conventionnelle ; un sourire détendit ses lèvres tandis qu’elle esquissait une télégraphie de gestes de bienvenue.

Un vénérable tilbury franchissait la grille, amenant deux invités qui s’empressèrent de descendre à la vue de la châtelaine.

M. et Mme Louis Pranzac étaient de proches parents. Physiquement, ces époux paraissaient mal assortis. Moralement, ils ne l’étaient pas moins.

Fille d’une sœur aînée de M. d’Aureilhan, Léonie de Rébénac, désespérant de rencontrer le grand seigneur millionnaire seul jugé digne d’elle, se décida, aux environs de la trentaine, à épouser un officier ministériel, qu’elle rendit tout de suite très malheureux.

Si quelqu’un incarnait le type de l’homme « facile à vivre », c’était pourtant Louis Pranzac.

Notaire à Aignan, une vieille ville d’Armagnac distante d’une quinzaine de kilomètres, il jouissait de l’estime de tout le pays.

Âgé de quarante-cinq ans, à peu près, grand, trop mince et se voûtant déjà, une douceur profonde dans ses prunelles un peu tristes et son brun visage, à la barbe prématurément blanchie, empreint de rayonnante bonté, il se révélait, au premier abord, comme éminemment sympathique.

À côté de lui, sa femme paraissait une vivante antithèse.

Grande aussi, mais déformée par un embonpoint précoce, tout en elle déplaisait : sa gesticulation outrée, la prodigieuse volubilité de parole qui vous fatiguait à la suivre, et plus encore, peut-être, l’expression de suffisance qui tendait tous ses traits, ainsi que la malignité coupante de ses yeux d’un gris d’acier.

Avant même d’aborder Mme d’Aureilhan, elle parlait, d’une voix acide augmentant encore l’impression désagréable suggérée par cette irritante personnalité.

— Quelle chaleur, n’est-ce pas, ma tante. Alors, vous allez bien ? Mon oncle aussi ?…

— Je vous remercie, Léonie.

— Est-il vrai que cette chère Huguette nous revient ?

Mme d’Aureilhan avait des raisons personnelles de ne pas traiter le sujet ; brièvement, elle biaisa :

— Nous l’espérons… Voulez-vous prendre la peine de monter au salon ? M. d’Aureilhan attend ses hôtes.

Dans le grand salon du château, vaste pièce pompeusement décorée d’un authentique meuble Louis XV en tapisserie et bois doré qui eût demandé d’artistes restaurations, M. Hugues d’Aureilhan lisait les journaux, comme chaque matin.


C’était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, d’aspect délicat, au visage fin et doux. Sa personne, comme ses manières, décelait une intraduisible élégance. Il était marqué, pour ainsi dire d’un visible signe d’aristocratie.

De nature tendre et faible, plutôt timide, la tranquillité était son bien suprême, et malgré qu’il déployât une affabilité séduisante, il eût préféré le moindre charme d’intimité à cette réception quelque peu solennelle que sa seconde femme s’obstinait à donner tous les ans, à l’occasion de son anniversaire.

On causait depuis quelques minutes quand une seconde voiture parut dans l’avenue.

Mme d’Aureilhan annonça :

— Voilà ma sœur.

Cette indication eut été nécessaire pour des étrangers, tant elle ressemblait peu à l’imposante châtelaine, la femme menue et onduleuse qui, une minute après, descendit devant le perron d’une victoria luxueusement attelée.

Mme de Lavardens, la fortunée cadette de Mme d’Aureilhan, avait une figure pointue, presque toujours souriante d’un sourire fin et content de soi ; toute sa mince personne respirait une douceur vaguement mielleuse qui surprenait à côté de la froideur hautaine de son aînée.


Néanmoins, elle ne déplaisait pas ; on la sentait point méchante, rusée seulement, organisée de façon supérieure pour se mouvoir avec aisance parmi les complications de la vie.

Habillée, selon sa coutume, d’une somptueuse toilette qui fit loucher d’envie Mme Pranzac, elle opéra une entrée triomphante au bras de son fils unique qu’elle adorait, et produisait chaque fois avec une fierté nouvelle, — René, un garçon de vingt-quatre ans, l’air indifférent et ennuyé, assez bien pris dans sa taille moyenne, mais que déparait, par défaut de tenue ou de santé, cette allure molle, dégingandée, qui rend flasques les vêtements de la coupe la plus parfaite.

Coup sur coup, les autres invités arrivèrent.

D’abord, une coquette charrette anglaise amena une parente par alliance, Mme de Cazères, que la jeunesse de la famille appelait Hortense, exquise femme au visage frais et tendre sous ses cheveux gris, qui vivait avec son mari impotent dans une belle propriété située non loin de là, et tâchait de se consoler de la presque continuelle absence de ses deux grands fils, Maurice et Luc, l’un militaire, l’autre marin, en cultivant passionnément des fleurs et en faisant beaucoup de bien.

Ensuite apparurent modestement à pied, Mme Saint-Brès et ses trois filles, Antoinette, Romaine et Françoise, âgées de dix-neuf, dix-sept et quinze ans, gentilles créatures communément nommées les Petites Bleues, à cause de la pieuse livrée qu’elles portaient.

Cousine germaine de M. d’Aureilhan, Mme Saint-Brès était demeurée veuve très jeune avec ces trois enfants à élever ; n’ayant pas de dot à leur donner, elle les avait vouées jusqu’au mariage à la suave couleur assurant celles qui en sont revêtues d’une spéciale protection de la Vierge Marie, et la pauvre mère espérait ardemment qu’une intervention céleste ménagerait un sort heureux à ses chères Petites Bleues qu’elle craignait de trop tôt abandonner.


Sa santé, en effet, était débile, ruinée par les soucis, et, sans doute, les privations secrètes.

Elle avait été fort belle et l’était encore dans les simples robes noires auxquelles la condamnait une abdication volontaire autant que le stricte économie imposée par sa situation.

— Je crois que voilà notre réunion complète, dit Mme Pranzac qui n’aimait pas attendre.

— Non, répliqua M. d’Aureilhan, il manque encore l’ami Gontaud et son nouvel ingénieur.

Léonie haussa ses sourcils d’encre en manière d’interrogation.

— Qui ça, le nouvel ingénieur ?

— Au fait, vous le connaissez, remarqua Mme d’Aureilhan. C’est Jean Quéroy, vous savez bien, le fils de ce pauvre docteur Quéroy, qui mourut victime de son dévouement, il y a une douzaine d’années, en soignant des malades atteints de diphtérie ?

Mme Pranzac opina de la tête. Elle se souvenait.

Puis, comme elle ne pouvait se tenir d’exprimer une appréciation désobligeante sur les gens dont on parlait, elle ajouta :

— Ce garçon me paraît un sot. Qu’avait-il besoin d’aller se mettre aux gages d’un usinier ? Il était tellement plus simple et plus digne d’embrasser la profession de son père !

— Jean n’aurait guère pu être médecin ici puisque le docteur Quéroy est remplacé depuis longtemps et qu’il n’y a pas de clientèle pour deux, rétorqua doucement tante Hortense qui avait un peu la spécialité de défendre ceux que la mordante Léonie attaquait, D’ailleurs, la médecine, ça ne lui disait rien, à cet enfant ! Il ne rêvait que chimie, électricité, que sais-je ! À mon sens, il a eu grandement raison de préférer la carrière vers laquelle l’inclinait une vocation précoce.

On approuva. Léonie pinçait les lèvres, préparant quelque riposte maligne, tandis que Mme de Lavardens résumait :

— Et, en somme, Jean Quéroy a de la sorte une bien meilleure position. Il jouit d’appointements confortables, et comme M. Gontaud a pour lui infiniment d’estime et d’affection, un bel avenir l’attend. C’est, me semble-t-il, un sort autrement enviable que celui de médecin de campagne.

L’arrivée des intéressés empêcha Mme Pranzac de formuler une de ces opinions faussement dédaigneuse où se complaisait son universelle jalousie.

M. Gontaud, le maître de forges millionnaire, ne devait pas être loin de la soixantaine.

Toutefois, il paraissait beaucoup plus jeune, grâce à une tenue très surveillée, perpétuellement en défense contre les amoindrissements de la vieillesse, et à un extérieur soigné jusqu’au raffinement.

Avec cela un air de dignité imposant, des manières décidées, une physionomie énergique et loyale sous la brosse d’épais cheveux gris. — Grisonnante aussi, la rude moustache qui abritait la bouche spirituelle et bonne, et soulignant la fierté de l’ensemble, communiquait à M. Gontaud l’aspect d’un vieux militaire de grande race.

Derrière lui, s’effaçant avec une discrétion voulue, pour mieux indiquer le respect, venait Jean Quéroy, un grand garçon brun à la barbe en pointe, aux yeux bleu sombre, profonds de pensée, qui portait avec élégance des vêtements d’une extrême simplicité.

Dans la salle à manger démesurément haute de plafond et lambrissée de précieuses boiseries revêtues de la patine harmonieuse du temps, s’engageait la conversation toujours un peu languissante d’un début de repas.

Avec déférence, les convives les plus rapprochés écoutaient M. Gontaud qui, assis à la droite de Mme d’Aureilhan, racontait de façon attachante son dernier voyage, lequel avait pour but de se rendre compte des progrès réalisés par les grandes entreprises métallurgiques d’Allemagne, dont la concurrence est redoutable à l’industrie française.

Au bout de la table était réunie la jeunesse.

Là, René de Lavardens pérorait à demi-voix entre Romaine et Françoise Saint-Brès, qui l’admiraient ingénument.

Tout au fond de leur âme candide, obéissant a l’inconsciente suggestion de la tendre mère qui voyait en chaque jeune homme un mari possible et rêvait depuis des années de donner une de ses filles à René, les Petites Bleues nourrissaient la conviction que ce riche cousin par alliance épouserait un jour l’une d’elles, et dans la naïve attente de ce choix, elles subissaient avec une douceur soumise la pression impertinente et fantasque de ce caractère d’enfant gâté.

L’entretien se généralisait avec un sujet propre à intéresser tout le monde.

— Ah ! çà, mon oncle, s’informait Mme Prenzac, vous rappelez Huguette ?

M. d’Aureilhan sourit avec mélancolies :

— Oui ; j’ai craint que ma fille ne finît par devenir étrangère à son père…

— C’est vrai, approuva M. Gontaud, il y a fort longtemps que vous êtes séparés.

— Si encore j’avais pu voir Huguette fréquemment ! soupira M. d’Aureilhan. Mais les voyages coûtent cher et surtout les séjours à Paris. Mon cœur se serre quand je pense que voilà près de six ans que je n’ai embrassé cette enfant !

— Tu vas te dédommager, mon brave ami, reprit le maître de forges avec un bon rire. Je suis plus heureux que toi, puisqu’il n’y a guère que quatre ans que j’ai rendu visite à Huguette en traversant Paris. J’avais conservé un inexprimable souvenir de l’adorable bébé qui nous quitta après la mort de sa mère… j’ai retrouvé au cours de cette entrevue, une fillette exquise, et je suis certain que nous admirerons bientôt une jeune fille rare…

— Petites provinciales, vous n’avez qu’à vous bien tenir ! souffla aimablement René de Lavardens aux Petites Bleues qui rougirent et baissèrent le front avec humilité.

— Tel est aussi mon avis ! appuyait cependant tante Hortense d’un air charmé.

Léonie Pranzac rongeait son frein, tout éloge décerné à autrui, et surtout à une femme, lui paraissait un vol commis à son détriment.

Elle chercha une phrase acérée, afin de peiner quelqu’un pour se venger.

Et tout de suite elle, trouva.

— Comme cette petite Huguette doit se réjouir de rentrer sous le toit paternel ! dit-elle avec componction, tout en coulant un regard perfide vers Mme d’Aureilhan.

Le maître de la maison pâlit, car, sa cruelle nièce avait touché du doigt la question qui brûlait cette âme timide et tendre autant qu’un fer rouge, Huguette d’Aureilhan ayant constamment manifesté une irréductible répugnance à vivre sous ce toit où régnait une belle-mère, et le retour forcé de l’enfant rebelle devant fatalement, de l’avis de chacun, engendrer une redoutable série de difficultés.

Quant à Mme d’Aureilhan, elle possédait parmi ses défauts quelques mérites sans banalité, entre autres celui d’avoir le courage de ses opinions et de ne point esquiver la responsabilité de ses actes.

Elle redressa sa tête altière.

Non, Léonie, prononça-t-elle d’un accent indiquant qu’elle avait senti la sournoise attaque et qu’elle la dédaignait, ma belle-fille ne se réjouit pas outre mesure de réintégrer le château de ses pères. En quoi, d’ailleurs, elle a droit à toute notre indulgence. Ici, en effet, c’est pour elle l’épreuve de l’inconnu, près de moi qui lui suis toute dévouée, mais qu’elle peut, sans injustice, considérer comme une étrangère. Car, à mon très grand regret, je n’ai pas vu Huguette depuis dix ans, lors du voyage que nous fîmes à Paris après notre mariage, et, moi, je la voyais alors pour la première fois… On peut donc ne pas s’étonner de ce qu’elle eût préféré demeurer près de sa maîtresse de pension, qui l’a élevée, en somme… Quel âge avait au juste votre fille, mon ami, quand vous l’avez confiée à Mme Charlotte Fresnault ?

— Pas encore six ans, répondit M. d’Aureilhan, les prunelles humides de reconnaissance.

Et il ajouta, traversé d’une joie douce :

— Si Vous soutenez de la sorte ma petite indépendante, tout ira bien, Stéphanie.

— J’en suis certaine, mon ami, assura-t-elle avec son autorité souveraine.

— Une folle, cette Charlotte Fresnault ? questionna Mme Pranzac, qui devenait souple et flatteuse lorsqu’elle avait été battue par un adversaire de forte taille.

Cette fois encore elle avait touché juste. Intérieurement charmée d’entendre énoncer bien haut son apparition intime, Mme d’Aureilhan se fit condescendante.

— Une déséquilibrée, tout au moins, dit-elle sans conviction.

M. d’Aureilhan eut un faible geste de protestation.

— Oh ! chère amie !…

Elle fixa sur lui son regard impérieux.

— Eh bien ! quoi, mon cher Hugues ? N’avez-vous pas exprimé vingt fois des craintes relatives aux théories de Mme Fresnault, à ses opinions plutôt… avancées ?…

— Je redoutais surtout, se hâta d’exprimer M. d’Aureilhan, que ma fille ne partageât les idées d’apostolat de cette femme très remarquable, dont le seul défaut me paraît être une générosité dépensée un peu à tort et à travers. Et ces appréhensions n’étaient pas vaines, puisque le grand désir d’Huguette, — ce qu’elle appelle sérieusement sa vocation, — consistait à rester en qualité de professeur dans l’école que Mme Fresnault a fondée et dirige, d’ailleurs, de façon supérieure.

— En voilà une carrière, pour une d’Aureilhan ! remarqua Léonie avec son aigre dédain. Aussi, quelle nécessité de se faire recevoir bachelière ?

— Comme si une fille bien née avait besoin de diplômes ! acheva Mme Saint-Brès.

Elle était sincère, sans l’ombre de jalousie ou de méchanceté, ayant de l’éducation féminine un concept ataviquement borné.

— Mon Dieu ! je crois qu’il est toujours bon d’avoir de l’instruction, opina avec simplicité la bonne tante Hortense qui avait oublié l’orthographe et ne connaissait au monde d’autre science que celle de ses fleurs, mais qui possédait la belle largeur d’esprit de s’incliner devant tout ce qu’elle ne savait pas.

— D’autant, posa sentencieusement Mme de Lavardens, qu’il n’est pas donné à toutes les jeunes filles d’être bachelières.

— Tiens, une voiture dans l’avenue !

Mme d’Aureilhan s’agita :

— Mais nous n’attendons plus personne ! Qui cela peut-il être ?

— Tâche de nous renseigner, René, toi qui as une si bonne vue, dit Mme de Lavardens, laquelle ne perdait aucune occasion de mettre son fils en valeur.

Il obéit, se dressant un peu sur son siège :

— C’est, apprit-il, le somptueux équipage du père Gentinne, qui nous amène une dame…

De la surprise flotta, la carriole du père Gentinne, le voiturier de Nogaro, le plus proche bourg, n’étant utilisée que par les paysans qui se rendaient aux marchés des environs, ou par les voyageurs qui arrivaient à l’improviste.

— Vraiment, je ne soupçonne pas ce que c’est que cette visite ? murmura M. d’Aureilhan, vaguement inquiet, comme tous les cœurs timides et impressionnables, tout de suite oppressés de la crainte de quelque coup de la destinée.

— Eh bien ! tu vas le savoir ? fit M. Gontaud avec sa forte assurance d’homme riche, que rien n’avait le pouvoir de troubler.

Le père Gentinne n’avait pas encore arrêté son bidet qu’une jeune personne élancée, à demi masquée jusque-là par l’épaisse carrure du voiturier, sauta lestement à terre, et bien que chargée d’une brassé de roses où s’enfouissait son visage, gravit les degrés avec une légèreté d’oiseau.

Les hôtes de M. d’Aureilhan n’avaient pas eu le temps de prononcer une parole : la porte de la salle à manger s’ouvrit devant la nouvelle venue.

Une seconde, elle s’immobilisa sur le seuil, fine et droite dans son cache-poussière de voyage en silésienne brillante, ainsi qu’une svelte statuette d’argent, enveloppant l’assistance du regard lumineux de ses prunelles aux reflets changeants, qui spiritualisaient d’une suavité de rayon sa délicieuse figure à la carnation laiteuse.

Une brève stupeur paralysait les convives, tenus sous un charme d’apparition.

La visiteuse fit un pas ; adorable de tendresse malicieuse, un sourire détendit l’arc classique de sa bouche pure, et présentant d’un joli geste les fleurs qu’elle portait, elle s’exclama d’un organe mélodieux qui alla éveiller des sonorités grêles parmi les cristaux :

— Ah ! bien, si c’est comme cela qu’on me reçoit quand j’arrive pour souhaiter la fête à petit père !

Un nom s’échappa de toutes les lèvres :

— Huguette !

Mlle d’Aureilhan salua gaiement :

— Elle-même !

M. d’Aureilhan s’était levé, très ému.

— Ma fille ! ma fille chérie !… Tu as voulu me revenir aujourd’hui ?…

Déjà Huguette était dans ses bras, répondant d’un élan aux caresses balbutiantes de ce père auquel la liait depuis l’enfance une affection qu’elle était étonnée de retrouver si puissante et si douce.

— Oui, père. Puisqu’il me fallait quitter mes amis de là-bas, j’ai préféré avoir immédiatement le courage des adieux, et inaugurer en vous embrassant l’année que vous commencez par cette fête d’anniversaire et que nous allons vivre ensemble.

Elle avait dit ces simples mots avec la grâce inimitable qu’on devinait lui être bien personnelle.

M. d’Aureilhan avait les paupières humides.

Il reprit les mains d’Huguette.

— Merci, ma chérie, merci. Je n’oublierai pas…

Elle le regarda, une question assombrie au fond de ses prunelles étoilées.

Puis, elle sourit de nouveau, rassurée.

Quoi qu’il advînt, elle aurait en Hugues d’Aureilhan un allié, tacite peut-être, mais loyal et fidèle.

Huguette, maintenant, cherchait autour d’elle, se proposant sans doute de rendre ses devoir à sa belle-mère.

Mais elle avisa dans un coin Germain qui la contemplait, tremblant de joie, figé en une extase.

D’un bond, elle fut à ses côtés et lui sauta au cou.

— Mon vieux Germain ! Ah ! je suis contente de te revoir, va !

M. Gontaud battit des mains, absolument conquis.

— Bravo, Huguette ! Elle est crâne, ta fille, mon bon Hugues, elle a l’amitié tenace et le mouvement prompt. J’adore ces natures-là, moi !

M. d’Aureilhan demeurait ravi ; sa femme, cependant, réprimait un geste mortifié.

Elle jugeait cette scène inconvenante, n’admettant point pareil oubli des distances.

Tandis que le vieux Germain essuyait deux larmes qui coulaient lentement sur ses joues ridées, elle s’avança vers la jeune fille avec une raideur qu’elle s’efforçait en vain d’atténuer :

— Et moi, Huguette :

Celle-ci s’excusa, toute sa franche aisance envolée.

— Pardonnez-moi, madame… J’ai tout oublié en reconnaissant Germain qui m’a servi de bonne d’enfant, dans le temps…

Mme d’Aureilhan ne laissa rien paraître.

Serait-elle aussi facile à mater que sa belle-mère y avait compté, cette fine créature blonde ?

Par bonheur, cette impression fâcheuse se dissipa aussitôt, sous le magnétisme de la grâce d’Huguette.

La jeune fille, en effet, recevait son baiser avec une correction qui pouvait tenir lieu de cordialité, et ne sortait de cette étreinte officielle que pour retomber sur la poitrine rebondie de Léonie Pranzac laquelle l’attirait bruyamment, clamant en un de ces médiocres triomphes où elle se plaisait :

— Ma belle mignonne, j’ai tout de suite deviné que c’était toi !

Huguette remercia avec affabilité.

Les présentations eurent lieu : exquise de simplicité affectueuse, Mlle d’Aureilhan renoua connaissance avec ces parents perdus de vue depuis l’âge de six ans, mais dont, en la rare mémoire du cœur qu’elle venait de prouver à l’endroit de Germain, elle conservait un souvenir étonnamment précis.

La bonne tante Hortense fut touchée aux larmes, lorsque Huguette s’informa de ses cousins Maurice et Luc qui, ainsi qu’Antoinette Saint-Brès, l’aînée des Petites Bleues, avaient partagé ses premiers jeux.

De son côté, M. Gontaud fut fort sensible au plaisir que la jeune fille montrait de le revoir, tant ce plaisir était joliment exprimé, et Jean Quéroy s’inclina profondément, atteint à la place frémissante de son âme, sous la politesse grave où il se renfermait, par la délicate allusion au père mort victime du devoir, obscur héros duquel il continuait le nom respecté.


Huguette, à côté de son père, se mit à dévorer, amusante d’un bel appétit de jeunesse.

Enfin, avec un tact séduisant, cette manière morale qui lui était propre et joutait quelque chose de plus raffiné encore d’intellectuellement supérieur à l’aristocratie extérieure qu’elle tenait de son père, Huguette trouva le mot convenant à chacun et eut l’art de dispenser immédiatement autour d’elle une atmosphère d’intimité et d’entrain sans apprêt.

Elle ne réalisait pas, comme on l’avait obscurément appréhendé, le type prétentieux et banal de la jeune personne qui a été élevé loin des siens dans une grande ville d’où elle rapporte, avec une insupportable manie de critique, l’agaçante conviction d’être d’une autre essence.

Bien moins encore, apparaissait-elle la révoltée assombrie et impertinente que Mme d’Aureilhan attendait ; elle était simplement l’enfant qui revient prendre sa place au foyer, disposée à aimer et à se faire aimer.

— Ah ! dit Huguette gaîment, quand elle eut embrassé ou salué tout le monde, ça creuse, les voyages ! Je meurs de faim !

Elle enleva son chapeau, et sa fine tête se nimba de lumière, éblouissant les yeux dans le jour éclatant par la merveilleuse nuance de la chevelure, dont le blond très rare empruntait d’introuvables tons de vieux cuivre rose.

Mlle d’Aureilhan s’assit à la droite de son père, et se mit à dévorer, amusante d’un bel appétit de jeunesse.

Quand on regagna le salon où elle aida sa belle-mère à servir le café, tous les cœurs étaient conquis, sauf celui, fort récalcitrant par nature, de Mme Léonie Pranzac.

Vers la fin de l’après-midi, un peu avant de quitter le château, Mme de Lavardens se haussa jusqu’à l’oreille de sa sœur :

— Eh bien ! ma chère, qu’en dis-tu ? Cette petite est d’une douceur charmante et la réalisation de nos desseins s’annonce des plus aisées…

Mme d’Aureilhan hocha la tête.

Elle ne savait que penser.

Le beau René de Lavardens nageait dans une sérénité pareille.

Très infatué de lui-même, ainsi que le demeurent toute leur vie ceux qui ont été durant l’enfance trop flattés par d’aveugles tendresses, il avait pris l’amabilité qu’Huguette venait de déployer à son égard pendant cette journée pour une manifestation inconsciente ou voulue de l’impression intense qu’il produisait sur elle.

Et il se retira enchanté, frisant sa moustache d’un geste vainqueur qui soulignait la promesse à prompte échéance secrètement formulée en sa vanité intime :

— Je veux la rendre folle de moi !…