Mademoiselle Merquem

Michel Lévy frères (p. d-309).



À MON NEVEU


OSCAR CAZAMAJOU



MADEMOISELLE


MERQUEM





Madame du Blossay venait de s’installer dans sa nouvelle résidence du Plantier lorsqu’elle m’écrivit :


« Mon cher Armand, tu vas venir tout de suite, je t’en avertis. Une tante qui n’a pas de fils ne peut se passer de son neveu quand il s’agit d’un établissement qui est son dernier nid de campagne. Je trouverai tout très-bien du moment que tu seras content de notre ermitage. Et puis je veux te marier, et je suis assez bien renseignée déjà pour être sûre que, dès cette année, tu pourras choisir ici celle qui te convient. »


Ma tante du Blossay m’avait servi de mère ; elle était toute ma famille, je n’avais rien à lui refuser nous nous aimions tendrement. Je partis le jour même.

J’étais résolu à lui complaire en toutes choses, hormis une seule : je ne voulais pas me marier. Non que je fusse un homme de plaisir : ma vie, au contraire, avait toujours été sérieuse ; mais j’aimais ce côté de l’indépendance que l’on pourrait appeler l’irresponsabilité. Élevé avec amour par une femme de mérite, et conservé aussi pur que possible, grâce à un milieu intelligent et affectueux, j’avais pris le goût des personnes et des choses d’élite, et je savais combien la véritable distinction est devenue rare. Je voyais très bien que mon entourage était un petit monde exceptionnel, une oasis dans le désert intellectuel du monde d’aujourd’hui, ce monde qui représente non plus du tout un étage social quelconque, mais une foule associée pour partager les mômes plaisirs, sans lien réel entre les individus qui la composent.

J’étais trop jeune — je n’avais encore que vingt-cinq ans — pour me sentir mécontent de la vie et désenchanté de mon époque. L’époque où Ton est jeune est, je crois, toujours belle, et le Paris mêlé, extravagant et charmant que je traversais ne me causait nul ennui. Ma tante se plaignait vivement de l’état fébrile général. Je tâchais de la réconcilier avec les inévitables résultats de nos inévitables révolutions. J’y trouvais mille sujets d’étude, et j’aimais à philosopher avec elle sur l’enchaînement des causes et des effets ; mais, si je portais dans mes jugements la tolérance de mon âge, c’était à la condition de ne pénétrer dans le tourbillon qu’à mes heures et dans la limite de mes goûts. Je voulais bien y passer en amateur, mais non y devenir esclave. Or, on devient indubitablement l’esclave d’une situation donnée, quand, pour s’y pousser ou s’y maintenir, il faut sacrifier sa dignité, ses loisirs ou ses opinions. Pauvre, il faut s’ingénier à faire fortune, car la vie du monde est ruineuse. Riche, il faut s’appliquer à faire reluire et sonner sa richesse. Dans l’un et l’autre cas, il faut s’effacer soi-même, immoler sa propre originalité, s’enchaîner ou se transformer. Moi qui n’étais ni pauvre ni riche, je ne voulais pas être forcé de devenir l’un ou l’autre. Un grand dévouement à une personne ou à une idée m’eût paru digne d’un suprême effort ; mais se dévouer à l’amusement de gens qui s’amusent aussi bien des désastres que des triomphes de l’individu, c’est une fantaisie creuse que je n’ai pas comprise encore.

Donc, je redoutais le mariage comme un changement d’état qui eût subordonné mes habitudes et mes occupations aux ambitions probables de ma femme, ou qui eût créé entre nous une lutte désastreuse. Je suppliai ma tante, sinon de renoncer à son projet, du moins de l’ajourner.

— Voyons, me dit-elle, avoue que tu as une peur terrible que je ne veuille te marier avec ta cousine !

— Non, ma tante, je ne crains pas que vous y ayez jamais songé.

— Et tu as raison. Ma fille est mondaine au fond de l’âme. J’ai eu beau l’élever dans les mêmes idées que celles dont je t’avais nourri : ce qui t’a semblé sage et bon lui paraît, à elle, arriéré, cruel, intolérable. Elle aspire à m’échapper pour se lancer dans la grande cohue, et il faudra que je me résigne à lui voir faire quelque beau mariage bien sot, ou elle mourra de colère ou de chagrin dans notre solitude. Ah ! mon cher enfant, les mères ne sont pas heureuses par le temps qui court, quand elles n’ont pas l’esprit d’être folles !

— Ne parlons pas de cela, chère tante. Attendons et espérons ; les dix-sept ans d’Erneste n’ont pas dit leur dernier mot. Et puis l’homme qui joindrait le mérite à une position brillante n’est pas impossible à rencontrer. Cherchons-le, ce rara avis, au lieu de songer à me faire trouver la femme de mes rêves.

— Comment est-elle, la femme de tes rêves ? Ne peut-on le savoir, ne fût-ce que pour se distraire un peu des idées sombres ?

— Oh ! alors… je voudrais vous tracer un portrait aimable et charmant… Vous, par exemple.

— Avec trente ans de moins, j’imagine ? Eh bien, tu ne sais ce que tu dis : à vingt ans, je ne valais pas ce que je vaux. Je n’avais pas souffert, et, comme il vous faut des âmes toutes neuves, à vous autres, comme vous voulez faire verser la première larme, vous serez toujours condamnés à épouser l’inconnu ; car le chagrin rend très-bon ou très-mauvais, on ne sait le résultat que quand il n’est plus temps d’y rien changer.

Ma cousine Erneste était la plus jolie fille qu’on pût voir, très-spirituelle, très-aimable et très-bonne, et avec tout cela elle faisait le désespoir de sa mère et le tourment de sa maison : elle s’ennuyait !

Il n’y a guère de milieu aujourd’hui pour les jeunes filles : être très-instruites, très-studieuses, très-intelligentes, ou se trouver très-malheureuses quand leurs parents ne peuvent pas ou ne veulent pas les exhiber perpétuellement. Ma tante, qui n’avait qu’une médiocre fortune, avait tout fait pour empêcher sa fille unique de partager les ivresses de la vie élégante. Elle avait rêvé, comme toutes les mères raisonnables, d’en faire une bonne petite femme bien sage, bien modeste et bien douce ; mais, comme toutes les mères raisonnables, elle avait échoué devant la folie du siècle. Elle s’était imaginé que la raison peut parler à l’ivresse ; elle avait oublié que l’ivresse n’a pas d’oreilles, et que le moindre bourdonnement de violons emporte les paroles maternelles les plus tendres et les plus sensées. Le siècle était venu chercher sa proie et l’avait saisie aussi facilement, dans ce petit intérieur modeste et digne, que si elle l’eût trouvée sur la place publique. Le démon était entré dans la chambre de la jeune fille sous la forme de la couturière, sous celle de la coiffeuse, sous celle de la maîtresse de piano, sous celle de la jeune amie sortant de pension, sous celle du journal des modes emprunté à la tailleuse, sous celle de l’entre-filet de journal consacré à la description des fêtes de telle ou de telle duchesse ou marquise.

On ne peut pas élever une fille dans une cage. Il faut bien qu’elle vive, qu’elle voie, qu’elle entende et qu’elle respire. Où la mènera-t-on promener, à Paris, si ce n’est au soleil ou au milieu des arbres ? C’est là justement que le Paris élégant et folâtre aime à se montrer ; c’est là que passe, dans le plus fringant équipage et dans la plus merveilleuse toilette, la femme équivoque dont cette enfant ne voit que les ailes de papillon, et ne saurait soupçonner la momification morale ; c’est là que les hommes bien mis et bien montés l’emportent sur toutes les espèces inférieures, et que la qualité d’honnête homme n’est rien auprès de celle d’homme bien ganté et bien chaussé. Quelle plaisante chose ! la jeune fille qui voit passer ces légers cavaliers rêve de les voir caracoler à la portière de sa voiture". Elle n’en aime aucun, mais tous lui plaisent. Elle ne pressent aucun danger dans l’émotion qu’ils lui causent. Elle s’en amuse, elle s’en moque avec quelque maligne compagne, aussi agitée, aussi affolée qu’elle-même. Toutes deux sont innocentes, fières et froides ; ce n’est encore ni pat le cœur ni par les sens qu’elles vivent et tressaillent : c’est par la vanité, par la soif d’être remarquées, par l’ambition de planer un jour sur cette foule où elles se glissent aujourd’hui timides et rieuses. Rien de plus chaste et de plus inoffensif que ce vertige de l’adolescence : rien de plus funeste si, dans les profondeurs de l’âme, un puissant germe de dignité ne se tient prêt à vaincre la soif du succès et les convoitises du luxe.

C’est ce germe de la véritable fierté féminine que ma tante n’avait pu développer chez sa fille. Là encore, elle s’était heurtée à des obstacles inévitables. Peut-on dire à une fille de quatorze ou quinze ans à quelles chutes conduisent les enivrements qui l’enlacent ? Si elle les ignore, elle ne s’en méfiera pas. Si elle les sait, elle voudra les braver, soit par curiosité, soit par dédain.

Un peu plus tard, l’instruction complète donnée à la jeune tête devient plus dangereuse encore, car nul ne sait le mystère qui s’accomplit en elle. Ma tante m’accordait une entière confiance et m’avouait ses perplexités. J’étais d’un avis différent du sien. Elle eût voulu envelopper son Erneste d’un nuage impénétrable et la conserver vierge d’imagination jusqu’au jour où paraîtrait l’objet de l’amour permis. Il me semblait, au contraire, que, pour son âge, ma jeune cousine n’était pas assez développée dans le sens de la femme, et qu’il eût mieux valu pour elle rêver d’amour que d’ambition.

Quoi qu’il en soit, Erneste, quand son système nerveux était au beau, avait toutes les grâces d’une aimable enfant : elle chérissait sa mère, elle était douce et généreuse, elle montrait des aptitudes intelligentes ; mais, quand passait la rafale, c’était la migraine, le dépit, les larmes, les jours de diète volontaire, les bruyantes insomnies, mille langueurs, mille caprices, et, par contre-coup, mille cruautés dont saignait le cœur maternel.

Je n’avais aucun empire sur elle, et je crois même que je lui inspirais alors de l’aversion. J’étais un frère trop clairvoyant, un ami trop sincère. J’aurais pris de l’ascendant au moyen d’un système d’adroite flatterie ; mais alors j’aurais plu peut-être, et c’est ce que je ne voulais à aucun prix.

Je connaissais le Plantier pour être venu, au nom de ma tante, en négocier l’achat ; mais, absent depuis quelques mois, je n’avais pu l’aider à y donner les derniers soins, et je fus agréablement surpris de voir avec quel goût elle avait su accommoder sa modeste résidence à ses besoins et à ses ressources. C’était moins un petit château qu’une grande vieille maison normande avec ses reliefs et ses ornements de bois encadrant des panneaux de silex grisâtre. Ces chalets du Nord ont leur physionomie et leur mérite ; ils sont complets pour le peintre quand ils sont, comme celui du Plantier, chamarrés de vignes et de chèvrefeuilles dont les enroulements égayent la froideur de ton des matériaux. Le dernier étage, mansardé, avait comme revêtement, entre chaque croisée, une savante imbrication d’ardoises ; au second, ces revêtements étaient en chêne simulant des écailles. Cela n’était pas beau, mais offrait à l’œil la sensation du solide et du confortable sous un climat pluvieux, L’ensemble était massif, la décoration simple. Des arbres magnifiques, ces grands hêtres monumentaux qui sont les cèdres et les palmiers de certains cantons de la Normandie, protégeaient toute l’habitation et tout le jardin contre les rafales. Au reste, le pays environnant, gracieusement creusé en vallons à doubles et triples plissements, était bien abrité contre les vents de mer. Ces régions intermédiaires entre les grandes plaines du pays normand et les côtes de la Manche sont extrêmement agréables et souriantes. Pas de grands effets, mais partout du charme, une admirable végétation, des mouvements de terrain qui semblent ménagés pour les plaisirs de la vue et de la promenade ; les influences de la mer adoucies et comme tamisées par la beauté des arbres et le parfum des prairies ; un sentiment de repos, de bien-être et de sécurité jusqu’au pied des derniers remparts de la blanche falaise ; un sol riche, bien cultivé et meublé de fermes d’une composition très-décorative ; des chemins de sable toujours propres, avec des sinuosités convenablement mystérieuses : telle était l’oasis où ma bonne tante eût voulu finir ses jours, si sa fille eût partagé ses goûts et ses idées.

Mais combien peu elle les partageait, la jeune victime transplantée sur cette terre d’exil et de malédiction ! Dès le lendemain de mon arrivée, en me faisant les honneurs de son nouveau manoir, elle fut intarissable de reproches sur mon acquisition et de moqueries sur mon goût d’artiste. J’avais eu beau m’assurer avec un soin minutieux de la bonne qualité des matériaux et du bon état des charpentes, elle décrétait qu’au premier orage cette vieille maison rongée de mousse tomberait en poussière. Les ardoises dorées de leurs beaux lichens étaient, selon elle, des tentures de deuil sur lesquelles il avait plu du jaune d’œuf. Les guirlandes de feuillage étaient une décoration de cabaret un jour de noce villageoise, et les écailles de bois entrevues à travers les pampres faisaient l’effet de grands vilains crocodiles collés aux murailles et cherchant à se chauffer le dos au soleil. Je la forçai d’avouer que, si cette maison eût été un palais de fées et ce pays un Éden, elle en eût pris possession avec autant de répugnance.

— Mon Dieu ! reprit-elle, il ne faut pas me dire que je hais la campagne. Je l’aime beaucoup, au contraire, quand elle ressemble à quelque chose de vivant et de civilisé.

— Comme le bois de Boulogne par exemple ? La campagne pour toi, c’est la poussière des cavalcades et le roulement des voitures.

— Eh bien, nous pouvions avoir cela sans dépenser ce que nous coûte cette horrible masure, et, si c’est un travers d’aimer ce que tout le monde aime puisque tout le monde y va, je ne comprends pas que maman, qui prétend faire mon bonheur et sacrifier tout à ma santé, m’ait amenée dans ce désert, où l’ennui me fera mourir.

— Êtes-vous donc seules ici ? Je croyais que vous aviez des voisins en quantité suffisante.

— Ah ! l’horrible chose que les voisins qu’il faut voir, stupides ou non, par la seule raison qu’ils sont vos voisins et qu’on ne peut pas les changer ! Je déclare que tous les nôtres sont insoutenables.

— Voyons, dis-en beaucoup de mal, ça te fera du bien.

— À la bonne heure ! Je ne demande pas mieux ; mais non : ce serait trop long. Ils sont une vingtaine, plus fâcheux les uns que les autres. Je n’en citerai que deux, un homme et une femme, que je déteste particulièrement.

— Comment appelle-t-on ce couple infortuné ?

— Ce n’est pas un couple, c’est un vieux garçon et une vieille fille qui demeurent aux deux bouts de l’horizon, et qui m’agacent les nerfs par le bien qu’ils disent l’un de l’autre. Pure affectation, car, s’ils s’aimaient tant, ils se seraient épousés, et tous deux professent l’horreur du mariage.

— Où vivent-ils, et comment les nomme-t-on ?

— Commençons par le sexe qui se prétend le plus noble. M. de Montroger habite le castel moderne que tu vois enfoui dans le vallon, à une demi-heure de chemin d’ici. C’est un homme de quarante ans, qui serait bien, s’il y avait un peu d’intelligence dans ses gros yeux noirs et un peu de poésie dans sa tournure ; mais il a un système, qui est de se traiter d’homme nul avant que personne songe à lui demander ce qu’il est. Il craint apparemment que sa beauté ne l’expose aux visées des mères de famille et ne compromette le repos des jeunes personnes.

— En d’autres termes, c’est un homme modeste et sérieux. Il est riche, à ce que l’on m’a dit ?

— Il est riche et il fait du bien ; c’est l’homme de la rengaine utilitaire et provinciale. Tu avais donc déjà entendu parler de lui ?

— Oui, comme du plus galant homme qui existe. Je ne lui souhaite pas une femme telle que toi, mais je te souhaiterais…

— Un mari tel que lui ? Dieu m’en préserve ! Un homme qui serait mon père ! qui est jeune de figure, j’en conviens, mais vieux d’idées, revenu de toutes les illusions, et qui ne passe que six semaines à Paris tous les hivers, sous prétexte qu’il y perd son temps et qu’il s’y ennuie ! Mais je vois que tu es disposé à prendre son parti. Je passe à l’autre personnage, à moins que ton opinion ne soit faite aussi sur son compte.

— La vieille fille ? Non, je n’ai pas ouï parler d’une vieille fille durant les trois jours que j’ai passés ici ce printemps. Tu la nommes ?…

— Mademoiselle Merquem.

— Quel âge ?

— Elle se donne trente ans ; elle flotte entre trente-cinq et quarante. C’est selon les jours.

— Laide ?

— Affreuse ! longue, maigre, sèche, pédante, bizarre. Devine un peu à quoi elle passe son temps et dépense sa fortune, qui est considérable, à ce qu’on dit.

— Elle cherche le grand œuvre ?

— Ah ! tu me fais poser ! Tu la connais ?

— Je te jure que non.

— Comment as-tu deviné le secret de cette folle !

— J’ai parlé au hasard ; mais je crois que c’est toi qui me fais poser. La recherche de la pierre philosophale n’est pas une manie de notre siècle. Personne n’y croit plus, et, à moins que ta voisine ne soit véritablement aliénée…

— Elle l’est, j’en suis certaine ; mais ne va pas répéter ce que je te confie. Maman me gronderait ; elle professe une grande admiration pour la docte Merquem, et c’est à ce point… Mais tu vas me donner ta parole d’honneur de ne pas me trahir ?

— Je te la donne.

— Apprends que maman s’est mis en tête de te marier avec elle.

— Tu inventes cela. Comment le saurais-tu ?

— Je le sais parce qu’on s’est caché de moi pour y penser, et que ce mystère m’a donné le droit d’entendre et de deviner. Maman ne fait pas autre chose que d’interroger adroitement l’homme le plus stupide des cinq parties du monde, M. Bellac, un vieux savant qui demeure chez mademoiselle Merquem, et que les paysans de par ici tiennent pour sorcier, parce qu’il fait de l’or avec elle, à ce qu’ils prétendent. D’autres disent qu’ils évoquent ou conjurent les vents, et que, du haut du vieux donjon qu’ils habitent là-bas sur la colline, ils parlent à la mer, aux nuages et aux étoiles. La cuisinière que nous avons a demeuré chez eux. Elle jure qu’ils fabriquent des poisons, qu’ils déterrent des cadavres…

— Et qu’ils mangent des enfants ? Eh bien, voilà une jolie femme que ma tante me destine !

— Tu te moques de moi ? Je t’assure qu’il y a une chose vraie dans tout cela, c’est que mademoiselle Merquem travaille la nuit avec ce vieux alchimiste.

— Et que ta mère est curieuse de savoir au juste quelle science ils étudient ?

— Non, maman admire les gens qui étudient n’importe quoi. Quand elle interroge M. Bellac, c’est sur les mérites et vertus de la châtelaine, et aussi parce qu’elle voudrait savoir si elle a fait vœu de ne pas se marier. Maman est bien bonne de se tourmenter de cela. Quel vœu aurait pu faire une personne qui ne croit à rien ?

— Mais sil elle croit au diable, puisqu’elle s’est donnée à lui. C’est quelque chose en matière de foi f

— Allons ! tu ne veux rien prendre au sérieux ! inutile que je me donne la peine de causer avec toi. J’allais te proposer une alliance offensive et défensive pour nous préserver, toi de la femme alchimiste, moi du vieux garçon utile au progrès…

— Ah ! tu ne m’avais pas dit que tu craignais la recherche de M. de Montroger ?

— Je ne sais s’il songe à moi, mais, bien sûr, maman songe à lui, car elle me condamne à entendre son éloge au moins une fois par jour, et mademoiselle Merquem doit être dans la confidence, car elle fait sa partie dans le duo toutes les fois qu’elle vient ici.

— Vient-elle souvent ?

— Elle vient tous les jeudis, et nous allons chez elle tous les dimanches.

— Elle reçoit donc ?

— Oui, et même assez grandement ; mais des gens si graves, qu’on se décroche la mâchoire à ses petites soirées.

— Elle reçoit ses voisins de campagne, ou des personnes de la ville ?

— Il y a de tout ; c’est un mélange de malheureuses Parisiennes exilées comme nous, de vieux gentillâtres moisis comme leurs manoirs, et de provinciaux plus ou moins mal mis et mal élevés des villes environnantes.

— Je suis certain, au contraire, qu’il n’y a là que des gens parfaitement élevés ; autrement, ta mère ne t’y mènerait pas. C’est demain dimanche, nous y allons ?

— Oh ! certes, nous n’y échapperons pas.

— Eh bien, remettons jusqu’à lundi l’alliance offensive et défensive que tu m’offres. Il faut d’abord voir l’ennemi, connaître ses forces, pénétrer ses desseins ; après quoi, nous dresserons nos plans de campagne. J’attachais si peu d’importance aux facéties de ma petite cousine, que je ne pensai même pas à questionner sa mère sur la demoiselle alchimiste ; mais, comme je connaissais un peu M. de Montroger, j’amenai naturellement la conversation sur son compte.

— C’est un excellent homme, répondit ma tante, et je suis certaine que nous aurons là un bon voisin, peut-être un ami. Il est froid et sérieux, mais dévoué, actif, aimé dans le pays, estimé de tout le monde.

— Alors, vous pensez peut-être… ?

— À le marier avec Erneste ? Eh bien, non, je n’y pense pas du tout. Un homme qui a été raisonnable jusqu’à sa quarantième année ne fera jamais la folie de choisir pour compagne une enfant si fantasque. Je sais, d’ailleurs, qu’il a trouvé mainte fois de meilleures occasions, et qu’il n’a jamais voulu aliéner sa liberté. Enfin je vois de reste que, voulût-il de nous, Erneste le trouverait trop mûr et trop sérieux. Ce n’est donc pas à ce mariage-là que je pense.

— Avez-vous quelqu’un en vue pour elle ?

— Oui, le fils aîné du receveur général des finances, dont on m’a dit le plus grand bien et qui cherche une femme dans les conditions de naissance et de fortune où nous sommes. Nous le verrons demain chez notre grande voisine. Garde-toi bien de donner l’éveil à Erneste, elle serait coquette ou maussade. Tâchons qu’elle soit elle-même et ne se doute de rien.

— Fort bien ; mais qui appelez-vous votre grande voisine ?

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais de te dire… C’est une personne très-intéressante et très-remarquable, encore jeune et belle, petite-fille de feu l’amiral Merquem, très-riche, très-excentrique, il faut l’avouer, mais d’une excentricité dont on ne peut médire, car sa vie est irréprochable. Elle professe l’amour absolu de l’indépendance, et, par la dignité de sa conduite, elle a vraiment conquis le droit de vivre à trente ans comme si elle en avait soixante. Elle demeure seule et va seule où bon lui semble ; mais, en réalité, elle ne va presque nulle part, car elle n’a pas le goût de se montrer, et elle chérit la retraite. En venant chez nous, elle me fait beaucoup d’honneur, et je lui suis reconnaissante d’avoir bien voulu me prendre en amitié à première vue.

— Ne passe-t-elle pas pour une femme savante ?

— Elle passe pour une femme instruite. Quelques personnes croient qu’elle s’occupe de science, parce qu’elle héberge un vieux savant respectable avec lequel elle sait causer et se plaire. Il est certain que c’est un homme qui sait tout, et qu’on ne peut passer une heure avec lui sans apprendre quelque chose ; mais, quant à elle, elle nie qu’elle ait part à ces grandes connaissances. Elle ne parle jamais de manière à faire penser qu’elle en sache beaucoup plus long que les autres. Elle n’est extraordinaire que sur un point, l’obstination qu’elle a mise à ne pas connaître les joies, les peines et les devoirs de la famille.

— Mais, si elle n’a que trente ans et si elle est encore belle, elle peut bien se raviser ?

— Elle n’aurait, je crois, qu’un mot à dire pour trouver sous sa main un fort galant homme. On prétend que M. de Montroger a toujours été épris d’elle et qu’il l’est encore.

— Il est bien timide et bien gauche, s’il n’a pas su inspirer l’amour, ou tout au moins la confiance ?

— Il n’est ni gauche ni timide, et on cherche en vain la cause de son peu de succès. Il faut bien qu’il y en ait une ; on la saura avec le temps.

— Moi, je crois la deviner. Mademoiselle Merquem est égoïste.

— Eh bien, non, tu verras ; elle te plaira beaucoup.

— Alors, gare à mon pauvre cœur !

— Non ; je ne crois pas qu’elle t’inspire autre chose que l’amitié. Les femmes d’esprit n’inspirent que ce qu’elles veulent… aux hommes d’esprit ! Quand nous approchâmes, le lendemain, des hauteurs que domine le château de la Canielle, résidence de mademoiselle Merquem :

— J’avoue, dis-je tout bas à Erneste, que je regrette d’avoir interrogé ma tante sur la femme alchimiste. Je me suis privé d’une émotion agréable à la vue de ce mystérieux manoir, où, grâce à toi, j’aurais pu compter surprendre une vieille Parque occupée à des maléfices. À présent, hélas ! je sais que mademoiselle Merquem n’est ni vieille, ni laide, ni sorcière, ni savante.

— Ah ! je vois, répondit Erneste, que maman t’a déjà tracé son portrait à sa manière. Eh bien, tu vas voir comme on s’amuse chez elle !

Le château était du siècle dernier, spacieux et simple, très-confortable d’aspect et bâti à mi-côte sur une colline rocheuse dont une échancrure rendait l’abord facile et la montée douce. L’ancien manoir inhabité dressait ses ruines féodales à cent mètres plus haut, sur le plateau de la falaise. Un parc touffu jeté en pente rapide sur la déclivité de ce plateau reliait les deux constructions. Du château neuf, qui tournait le dos à la mer, on ne voyait que la campagne fraîche et riante. Sans doute les belles histoires d’Erneste avaient laissé dans mon esprit quelque curiosité, car j’eusse voulu monter tout de suite au vieux donjon, d’où la vue devait être grandiose et dont l’aspect annonçait quelque chose de formidable ; mais, pendant que nous traversions la cour, Erneste m’apprit que l’entrée de ce nid de mouettes était interdite au vulgaire, vu qu’il renfermait le laboratoire de M. Bellac.

De vieux domestiques à l’air grave, pour la plupart anciens marins, nous introduisirent dans un immense salon boisé, trop bas pour être majestueux, et trop peu orné pour être agréable. Il eût fallu peu de chose, quelques vases de fleurs ou de feuillage pour en rompre les lignes froides. La rigidité d’habitudes de la vieille fille se faisait-elle sentir dans ce parti pris de dénûment austère, ou bien était-ce un sacrifice aux goûts de l’aïeul, qui avait irrévocablement fixé l’arrangement de sa demeure ? Il est certain que cette grande pièce basse ressemblait à la cabine d’un navire gigantesque. Heureusement, les fenêtres, j’allais dire les écoutilles, s’ouvraient sur une galerie à jour toute pleine de verdures exotiques, et c’est là qu’on se tenait tous les soirs d’été quand on ne se livrait pas à la promenade ; c’est là qu’une vingtaine de personnes devisaient, assises sur des divans, quand la châtelaine se leva pour venir à notre rencontre.

Je ne fus d’abord frappé que de sa taille, qui me parut démesurément élevée ; mais bientôt je m’aperçus d’une différence de niveau entre le salon et la galerie, et, quand elle se trouva de plain-pied avec nous, je reconnus qu’elle n’avait rien de phénoménal et que la ténuité de ses formes n’était ni anguleuse ni maladive. C’était une femme grande et mince, mais élégante et bien proportionnée. Comme elle tournait le dos au jour, rendu très-éclatant par le coucher du soleil, je ne vis d’abord que sa silhouette et les lignes d’or que le reflet du ciel enlevait sur sa chevelure touffue et sur sa robe de soie d’un beau rouge, presque noir. Elle me parut bien mise et bien coiffée, sans aucune excentricité ; ses magnifiques cheveux étaient à elle, et, quand elle fat assise et éclairée, je la trouvai parfaitement jolie et toute jeune. Il est vrai que le jour baissait dans les conditions d’un reflet très-favorable. Tout était rose, et les figures n’avaient plus d’âge. Chaque instant écoulé ajoutait à l’illusion, et, quand tout s’éteignit, je conservai l’impression d’une figure délicieuse. Le son de la voix était si frais et si pur, la prononciation si fine et si délicatement nette, que je fus tout de suite sous le charme, et que, pendant un quart d’heure, je ne vis que cette figure et n’entendis que cette voix. Le premier accueil m’avait peut-être conquis sans retour. Lorsque ma tante m’avait présenté comme le neveu déjà annoncé et décrit, mademoiselle Merquem m’avait tendu la main avec spontanéité, et elle avait serré la mienne avec franchise. Cette main n’était ni potelée ni voluptueuse ; elle était mince, souple et fraîche. Aucune parole banale n’avait accompagné ce fraternel accueil ; mais, quand cette grande fille confiante et douce eût dit quatre mots à ma tante et à Erneste, je sentis comme un esprit de loyauté et de bienveillance émaner d’elle et faire tomber en moi toutes les malveillances du doute. La nuit ne vint pas complète, car c’était jour de pleine lune, et le ciel était d’une limpidité rare dans cette région. Il avait fait très-chaud dans la journée. Personne ne désira rentrer dans le salon, qui était éclairé. On resta sous le berceau qui couvrait une longue terrasse, et d’où un large escalier descendait à une autre terrasse arrangée en jardin. Les demoiselles — il y en avait six en comptant Erneste — allèrent courir parmi les fleurs, comme de folâtres noctuelles. Le receveur général avec son fils, qui était un très-jeune garçon d’une jolie figure, les suivit sans affectation ; tous deux étaient vifs et enjoués. On entendit bientôt ce jeune monde rire aux éclats et babiller avec des voix claires et perçantes. M. de Montroger, que je voyais pour la première fois, me proposa de fumer un cigare avec lui ; mais pas plus que moi il n’avait envie de s’éloigner de la châtelaine, car il ne mit entre elle et nous que la distance de quelques marches du grand escalier, et nous revînmes bientôt nous mêler à la conversation qui s’était engagée entre elle et les personnes plus âgées qui n’avaient pas quitté leurs sièges. Parmi ces personnes très-graves d’allures et dont la causerie n’avait rien de bien récréatif, j’écoutai pourtant avec intérêt le vieux M. Bellac, qui me parut dépasser de beaucoup en esprit et en jugement le niveau de cet entourage effacé ou alangui par le bien-être de la vie de province ; mais le bonhomme était d’une extrême modestie et ne parlait que quand on l’y obligeait par des questions directes. Ma tante, qui n’était pas encore engourdie par la villégiature, savait fort bien causer ; mais elle était distraite ce soir-là par l’entrevue de sa fille avec le fils du financier, et, bien qu’elle se fût promis de laisser tout aller au gré de la Providence, elle écoutait ce qui se criait sur la seconde terrasse beaucoup plus que ce qui se disait autour d’elle. Elle n’y put tenir longtemps ; il lui semblait qu’Erneste, ordinairement si endormie au château de la Canielle, était ce soir-là d’une gaieté impétueuse. Elle descendit pour en savoir la cause, et, les autres personnes s’étant lancées dans une causerie de localité, qui n’avait pour moi aucun intérêt, mademoiselle Merquem vint s’asseoir en face de moi sur une chaise que le hasard laissait vacante. Un guéridon où l’on avait commencé à servir le thé nous séparait.

— Je ne vous demande pas si vous aimez la campagne, me dit-elle ; madame du Blossay m’a dit que vous l’adoriez ; mais vous ne devez pas aimer la province, et nous sommes ici très-provinciaux, en ce sens que nos petits intérêts de clocher nous préoccupent plus que les questions générales. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, car tout le monde a envie de bien faire ; mais cela nous rend trop positifs, ennuyeux par conséquent.

— Si ces choses vous intéressent, elles doivent être intéressantes.

— Ce ne serait pas une raison.

— Pardonnez-moi, vous faites le bien…

— Oh ! j’essaye, mais dans un milieu très-restreint. Ce que l’on doit faire dans l’intérêt commun pour une province entière est si variable et si relatif, qu’il est difficile de se prononcer sans connaître une multitude de faits qui m’échappent.

— Ne vous semble-t-il pas que, dans ce cas-là, il faut s’en remettre aux personnes qui font de ces faits une étude spéciale, à M. de Montroger, par exemple ?

— C’est ce que nous faisons tous ici, chacun le consulte. Il décide, et il nous impose selon nos moyens ; nous contribuons de confiance.

— M. de Montroger est très-aimé dans le pays.

— Il le mérite.

— On s’étonne qu’il ne soit pas marié. Il aurait plus d’influence.

— Il est certain qu’il ferait bien de se marier.

— Alors, vous êtes d’avis qu’un homme ne doit pas vivre sans famille ?

— Personne ne doit vivre sans famille.

— Vous donnez pourtant le mauvais exemple !

— Moi ? Tiens, oui, c’est vrai. J’aurais dû me marier ; mais je n’y ai pas songé assez tôt, et, à présent, il est trop tard.

— Il y a donc un âge qu’il ne faut point dépasser ? Vous le faites bien court !

— Ceci est une politesse ! À propos, madame du Blossay désire beaucoup vous trouver une femme qui vous fixe auprès d’elle.

— Vous a-t-elle consultée sur ce point délicat ?

— Oui, je me suis récusée. Je n’y entendrais rien.

— Pourquoi ?

— Parce que… Je ne sais pas. Il me semble qu’il faut connaître à fond les gens qu’on veut associer — et je n’ai pas grand esprit d’observation.

— Ou vous dédaignez de vous occuper de ces détails du caractère, aussi insipides que ceux de la vie de province ?

— Je n’ai le droit de rien dédaigner. Je suis une personne nonchalante à certains égards, distraite souvent, surtout incapable de répondre aux questions directes sur son propre compte.

— Vous auriez tort de les trouver déplacées dans la bouche d’un homme qui vient ici pénétré du respect qu’il vous doit, et qui s’en ira charmé de votre étonnante modestie.

Nous causâmes ainsi quelques instants encore, et, quand nous fûmes interrompus, je restai convaincu que mademoiselle Merquem était un esprit d’une rare supériorité, par la raison qu’elle n’avait rien dit que tout le monde n’eût pu dire aussi bien qu’elle ; mais le charme qui émanait de son accent et de son attitude protestaient en dépit d’elle-même contre le soin qu’elle prenait de se faire nulle pour se faire impénétrable.

M. de Montroger ne se piquait probablement pas d’être aussi mystérieux, car je le vis, un instant après, rempli d’une anxiété qu’il ne prenait guère la peine de me cacher.

— J’ai cru, me dit-il, vous entendre prononcer mon nom, là, tout à l’heure. Cela m’a rendu inquiet. Je me suis demandé si vous n’aviez pas à réclamer de moi quelque service que je n’aurais pas songé à vous offrir.

— Et que j’aurais prié mademoiselle Merquem de vous demander à ma place ? Voilà, monsieur, un détour ingénieux et charmant pour m’amener à vous répéter le bien que l’on vient de me dire de vous.

Il voulut me répondre, prononça quelques mots sans suite, posa sa main sur la mienne d’une façon amicale, presque paternelle, et s’éloigna, me laissant confondu de sa gaucherie et de sa bonté.

Il ne me fallut pas l’observer davantage pourvoir qu’il était solennellement amoureux de mademoiselle Merquem, frémissant, jaloux, craintif, transparent comme un écolier. Le hasard me plaça bientôt auprès d’une vieille dame fort aimable que j’avais déjà vue chez ma tante, et qui ne demandait qu’à causer.

— Vous observez Montroger, me dit-elle ; il vous amuse ?

— Mais non, je ne me permets pas…

— Permettez-vous tout ce que vous voudrez, il ne s’en apercevra pas. Ce n’est pas l’échantillon le moins curieux de notre petit monde, ce garçon-là ! Figurez-vous un héros de roman accompli, un Saint-Preux, un Grandisson. Mademoiselle Merquem ne remue pas un doigt, qu’il ne tremble de la tête aux pieds ; elle ne le regarde pas, qu’il ne soit prêt à se trouver mal. Cela dure depuis une quinzaine d’années et ne fait que croître et embellir. Ce serait ridicule, si ce n’était touchant, car, au bout du compte, c’est la meilleure nature d’homme qui existe, et cet amour le rend très-malheureux. Nous nous sommes tous employés ici pour lui faire épouser notre grande amie ; il n’y a pas eu moyen. Elle nous répond qu’elle l’estime, qu’elle a beaucoup d’amitié pour lui, mais qu’elle est incapable de répondre à son amour et qu’elle ne veut pas se marier.

— Donne-t-elle de bonnes raisons à cette aversion pour le mariage ?

— Elle n’en donne pas, car il n’y en pas. Est-ce que vous comprenez une femme sans amour et sans famille ? Elle a tort, il n’y a pas à dire. Elle le sait, elle en convient, et elle persiste. Enfin c’est une exception, une anomalie, un défi jeté à la nature et à la société. Vous pensez bien qu’on a épuisé le chapitre des suppositions folles, malveillantes ou bizarres. Tout cela tombe à terre devant le caractère d’une personne qui ne fait que le bien, et qui paraît même ignorer la possibilité de faire le mal. S’il y avait eu dans sa vie quelque accident fâcheux ou romanesque, on le saurait, allez ! En province, on ne cache pas dix ans un secret. Je la connais depuis son enfance ; il n’y a rien, absolument rien ! Elle n’est ni triste, ni malade, ni excentrique à tous autres égards. On l’aime ; elle est si parfaitement aimable ! On lui pardonnerait à présent n’importe quoi. Eh bien, on n’a rien à lui pardonner, et cela fait enrager les personnes méchantes.

— Y en a-t-il ici ?

— Il y en a partout ?

— Daignez m’en citer une. Je voudrais entendre dire du mal de mademoiselle Merquem… pour changer.

— À votre aise. Vous verrez comme c’est bête, le mal qu’on lui impute ! Mais, sans vous donner tant de peine, vous pouvez être renseigné par moi tout de suite. Regardez vis-à-vis de nous madame de Malbois. Elle a une fille charmante… cette petite brune qui était là tout à l’heure auprès de moi. Elle a voulu la marier avec Montroger ; elle a remué ciel et terre pour cela. Mademoiselle Merquem elle-même s’y est employée, bien qu’elle n’aime guère ces commissions-là. Impossible ! À présent, la Malbois, qui est envieuse et ingrate, prétend que mademoiselle Merquem l’a trahie, que c’est une coquette consommée qui veut régner sans partage sur tous les cœurs, qu’après tout on ne sait rien de ses relations avec Montroger, et qu’un beau jour on découvrira peut-être une liaison mystérieuse entre eux. Voilà ce que disent toutes celles qui ont eu des prétentions sur Montroger pour leur compte ou pour celui de leurs filles ; mais ces mèches-là sont éventées. Mademoiselle Merquem ne s’en soucie pas et fait semblant de les ignorer. Les gens sages lui savent gré d’endurer avec patience et philosophie) les inconvénients attachés à la position exceptionnelle qu’elle a choisie.

On passa enfin au salon, et je pus voir en pleine lumière la figure de mademoiselle Merquem. Cette figure et toute la personne semblaient repousser naturellement le mensonge. Ses traits accusaient bien trente ans, mais sans un jour de plus ni de moins, comme si un parfait équilibre eût présidé aux événements et aux émotions de sa vie. Elle avait dans les mouvements la souplesse d’une belle constitution entretenue par une vie active et bien réglée, sans fatigues exceptionnelles, sans germe et sans trace de maladie chronique. Sa fraîcheur rosée était celle de la santé soutenue, sans exubérance. Elle n’avait ni embonpoint ni maigreur, ni langueur ni éclat. Un ensemble de choses harmonieuses, une grâce étrange qui consistait dans la rectitude, l’adresse et la sobriété des mouvements et des attitudes. Sa chevelure crêpelée, touffue et légère me frappa particulièrement. Les cheveux sont pour moi un indice prononcé du caractère. Leur souplesse soyeuse me révèle la douceur des instincts, leurs enroulements naturels me représentent l’abondance et l’agencement heureux des idées. Cette grande fille paraissait atteindre le développement complet du genre de beauté qui lui était propre. Tous ses traits étaient charmants sans qu’on pût dire qu’aucun fût merveilleusement tracé. C’était comme le dessin d’une belle tête grecque sur lequel on eût passé l’estompe pour en fondre les contours, et mêler au type trop régulier delà première ébauche le moelleux delà gentillesse française. Cet adoucissement de la forme donnait à l’expression du visage un caractère jeune et candide qui ne devait jamais s’effacer. Les dents étaient petites, le moindre sourire les découvrait toutes, et l’attrait caressant et confiant de ce sourire me parut irrésistible ; l’âme d’un enfant semblait avoir persisté dans le corps d’une femme faite et fixée.

Elle me plut tellement, et je compris si bien le charme qui pesait sur le pauvre Montroger, que je cessai de la regarder, craignant presque d’avoir à subir la même fatalité. Je me bornai à l’écouter, désirant peut-être découvrir un vide dans cette intelligence trop paisible pour être bien complète ; mais elle parla peu. Se sentait-elle observée ou avait-elle l’habitude de s’effacer ? Elle proposa aux demoiselles et aux jeunes gens de faire de la musique. Erneste avait une jolie voix et mourait d’envie de la faire entendre ce soir-là. C’est pourquoi elle se fit prier. Mademoiselle Merquem l’accompagna et la soutint si adroitement, que ma petite cousine eut l’air de savoir la musique. La châtelaine fit ensuite danser ce jeune monde, et je pensai d’abord qu’elle n’était nullement virtuose, tant elle y apporta peu de soin ou de prétention ; mais, quand je me mis à danser et à valser par complaisance pour les jeunes filles, je me sentis peu à peu enlevé comme par des ailes. Je tenais dans mes bras la petite Malbois, une ravissante créature de dix-huit ans, d’un éclat extraordinaire et d’une impétuosité délirante ; ingénue ou hardie, peut-être l’un et l’autre, elle avait un regard qui me grisa. J’oubliai tout pour folâtrer comme une mouche ivre de soleil dans un rayon de sensualité, et puis tout à coup l’accent et le rhythme de la valse entrèrent en moi comme le souffle d’un esprit qui épurait mon rêve et le détournait de cette idole d’un instant. Mademoiselle Merquem improvisait. Je m’arrêtai pour respirer et je la regardai. Elle ne paraissait voir et entendre personne, elle se croyait oubliée comme une machine employée au plaisir des autres, et elle se laissait aller au plaisir de rêver pour son compte. Sous ses doigts agiles et comme délivrés peu à peu de leur fonction mécanique, le piano brodait, sur le thème vulgaire qu’il avait dit servilement d’abord, les plus merveilleuses fantaisies. C’était un enchaînement sans fin d’idées riantes et tristes, touchantes et fières, toujours originales, et passant, sans qu’on y prit garde, par les plus savantes modulations. Tout à coup, je ne sais comment, dans un moment ou l’ardeur du thème modifié et idéalisé semblait éclater comme un ouragan de puissance et de vitalité, je me trouvai auprès du piano, et, débarrassé de ma danseuse fatiguée, je tendais les deux mains à mademoiselle Merquem, qui, sans cesser de jouer, se levait à demi comme prête à me suivre ; mais elle se rassit, étonnée de sa propre distraction, en me demandant ce que je voulais.

— Vous faire danser, répondis-je. Le génie de la vie est en vous, vous devez danser comme le vent et comme la flamme.

Elle me regarda d’un air étonné, comme on regarde un fou que l’on avait cru raisonnable.

— Je ne danse jamais, répondit-elle en jouant toujours.

— Pourquoi ?

— J’aime à voir danser, cela me suffit.

— Elle ment, me cria dans l’oreille la grosse voix de Montroger. Elle danse comme les sylphes, elle dansait du moins…

Jadis ! reprit mademoiselle Merquem d’un air moqueur et enjoué ; mais vous, pourquoi ne faites-vous pas sauter ces demoiselles, qui manquent de cavaliers ?

— Est-ce que vous l’exigez ?

— Ce serait une bonne action, et vous y manqueriez ?

Montroger alla, sans répliquer, inviter mademoiselle Emma de Malbois, que j’avais profondément oubliée sur sa chaise. La mère Malbois en bondit dé surprise et de joie sur la sienne, espérant toujours renouer ce mariage manqué.

— Est-ce que vous jouez du piano ? me demanda la châtelaine.

— Un peu. Vous êtes fatiguée ?

— Oui.

— Quel dommage ! Vous donnez la vie, l’amour et la jeunesse.

— Eh bien, reprit-elle en souriant, vous allez donner tout cela à ma place, mon feu est épuisé. Elle quitta le piano et disparut quelques instants comme pour donner des ordres, mais peut-être en réalité pour se soustraire à l’enthousiasme qui me gagnait et qui lui paraissait ridicule. Elle fut assez longtemps absente pour me donner de l’humeur et de l’ennui. Les petites personnes dont je dirigeais les grâces chorégraphiques me parurent sottes, même la délicieuse Emma, et je m’amusai à jouer faux et à massacrer la mesure pour les contrarier. Erneste m’accabla d’injures, et ma bonne tante, qui me tenait pour un bon pianiste, rougit de ma conduite. Enfin, mademoiselle Merquem reparut ; il était temps. Montroger perdait la tête et embrouillait toutes les figures. J’espérais, je ne sais pourquoi, découvrir quelque émotion sur la figure de la châtelaine. Elle avait la sérénité d’une belle âme qui vient de s’adonner à la confection du punch glacé. Elle appela M. de Montroger pour lui dire que c’était le sorbet qu’il aimait, et qu’elle l’avait surveillé elle-même pour le récompenser d’avoir dansé. Cette gâterie me parut une cruauté gratuite, car elle amena presque une larme au bord de la paupière du pauvre patito, émotion qui ne l’empêche pourtant pas de déguster religieusement son sorbet. Tendre et sensuel, enthousiaste et positif, il se révéla entièrement à moi en trempant avec avidité sa moustache noire dans cette coupe friande, tandis que son regard éperdu semblait dire : « Barbare ! c’est bien décela qu’il s’agit ! »

On se sépara bourgeoisement à minuit. Les voitures avaient le mot d’ordre à l’avance. Tout était prêt dans la cour quand nous descendîmes le perron. Ces départs sont charmants par une belle nuit d’été, à la campagne. On se dit adieu, on cause à la portière ou le pied à l’étrier, comme si chacun entreprenait un voyage. Les chevaux s’impatientent, les chiens aboient, les coqs chantent et prennent la lumière des flambeaux pour celle de l’aurore. On franchit la grille en se jetant des rires et des paroles sans suite, et puis on se disperse dans l’ombre, et chaque équipage fuit en emportant ses deux étoiles, qui semblent s’éteindre et se rallumer en traversant les buissons noirs.

— Eh bien, que penses-tu d’elle ? me dit Erneste au retour.

— Oui, oui, réponds ! ajouta ma tante. J’ai prédit que tu l’aimerais, ma grande voisine : me suis-je trompée ?

— Non, ma tante, vous avez prophétisé. J’adore cette grande personne. J’en suis épris, je lui appartiens à jamais.

— Comme tu y vas ! ce n’est pas sérieux, j’imagine ?

— C’est sérieux comme le sentiment le plus digne et le plus chaste. Je ne crois pas que mademoiselle Merquem puisse en inspirer d’autre. Rien dans cette nature n’appelle la passion et ne semble capable de la ressentir ; mais l’amitié qu’elle impose est soudaine et sans réserve, n’en déplaise à la belle Erneste.

— La belle Erneste, reprit ma jeune cousine, n’est pas trop mal disposée ce soir, et elle a découvert une chose, c’est que Célie Merquem est une excellente fille.

— Oui-da ! s’écria ma tante. À quoi as-tu vu cela, à la fin ?

— Je ne saurais le dire. J’ai senti cela à son regard, à son sourire, à mille petites choses insaisissables en détail, mais dont l’ensemble a fait tomber un voile de devant mes yeux. Je la croyais sournoise, hypocrite de vertu, jalouse des personnes au-dessous de trente ans, enfin pédante et épilogueuse. Je me trompais absolument. Elle a du cœur et elle est sincère. Je permets à mon cousin de l’aimer.

Quelques instants après ce profond aperçu, Erneste dormait au fond de la calèche comme une véritable enfant qu’elle était, et ma tante, en me parlant bas, me disait :

— Dieu veuille que ce petit jeune homme justifie tout le bien que mademoiselle Merquem m’a dit de lui, car certainement voilà Erneste éprise.

— Mais non, chère tante, elle n’est qu’endormie.

— Dans ces jeunes organisations, toute crise morale est une fatigue soudaine ; mais un indice plus sûr, c’est la justice qu’elle rend à notre voisine, et la bienveillance à laquelle nous la voyons disposée.

En effet, quelques jours après, mademoiselle Merquem ayant amené au Plantier le receveur général et son fils. Erneste lui témoigna la plus aimable sympathie, et, la visite terminée, elle me suivit au jardin pour me répéter l’éloge de la grande voisine.

— Décidément, disait-elle, j’ai été injuste et sotte : cette Célie Merquem est un ange. Elle est fine, tendre, douce et maternelle. Je veux réparer mes torts et faire comme tout le monde, l’adorer.

— Tout cela, lui dis-je, parce qu’elle t’a trouvé un mari, et qu’elle lui a dit de loi plus de bien que tu ne mérites ?

— Elle ne m’a pas trouvé de mari ; je me charge de trouver cela toute seule quand bon me semblera ; mais elle m’a trouvé un amoureux, et elle lui a monté la tête pour moi. Elle a pris là une peine que je ne me serais pas donnée moi-même. Je croyais que c’était très-ennuyeux d’avoir un amoureux ; à présent, je vois que c’est très-amusant. Ça distrait de soi, ça occupe, on le fait enrager ; enfin je ne m’ennuie plus, et tu dois remarquer que je suis redevenue la plus aimable fille du monde. Aussi je me suis rappelé que j’avais en toi un bon ami, et je voudrais te faire quelque bien, te consoler de tes peines ou servir tes amours.

— En voici bien d’une autre ! Où diable prends-tu tout ce que tu dis là ?

— Je vois clair, mon beau cousin ! Tu es amoureux de mademoiselle Merquem, ou je ne m’y connais pas.

— J’aime à croire que tu ne t’y connais pas du tout, et je le vois de reste.

— Alors, c’est de moi que tu es épris ?

— Dieu m’en garde !

— Dieu m’en garde aussi, car tu serais un galant bien triste. J’aime mieux ce petit diseur de riens que l’on me destine…

— Et à qui tu te destines aussi très-joyeusement, ne t’en cache pas !

— Je te dirai cela plus tard. Je ne suis pas du tout fixée. Je crois que j’aimerais mieux le vieux Montroger !

— À quoi bon le préférer ? Il ne fait aucune attention à toi.

— Si j’étais décidée à le préférer, je saurais bien l’amener à me trouver parfaite ; mais j’aime mieux ne pas savoir ce que je veux. C’est un état d’esprit très-agréable pendant lequel on se voit adorée sans se donner la moindre peine.

— Voilà, repris-je, des coquetteries à l’adresse d’un absent, partant bien inutiles. Garde ton esprit pour le jour où il reviendra, mais n’en débite pas trop, car tu pourrais l’effrayer, et tu serais fort dépitée, s’il se retirait.

Pendant les semaines qui suivirent, les jeunes gens firent plus ample connaissance. M. de la Thoronais, receveur des finances, était un homme du monde accompli, un peu vide au fond. Son fils Julien était plus mûr et non moins aimable. Il me parut doué d’une certaine force de volonté, car, à diverses reprises, Erneste essaya de lui imposer ses caprices, et il feignit de ne pas comprendre. Elle en fut pour ses frais, et je la vis piquée, menaçant tout bas et de loin de l’éconduire, mais trop charmée de sa figure, de ses manières et de sa position pour oser donner suite à son dépit. Elle essayait bien quelquefois de faire en sa présence un cas particulier de M. de Montroger, et alors Julien se livrait à un enthousiasme très-vif pour mademoiselle Merquem. Ces deux graves personnages servaient sans s’en douter aux querelles et aux raccommodements des deux jeunes gens, mais en somme Erneste cédait peu à peu du terrain. La terrible enfant semblait matée par un enfant têtu et calme. L’était-elle par un sentiment sérieux ? Ma bonne tante vivait dans une alternative de confiance et de doute, d’espoir et de tristesse. Mon rôle était d’empêcher que les nerfs ne se missent de la partie, et le soin affectueux que j’apportais à calmer ses anxiétés maternelles augmentait l’affection qu’elle avait toujours eue pour moi.

J’avais, dans cette préoccupation, peu d’instants pour songer à moi-même ; aussi je n’y songeais guère, et j’employais mon cœur et mon cerveau au service presque exclusif de la famille. Mademoiselle Merquem, bien qu’elle craignît beaucoup d’avoir trop d’influence sur la mienne et sur celle du fiancé, se voyait entraînée à s’occuper beaucoup du mariage. Ma tante ne voulait plus qu’on lui parlât d’autre chose, et la grande voisine, forcée de m’aider à la calmer, se trouva dans la situation de se lier avec nous, avec moi par conséquent, plus qu’elle n’eût fait sans cet incident. On ne se vit pas plus souvent pour cela. Célie Merquem avait des habitudes dont elle ne se départait pas. Elle venait toutes les semaines une fois, et nous lui rendions sa visite comme tout le monde, le dimanche soir ; mais on se voyait plus amicalement. On avait un petit secret en commun, on arrivait à l’intimité par une pente naturelle.

Cette liaison passa en moi par plusieurs phases. Ce fut d’abord une franche et irrésistible sympathie sans arrière-pensée, et puis une sorte d’indifférence affectée vis-à-vis de moi-même, à mesure que je sentis l’indifférence gracieuse où cet esprit tranquille se tenait renfermé à mon égard. Qu’avais-je à dire et de quoi me serais-je plaint ? De ce que cette grâce m’avait charmé, résulterait-il que l’attrait dût être réciproque ? Je me serais reproché la fatuité du dépit, et je trouvais plus sage de ne pas trop penser à mademoiselle Merquem quand je ne la voyais pas.

Ceci ne fut qu’un palliatif. Il ne m’était pas possible de la revoir sans émotion, et de ne pas désirer follement de la voir ailleurs que dans ce petit monde qui l’environnait obstinément. Je chassais de mon mieux cette fantaisie. Je savais qu’elle ne recevait personne, ni homme ni femme, dans la semaine, et qu’en cas d’affaire pressante, il fallait lui demander une audience. Je n’avais aucun prétexte pour cela. En faire naître un eût été puéril et de mauvais goût. On ne faisait pas la cour à mademoiselle Merquem, on ne pouvait pas la lui faire. Il y avait des années déjà que personne, pas même le fidèle Montroger, ne le tentait plus. On était certain d’être éconduit poliment. On ne voulait pas se rendre ridicule et se faire fermer l’entrée d’une maison respectable et charmante, où l’on mettait une sorte de vanité à être admis sans méfiance.

J’avais failli encourir cette disgrâce le premier jour. J’étais désormais irréprochable de convenance et de sérénité. Je me voyais classé à mon numéro d’ordre sur la liste des bons voisins et des agréables connaissances. Je n’avais rien de mieux à faire que de m’en trouver fort honoré.

Pourquoi, au bout de cinq ou six entrevues, cette facile satisfaction me devint-elle un supplice ? Étais-je réellement épris de la vieille fille effacée depuis longtemps des prétentions de tout le monde ? J’avais été amoureux plus d’une fois et même assez sérieusement, mais jamais en vue d’une association éternelle, et il devenait bien certain pour moi que proposer toute autre association à mademoiselle Merquem eût été la plus folle et la plus gratuite des injures. Allais-je donc tomber dans cet abîme d’une passion résolue à tout risquer, même le mariage ? Je me répondais que cela était impossible, que cette personne avait cinq ans de plus que moi et qu’elle était dix fois plus riche, qu’elle devait être méfiante, que le monde était méchant, enfin que, de tous les mariages dont la pensée me faisait frémir, celui-ci eût été le plus mal interprété, le plus absurde et probablement le plus désastreux.

Sur quoi donc portait ma souffrance ? Il m’eût été difficile de le dire. Mademoiselle Merquem n’avait aucune espèce de coquetterie. Si sa réelle supériorité sur tout ce qui l’entourait perçait en toutes choses, c’était à son insu et malgré elle. Il y avait des moments où elle avait l’air affligé et effrayé de l’attention surprise dans mes regards. À coup sûr, elle ne la provoquait pas volontairement, elle mettait même un soin assez habile à la détourner ou à m’en distraire.

Que vous dirai-je ? Je n’expliquerai jamais bien une chose dont l’audace et la spontanéité ne se sont jamais bien expliquées à mes propres yeux. Je subis l’entraînement insensible de cette passion, en dépit, peut-être à cause des efforts que je fis pour m’y soustraire. Je me liai à dessein avec M. de Montroger, espérant me guérir par le spectacle d’une persévérance passée chez lui à l’état d’idée fixe et de manie. J’essayai de le trouver ridicule, j’employai des heures à me moquer de lui intérieurement, et, chaque fois, je le quittai plein de remords, cruellement triste et saisi de frayeur pour moi-même.

Je n’ai jamais rencontré d’homme qui, à première vue, m’ait semblé meilleur et plus naïf. Un cœur ouvert à l’engouement, associé à un caractère égal et doux, le goût du bien, une très-belle nature physique, des manières excellentes, que lui fallait-il de plus pour être aimé, et pourquoi cette inhumaine ne l’aimait-elle pas ? Il avait tant d’abandon dans l’âme, que j’en vins bientôt à lui parler de son mal, tout en faisant secrètement l’analyse du mien. Il prit plaisir à me répondre sans détour. Il y avait si longtemps que personne ne l’entretenait plus d’une situation sans espoir et sans issue, qu’il me sut un gré infini de m’intéresser à sa vieille blessure. Un jour vint très-vite où il voulut me raconter l’histoire de son fatal amour. C’est ainsi qu’il l’appelait de bonne foi et sans sourire.

— J’avais dix-sept ans, me dit-il, quand je vis mademoiselle Merquem pour la première fois. Elle en avait alors cinq ou six et sautait sur les genoux de son grand-père l’amiral. Quel homme que ce vieux marin ! Le courage, la droiture, l’équité mêmes ! D’une assez nombreuse famille moissonnée autour de lui par une série de catastrophes trop longues à vous raconter, il ne lui restait que cette enfant, et il l’adorait. Elle était déjà grande pour son âge, mince et assez délicate. La crainte de la perdre le porta naturellement à l’élever avec une indulgence absolue. Elle n’apprit que ce qu’elle voulut apprendre et ne connut jamais l’ombre d’une contrariété. Toute son éducation fut sourire et caresses. Je vous dis ces détails parce qu’ils expliquent peut-être bien des choses. Célie a été dès son enfance exceptionnellement heureuse. Elle ne l’a jamais oublié. Peut-être a-t-elle toujours craint le malheur avec excès.

» Pour vous donner une idée de la sollicitude qui l’entourait, je vous raconterai seulement un trait. L’enfant avait perdu récemment son père et sa mère, quand je la vis à la Canielle. L’amiral venait d’acheter cette terre et de s’y installer. Célie ignorait encore qu’elle fut orpheline. Elle l’ignora, elle attendit tantôt son père, tantôt sa mère ou son frère durant des années. Elle ne connut le désastre que lorsque le souvenir de ceux qu’elle avait aimés parut effacé de sa mémoire. Jusque-là, le grand-père sut lui cacher le secret de ses profondes douleurs et le faire garder par tous ceux qui l’approchaient. Il avait pour système que l’enfance ne doit pas connaître les larmes, et ne doit pas savoir seulement le nom de la mort.

» Cette éducation, qui eût pu produire un monstre d’égoïsme, ne fit que développer la tendresse et la bonté innées chez Célie. On ne lui parlait jamais de devoirs envers qui que ce soit. Elle en devina, il semble qu’elle en inventa toute seule la notion. Outre qu’elle ressemblait prodigieusement à l’amiral par la figure, elle avait son âme. Elle s’en servit. Il n’y eut pas pour elle d’autre enseignement que le spectacle de ses vertus.

» Elle apprit très-tard, à treize ou quatorze ans, c’est elle qui le raconte, ce que les autres enfants apprennent à six ou sept ; mais, dès qu’elle eut commencé à exercer son attention et sa mémoire, elle eut soif de s’instruire, et, comme on avait Bellac sous la main et que le grand-père était lui-même versé dans les sciences, elle passa rapidement de l’ignorance absolue à des connaissances exceptionnelles chez les femmes. Ce qu’elle sait, je ne peux pas l’apprécier, et vous ne le découvrirez jamais, tant elle s’abstient de le montrer, mais Bellac m’a dit souvent :

» — Je n’ai plus rien à lui apprendre… À présent, nous cherchons ensemble ; ce n’est plus une élève, c’est une émule.

» Quand je la revis, elle avait de quinze à seize ans. Mon père, marin distingué, avait été l’ami du sien. L’amiral me chérissait. Il avait veillé de loin sur moi ; il me destinait la main de sa chère Célie. Moi, j’ignorais mon bonheur. Je trouvai Célie adorable, mais je ne me permis pas d’aspirer à elle. On attendit, sans rien dire, que je devinsse très-amoureux. Je le devins et n’en fis rien paraître. On le devina, et on me sut gré de ma timidité. Alors, on m’encouragea, on me donna de l’espérance, on m’apprit que mon bonheur dépendait de moi-même. Il s’agissait de plaire à Célie.

» Je devins presque fou quand ma mère me fit cette confidence. Je courus à Célie, je me jetai à ses pieds sans trouver un mot à lui dire. Il me semblait que mon trouble et mes larmes étaient plus éloquents que toutes les paroles ; maison avait négligé delà préparer et de l’avertir. À seize ans, elle était aussi ingénue sous certains rapports qu’une fillette de sept ans. Elle ne comprit rien à mon transport, elle en eut peur. L’amitié confiante qu’elle me témoignait devint tout à coup une sorte d’aversion craintive. On essaya de vaincre ce caprice, on lui parla mariage, elle tomba malade de peur et de chagrin ; on dut m’éloigner,

» Je fus si malade moi-même, qu’on me laissa ignorer ce qui se passait. Je ne l’ai su que beaucoup plus tard… si je l’ai su, car il ne me semble pas toujours qu’on m’ait dit la vérité. Célie se prononçait énergiquement, m’a-t-on dit, contre tout projet de mariage : n’était-ce pas contre moi qu’elle protestait, et, si un autre fiancé se fût présenté à cette époque, ne l’eût-elle pas accepté ?

» Il ne s’en présenta pas. L’amiral, effrayé de son effroi, lui promit qu’on n’admettrait plus jamais dans la maison un prétendant quelconque à sa main sans son consentement. J’ignore, si elle eut à le refuser. Trois mois se passèrent sans qu’on pût lui prononcer mon nom. J’étais guéri, mais profondément affecté. Un jour, mon père me prit à part et me dit :

» — Mon cher enfant, il ne faut plus songer à la petite Merquem. Elle est décidément folle ; cela devait arriver. On l’a mal élevée : on lui a fait croire qu’elle était d’une essence divine. Personne ne lui semble digne d’elle ; elle montera en graine ; oublie-la, et viens avec moi faire un beau voyage en Chine. La mer guérit de tout. Il n’y a pas d’amourette qui vous suive d’un continent à l’autre.

» Ma mère ajouta :

» — Va, mon cher enfant ; il le faut. Célie est une sotte fantasque. Je la déteste, puisqu’elle me force à t’éloigner de moi.

» Mes parents me semblèrent avoir raison. Je me crus guéri par le dépit. Je le fus sans doute, car deux années de voyage au long cours rétablirent mon équilibre moral et physique, et, quand je revins ici, j’étais bien décidé à chercher femme et à me marier sous les yeux de ma belle dédaigneuse.

» Je ne la trouvai pas au pays. L’amiral était gravement atteint de la goutte. Elle l’avait conduit â Nice avec Bellac. Peu de temps après, ils revinrent.

L’amiral semblait guéri ; mais, à l’entrée de l’hiver, il fat atteint d’une complication de rhumatismes aigus, et son état de souffrance devint intolérable. Son caractère changea subitement, et Célie elle-même eut à en supporter les bourrasques. Il se plaignait à elle avec amertume de ne plus voir mon père, il lui reprochait d’avoir, par un injuste caprice, désuni deux familles qui s’étaient longtemps proposé de n’en faire qu’une.

» Célie, éperdue, vint trouver ma mère en secret. Elle s’adressait à elle comme à la plus irritée. Elle la supplia de ramener son mari, et mit tant de grâce et de persuasion dans ses instances, que mes parents cédèrent. L’amiral fut d’abord heureux de les voir, mais bientôt il me demanda. Il croyait que nous revenions à lui de nous-mêmes. Il ignorait que sans l’ordre de Célie je ne pouvais reparaître à la Canielle.

» Il s’agita de nouveau. Célie m’écrivit. Voici sa lettre :

« Venez aussi, monsieur, si vous pouvez me pardonner l’injure que je vous ai faite. Nous étions frères, j’avais de l’estime et de l’amitié pour vous. J’ai dû vous sembler injuste et bizarre. À présent que vous avez oublié cette mortification et que vous avez certainement d’autres projets de mariage, ne me punissez pas trop cruellement en me laissant la douleur d’avoir blessé et affligé mon bien-aimé grand’père. Dites-lui que vous me pardonnez, afin qu’il me pardonne. Soyez généreux, monsieur, cela vous portera bonheur. La digne compagne que vous aurez un jour saura votre bonté et vous en tiendra compte. Moi, je ne vous demande pas de me rendre votre amitié, j’ai mérité de la perdre ; mais il ne faut pas que mes torts soient expiés par un vieillard qui vous aime et qui souffre de votre abandon. Revenez, et vous aurez droit à la reconnaissance, j’ose dire à l’affection de

» célie merquem. »

En me montrant cette lettre, le bon sire de Montroger tremblait et essuyait une larme furtive.

— En recevant ceci, continua-t-il, j’oubliai mon dépit, et, une heure après, j’étais à la Canielle. L’amiral me tendit les bras, et, en me voyant baiser avec effusion la main de Célie, il crut que tout était oublié, et qu’il pouvait reprendre ses projets où il les avait laissés ; mes parents le crurent aussi, et on se revit presque tous les jours comme auparavant.

» Cette situation fut bien cruelle pour Célie et pour moi. Elle avait plus que jamais l’horreur du mariage, et, quand devant elle nos parents s’entretenaient de l’espérance du nôtre, son regard triste et suppliant en appelait à moi comme au seul appui qu’elle eût pour la préserver de moi-même. Je souffrais mortellement d’attirer sur elle cette persécution ; mais, quand je cherchais à la détourner en disant que je ne voulais rien demander, en de telles circonstances, à son cœur brisé et consterné, l’amiral s’emportait et prétendait qu’elle avait exigé de moi cette soumission humiliante.

» Nous ne nous parlions cependant jamais, elle et moi ; cela eût été bien inutile. Je voyais clairement sa répugnance malgré les témoignages d’estime qu’elle me donnait. De son côté, elle savait bien que je ne me prévaudrais jamais de la douloureuse situation qui lui était faite. Ce qu’elle ne savait peut-être pas, c’est qu’en dépit d’un découragement absolu, j’étais plus épris d’elle que je ne l’avais jamais été.

» Il me restait pour la sauver un rude parti à prendre, et je le pris. Je brûlai mes vaisseaux. Je fis à l’amiral et à ma mère une fausse confidence. Je prétendis être amoureux d’une autre personne, et j’inventai un roman mal bâti, invraisemblable, dont ma mère ne fut pas dupe, mais dont se paya le pauvre amiral. Célie désirait tant y croire, qu’elle y crut aussi. Le malade s’apaisa un instant ; mais son mal empirait, et, comme il arrive quelquefois dans les maladies mortelles, ce fut la personne qu’il chérissait le plus et qui lui témoignait le plus sublime dévouement qu’il méconnut et maltraita jusqu’à son dernier jour d’une manière insensée. Par suite d’un de ces caprices de moribond qui ne s’expliquent pas, il me prit en passion, ne voulut plus être soigné, soulevé de son lit et promené dans son fauteuil que par moi. Un jour, il parla de déshériter sa petite-fille pour me léguer sa fortune. Le pauvre malheureux devenait fou.

» Il s’éteignit dans nos bras. En recevant son dernier soupir, Célie tomba comme morte elle-même ; elle était épuisée de douleur et de fatigue. Ce qu’elle avait souffert durant six mois en se voyant si cruellement traitée par celui dont elle avait été l’idole était au-dessus de ses forces. C’était le perdre deux fois. Elle eut pourtant le courage de l’ensevelir elle-même et de veiller à tous les devoirs de la circonstance. Quand ce fut fini, j allai prendre congé d’elle. Elle tomba presque à mes pieds, prit mes deux mains, et, les couvrant de larmes :

» — Vous êtes un ange pour moi, me dit-elle. Ce que vous avez été pour mon père, ce que vous avez tenté pour me rendre si tendresse, je ne n’oublierai Jamais, et ma vie entière, que je ne peux pas vous consacrer, sera du moins la preuve de ma reconnaissance.

» Je voulais qu’elle s’expliquât. Elle ne me répondit que par ces deux mots :

» — Vous verrez !

» Je dus la quitter sans comprendre. Je me flattais quand même, et, ouvrant mon cœur à ma mère, je la suppliai de retourner à la Canielle dès le lendemain, de s’y installer et de soigner Célie avec tant de tendresse, qu’elle pût enfin lui arracher le secret de son âme impénétrable.

» Ma mère lui en voulait toujours un peu. Néanmoins, elle fit ce que je souhaitais ; mais elle ne put la voir. Mademoiselle Merquem gardait le lit, et Bellac, d’accord avec le médecin, demandait qu’on la laissât dormir. Il lui fallait mourir ou retrouver deux ou trois jours de repos absolu.

» Le surlendemain, mon père alla demander de ses nouvelles. On n’avait pu la faire dormir qu’avec l’opium ; elle dormait enfin : j’attendis encore deux jours, et j’allai m’informer moi-même. Elle était partie !

» Oui, partie avec Bellac, un vieux domestique et une vieille servante. En s’éveillant du sommeil factice qu’on lui avait procuré, elle avait été en proie à une excitation nerveuse effrayante. Le médecin consulté, Bellac avait ordonné le départ. On avait fait les paquets à la hâte, on avait gagné en voiture la prochaine station, on avait pris la route de Paris, sans donner aucune explication, sans paraître même avoir aucun projet arrêté. Je voulus voir le médecin.

» — J’ai ordonné cela, me dit-il, et je crois que j’ai bien fait. Elle ne pleurait pas, elle n’était ni faible ni brisée. J’ai craint l’exaltation, la folie. J’ai prescrit le changement d’air, le mouvement, la distraction forcée. Bellac m’écrit qu’elle est déjà un peu mieux. Ils partent pour l’Italie ; de là, ils iront en Suisse, ils parcourront l’Allemagne. Si l’on m’en croit, on ne la ramènera pas ici avant deux ou trois ans.

» Tout était consommé ! Célie était partie en me laissant sa bénédiction et je ne sais quelle mystérieuse promesse, mais je ne pouvais pas la consoler. Loin de là : il fallait, pour la guérir, la préserver de ma vue et de mon approche. Je me sentis écrasé. Je résolus de guérir moi-même à tout prix. J’allai vivre à Paris, et je me lançai dans la vie de plaisir.

» Voilà qui est bien prosaïque, n’est-ce pas ? Un artiste, un poëte, eût couru après la femme aimée. Il ne se fût pas laissé enlever sa proie par un vieux savant et par deux vieux domestiques sur le conseil d’un vieux médecin. Il se fût dit qu’au milieu de toute cette vieillesse, l’enfant brisée allait s’ennuyer profondément, se calmer sans doute, mais saisir avec avidité le retour à la vie, sous la forme d’un jeune cœur brûlant d’amour pour elle. Il eût fallu s’attacher à ses pas, se faire pressentir avec délicatesse, apparaître avec art à travers quelque habile mise en scène. Je fis vingt romans superbes ; ma mère, qui mettait beaucoup d’amour-propre dans cette affaire, se moqua de moi, et me retint par la crainte du ridicule. Un homme de mon rang et de mon mérite ne devait pas se jeter dans ces sottes aventures. Je n’étais pas taillé pour ce rôle de troubadour et je n’avais pas la rouerie nécessaire à cette entreprise de don Juan. J’y ferais mille maladresses. Ma loyauté naturelle remporterait sur mes plans de séduction. La femme que mes qualités sérieuses et ma généreuse conduite n’avaient pu toucher se rirait de moi en me voyant déguisé en personnage de comédie. Mademoiselle Merquem était une tête extravagante et un cœur sec. Il fallait l’oublier une bonne fois, la dédaigner. Je serais bien vengé, car, en quittant son pays et ses amis pour aller respirer l’air de la liberté avec des confidents subalternes, elle jouait avec sa réputation et s’exposait à devenir la dupe de quelque aventurier épris de sa fortune.

» Enfin, mon cher Armand, je me laissai encore persuader de renoncer à elle, et, la vie de garçon aidant, je me crus cette fois bien délivré de ma folle passion.

» Cette mauvaise vie ne dura pas longtemps, la mort de mon père me ramena au pays au bout d’une année d’ivresse et de sottises. Ma mère était seule désormais. Je lui consacrai mon existence. Elle désirait me marier. Je fis mon possible pour devenir amoureux des jeunes filles qu’elle me désignait ; mais aucune ne me plut. J’avais tué dans la débauche la notion de l’amour pur. Je m’ennuyais mortellement en province. Ma vie extérieure était immolée au devoir, mon cœur était mort, et aucune joie intérieure ne me consolait de mon sacrifice.

» Je végétais ainsi depuis six ou huit mois, chassant avec rage, éteignant les feux de ma jeunesse dans des aventures de château et de chaumière, lorsque j’appris le retour de mademoiselle Merquem.

» Tous les amis de son enfance allèrent la saluer. Elle était guérie, et sa douleur était douce. Elle ne songeait plus qu’à habiter la Canielle et à y vivre au milieu des souvenirs de son grand-père. De vieux parents et de vieilles amies sans fortune s’y seraient bien volontiers installés auprès d’elle sous couleur de convenance et de dévouement. Elle feignit de ne pas comprendre leurs offres, s’occupa d’améliorer leur sort, mais s’obstina à demeurer seule avec Bellac, les vieux serviteurs et leurs familles qu’elle prit aussi à son service, afin d’assurer leurs invalides. Elle avait rapporté de son voyage de dix-huit mois un amour de l’indépendance dont elle ne voulut plus jamais se départir.

» Vous pensez bien que vingt prétendants se présentèrent. Elle refusa tout, disant qu’elle n’était pas décidée à se marier, et ne donnant aucune raison de sa fantaisie.

» Je ne m’occupais plus d’elle, je ne la voyais pas. Je continuais à m’étourdir assez grossièrement. Ma mère, qui avait d’abord fermé les yeux sur ce genre de vie, espérant que j’y trouverais l’oubli de ma douleur, commençait à s’en affecter vivement. Elle était presque toujours malade et réclamait mes soins d’une manière un peu impérieuse. Il y a une chose douloureuse à dire, c’est que, depuis qu’elle avait réussi à me détacher de mademoiselle Merquem, nous étions moins intimes et comme moins chers l’un à l’autre. Je croyais sentir qu’elle m’avait fait beaucoup de mal en m’ôtant mes illusions, et, de son côté, elle me reprochait avec une certaine amertume de n’avoir pas su trouver un sage milieu entre une passion sans espoir et des distractions indignes de moi.

» Elle avait raison, sans doute, mais un peu tard. Elle en vint à regretter le temps où je vivais de mon malheureux amour, triste, mais pur à ses côtes. Dans ce temps-là, nous causions ensemble des nuits entières. Je la fatiguais de mes puériles redites et de mon chagrin monotone, mais nous nous chérissions, et, depuis que je ne pouvais plus lui rien raconter des brutales émotions de ma vie quotidienne, nous devenions étrangers l’un à l’autre.

» Ma pauvre mère était vive et quelque peu hautaine. Elle me parlait durement, et son caractère s’aigrissait de jour en jour. J’avais sujet de craindre qu’après m’avoir tant aimé, elle ne devînt cruelle envers moi, comme l’amiral Merquem l’avait été envers sa fille chérie. Je n’avais pas la stoïque patience, l’angélique douceur de Célie. Je me soumettais, je restais près de ma mère, mais en frémissant d’impatience, et, quand je faisais un effort pour l’apaiser et lui exprimer mon dévouement, c’était avec une gaucherie brusque qui la blessait davantage.

» Un jour qu’elle m’avait grondé plus que de raison et traité comme un écolier, bien que j’eusse déjà trente ans, je montai à cheval pour m’étourdir. J’allai à travers bois rejoindre quelques amis à un rendez-vous de chasse, et je m’enivrai à fond, comme un homme qui a du chagrin à noyer.

» Quand je revins le soir, j’étais un peu dégrisé, mais pas tout à fait lucide. À moitié repentant et attendri, à moitié colère et farouche, je pressais les flancs de mon cheval, et je jetais au vent des paroles de colère et de douleur. Je me trouvai, sans le savoir, sous les ombrages du parc de la Canielle, longeant les murs et jurant entre mes dents je ne sais quelles malédictions contre mon cheval, qui m’avait fait prendre ce chemin-là. C’était le plus court ; mais, quand j’étais de sang-froid, j’évitais de revoir cette demeure où j’avais laissé le repos et la dignité de ma vie.

» Tout à coup, comme j’allais dépasser une petite grille latérale de l’enclos, je vis une ombre s’en détacher et venir à moi. La nuit était grise et trouble, mais je reconnus tout de suite mademoiselle Merquem, et je voulus continuer ma course. Elle se plaça devant moi, intrépide et fière, au risque de se faire écraser, et, portant la main à la bride de mon cheval :

» — Arrêtez-vous, dit-elle, j’ai à vous parler.

» Toute la fumée du vin que j’avais bu me remonta au cerveau, et je l’apostrophai avec fureur :

» — Ah ! vous voulez me parler ? Eh bien, tant mieux, car, moi aussi, j’ai quelque chose à vous dire, quelque chose de terrible, quelque chose de vrai ! Vous êtes la cause de mon malheur et de ma honte ; c’est vous qui m’avez perdu ; aussi je vous hais, et prenez garde à vous, car je suis ivre, et j’ai envie de vous tuer.

» — Taisez-vous, répondit-elle avec une tranquillité dédaigneuse ; descendez de cheval et entrez chez moi, votre mère y est.

» Cette parole me dégrisa subitement. Ma mère à la Canielle ! Comment ? pourquoi ? Elle avait juré tant de fois de n’y jamais remettre les pieds ! Je sautai à terre. Je suivis Célie dans son boudoir. Ma mère était là en effet, si pâle et si souffrante, que j’en fus effrayé.

» — C’est vous ? me dit-elle. J’en étais sûre ! j’avais reconnu de loin l’allure folle de votre cheval. Pour ne mettre personne dans la confidence de mes préoccupations, mademoiselle Merquem a bien voulu aller vous attendre au passage. Vous voici, asseyez-vous, écoutez, et tâchez de comprendre ce que j’ai à vous dire. — Je suis très-malade, mon fils. Je sens que j’ai peu de temps à vivre. Ce matin, après une querelle douloureuse avec vous, je me suis trouvée si faible, que j’ai cru mon heure arrivée. Vous étiez parti sans dire où vous alliez. J’ai cru que vous étiez retourné à Paris et que vous m’abandonniez. J’ai eu peur. Mourir seule, c’est affreux ! Une idée s’est présentée à moi dans la détresse de mon âme, une idée qui me semblait venir du ciel comme un ordre. Je me suis dit : « J’irai trouver Célie. Elle me doit de l’affection, elle ne me refusera pas la sienne. J’ai fermé les yeux de son grand-père, elle fermera les miens. J’ai méconnu cette fille généreuse. Je lui ai fait un crime de ne pas aimer mon fils. La conduite actuelle de ce malheureux lui donne raison. Elle avait pressenti la fougue de ses instincts et deviné la légèreté de son caractère. À présent, il n’est plus digne d’elle, elle ne craindra plus que j’aille la tourmenter pour lui faire accepter son nom ; mais je lui demanderai de me soutenir et de me consoler, moi, et, puisqu’il me laisse seule à mon désespoir, il rougira en apprenant qu’après avoir consacré ma vie à un fils ingrat, j’ai dû aller expirer sous le toit et dans les bras de celle que je regardais comme ma plus mortelle ennemie.

» Ma mère parla longtemps sur ce ton, et tout ce qui peut déchirer un cœur déjà brisé, elle sut le trouver et le dire. J’étais anéanti. Il ne me venait pas un mot pour me justifier, et l’exagération de ses reproches m’ôtait l’espoir de la calmer en lui répondant. Et puis j’étais profondément humilié d’être ainsi traité en présence de mademoiselle Merquem. Il ne me semblait pas que ma mère fût aussi gravement malade qu’elle le prétendait, car elle parlait avec force sous le coup de la fièvre, et Célie n’avait pas l’attitude et la physionomie d’une personne qui s’attend à une crise suprême. Elle se tenait à l’écart, triste et rêveuse, comme si elle eût cherché le moyen de remettre la situation sur les bases de la vérité.

» Elle le cherchait en effet, car elle interrompit doucement ma mère pour la supplier de se calmer et de la laisser m’entretenir seul un instant. Elle appela Bellac et la vieille Berthe, leur recommanda de faire prendre à la malade une potion calmante qu’elle avait préparée ; puis elle me fit signe, et nous descendîmes au jardin.

» — Ma mère est-elle donc en danger ? lui dis-je aussitôt que nous fûmes seuls.

» — Pour le moment, non, répondit-elle. Ses nerfs sont surexcités, et, si je l’ai laissée vous parler comme elle l’a fait en ma présence, c’est parce qu’il ne faut pas refouler trop brusquement l’expansion des malades. Vous le savez, vous qui avez vu les souffrances physiques et morales de mon grand-père, et qui m’avez aidée tant de fois à les dissiper avec ménagement ; mais vous êtes un homme, et il est très-nécessaire que vous sachiez la vérité. Votre mère a une maladie du foie qui menace sa vie. Rien n’est perdu ; vous la guérirez, si vous le voulez bien. Seulement, il n’y a pas à hésiter. Menez-la à Vichy, et ne la quittez pas d’un jour. Rompez avec vos mauvais plaisirs et vos frivoles amis, revenez aux idées de mariage, essayez de les accepter en vous-même, et, dans tous les cas, laissez-lui croire qu’elles vous sourient. Enfin changez de conduite, sacrifiez-vous, sachez souffrir et vous ennuyer ; devenez du jour au lendemain un autre homme : sinon, vous perdrez bientôt votre mère et vous aurez une plaie au cœur pour le reste de votre vie.

» — Je le ferai, répondis-je ; mon intention a toujours été de me dévouer à elle ; mais cela est plus difficile que vous ne pensez !

» — Est-elle donc plus irritée contre vous que l’amiral ne l’était contre moi ?

» — Non, certes ; un mot de moi l’apaise ; le moindre sacrifice l’enchante. Vous me faites rougir en me rappelant la différence des situations, mais je n’ai pas votre stoïcisme… et, après tout, je ne sais pas si je dois l’admirer ! Ma mère veut que je renonce à mes plaisirs, votre grand-père exigeait le sacrifice de votre égoïste solitude, cela ne se ressemble guère. Vous n’avez pas cédé, vous I vous étiez parfaite de résignation, sublime de douceur, mais obstinée comme le roc, et il est mort sans vous avoir ébranlée. Moi, je suis emporté et désagréable. L’injustice me fait regimber, et mon irritation réagit sur celle de ma pauvre malade ; mais, en réalité, je me soumets et je me brise. Oui, recevez-en ma parole, je vais me soumettre d’une manière absolue. Je me marierai même avec quelque riche poupée de salon, s’il le faut pour sauver ma mère… Après cela, je ne sais pas lequel de nous deux, Célie, aura mieux rempli sa tâche. C’est à vous de juger cela au fond de votre conscience.

» — Ma conscience est tranquille à présent, répondit-elle avec une fermeté triste. J’ai fait pour vous tout ce que je pouvais faire, mon grand-père n’eût pu exiger davantage.

» — Qu’avez-vous donc fait ? m’écriai-je.

» — Je ne puis vous le dire, vous le saurez un jour.

» — Encore des mystères et des réticences ! Voyons, au nom du ciel, est-ce une épreuve ? M’aimez-vous un peu à travers vos dédains ? Avez-vous l’intention, l’espoir, le projet de m’aimer ?

— Je vous aime beaucoup et très-fidèlement, reprit-elle. Je ne peux pas vous aimer autrement que je ne fais ; mais je peux vous aimer davantage, et, au lieu d’être une amie qui vous plaint, je peux devenir une sœur qui vous estime. Cela dépend de vous et non de moi. Redevenez ce que vous étiez…

» — Ce que j’étais ! J’étais un homme naïf dont toutes les passions comprimées se résumaient en une seule dont vous étiez l’objet ; il fallait m’aimer comme j’étais alors, et je n’aurais jamais changé.

» — Je ne l’ai pas cru, je ne le crois pas encore. Je peux me tromper, mais la foi ne se commande pas. Si je vous avais prédit, il y a cinq ans, que vous auriez aujourd’hui dix ou douze maîtresses, n’auriez-vous pas juré de la meilleure foi du monde que cela ne serait jamais ? Voyez comme j’aurais été trompée, si j’avais cru en vous !

» — Si vous aviez cru en moi, je ne me serais pas jeté dans le tourbillon qui m’a emporté à tous les diables, et, si vous vouliez me croire à présent…

» — À présent, monsieur de Montroger, vous êtes un homme, un homme corrompu, il est vrai, mais qui a du moins acquis le sérieux de l’expérience. Si, en vous accordant ma main, je vous demandais ici votre parole d’honneur de m’être fidèle de cœur, d’esprit et de fait jusqu’à la mort, vous n’oseriez pas me la donner.

» Je me levai comme un mort qu’on galvanise, et je fis un pas vers elle, prêt à lui faire avec emportement le serment qu’elle me défiait de prononcer ; mais elle me regardait avec tant de sévérité, que je fus effrayé de mon transport. Son regard n’était pas celui d’une femme qui cherche une illusion ou une flatterie, c’était celui d’un juge d’honneur qui vous dit : « Prenez garde à ce que vous allez répondre ! » Je reculai et je retombai sur ma chaise, accablé de sa clairvoyance, en même temps qu’offensé de son doute. Je me sentais pris au piège ; j’étais furieux contre elle encontre moi.

» — Vous voyez bien ! reprit-elle avec un sourire dont la douceur me terrassa ; vous n’avez jamais eu pour moi le sentiment que j’aurais exigé du maître de ma vie. Trouvez donc bon que, n’espérant pas rencontrer l’amour exclusif, même chez l’homme que j’ai le plus estimé, je préfère garder ma dignité dans la solitude. Chacun a son goût. Beaucoup de femmes aiment à souffrir, à lutter, à disputer le bonheur à la destinée. D’autres ne se sentent pas tant de force. Plus timides parce qu’elles sont plus modestes, elles fuient le danger ; elles ne croient pas que ce soit jamais un devoir pour elles de risquer leur fierté dans un combat où la femme est toujours brisée. Permettez que je me préserve de l’amour tel que le monde actuel l’entend et le comporte, et, quant à vous, ne donnez plus ce nom d’amour au sentiment que vous prétendiez avoir pour moi. Ce n’était, au commencement, qu’une flamme de jeunesse, sans choix et sans réflexion. Après mon refus, c’a été, je le sais, un dépit amer ; vous êtes revenu à moi quand j’étais dans la douleur ; et vous vous êtes noblement conduit. Cela, c’était votre devoir, je souffrais à cause de vous ! Vous avez agi en honnête homme, je vous ai récompensé par ma reconnaissance et mon amitié. Vos égarements ne vous les ont pas fait perdre. Soyez-en plus digne encore, réformez votre conduite, respectez-vous, sauvez votre mère ; mais ne me parlez plus jamais de votre passion évanouie comme d’un reproche que je mérite. Je vous répondrais que le chagrin de cœur qui ne trouve d’apaisement que dans la débauche est d’une nature qui me répugne et me met en défiance, même du passé.

» Elle alla retrouver ma mère pour lui dire que je me repentais de l’avoir affligée, et que je promettais sur l’honneur une conduite plus régulière. Je crois qu’elle lui dit aussi un petit sermon sur l’excès de sa susceptibilité, car je la trouvai très-calmée et ne parlant plus de sa fin prochaine. Je pus la remmener, et, tandis qu’elle montait en voiture, je demandai tout bas à Célie si elle me permettait de venir reprendre avec elle l’entretien que nous venions d’avoir ensemble. J’affectai un grand sang-froid pour lui donner confiance, mais cela ne réussit point.

» — Vous savez, répondit-elle, que je ne reçois pas de visites particulières sans quelque grave motif. Il n’y en aura plus entre nous. Si votre mère me fait l’honneur de revenir chez moi, vous pourrez l’accompagner, et, si elle désire que j’aille chez elle, j’irai. Je ne vous dis donc pas adieu, mais peut-être au revoir.

» Après quelques semaines passées à Vichy avec ma mère, je tins la parole que j’avais donnée. Je rompis avec la vie de désordre, et je devins l’homme raisonnable et honnête que je suis aujourd’hui. Je m’attendais d’abord à en mourir d’ennui ; cela n’arriva point. Ma mère voyait mademoiselle Merquem, et elle venait chez nous. Célie avait dès lors adopté le genre de vie uniforme et retiré qu’elle a toujours conservé depuis. Une solitude absolue tous les jours de la semaine sauf un, qu’elle consacrait à ses visites intimes, et la soirée du dimanche, qui rassemblait ses amis chez elle. Il ne me fut donc jamais permis de retrouver une heure de tête-à-tête ; mais elle devint une liaison solide et sérieuse. Quand ma pauvre mère, guérie en apparence pendant quelques années, fut reprise du mal auquel elle succomba, mademoiselle Merquem vint s’installer chez nous pour la soigner nuit et jour. Elle fit cela d’elle-même, sans pruderie et sans ostentation, et j’aurais eu alors l’occasion et la facilité de lui faire la cour, si ma tristesse et mes inquiétudes m’eussent permis de songer à moi-même ; mais cela était impossible, et Célie le savait bien, car elle ne me fit pas l’injure de s’en inquiéter un seul instant. Elle me rendit avec usure ce que j’avais fait pour son grand-père ; elle ne quitta pas le chevet de ma pauvre malade, et elle adoucit ses derniers moments avec un courage et un dévouement admirables.

» Quand j’eus la force de la remercier :

» — Vous ne me devez rien, répondit-elle ; c’est moi qui vous devais cela. À présent que vous avez reconquis l’estime et l’affection de tous ceux qui vous connaissent, vous devez trouver tout simple que j’aie pour vous une amitié à toute épreuve. Je n’y ai plus aucun mérite. Supportez avec courage le coup qui vous frappe et songez sérieusement à vous marier. Je vous jure que votre femme sera ma sœur et mon amie, je pourrai bientôt dire ma fille, car me voilà mûre. Ma vie a été si sérieuse, que je me sens maternelle pour tous ceux que j’aime.

» Je fus encore une fois bien tenté dans ce moment-là de lui dire que je l’adorais, qu’elle était et serait toujours jeune et belle pour moi ; la crainte delà troubler et de la forcer à se préserver de moi m’arrêta ; son amitié, qu’elle m’avait si pleinement et si loyalement rendue, avait acquis de jour en jour un prix inestimable dans ma vie. Elle y avait pris une telle place, que l’idée de la perdre ou de la refroidir m’a toujours fait trembler.

» À présent, le temps de l’espérance est passé. Je sais que l’amour ne parlera point au cœur de Célie ; que ses sens, s’ils se sont jamais éveillés, ont été condamnés au silence par une volonté exceptionnelle ; que toute sa vie a été sans défaillance, sans l’ombre d’une tache, enfin que personne n’a été et ne sera plus heureux que moi. C’est le secret de mon courage et le mot de ma résignation sans amertume. C’est ma consolation secrète et le lien de notre inaltérable amitié. Est-ce cela que Célie m’avait promis comme la plus grande preuve possible de reconnaissance et de dévouement ? M’avait-elle juré dans son cœur de n’appartenir à aucun autre, afin de ménager ma fierté et de fermer doucement ma plaie ? Il y aurait de la fatuité à le croire aveuglément, et la raison me dit que ces vœux-là se font pour un amant qu’on perd, non pour un ami qu’on refuse ; mais le fait existe, je n’ai pas de motif de jalousie, je n’en ai jamais eu, et cette torture m’a été épargnée. Quelquefois, quand je hasarde, en feignant un ton enjoué que mon âme désavoue, un léger reproche indirect sur ma vie de désenchantement et de regret, Célie, du même ton, me fait entendre que mon amour-propre a été ménagé, et qu’aucun rival heureux ne peut se rire de moi. Je me laisse apaiser comme un grand enfant, et je reconnais aussi qu’en rentrant dans la bonne voie, en faisant le bien, en consacrant mon activité et ma fortune à servir le progrès de la civilisation, j’ai trouvé le calme et le courage. Oui, mademoiselle Merquem m’a sauvé de moi-même. Sa persuasion adroite, son zèle ingénieux et discret m’ont éclairé, instruit, ranimé et purifié. J’ambitionne à présent le titre d’homme de bien pour le mettre avec désintéressement à ses pieds. Je suis donc aussi heureux que peut l’être un homme inconsolé et inconsolable. »

Le récit que je viens de résumer m’avait d’abord paru clair et concluant ; j’étais persuadé de la générosité du sacrifice que mademoiselle Merquem avait fait à l’amitié : je trouvais cela étrange et charmant, et il ne me vint pas à l’esprit de troubler Montroger dans l’espèce de quiétude attendrie où il était tombé et où il paraissait devoir ensevelir tout doucement les restes à peu près consumés de sa longue passion.

En y réfléchissant, le fait m’apparut sous un autre jour. Seul le soir, en errant dans la campagne, je repassai cous les détails de ce récit ingénu, et je fus frappé des objections qui me vinrent à l’esprit. Montroger, ce modèle des amants, ce miroir de chevalerie, avait un fond de positivisme et de fatuité dont il ne se doutait certes pas lui-même et qui n’avait pu échapper à l’œil pénétrant de mademoiselle Merquem. Ce bel homme robuste, vermeil et un peu gras, à qui une grande passion n’avait ni creusé les yeux ni dévasté les tempes, ne pouvait pas avoir été l’idéal d’une femme aussi intelligente et aussi artiste que Celle, et je comprenais fort bien désormais qu’elle eût reculé avec effroi devant l’injonction de lui appartenir.

Qu’elle l’eût aimé d’amitié en raison du dévouement qu’il lui avait prouvé, je le comprenais encore ; mais que cette amitié eût été assez vive, assez enthousiaste, pour lui faire contracter le vœu de célibat, voilà ce que je ne pouvais admettre. Montroger, tout en se défendant de trop de présomption, caressait cette hypothèse au fond de son âme. Il se plaisait à croire que Célie, froide de tempérament ou follement éprise d’indépendance, avait pour lui la plus grande affection morale et intellectuelle qu’elle fût capable de ressentir. Il s’était résigné et habitué à ne pas lui en demander davantage. Sa propre liberté, que rien ne gênait et dont il faisait un usage prudent, modéré, mais point farouche, nullement fermé aux discrètes aventures de rencontre, l’ordre rétabli dans ses finances par cette vie de vertu facile, la considération dont il jouissait, le bon appétit et le bon sommeil qu’il avait, c’était là des compensations certaines à la mortification de n’avoir pas épousé la femme de son choix. Cette mortification, échue à bien d’autres, en a fait mourir fort peu, et il n’était point de ceux qui en meurent.

Il m’avait attendri par sa bonne foi, c’était assez ; il m’était impossible de me maintenir navré par son infortune. J’avais été tenté de trouver mademoiselle Célie bizarre et cruelle ; je me pris à sourire en pénétrant la cause d’un égoïsme bien pardonnable à une femme supérieure que l’on veut condamner à tomber sous la dépendance d’un bon gros garçon sans grande lumière et sans véritable énergie.

Un point légèrement touché dans sa narration me revenait à la mémoire, comme le point culminant de cette longue aventure. C’était le moment où Célie lui avait dit : « Pourriez-vous me jurer, à présent que vous êtes un homme et que vous avez l’expérience de la vie, que vous me serez exclusivement fidèle jusqu’à la mort ? » Avait-elle été émue ou tentée dans ce moment-là ? Était-ce une railleuse épreuve où elle était sûre de le battre, ou bien un effort suprême pour le ramener à la sagesse en se sacrifiant elle-même, s’il eût eu le courage de jurer ? Était-ce enfin un éclair d’amour, un regret de sa vie perdue et stérilisée, une tentative dernière pour croire et pour aimer ?

Quoi qu’il en soit, l’épreuve avait été trop forte pour le brave Montroger. Il n’avait pas voulu mentir, il ne l’eût pas su. En pareille circonstance, un homme passionné s’engage sans réflexion. Il ne croit pas être indélicat, il ne sait pas qu’il ment peut-être ; il a le feu sacré, il persuade, il se livre. Montroger était trop raisonnable pour être inspiré ; il avait hésité, il avait à jamais perdu la partie.

Donc, la conscience de mademoiselle Merquem pouvait être bien tranquille. Elle avait bien le droit de se garder pour un saint ou pour un homme enthousiaste au point de le paraître. Elle avait le droit d’aimer. — Pourquoi n’aimait-elle pas ?

Les confidences de Montroger ne m’avaient donc pas donné la clef du mystère, et j’étais plus qu’auparavant enragé de le découvrir.

Était-il bien certain qu’elle n’eût jamais aimé ? Qu’en savait-on ? On assurait qu’en province il n’y a pas de secret gardé. Je n’en croyais rien. L’habitation et les habitudes de mademoiselle Merquem se prêtaient admirablement au mystère. Entre son château, assez bizarrement distribué en lui-même, et le vieux manoir exclusivement attribué aux expériences scientifiques de M. Bellac, s’étendait en pente rapide un parc aux arbres séculaires, tapissé de broussailles et de rochers, et fermé de hautes murailles bien entretenues, où jamais ne s’entr’ouvraient ces brèches favorables aux surprises de mélodrame. Personne ne pénétrait dans cette retraite où la châtelaine avait, disait-on, un chalet qui lui servait de cabinet de travail et où elle passait une partie de ses journées. Quand elle était là, personne ne pouvait arriver jusqu’à elle. Le vieux marin qui gouvernait son intérieur était presque aussi inabordable, et, quand un importun mal initié aux habitudes de la maison insistait pour être admis, ce vieillard répondait d’un ton absolu :

— Mademoiselle n’est pas dans le château, et ce n’est point à ses gens de s’informer où elle est.

Mademoiselle Merquem pouvait donc cacher les jardins d’Armide dans cet invisible chaos de vieux arbres et de pâles rochers enveloppés des brumes de la mer. Elle pouvait, du haut du donjon inaccessible au vulgaire, appeler Léandre par de palpitants signaux braqués sur tous les points de l’horizon. Elle était riche et libérale, adorée des paysans, secourable et nécessaire à tous les habitants de la côte ; elle n’avait pas besoin de payer leur silence. Elle aimait, disait-on, à braver la mer avec eux par tous les temps, et il ne lui était jamais arrivé malheur. Elle était pour eux un objet de vénération superstitieuse. Qui eût été assez ingrat et assez ennemi de lui-même pour la trahir ne l’eût point osé.

— Admettons, me disais-je, que, comme les crimes, les aventures d’amour soient presque toujours trahies ou découvertes dans le pays qui leur sert de théâtre : que sait-on aujourd’hui du voyage que fit mademoiselle Merquem après la mort de l’amiral ? Comme cette disparition soudaine se rattache pour elle à une époque très-douloureuse, elle en parle peu, elle semble avoir eu à peine conscience de ce voyage, et personne n’a sans doute jamais osé insister pour le lui faire raconter ; mais enfin elle a été absente dix-huit mois, sans qu’on ait bien su où elle était ; en dix-huit mois peut se résumer toute une vie de passion et de désastre.

Pour conclure, j’admis la possibilité d’un amour que la volonté du grand-père et les prétentions de Montroger auraient refoulé dans le cœur de Célie, et dont le voyage eût été ensuite l’expansion et le dénoûment malheureux sans doute, et dont le reste de sa vie peut-être portait le deuil et avait enseveli la trace.

La conséquence de tout ceci pour mon compte personnel fut que la grande voisine, ayant pu aimer, pouvait aimer encore. Elle n’était pas dévote, aucun confesseur ne pesait sur sa pensée. Bellac me paraissait peu propre au rôle de directeur de conscience. Il s’inquiétait bien plus de ce qui se passait dans la planète Mars que des révolutions morales à observer dans les cœurs humains. Il était aimable et bon, dévoué, instruit, intéressant ; mais il avait soixante et dix ans, et Fa grande intelligence ne pouvait remplacer les joies de cœur et de famille dont Célie était privée. Elle était savante aussi, les savants ne s’ennuient pas, ils n’en ont pas le temps ; mais une femme ne peut s’abstraire entièrement du besoin de vivre. Elle avait des jours de souffrance et de désespoir, tout au moins des heures d’inquiétude et d’aspirations vagues. Celui qu’elle avait aimé n’était plus digne d’elle ou n’était plus. Elle avait trente ans, l’âge des passions et des défaillances.

— Montroger est un imbécile, m’écriai-je, et, moi qui suis épris de cette femme jusqu’à la souffrance, je me sentirais paralysé par l’opinion de ceux qui la jugent invulnérable, par la prudence qu’elle met à se préserver, par l’épaisseur des ombres de sa retraite, par la crainte du ridicule, par la peur de ressembler à un amoureux transi qui fait ses quatre repas au lieu d’escalader les murs et de se faire dévorer par les chiens ? Pour un misérable profit, un lâche coquin de voleur risque ces choses et les galères par-dessus le marché, et, quand il s’agit d’assouvir une passion généreuse en la faisant partager, un homme de cœur ne l’oserait pas !

Mon parti fut pris : je me jurai de pénétrer le secret de Célie, de l’arracher de son souvenir et d’être aimé d’elle — dirai-je à tout prix, c’est-à-dire au prix du mariage ?

Cette pensée, qui effrayait mon honneur, se dissipa devant la réflexion. Puisque mademoiselle Merquem aimait tant sa liberté, puisqu’une sorte de vœu sérieux ou chimérique lui interdisait de manquer de parole à Montroger, quelle suite d’événements invraisemblables n’eût-il pas fallu admettre pour réunir dans la pensée du mariage deux êtres également ennemis des liens officiels ! Elle pouvait, elle devait exiger que je lui fisse le sacrifice de ce genre d’avenir. J’y étais tout porté par instinct, par réflexion, par habitude d’esprit. De quoi donc ma conscience pouvait-elle s’alarmer ?

J’étais décidé. Ma souffrance cessa aussitôt. Force d’illusion ou puissance d’orgueil, je n’étreignis plus une chimère. Mon amour-propre me montrait le but, ma volonté devait être à la hauteur de mon ambition, et, si cet amour n’était que fantaisie et vanité, libre à moi de m’en aviser à temps et de m’arrêter en chemin. Je n’avais pas affaire à une folle petite pensionnaire, capable d’en mourir de chagrin ou de se compromettre par dépit. J’étais aux prises avec une femme dans la force de l’âge, de l’expérience, de la raison et de la santé. La lutte me paraissait digne d’un homme et prenait les proportions d’une entreprise sérieuse.

Dès lors, je ne me trouvai plus ridicule. Je ne me comparai plus en rougissant à Montroger. J’allais faire tout le contraire de ce qu’il avait fait. Je n’avais plus qu’à examiner sa conduite et son attitude afin de ne pas lui ressembler.

Je calculai que, pour ne rien compromettre, il me fallait au moins un an, et ce long terme, loin de m’inquiéter, ouvrit à mon imagination de riantes perspectives. Je me trouvai en face de cette femme comme un peintre qui étudie son modèle et se dit que le temps ne compte pas quand il s’agit d’un magnifique travail, la réalisation d’un beau rêve, la manifestation d’une flamme intérieure bien vive et bien claire. Je n’étais pas la vaine copie d’un don Juan de salon ; j’étais un homme qui veut aimer, et donner les meilleures années de sa vie comme les plus hautes énergies de son âme à une femme d’élite. Elle était méfiante, elle avait le droit de l’être. Elle serait difficile à convaincre ; c’était à moi de m’imposer, et, pour cela, il ne fallait ni ruse ni dépit : il fallait une persévérance à toute épreuve et une loyauté d’intentions sans réserve.

Je ne pouvais pas rester indéfiniment au Plantier. En cas de succès, il y aurait à faire naître, en temps et lieu, des vraisemblances pour m’y établir. Ceci ne m’inquiéta point. Je pouvais encore disposer de deux ou trois mois pour aider ma tante à marier sa fille. Je résolus d’employer ce temps à ouvrir les premières tranchées, c’est-à-dire de pénétrer le secret de mademoiselle Merquem sans qu’elle eût le moindre éveil sur mes intentions et le moindre soupçon de mon ardente curiosité.

En dressant mon plan de campagne avec enthousiasme, j’avais oublié une chose qui me revint en mémoire la première fois que je me retrouvai en présence de Montroger : je l’avais abusé jusque-là en lui cachant l’intérêt personnel que je prenais à ses confidences. Cette réserve m’était bien permise ; j’allais néanmoins profiter de ses épanchements et le tromper bel et bien, trahir sa confiance, me servir de ses fautes, en un mot lui ravir traîtreusement la dernière illusion de sa vie. Je sentis l’aiguillon d’un remords, mais je ne m’y arrêtai pas longtemps. Je trouvai mille raisons pour m’étourdir, et de fait ces raisons étaient bonnes. Je n’avais pas sollicité ses aveux, je n’avais pas provoqué son récit ; je m’étais contente de prendre part à sa peine en l’écoutant avec attention, je ne lui avais donné aucun conseil. C’est lui qui, devinant peut-être ce qui se passait en moi, avait voulu m’édifier sur son propre compte, afin de me communiquer son découragement. Il n’était pas rusé, mais on l’est toujours instinctivement et même de bonne foi en amour. Quant à moi, je ne voulais pas le devenir, et, pour cela, je devais éviter de me lier trop intimement avec lui. Je reconnus qu’il était un peu tard, que j’avais marché trop vite, que je l’avais laissé trop parler ; le mal était fait avant que j’eusse résolu de rien tenter contre lui. Un jour viendrait où il ne se contenterait peut-être pas de cette explication, quelque plausible quelle fût. Il s’agirait alors de nous couper la gorge. L’idée de me justifier à mes propres yeux par le sacrifice de ma vie leva mes scrupules. Plus ma résolution soulevait de conséquences graves, plus elle se légitimait dans mon esprit.

Il était venu me chercher dans sa voiture pour la soirée du dimanche à la Canielle, ma tante ayant, ce jour-là, des dames à conduire. Nous n’eûmes pas fait un quart de lieue, qu’il me demanda quelles réflexions m’avait suggérées le récit de ses amours.

— Aucune, lui répondis-je un peu brusquement ; je vois là une de ces situations qu’il faut bien attribuer à la fatalité, puisque la raison ne les explique pas.

— C’est-à-dire que vous me trouvez fou de n’être pas guéri ?

— Vous n’êtes pas fou, car vous êtes parfaitement guéri de l’amour, j’en suis certain ; mais il vous reste une cicatrice que vous avez pris l’habitude de constater et de tourmenter : ce n’est plus une plaie vive, c’est un calus intellectuel dont vous faites un obstacle à la liberté de vos mouvements. Si mademoiselle Merquem est la personne sérieuse que vous décrivez, elle ne changera pas à votre égard. Faites-vous un bonheur et non un pis aller de son amitié, et, si cela vous est impossible, reconnaissez que vous êtes le jouet d’une destinée fantasque.

— Mais c’est cela justement, mon cher. Je suis le jouet d’un songe, la victime d’une idée fixe !

— Un homme de votre âge et de votre mérite doit-il avouer cela ? L’avouer, c’est l’accepter.

— La leçon est sévère ! Je vois que j’ai eu tort de vous ouvrir mon cœur. Pourquoi diable m’avez-vous questionné ?

— Vous ai-je beaucoup questionné ?

— Il me semblait.

— Quoi qu’il en soit, ne vous repentez pas de votre abandon, s’il a pour résultat un bon conseil de ma part ; ne voulez-vous pas essayer de le suivre ?

— Si c’est par amitié que vous me le donnez… Je ne sais quel vague soupçon il allait émettre, lorsque son cheval, qui était très-vigoureux, s’effraya d’un chien qui passait et fit un écart qui faillit nous briser. Nous mîmes pied à terre pour rajuster les traits, et, comme nous étions au bord d’une chaussée assez escarpée, le domestique nous fit remarquer, en nous montrant la trace de nos roues, que dix centimètres de plus dans l’écart du cheval, c’était fait de nous.

Ce fut à mon tour d’avoir une idée fixe et vraiment maladive. Durant tout le reste du trajet, je bâtis malgré moi des hypothèses sur l’effet qu’eût produit notre mort sur mademoiselle Merquem. Quant à moi, elle eût plaint ma famille et rien de plus, sans se douter jamais qu’elle eût perdu en moi le futur maître de sa destinée ; mais, tout en pleurant le fidèle Montroger, n’eût-elle pas senti, malgré son chagrin, qu’elle échappait à un lien dont la douceur cimentait la tyrannie ?

Ce lien existait-il ? Je portai toute mon attention sur ce point, et, à force d’observer l’effet de la présence de Montroger sur elle, j’oubliai un peu de m’observer moi-même. Elle fut frappée de ma préoccupation.

— Qu’est-ce que vous avez ? me dit-elle en passant avec moi dans une salle voisine du salon où les jeunes filles nous avaient demandé de leur arranger une charade. Vous avez l’air absorbé, ce soir. Une contrariété ? un bâton dans les roues du mariage d’Erneste ?

— Non, rien, répondis-je à tout hasard et pour répondre quelque chose : un grand sentiment d’ennui, voilà tout.

— Ces jeux d’enfants ne vous amusent pas ? Alors, pourquoi vous y mêler ? Restez avec les spectateurs.

— Rien ne m’ennuie. Ce n’est pas cela vraiment ; ce n’est rien.

— Alors, c’est tout.

— Vous ne connaissez pas le spleen ?

— Non.

— Vous n’avez pas le temps de le connaître ?

— Il ne tient qu’à vous d’user du même remède.

— Oui, le travail de l’esprit. Quelle est la plus belle étude, selon vous ?

— Celle que l’on approfondit.

— Vous êtes sûre qu’en se livrant à l’étude, on échappe absolument aux moments de dégoût qui traversent la vie ?

— Je n’en sais rien, je le présume.

— Si vous ne le savez pas, c’est que vous ne connaissez pas ces souffrances-là.

— C’est peut-être des souffrances qui n’appartiennent pas aux esprits ordinaires.

— J’entends, c’est l’apanage des hommes supérieurs comme moi ! Je ne vous savais pas si cruellement railleuse.

— Je vous jure que je ne songeais pas à railler : vous me prêtez votre esprit et votre malice.

— Encore ?

Encore vous-même ! J’essaye de vous distraire, et vous me cherchez querelle !

— Puis-je donc croire que vous vous intéressez sérieusement à mon ennui ?

— Est-il sérieux d’abord ?

— Supposons, et n’éludez pas la réponse.

— Je n’élude rien ; mais, vous l’avez dit, je ne connais pas l’ennui, et il m’est difficile d’indiquer le remède.

— Vous pouvez dire au moins comment vous vous êtes préservée de la maladie ?

— Je ne me suis pas préservée ; je n’aurais probablement pas su. Je ne suis pas une âme forte. L’ennui est la maladie des gens trop heureux ; je ne l’ai pas rencontrée sur mon chemin, voilà tout.

— Si je vous croyais, je tomberais dans le plus affreux découragement.

— Pourquoi ?

— Je me persuaderais que le bonheur est irréalisable puisque vous ne l’avez pas réalisé ?

— Je ne le méritais peut-être pas.

— Alors, qui donc le méritera ?

— Tous ceux qui auront la volonté de le trouver.

— N’est-ce pas le but de tous ceux qui le cherchent, et tout le monde ne cherche-t-il pas !

— Sans doute, mais tout le monde cherche mal, sans lumière, sans suite ou sans énergie. Ce qu’elle disait d’un air détaché d’elle-même et dans un sens général s’appliquait si bien à ma situation vis-à-vis d’elle, qu’un frisson me passa dans tout le corps, et que je fermai les yeux pour ne pas trahir par mon regard l’impatience qui me dévorait. Elle remarqua toutefois ce frémissement, et me demanda avec une naïveté étonnante, si j’étais soutirant.

— Nullement, repris-je ; je vous écoute.

— Mais j’ai tout dit !

— La consultation est laconique et pourtant vague. Elle se réduit à ceci : que je suis bien heureux de m’ennuyer.

— Eh bien, oui ; vous voulez que je vous plaigne ! Si vous m’avez dit vrai, si vous avez seulement des moments de dégoût qui traversent votre existence, cela prouve qu’à l’habitude vous aimez la vie, et que vous la sentez très-intense en vous, par conséquent très-intéressante pour vous. Quand elle vous pèse un peu, vous boudez la destinée. Tout le monde ne peut pas se permettre ces humeurs-là, tout le monde n’a pas l’énergie de vouloir être toujours content de son sort.

— C’est-à-dire que mon énergie aboutit parfois à me rendre lâche !

— Je n’ai pas dit cela : je ne trouve pas mauvais que l’homme s’agite pour empêcher les destins de le mener aveuglément. Je dis seulement qu’à tête reposée, vous n’avez pas à vous plaindre de quelques heures de malaise. Vous ne changeriez pas ces alternatives de doute et de volonté pour la vie terre à terre de ceux qui ne connaissent ni joie ni souffrance ?

— Non certes ! mais vous semblez dire que vous êtes de ces gens-là ?

— Je ne sais trop de quelles gens je suis. Je crois que l’on ne choisit pas et qu’on doit, dans tous les cas, vivre en paix avec soi-même sans trop se demander si l’on vaudrait mieux autrement ; mais voilà qu’on nous apporte des costumes, et nos jeunes filles vous réclament. Vous avez promis de vous habiller en Turc…

— Oui, oui, en Turc ! s’écria Erneste en entrant. On ne peut pas se passer d’un Turc !

Je m’habillai en Turc avec une résignation consciencieuse. Mademoiselle Merquem avait persisté avec son adresse ordinaire dans l’habitude de se mettre en dehors de toute question personnelle ; mais elle m’avait témoigné une sorte d’intérêt plus marqué que les autres jours, et c’était la première fois que nous causions seuls durant cinq minutes sans qu’elle trouvât un prétexte pour prendre sa volée. Sa vie au milieu des hommes qui l’entouraient était un éternel fugit ad salices, d’autant plus désespérant qu’elle ne semblait pas y mettre la moindre préméditation. Était-elle assez ingénue pour ne pas savoir que la femme la plus désirée est celle qui se dérobe le mieux ?

J’en fis, ce soir-là, l’expérience directe sur moi-même. Il faut croire que le costume oriental que je m’étais improvisé m’avait transformé, car je semblai très-beau aux lumières, et j’entendis la petite Malbois dire à Erneste son opinion sur mon compte en termes très-clairs et avec l’intention évidente que je ne perdisse pas un mot de la prétendue confidence. Cette jeune fille était remarquablement jolie et d’une hardiesse enivrante. Je ne restai pas froid devant ses provocations ingénues ; mais je me trouvai avoir, sans grand effort, toute la vertu nécessaire pour y paraître indifférent. Je l’étais au fond du cœur et il ne m’en coûtait pas beaucoup d’être honnête homme, quand à la dérobée je regardais les beaux cheveux et les chastes épaules de l’invulnérable Célie. Certes, pour tous les regards vulgaires, elle était éclipsée par les yeux humides et les formes voluptueuses d’Emma : mais, pour les miens, elle avait ce privilège d’être l’idéal, peut-être l’irréalisable.

Elle fit sa partie dans ces saynètes improvisées, prenant toujours le rôle ingrat dont personne n’eût voulu, s’habillant de la façon la plus absurde pour paraître vieille ou comique. Elle n’en vint pas à bout ; sa taille gracieuse et son sourire d’enfant reparaissaient toujours sous le déguisement. Elle n’était pas comédienne le moins du monde, elle ne savait pas contrefaire sa voix, et le rire la prenait tout à coup devant les facéties des autres. Elle en eut un accès notable en voyant apparaître M. Bellac, que mademoiselle de Malbois avait affublé, bon gré, mal gré, d’un mantelet et d’un chapeau de femme. Je n’aurais jamais cru qu’elle pût être surprise ainsi par la gaieté et qu’une image comique parlât si énergiquement à sa tranquille imagination. Ce fut un sujet de réflexions nouvelles : était-elle libre à jamais de toute contention d’esprit ? était-elle seulement très-impressionnable et très-nerveuse ? Dans tous les cas, ce rire avait la candeur de la plus pure innocence.

— Vous vous amusez énormément ? lui dis-je en passant près d’elle.

— C’est vrai, répondit-elle en reprenant aussitôt son sérieux : je m’amuse trop pour une maîtresse de maison, ce n’est pas convenable.

Mais le dernier mot s’échappa de ses lèvres en une fusée de rire inextinguible.

— Allons, pensai-je, c’est une femme, elle n’est pas toujours maîtresse de son propre équilibre. Elle doit pleurer, dans l’occasion, comme elle sait rire. Et qui sait ? aux éclats de ce soir succéderont peut-être des sanglots tout à l’heure dans la solitude de la nuit.

Quant à mes remarques sur son attitude vis-à-vis de Montroger, elles n’amenèrent rien de nouveau ; comme les autres fois, elle lui parla avec un mélange de déférence et de gâterie dont il se contenta séance tenante, sauf à s’en plaindre après coup, il fut beaucoup prié par les demoiselles de s’habiller aussi en Turc ou en Chinois. Il rejeta l’offre avec épouvante. Peut-être craignait-il de manquer d’esprit ou de s’enlaidir. Erneste, qui avait du dépit contre lui, prétendit qu’il avait un corset qui ne lui permettait pas de prendre telle ou telle pose. Mademoiselle Emma, qui voulait me faire croire qu’elle n’avait jamais aspiré à lui plaire, jura qu’il avait une perruque, et qu’il eût craint de la faire tomber en coiffant le turban.

De retour au Plantier, je me demandais comment je m’y prendrais pour exercer ma surveillance et procéder à mes enquêtes sans éveiller l’attention de mademoiselle Merquem sur mes démarches, lorsque l’imprévu, sur lequel il faut toujours compter, dérangea l’ordre immuable qui présidait à nos entrevues officielles.

Le jeudi suivant, madame de Malbois, étant venue rendre visite à ma tante avec sa fille, nous demanda d’un air qu’elle s’efforçait de rendre dégagé si nous avions vu mademoiselle Merquem dans la matinée.

— Je crois qu’il n’y faut pas trop compter, reprit la dame : nous voici dans les vents d’équinoxe, et mademoiselle Merquem doit être occupée à quelque sauvetage… Vous ne savez pas qu’elle dirige en personne ces choses-là ? Oui, ça l’amuse ; c’est un rôle ! elle s’habille en homme, elle va en mer avec les gens de la côte. C’est très-inutile, sans compter que c’est très-laid, le costume ! Voyez-vous d’ici une femme avec un bonnet goudronné ? Et puis c’est une comédie ! elle monte des barques bien solides, qui ne quittent pas le rivage ; elle donne des sommes folles à des maîtres nageurs qui bravent tout pour sauver des inconnus, et qui, par cupidité, s’exposent à désespérer leurs familles. Enfin elle a un beau zèle que beaucoup de gens admirent, mais que je trouve téméraire et déraisonnable. C’est mon opinion ; je ne la lui cache pas ; je suis la franchise même.

— Il me semble, dit ma tante, que vous lui reprochez des actes de courage et de dévouement qui l’honorent.

— Non ! non ! observa mademoiselle Emma, maman parle comme cela par amitié pour elle. Quant à moi, j’admire sans réserve. Je ne lui reproche que le bonnet goudronné et les guêtres de pêcheur. Vrai, ça n’est pas joli !

— Vous l’avez vue ainsi ? dit Erneste.

— Non ! il n’y a qu’elle au monde pour être dehors par les gros temps ; mais j’ai vu sur l’album d’un amateur de notre connaissance un croquis fait de mémoire, un jour qu’il avait rencontré Célie sur le rivage, au retour d’une de ses expéditions. C’était une vraie caricature de la voir ainsi, et ça m’a fait beaucoup de peine.

— Comme vous êtes bonne ! observai-je d’un ton sérieux dont personne ne fut dupe.

On changea de conversation, et les demoiselles se rendirent au jardin.

Dès qu’elles furent sorties, madame de Malbois reprit la parole.

— Ne croyez pas, dit-elle à ma tante, que je blâme mademoiselle Merquem de se costumer d’une manière excentrique. Je ne pouvais pas tout dire devant nos filles. Je souffre des imprudences d’une personne que j’aime et que je crois très-estimable en dépit de la calomnie.

— Si elle ne fait pas d’autre imprudence, reprit ma tante, que celle d’exposer sa vie ou tout au moins sa santé pour sauver des naufragés, j’avoue que je ne m’associerai pas au courage que vous mettez à la blâmer.

— Je vois, reprit madame de Malbois, que vous n’avez pas entendu parler de l’aventure de l’enfant.

— Racontez-la, dit ma tante avec un peu d’aigreur, vous en mourez d’envie. Quant à moi, je veux la savoir pour y trouver quelque nouveau motif d’estimer mademoiselle Merquem.

— Il n’y a rien à raconter, car ou ne sait rien. Les habitants de l’anse de la Canielle ont chacun une version différente. La chose certaine, c’est qu’après une nuit d’orage effroyable un très-bel enfant, sauvé, dit-on, par mademoiselle Merquem en personne, a été confié à des paysans qui l’élèvent avec des soins infinis. La châtelaine va le voir tous les jours, et elle compte, à ce qu’il paraît, le prendre chez elle, l’élever et l’adopter, en quoi elle aura grand tort et portera une grave atteinte à sa réputation immaculée.

— Comment cela ? demandai-je d’un air idiot, pour forcer madame de Malbois à mettre les points sur les i.

— Comment ! s’écria-t-elle, vous ne comprenez pas que cet enfant, péché en pleine mer, pourrait très-bien être venu par terre… du côté de la Suisse ou de l’Italie, par exemple ? Son âge correspond parfaitement à une assez longue absence faite par Célie, il y a quelque dix ans.

— Ah ! très-bien ! Alors, vous croyez… ?

— Je ne crois rien du tout, mais on le dit ! Mademoiselle Merquem ne voit que ses amis ; elle ignore qu’il y a des gens qui ne la ménagent pas. Elle se croit permis de tout risquer et de tout braver. Au lieu de la flatter et de l’abuser à cet égard-là, ses intimes devraient l’avertir, à commencer par M. de Montroger, qui, dans cette affaire mystérieuse, n’est pas bien net non plus devant l’opinion.

— Alors, plus de doutes ! répondit ma tante avec ironie en se levant comme pour reconduire madame de Malbois, qui ne songeait point à s’en aller : mademoiselle Merquem est la mère de l’enfant, M. de Montroger en est le père, et voilà ce qui l’empêche d’épouser les jeunes personnes qu’on lui jette à la tête ?

Madame de Malbois comprit et se retira furieuse.

— Cette méchante femme m’est odieuse, dit ma tante dès qu’elle fut partie ; je ne veux plus la voir !

— Je ne crois pas qu’elle y revienne, répondis-je ; mais ce sera une ennemie irréconciliable.

— J’accepte pour mon compte les ennemis de mademoiselle Merquem. Trouves-tu que j’aie tort ?

— Si c’est un tort, je le partage avec vous.

Telle était ma pensée sincère, et pourtant je n’étais pas convaincu que la diffamation fût calomnie. Il était parfaitement entré dans mes prévisions que Célie pût avoir été mère. Je l’acceptais ainsi, j’en étais fou quand même.

Dans cette hypothèse, sa conquête était plus difficile que jamais. Défendue par l’amour maternel, elle était plus forte ; mais, si j’acceptais sa faute, si je me mettais à aimer l’enfant, qui sait à quels héroïsmes un dessein aussi fermement conçu que le mien pouvait me conduire ?

Comme, malgré les prévisions de madame de Malbois, il n’y avait pas la moindre menace d’orage et que la voiture de mademoiselle Merquem apparaissait au fond de la vallée, je pris une résolution soudaine. Je renonçai à la voir ce jour-là ; je trouvai un prétexte pour sortir le reste de la journée. Je pris au vol une carriole qui faisait le service du village voisin à un village de la côte, et en une heure je gagnai la mer. En suivant à marée basse le pied des falaises qui se brisaient pour former un petit havre au pied du vieux donjon de la Canielle, je me trouvai bientôt au village de pêcheurs appelé du même nom que le château.

Je n’étais jamais venu là. Je ne connaissais pas les environs directs de la résidence de mademoiselle Merquem. J’avais bien résolu de les explorer avec soin ; mais il ne devait pas être facile d’épier l’existence de Célie sans qu’elle s’en aperçût. En venant me promener sur ses terres juste au moment où elle était chez ma tante, je ne pouvais pas être accusé de chercher une rencontre avec elle.

Le lieu était remarquable. Du pied du donjon, la falaise se précipitait par trois ou quatre bonds fantastiques, dont le dernier était un plein écroulement dans la mer. À cent pas plus loin que le hameau, un chemin tracé par les roues des charrettes dans le sable contournait l’escarpement et se perdait dans les sinuosités adoucies mais encaissées du vallon. Ce n’était probablement pas par là que, du donjon, on pouvait gagner rapidement la grève, car j’apercevais de place en place un sentier vertigineux qui suivait les ressauts de la falaise. Naturellement, je me demandai si la châtelaine avait l’habitude de descendre ou de gravir ces assises de grès blanchâtres qui, presque toujours baignées de brume, paraissent d’en bas beaucoup plus élevées qu’elles ne le sont en réalité.

La côte est belle, bien que monotone. Cette pâle mer est rarement bleue ; mais, si elle n’a pas les tons francs et les lignes pures de la Méditerranée, elle a des finesses de nuances et des chatoiements infinis dans les beaux jours. Les hautes murailles naturelles qui tout aussi bien qu’à la rive anglaise auraient pu, par leur blancheur, mériter à la rive française le nom d’Albion, sont voilées comme par une gaze rosée. Quand le soleil pâlit, l’aspect gris qui envahit tout n’est pas uniforme. Il a des reflets de satin qui passent du lilas clair au blanc de perle. L’horizon est souvent perdu dans le brouillard, et alors le ciel et la mer ne font qu’un. Il semble qu’on soit à l’entrée de l’infini.

Le hameau se composait d’une cinquantaine de feux rassemblés au bord de la grève, et d’une cinquantaine de maisonnettes éparses plus loin, dans les terres, en tout peut-être trois ou quatre cents habitants. Le petit havre était bon pour les barques, mais difficile à l’entrée à cause d’un semis de blocs dont quelques-uns représentaient les portiques écroulés de quelque formidable ruine. Je savais par Montroger que les guillemets venaient nicher sur certains récifs de ces plages, et à tout hasard j’avais pris un fusil qui me servait de prétexte et de contenance ; mais il était écrit que la destinée favoriserait le début de mon entreprise. Je n’avais pas fait cent pas le long du village, qu’une voix me héla par mon nom. C’était une voix rude, enrouée comme celle d’un vieux loup de mer, et pourtant c’était la voix d’un artiste de ma connaissance, Stéphen Morin, un brave garçon voué aux études de marine et habitué à passer huit mois de l’année sur une côte quelconque de France, les pieds dans la vague, le soleil sur la tête, le vent dans les cheveux. Aussi était-il hâlé comme un vrai marin, hérissé comme un oursin et calleux comme une langouste.

Il n’était pas mon ami, il n’était que celui de mon ami Andrès, qui faisait plus de cas de son caractère que de son talent, et qui lui donnait assez inutilement de bons conseils. Stéphen Morin n’était pas doué, et pourtant il était né peintre. Il n’avait jamais eu d’autre aptitude, d’autre joie, d’autre ambition, d’autre pensée que la peinture. Il la sentait, il l’exprimait en paroles justes et passionnées, il l’adorait, il s’y plongeait, il en vivait. Il travaillait comme un bœuf, il vendait mal ses toiles, mais il les vendait, et il était content. Il lui fallait si peu pour vivre et il avait une foi si robuste en son avenir ! Pourtant il avait dépassé la quarantaine, et il ne faisait pas le moindre progrès ; mais il ne s’en doutait pas. Il prenait très-bien les observations, il enchérissait sur les critiques, comme un homme soudainement éclairé :

— Vous verrez l’année prochaine ! disait-il avec enthousiasme.

L’année suivante, il revenait chargé d’études où il semblait qu’il eût travaillé avec acharnement à reproduire les mêmes défauts. Andrès, qui l’aimait, le voyait avec chagrin persévérer dans cette voie pénible et vaine. Il n’osait plus être d’une sincérité absolue avec lui, sachant que, le jour où le découragement pénétrerait dans cette âme obstinée, il y aurait péril pour la raison ou pour la vie.

En toute autre circonstance, j’eusse été assez indiffèrent à la rencontre de cet homme à la fois doux et maussade, insouciant dans ses habitudes, absolu dans ses idées. Je ne lui trouvais aucun charme, et ses manières brusques et vulgaires me plaisaient médiocrement ; mais il m’apparaissait là comme un envoyé du ciel, il allait servir de but à mes promenades et de manteau à mes explorations, car je voyais bien, à son costume débraillé et à son air d’aisance, qu’il était installé là pour tout le reste de la saison. Aussi je courus lui serrer la main avec un empressement dont un autre que lui eût été surpris. Heureusement, il était par système celui que rien n’étonne et qui est toujours préparé à tout. Il ne se douta pas de mon hypocrisie. Je m’en excusai vis-à-vis de moi-même en me disant que l’homme était honorable sous tous les rapports, et méritait plus d’égards que je ne lui en avais encore accordé.

Il habitait la maison de l’un des pêcheurs les plus aisés du hameau, demeure très-propre où il avait loué deux petites chambres.

— Entrez, entrez dans ma cambuse, me dit-il ; vous allez boire un verre de cidre en écrasant une cigarette. Je sais que vous n’aimez pas la bouffarde. Je ne vous demande pas par quel hasard je rencontre un gentleman comme vous dans ces rochers sauvages, ça ne me regarde pas, mais ça me fait plaisir tout de même. Vous allez me dire… Oui, je pensais à ça en regardant ma mer, mon étude capitale de cette année. Je me disais : « La seule chose qui manque ici, c’est un conseil, » et justement vous passez sous mon nez.

— Mais, mon cher, je ne suis pas du tout peintre ; je ne m’y connais pas !

— Si fait, si fait ! vous avez de l’œil. J’ai vu ça chez Andrès, vous lui faisiez des observations qu’il écoutait. D’ailleurs, la peinture, voyez-vous, ça vous prend ou ça vous laisse ; je vais bien voir !

Et il plaça son chevalet en bonne lumière après avoir passé une serviette mouillée sur la toile pour faire ressortir la fraîcheur des tons. J’étais forcé de faire un cri d’admiration ou de le désespérer. Je fermai les yeux en m’écriant :

— C’est ça, mon cher ! Je ne m’y connais pas, je vous le déclare, mais je me trompe complètement, ou ça y est !

Il faillit m’embrasser. J’avais tellement horreur de moi, que je regardai le tableau et toutes les études qu’il me montra, en m’efforçant d’y trouver du mérite. Je n’en vins pas à bout ; mais j’étais si mécontent de ma conscience, que je me pris de tendresse pour ce pauvre diable. Il valait cent fois mieux que ses tableaux, et le but que je poursuivais n’avait peut-être pas la franchise et la sainteté de son ingrate passion. Il s’aperçut bientôt de mon malaise.

— J’abuse de vous, dit-il, et vous en avez assez…

— Je vous avoue, lui répondis-je, qu’il y a ici une odeur de poisson séché… Vous allez me trouver bien délicat, mais je n’ai pas comme vous l’habitude…

— Oui, oui, sortons, répondit-il ; je pensais avoir tant fumé chez moi, que le poisson n’avait plus la force de chlinguer ; mais il paraît que ça n’y fait rien. Allons voir les récifs, ils sont soignés, mon cher. Ah ! c’est un petit endroit comme je sais en dénicher, et de la solitude, de la tranquillité !… Des habitants délicieux, des braves gens s’il en fut, et pas du tout exploiteurs. Je n’en ai pas encore trouvé comme ça depuis que je fouille la côte. Vous reviendrez me rendre visite, n’est-ce pas ? Je vous vois avec une clarinette de chasse, vous nichez par ici ?

— À une heure de chemin ; mais je craindrais de troubler votre solitude…

— Du tout, du tout ; au contraire, ça me donnera du cœur.

— Alors, je viendrai. Depuis quand donc êtes-vous ici ?

— Depuis huit jours. J’étais à Étretat ; mais il y a trop de flâneurs, trop de baigneurs, trop de poseurs ; l’endroit n’est plus possible. Je suis venu en me promenant, le sac sur le dos, avec un petit âne pour porter mon bataclan. J’allais au hasard devant moi. L’endroit m’a plu, j’y suis resté, voilà tout.

— Je m’en réjouis. Je viens toutes les semaines chez une personne qui demeure là tout près, une amie de ma tante,

— Vous avez donc une tante, vous ? Vous êtes bien heureux ! Moi, je n’ai pas un chat qui s’intéresse à moi ; mais c’est mieux comme ça, au bout du compte ! N’ayant personne à aimer, j’aime la grande amie, la grande maîtresse, dame peinture !

— Et vous ne vous ennuyez jamais, je sais ça !

— Non, vous ne savez pas. Je m’ennuie quelquefois tout mon saoul : quand il pleut, et qu’on n’y voit pas pour piocher ; j’essaye de lire quand il y a des livres, mais ici il n’y en a pas.

— Je vous en apporterai…

— Non, merci. Il vaut mieux ne pas se distraire de l’ennui. Ça produit une réaction de bien-être et de courage quand le beau temps revient.

— Voulez-vous que je vous présente à ma tante ? Elle sera charmée de vous recevoir. Vous viendrez les jours de pluie, par la patache.

— Vous êtes bien gentil ; mais ça n’est pas possible. Je suis un ours, moi, mal léché, mal élevé, mal vêtu… Les dames de la haute, ça me gêne, et j’aimerais mieux dîner tête à tête avec vous dans quelque cabaret de ce village, quand vous reviendrez, hein ?

— Quand vous voudrez.

— Eh bien, dimanche, puisque vous venez de mon côté ?

— Dimanche, soit ; mais de bonne heure, car je passe la soirée au château voisin.

— Tiens ! dans ce donjon là-haut ? C’est donc habité ?

— Non, il y a plus bas le château de la Canielle, Vous n’avez donc pas parcouru les environs ?

— Si fait ; mais la grève, toujours la grève ou la falaise à mi-côte. Je passerais bien six mois ici sans grimper la muraille et sans pénétrer dans les terres. Le paysage, ça n’est pas ma partie, et la mer vue de trop haut, ce n’est plus ça. Ça donne des effets qu’on ne peut pas rendre et des raccourcis impossibles. C’est beau, c’est sublime, je sais, mais ça jette dans le fantastique, et il ne faut pas de ça. On y est bien assez porté quand on a affaire à cette diablesse, avec ses caprices enragés et ses illusions infernales !

Il montrait le poing à la mer, et, en même temps, il la regardait avec des yeux amoureux. Il était beau et burlesque ; je le suivis dans les rochers, et je fus content de lui voir aborder un groupe de pécheurs qui mangeaient, assis sur les récifs à marée basse. Il était déjà lié avec eux comme s’il fût né dans le village. Il leur plaisait par son air sérieux et son parler brusque. Il leur ressemblait, il avait leur sobriété, leur rudesse d’habitudes, leur apparente insouciance. Je voyais bien qu’il ne savait pas encore un mot de l’existence de Célie ou qu’il s’en souciait si peu, qu’il n’avait pas fait la moindre question sur son compte. J’espérais, grâce à lui et au dîner projeté dans le village, m’aboucher avec ces paysans que l’on disait si dévoués à leur châtelaine et arriver prudemment à les faire causer ; mais je savais le paysan méfiant, et je me gardai bien, pour commencer, de paraître curieux. Je me contentai de les habituer à ma figure, et je feignis de m’intéresser à leurs travaux et à leurs occupations.

Comme j’allais me retirer, car je voyais Stéphen impatient de reprendre ses pinceaux, un vieux pêcheur me dit qu’il connaissait bien ma figure. Il m’avait vu passer en voiture avec M. de Montroger, me rendant au château de la demoiselle.

— C’est possible, lui dis-je. Est-ce que M. de Montroger vient quelquefois chasser par ici ?

— Pas souvent, répondit-il. C’est un homme qui a de grandes affaires dans le pays. Il est venu une fois, il y a deux mois, pour voir le petit.

— Je ne connais pas le petit, repris-je de l’air le plus indifférent, bien que je sentisse la rougeur me monter au visage.

— Il ne vous a pas parlé du petit ? Alors, vous ne savez pas l’histoire !

— Je ne suis pas du tout curieux.

— On peut être curieux des jolies histoires, et, si vous voulez voir le gars… Oh ! mais c’est un joli gars, et raisonnable, et comme il faut tout à fait.

— Vous me direz cela une autre fois, repris-je en me levant de la vieille barque échouée sur laquelle je m’étais assis, et je m’éloignai avec Stéphen, d’un air moqueur et froid, comme si j’eusse été décidé à ne rien entendre.

L’effort fut héroïque, car je croyais tenir le terrible secret de Célie ; mais, puisque ces bonnes gens étaient si faciles à confesser, je voulais l’apprendre comme malgré moi et pouvoir jurer un jour à mademoiselle Merquem que je ne l’avais pas compromise par une brutale et lâche curiosité.

Je reprenais le chemin de la grève lorsque Stéphen m’arrêta.

— N’allez pas par là, s’écria-t-il. Diable ! la marée va monter, elle pourrait vous gagner dans des coins qui ne sont pas commodes. Prenez le sentier qui est là, au-dessus de nous.

C’était le sentier du donjon, je refusai absolument d’en faire l’escalade.

— Bah ! me dit un jeune garçon blond, de haute taille et d’une force herculéenne, ce n’est rien que de monter là ; c’est le chemin de la demoiselle.

C’était justement pour cela que je ne voulais pas le prendre. Il ne fallait pas qu’on pût lui dire que j’avais mis le pied sur son domaine.

Je répondis que je ne craignais pas le vertige, mais que je n’avais pas le droit de traverser le parc de la Canielle.

— Vous ne le traverserez pas, reprit le jeune homme, vous suivrez le mur ; le sentier coupe à travers les taillis.

Quelle bonne occasion c’était d’examiner ce mur et de connaître les sentiers de ces bois ! mais c’était trop tôt. Je m’obstinai à reprendre la grève, disant que je l’avais assez observée en venant pour être sûr de ne pas me laisser prendre, et je partis en me moquant des craintes de Stéphen. J’étais content de braver un petit danger pour commencer mon roman et pour avoir vis-à-vis de moi-même le mérite de n’avoir rien compromis par ma précipitation.

La promenade fut rude, car le chemin devenait dangereux en effet, et il y fallut de la résolution et de la présence d’esprit. Stéphen était monté sur une élévation pour me suivre des yeux, et j’ai su ensuite que, si mon refus d’écouter les histoires avait un peu fâché mes nouveaux amis, la crânerie de ma course en rasant le flot et sautant de roche en roche leur avait donné une haute idée de mon caractère et de mon jarret.

— Eh bien, me dit ma tante quand je fus rentré, tu as perdu une belle occasion de connaître mademoiselle Merquem. J’étais si irritée contre madame de Malbois, que je lui ai tout conté. Elle en a ri, et, quand je lui ai conseillé de chasser cette méchante femme, sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? « Je m’en garderai bien. Emma est charmante et ne doit pas être humiliée dans la personne de sa mère. D’ailleurs, rien ne m’inquiète ni ne m’offense dans tout cela. En ne me mariant pas, j’ai dû prévoir que je serais exposée à toutes les suppositions, et j’ai accepté la responsabilité de mon isolement. Répondez à ceux qui vous questionneront sur l’enfant mystérieux que, s’il m’appartenait, j’aurais le courage de le dire, et que, devant le bonheur d’avoir un fils, je ne saurais plus si la honte existe ; mais, hélas ! je n’ai pas la moindre lutte à soutenir pour un être aimé, et, n’ayant que moi-même à défendre du soupçon, je trouve que ce serait faire trop de cas de moi que de m’en tourmenter et de m’en fâcher. Tout ce que je me dois, c’est d’être irréprochable afin de n’être jamais insultée. N’ayant pas de protecteur, je me suis arrangée pour n’avoir pas besoin de protection, et je m’imagine que beaucoup de femmes que l’on défend et que l’on venge auraient fort bien pu ne pas donner lieu à tant de drames ; mais, en général, les femmes aiment les grandes émotions : chacun son goût. » Je lui ai demandé alors s’il était vrai qu’elle voulût élever et adopter cet enfant. Elle m’a répondu : « Non. Je lui ferai le sort qui conviendra à ses aptitudes, mais je n’adopterai pas d’enfant. À quoi bon ? Je craindrais de m’y attacher avec égoïsme. Celui-ci est un orphelin dont les parents ont péri dans la tempête qui la jeté dans mes bras. Je veux l’élever pour lui, non pour moi. »

Ces sages et prudentes réponses avaient si bien persuadé ma tante, qu’il n’eût pas fait bon d’émettre le moindre doute. Je gardai mes agitations pour moi seul.

Le dimanche suivant, j’étais, à trois heures après midi, dans la cambuse de mon ami Stéphen, c’est-à-dire dans la maison de maître Guillaume le pécheur. Son fils était le grand jeune homme blond, au type anglais, que je connaissais déjà. L’œil clair et intelligent, la barbe dorée, la bouche trop loin du nez et le nez trop court ; il était bien fait sans grâce, et poli sans prévenance.

— Mon ami Célio, lui dit Stéphen en me voyant entrer, ayez l’obligeance de dire à votre mère que mon hôte est là et qu’il doit avoir faim.

— Quel diable de nom donnez-vous à ce grand escogriffe ? lui demandai-je dès que le jeune homme fut sorti.

— Oui, au fait, il a un drôle de nom, répondit Stéphen, frappé pour la première fois de cette bizarrerie ; mais venez dehors. Vous n’aimez pas l’odeur du hareng séché : j’ai fait mettre le couvert sous le berceau ; ah ! dame, la verdure du tamarix n’est pas cossue, on n’en fait pas d’autre dans le pays. Je vous dirai que ce n’est pas au cabaret, c’est chez moi que nous dînons. J’ai découvert que ma vieille hôtesse cuisinait dans la perfection. Le poisson ne sera pas fameux ; vous savez, pour manger du poisson de mer, il ne faut pas être au bord de la mer. Ces braves gens portent toute leur marchandise aux chemins de fer, mais nous aurons tout de même des crabes et de la salicoque, plus la soupe au lard, première qualité, et le fromage à discrétion.

— Tout cela est charmant, répondis-je, et j’ai un appétit qui ferait honneur à un requin.

Nous passâmes sous le berceau, qui ne préservait en aucune façon du soleil ; mais j’étais décidé à tout braver. Heureusement, madame Guillaume eut l’attention de nous envoyer une vieille voile de barque que M. Célio étendit sur nos têtes ; après quoi, s’adressant à Stéphen :

— Ma sœur est là pour vous servir, dit-il, et ma mère aura bien soin de vous. Moi, je m’en vais voir ma marraine. C’est son jour pour causer avec nous, et, vous savez, tout le monde y va le dimanche, c’est l’habitude.

— Tant pis, répondit Stéphen, j’espérais que vous nous feriez le plaisir de manger la soupe avec nous ; mais, puisque vous avez une marraine… ne vous gênez pas. Ces gaillards-là sont-ils heureux d’avoir comme ça des parrains et des marraines ! moi, je ne sais pas seulement si j’ai été baptisé.

— Je présume, dis-je à la mère Guillaume, qui nous apportait les crevettes toutes chaudes, que la marraine de monsieur votre fils s’appelle Célie ?

— Pardine ! répondit-elle, vous la connaissez bien ! c’est la demoiselle. Elle n’avait pas plus de dix ans quand elle a été marraine de mon gars. Ah t dame, c’est une paire d’amis à présent ; c’est lui qui la mène en mer avec Célio Barcot, Célio Petit et Célio Chaulin, tous ses filleuls, sans compter ceux qui ne sont pas encore en âge de mener la barque.

— Alors, la demoiselle est la marraine de tout le village ?

— C’est son grand-père qui voulait ça, et on a continué. Aussi on a un Célio quasiment dans toutes les familles. Le curé de la paroisse dit que ça n’est pas un nom de saint, mais que ça veut dire enfant du ciel, et que, par conséquent, ça n’est pas un nom païen.

— C’est un homme fort, votre curé, dit Stéphen.

— Il est ce qu’il est, répondit la vieille, ça nous est égal. Notre bon Dieu à nous, c’est la demoiselle, et il sait bien qu’il ne faudrait pas venir dire ici autrement qu’elle ne dit.

— J’avais oublié de vous prévenir, me dit Stéphen lorsque madame Guillaume fut sortie. Il y a ici un fétichisme pour cette demoiselle : je ne la connais pas et vous la connaissez, je n’ai pas d’opinion sur son compte et je ne vous demande pas la vôtre ; mais je vous préviens, afin que, s’il vous venait une réflexion imprudente… Nous serions lapidés, mon cher ! je ne vous dis que ça.

— Je n’ai que du bien à dire d’elle.

— Alors, ça se trouve bien ; moi, ça m’est égal. Partout où l’on va, les gens ont une idole de pierre ou de bois, et, si on niait les miracles qu’elle fait, on serait vu comme un chien. Ici, c’est une idole de chair et d’os. Soit ! on prend les choses comme on les trouve et les gens comme ils sont.

— Elle vient donc rarement sur ce rivage, que vous ne l’avez jamais aperçue ?

— Je l’ai vue trois ou quatre fois, elle vient tous les jours.

— Vous a-t-elle semblé jolie ?

— Oui, mais elle ne doit pas l’être.

— Vous ne l’avez pas regardée ?

— Si fait, un peintre doit regarder tout ce qui grouille dans son horizon ; mais vous êtes de ses amis…

— De ses amis les plus désintéressés. Vous pouvez dire de sa figure tout ce que vous voudrez. Est-ce qu’un peintre n’a pas le droit de tout dire ?

— Au fait, il n’y a rien de plus chaste que le regard d’un peintre, vous avez raison. Eh bien, cette demoiselle est une… Comment vous dirai-je ? ce n’est certainement pas une poseuse ; c’est une toquée, et, en vous disant ça, je vous fais son éloge en un mot, je la canonise. Il n’y a de bon en ce monde que les toqués.

— Je suis de votre avis ; mais en quoi vous a-t-elle paru toquée ?

— En ce qu’elle vit à sa guise et s’amuse comme elle l’entend. C’est de la sagesse, ça, par conséquent de l’excentricité. Vous savez bien qu’elle va en mer presque tous les jours. Voilà sa barque là-bas ; c’est elle qui la commande et la gouverne, toujours accompagnée du père Guillaume et de la bande des filleuls. Elle adore la mer ; ça, c’est un bon point ! Elle aime le danger : je n’aime pas beaucoup ça chez une femme, moi, parce que, quand les femmes se mettent à être quelque chose, ce n’est jamais à demi. Braves, elles deviennent téméraires, enragées même, et vous traitent de capon l’homme le plus courageux, pour peu qu’il montre la prudence nécessaire. Je ne dis pas ça pour votre demoiselle, je ne l’ai pas encore vue faire de grandes imprudences. Ce que je sais, c’est que, pour satisfaire sa passion pour la vie de marin, elle s’habille en marinier. La chose étant donnée, elle a raison ; mais je vais vous dire pourquoi je ne crois pas qu’elle soit jolie en femme. Voilà : elle est trop jolie en garçon. Elle a un costume charmant, mon cher, un vrai costume de l’endroit : la blouse étroite et courte avec la ceinture de cuir, la vareuse et les grandes guêtres de laine ; c’est très-décent, et c’est chaud de ton. Le bonnet feutré, d’où s’échappent des cheveux fous, est un bijou sur sa tête. Elle a si bien l’air d’un gars, que je ne me serais jamais douté de son sexe, si on ne m’eût dit : « C’est elle, la voilà. » Or, une femme qui a l’aisance d’un homme et la grâce propre à ses exercices ne doit pas être une femme qui inspire… Mais je ne sais pas pourquoi je vous dis tout ça, qui vous contrarie peut-être, tandis que ça ne m’intéresse pas du tout. La femme, voyez-vous, c’est un bipède dangereux dont je tâcherai de ne jamais embarrasser mon cerveau. Aussi je ne permets pas à mon imagination de s’écarter d’un certain positivisme à ma portée. Ni belles dames ni cocottes. Pas d’autre prestige pour moi que la belle santé, la belle humeur et la franche volonté que l’on rencontre, que l’on accepte sans remords et que l’on quitte sans regret. Sous ce rapport-là, je suis très-philosophe. Je suis laid, la beauté idéale me tournerait le dos ; je suis rude comme un paysan, les jolies manières me mettent en fuite, et puis les femmes n’entendent rien à la peinture. Il n’y en a pas deux avec qui on puisse causer Est-ce que vous n’êtes pas de mon avis ?

Tel fut le résumé de l’impression que Célie avait faite sur mon sauvage compagnon. Je me gardai bien de discuter, et je m’ennuyai considérablement avec lui devant cette table boiteuse où, l’appétit satisfait tant bien que mal, il me fallut rester deux heures à fumer et à entendre mon hôte s’extasier sur tous les effets de la mer et du ciel, les sentant et les décrivant fort bien, mais m’inspirant par cela même un sentiment de tristesse, puisque je le savais incapable de les rendre autrement que par la parole.

J’attendais avec impatience le retour des habitants, car tout le monde était monté au château, et le village était désert. Enfin je vis les groupes redescendre le sentier, et bientôt la grève, le chemin de gravier qui servait de rue et la maison où nous étions se remplirent. Tous ces villageois s’étaient endimanchés pour l’audience, c’est ainsi qu’ils appelaient l’après-midi que la demoiselle consacrait chaque semaine à les entendre. J’écoutai ce qui se disait dans la maison. Je sortis pour recueillir les propos de la rue, je me mêlai aux groupes, et, en résumant le tout, voici ce que j’appris.

Cette audience hebdomadaire était une institution de l’amiral Merquem. Jusqu’à la dernière semaine de sa vie, il s’y était astreint. Ce brave homme avait été adoré de son village, et le fétichisme dont Célie était l’objet lui était reconnu par droit d’héritage. Elle s’était fidèlement conformée aux prescriptions et aux habitudes de son aïeul. Élevée par lui sur la mer, puisque, par tous les temps et à toutes les heures, tant qu’il avait été valide, il l’avait promenée sur sa barque, — un vrai chef d’œuvre de natation et de solidité — elle avait gardé le goût et le besoin de cet exercice. Blasée sur les périls de ces excursions, elle les bravait sans mérite, disait-elle, quand il s’abaissait de porter secours aux gens de l’endroit ou aux étrangers poussés sur la côte. Là, elle s’employait d’une façon magistrale. Tout enfant, le gouvernail et le commandement du canot lui avaient été confiés. Elle connaissait le rivage et le moindre récif sous-marin aussi bien que le plus vieux pêcheur de la Canielle. Sa petite embarcation, menée par l’élite de ses clients volontaires, faisait d’ailleurs ce qu’aucune de l’endroit ne pouvait tenter. C’était donc bien sérieusement qu’elle dirigeait et opérait en personne des sauvetages merveilleux. À cette capacité et à ces moyens matériels se joignait naturellement un prestige pour l’imagination de ces bons pécheurs. L’homme de mer est le plus superstitieux des mystiques. Pour être montée en barque un jour d’orage avec un chapeau à plumes noires, une femme de ma connaissance a failli être jetée à la mer par les matelots sur les côtes d’Italie. Selon eux, ces plumes noires avaient attiré la tempête. Le bonnet feutré de Célie, dont riait si agréablement mademoiselle de Malbois, était pour les mariniers de la Canielle un signe de salut, comme le panache blanc d’Henri IV pour ses aventuriers. Si elle eût bravé le flot sans le bonnet, tous l’eussent suppliée de rester ; mais, avec ou sans le bonnet, tous se fussent dévoués à périr pour elle. Elle était adorée, non pas de cet amour éclairé qui apprécie bien le dévouement et se rend compte de la valeur de la personne aimée, mais de cet attachement fidèle et toujours un peu égoïste qui est particulier au paysan. Célie était nécessaire à la Canielle comme la mer au pêcheur. C’est elle qui veillait à ce qu’il n’y eût pas un pauvre sans ressources, des bras valides sans travail, des infirmes sans nourriture, des vieillards sans soutien, des orphelins sans appui et des jeunes gens sans une certaine instruction. Comment eût-on pu se passer d’elle ? Si elle eût quitté volontairement le pays, on l’eût blâmée, peut-être maudite, peut-être haïe. Cette affection, basée sur l’intérêt personnel, faisait-elle illusion à l’esprit clairvoyant de Célie ? Non, je l’ai su plus tard, elle ne s’y méprenait pas : elle savait seulement que la reconnaissance de ces égoïstes était passionnée, et je dois dire que je n’en ai jamais vu de semblable ailleurs pour personne.

Quand j’eus suffisamment pris langue parmi ces braves gens, je fus sans peine initié aux détails de l’audience. Dans le principe, et surtout du temps de l’amiral, on allait y réclamer justice ou protection contre les agents de l’autorité : — M. Merquem était un farouche républicain qui ne tolérait pas la moindre vexation ; — ou bien on s’y plaignait les uns des autres et on lui demandait conseil pour plaider. Naturellement, le bon seigneur égalitaire ne permettait ni les procès ni les batailles. Il arrangeait tout, réconciliait les pires ennemis, et mettait du sien, quand il le fallait, pour consoler la partie lésée par le droit. Il avait gouverné si sagement et si paternellement cette petite commune, qu’il en avait fait un échantillon modèle à sa manière. Il n’avait voulu dénaturer ni le sol ni l’homme, et s’était refusé à introduire des ressources différentes de celles qui avaient jusque-là suffi à cette population. Il s’était borné à développer et à assurer la spécialité locale. La mer devait nourrir ses riverains, et l’homme de mer ne devait pas quitter sa nourrice. Les enfants devaient suivre la carrière de leurs pères, profiter de leurs leçons et vivre de leur expérience. Si un jeune homme n’aimait pas la mer et rêvait le séjour des villes, il fallait le laisser absolument libre de partir. L’amiral lui donnait une somme fixe qui lui permettait de vivre trois mois sans ouvrage, après quoi plus rien, et, s’il revenait, il était bien reçu ; mais il était tenu de restituer au profit des infirmes l’avance qui lui avait été faite.

L’amiral n’avait pas voulu donner à ses paysans le goût du luxe et du bien-être. Il n’avait rien fait bâtir, rien arrangé, rien changé dans le village.

— Je ne veux pas, disait-il, vous faire des jaloux et des ennemis de tous les villages du pays. Vous suivrez le progrès comme vous pourrez et comme vous l’entendrez. Ce que je veux, c’est vous rendre indépendants, maîtres chez vous, assez riches, si vous voulez être sobres, rangés et laborieux. — La chose vous sera facile. Je suis là pour vous soutenir en cas d’accident, réparer les désastres, remplacer les barques avalées par la tempête, vous apprendre à les mieux construire et à vous en servir plus habilement. Je suis là aussi pour faire soigner vos malades et vous aider quand le travail vous est impossible ; mais vous bâtir un café, une église, un marché, une promenade, non, ce serait de l’argent perdu. On prie Dieu dans une vieille masure tout aussi bien que dans un palais. On trinque chez soi entre amis, et on s’invite les uns les autres. C’est plus fraternel que d’aller payer chacun son écot chez des étrangers. Votre petit commerce local est un échange de gré à gré que le marché public rendrait arbitraire ou frauduleux : enfin votre promenade à vous, c’est la mer, et, s’il vous faut de temps en temps la vue des arbres et des fleurs, venez chez moi, les portes ne ferment pas.

Mademoiselle Merquem n’avait introduit qu’une amélioration à ce système. Elle ne s’était pas contentée pour ses amis rustiques de l’instruction donnée par le maître d’école. Elle avait voulu diminuer leur superstition et leur fatalisme en leur donnant des notions de science. Tous les jeudis soir, M. Bellac leur faisait un cours élémentaire dans le vieux donjon. Tantôt c’était sur l’histoire naturelle relative à la mer, à sa végétation et à ses habitants, tantôt sur la physique et sur les lois qui régissent le ciel et les ondes. Comme on était richement outillé au donjon, ces leçons de physique étaient accompagnées d’expériences qui parlaient aux sens et ouvraient de force les cerveaux que le raisonnement n’eût pas persuadés. Mademoiselle Merquem assistait à ces séances, et, si par hasard M. Bellac était un peu trop technique, elle se chargeait d’expliquer la leçon dans des termes plus vulgaires. Elle se faisait toujours comprendre, et les bonnes gens en concluaient qu’elle en savait plus long que le professeur.

Pour tout le reste, Célie se conformait au programme tracé par son grand-père, autant par conviction que par respect pour sa mémoire. Elle pensait comme lui que l’on a trop bouleversé l’existence et transformé le caractère de l’ouvrier, et que par là on lui a ôté des vertus et des qualités essentielles. Ceci me fut très-bien expliqué par Célio Guillaume, en qui je découvris une très-saine intelligence et une manière de s’exprimer très-sage et très-claire, sans qu’il eût rien perdu de l’accent et de la couleur de son langage rustique. La demoiselle disait que l’on s’était trompé en pensant que le déplacement des aptitudes est un moyen de progrès. On avait pris le changement pour l’essor, le hasard pour la liberté, la curiosité pour la lumière. Elle disait aussi que le sol qu’on possède ou qu’on exploite à son profit est chose sacrée, et qu’il ne faut pas l’abandonner à des mains inhabiles ou infidèles, qu’il n’était pas nécessaire de s’agrandir pour s’enrichir, mais qu’il fallait tirer de l’instrument de travail tout ce qu’il pouvait donner. C’était le fonds inépuisable, parce que l’invention et le courage de l’homme n’avaient pas de limites.

Je trouvai qu’elle avait raison, et je ne m’étonnai pas de voir le paysan si docile à un enseignement qui répondait à ses instincts d’attachement pour le sol qui l’a vu naître et à l’orgueil que l’homme de mer porte dans sa lutte avec les éléments. J’entrevis dans le passé la figure sage et digne de l’amiral, j’oubliai ce que Montroger m’avait raconté du trouble de ses facultés aux approches de la mort. Je compris le fonds de raison et de patience qu’il avait mis de bonne heure dans l’esprit de Célie, et, loin de me sembler excentrique comme la proclamaient ses envieux, ou toquée comme la définissait bénévolement Stéphen, elle m’apparut dans toute la solidité de son jugement et la persévérance de son caractère.

Je demandai comment se passaient les audiences et à quoi elles servaient, puisque la commune était désormais parfaitement administrée et la population en paix avec elle-même.

— Vous avez raison, me répondit Célio. Ça n’est plus nécessaire, mais c’est utile pour entretenir l’honnêteté des habitudes et des manières. La demoiselle dit qu’il faut être poli, parce que la politesse est déjà la moitié de l’amitié. Il n’y a rien de plus poli qu’elle, et on est aussi à l’aise pour causer avec elle que si on était ses parents et ses amis.

— Mais vous êtes ses amis, j’en suis bien sûr. Pourquoi ne le seriez-vous pas ?

— Nous sommes plus que ses amis, répliqua Célio d’un air grave.

— Expliquez vous.

— Nous sommes ses défenseurs. Les amis qu’elle a dans le monde riche savent mieux causer que nous et lui dire de plus jolies choses ; mais il y en a plus d’un qui dit du mal d’elle en dessous, et, quand ils viennent chez nous pour se moquer de ce qu’elle fait ou ne fait pas, il faut voir comme ils sont reçus ! Quant à ceux qui l’aiment bien parce qu’elle est aimable, il n’y en a peut-être pas trois qui la suivraient où nous la suivons.

— Il y a M. de Montroger, qui est un ami sans reproches ?

— M. de Montroger est un très-brave homme, bien aimable, et qui sait causer aussi ; mais il en cherche un peu trop long, et il aime bien qu’on sache le mal qu’il se donne pour plaire à la demoiselle et à tout le monde. Il aime les honneurs et il nous trouve un peu froids. Nous autres, nous ne crions pas sur les toits les choses que nous pensons, et nous savons que, hors du village, la demoiselle n’aime pas qu’on parle d’elle et qu’on raconte le bien qu’elle fait ; elle dit que, quand on vante trop une personne, ça lui fait des jaloux et des ennemis. On a eu, il n’y a pas longtemps, une grande batterie à Mauconduit à cause d’elle. Il y avait par là des canailles qui s’étaient inventé de dire quelque chose de travers. On n’a rien répondu, nous autres ; mais on a été les attendre à la sortie du bourg, et, là, on s’est expliqué un peu chaudement. La demoiselle a bien vu le lendemain chez nous un œil poché par-ci, une oreille déchirée par-là ; elle a cru qu’on s’était battu dans le vin, elle a un peu grondé, mais on s’est laissé dire ; elle n’a pas su qu’on avait flanqué une leçon à ses ennemis.

J’aurais écouté Célio toute la nuit : mais ses récits n’intéressaient pas Stéphen, qui m’emmena impitoyablement vers les récifs pour voir le coucher du soleil. Si l’on pouvait prendre le beau en horreur, mon camarade le peintre m’eût fait maudire la nature. À force de la voir et de la chercher, il avait fait abstraction complète des idées, des sentiments et des émotions de la vie humaine. Il s’était systématiquement dégagé de ces vains accessoires, et ne daignait mettre l’homme dans ses tableaux que pour avoir un ton en manière de repoussoir. Il cherchait tout au plus en lui le mouvement ; de l’expression, il ne faisait pas le moindre cas. Je m’expliquai pourquoi ses figures ressemblent à des rochers, et leurs vêtements à des algues.

Je fis mon possible quand même pour lui plaire en l’écoutant, et, quand je le quittai, il fut convenu que je lui rendrais son dîner sous forme d’un déjeuner en mer le surlendemain. Il promettait de me conduire aux rochers où nichent les guillemots. Nous mangerions en barque ou sur l’écueil, et je chasserais pendant qu’il ferait une petite étude.

Ceci convenu, je me dirigeai vers le château de la Canielle, où il me semblait que ma tante ne devait pas tarder à arriver, et, cette fois, je pris le sentier de la falaise pour arriver plus vite.

Je ne le gravis pas sans émotion en songeant que je foulais la trace des pas légers de Célie sur le sable et la bruyère. Je m’assurai qu’il n’était dangereux que pour une personne sujette au vertige. Les gens du village l’entretenaient avec un soin extrême et des précautions toutes filiales. Quand j’eus gagné le sommet, je me trouvai en face d’une grille grande ouverte. Il n’y avait pas de sentier extérieur à droite dans la direction du château. Je pensai que celui de gauche me permettrait de m’y rendre par quelque détour, et j’allais m’y engager quand un vieux gardien, dont le confortable pavillon d’habitation touchait à la grille, m’appela en me disant :

— Si vous allez au château, monsieur, vous ne prenez pas le chemin ; celui-ci conduit à la ville.

— Mais je n’en vois pas d’autre.

— Pardon ! l’allée du parc vous mène au logis neuf, et vous voyez bien que la grille est ouverte. Tout le monde y passe.

Je remerciai le gardien, et, voyant le soleil encore assez haut sur l’horizon, je lui demandai l’heure. Ma montre s’était arrêtée.

— Il est bien un peu tôt, me dit-il, pour aller chez nous. On doit être encore à table ; mais, en attendant, vous ferez un tour dans le vieux parc. Il est très-curieux.

— Je pensais qu’il y avait défense pour les étrangers ?

— Non, monsieur, il n’y a jamais eu de défense.

— C’est ainsi, pensai-je, que l’on écrit l’histoire ! cette mystérieuse forteresse est ouverte à tout venant.

Comme j’allais y pénétrer, le bonhomme me dit par manière de réflexion :

— Vous pensiez cela, parce que mademoiselle n’y conduit presque jamais les dames qui viennent le soir ? C’est depuis un accident arrivé à une demoiselle folâtre qui aurait pu se tuer dans les rochers. Voilà pourquoi, le dimanche, on ferme de nuit la grille du côté du château. Souhaitez-vous, avant de descendre, voir le vieux donjon, monsieur ?

— Si cela est permis…

— Tout est permis ; entrez.

D’un geste, il désigna la porte, me fit le salut militaire, et rentra chez lui comme pour me dire : « Je ne reçois rien. » C’était un des anciens marins de l’équipage de l’amiral. Tous ceux qu’il avait pu recueillir étaient employés au château et y menaient une vie de cocagne. Leurs enfants et petits-enfants avaient formé le premier noyau de la petite colonie du village.

Je parcourus le donjon, qui était admirablement conservé à l’intérieur. J’y vis la grande salle où M. Bellac, assisté de Célie, faisait son cours de physique aux villageois. L’attirail était sérieux et je m’expliquai la foudre évoquée par la châtelaine et son sorcier dans ce laboratoire mystérieux. Le cabinet de travail du savant était ouvert comme tout le reste. Tout était sous la garde de la bonne foi publique.

Je m’enfonçai au hasard dans le vieux parc. Il n’y avait pas moyen de s’y perdre, tout sentier descendait brusquement vers les terrasses qui portaient le château neuf : mais cette crête de grès avait des crevasses fantastiques, et, pour s’y diriger sans péril, il fallait voir clair ou les bien connaître. Il n’y avait donc pas plus de mystère là qu’ailleurs. J’avais rêvé une existence cachée aux regards, qui n’existait pas. Le lieu prêtait bien par lui-même à cette supposition. Ces roches profondément brisées, ces précipices naturels que voilaient de sombres verdures échevelées offraient des retraites en apparence impénétrables ; mais partout de charmants sentiers bordés de fleurs sauvages côtoyaient les grandes excavations d’où l’on avait tiré jadis la pierre de construction du vieux manoir, et, jusqu’au fond des anciennes carrières devenues des grottes superbes ombragées de festons de bryone et de tamier, on trouvait des traces nombreuses de pas sur le sable. C’était la promenade du village.

Un détail me frappa particulièrement : la beauté des plantes qui croissaient partout et qui était intacte comme la flore spontanée ne l’est que dans les sites inabordables ou ignorés. Il n’arrivait donc jamais à de gros souliers d’écraser un bulbe, à une main d’enfant d’arracher une branche de feuillage, une poignée de graminées, une fleur même au bord des sentiers ?

— Jamais ! me dit un jardinier qui passait près de moi en me saluant, et à qui je fis part de mon observation. Tout le monde sait que mademoiselle aime surtout les plantes qui poussent toutes seules. Le parterre où il y a des plantes de culture est livré à quiconque veut y prendre quelque chose : mais personne n’abuse, et elle est souvent obligée d’offrir elle-même des roses aux jeunes filles, qui les emportent et les gardent comme des reliques. Les jeunes gens…, tenez, voilà devant nous Célio Barcot, un des filleuls : il est amoureux d’Annette Lebruc, et il a demandé tantôt des œillets à mademoiselle pour les donner à sa fiancée. Mademoiselle lui a dit : « Prends-en, mon enfant. » Mais lui : « Oh ! non, j’aime mieux que vous me les donniez ! » Mademoiselle n’a pas compris son idée ; moi, je la sais. Il croit que les fleurs qu’elle a touchées le feront mieux aimer de sa belle. C’est comme ça ici, que voulez-vous ! Quand une personne s’est fait une famille de tout un pays, vieux et jeunes lui en savent gré et ne songent qu’à lui complaire pour la garder toujours. Ah dame ! si la demoiselle quittait son endroit, ou si elle nous amenait un maître…, c’est ça qui n’irait pas tout seul !

Ce brave jardinier résumait d’un mot une situation qui, de minute en minute, s’était révélée à mon esprit. Mademoiselle Merquem, à force de donner son temps, son argent et son grand cœur, ne s’appartenait plus. Ce n’était pas seulement Montroger qu’elle eût craint de blesser et d’affliger en songeant à vivre pour elle-même, c’était l’ex-équipage du vaisseau amiral de son grand-père ; c’était bien plus, c’étaient les trois ou quatre cents âmes qui formaient la population de la colonie.

Il me fallait donc la disputer à un petit monde jaloux, tenace, et peut-être capable de tout pour la retenir et l’accaparer. J’en pris vite mon parti, et même, plus les obstacles m’apparaissaient, plus mon désir devenait volonté, plus mon âme s’attachait à son but et le trouvait digne d’une grande lutte.

Je regardai encore le ciel. Il était trop tôt pour me montrer convenablement. Eh bien, c’était raison de plus, il fallait sortir à tout prix du petit enclos de l’habitude et de la prudence. Je saluai le jardinier, et, cessant de faire l’école buissonnière, je descendis rapidement vers les terrasses bien nivelées du nouveau parc. Je saluai aussi en passant Célio Barcot, que je croisai dans le sentier. Il ne ressemblait guère à Célio Guillaume. Il était de moyenne taille, élancé, d’un brun velouté, beau comme Endymion. Nous ne fûmes pas agréables l’un à l’autre : son salut fut contraint et son regard méfiant ; mon habit noir l’offusquait. Sa remarquable beauté me causait je ne sais quelle puérile jalousie. Quand je l’eus dépassé, je retournai la tête pour le regarder encore, et je le vis arrêté auprès du jardinier, qui souriait. Tous deux avaient les yeux fixés sur moi. Le jeune homme, effarouché, semblait dire : « Quel est l’animal étrange qui se permet de chasser sur nos terres ? » Le jardinier semblait lui répondre : « Encore un qui se cassera le bec contre la cage. »

Je doublai le pas, et, quand j’arrivai au château, mademoiselle Merquem était encore à table avec M. Bellac. Elle était habillée, mais lui ne l’était pas et ne paraissait pas s’en douter. Introduit dans le salon, je les aperçus à travers la porte vitrée. Célie se leva en apprenant que j’étais là et dit à son vieux ami qu’il n’était que temps d’aller se raser, puisqu’on arrivait déjà pour la soirée. Il porta avec surprise la main à son menton et s’enfuit précipitamment. Mademoiselle Merquem vint seule et très-résolûment me trouver sur la terrasse, où je feignais de me réfugier par discrétion. Elle courut presque après moi, mais je n’eus pas une longue illusion sur la cause de son empressement.

— Vous êtes seul ? Est-ce que votre tante ne vient pas ? me dit-elle avec inquiétude ; serait-elle malade ?

Je me hâtai de la rassurer et de lui raconter que je venais de dîner au bourg de la Canielle avec un mien ami, peintre de marine.

— Je vois que j’arrive le premier, ajoutai-je ; renvoyez-moi à la mer, si vous le voulez.

— Non pas, reprit-elle en souriant ; vous voilà, je vous garde. Descendons jusqu’au bassin : j’ai du pain à porter aux cygnes.

Je la suivis.

— Ainsi, reprit-elle en marchant, vous êtes l’ami de ce peintre cuivré comme un Ribeira et qui a le crin taillé en brosse ? Il a une bonne figure, et nos paysans l’aiment déjà beaucoup. Ils le disent très-brave garçon. Dites-lui, vous, que, s’il a besoin de quoi que ce soit, tout ce qui est chez moi est à son service. Pourquoi ne l’avez-vous pas amené avec vous ?

Je lui expliquai la sauvagerie de Stéphen et son manque d’usage.

— C’est pourtant, reprit-elle, un artiste remarquable, n’est-ce pas ?

— Pourquoi voulez-vous qu’il soit remarquable ?

— Au fait, je n’en sais rien. Je ne me suis pas permis de regarder sa toile en passant. Il a sans doute beaucoup d’esprit ?

— Il n’en a pas du tout.

— Mais de l’entrain, de la gaieté ?

— Ennuyeux comme la pluie, répondis-je étourdiment.

Je compris la faute que je venais de commettre en voyant la surprise de Célie.

— Ni talent, ni esprit, ni gaieté ? dit-elle, et vous vous condamnez à venir chercher sa société dans ce pays perdu de la Canielle ?

— Oui, répondis-je avec aplomb, je l’aime.

— J’en doute ; on ne s’ennuie pas avec les gens qu’on aime, fussent-ils stupides ; du moment que l’on a une raison pour les aimer, on s’intéresse à eux et on ne les écoute pas avec indifférence.

— Ce que vous dites là prouve que vous êtes meilleure que moi, voilà tout.

— Ou que je sais mieux aimer.

— Oh ! là-dessus, je vous défie ! j’aime passionnément quelqu’un aujourd’hui.

— Qui donc ?

— Vous.

— Miséricorde ! passionnément ? et pourquoi cela ?

— Parce que j’ai passé quatre heures à la Canielle.

— Ah ! oui ; je vois : vous avez entendu mes amis dire que je suis un ange ! Je dois cette auréole à mon grand-père.

— Je sais tout.

— Tout ? dit-elle en riant avec une ingénuité malicieuse. Alors, vous avez vu l’enfant ?

— L’enfant ? Ah ! oui, l’enfant de madame de Malbois ! Eh bien, je ne l’ai pas vu. Je n’ai même pas songé à lui, et, s’il faut l’avouer, je n’ai demandé à personne comment vous l’aviez sauvé.

— Je l’ai sauvé en lui jetant une corde, ce n’est pas plus malin que cela. Quatre personnes très-fortes ont tenu la corde, l’enfant et moi. Je ne peux pas vous faire un beau récit. Quand on est dans la vague furieuse, on ne voit que ce qu’on fait et on n’entend que ce qu’on pense. On est plusieurs qui pensent, qui voient, qui veulent, et qui font spontanément la même chose. Les impressions poétiques, les dialogues animés, le pittoresque et le dramatique de la chose sont absolument perdus, et, après cela, il y a tant de fatigue, qu’il n’y a pas d’émotion rétrospective. On rentre chez soi et on dort.

— Dites tout ce que vous voudrez pour me persuader que vous faites vulgairement les choses les plus vulgaires. Si vous n’étiez pas parfaite, je croirais qu’il y a là un peu d’affectation ; mais de votre part c’est impossible. À force de vous faire méconnaître à dessein, vous vous méconnaissez naïvement. Eh bien, je ne vous en aime que mieux, et, s’il faut aller jusqu’au fond de la vérité, je vous adore. Cela vous est bien égal, je le sais ; vous êtes blasée sur l’affection et sur l’admiration que vous inspirez. Vous vivez dans une région si haute et si pure, que les mots dont on se sert ne peuvent ni vous étonner ni vous inquiéter. Vous êtes probablement la seule femme jeune et belle à qui on puisse dire sans hésiter et avec la certitude de ne pas déranger sa tranquillité : « Je vous aime avec enthousiasme. » Vous avez beau faire, vous savez que cela vous est dû et que, pour ne pas vous rendre un culte, il faudrait être une brute misérable. Laissez-vous donc adorer de moi, comme vous êtes adorée des mariniers de la Canielle. Ce sera un ami et un serviteur de plus, voilà tout.

La vérité était venue sur mes lèvres sans préméditation et même en dépit de la réserve préméditée. Je ne songeais pas non plus à saisir l’occasion de risquer le tout pour le tout. Je crois que j’aurais parlé de même à Célie devant Montroger, devant ma tante, devant tout le monde. Je ne m’étais pas interdit le genre de sincérité qui me poussait en ce moment, et dont elle ne pouvait pas s’offenser. Seulement, je ne croyais pas qu’elle me laisserait aller jusqu’au bout sans m’interrompre par quelque plaisanterie qui rendrait mon effusion impossible ou ridicule. En voyant qu’elle m’écoutait avec étonnement et que sa physionomie devenait sérieuse, je me sentis effrayé tout à coup. Mon trouble m’avait-il trahi ? Derrière le désintéressement dans lequel s’abîmait mon audace, sentait-elle le tumulte d’une secrète et tremblante espérance ? Le regard pénétrant qu’elle attacha sur moi après un moment de rêverie me rendit le courage. Elle interrogeait ma sincérité. Elle avait pesé mes paroles, elle en était frappée ; elles lui avaient probablement déplu, mais elles n’avaient point passé inaperçues.

— Vous vous moquez de moi, répondit-elle enfin avec un peu de trouble et de tristesse. Les gens de la Canielle ne m’ont jamais dit : « Je vous aime, » encore moins : « Je vous adore. » Ils ne sauraient pas le dire, et, le jour où ils le sauraient, je ne croirais plus à leur amitié.

— Permettez-moi de vous répondre que, s’il en est ainsi, vous ne les aimez pas du tout. Vous acceptez leur attachement instinctif comme vous acceptez celui de vos cygnes, qui accourent à vous pour avoir du pain. Si vos cygnes pouvaient parler, vous leur feriez tordre le cou ?

— Non, car, s’ils parlaient, ce serait pour dire seulement : « Fais-nous manger ; » mais je ne compare pas nos mariniers à des animaux. Ce sont de vrais hommes, des hommes d’élite, qui plus est, des héros de courage et de dévouement. Je les estime au point que je pourrais dire aussi, moi : « Je les aime, je les adore ; » mais je ne leur dis rien de semblable. Ceci n’est pas de leur vocabulaire et donnerait lieu à d’étranges méprises. Les gens simples et droits n’ont pas de mots passionnés à leur service. Ils prouvent l’attachement, ils pratiquent l’amitié, et, comme des sauvages sublimes, ils méprisent les protestations.

— Ils ont raison, car le mot protestation signifie exagération. Daignez encore me regarder en face, mademoiselle Merquem. Croyez-vous que je mente en vous disant que je vous vénère ?

— Vous ne vous êtes pas servi de ce mot-là, répondit-elle en me regardant encore, mais cette fois avec un malaise visible : est-ce au mot vénération que vous vous arrêtez ?

— Supposons ; le repoussez-vous ?

— Oui, je ne le mérite pas.

— Mais si je me persuade que vous le méritez ?

— Il m’honore, mais il me trouble. J’ai horreur de la vanité, c’est l’écueil de la raison, c’est là que tout mérite échoue et disparaît. Ne cherchez pas à me l’inspirer. Ce serait me rendre un mauvais service et me prouver tout le contraire de l’amitié.

— Alors, vous préférez le mot amitié ?

— Il est bien sérieux !

— Il est très-sérieux ; mais, comme je ne vous demande pas de retour, comme je n’ai pas émis la moindre prétention à un sentiment quelconque de vous à moi, j’ai le droit de vous demander de quelle façon vous m’autorisez à vous aimer. Vous allez répondre : « D’aucune façon ? » Prenez garde ! je suis un très-honnête homme, sérieux et sincère. Je ne suis peut-être pas un héros de courage et de dévouement, je n’ai pas eu l’occasion de m’essayer, de me connaître et de faire mes preuves. Je n’ai sauvé la vie de personne, je n’ai affronté aucune tempête. Je ne suis pas non plus un sauvage sublime, mes instincts n’ont pas la puissance qu’ils acquièrent chez les gens simples de mœurs et d’habitudes. J’ai eu le malheur de recevoir une assez bonne éducation, d’apprendre à me servir de ma langue pour exprimer mes idées plus que de mes bras pour tenir une corde, et de mon cerveau pour connaître l’état de mon cœur plus que de mon cœur pour débrouiller les ténèbres de mon cerveau. Je suis l’homme de mon temps et de mon milieu ; mais, tel que je suis, je me connais assez pour savoir qu’en me rendant capable d’exprimer ma pensée, on ne m’en a pas rendu indigne, et, vous qui donnez tous vos soins à élever le niveau intellectuel de vos amis du village, vous ne pouvez pas croire que la civilisation dégrade l’homme. Arrêtez donc un peu l’essor de votre mépris et réfléchissez avant de me dire : « Je vous défends de me comprendre, de m’apprécier et de me rendre l’hommage que j’accepte avec attendrissement du plus inculte de mes paysans. »

Évidemment, mademoiselle Merquem n’avait jamais été mise au pied du mur, et Montroger ne lui avait dit que des banalités faciles à éluder, car elle ne sut pas échapper à mon insistance.

— J’ai eu tort, dit-elle avec un embarras pudique et touchant. Je vous ai mal compris et mal répondu. J’ai été prude. Il faut me le pardonner. Il est impossible à une vieille fille sans grand usage du monde de ne pas tomber quelquefois dans ce travers ridicule. J’aurais dû vous répondre tout simplement : « Vous me jugez très-bonne, vous m’estimez beaucoup ; vous me dites gaiement, mais sérieusement au fond, que vous faites grand cas de moi : eh bien, tant mieux, merci ; c’est la preuve que vous avez en vous tout ce que vous m’attribuez, et votre sympathie a droit à ma reconnaissance. » Au lieu de cela, j’ai cru à de l’ironie, à de la curiosité, à je ne sais qu’elle épreuve de ma modestie ou de mon bon sens. Je vous ai fait injure, pardonnez-moi… et n’en parlons plus.

Le dernier mot était dur après l’abandon d’un si aimable retour, mais il fut prononcé avec une timidité craintive qui me charma plus que tout le reste.

— Parlons-en au contraire, lui dis-je. Dieu sait quand je retrouverai la bonne chance de causer avec vous. Je ne veux pas rester dans le doute, j’en souffrirais cruellement, et j’ai le droit de vouloir me soustraire à une amertume qui serait profonde. Si je vous ai donné le change, ce n’est pas parce que vous avez eu un accès de pruderie. Vous n’en avez pas eu, vous n’en aurez jamais ; mais vous êtes plus sérieuse de caractère que vous ne le paraissez. Vous montrez quelquefois un enjouement si complet, si frais et si jeune, mademoiselle la vieille fille, que je vous ai parlé comme à l’enfant que j’ai vue rire à étouffer, il y a huit jours, en jouant des charades. Ce jour-là, j’étais un sultan, vous étiez mon esclave, et j’aurais pu vous tutoyer en public. Vous n’en eussiez ri que davantage. Aujourd’hui, j’étais si ému de tout ce que j’ai vu et entendu au village, que j’aurais cru effaroucher précisément votre modestie, si je ne vous l’avais dit en langage exagéré, c’est-à-dire en me raillant moi-même. C’est moi qui ai été absurde, vous n’étiez pas en train de rire, et vous êtes si généreuse, que vous ne voulez pas trouver vos amis ridicules. Eh bien, prenons que je n’ai rien dit. Je commence : Vous êtes bonne, grande et simple autant que vous êtes aimable et hospitalière. Vous avez le courage de l’homme et la grâce de la femme. Vous êtes la personne la plus sympathique que j’aie jamais rencontrée et celle qui m’inspire le plus de confiance et de respect. Naturellement j’ai besoin de votre estime pour embaumer et honorer ma vie. Je n’ai rien fait sous vos yeux pour la mériter. Je n’ai aucun droit à l’obtenir, je ne la réclame pas. Je demande seulement que, le cas échéant, vous me l’accordiez, et je désire ardemment trouver le moyen et l’occasion d’en être digne. Je vous le dis pour que vous ne me découragiez pas, vu que je n’ai pas l’orgueil de croire que mon mérite peut éclater de manière à vous éblouir, et sans que vous m’ayez aidé un peu. D’ailleurs, je ne suis pas à même d’illustrer par des bienfaits notoires ma pauvre vie pratique. Je n’ai pas la fortune et le crédit de M. de Montroger. Je n’ai pas les muscles de Célio Guillaume. Je suis un être très-obscur, mais très-ferme et très indépendant. Voulez-vous me mettre à l’épreuve ? Vous avez sauvé et recueilli un enfant dont la grâce ne m’a pas séduit, puisque je ne l’ai pas vu. Il est impossible qu’il ne vous soit pas très-cher. Si peu romanesque que vous soyez, il a été jeté dans vos bras d’une façon où il semble que la Providence ait voulu directement intervenir, et je sens qu’à votre place je chérirais ce pauvre oiseau réfugié dans mon sein. Vous, ne pouvez pourtant pas l’élever vous-même et le prendre auprès de vous sans donner prétexte à la calomnie. Vous le sentez, puisque vous l’avez dit à ma tante. Cet enfant est donc condamné à n’avoir pas de mère, et vous ne pourrez le surveiller d’assez près pour bien voir éclore ses réelles aptitudes. Confiez-le moi. Je serai son père et sa mère. Je me consacrerai entièrement à son éducation, il ne me quittera jamais, je lui sacrifierai tous les plaisirs de mon âge, toutes les distractions qu’il ne pourrait pas partager utilement avec moi. Il deviendra le frein, le but et le travail de toute ma jeunesse. Quand j’aurai fait de lui un homme, vous déciderez de son avenir, ou vous m’en laisserez le soin. Je suis prêt à l’adopter et à m’interdire tout autre espoir de famille… Répondez. Acceptez-vous ?

En faisant à mademoiselle Merquem une pareille offre, j’obéissais à l’inspiration du moment, certain qu’en amour, c’est la seule bonne, et sentant que plus on se livre, plus on devient capable de tenir parole. Elle s’assit sur un banc de marbre blanc, au bord du bassin, au milieu de ses cygnes, qui, eux aussi, semblaient être jaloux d’elle, et se pressaient autour du banc de manière à m’empêcher d’y prendre place.

— Si je vous dis que votre proposition m’étonne, répondit-elle, vous me chercherez querelle ; mais il faut pourtant que je comprenne pourquoi cette idée très-généreuse et très-belle vous est venue. Est-ce par dévouement pour moi que vous voulez éloigner de moi ce petit naufragé ?

— Oui, avant tout, mais ne m’en sachez aucun gré. Le dévouement est une contagion ; et, comprenez-moi bien, je suis jusqu’à présent à peu près inutile. Soigner, chérir et soutenir ma vieille tante est une tâche si douce, que je rougis quand vous m’en faites compliment. Entre nous soit dit, vous avez pris avec moi dès le premier jour une initiative qui autorisait mes épanchements d’aujourd’hui. Vous m’avez dit que vous me saviez estimable, vous vous permettiez donc de m’estimer sans ma permission, et j’ai été si bon garçon, moi, que je vous ai aimée tout de suite par reconnaissance ; ma modestie n’a pas trop souffert, j’ai vu devant moi un avenir encore meilleur que mon passé, puisque j’étais déjà encouragé et récompensé par un instant de votre bienveillance. Depuis cet instant, qui est une date dans ma vie, la première date ineffaçable, je vous le jure, j’ai été agité par le désir de ne pas rester nul. Je connais déjà la vie et le monde. Rien de ce qui attire le regard, l’envie ou l’admiration des sots ne me tente, et, quand j’ai vu votre existence si différente de toutes les autres, quand j’ai pu respirer l’atmosphère de sainteté modeste qui vous entoure comme un nimbe, j’ai compris tout à fait que ma petite philosophie m’avait mis dans le vrai chemin. Faire le bien pour le plaisir de le faire et arriver à sentir que c’est le plus grand, le seul plaisir en ce monde, voilà ce que je voulais, voilà ce dont je me suis assuré absolument en songeant à vous et en entendant parler de vous. Je me suis piqué d’honneur au moment même, comme un bon soldat qui ne veut pas laisser toute la peine et tout le danger aux autres. J’ai éprouvé le besoin de me mettre à l’œuvre, et, tout bouillant d’ardeur, je suis venu vous offrir ma vie pour que vous l’utilisiez comme bon vous semblera. Je ne peux pas créer des écoles, bâtir des hôpitaux, entraîner mes concitoyens par d’éloquentes paroles, en un mot, faire des prouesses de talent et de magnificence ; mais je peux être un bon précepteur. Donnez-moi un jeune homme à élever, ce sera une très-grande tâche parfaitement obscure ; c’est celle que j’ambitionne et qui me convient.

Célie se leva, et, d’un geste charmant, se servit de son voile pour écarter le blanc troupeau des cygnes.

— Allons consulter votre tante, me dit-elle d’un air résolu. Elle arrive toujours la première, nous aurons le temps de lui parler. Si elle approuve votre idée, je n’ai pas le droit de la combattre… Et tenez ! j’entends une voiture, parions que c’est la sienne. Coupons à travers le parterre, nous l’arrêterons au passage.

Elle s’élança comme un oiseau, franchit les plates-bandes sans effeuiller une rose, traversa une pelouse sans rayer l’herbe, et arriva la première à la haie d’aubépine qui séparait le jardin de la petite route. Je la laissai me devancer pour la voir courir. Sa grâce étonnante m’inondait de volupté, mais elle ne s’en doutait pas, et le sérieux de notre entretien l’avait remplie de confiance.

C’était bien ma tante qui arrivait, j’arrêtai l’équipage. Mademoiselle Merquem ouvrit une barrière, et ma tante mit pied à terre avec Erneste, dont la présence me sembla devoir être un obstacle à l’explication. Heureusement, M. Bellac avait fait si lestement sa barbe, qu’il en avait oublié la moitié ; il arriva à point pour offrir son bras à ma petite cousine et l’emmener à la volière, qu’elle désirait voir.

En vingt mots très-nets et brusques avec intention, mademoiselle Merquem mit ma tante au courant et lui résuma notre entretien. Elle s’attendait à une grande surprise de sa part et comptait se baser sur sa première impression. Je n’étais pas sans inquiétude. Un projet aussi romanesque de ma part devait bouleverser les idées de ma tante sur mon bon sens et tous ses rêves pour mon avenir. Ce fut à moi d’être surpris : ma tante sourit tranquillement, me regarda en face, essuya une larme et me dit :

— Embrasse-moi, tu as eu là une idée digne de toi, et j’espère que tu as compté sur moi pour t’aider à la mener à bien. Puisque je marie ma fille et que tu es un homme, je vais ne savoir que faire de mes petits soins et de mes gâteries. Tu m’amènes un enfant. Eh bien, à nous deux, nous allons nous occuper à le rendre heureux et bon.

Puis, se tournant vers mademoiselle Merquem :

— Chère Célie, ma grande voisine, lui dit-elle, vous devez consentir. Nous ne sommes pas riches, vous ferez plus tard à l’enfant le sort que vous voudrez ; mais nous relèverons dans un bon milieu, bien sûr et bien modeste, comme nous avons élevé Edmond… Ah ! vous ne savez pas… Si fait, je vous ai raconté cela !

— Et je ne l’ai pas oublié, répondit mademoiselle Merquem en me regardant ; bien que votre neveu n’ait pas voulu me le rappeler, j’y pensais en l’écoutant, Edmond était un pauvre petit parent dont il a fait lui-même l’éducation, et qui, grâce à lui, est entré à l’école normale, dont il va sortir un des premiers. M. Armand n’a pas de fortune à donner aux siens ; il est bien plus riche que cela : il leur donne son cœur et son intelligence. Aussi tout à l’heure, en enregistrant ses promesses, j’ai compris qu’il les tiendrait, et je vous ai nommée arbitre. Vous avez prononcé, mais ce que j’ai dit à votre neveu, je veux vous le dire aussi. Si c’est par amitié pour moi, et pour me préserver de méchancetés stupides, que vous prenez cet enfant, je ne peux pas accepter. Ce serait une lâcheté de ma part, vu que je n’ai rien de sérieux à redouter de l’opinion. Nous avons l’acte de naissance de l’enfant, nous avons découvert sa pauvre famille, qui est fort honnête par parenthèse ; mais, quoique toute ma vie puisse être mise à découvert, aucune précaution n’empêchera jamais qu’on ne dise du mal de moi, si l’on veut en dire. Je rougirais donc de faire le moindre sacrifice à la sottise ou à la malveillance, et je me sentirais blessée, si la sollicitude de mes amis croyait devoir m’en préserver.

— Nous savons tout cela, reprit ma tante ; mais nous savons aussi qu’il vous est impossible d’élever l’enfant vous-même dans votre maison ; ce serait lui faire trop de jaloux ou lui inspirer trop d’orgueil. Ne me l’avez-vous pas dit ?

— Cela est vrai, j’en conviens. Mes amis de la côte, avec lesquels je suis obligée à beaucoup de prudence, se demanderaient pourquoi je préfère cet enfant-là aux leurs, et j’éveillerais des ambitions d’amitié que je ne pourrais plus satisfaire. D’un autre côté, en ne faisant pour lui que ce que je fais pour les autres orphelins, je ne fais pas assez. Ces orphelins ont des tantes ou des cousins, ils ont un pays. Si celui-ci, qui n’a rien, ne se conduit pas admirablement, il sera moins heureux que les autres ; on sera plus sévère pour lui. Je pense qu’il est bon de le transplanter et de lui faire une enfance plus facile, une destinée plus sûre. Prenez-le donc ; s’il vient à vous gêner, vous me le rendrez. Quant à renoncer pour lui au mariage,… M. Armand a parlé ainsi par enthousiasme, et je vois que cela ne vous inquiète pas plus que moi.

Le reste des habitués du dimanche arrivait. Nous demeurâmes sur cette convention qu’aussitôt après le mariage d’Erneste, l’enfant entrerait chez nous. Durant la soirée, mademoiselle Merquem chercha et trouva l’occasion de me dire encore quelques mots à part. Elle désirait informer elle-même M. de Montroger de la détermination que nous venions de prendre. Rien ne pressait : elle nous demandait quelques jours de silence.

— Il est donc bien jaloux ? lui dis-je.

— Oui, il est jaloux du bien que les autres font à sa place. Il m’avait offert de prendre mon petit Moïse, et j’ai refusé.

— Je vous inspire donc plus de confiance que M. de Montroger ?

— Je ne dis pas cela ; mais Montroger, irrité des propos de madame de Malbois, que nous connaissions avant que votre tante me les eût rapportés, croyait indispensable à mon honneur que l’enfant fût éloigné du pays. Il voulait l’envoyer à l’autre bout de la France et le faire oublier. Je ne l’entendais pas ainsi. Si l’on rougit d’avoir fait son devoir parce qu’il est mal interprété, il n’y a plus de raisons pour ne pas s’en dispenser une fois pour toutes, et, si l’on vient à se cacher des choses honnêtes et justes par crainte de l’opinion, je ne vois pas pourquoi on ne se jetterait pas dans le vice et dans l’hypocrisie. Ce qui m’a plu dans votre idée, c’est que l’enfant vivra chez votre tante, et que je ne le perdrai pas de vue.

— Vous avez songé à vous et à lui, c’est fort bien ; mais ne voulez-vous pas me laisser croire qu’il y a eu aussi un peu de sollicitude pour moi dans votre préférence ?

— Comment cela ? Dites.

— J’avais besoin de m’associer à vos bonnes œuvres ; ce désir si vif ne méritait-il pas un encouragement et une récompense ?

— Vous avez l’air de me dire que vos bonnes pensées vous viennent de moi ! Je n’en crois rien. Vous valez mieux que moi, j’en suis sûre.

— Oh ! alors, vous m’estimez énormément ?

— Ce ne serait pas une raison, mais le fait n’en est pas moins certain. Je vous estime infiniment, puisque je vous confie une âme dont, à l’heure qu’il est, je puis encore disposer et que j’estime très-précieuse, — car il est charmant, ce Moïse ! Il faudra le voir, pourtant. Voulez-vous que je lui donne demain une commission pour vous ?

— Non, j’aime mieux ne pas le connaître d’avance. Si je le prends tout de suite en amitié, je n’aurai aucun mérite à me charger de lui.

— Mais, si vous retournez à la Canielle pour voir votre ami, vous ferez connaissance avec l’enfant malgré vous ?

— Voulez-vous que je n’y retourne pas ?

— Au contraire ! Quel jour y viendrez-vous ?

— Après-demain, sauf votre bon plaisir, car il est possible que mes promenades de ce côté vous importunent.

— Nullement ! Le pays n’est pas à moi matériellement parlant, et la présence de votre ami, qui m’est tout à fait étranger, ne me gêne en aucune façon. Le premier jour, j’en ai été un peu contrariée. Les touristes et les peintres ne viennent jamais chez nous ; mais j’ai su très-vite qu’il était artiste sérieux, et, à présent que vous le déclarez votre ami, je suis tout à fait en confiance.

On nous interrompit. Il en était toujours ainsi. L’impossibilité de causer longtemps avec elle était le grand obstacle et le principal supplice de ma situation.

— Nous ne confierons pas notre projet à Erneste, me dit ma tante quand nous fûmes rentrés. Elle rit de tout, et Dieu sait quelles mauvaises pensées la petite Malbois pourrait lui mettre dans l’esprit à ce sujet. Je suis désolée de la voir liée avec cette jeune fille, que je ne crois pas meilleure que sa mère.

— Elles ne seront peut-être pas liées longtemps, répondis-je.

— Pourquoi cela ?

Je fis part à ma tante de diverses circonstances qui malgré mes préoccupations personnelles, m’avaient frappé dans la soirée. Le jeune la Thoronays m’avait paru soucieux et un peu acerbe avec sa fiancée. Celle-ci avait été aimable avec Montroger, qui n’y avait pas paru insensible. Peut-être Erneste nous ménageait-elle l’énorme surprise de guérir Montroger de sa grande passion. Dans ce cas-là, Emma, qui n’avait pas cessé de prétendre à la même conquête, deviendrait son ennemie.

— Voilà ce que tu as observé ? me dit ma tante. Eh bien, tu n’as pas si bien observé que moi. Emma a jeté son dévolu sur Julien. Elle travaille à nous l’enlever. Je ne crois pas qu’elle réussisse à l’accaparer, mais elle peut nous brouiller avec lui. Tous ces enfants-là jouent un jeu qu’ils croient très-fort et qui n’est que brutalement ingénu. Hélas ! oui, il y a un certain cynisme dans les relations de ce jeune monde ; c’est le contre-coup du grand steeple-chase social. On n’aime pas, on n’a plus besoin d’aimer pour se marier. Ma pauvre Erneste elle-même n’a pas eu le cœur touché comme je le croyais. Elle n’était qu’un peu effleurée. Ce mariage lui plaisait. Elle se souciait médiocrement du mari. Ce soir, Emma a démasqué ses batteries. Julien a voulu éprouver Erneste, et la terrible enfant n’a pas voulu lui donner le triomphe de paraître piquée. Elle a eu l’air de ne rien voir et s’est rabattue sur Montroger pour mortifier sa rivale. Montroger est un peu vain et facile à enivrer de badinage et d’œillades ; mais tout cela, c’est le petit feu d’artifice d’une soirée d’émotions que l’on a voulu se donner. Demain, Julien sera ici pour combattre Montroger, qui sera à la chasse, parfaitement oublieux de l’aventure. Ces demoiselles se raccommoderont. Elles se détesteront peut-être, mais elles affecteront d’être inséparables, en attendant qu’elles se trompent. Célie ne remarque pas tout cela, elle n’y comprendrait goutte. Ah ! voilà une âme droite et simple ! Aussi je ne peux lui dire toutes mes inquiétudes, et je les refoule sous un air de bonne femme bien gaie ; mais je suis sur les épines, et, puisque tu me dis tes remarques, je te confie les miennes. Quel est ton avis à présent ?

— Mon avis est que vous ne devez vous mêler de rien et qu’Erneste ne doit pas se douter que nous l’observons. Observons-la d’autant plus pour bien savoir où nous la conduisons, mais attendons-nous peut-être à nous voir forcés de la suivre. Ce jeune monde, comme vous l’appelez, chère tante, n’est pas celui que vous avez traversé. Il n’y a plus de timidité parce qu’il n’y a plus de passion, vous le jugez fort bien ; plus d’incertitude du cœur, puisque le cœur n’est pour rien dans la partie ; plus d’épanchement filial, on n’a rien à confier à sa mère : elle ne vous comprendrait pas, elle vous parlerait une langue morte. Tourmentée de la recherche de votre bonheur, elle verrait moins clair que vous sur la poursuite de la richesse et du plaisir. Ah ! ces enfants sont plus fortes que leurs parents ; elles savent mieux ce qui leur convient, à elles ; laissez-les donc faire, vous ne pouvez que déranger leurs calculs en les discutant et faire échouer leurs entreprises en les effrayant du péril qu’elles bravent.

— Mais c’est affreux, ce que tu me dis là ! tu m’ôtes mes dernières illusions ! Nous tournons au mariage américain ; bientôt on jouera l’amour conjugal à pile ou face ! Comment ! je ne pourrai pas donner mon cœur de cinquante ans à ma fille, qui en a dix-sept ! elle le trouvera trop jeune et trop vivant pour elle ! J’aurai rassemblé dans l’arrière-saison de ma vie tout ce que j’ai eu de plus frais dans l’imagination et de plus suave dans l’âme pour parfumer son adolescence et y faire germer la belle fleur de l’amour, et j’y verrai apparaître une ortie au moment de l’éclosion !

— Vous vous êtes flattée d’un résultat exceptionnel, vous avez cru qu’on pouvait antidater une destinée ; cela n’est point. Il faut accepter la marche du temps et ne pas s’offenser des déviations apparentes. Tout cela va au bien quand même… Voyons ! De votre temps, les illusions qui précédaient le mariage n’étaient-elles pas funestes ? les déceptions du lendemain, amères ? C’est à ce point que les mariages d’amour ont fini par effrayer les familles les plus patriarcales et les parents les plus tendres. Ne vaut-il pas mieux, logiquement parlant, rechercher les avantages positifs qui seront une consolation à l’absence des joies idéales, que de se créer un paradis imaginaire où le pain et l’amour manqueront tous deux à la fois au jour du réveil ? Si quelques couples d’âmes fortes ont fait mentir la vraisemblance et céder la destinée, ce n’est pas un exemple que l’on puisse invoquer. Il est trop rare, il demande trop de perfection. Laissez se choisir et s’associer ces esprits nouveaux, qui ne peuvent plus se tromper par la séduction, et qui, en somme, n’ont presque rien à exiger les uns des autres quand ils sont unis. C’est le dernier mot de l’individualisme ; mais puisqu’il faut passer par là pour arriver à la liberté !…

— Est-ce que l’amour sera jamais conciliable avec la liberté ? reprit ma tante en levant les épaules. L’amour est un esclavage volontaire auquel la femme aspire naturellement, et qu’elle impose en même temps qu’elle le subit. Vous avez beau vouloir mettre le cœur à droite, il sera toujours à gauche, et, à moins que vous ne trouviez le moyen de le supprimer… Mais, mon Dieu, il est deux heures du matin, et j’oublie qu’à ton âge on a encore besoin de sommeil, nous reparlerons de tout cela demain ; va vite te coucher,

— Encore un mot, ma tante. Vous qui êtes du temps où la femme avait un cœur, croyez-vous bien réellement ce que vous venez de dire ? Une vraie femme éprouve-t-elle le besoin d’être dominée ?

— Oui, cela est dans la nature.

— Dans la nature animale, cela est certain : la femelle subit l’amour et s’épanouit sous la domination ; mais dans l’espèce humaine la femme n’a-t-elle, pas la prétention d’avoir une âme qui vaut la nôtre, une personnalité qui lui appartient, une liberté de choix qui lui paraît sacrée ?

— Tiens ! tu me fais penser à mademoiselle Merquem… Voilà les mots qu’elle dit quand, entre femmes, on la met un peu au pied du mur.

— Vraiment ?

— Ne parlons pas de Célie, cela nous mènerait jusqu’au grand jour, et je me sens très-fatiguée. Je n’insistai pas. Ma tante, très-délicate de santé, était plus âgée que son âge, et je dus briser l’entretien au moment où il commençait à m’intéresser personnellement. Au reste, j’avais déjà remarqué que ma tante ne me parlait pas volontiers longtemps de mademoiselle Merquem, soit que, ayant pour elle une vive amitié, elle eût craint d’avoir à reprendre quelque chose à sa manière de voir, soit qu’elle eût quelque vague soupçon du secret de ma pensée.

Le lendemain, elle me parla fort peu de l’adoption du petit naufragé. Il semblait que ce fût à ses yeux la chose la plus simple ; elle n’était tourmentée que de l’avenir de sa fille.

Pour conquérir de vive force l’attention et l’estime particulière de mademoiselle Merquem, j’avais fait ce qui, aux yeux d’une autre femme, eût passé pour un coup de tête. Elle n’en jugeait point ainsi ; mais d’inspiration j’avais engagé ma vie à un devoir sérieux, et je vis bien que la passion avait atteint en moi son apogée, car je ne sentis ni effroi ni repentir de ma précipitation. Au contraire, le réveil du lendemain me trouva plus fervent et plus sûr de moi-même, Célie était le bon et le bien personnifiés ; elle ne pouvait m’inspirer que le bien et le bon. Je jurai que ma première tentative d’espionnage serait la dernière, que jamais plus je ne douterais de la franchise et de la pureté de celle à qui je voulais consacrer mon existence.

Si je n’eusse été forcé de rendre à Stéphen Morin le festin qu’il m’avait donné, je ne serais pas retourné au village de la Canielle ; mais il était fort susceptible, et aucune excuse n’eût pu couvrir ma retraite. Je fus donc exact au rendez-vous du jour suivant, et j’arrivai en carriole, apportant quelques bouteilles de bon vin et un pâté de gibier. Pour le reste, je voulais m’en remettre au savoir-faire de madame Guillaume, que j’avais prévenue, et qui embarqua ses victuailles et les miennes sur la barque de son mari. Nous eûmes pour rameurs Célio Guillaume et Célio Barcot, c’est-à-dire le blond flegmatique et le brun inquiet, un type anglais et une nature italienne. J’appris que ce dernier était petit-fils d’une Provençale mariée à un des marins retraités de l’amiral.

L’écueil choisi pour notre réfectoire était à un quart de lieue de la côte. La houle était un peu forte nous eûmes quelque peine à aborder sans casser plats et bouteilles. Enfin tout fut déballé sur le sable fin, entre deux grosses roches qui devaient nous préserver du soleil et du vent. Les deux Célio firent un essai de pêche qui n’amena rien, et pendant lequel je fis le tour de l’écueil sans apercevoir la trace d’un seul guillemot. Stéphen s’occupait à recueillir des patelles sur les flancs des rochers, les mangeant à mesure pour se mettre en appétit et assurant que c’était un délicieux coquillage.

Naturellement, nous invitâmes les deux Célio à manger avec nous. Célio Guillaume accepta avec une politesse digne, Célio Barcot avec un peu trop de familiarité. Ce jeune homme connaissait sa beauté, et il en était vain. De la vanité à l’outrecuidance et à la sottise, il n’y a pas loin. Célio Guillaume, qui avait cinq ou six ans de plus que lui, lui parlait comme à un enfant, et devant nous la chose lui déplaisait. Il regimbait il chaque mot et cherchait à rendre son compagnon ridicule. Comme il m’avait entendu dire à Stéphen que le fils Guillaume avait le type britannique, il trouva plaisant de le traiter d’Anglais, et, comme il voyait que nous interrogions de préférence ce jeune homme, plus sage et plus mûr que lui, il s’évertua à étaler le petit savoir qu’il avait acquis au cours de M. Bellac. Il avait de la mémoire, il savait mieux que Guillaume une douzaine de mots techniques, et il s’en servait à tort et à travers, pensant nous éblouir. La patience de Stéphen était naturellement à toute épreuve, mais la mienne se lassa vite, et je ne pus m’empêcher de remercier Célio Barcot avec ironie quand il voulut bien m’instruire en m’exposant la formation des marées.

Célio Guillaume haussait les épaules, Barcot le traita encore d’Anglais.

— En voilà assez, lui dit le jeune homme d’un ton sévère, ceci est une injure pour moi, et je te défends de recommencer. Il y a déjà quelque temps que tu fais des manières qui ne conviennent pas.

— Tu dis ça, répliqua l’adolescent, parce que la marraine m’a mis sur sa barque, et que tu voudrais être le seul maître partout !

— Oh ! pour le coup, tu vas te taire, reprit l’autre Célio en lui prenant toute la tête dans sa large main ; si la marraine est bonne, ce n’est pas que tu le mérites, et, si je te souffre sur sa barque après ce que tu as fait jeudi dernier, c’est parce que j’ai pitié de ta jeunesse et de ta bêtise. Je n’aurais qu’un mot à dire pour te faire mettre à terre pour longtemps.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? s’écria le jeune Célio, rouge de dépit, en se dégageant et en rajustant sa belle chevelure ; qu’est-ce que j’ai fait, voyons ? Il ne faut pas accuser injustement ; je n’ai rien fait de mal !

— Veux-tu que je le dise devant ces messieurs ?

— Si c’est pour que le Parisien qui est là le rapporte à ma marraine…

— Le Parisien, lui dis-je, ne rapportera rien. Il ne se mêle pas de vos affaires, et il n’a aucun crédit sur votre marraine. D’ailleurs, si vous n’avez rien fait de mal, vous n’avez rien à craindre de personne.

— Non, je ne crains rien, reprit Barcot, rien du tout ! Qu’il dise ce qu’il voudra,… l’Anglais !

Et, en décochant cette dernière flèche, il prit sa course à travers les rochers, rasant le flot comme une mouette, et laissant sur le sable la trace de ses pieds nus, très-petits et beaux comme toute sa personne.

Celio Guillaume se leva lentement en déclarant que ce gars avait besoin d’être corrigé. Stéphen, qui était presque aussi fort que lui, le retint et le força de se rasseoir en lui disant d’un ton paternel qu’il fallait en passer plus d’une aux enfants.

Le jeune Guillaume ne pouvait calmer son mécontentement intérieur qu’en nous en faisant part.

— Je veux que vous sachiez ce qu’il a fait, dit-il, et vous verrez si c’est bien, et si les gens de chez nous doivent souffrir que ça recommence. Jeudi dernier, il est venu par ici deux étrangers habillés à peu près comme tous les gens de la côte et à qui d’abord personne n’a donné grande attention. On s’est étonné de les voir causer avec ce flâneur de Célio Barcot, qui ne les connaissait pas plus que nous, et qu’ils ont invité à déjeuner au cabaret de Michelon. Le gars, qui aime à faire le beau parleur et le savant, comme vous avez pu voir, s’est laissé questionner sur défunt M. l’amiral, sur la demoiselle, sur l’enfant qu’elle a sauvé, que sais-je encore ? Ces gens, qui disaient être de Saint-Pierre, à dix lieues de chez nous, étaient curieux de choses qu’ils auraient dû savoir, et que personne d’ici n’avait besoin de leur dire, car on n’aime pas les curieux, nous autres, et, si on a causé de bon gré avec vous, c’est qu’on vous a connu pour des honnêtes gens. Célio Barcot n’est pas mauvais, mais il est bavard et il aime un peu à licher. Et puis c’est jeune, et il s’est laissé griser. Jusqu’à la nuit, il a babillé avec ces gens-là, et, le soir venu, il les a emmenés, devinez où ? dans le vieux château, où la demoiselle a la complaisance d’aider M. Bellac à nous donner l’instruction. Ils se sont mis tous trois dans un coin où Barcot a dormi sans que sa marraine ait pu s’en apercevoir. Elle n’a pas fait attention non plus aux deux étrangers, et on ne peut pas dire qu’ils se soient mal conduits pendant la leçon ; ils n’ont point bougé, ils n’étaient pas ivres, mais ils regardaient la demoiselle un peu sottement et paraissaient être venus là non point pour profiter du cours, mais pour contenter leur envie de la voir. Quand on s’est retiré, sur les neuf heures du soir, ils ont passé avec les autres, et on les a vus s’en aller par le sentier qui mène à la ville, et qui est l’opposé de celui de Saint-Pierre. Ceci a donné des soupçons. On ne pouvait questionner Célio Barcot, qui dormait tout debout et ne paraissait se souvenir de rien ; mais, le lendemain, on lui a vu une belle montre en argent avec une chaîne, et, quand on lui a demandé où il avait péché ça, il n’a su le dire. Il faut bien qu’il l’ait reçue en cadeau des étrangers pour les avoir amenés au cours. D’un autre côté, Michelon, le cabaretier, nous a dit qu’ils parlaient tout drôlement, un surtout qui avait l’accent d’un Espagnol et les mains blanches d’un feignant. Il faisait sonner l’or qu’il avait sur lui, comme un homme sot, ou comme un riche de la veille. Quant à moi, qui les ai bien regardés pendant la leçon, je peux dire que leurs figures ne me reviennent point. L’un a l’air bête, l’autre a l’air insolent, et je ne pense pas qu’ils soient venus pour faire quelque chose de bien. Donc, le gars est fautif. Je veux croire qu’il ne s’est pas méfié ; mais boire avec des gens qu’on ne connaît point et en recevoir des présents de conséquence, ça ne convient pas : aussi son père s’est fâché et lui a repris la montre pour la rendre, si faire se peut.

Je demandai au narrateur si mademoiselle Merquem avait été informée de l’aventure.

— Non, répondit-il ; on ne voudrait point lui faire de la peine et la mettre en défiance. Jusqu’à présent, les curieux ne se sont point arrêtés chez nous, et les habits noirs ne pourraient pas y passer une heure à mauvaise intention. En voilà deux qui nous ont surpris par un déguisement, il ne faut pas qu’ils y reviennent ! On y aura l’œil, et il est inutile que Célio Barcot ait du chagrin de sa marraine. Ses parents, moi et tous ses camarades l’avons assez blâmé pour une première fois ; mais gare à la seconde !

Je demandai encore à Célio Guillaume si le cours de M. Bellac était public. Il l’était. Quelques habitants des localités voisines s’y étaient parfois présentés. Ils s’y étaient comportés décemment et avaient regretté de n’avoir pas le temps d’y revenir régulièrement. On les connaissait plus ou moins tous, et on n’avait pas lieu de les suspecter de malveillance ou de grossièreté.

— N’importe, ajouta Célio, à présent, nous ferons attention à tous ceux que nous verrons entrer dans le parc, et nous dirons au gardien de se méfier un peu.

Ce récit m’expliqua le regard surpris et craintif que Célio Barcot avait attaché sur moi, lorsque je l’avais rencontré l’avant-veille dans le vieux parc. Sans doute, voyant là ma figure pour la première fois, il s’était demandé si je n’étais pas un de ceux qui lui avaient donné la montre, et dont les traits avaient été brouillés dans sa mémoire par les fumées du vin. Je me demandais, moi, si, tout en lui gardant le secret, je ne devais pas avertir mademoiselle Merquem de la curiosité déplacée dont elle était l’objet. Je ne me sentis pas le droit de le faire.

Je m’étendis sur le sable comme pour dormir, mais en réalité pour songer à mes affaires de cœur. Je rougissais de les avoir mal entamées, et la conduite des deux étrangers, en me paraissant méprisable, me faisait mépriser la mienne propre. Je sentais aussi que les explorations sournoises auxquelles j’avais compté me livrer, eussent-elles amené quelque découverte sur la prétendue faute de Célie, cette découverte ne m’eût pas guéri de la passion qui me poussait à m’emparer de sa destinée. Il m’était bien facile, à présent que je la savais respectable et pure, de lui vouer une adoration digne d’elle. Devais-je donc me sentir si sévère pour ceux qui, sans l’estimer plus que je n’avais fait, formaient l’entreprise de la voir et peut-être de connaître sa vie malgré elle ? Oh ! pourtant j’étais indigné contre eux, j’aurais voulu les voir revenir pour les railler et les chasser, ni plus ni moins que si j’eusse été un des heureux filleuls de la grande marraine.

Au milieu de ces rêveries, le sommeil me prit, je m’étais levé de grand matin, et le vent glissant entre les rochers faisait avec la vague un duo si monotone et si énervant, que je perdis conscience de moi pendant deux heures. Quand je m’éveillai, honteux de ma paresse, je vis Stéphen plongé dans le travail et Célio Guillaume lisant un journal que j’avais apporté et qui ne paraissait pas l’intéresser infiniment, car il bâillait à se décrocher la mâchoire. Le séjour de l’écueil n’était pas des plus récréatifs. Sauf le petit coin où nous avions trouvé un abri, on était coupé en quatre par un vent assez aigre sur cette roche d’un demi-arpent de surface. Il n’y croissait pas un brin d’herbe, et les plantes marines, battues sur ses flancs par une vague toujours dure, étaient hachées et méconnaissables. Tout espoir de chasse y était une véritable mystification. D’autres groupes d’écueils nous cachaient la vue de la côte et même le haut de la falaise. Le tableau était lugubre et navrant.

Enfin Stéphen consentit à plier bagage, et Célio Guillaume héla Célio Barcot, qu’il supposait occupé à bouder ou à dormir à peu de distance ; mais le jeune homme ne répondit pas, et nous fîmes en vain le tour de l’écueil, d’abord sur le dos du rocher, ensuite sur la rive avec la barque ; la plus minutieuse exploration ne nous fît découvrir aucune trace de sa présence. L’inquiétude s’empara de nous. Il était impossible que le jeune homme eût gagné la terre en nageant : la distance était trop grande, la mer trop dure, et, au dire de Célio Guillaume, il n’était ni bon nageur ni bien brave dans l’eau. Il eût pu tout au plus passer de notre îlot dans un autre. Il nous fallut aller explorer tout un petit archipel avec beaucoup de peine et un peu de danger, car la marée remontait et la houle avait augmenté. Enfin, après deux heures de vaines recherches, nous prîmes le parti d’aller savoir si Célio avait sauté dans quelque barque de passage pour rentrer au port.

Célio Guillaume hochait la tête d’un air sombre. Cette station dangereuse que nous quittions n’était, disait-il, le passage d’aucune barque de promenade ou de pêche, et, d’ailleurs, il assurait n’avoir pas dormi, et, si quelque embarcation se fût seulement approchée, elle n’eût pu échapper à son attention. Je n’étais pas de son avis. Dans ce labyrinthe d’écueils, une barque avait pu aborder du côté opposé à celui où nous étions restés longtemps, et Célio Guillaume avait pu dormir sans en avoir conscience, en lisant le compte rendu des Chambres ou le feuilleton de théâtre, deux choses qui ne devaient pas offrir un sens bien net à son esprit. D’ailleurs, eût-il été bien éveillé, le bruit du flot et le sifflement de la brise de mer avaient fort bien pu couvrir celui de l’embarquement du jeune homme sur un esquif de rencontre.

Nous fîmes forces de rames et de voile pour gagner la terre. L’inquiétude de Célio Guillaume tournait à la colère, et la colère des gens froids est pâle et menaçante. Il croyait que le jeune Célio lui avait fait la farce de se cacher pour l’effrayer et pour le punir de ses menaces.

— Il aura voulu passer sur un autre rocher, disait-il, et il peut s’être perdu dans un trou de mer, l’imbécile ! il va falloir que j’y retourne, je gage ! Gare à lui, s’il l’a fait par méchanceté !

Ainsi partagé entre le désir de le sauver et celui de le battre, il nous fit débarquer et courut à la recherche de son compagnon pendant que nous nous informions de notre côté. Personne ne l’avait vu revenir.

En un instant, le village fut en émoi, et dix barques furent mises à flot. On hissa sur un grand mât qui servait à cet usage un pavillon vert, qui, un instant après, fit surgir du donjon un pavillon semblable ; c’était le signal convenu pour avertir la demoiselle. Il n’arrivait pas un accident au village sans qu’elle fût appelée au secours.

Le père Barcot, pâle comme la mort, partit le premier avec ses autres fils, et je leur proposai de les accompagner ; mais ils me remercièrent de façon à me faire comprendre que je les gênerais sans leur être d’aucun secours. Ils acceptèrent Stéphen, dont la figure, le costume et le sang-froid leur faisaient mieux augurer de ses connaissances nautiques.

Mais toute cette anxiété était-elle fondée ? Célio Barcot pouvait avoir abordé à quelque distance du village sur la plage déserte. Je courus explorer la rive, à ma droite, et, ne voyant rien sur un grand espace, je revins pour l’explorer à gauche. Je courais le long du sentier qui menait au donjon, lorsque je me trouvai tout à coup en face de mademoiselle Merquem, qui en descendait rapidement les courbes escarpées.

— Qu’est-ce qu’il y a ? me dit-elle, et pourquoi le signal de détresse ?

En deux mots, je la mis au courant de l’inexplicable disparition d’un de ses filleuls. Elle ne fit aucune réflexion et courut vers sa barque en me disant ;

Venez !

Égoïsme de l’amour ! J’oubliai le danger que pouvait courir le beau Célio pour ne songer qu’au bonheur d’être appelé par Célie.

— Allons-nous donc être seuls ? me dit-elle en voyant toutes les embarcations en mer. À quoi songent-ils de partir sans moi ?

— Non, non, demoiselle, s’écria Célio Guillaume en s’élançant sur le canot amiral de la châtelaine, où arrivaient en courant Guillaume père et les autres rameurs. Nous vous attendions, et voilà votre équipage au complet, sauf ce gars endiablé qui ferait mieux d’être à son poste !

Ils lancèrent le canot. Je ne sais pas si mademoiselle Merquem m’avait fait signe d’y entrer ; mais j’y étais, et nulle force humaine ne m’en eût fait sortir.

À peine y fut-elle, qu’elle disparut dans une sorte de petit roof pratiqué à l’arrière, et en moins de trois minutes elle en sortit, revêtue de son rustique et solide costume de marinier ; les jambières de laine brune, la vareuse pareille recouverte de la chemise de toile passée au tan, nuance indécise entre le fauve et le rose, qui donne aux voiles des barques des tons si doux dans l’éloignement. Le bonnet feutré, brun, rendu imperméable par une lavure de goudron, encadrait son délicat visage comme une bordure de bois brut enchâsserait un frais pastel, et une large ceinture de cuir garnie d’anneaux de sauvetage ceignait sa taille déliée. Rien ne rappelait la femme dans ce déguisement consciencieux : mais tel est le prestige de l’élégance et de la distinction naturelles, que Célie avait quand même l’air d’une reine. Il fallait la manière de voir l’être humain, particulière à Stéphen, pour trouver qu’elle était simplement un joli gars et qu’on pouvait s’y méprendre. Loin de là, ainsi travestie, elle était plus que jamais mademoiselle Merquem dans sa douceur et dans sa dignité souriante. Elle regarda chacun de nous avec cette expression de confiance affectueuse qui fait passer la confiance dans le cœur des autres, puis elle échangea rapidement avec ses marins quelques mots qui me surprirent, car, sans être familier avec les termes de marine, j’en comprenais assez pour reconnaître que ceux-ci appartenaient au vocabulaire d’une autre convention. Cela ressemblait à une langue maçonnique, mais ne rentrait pas non plus dans celle que je connaissais.

Je ne me permis pas d’interroger ; je remplaçais Célio Barcot, et je ramais avec assez d’adresse et d’ensemble. Elle me sourit, et, prenant la barre, elle gouverna jusqu’à l’approche des écueils. Alors, elle me fit signe de venir auprès d’elle et me dit :

— Vous êtes notre guide. Montrez l’endroit où vous avez débarqué tantôt.

Je l’indiquai assez bien, quoique la configuration de l’îlot fût toute changée ; le flot en avait mangé les contours, et l’abordage semblait devenu impossible. Qu’il le fût ou non, on ne le tenta pas. Par un signal rapide, le père Guillaume, qui recevait les ordres de Célie, avertit les barques qui avaient précédé la nôtre et qui se pressaient un peu confusément autour de nous. Ce signal fut compris à l’instant, et, passant outre, nous nous dirigeâmes tous sur un écueil plus éloigné que Célio Guillaume n’avait pas jugé utile d’explorer la première fois.

La houle, qui augmentait à mesure que nous gagnions le large, creusait sous notre passage de tels abîmes, que, quand nous y descendions, nous étions comme enfouis dans leurs parois de cristal vert. Quand nous remontions à la crête blanche du flot, Célie debout interrogeait rapidement la mer avec une lunette. Elle me fit signe en me la tendant, et à mon tour je vis, dans un des bondissements qui nous portaient au plus haut de la lame, trois points noirs sur l’écueil isolé. Nous avancions aussi vite que possible. Les autres barques qui nous suivaient de confiance restaient en arrière malgré leurs efforts, et nous arrivâmes les premiers au but. Là, nous reconnûmes Célio Barcot sur un rocher que la mer battait avec furie en poussant contre ses flancs à pic les débris d’une petite barque complétement brisée.

Réfugié sur le plus haut de cet écueil que couvrait le flot à marée haute, le pauvre enfant tendait les bras vers nous avec détresse, tandis qu’un homme habillé comme lui en marinier, mais qui paraissait plus robuste et de sang-froid, soutenait dans ses bras un compagnon défaillant, presque évanoui.

Quelques instants de plus, et la position de ces naufragés était désespérée. En nous voyant approcher autant que possible et leur jeter les cordes, ils n’hésitèrent pas à se mettre à la mer, Célio Barcot le premier, l’autre en poussant et soutenant avec une grande énergie son camarade demi-mort de fatigue ou de peur ; mais, comme celui-ci ne s’aidait nullement, tous deux eussent péri sans l’expédient auquel on eut recours sur notre barque. On s’empara du petit mât de la barque brisée, et, le butant contre le rocher, on en fit un pont sur lequel l’homme valide mit l’homme malade à califourchon, en le poussant par derrière et en soulevant le mât pour faire glisser jusqu’à nous le pâle chevaucheur de cet engin de salut. La chose me parut ingénieuse et facile au premier abord ; mais le flot qui fouettait sur l’étranger courageux lui disputait brutalement le bout du mât, et il lui fallait le lâcher pour qu’il ne fût pas brisé comme une paille.

De notre côté, nous faisions sur le flot une danse échevelée, et il fallait aviser à ne pas nous laisser briser contre le roc. Je compris que le danger était sérieux en voyant le père Guillaume saisir les anneaux de la ceinture de Célie. Je m’élançai vers elle, mais elle me montrait les naufragés comme pour me dire : « Il faut périr là ou les sauver. »

Que pouvais-je faire ? Une inspiration me vint. Dans un de ces moments de lutte suprême où tout semblait perdu, j’oubliai tout raisonnement, et, sans me demander si mon poids n’amènerait point infailliblement la rupture du mat fragile, je m’y lançai debout comme un acrobate sur la corde, je pris l’étranger inerte au collet et je le tirai à bord en un clin d’œil. Personne n’avait eu le temps de me retenir. Je n’étais ni bien fort, ni très-habitué à ces violentes gymnastiques. J’avais traité la mer comme l’amour, en obéissant à l’enthousiasme. Le succès justifie tout. À des jurements de blâme et d’effroi qui avaient vaguement frappé mon oreille, j’entendis succéder un hurrah de triomphe et d’admiration ; j’entrevis à travers le torrent de pluie salée que la mer et le rocher crachaient sur nous la figure adorée de Célie, qui se penchait sur moi comme pour m’embrasser en voyant sur mes traits la pâleur de la mort. J’avais avalé, je crois, tout une vague ; j’étais suffoqué, je tombai à ses pieds, où je restai sans connaissance.

Quand je revins à moi, nous étions sortis de la grande houle, nous roulions facilement, la voile était gonflée et nous approchions de la côte avec une vitesse admirable. J’étais couché auprès de mon naufragé, qui semblait mort, et ma tête reposait sur les genoux de Célie, tandis que Célio Guillaume s’occupait en vain de ranimer l’autre en lui entonnant de l’eau-de-vie. Avais-je sauvé un cadavre ? C’eût été jouer de malheur après un si beau début.

Je promenais autour de moi les regards étonnés d’un homme qui s’éveille. On m’apprit que le naufragé sauvé par moi vivait encore malgré sa torpeur, que l’autre avait été repêché sain et sauf et mis sur une autre barque, tandis que Célio Barcot avait été recueilli par son père et par Stéphen.

Tout était pour le mieux. Je ne me sentais qu’un peu brisé de lassitude et d’émotion. Je revenais triomphant sur le canot-amiral de Célie. J’avais fait ce que personne n’eût osé tenter, j’avais compromis la vie du naufragé et la mienne, une vraie folie dont je n’avais pas eu conscience et qui m’avait porté bonheur. Peut-être avais-je sauvé aussi par ma prompte résolution la vie de Célie et celle de tout l’équipage, car en ce moment-là nous étions tous fort compromis par notre obstination à sauver les deux étrangers. Elle ne me disait pourtant rien. J’avais saisi machinalement sa main en m’éveillant, et elle la laissait dans les miennes. Dans un moment où personne ne nous regardait, je couvris de baisers cette main chérie, qui me fut alors retirée, mars sans colère et sans effroi.

Quand mes idées furent tout à fait éclaircies, je m’approchai de Célio Guillaume, qui, grâce à la voile, ne ramait plus, et je pus causer tout bas avec lui. Il m’apprit que les deux naufragés que nous ramenions n’étaient autres que les deux étrangers qui avaient séduit Célio Barcot, et qui étaient apparemment venus le chercher sur notre écueil pour aller se briser avec lui, on ne savait pourquoi, sur l’autre îlot. L’espèce de moribond que nous ramenions commençait à ouvrir les yeux à son tour. Saisi par le froid et brisé par la peur qu’il avait eue, il essayait de remercier le père Guillaume, qui le soignait, par des sourires d’une béatitude idiote. Il avait, du reste, une figure insignifiante et vulgaire qui ne permettait pas qu’on lui attribuât une initiative quelconque dans l’aventure du cours de M. Bellac. Je jugeai qu’il s’en tenait au rôle de confident, et je me promis d’examiner avec soin l’homme intrépide qui nous suivait de loin sur une autre embarcation, et qui devait être le héros de l’entreprise mystérieuse.

— Il faut tout de même, me dit Célio, que ce soient de fiers imbéciles pour s’être aventurés seuls en mer sur une coquille d’œuf ; Célio Barcot aura voulu leur servir de pilote pour les ramener à la côte. Il se sera laissé surprendre par les courants, qui l’ont jeté sur la roche où le joujou de ces messieurs s’est émietté. Voilà une belle campagne dont le gars n’aura pas sujet d’être fier !

— Nous le gronderons demain, dit mademoiselle Merquem, qui s’était levée pour venir près de nous. Aujourd’hui, la mer lui a assez dit son fait… Mais pourquoi traitez-vous ces naufragés de messieurs ?

— Parce que ce sont des bourgeois qui ont voulu jouer aux marins, répondit Célio.

— Ne disons pas de mal des bourgeois, réprit Célie en me regardant : il y en a qui ont tant de cœur, qu’ils peuvent se passer d’obéissance.

— Ah dame ! dit le père Guillaume, qui préparait l’abordage et qui me priait de lui faire place, la demoiselle vous a pardonné, et pas moins vous avez donné le mauvais exemple à son équipage en agissant sans son ordre. Nous voilà forcés de vous pardonner aussi et de reconnaître que vous êtes un gentil garçon.

Je secouai la main du vieux pilote et n’osai offrir la mienne à Célie pour aborder. Ceci me sembla être le privilège de l’aîné des filleuls, Célio l’Anglais ; je devais respecter la consigne.

Le débarquement fut une scène touchante. Toutes les femmes et tous les vieillards de l’endroit, avec tous les enfants, étaient sur la grève. Célie fut saluée par des caresses et des bénédictions enthousiastes. Personne n’était blasé sur ses heureuses prouesses. Le premier qui s’élança vers elle fut un garçon de dix ans, d’une physionomie douce et intelligente, qui se jeta à son cou et l’embrassa avec effusion. Célie, qui marchait vite pour se réchauffer, car nous étions tous fort trempés, le poussa vers moi en lui disant :

— Embrasse ce monsieur-là.

Et elle ajouta en me regardant avec attention et en me désignant l’enfant :

C’est lui !

C’était Jean Wright, de l’île de Jersey, surnomme Moïse depuis son naufrage, mon futur enfant d’adoption. J’eusse été bien difficile si son aimable figure ne m’eût pris le cœur à première vue. D’un air étonné et cependant plein de confiance, il se jeta dans mes bras. Je lui donnai deux gros baisers et je regardai Célie. Nous nous comprenions, nous avions un secret à nous deux. Mon Dieu, que j’étais heureux et fier !

J’aidai à porter et à installer l’inconnu dans un lit bien chaud qu’on tenait prêt à tout événement au logis du père Guillaume. Les mêmes soins attendaient Célio Barcot dans sa famille. Le troisième naufragé fut, sur sa demande, conduit chez Michelon le cabaretier. J’étais si curieux de le voir de près, que j’allais l’y suivre, lorsque mademoiselle Merquem, enveloppée d’une grande pelisse de cachemire bleu que ses domestiques avaient apportée du château, m’arrêta pour me dire d’un ton d’autorité :

— Vous allez changer tout de suite ; il y a ici des habillements toujours prêts. Vous serez à votre tour déguisé en pêcheur ; cela ne vous effraye pas, vous qui ne reculez devant aucune tenue de charade. Allez vite, votre ami le peintre vous cherche.

— Est-ce que vous allez nous quitter ? lui dis-je avec effroi. Alors, n’exigez pas que je perde un instant…

— Faites ce qu’on vous dit, répliqua-t-elle. Ah ! quel insubordonné ! Vous me retrouverez là au coin du feu de la cuisine. Dépêchez-vous !

La maison du père Guillaume était assez spacieuse et composée de deux étages, avec un balcon à auvent rustique d’où l’on avait accès dans plusieurs chambres. J’entrai dans celle de Stéphen, qui m’appelait tout en changeant d’habits, car il était aussi mouillé que moi.

— Tenez, me dit-il, voilà pour vous un costume tout neuf que je vous ai réservé, vous sachant un peu aristo. D’ailleurs, ça vous est dû, vous êtes plus gentil que moi, et vous avez eu plus de chance. Je vous ai vu faire une jolie gymnastique sur une espèce de perche ; vrai, c’était réussi, mais je crains que vous n’ayez exposé votre vie pour sauver une franche crapule… du moins si on juge l’un par l’autre… Figurez-vous que l’autre… je le connais, moi ! et… chut ! le voilà sur le balcon, il cherche où l’on a fourré son camarade.…

J’allais m’élancer en manches de chemise sur le balcon : l’idée que cet inconnu avait l’audace de vouloir s’introduire sous nos yeux auprès de mademoiselle Merquem me remplissait de rage. Stéphen me retint.

— À qui diable en avez-vous ? me dit-il. Il veut voir son camarade, il est dans son droit. Le voilà qui entre dans sa chambre, et la demoiselle est en bas. Habillez-vous, et écoutez moi.

» J’ai vu ce monsieur à Étretat. Il y a un mois. C’est un très-beau garçon, bien fait, adroit de son corps ; mais c’est une canaille dont les airs m’ont été dès le premier jour insupportables. C’est un aventurier qui se fait appeler M. le marquis de Rio-Negro, et qui paraît très-riche, car il joue un jeu d’enfer et jette l’or à pleines mains. Il se dit Brésilien ou Chilien,… je ne sais plus. Il peut être ce qu’il dit, mais ou les grands seigneurs de son endroit sont bien mal élevés, ou c’est un ancien pirate, quelque brigand de terre ou de mer qui a fait un coup pour s’enrichir. Mon opinion sur son compte était celle de tous les gens sensés à Étretat. Comme il parlait marine ex professo et ne pouvait pas dire sur quels navires et sous quel pavillon il avait servi, on le tenait généralement pour une manière de flibustier qui avait fait sa main dans les affaires des États-Unis du Sud ; mais il y a partout des imbéciles que l’impudence éblouit, et, en général, les femmes aiment ces galopins-là. M. le marquis avait donc des succès à Étretat, des succès de scandale, comme bien vous pensez. Il promenait la fleur des cocottes, la fleur… ou la lie ; mais, tout en leur jetant des billets de banque d’une main, il les rossait de l’autre, et affectait de les mépriser et de chercher des aventures plus sucrées. Il faisait de son mieux pour compromettre certaines dames de la haute, et il recevait des œillades de plus d’une. Il a reçu autre chose aussi, il a empoigné des gifles de certain mari avec lequel il s’est battu et qu’il a blessé, — car il se bat très-bien, à ce qu’il paraît. — Soyez donc le mari d’une belle dame pour être forcé de vous faire estropier par les hidalgos de grands chemins !

» Cette aventure a obligé le beau marquis à quitter Étretat. Il était temps pour moi, car il me tapait si bien sur les nerfs, avec ses airs de protection insolente, que j’avais dix fois par jour l’envie de le crever comme une bulle de savon. Le voilà ici maintenant, cherchant à compromettre mademoiselle Merquem, c’est évident. Il en sera pour ses frais, celle-là n’est pas une cocodette. Ah ! diable, non ! c’est une bonne fille, une vraie, la, le cœur sur la main. Elle m’a parlé tout à l’heure… si gentiment… Je l’aime à présent, et il ne faudrait pas venir faire la roue trop près d’elle… Je vois que vous pensez de même, c’est entendu ; nous ne laisserons pas aux gens de la Canielle l’honneur et le plaisir de la faire respecter sans que nous nous en mêlions. Habillez-vous en paysan pour de bon, mon petit, et, au lieu de savonner vos mains, laissez-y le goudron qui les culotte.

— Oh ! mais vous êtes judicieux, Stéphen ! m’écriai-je : il ne faut pas que nous ayons l’air d’amateurs, nous autres ! nous n’aurions pas le droit de nous poser en chevaliers de celle qu’on attaque sous un masque. Soyons franchement des mariniers de la Canielle et donnons au besoin une raclée de paysan à ces paysans pour rire.

— Très-bien, vous y voilà ! répondit Stéphen, que depuis un instant j’aimais de tout mon cœur, et qui se sentait à l’aise avec moi en me voyant prendre son langage et ses idées. Alors, ajouta-t-il, laissez-moi vous arranger comme un peintre sait le faire.

Il prit le peigne et dirigea comme il lui plut ma barbe et mes cheveux. Je le priais de se hâter, impatient que j’étais de retourner auprès de Célie avant que le prétendu marquis fût sorti de la chambre de son compagnon.

— Maintenant, me dit Stéphen en me présentant un bout de miroir, voyez ! vous pouvez vous montrer, vous n’êtes plus un gentleman, et vous n’en valez que mieux. Moi, je n’ai rien à changer pour avoir l’air d’un marsouin ; d’ailleurs, je n’ai pas à cacher qui je suis. On m’a vu à Étretat, on me connaît pour un gueux de peintre qui ne peut compromettre aucune héritière. Venez ; sachons en passant si le malade est en train de crever ou de guérir, et descendons ensuite pour monter la garde autour du petit amiral Célie.

Le malade commençait à se ranimer en subissant les robustes frictions que lui administraient les fils du père Guillaume ; et M. Bellac, qui était le médecin de la colonie, assistait à l’opération avec la tranquillité d’un homme habitué à ces sortes d’accidents. N’ayant aucune raison de se méfier du prétendu marquis, il lui parlait avec politesse et le rassurait sur l’état du malade. Au reste, le marquis n’en paraissait pas très-préoccupé. Il parlait de lui comme d’un inférieur, le traitant de pauvre diable, et ne se gênant pas pour dire d’un ton assez méprisant qu’il n’avait eu d’autre mal que la peur. C’était peut-être son valet de chambre.

Cet étranger s’exprimait en français avec une facilité incorrecte et un aplomb plein d’outrecuidance. Stéphen m’avait très-bien tracé son portrait. Il était beau, bien fait et déplaisant quand même au possible. Il avait l’accent vulgaire, le son de la voix âpre et métallique, le regard glacialement effronté, avec ce quelque chose d’inquiet qui semble révéler par moments le sentiment amer d’une secrète flétrissure. Son costume de paysan normand était ridicule, mais il le jugeait très-réussi, car, trempé jusqu’aux os, il n’avait pas voulu le quitter, et il se séchait, d’un air d’indifférence stoïque, au feu de fagots qui remplissait la chambre de fumée.

Je devais être admirablement travesti, car M. Bellac ne me reconnut pas, même quand un des jeunes gens qui frottaient consciencieusement le malade à tour de bras eut dit à M. de Rio-Negro en me montrant :

— Tenez ! voilà celui qui a sauvé votre camarade et vous, car sans lui vous aviez votre compte tous les deux.

Le marquis leva les yeux sur moi sans se déranger de la chaise où il était à cheval pour se chauffer le dos.

— C’est vous ? me dit-il. Ma foi, je n’ai pas fait attention à votre figure, comme bien vous pouvez croire. Il y avait du tirage là-bas ! Qu’est-ce que vous avez donc fait, mon cher ? J’ai vu mon imbécile de camarade sauvé, je n’ai pas demandé mon reste pour prendre la première corde venue. Vous me conterez ça, je loge chez Michelon. Venez me voir tantôt.

Je ne lui fis pas l’honneur de lui répondre. Je priai tout bas les fils Guillaume de ne pas lui dire mon nom, et je courus rejoindre mademoiselle Merquem, tandis que Stéphen allait donner le mot à toute la maison pour que je ne fusse pas signalé comme un monsieur à ces deux étrangers. Le bon Stéphen avait compris que j’étais amoureux fou de Célie, et qu’en cas de rixe à son intention, je ne voudrais à aucun prix me poser en rival heureux.

Célie était sur la terrasse du rez-de-chaussée, là où j’avais dîné le premier jour en compagnie de Stéphen. Elle causait avec les mariniers arrêtés sur la grève. En me voyant, elle leur envoya un bonsoir collectif et rentra dans la salle qui servait de cuisine et de réfectoire.

— Le père Guillaume nous invite à dîner, dit-elle en s’adressant à Stéphen et à moi, nous ne pouvons pas refuser. Quand on revient ensemble du danger, il faut manger ensemble. La philosophie humanitaire dirait communier. Je ne déteste pas ce mot-là ; et vous ?

— Je l’adore ! repondis-je ; rien n’est trop solennel pour exprimer le bonheur de manger avec vous. Savez-vous que ce sera la première fois ?

— Ah ! c’est un reproche aux maigres ambigus de mon dimanche ?

— Ambigus d’ambroisie pour M. de Montroger, qui adore le sorbet ; mais, moi, pour être assis à la même table que vous, je mangerais des cailloux et des algues.

— Vous avez failli en manger de bien salés tantôt, mauvaise tête ! Ah çà ! comment donc êtes-vous coiffé et arrangé ? Je ne vous reconnais plus !

— C’est mon ami Stéphen, ici présent, qui a voulu mettre ma figure en harmonie avec mon costume. Les peintres, vous savez…

— Les peintres sont de braves gens, dit mademoiselle Merquem en tendant la main à Stéphen, qui prit timidement le bout de ses doigts avec une émotion visible et ne sut lui rien répondre.

Pour la première fois de sa vie, le fluide féminin pénétrait jusqu’à son cœur sans traverser ses sens. Il rougit pourtant de se montrer si naïf devant moi, et, faisant un effort pour paraître aussi brusque que de coutume, il dit en me regardant :

— Qu’est-ce que j’ai donc fait, moi ?

— Votre ami ne le sait pas, répondit mademoiselle Merquem ; moi, je sais tout. On me fait le rapport quand je ne vois pas tout. Vous avez sauvé le petit Barcot, qui faiblissait au moment d’aborder le bachot de son père, car le vieux, qui n’a plus la main sure, perdait la tête…

— Bah ! dit Stéphen, ce que j’ai fait par hasard, vingt autres allaient le faire. Ces braves gens ont voulu m’en laisser l’honneur et le plaisir.

— Voilà qui est bien parler, répliqua Célie. Quant à bien agir, oui, c’est très-naturel, et ici nous ne contrarions pas trop la nature sous ce rapport-là ; mais il y a parfois des étrangers qui ne la respectent pas en eux-mêmes et dont la pusillanimité expose les gens courageux, témoin ce malheureux que M. Armand a repêché… À propos, comment va-t-il ? Bellac m’a fait dire qu’il n’en était pas inquiet du tout. L’avez-vous vu ? sait-on qui il est ?

— Il ne parle pas encore, répondis-je ; mais vous savez aussi bien que nous qu’il est un imbécile.

— N’importe, reprit-elle, il faut que tout le monde vive. Il est bien soigné, je suis tranquille sur son compte. Mettons-nous à table, madame Guillaume nous fait signe.

La soupe au lard fumait comme un steamer. Le père Guillaume et sa famille prirent place, le vieux pilote à droite de la demoiselle, Célio Guillaume à sa gauche, c’était l’usage ; mais le brave Célio ne s’assit point et demanda à sa marraine de lui faire le plaisir de me donner cette place d’honneur. Elle y consentit gracieusement ; Stéphen fut placé en face d’elle. M. Bellac arriva bientôt, disant que son malade était en train de prendre un bouillon, et qu’il le laissait aux soins de son camarade.

— À propos, ce camarade, dit Célie, est-ce aussi un marin de contrebande ?

— C’est plutôt, répondit Stéphen, un marin contrebandier qui a les allures d’un grand seigneur de la flibuste.

— Vous le connaissez donc ?

— Pour un manant, oui !

— Vrai ? reprit mademoiselle Merquem. Eh bien, tant pis, c’est dommage. J’avais pris celui-là pour un homme ; savez-vous qu’il n’agissait pas comme un poltron là-bas ?

— Il n’est pas poltron, c’est le seul vice qui lui manque.

— Vous me chagrinez ! Sa figure luisante, pâle et résolue était belle dans la vague. Vous ne l’avez pas vue, monsieur Armand ? Vous n’étiez pas mal non plus dans ce moment-là. Décidément, la mer sied bien aux hommes.

— Elle n’enlaidit pas non plus les femmes, répondis-je en riant.

— Un compliment, vous ? Ah fi ! vous êtes passé marin aujourd’hui, et marin de mon équipage, encore ! Vous ne devez plus parler en homme du monde.

— Je ne songeais pas à vous dire que vous êtes jolie sous tous les costumes. Je pensais à cette beauté de l’âme qui met sur la face humaine une admirable sérénité dans le danger, et cela est plus saisissant et plus touchant encore chez une femme que chez un homme.

— Il y a pourtant des hommes à qui ce genre de beauté déplairait. J’ai entendu dire à plusieurs que la femme devait être craintive et nerveuse, sous peine de perdre son charme et de ressembler à un garçon. J’en ai pris mon parti, et vous auriez tort de croire que j’y ai regret ; mais, pour en revenir à nos naufragés, ils ont beau être, l’un une poule mouillée, l’autre un garnement, il faut faire notre devoir jusqu’au bout. Ils ont peut-être perdu bijoux et argent dans la bagarre, et il ne faudrait pas que la chose leur servît de prétexte pour s’installer chez nous ; M. Bellac aura la bonté…

— C’est fait, répondit Bellac. Je les ai interrogés sur ce point, et celui que l’autre appelle le marquis m’a répondu sèchement qu’il ne perdait jamais ni la tête ni sa bourse.

— Alors, n’y pensons plus, reprit Célie, et réjouissons-nous en famille. Je ne veux pas attrister cette bonne journée en grondant M. Célio Barcot ; qu’il se sèche en paix dans ses foyers !

Elle était gaie et semblait heureuse.

— Vive la demoiselle ! s’écria la mère Guillaume. Quand elle est chez nous, il nous semble que son joli rire éclaire la chambre !

Et, comme elle se penchait vers Célie pour changer son assiette, Célie appliqua tranquillement un gros baiser sur la joue flétrie et ridée de la vieille femme. Ce baiser qui passait tout près de moi, tout parfumé de bonté chaste et d’abandon filial, me fit pourtant frissonner de jalousie.

— Vous avez froid ? me dit Célie ingénument. Voyons, il faut manger, c’est le seul remède ; vous ne mangez pas !

Elle me donnait l’exemple en mangeant tout ce qui lui était offert avec un appétit juvénile. Le repas était loin d’être délicat ; elle le trouvait exquis de la meilleure foi du monde. Elle avait dès l’enfance vécu avec ces paysans, et sa récréation avait été de vivre comme eux. Les vieilles femmes la tutoyaient, et elle leur disait vous de même qu’aux vieillards, tandis qu’elle tutoyait tous les autres. Elle était complètement de la famille, et cela dans toutes les familles du bourg ; car, après toutes les aventures de mer, elle recevait l’invitation de ceux qui l’avaient accompagnée. La première offre était toujours acceptée. J’appris, par la suite de la conversation, qu’elle invitait souvent ses hôtes du village à sa table, et qu’ils s’y trouvaient aussi à l’aise que chez eux. En les voyant si convenables, si polis et remplis d’un respect intérieur si profond pour elle, je reconnus que ces villageois, depuis longtemps traités en hommes, étaient devenus véritablement des hommes. Leur nature froide, leur métier austère et le sentiment religieux que la fondation de cette fraternité dans le péril leur inspirait, rendaient leurs manières sérieuses sans affectation et leur langage mesuré sans effort. Je vis en eux ce tact extraordinaire qui se révèle souvent comme un don spontané chez les gens que l’on en croirait le plus dépourvus, et dont l’absence est si fréquente et si choquante chez ceux qui devraient l’avoir sucé avec le lait de l’exemple et de l’éducation.

J’avais subi, ce jour-là, de grandes émotions ; je compte pour rien celle d’avoir été baptisé marin par une vague formidable. Ce qui m’avait enivré, c’était l’aménité, la confiance, dirai-je l’amitié de Célie, conquise, non par une année d’épreuves comme je m’y étais résigné, mais par un hasard qui avait passé sur moi comme un éclair. Aussi me sentais-je un peu fou de me voir mis en possession tout à coup du côté intime, excentrique et saint de sa vie. J’étais déjà plus lié avec elle que Montroger ne l’avait jamais été et ne le serait jamais. Je me donnais tout entier, moi, et il semblait que je fusse accepté sans épreuve et sans examen. Pour un rien, j’aurais perdu la tête… J’avais des envies de rire, de crier et de pleurer ; mais je refoulai tous ces transports, grâce à l’influence saine et douce qu’exercèrent sur moi les autres convives. Au milieu d’un bal, sous l’œil froid et libertin du monde, mon secret m’eût peut-être échappé ; dans cette cabane et au milieu de ces pêcheurs, je me sentais à chaque instant rappelé au respect de moi-même. Stéphen sentait aussi quelque chose de semblable dans la sphère de ses appréciations. Il ne songea pas à allumer sa pipe au milieu du dîner, il ne s’empara point de la conversation pour parler peinture, et pourtant il n’eut pas la bouderie de l’ennui. Il écoutait M. Bellac, il regardait Célie, il avait l’air d’un porc-épic qui se serait trouvé pris dans un manchon ouaté.

Bellac aimait aussi les gens de la Canielle. Avec eux, il n’était ni gauche ni timide ; il se permettait de questionner, car tout lui était sujet d’étude, et il avait appris à ses élèves à observer. La conversation était donc réellement agréable et même substantielle. La personne la moins grave, ce soir-là, ce fut Célie. Elle babillait avec les femmes et riait de leurs histoires, elle jouait avec les enfants ; je retrouvais en elle ce trésor de gaieté que j’avais pris chez elle pour un besoin passager d’excitation, et qui était le fond de son caractère. Elle était plus jeune, à trente ans, que toutes les jeunes filles dont je l’avais vue entourée, plus jeune à coup sûr que ma cousine Erneste, car elle ne se préoccupait d’aucune ambition et d’aucune coquetterie. Elle semblait vivre au jour le jour, et ne s’être pas encore demandé ce qu’elle ferait de l’avenir : étonnante insouciance qui engendrait une bonhomie incomparable !

Quand on apporta l’eau-de-vie, elle m’en versa elle-même en me disant que c’était le lait du marin ; mais elle n’y goûta pas. Il y avait en elle une vitalité solide qui n’avait pas plus besoin d’eau-de-feu que de fadeurs. Elle alluma elle-même la pipe du père Guillaume pour l’obliger à s’en servir devant elle ; mais, sans être incommodée par le tabac, elle ne l’aimait pas, et se retira sous la cheminée, disant qu’elle avait froid aux pieds.

Je jetai le cigare qu’elle m’avait forcé de prendre, et je m’approchai d’elle sans me permettre de m’asseoir, quoiqu’il y eût là une chaise bien tentante. J’avais le cœur plein de joie et de reconnaissance ; mais je me sentais devenir plus timide à mesure que sa confiance augmentait. Je comprenais enfin qu’après l’avoir perdue, il n’y avait plus à espérer de la reconquérir. Elle était si pleine et si belle, cette confiance, et elle tombait sur vous de si haut !

— À quoi pensez-vous ? me dit-elle.

— Je ne pense pas, je suis heureux.

— De quoi ? Voyons ; définissez ce bonheur, cela m’intéresse.

— Je suis heureux de voir une personne comme vous entourée de l’amour qu’elle mérite.

— Vous aimez donc la vie sauvage et les gens incultes ? Vous aviez l’air, l’autre jour, de les dédaigner, un peu.

— L’autre jour, j’étais un égoïste ; j’aurais voulu vous isoler de tout ce qui vous aime pour accaparer votre attention, ou pour avoir le monopole du dévouement. Aujourd’hui, ceux qui vous chérissent me sont chers, et il me semble que ma puissance d’aimer est centuplée.

Je ne sais pas ce que j’aurais dit encore, lorsque, en me retournant, je vis debout, auprès de la table, celui qui se faisait appeler M. le marquis de Rio-Negro.

Le père Guillaume, qui était très-prudent et très-fin, s’était levé comme par politesse, afin de forcer le personnage à être poli ; mais ce fut peine perdue. Il passa près de lui en le frôlant sans respect et en répondant à peine d’un signe de tête à son salut ; après quoi, il marcha droit à la cheminée, comme s’il eût voulu parler à Célie sans être introduit et annoncé par ses hôtes.

Je me plaçai entre elle et lui sans affectation et comme par hasard, mais de manière à le forcer de me toucher pour faire un pas de plus. Célie était tout an coin de la cheminée. En un clin d’œil, M. Bellac, Stéphen et la famille Guillaume firent un cercle étroit autour de nous. L’étranger mesura de l’œil l’épaisseur de ce rempart humain ; mais il avait beau avoir l’attitude et la physionomie dédaigneuses d’un chef d’esclaves qui va disperser d’un coup de fouet son vil troupeau, il sentit qu’il n’intimiderait personne, et, prenant son parti :

— C’est vous que je cherchais, me dit-il ; j’ai à vous parler.

— Eh bien, me voilà, monsieur ; parlez-moi, répondis-je.

— Je veux vous parler seul, suivez-moi.

— Si vous m’en priez, à la bonne heure ; autrement, je n’obéis qu’à ceux à qui je dois le respect.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je dis que je ne vous connais pas.

— Eh bien, écoutez-moi, je me ferai connaître… Voulez-vous sortir un instant ?

Bien que l’injonction tînt le milieu entre l’ordre et la prière, je m’en contentai. Je ne voulais pas rendre mademoiselle Merquem témoin d’une querelle. Je ne sais si elle était inquiète. On s’était groupé devant elle pour que l’étranger ne pût même pas se vanter de l’avoir vue ailleurs qu’en public. Je le suivis dehors, et, quand nous eûmes fait quelques pas sur la grève :

— Vous êtes bien méfiants dans ce pays-ci, me dit-il. Est-ce parce que vous me voyez en tenue de touriste ? Il paraît qu’il faut se faire connaître pour ce que l’on est ! Et voilà qui je suis, ajouta-t-il en me présentant un billet de banque. Connaissez-vous les billets de mille ? Je n’ai plus d’or sur moi.

— Allez voir ailleurs, répondis-je en lui rendant son billet. Je n’ai pas de quoi vous changer cela.

— Il ne s’agit pas de le changer ; gardez-le.

— Je n’en veux pas. Je ne suis pas un enfant comme ceux à qui vous donnez des montres. On sait ce qui vous amène ici. Vous voulez parler à une personne à qui vous ne parierez point sans sa permission.

— Et sans la vôtre ?

— Sans la nôtre à tous, à moins que vous n’ayez la sienne.

— Eh bien, allez la lui demander de ma part. Je ne réclamais pas de vous autre chose. Est-ce que mille francs pour ça et pour avoir repêché mon camarade, ce n’est pas assez ?

— Je n’en sais rien. Je ne suis pas sauveteur à gages. Dans ce pays-ci, on ne fait pas ce métier-là ; il n’y a pas non plus de commissionnaires. Adressez-vous à la poste, c’est son état de porter les lettres.

Je lui tournai le dos, et je l’entendis m’apostropher grossièrement en jurant que je lui payerais ça. Je me retournai aussitôt, et, revenant droit à lui :

— Essayez ! lui dis-je.

J’avais adapté assez bien apparemment mon accent à mon costume, car il croyait avoir affaire à un marinier. Il ne reculait devant rien en fait de bataille, ou il ne me jugeait pas assez robuste pour lui résister, car il m’asséna un vigoureux coup sur la tête avec un caillou qu’il avait dans sa main fermée. Je n’en fus pas étourdi, la colère nous fait un autre sang et nous donne d’autres muscles que ceux dont nous paraissons doués. Je lui portai au visage un soufflet formidable, doublé de la même arme sauvage dont il s’était servi. Il tomba sur les galets en rugissant.

— Bien touché ! s’écrièrent Stéphen et Célio Guillaume, qui nous avaient suivis dans le crépuscule et qui assistaient au combat, les mains dans leurs poches, pour bien montrer qu’ils n’étaient que témoins.

— En avez-vous assez ? lui dit Stéphen.

— Pour le moment, oui, répondit-il en essuyant le sang qui ruisselait sur sa figure, puisque vous êtes trois contre un !

— Vous en avez menti, lui répliqua Stéphen, et, puisque vous le prenez comme ça, nous ne vous toucherons pas même pour vous relever. Allez vous faire panser à l’auberge.

Le marquis ne pouvait guère répondre ; je l’avais défiguré. Je le remis sur ses pieds, et il s’éloigna sans demander son reste. Au fait, nous étions quittes. Il m’avait blessé aussi assez grièvement. Célio m’en fit apercevoir, car je ne sentais rien. Nous rentrâmes chez Stéphen par le balcon, et je me lavai à la hâte. L’os du crâne n’était pas entamé. En pareil cas, les blessures à la tête ne sont rien. Je priai Stéphen d’aller en se promenant jeter un coup d’œil sur la grève. Mon adversaire n’aurait peut-être pas la force de gagner le cabaret de Michelon dans l’état où il était. Stéphen se souciait peu de lui ; mais il comprit que ce duel celtique à coups de silex était un duel en somme, et qu’il ne fallait pas abandonner les blessés sur le champ de bataille. Il sortit en me promettant de parler à Michelon sans irriter le vaincu, et de rétablir les faits dans le cas où le marquis porterait contre l’un de nous des accusations calomnieuses, ce dont il le jugeait fort capable.

Je remis vite mon bonnet de laine, et je reparus devant Célie sans montrer la moindre émotion. Les autres avaient tout vu de loin, mais ils s’étaient gardés de l’inquiéter. Elle me parut cependant irrésolue et anxieuse.

— Que s’est-il passé ? me dit-elle. Qu’est-ce que cet homme voulait ?

— Rien, lui répondis-je ; il avait de bonnes intentions à mon égard. Il voulait me payer le sauvetage de son ami. Je lui ai appris que les gens de la Canielle ne reçoivent rien pour ces choses-là.

— Oui, oui, ajouta Célio, vous lui avez répondu en homme qui connaît les gens de chez nous ; vous avez très-bien parlé, et on vous en remercie tous !

— Mais, reprit Célie, il a donc bien insisté ? Il vous prenait donc pour un des nôtres ?

— Voilà une parole bien dure ! lui dis-je. Je croyais être l’un des vôtres, pour aujourd’hui du moins !

— Il faut que ce soit pour toujours ! s’écria la mère Guillaume, qui m’avait pris en grande amitié. — Demoiselle, si tu m’en crois, nous allons le baptiser.

— Me baptiser ! Il y a donc une cérémonie… ?

— Oui, reprit la bonne femme ; c’est une coutume d’ici, il faut la suivre ! — Demoiselle, c’est à toi de le permettre.

— Je le voudrais bien, dit Célie en souriant ; mais il n’est pas marin et ne le sera jamais. Chacun son état, mes enfants !

— Ça ne fait rien, dit le père Guillaume ; il n’ira en mer que quand il voudra, mais il sera adjoint à notre confrérie. L’institution de M. l’amiral n’exclut personne du pacte d’amitié de la Canielle, puisque vous en êtes, ainsi que M. Bellac et ma femme.

— C’est vrai, reprit Célie. Eh bien, lisons-lui les statuts et baptisons-le, s’il le demande.

— Je le demande d’avance et à genoux ! m’écriai-je.

Et je m’agenouillai devant elle, mais en me tournant vers la mère Guillaume, qui était assise à ses côtés et qui prit mes deux mains dans les siennes. On fit sortir les enfants, on verrouilla solennellement la porte de la rue, on mit sur la table une nappe blanche, trois chandelles de cire, un petit buste en plâtre de l’amiral et un bassin rempli d’eau de mer. M. Bellac me lut les statuts. Ils étaient naïfs et charmants. Célie devait les avoir rédigés dans son enfance sous l’inspiration des idées généreuses et romanesques de son grand-père. On eût dit une page du Contrat social enguirlandée par Florian. Le vieillard les lisait avec l’onction d’une conviction profonde. Toute la petite franc-maçonnerie se réduisait à ceci, qu’il faut se secourir et s’aimer, faire le bien sans accepter d’autre récompense que les joies du cœur. On jurait de ne pas trahir le mystère de certains mots de passe et de ralliement. Ces mots me furent remis sous pli cacheté, afin que j’eusse à les étudier à loisir. Célie m’observait pour voir si ces puériles formalités me feraient sourire. Je souriais peut-être, mais j’avais les yeux pleins de larmes. Il me semblait épouser l’enfance heureuse et tendre de la grande demoiselle, sa jeunesse sans tache, sa vie de vierge sage et de fée bienfaisante.

Toutes les formalités dites, on apporta l’eau de mer pour m’ondoyer. J’avais parfaitement oublié ma blessure, qui ne se voyait pas sous mes cheveux, mais que l’eau fit saigner.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria Célie en pâlissant. Il s’est battu, j’en étais sûre !

— Bon baptême où il y a du bon sang, répondit Célio, du sang répandu pour l’honneur de la confrérie ! Sachez à présent, ma marraine, que le monsieur aux écus a mal pris la fierté de notre nouveau frère. Il l’a frappé ; mais il a été payé de sa peine : le frère lui a cassé les dents, et on n’aura pas le plaisir de le revoir avant qu’il ait été s’en faire planter des neuves à la ville.

— Mais c’est un misérable, c’est un assassin ou un fou ! dit Célie indignée. Comment ! attaquer un homme parce qu’il refuse de l’argent ? Il y a eu autre chose, vous ne me dites pas tout.

La mère Guillaume lui parla à l’oreille ; Célie parut très-émue, mais elle surmonta son trouble aussitôt.

— Maman Guillaume me fait observer, dit-elle, que je ne devais pas interrompre la cérémonie. Achevons-la. Il faut que, selon l’usage, ce frère choisisse librement parmi nous le parrain et la marraine qu’il veut avoir,

— Ah ! la marraine…, m’écriai-je tout tremblant ; si j’osais…

— J’allais m’offrir, répondit-elle, car nous sommes vos répondants, Guillaume et moi.

Ils étendirent leurs mains unies sur ma tête en disant :

— Armand-Guillaume-Célio, nous t’adoptons pour frère, ami et filleul. Nous aiderons ta jeunesse, tu soigneras au besoin nos vieux jours.

Célie m’embrassa sur les deux joues devant tout le monde. Je reçus la même accolade de mon parrain, de sa femme et de ses fils : puis mon initiation fut proclamée, et mon nouveau nom inscrit avec mes titres d’admission sur le registre dont Guillaume était le gardien. Je m’appelais Célio, et, dans les formules officielles, Célie me tutoyait ! Je croyais rêver.

— À présent, me dit-elle quand j’eus signé, souvenez-vous d’une chose importante que nos amis ici présents jugent comme moi nécessaire : vous êtes reçu, comme on dit, sous le manteau de la cheminée, en vertu des pouvoirs particuliers que nous avons, Bellac, Guillaume et moi. Vous vous ferez connaître à vos autres frères en cas de besoin, service à leur rendre ou secours à leur demander ; mais vous ne leur direz pas inutilement et personne ne saura hors d’ici que vous êtes de la confrérie. Il a fallu des circonstances tout à fait exceptionnelles pour que cette admission eût lieu, et, si elle était connue, nous recevrions plus d’une demande que nous ne pourrions enregistrer sans détruire le caractère et le but de notre petite association. Elle est ce qu’elle est. Elle a porté de bons fruits. Elle est appropriée à nos idées et à nos besoins ; nous ne voulons y rien changer.

Je jurai le secret. C’était un charme de plus dans l’affaire.

— Est-ce que M. de Montroger n’en est pas ? demandai-je tout bas à Célie.

— Non, répondit-elle, il ignore même que cela existe. Vous voyez que les gens d’ici sont discrets. Elle mettait son manteau pour rentrer chez elle. J’obtins de faire partie de son escorte, qui était composée de Guillaume et de ses fils. Stéphen, qui venait de rentrer sans se douter qu’un baptême avait eu lieu en son absence, s’enhardit jusqu’à demander de nous suivre, et la chose fut admise. La nuit était venue, et très-sombre ; on alluma des torches de goudron, et on se mit à gravir le sentier du donjon.

— Faites attention à mon vieux Bellac, me dit tout bas Célie, Les jambes vont encore ; mais il devient chaque jour plus distrait. Je vous le confie !

Et elle partit en avant avec Stéphen.

J’amenai le vieillard à bon port, et, quand nous fûmes rendus les derniers à la grille du parc, Célie, qui nous attendait pour nous dire bonsoir, nous montra la lune, qui, réduite à un tout petit croissant, se levait derrière l’écueil où nous avions soutenu, quelques heures auparavant, une si furieuse lutte contre le flot. Il était apaisé et se brisait en filets d’argent sur les rochers noirs. Pendant que Stéphen admirait l’effet en causant avec M. Bellac, Célie prit mon bras et m’emmena à quelques pas du petit groupe. J’étais ivre de bonheur, et involontairement je serrais convulsivement son bras contre ma poitrine.

— Est-ce que vous m’aimez ? me dit-elle tout à coup d’un ton résolu, en s’arrêtant au bord de l’abîme.

— À en mourir ! répondis-je éperdu.

— Eh bien, écoutez, il ne faut pas vous battre avec cet étranger, si, apprenant qui vous êtes, il vous provoque en duel.

— S’il est aussi méprisable que le juge Stéphen, je ne lui ferai pas l’honneur d’un duel. Je l’assommerai tout à fait, s’il m’insulte.

— Mais je ne veux pas que, pour moi, vous soyez sous le coup de pareilles aventures. Jurez-moi de partir demain pour Paris.

— Vous m’estimeriez après une pareille lâcheté ?

— Il n’y a pas de lâcheté à se préserver de la rencontre des êtres nuisibles quand notre vie est nécessaire à des êtres chers et précieux. Que dira votre tante en vous voyant rentrer blessé ? Elle me maudira, si elle apprend que j’en suis la cause. Voyons, jurez-moi de partir demain.

— Pourquoi demain ? Ce n’est pas avant un mois que ce malheureux sera en état de nuire. Je lui ai fait plus de mal qu’il ne m’en a fait. Ah ! ne m’égorgez pas, vous, au moment où je nage dans l’éther… Ne me dites pas de m’éloigner de vous le jour où vous m’adoptez pour frère, ami et filleul ! J’en deviendrais fou.

— Mais,… reprit-elle avec hésitation, ce n’est pas de l’amour que vous avez pour moi ?

— C’est ce que vous voudrez, c’est de l’amitié, si vous l’acceptez sans effroi ; mais c’est ma vie, entendez-vous, toute, ma vie ! Dites-moi de me jeter au bas de cette falaise plutôt que de me dire que vous seriez offensée de mon amour. Je m’étais juré de ne pas prononcer ce mot-là, c’est vous qui me l’arrachez par vos questions. Faut-il que je mente ? Je ne peux pas, je ne sais pas. Demain peut-être, j’essayerai ; mais, ce soir, je suis attendri et faible comme un enfant, en même temps que je suis exalté comme un homme pris de fièvre. Ayez pitié de moi, ne me dites plus rien. Laissez-moi sur cette soirée de bonheur !

— Eh bien, séparons-nous, dit-elle. Je n’ai pas le courage de vous répondre, vous voyez !

Elle me laissa baiser sa main et me ramena d’autorité vers nos compagnons. Là, elle me dit devant eux :

— Vous coucherez chez Guillaume, c’est convenu ; vous ne devez pas, avec cette blessure et la fatigue d’aujourd’hui, retourner chez vous. Il faut dormir là-dessus. Votre tante ne vous attendra pas, un exprès lui a été expédié de votre part pour lui dire que M. Stéphen vous garde jusqu’à demain. Obéissez et dormez bien, je le veux ; ayez soin de lui, mes Guillaume, et au revoir, monsieur Stéphen !

Elle nous serra la main à tous et disparut sous les ombrages du parc, où le vieux gardien l’attendait avec une lanterne. Je restai cloué à ma place.

M’aimait-elle ? me plaignait-elle seulement ? Peut-être jouait-elle avec l’amour comme avec l’inconnu, se flattant de me guérir aisément par sa candeur et par sa bonté.

Stéphen me prit le bras pour m’emmener. N’étant plus soutenu par la présence de Célie, je me sentais brisé de fatigue et accablé de stupeur. Je n’eus même pas l’idée de résister à l’ordre de passer la nuit chez Guillaume. Je compris à peine ce que me dit Stéphen de l’état du Brésilien. Il me céda son lit et alla dormir avec Célio. Pour moi, je tombai accablé sur l’oreiller d’algues, et ne m’éveillai qu’après le lever du soleil.

J’étais guéri, la plaie était cicatrisée sans inflammation et sans fièvre. Je me rappelais confusément les événements et les émotions de la veille ; mais je n’eus pas le loisir d’y rêver longtemps. Stéphen entra chez moi, me regarda et dit :

— C’est bien, vous avez le sang pur et vous êtes jeune. Il faudrait plus d’un coup comme ça pour vous assommer. Habillez-vous pendant que je vous dirai ce qui se passe.

Il me raconta que le Brésilien était parti avant le jour dans une voiture de poste que, dès la veille au soir, il avait envoyé chercher. Il souffrait beaucoup et parlait avec rage de se venger de tous les habitants de la Canielle. Personne chez Michelon n’ayant pu lui dire mon nom, quand même on l’eût voulu, il avait promis de mettre le feu au village ; mais, comme Michelon et sa famille, scandalisés de sa malice, lui avaient répondu qu’on prenait acte de ses menaces, il n’était pas probable qu’on entendit jamais parler de lui.

— L’homme est lâche au fond, ajouta Stéphen. Il a le courage physique, mais non le courage moral. Il n’y a plus à s’occuper de lui ; avec sa gueule fraîchement ébréchée, il ne poursuivra plus de quelque temps les femmes, et il ne se risquera plus à faire le siège du château de la Canielle, le sachant si bien gardé. À présent, il faut aviser à nous débarrasser de son laquais, qu’il a parfaitement oublié ici sans lui laisser un sou, et qui se lamente comme une mouette. Cet imbécile demande à vous voir ; il est debout, et, depuis une heure, il se promène sur la galerie pour vous saisir au passage. Vous voilà prêt, faisons-le entrer, et n’oubliez pas qu’il vous prend pour un camarade.

— Parfaitement, répondis-je, je ne serai pas fâché de savoir quelles étaient les espérances de M. le marquis en se faufilant ici.

J’avais repris mes habits de marinier. Le quidam introduit se jeta dans mes bras en pleurant et en m’appelant son sauveur et son ami. Comme il m’aimait ! Il aimait tant la vie !

Je coupai court à cette scène ridicule en lui disant que l’on ferait une collecte pour lui dans le village afin qu’il pût s’en aller sans mendier, mais que je ne me prêterais à lui obtenir ce secours qu’à la condition d’une confession sincère et absolue.

Il hésitait.

— Allons, vous parlerez ou vous n’aurez rien, lui dit Stéphen. Nous savons déjà le nom de votre maître : dites-nous quelles étaient ses intentions.

— Mon maître ? s’écria le naufragé. Il ne l’est pas, Dieu merci ! Je suis domestique de place, guide de terre et de mer, bon cavalier et bon marin, courrier et homme d’affaires en toute partie. Je sais un peu de tout, et je connais toutes les côtes et toutes les routes de France. J’étais à Étretat depuis trois jours quand ce bandit m’a embauché à la journée.

» Il me payait cher en promesses, c’est ce qui m’a décidé à le suivre, quoiqu’il n’eût pas conquis mon estime. Quant au but de son excursion par ici, je peux vous le dire. Je servais au casino et j’entendais tout. On y parlait beaucoup un soir d’une demoiselle étonnante que l’on disait riche, belle et impossible à réduire. Ça lui a monté la tête, et, que la chose soit vraie ou non, il a dit qu’il la connaissait et qu’il était au mieux avec elle. On lui a répondu qu’il se vantait, et, là-dessus, il a parié qu’il rapporterait la preuve de la vérité au bout de huit jours.

» Il prétendait bien plutôt, je crois, à l’épouser, car il a tant fait danser ses écus, qu’il commence à en manquer. Il comptait sur sa mine et sur son bagout. Il est si effronté ! Nous sommes donc venus ici, comme vous savez, et nous avons réussi à voir cette demoiselle, qui est très-bien, et qu’il n’avait jamais vue, j’en mettrais ma main au feu. Après ça, trouvant les gens d’ici très méfiants, il m’a emmené à un autre petit endroit sur la côte, et il y a fait un tas de questions. Enfin, hier, il a loué une méchante espèce de périssoire dont on lui a fait déposer le prix, vu qu’il ne voulait point de pilote, et prétendait être meilleur marin que pas un. Tant qu’il a voulu m’écouter, ça n’allait point trop mal, nous rasions la côte, que je connais un peu ; mais son idée était d’aller dans l’île aux guillemots, parce qu’on lui avait dit là-bas que la demoiselle y allait souvent déjeuner avec des pêcheurs. Nous avons vu de loin une barque amarrée. Il s’est figuré que c’était la sienne, et il s’est engagé dans les écueils pour aborder du côté où il ne serait pas vu. Nous avons trouvé là un petit jeune homme d’ici avec qui nous avions lié connaissance jeudi dernier. Il nous a appris que la demoiselle n’y était point, et que la véritable roche aux guillemots était beaucoup plus loin en mer. Il ne voulait pas nous y conduire, disant que la barque était trop faible et la houle trop forte, que d’ailleurs la demoiselle n’y était pas non plus. Le Brésilien s’est obstiné, disant qu’il voulait connaître l’endroit. Son idée était sans doute d’y surprendre la demoiselle un jour ou l’autre, de faire quelque méchante farce pour éloigner son équipage, peut-être d’y amener des bandits de son genre pour vous chercher querelle et rester le maître du terrain. C’est un homme capable de tout, je vous en réponds ! Enfin, à force de promesses et de menaces, il a emmené le petit, et vous devinez le reste. Nous avons abordé, mais sans pouvoir amarrer la barque, qui nous a échappé et qui est revenue s’aplatir sur le rocher. Pendant une heure, nous avons travaillé à en repêcher les morceaux, comme si ça eût pu servir à quelque chose. Moi, je me suis découragé et couché en pleurant sur le haut de l’écueil attendant la mort en voyant monter le flot. C’est bien dur pour un homme jeune et rempli de belles espérances de voir comme ça approcher son trépas sans pouvoir l’éviter !

Ici, le narrateur risqua quelques réflexions philosophiques et un peu de poésie descriptive, à sa manière. Il termina en disant qu’il était un homme ruiné, qu’il avait perdu un portefeuille précieux, des bijoux, ses papiers de famille et un portrait de femme. Quand il nous jugea assez attendris sur son sort, il nous supplia de procéder vite à la collecte et de le présenter à la demoiselle, qui l’agréerait peut-être à son service comme cuisinier ou secrétaire.

— Pour le dernier point, lui répondit Stéphen, personne ici ne vous recommandera, vu que vous êtes un poltron et un ingrat. Votre bourgeois est un drôle, nous le savons ; mais, pour vous sauver, il a déployé un courage enragé, et, tout aussi bien qu’à mon camarade, vous lui devez la vie. Ne parlez donc plus de lui, vous n’en avez pas le droit. Voici de quoi vous en retourner à Étretat. Filez tout de suite, et qu’on n’entende plus parler de vous !

Le valet expédié et le maître disparu, nous allâmes déjeuner avec la famille Guillaume, et, comme on était rétrospectivement ému des incidents de la veille, ainsi qu’il arrive toujours quand on rentre dans le calme, le repas dura fort longtemps. Je laissais passer les heures, espérant que Célie viendrait se promener au bourg ; mais elle ne vint pas, et je dus songer à rejoindre ma pauvre tante, qui s’inquiétait peut-être de mon absence. Je remontai dans ma carriole, et Stéphen voulut m’accompagner jusqu’à la grille de notre jardin. Chemin faisant, il m’avoua qu’il avait raconté tout ce qu’il savait du Brésilien au petit amiral, — c’est ainsi qu’il appelait Célie, — en montant le sentier avec elle la veille au soir.

— Que voulez-vous ! dit-il, elle me questionnait sur votre compte avec tant d’autorité ! Elle voulait savoir tous les détails, avant, pendant et après l’aventure du soi-disant marquis. Je ne sais guère inventer, et puis il faut bien qu’elle sache que, si ce misérable vient à reparaître, le mieux est de lui faire descendre la falaise par le chemin des hirondelles. Je n’ai pas trahi le petit Barcot ; mais vous, je pouvais bien vous trahir sans la fâcher contre vous, et je vous réponds qu’elle a du cœur, le petit amiral, car elle a dit cent fois en parlant devons : « Quel brave enfant ! quel digne garçon ! » Elle a été très-gentille pour moi aussi. Elle m’a remercié comme si ça en valait la peine, et elle m’a bien recommandé de ne pas vous laisser assassiner par ce bandit. « Quand on pense, disait-elle, qu’il pouvait le tuer, là, à deux pas de moi et à cause de moi ! Vrai, votre jeune ami a trop de courage. Il n’est pas taillé en Hercule normand, lui, et il n’a pas la méchanceté et la perfidie de ce chat sauvage que vous appelez Rio-Negro. » Je l’ai rassuré de mon mieux en lui disant que la force était dans le cœur, et que vous étiez aussi méchant qu’un autre quand il le fallait. « C’est égal, disait-elle, je ne dormirai plus tranquille tant que ce bandit sera ici. » Ma foi mon cher, c’est une bonne fille et point du tout sotte ni bégueule. Je suis capable d’aller à son audience et à ses cours, elle me l’a permis.

Nous arrivions, rien ne put décider Stéphen à entrer pour saluer ma tante ; il se sauva en promettant de venir me voir le lendemain matin avant le lever des dames de la maison.

Madame du Blossay était seule au salon. Erneste, sous prétexte de lecture, faisait la sieste dans sa chambre. En me voyant, ma bonne tante tressaillit, se leva, et, écartant mes cheveux :

— Voyons cette blessure ! s’écria-t-elle. Ah ! mon Dieu, mais c’est effrayant, si près de la tempe ! Est-ce bien vrai qu’il n’y a pas de danger ?

— Comment ! lui dis-je, vous savez ?…

— Je sais tout, oui, tout, mon pauvre enfant ! Mademoiselle Merquem ne m’avait écrit qu’un mot hier ; mais, ce matin, à six heures, elle était ici. Elle m’a prise au lit pour me faire ses confidences et les tiennes. Tu l’aimes donc ? tu l’aimes d’amour, du moins tu crois l’aimer ainsi ? Il m’avait bien semblé qu’il y avait de cela dans ton amitié ; mais je te sais si enthousiaste ! Et puis je comptais sur la prudence et la raison de Célie : je n’avais pas tort. Pauvre Célie !… elle est bien franche et bien loyale !

— Pourquoi dites-vous : « Pauvre Célie ? » Ah ! je vous supplie de me répéter tout ce qu’elle vous a dit.

— Oui, je te le dirai, elle le veut ; mais tu partiras demain pour l’Italie.

— Ah ! c’est pour l’Italie, à présent ? Eh bien, non, je ne partirai pas, j’aime mieux ne rien savoir. Je ne comprends pas que cet aventurier, à qui j’espère avoir ôté pour longtemps l’envie et la force de me nuire, puisse inspirer à Célie et à vous des craintes si vives. Non, vous n’exigerez pas que je renonce au bonheur le jour où je le saisis avec passion !

— Le bonheur ? Ah ! pauvre Armand, tu te crois donc aimé ?

— Non ; mais je le serai, je le veux ! J’ai conquis l’estime et la sympathie, et, dussé-je en rester là, c’est encore ce qui, venant d’une telle femme, m’a donné le plus d’orgueil et de joie depuis que je suis au monde !

— Eh bien, soit ; mais il faudra en rester là. Avec elle, l’amour est impossible, et tu y renonceras de toi-même.

— Jamais, à moins que je ne renonce à la vie.

— Calme-toi. Nous avons à causer sérieusement, mais te voilà trop excité ; d’ailleurs, j’entends ma fille qui s’habille, nous serions interrompus. Ce soir, quand nous serons bien seuls et quand je t’aurai vu dans ton état naturel…

Il fallut se soumettre. Il me sembla que cette journée ne finissait pas. Enfin, à dix heures, je me retrouvai seul avec ma tante. J’avais réussi à lui paraître calme, et elle voyait bien que je n’étais pas malade.

— Ce n’est plus, me dit-elle, par crainte de l’aventurier étranger que mademoiselle Merquem veut t’éloigner d’ici ; elle sait qu’il est parti dans la nuit, très-malade et très-démoralisé. Ce qu’elle redoute, c’est ton illusion, tes espérances, ton amour enfin, puisque c’est de l’amour ! Elle m’a donné le choix entre deux partis : ou te décider à l’oublier, ou te laisser le maître de tes actions en te faisant une révélation terrible. C’est à toi de choisir : veux-tu garder tes illusions de jeunesse, emporter dans ton cœur un souvenir embaumé et ne revoir jamais Célie ? ou veux-tu être guéri par un remède héroïque aussi amer que possible ? Parle.

— Je veux la revoir au prix de toutes les souffrances…

— Allons ! il me faut du courage pour te dire cela. Cet aventurier, ce spadassin, ce misérable, elle le connaissait, elle l’a reconnu, c’est celui qu’elle a aimé…

— Aimé ? Non, c’est impossible, un lâche !…

— C’est un coquin, mais non un lâche, matériellement parlant. Il a des côtés héroïques, à ce qu’il paraît ; c’est une espèce de corsaire à la Byron, un Lara, un de ces détestables héros de roman qui font rêver les jeunes filles.

— Non, ce n’est rien de cela, je vous jure ! ce n’est pas même un Lugarto ; c’est un être vulgaire, abject, sans éducation, sans poésie…

— Mais il est beau et brave, et il peut être apparu autrefois dans des circonstances mystérieuses et romanesques ; je ne les sais pas. Célie n’est entrée dans aucun détail. Elle m’a dit seulement qu’elle avait été enfant et folle tout comme une autre, et qu’elle en portait la peine. Elle rougit de son erreur ; mais le passé a laissé une tache sur sa vie, une tache ineffaçable…

— Une tache !… un fait ! elle s’est donnée ?

— Je ne sais pas, je n’ai pas osé la questionner trop, elle s’exécutait si courageusement !… mais elle m’a laissé entendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’un rêve de jeune fille, évanoui sans expansion et sans remords ; c’est à cause de lui qu’elle a refusé Montroger : elle l’aimait encore ou elle ne l’aimait plus, je ne sais. Elle l’a revu dans son grand voyage, où elle apprit ce qu’il était. Enfin, quelles que soient les circonstances, elle a été guérie par le mépris, et elle a fait vœu de ne plus appartenir à personne, ne voulant pas vivre sous le poids du pardon, et ne voulant pas tromper un homme d’honneur.

— Pour ne tromper personne, elle a trompé tout le monde !

— Hélas ! il le fallait bien, ou il fallait disparaître, s’enfermer, se faire religieuse, que sais-je ? Elle dit qu’elle a manqué de courage, ou qu’elle en a eu trop. Ne voulant pas renoncer à ses amis et à des relations agréables, elle ne s’est confessée de rien à personne, comptant sur son esprit et sur sa prudence pour ne pas inspirer l’amour. Jusqu’ici, sauf Montroger, qui n’en meurt pas d’étisie, elle n’avait pas souffert l’apparence d’une affection trop vive. Elle se croyait sauvée, et, après tout, pourquoi, avec une conduite désormais si sage et des qualités si essentielles, eût-elle fait le sacrifice de sa réputation et affiché un repentir qui eût fait plus de scandale que de bien dans son entourage ? Ne devait-elle pas ce silence à la mémoire et au nom de son grand-père ? Moi, en y réfléchissant, je ne la vois pas si coupable, et je ne l’en aime pas moins ; mais je comprends que l’amour ne résiste pas à de telles épreuves. Je te l’avais bien dit, celle-ci est cruelle au beau milieu de ton joli roman et de ton jeune enthousiasme ! Mon cœur saigne de te faire tomber du ciel en terre ; mais il fallait couper le mal dans la racine avant de le laisser porter ses fruits. Célie l’a compris ; elle s’est sacrifiée. Elle m’a apporté son douloureux secret, n’hésitant pas à le mettre sous la sauvegarde de ma charité et de ton honneur.

— Oui, sans doute, répondis-je, elle a bien agi, et son secret est en sûreté : vous la remercierez pour moi, ma tante ! Elle eût pu se dispenser de vous dire l’autre jour, devant moi, à propos de l’enfant, qu’elle ne redoutait rien de l’examen de sa conduite, et, en d’autres occasions, elle s’est déclarée irréprochable avec un peu trop de sang-froid. Voilà, quant à moi, tout ce que j’ai à lui reprocher. Le reste ne me regarde pas. En devenant épris d’elle, j’avais tout accepté, et j’admettais, sinon que l’enfant naufragé fût le sien, du moins qu’elle pouvait avoir été mère, et, en lui offrant de me charger de son protégé, je me persuadais, l’avouerai-je ? que, si elle avait un autre fils élevé mystérieusement ailleurs, elle m’ouvrirait son cœur et me confierait son véritable trésor. C’était un rêve, je n’ai vécu que de rêves depuis deux mois, et aucun ne m’a paru irréalisable, tant j’aimais avec parti pris de tolérance et de dévouement. Ce que je viens d’apprendre est en dehors de mes prévisions… L’objet d’un amour dans le passé ne pouvait se présenter devant mes yeux sous les traits répulsifs d’un aventurier de si bas étage. Succéder à ce monsieur-là !… Et qui sait s’il n’y a pas encore entre eux un lien qu’elle ne peut rompre ?… Cet enfant que j’ai supposé et accepté, il existe peut-être. Elle vous a dit une fois que, si elle avait le bonheur d’être mère, elle ne pourrait se résoudre à le cacher et ne connaîtrait pas la honte ; mais que peut-on croire d’elle à présent ? Elle sait très-bien mentir quand il le faut. Hélas ! hélas ! voilà l’effet de sa confession sur moi. Elle me met en méfiance de tout !

— Je m’attendais à cela, dit ma tante ; voilà l’effet de toutes les confessions de femme. Loin de désarmer les hommes, elles les irritent et les jettent dans des suppositions qui ne s’arrêtent plus à rien. Prends garde, mon ami ! Tu n’as pas été encouragé, tu n’as aucun droit ; Célie ne te devait aucune confidence. Il ne faut pas se conduire en mari jaloux quand on n’a pas même été le fiancé autorisé.

Ma tante avait raison. L’amertume de mon cœur était injuste. Je feignis de l’abjurer, et, la voyant inquiète de l’effet de ses révélations, je lui parlai de mon chagrin avec une douceur résignée. Elle me crut en bonne voie de guérison et me conseilla de faire un petit voyage pour me distraire. Je lui répondis que j’y songerais, et nous nous quittâmes mornes et abattus comme des gens qui viennent d’ensevelir un mort.

J’aurais voulu m’élancer dans la campagne, m’égarer dans la solitude des forêts, ou errer sur quelque grève déserte. J’avais la tête en feu, la bouche amère et bilieuse, le cœur comme écrasé et glacé dans ma poitrine ; mais ma tante avait le sommeil léger, je savais d’ailleurs qu’elle ne dormirait pas avant d’avoir interrogé tous les bruits du dedans et du dehors, prête à s’alarmer, si elle m’entendait sortir. Je remontai lentement à ma chambre, je n’osai même pas ouvrir ma fenêtre, et je me couchai. Je restai immobile, assis sur mon lit jusqu’au jour. Je ne crois pas que martyr étendu sur un gril ardent ait souffert un pire supplice. J’étais sur les charbons embrasés de la colère, de la honte et du désespoir. Je voyais, comme une image à jamais fixée dans ma pensée, Célie aux bras de ce misérable. Je voulais le tuer ; il riait et s’effaçait avec elle dans les nuages de l’odieux passé pour reparaître aussitôt, arrogant et cynique. Il me montrait sa mâchoire brisée et mon idole souillée par ses baisers sanglants. Je levais les bras pour le lapider, et je restais ainsi inerte et comme cataleptique jusqu’à ce que, retombant sur mes flancs, mes mains engourdies me fissent l’effet de membres morts qui ne m’appartenaient pas.

Je n’avais pas prévu que je souffrirais de la sorte. Je m’étais vanté à moi-même d’accepter toutes les éventualités de la mystérieuse existence de Célie : je m’étais donc menti ? Je ne l’aimais donc pas encore lorsque j’avais cru pouvoir prendre cette résolution stoïque, ou bien je n’étais pas l’homme sain de jugement et ferme de caractère que j’avais cru être ? Peut-être encore ne l’avais-je pas réellement aimée : ma vanité d’homme, mon tempérament d’homme difficile et délicat, avaient-ils seuls été en jeu ? m’étais-je laissé éblouir par la difficulté d’une conquête réputée impossible ? Ne me restait-il plus, de mes sublimes énergies, que la rage de l’orgueil déçu ?

Le jour venu, je m’habillai sans bruit et sortis dans les champs. Je n’oubliai pas mon chien et mon fusil, afin qu’on pût dire à ma tante que j’étais allé à la chasse de bonne heure comme les autres jours. Je n’eus pas fait cent pas, que je vis Stéphen sur la route. J’eus l’idée de le fuir, de me cacher ; mais il m’avait vu, et venait vers moi à travers les sillons.

— Diable ! me dit-il en me regardant de près ; ça ne va pas ! vous êtes jaune de chrome, ce matin !…

Il souleva ma casquette pour voir mon front.

— Pas d’enflure, ajouta-t-il, pas d’inflammation. C’est un mouvement de bile, la colère que vous a causée cet animal venimeux ; le sang-froid d’abord, la réaction ensuite. Je connais ça. Prenez de l’exercice, et puis, tenez ! une nouvelle qui, dans l’état de votre plafond, vous fera du bien : M. le marquis est arrêté. Oui, d’honneur, à peine arrivé en poste à la station du chemin de fer, il voulait filer sur Rouen ; des agents de police lui ont mis la main au collet, il paraît que monsieur avait la petite faiblesse de tricher au jeu, et qu’il emportait d’Étretat un porte-feuille trop bien garni. Eh bien, ça ne vous réjouit pas ?

J’essayai de sourire, mais cette nouvelle ajoutait à ma souffrance. Plus cet homme était démasqué, plus mademoiselle Merquem était avilie. Stéphen, pensant me divertir, achevait de m’édifier sur le compte de mon infâme rival. Un de ses amis lui avait écrit de la station pour s’excuser de ne pouvoir aller le voir à la Canielle, et, dans un long post-scriptum, il lui racontait l’arrestation dont il venait d’être témoin. Il avait rencontré, l’année précédente, ledit marquis aux eaux d’Ems, d’où il avait été chassé honteusement autant pour escroquerie que pour supposition de noms et qualités. Il se faisait appeler alors le comte de Virville, et un Américain l’avait reconnu pour un forban de la pire espèce, échappé à la corde, grâce à la confusion des événements.

C’en était donc fait ! Ce drôle allait subir quelque peine infamante en France. On fouillerait toute sa vie, et le passé, et les récents événements de la Canielle. Dieu sait quelles révélations amènerait son interrogatoire et quelle publicité recevrait l’aveu impudent de ses relations avec Célie ! Saisi d’effroi et de douleur, je ne sentis plus qu’une immense pitié, dirai-je une immense tendresse pour celle que j’avais appelée la veille ma marraine bien-aimée ! Ce fut au moins une déchirante sollicitude. Toute ma colère s’évanouit, et, saisissant le bras de Stéphen :

— Mon ami, lui dis-je, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose à faire pour empêcher ce misérable de mêler le nom sacré de mademoiselle Merquem à l’ignoble procès qui va avoir lieu ? On voudra savoir pourquoi il est grièvement blessé ; on saura où il avait passé les jours qui ont précédé son arrestation. La famille Guillaume, interrogée, dira la vérité. Il faut qu’on la dise ; moi-même, j’aurai à m’expliquer…

— J’entends, j’entends de reste, répondit Stéphen. Diable ! oui ; je n’avais pas pensé à ça, moi ! Je me souviens du récit du valet de place. Déjà le monsieur s’était publiquement vanté à Étretat… Il se vantera encore, toute calomnie absurde est du répertoire de ces coquins. Sacrebleu ! pourquoi ne l’avez-vous pas tué du coup ? Nous l’aurions jeté à la mer, il n’en eût été que ça ! Et quand je pense que nous avons risqué nos carcasses pour tirer ce requin-là de son écueil, où il était si bien !… Voyons, il faut aviser… Avant tout, il faudrait mettre le petit amiral en garde ;… mais qu’est-ce qu’elle risque ? Bah ! c’est de l’ennui quand les journaux parleront ; mais elle n’en sortira que plus blanche. Une femme comme ça ne peut pas être salie parce qu’une limace essaye de baver sur le bout de son soulier…

— N’importe, repris-je, elle doit être agitée et malheureuse de ce qui arrive, si elle le sait. Croyez-vous qu’elle le sache déjà ?

— Ma foi ! oui, je l’ai raconté aux Guillaume, qui ont dû le lui dire à l’heure qu’il est. Si vous y alliez, pour lui remonter un peu le moral ? Vous lui direz que nous sommes là, nous, et que, quand on nous appellera comme témoins, nous parlerons haut et fort ; qu’elle s’en rapports à nous pour la défendre ! Pour ma part… je ne suis pas bien sensible, moi, mais l’impudence me révolte. Voyons, venez-vous à la Canielle, ne fût-ce que pour savoir ce qu’elle pense de tout ça ? Qui sait ? elle sera peut-être contente d’en causer avec vous !

— Partons, répondis-je.

Et nous prîmes, à travers les taillis, le sentier qui conduisait directement au donjon sans descendre à la grève.

Le vieux majordome n’attendit pas que je lui eusse parlé d’une affaire pressée que j’avais à communiquer à sa maîtresse. Mademoiselle avait prévu que je me présenterais ; elle avait donné l’ordre de m’introduire. Ainsi elle m’attendait ! J’étais si troublé, que j’eusse souhaité retenir Stéphen, mais il se retira vite en me disant :

— Si vous avez quelque chose à me communiquer, vous savez où me trouver.

Célie était seule au salon. Elle ne recevait que moi, personne ne viendrait nous interrompre ; mais ce moment si ardemment espéré était arrivé sur les ailes du désespoir.

Elle me reçut avec une sorte de joie contenue ; son regard, que je n’osais chercher, appelait courageusement le mien. Je me présentais avec le trouble de l’accusé, elle avait presque la bienveillante sérénité du juge ; elle me tendit la main en disant :

— Vous voilà déjà ? C’est bon signe. Nous allons pouvoir parler raison.

— Vous m’attendiez ? lui dis-je.

— Oui, je savais bien que vous ne partiriez pas sans me dire un bon adieu, auquel j’ai droit.

— Où prenez-vous que je vais partir ? On m’a dit que vous ne l’exigiez pas.

— Ah ! si vous restez, c’est que la guérison est soudaine et radicale. Je l’aime mieux ainsi, c’est plus franc et plus sûr. Alors, c’est là ce que vous venez m’annoncer et me promettre ?

— Je ne vous annonce rien, je ne vous promets rien ! Je suis le maître de ma pensée, de ma conscience et de ma volonté ; je viens pour vous parler non de moi, mais de vous.

— J’écoute.

— Vous savez que le prétendu marquis de Rio-Negro est arrêté ?

— Oui, on me l’a dit.

— Vous n’ignorez pas qu’il manque de discrétion ?

Elle eut un étrange sourire et ne répondit pas.

— Je ne sais si vous m’autorisez à vous parler de lui, repris-je ; je pensais…

— Oui, après la confidence que j’ai chargé votre tante de vous faire, vous avez le droit de me parler de lui tant que vous voudrez. Pourquoi vous interromprais-je ? Dites toujours.

— Eh bien, cet homme parlera, et voilà ce qu’il faut, non pas empêcher, c’est impossible, mais contredire et combattre. Croyez-vous qu’il ait des preuves ?…

— Contre moi ? S’il en avait, de quoi le disculperaient-elles ?

— De rien ; cependant, la vanité de jouer un rôle, la vengeance, la jalousie peut-être…

— La jalousie contre vous ?

— La haine contre moi, qui l’ai frappé et blessé au visage.

Que voulez-vous ! s’il me perd, c’est que le moment est venu pour moi de donner ma démission d’ange et de descendre de mon piédestal. N’êtes-vous pas un de ceux qui s’en réjouiront un peu, car vous êtes un de ceux que j’ai bien complètement abusés, et, quelque généreux que vous soyez, il y aura bien au fond de votre âme un peu de ressentiment et d’ironie contre moi.

— Ai-je donc ce droit-là, moi que vous avez si courageusement désillusionné ?

— J’ai peut-être agi ainsi par crainte, en me voyant à la veille d’être démasquée.

— Ne m’ôtez pas ce dernier motif de reconnaissance. Prenez-vous plaisir à me détacher de vous sans retour ?

— Puisqu’il le faut !

— Cette exécution vous coûte peu, je le vois.

— Vous le voyez ?… Eh bien, moi, je vois à votre pâleur que vous avez mortellement souffert d’apprendre ma déchéance ; que, par conséquent, vous m’aimiez réellement, et que je ne saurais vous montrer trop de calme pour achever de vous guérir.

— Ce calme que vous avez en effet, je ne sais si je dois l’admirer ou le haïr. Vous semblez au-dessus de tous les désastres. Celui de votre situation vous préoccupe à peine, tant vous êtes préparée. Je ne vous comprends pas, Célie ! Si vous méprisez à ce point votre réputation, c’est-à-dire l’estime des autres, comment et pourquoi une si longue persévérance à vous en montrer digne ?

— Vous m’approuveriez si, après une faute de jeunesse, je m’étais jetée dans la galanterie ?… Mais, pardon, j’oublie qu’à présent vous devez me juger capable de tout, et que vous pouvez m’attribuer tous les égarements : n’est-ce pas dans l’ordre ? Voyons, ne parlons plus de moi, ma cause est perdue, et je ne compte pas en appeler. Vous veniez me dire que je courais un danger et qu’il fallait le conjurer ? Je n’en vois pas le moyen. Il n’y en a pas.

— Alors, il y a des preuves contre vous, et vous le savez ?

— Apparemment.

— Qu’allez-vous faire ?

— Rien.

— Pas même m’indiquer un adoucissement à la situation, un moyen de la tourner ? Que sais-je ? Vous n’avez pas vécu dix ans avec ce secret, sans prévoir qu’il serait trahi et sans avoir formé quelque résolution. Doutez-vous de mon dévouement ou le méprisez-vous ?

— Ni l’un ni l’autre ; mais pourquoi persister dans ce dévouement que, selon vous, je ne mérite plus ? Je n’accepterai jamais que ce que je pourrai rendre, amour pour amour, honneur pour honneur,

— Vous jugez donc votre honneur perdu ?

— Il ne l’est pas à mes yeux ; mais ce que le monde appelle honneur, s’il me le reprend, vous pensez bien qu’il ne me le rendra pas.

— Expliquez-vous, Célie ; vous avez la conscience tranquille, je le vois. C’est donc que… ?

— Je ne veux rien raconter ; mais je vous ferai juge d’une situation assez vraisemblable. Une femme qui a aimé très-sincèrement est-elle plus coupable parce que l’objet de son amour en est plus indigne ? Si cet amour a été un sacrifice, un héroïsme, une bêtise sublime, cela s’est vu ! n’est-ce pas assez que le monde la condamne ? Ne lui accordez-vous pas, après ce châtiment qui n’est pas doux, vous le savez, le droit de rentrer tranquillement en elle-même et de se dire : « Je ne me suis perdue ni par ambition ni par vanité, ni par cupidité, ni par brutalité de mœurs, ni par lâcheté, bassesse ou calcul quelconque. Je n’ai fait de mal qu’à moi. On n’admet pas ma réhabilitation, mon expiation ne compte pas : eh bien, je vivrai avec recours à Dieu dans la suave et saine pensée de l’éternelle justice et de la suprême bonté, et je vivrai heureuse quand même ? »

Elle était si calme et si douce, que toute ma fureur acheva de tomber.

— Il est certain, repris-je, qu’une faute commise par vous ne peut pas avoir d’autres motifs que ceux que vous venez de dire.

— J’ose espérer, dit-elle, que vous n’en avez pas douté ?

— Je ne mentirai pas, j’ai douté de tout, j’ai eu le délire, j’ai souffert tout ce qu’un homme, peut souffrir, j’ai été jaloux ! Me voilà de sang-froid, et je sens que ce martyre a retrempé mon amour. Je vous aime davantage, Célie, depuis que je vois s’écrouler votre destinée, et, à présent que je peux devenir un appui pour vous, j’ose vous dire : prenez-moi, je vous appartiens.

— Comment l’entendez-vous ?

— Comme vous voudrez.

— Quoi ! si je vous disais de me donner votre nom… ?

— Tout ce qui est à moi est à vous. Prenez-le.

— Vous y avez réfléchi ?

— Non, j’ai foi dans la spontanéité de mes premiers mouvements, et jamais je ne suis revenu sur une bonne résolution.

— Allons ! dit-elle en souriant d’un air attendri et presque gai, vous êtes un vrai fou, bien complet, bien conditionné… Donnez-moi la main ! — Et parlons de ce malheureux marquis, ajouta-t-elle en me retirant sa main, que je voulais retenir dans les miennes : avant tout, expliquons-nous sur son compte. Vous le haïssez ? Vous avez bien tort. Moi, il m’intéresse, à présent que je connais son style ! Tenez, lisez donc la lettre qu’il m’a écrite la semaine dernière ; elle est remarquable.

En me présentant cette lettre, Célie avait un enjouement si étrange, que je me sentis devenir réellement fou. Était-elle folle elle-même ? Je restais stupéfait, je la regardais sans comprendre. Elle avait l’œil clair et triomphant, une rougeur d’adolescence envahissait son doux visage ; c’était l’impudence calme d’une jeune sauvage qui n’a pas la première notion de ce que nous appelons l’amour.

— Lisez donc ! me dit-elle en riant tout à fait et en rougissant jusqu’au front.

Imbécile que j’étais ! je ne comprenais pas. Je pris la lettre et je la parcourus sans qu’elle me présentât aucun sens. Je ne voyais que les fautes de français grossières, ridicules, les parafes ignobles, l’écriture malpropre. Il me semblait que cela sentait mauvais, mais je ne lisais pas, je ne pouvais pas lire ; enfin la vérité, se fit jour. Au lendemain du cours de Bellac, auquel ce chenapan avait assisté à l’insu de Célie, il lui avait écrit une déclaration d’amour à la fois insolente et stupide, mais qui prouvait jusqu’à l’évidence qu’il l’avait vue, ce jour-là, pour la première fois de sa vie. Célie m’avait fait subir une terrible épreuve, ma tante s’y était prêtée ! J’avais bien souffert ; toutefois, j’en étais sorti vainqueur. Qu’on dise après cela que les bonnes inspirations nous égarent et nous trompent !

— Célie ! m’écriai-je, cela est bien cruel ! mais je suis si heureux à présent…

— Attendez, répondit-elle en me retirant encore ses mains ; je ne suis pas si contente de vous que vous le pensez ! Comment avez-vous pu croire à une pareille mystification ? En la proposant à madame du Blossay, je la trouvais si grossière, que j’en avais honte. Je me croyais plus estimée de mon filleul.

— Ah ! marraine bien-aimée ! m’écriai-je en tombant à ses pieds, ne faites pas de subtilités au milieu d’une pareille crise ! Je pourrais bien vous reprocher, moi, d’avoir redouté ou dédaigné mon amour au point de vouloir l’anéantir à tout prix. Vous m’avez mis la mort dans l’âme, vous avez voulu me tuer. Je n’ai pas voulu m’abandonner, moi. L’amour a été plus fort que le désespoir, et ce doit être un amour bien vrai et bien tendre, puisque votre malheur m’a fait oublier le mien. Aurais-je dû vous savoir incapable d’une folie ? Eh bien, connaissez-moi tout entier. Comme tout le monde, j’ai supposé cette folie possible. Je l’avais prévue et acceptée d’avance. C’est même dans cette supposition gratuite que je trouvais l’espoir de vous convaincre et l’orgueil de le tenter. Je me faisais un mérite d’effacer la trace de vos douleurs, ou un devoir de les partager. Eh bien, je n’ai rien à effacer, vous n’avez besoin ni de secours ni de protection. Vous voilà forte et fière, et, moi, je suis devant vous comme un coupable qui ne vous avait pas comprise. Est-ce là le triomphe que vous cherchiez ? allez-vous me dire, comme autrefois à Montroger : « Vous voyez bien que vous ne m’aimiez pas ! » Ah ! dites-le, si vous l’osez ; mais vous vous mentirez à vous-même, et Dieu vous enverra le remords.

— Prenez garde, répondit-elle en se levant pour me forcer à me relever. Vous ne savez pas encore si je n’ai pas commis quelque autre faute plus grave que celle d’être ensorcelée par un chevalier d’industrie de bas étage. Qu’est-ce que vous en savez ? Voyons !

— Cela, je le sais, vous l’avez dit, vous êtes capable d’une bêtise sublime. Eh bien, celle-ci ou une autre, j’accepte tout, vous le voyez bien !

Elle était allée s’asseoir machinalement près d’une table où elle posa ses coudes en cachant sa figure dans ses mains. Je crus qu’elle se préparait à quelque douloureuse confession.

— Je ne veux rien savoir, lui dis-je. Je vous aime et je vous veux avec votre passé, quel qu’il soit.

— Et moi, reprit-elle, je ne veux pas être aimée comme une abstraction. Je veux que vous me connaissiez, car vous venez de dire un mot qui m’épouvante.

— Lequel ?

— Vous me savez, dites-vous, capable d’une bêtise sublime. Eh bien, vous vous trompez. Je suis peut-être égoïste et froide, et me voilà forcée de faire un aveu humiliant de ce que je croyais pouvoir proclamer comme un mérite : je n’ai jamais aimé, jamais un baiser d’amour n’a seulement effleuré le bout de mes cheveux. Je suis un marbre sans tache, et j’en étais fière ! Mais on n’aime pas une statue, vous ne pouvez pas m’aimer !

— Est-ce à dire que vous ne m’aimerez jamais ?

— Si je vous dis cela, serez-vous guéri ?

— Non ! je serai plus épris encore, je ne crois pas à l’impossible. Une femme comme vous peut facilement résister à elle-même, mais elle ne résiste pas au véritable amour quand elle le rencontre. Je bénis ma destinée d’arriver le premier, je chéris Montroger et vos autres adorateurs éconduits, je remercie Dieu de n’avoir pas mis en eux le feu sacré qui eût animé la statue ; mais ce feu est en moi, je le sens, je le sais, il m’étouffe, et je trouverai des paroles pour l’exprimer. Le prouver et le manifester sera l’unique affaire de ma vie, le but absolu de ma volonté. Quand vous aurez constaté qu’il existe encore, dans ce temps d’orgueil et de raillerie, un homme capable d’aimer une femme exclusivement et de toutes les forces d’une âme forte, vous vous rendrez. L’ayant attendu dix ou douze ans, vous serez bien certaine que, dans notre siècle de calcul, d’épuisement et de scepticisme, il y a peu de chances d’en rencontrer de si tôt un second. Vous vous direz que vous avez trente ans et que vous n’avez pas encore vécu ; vous reconnaîtrez que se compléter par l’amour est une loi divine. Un profond sentiment d’équité et de bonté qui est en vous vous fera sentir le besoin de donner à quelqu’un le bonheur que vous n’avez donné à personne, vous ne voudrez pas disparaître comme une plante stérile, et, au lieu de rougir de devenir femme, vous porterez dans le sacrifice de votre liberté l’enthousiasme d’une conviction religieuse.

Je ne sais ce que je lui dis encore ; j’étais retombé à ses genoux et je lui parlais sans avoir conscience des mots dont je me servais. Ils venaient sur mes lèvres comme un flot sur le rivage, et mon cœur était inépuisable comme la mer. J’avais l’infini dans l’âme, et le verbe s’en épanchait comme d’une urne toujours pleine. Je lui dis mon amour jusqu’à briser ma voix et dessécher mes lèvres. Elle me regardait et m’écoutait, immobile et comme paralysée par la surprise, par une curiosité avide, par une sorte d’éblouissement naïf. Ah ! c’était bien la première fois qu’elle entendait l’accent de la passion ! Tout à coup, elle devint pâle, de vivement colorée qu’elle était, et, posant la main sur mes lèvres :

— Assez ! dit-elle, vous me feriez oublier…

Puis elle cacha de nouveau sa figure dans ses mains et fondit en larmes.

Elle m’aimait ! elle ne le disait pas, et je n’avais pas l’imprudence d’exiger qu’elle l’avouât ; mais je le voyais bien. Je voyais éclore en elle ce trouble divin d’une âme qui s’éveille, qui craint de rêver, et aussi cette touchante coquetterie de la femme qui se berce au doux son de la prière et qui craint d’interrompre l’hymne de sa première apothéose. Lui demander de répondre, de promettre, de s’engager, c’eût été profiter d’un moment de surprise. Je ne commis pas cette faute grossière. L’amour est délicat et ingénieux, il a toute une théorie d’instinct qu’il applique d’inspiration sans l’avoir étudiée.

Elle me sut gré de ce que je lui demandais précisément de ne pas me répondre encore. Une fierté si longtemps préservée ne pouvait se rendre sans effroi que par un consentement bien personnel et bien loyal. Je ne lui demandai même pas la cause de ses larmes, je ne me hâtai pas de les interpréter comme un triomphe ! je la suppliai d’avoir confiance en moi et de prendre le temps qu’elle voudrait pour m’éprouver.

— Il faut, me dit-elle, que je vous raconte ma vie. Vous ne me connaissez pas, et je ne me connais peut-être pas moi-même ; mais je suis brisée d’émotion, et je ne pourrais pas rassembler deux idées. Vous êtes fatigué aussi. Allez prendre l’air sans sortir du parc et revenez dans une heure. Non ! attendez-moi, je vais avec vous. J’ai besoin aussi de respirer. Nous nous promènerons sans rien dire. Voulez-vous ? Nous causerons en rentrant.

Nous gagnâmes, à travers le parc, le sommet de la falaise sans échanger une parole. Elle était toujours pâle et comme oppressée. Quand elle aspira la brise de mer, elle reprit sa fraîcheur rosée, et, marchant sur l’herbe touffue et dure qui croît jusqu’à la brisure du précipice, elle regarda la mer et le vaste ciel comme si elle les eût découverts pour la première fois. Elle ne me parlait pas, mais ses yeux interrogeaient les miens et semblaient me demander si, comme elle, j’étais surpris et frappé de la nouveauté de ce grand spectacle. Nous nous comprenions. Son attitude fut plus mystérieuse quand nous redescendîmes les courbes crevassées du vieux parc. Elle s’arrêtait à chaque pas pour regarder les grandes plantes spontanées, les angéliques monumentales qui élançaient leurs ombelles dans les taillis, et les jacobées qui semaient d’étincelles d’or les recoins assombris des ravines.

— Faites-moi un énorme bouquet, dit-elle. Prenez les plus belles fleurs.

J’obéis d’abord machinalement, puis je me rappelai une fantaisie poétique qui m’avait été signalée. Elle aimait à conserver intactes les plantes de cette oasis. Tous les gens du pays le savaient et les respectaient. Elle me disait de les briser. — J’hésitai. N’allait-elle pas me haïr pour m’être prêté à cette profanation ? Je la regardai. Elle souriait.

— Encore ! me cria-t-elle,

Et j’arrachai une eupatoire de dix pieds de haut.

— Vous savez, lui dis-je en liant mon bouquet, que je partage votre passion pour la flore vierge, et que ce que vous me commandez là me fait l’effet d’un sacrilège ?

— Alors, répondit-elle, ce sera le premier et le dernier ; mais, aujourd’hui, j’aimerai les fleurs cueillies. Voyez ! elle n’en sont pas moins belles pour avoir été respirées. Venez, nous en ornerons le salon, qui est triste et nu. Je me suis aperçue de cela aujourd’hui.

Nous rentrâmes, et elle se fit apporter des vases que je l’aidai à remplir et à placer sur les consoles. Le vieux majordome Anseaume nous regardait faire sans manifester aucune surprise, et l’ingénuité de ses commentaires intérieurs éclata quand la besogne fut finie. Il apporta deux gros livres de botanique qu’il plaça sans rien dire sur la table du salon, persuadé que sa maîtresse voulait se livrer avec moi à l’étude, comme si j’eusse été M. Bellac.

— À présent, me dit Célie quand nous fûmes seuls, nous allons parler du passé. J’ai repris courage devant l’avenir.

— Il vous effrayait donc ?

— Beaucoup ; vous allez comprendre pourquoi.

— Je croyais savoir une grande partie de votre vie. Montroger me l’a racontée, et, s’il est sincère…

— Il est très-sincère, il a dû vous dire ce qu’il croit vrai ; mais il n’a rien dû comprendre. Il ne doit point s’expliquer pourquoi je ne l’ai point aimé.

— En effet, il s’en étonne beaucoup.

— Et vous, est-ce que cela vous étonne ?

— Moins que lui, je l’avoue.

— Soyez franc : vous semble-t-il que j’eusse dû l’aimer ?

— Non, je serais surpris que vous l’eussiez aimé d’amour.

— Eh bien, je ne suis pas sûre d’avoir eu raison de le dédaigner. Il était beau, honnête et bon. Une jeune fille à qui un tendre père présente un excellent mari, digne de toute confiance et de tout respect, a-t-elle le droit de s’estimer plus que le fiancé choisi pour elle, et de se réserver pour un type idéal qu’elle a bâti de toutes pièces dans son cerveau et qu’elle ne rencontrera peut-être jamais ? Le monde n’a-t-il pas le droit de la condamner comme folle, visionnaire, vaniteuse, exigeante, et destinée à tomber dans les aventures de roman ?

— En êtes-vous encore là, Célie ? Doutez-vous de vos droits sur vous-même ?

— Que voulez-vous ! on m’a tant dit que j’avais tort !… J’avais quinze ans à peine ; voilà près de quinze ans que dure pour moi ce supplice de m’entendre répéter que la femme ne s’appartient ni comme fille ni comme épouse, et que vouloir se soustraire à la domination personnelle est un attentat contre l’ordre éternellement établi. Il est de rigueur qu’une enfant tremble et rougisse au premier appel qu’un homme fait à sa soumission, qu’elle s’en tienne pour honorée et qu’elle s’abandonne à lui comme à son maître légitime, sauf à devenir coupable ou malheureuse plus tard, si la famille s’est trompée sur l’association possible de deux caractères antipathiques.

» Quand Montroger vint, un beau matin, me dire étourdiment qu’il était le plus heureux des hommes, je me demandai si l’on vendait les filles, s’il m’avait achetée, et de quel droit il me chargeait du soin de son bonheur. J’étais complètement ignorante alors et je ne cédais qu’à un instinct d’autant plus puissant qu’il était moins éclairé. Plus tard, je compris le mystère de ma répulsion, et je la sentis invincible. On m’avait tant aimée, tant gâtée, que je ne pouvais pas devenir humble, m’effacer du jour au lendemain, me laisser pousser sous la tente du vainqueur comme une captive troyenne. J’avais lu les poètes et les historiens, je comprenais le sens de ce grand mot de l’antiquité : « Quand Jupiter nous réduit en esclavage, il nous ôte la moitié de notre âme. » Cela me semblait éternellement vrai. La grâce d’état accordée à celui qui perd sa liberté est de perdre en même temps le respect de lui-même. Comment pouvais-je concilier cette obligation avec l’estime de moi, que l’on avait travaillé à m’inspirer ?

» Avouons que l’éducation logique devient impossible, et que, si on ne modifie pas les institutions, il faut renoncer à développer les idées. Pour enseigner la retenue et la pudeur à une enfant, on lui enseigne à se regarder comme un vase sacré, et tout aussitôt, dès qu’elle est nubile, on lui désigne l’homme pour qui ce vase d’élection doit être un ustensile de ménage. Si elle hésite, on la gronde ; si elle résiste, on la menace.

» — Vous êtes libre, lui dit-on ; mais malheur à vous ! vous brisez le cœur de vos parents.

» Vous savez ce que j’ai souffert de la part du plus tendre des pères. Quelle est donc la persécution réservée à celles que l’on n’aime pas ? La mort de l’amiral, au milieu de ces circonstances cruelles, me rendit faible et craintive. Je crus sentir sa malédiction sur moi, j’eus des hallucinations, et, dans le délire, je demandai à Bellac d’aller dire à Montroger que je voulais racheter mon âme en l’épousant. Si Bellac eût été, comme on se l’imagine, un homme sans jugement sur les choses de la vie pratique, je serais aujourd’hui madame de Montroger, heureuse selon le monde, entourée de considération et à l’abri de toutes les folles suppositions dont je suis l’objet malgré l’austérité phénoménale de ma vie. Certes, mon existence eût été plus facile. Montroger ne se serait jamais douté qu’il n’avait que la moitié de mon âme. J’aurais pu, avec de la prudence, vivre de l’autre moitié, comme tant d’autres femmes ; mais Bellac jugea ou devina ce que j’avais de loyauté dans le cœur. Il se dit que je ne me partagerais pas et que je mourrais de chagrin. Il m’emmena, comptant sur les sciences pour me consoler.

» Cela vous paraît bien ingénu peut-être ? Peut-être croyez-vous à une trop notable différence de niveau intellectuel entre les deux sexes ? Bellac, avec son indifférence pour les croyances reçues, me fit l’honneur de penser qu’avec son aide mon cerveau femelle pourrait arriver à fonctionner comme le sien. D’ailleurs, ce pur amant de la science avait la foi. Il ne croyait pas possible qu’on ne devînt pas l’adepte passionné de son culte, dès qu’on avait entrevu la divinité. Il prit sur lui d’obéir littéralement au médecin. Il m’emmena dans les montagnes, dans les pays chauds ; il me fit faire connaissance avec le soleil, et il me plongea dans l’histoire naturelle, à laquelle j’avais été déjà initiée avec quelque succès. Les dix-huit mois pendant lesquels, comme deux oiseaux voyageurs, nous suivîmes l’été de climat en climat sont restés dans ma mémoire comme le rêve le plus doux et le plus pur de ma vie, et, si je n’en parle pas volontiers avec tout le monde, c’est dans la crainte d’en parler mal, de sembler emphatique, ou niaise, ou maniaque, ou prétentieuse, et de n’être pas comprise. Comment madame de Malbois, qui ne songe qu’à marier richement sa fille, admettrait-elle que la joie d’échapper à un brillant mariage me faisait apprécier d’autant plus la solitude et l’oubli du monde ? Comment Montroger, qui, tout en préconisant à grand bruit les progrès de l’agriculture, n’a jamais su distinguer un brin d’herbe d’avec un autre, se persuaderait-il que j’ai trouvé des délices dans l’étude des plus petits faits de la nature ? Il s’occupe si peu d’approfondir quoi que ce soit, qu’en fait de géologie, il en est encore aux explications de la Genèse. Son esprit s’en contente, et je l’épouvanterais, si je lui disais que je ne m’en contente pas.

» À ces études charmantes se joignait le régime bienfaisant de vivre au grand air, le plaisir de sentir renaître mes forces, de faire de longues marches, de braver quelques dangers et de vivre au hasard de l’imprévu. Quand nous avions trouvé un gîte passable dans un beau site ou dans une localité intéressante, nous nous y arrêtions quelques jours. Nous ne rencontrions que des inconnus ; le milieu factice que nous appelons le monde devenait pour moi comme s’il n’eût jamais été : la création était désormais mon milieu. J’avais vécu sur la mer avec mon grand-père, il m’avait appris à l’aimer et à la comprendre ; mais il avait oublié de me faire connaître la terre, et c’était pour moi comme une découverte. Bellac est clair et intéressant ; quand il n’est pas intimidé, il parle avec une réelle éloquence. Il ne se doute pas qu’il touche à la poésie, mais il manie avec aisance, vous avez dû vous en apercevoir quelquefois, cette langue des savants français, qui est si nette, si ferme, si étendue et si ingénieuse chez ceux qui ont pu allier la rectitude à l’enthousiasme. Mon âme s’élevait chaque jour et se détachait de ces préoccupations puériles. Au bout d’un an, je me rendis compte d’une transformation extraordinaire de mon être. Je ne sentais plus, si je peux ainsi parler, le fardeau de ma personnalité, et je n’étais plus l’esclave de mon sexe. Personne ne me disait plus :

« — Souvenez-vous que vous êtes femme et que votre affaire en ce monde est d’appartenir à quelqu’un. Songez-y, cherchez, trouvez, vous êtes libre, pourvu que vous sachiez faire un choix qui soit agréable et commode à votre entourage. Abstenez-vous d’avoir un idéal ou seulement un goût, une préférence. La femme n’est rien, une jeune fille sage n’a pas d’idées préconçues. Elle se tient prête à subir le degré de capacité de son futur maître, et, en attendant, elle se conserve à l’état de table rase. Son âme est un sable léger sur lequel elle fera bien de passer le râteau tous les matins, afin que son futur époux n’y trouve pas la plus légère trace et y écrive tout ce qui lui plaira, si toutefois il sait écrire quelque chose.

» Voilà ce que, depuis l’affaiblissement des facultés de mon bien-aimé grand-père, les femmes qui s’étaient introduites dans notre intérieur, madame de Montroger surtout, que j’y avais ramenée, me répétaient sur tous les tons et sous toutes les formes. Bellac, lui, me tenait un tout autre langage.

» — Qu’importe, disait-il, que l’on soit homme ou femme ? La vérité n’a pas de préférence pour un sexe ; elle se révèle à qui la cherche. C’est la lumière qui ne s’obscurcit pas selon le bon plaisir des vues faibles. Au contraire, elle emplit et éclaircit les yeux qui la fixent. La grande affaire pour s’élever dans la sphère de l’intelligence, qui est la sphère de la joie et de la sérénité, c’est de se conserver libre. Peut-être un jour, pourtant, serez-vous mariée et mère de famille. Amassez le trésor que vous devrez communiquer à de jeunes esprits ; mais ce n’est pas en quelques semaines que vous l’acquerrez. Vous êtes jeune, vous avez du temps devant vous ; c’est une grande richesse, profitez-en.

» Ainsi, en reculant dans les nuages de l’avenir l’emploi que j’aurais à faire de mon savoir, il me montrait pourtant un but social et religieux qui me reliait à la vie humaine, et rendait ma tâche sérieuse sans être exceptionnelle. Il ne comprenait pas que l’on dût se marier au début de son éducation, à moins que l’on ne voulût se dispenser d’être une personne et de compter à ses propres yeux pour quelque chose.

» Les circonstances de ma première jeunesse m’avaient merveilleusement disposée à goûter cet enseignement ; la persécution matrimoniale, qui, de la part de mon grand-père, avait été comme un couteau enfoncé dans mon cœur, le chagrin d’avoir affligé M. de Montroger envers qui j’étais si reconnaissante, ce mélange de révolte et de crainte, de repentir et d’orgueil, de tendresse froissée et d’épouvante insurmontable, avaient fait de moi un être nerveux et ombrageux dont la pensée s’était souvent réfugiée dans l’appel au suicide. Le jour où l’amiral, privé de mémoire et de raison, m’avait témoigné de l’aversion, j’avais couru à la falaise, et, sans Bellac, qui m’avait devinée et suivie, je me serais précipitée dans la mer. Ce jour-là, le digne homme avait assumé sur lui les devoirs d’un père, et il les remplit désormais selon les lumières de sa conscience. Elle ne le trompèrent peut-être pas, puisqu’il me procura le calme, la santé et l’égalité d’âme. Il me fit, je vous assure, un cerveau tout neuf, à l’épreuve des petites misères de la vie, de l’injustice des uns et de l’engouement des autres. Il m’apprit à m’estimer ce que je valais, ni moins ni plus, et, quand le besoin des études sédentaires se fit sentir, il me ramena, paisible et réconciliée avec le passé, dans cette maison paternelle où j’avais failli perdre la raison et la vie.

» Depuis ce moment, mon existence a été dominée par la soif de m’instruire, et c’est là une passion que vous ne connaissez pas autant que moi, vous qui, à beaucoup d’égards, êtes probablement plus instruit que moi. Il faut que je m’explique, vous allez me comprendre.

» Un jeune homme studieux, dans une position libre et convenablement aisée, n’a d’autre affaire que de s’instruire. S’il a vraiment une grande ardeur jointe à une réelle capacité, il assouvit sa soif, et tout l’y encourage. Il n’en est pas ainsi d’une femme, à qui le préjugé n’accorde pas le droit de s’absorber dans l’étude, et à qui, d’ailleurs, l’état des choses sociales, le vœu de la nature aussi sans doute, créent dès sa jeunesse des devoirs et des sujétions. C’est en vain qu’elle se soustrait au mariage et se dispense de se créer une famille. Tout est famille pour elle quand même. La femme est née pour être mère. Un instinct, qui est en même temps pour elle une conscience, lui commande l’adoption, c’est-à-dire toutes les sollicitudes du cœur pour l’ignorance ou la faiblesse. Si le monde et le plaisir détruisent cet instinct sacré, je l’ignore ; mais la recherche du vrai dans les hautes régions de la pensée est une chose normale et sainte, qui élève le sens humain sans le dénaturer. Ma première découverte, en rentrant dans mon pays et dans ma maison, fut donc le sentiment des nombreux devoirs que me créaient ma richesse et ma liberté. Je n’avais pas l’excuse des préoccupations de la famille personnelle. Plus je m’appartenais, plus il m’était enjoint de me répandre. Mon grand-père, pendant une dizaine d’années de bonne santé passées dans la retraite, avait fait beaucoup de bien. Sa bonté était adorable, et de grands instincts lui versaient des lumières suffisantes. Il avait formé la petite colonie de la Canielle, recrutée parmi des hommes d’élite mutilés par la guerre et rendus à leurs foyers. Dans les loisirs de sa vieillesse, il avait encore travaillé à élever leur niveau intellectuel et il y avait réussi ; mais, depuis sa maladie et durant mon absence, plusieurs des beaux vieillards ses contemporains étaient morts, et la génération suivante tendait à redescendre. Il était temps de s’en occuper. Les enfants et petits-enfants que mon grand-père avait bénis devenaient les miens. Je le sentis, et, sachant bien qu’il fallait agir avec ces gens-là par la persuasion de l’amitié, je repris l’habitude, sous prétexte de promenade et de flânerie, de passer presque tous les jours plusieurs heures chez eux, c’est-à-dire sur la mer et avec eux. Ils ne m’avaient pas oubliée, mais ils me croyaient partie pour toujours. Quand, au contraire, ils virent que je revenais pour toujours, ils se donnèrent à moi comme ils s’étaient donnés à l’amiral, et ils me devinrent non-seulement une société et une habitude, mais un milieu et une famille auxquels je n’ai jamais hésité une seule fois à sacrifier mon goût pour les livres et la solitude.

» Ce hameau maritime de la Canielle n’est, d’ailleurs, pas le seul coin de terre qui réclame ma sollicitude. J’ai de grandes fermes que je fais valoir par de vrais paysans, et où j’ai supprimé l’exploitation du pauvre par le riche. J’ai, en outre, sous la main bon nombre de familles éparses dans les cavées environnantes, ces délicieuses oasis enfoncées dans les déclivités de nos grands plateaux, nids de verdure, d’ombre et de fraîcheur, réceptacles de misère et de superstition, car c’est là que vit le véritable habitant, le petit propriétaire, presque aussi pauvre et aussi abandonné que le journalier. J’avais à m’occuper beaucoup de ces gens-là ; je les ai rendus plus sages et plus heureux.

» Enfin j’avais un petit milieu d’amis de mon grand-père dans la noblesse et la bourgeoisie du pays. Je ne voulais pas rompre avec ces familles que l’amiral avait aimées et protégées. Je leur consacrai certains jours et certaines heures. C’est là, je l’avoue, que j’ai perdu à peu près mon temps et que j’ai exercé le moins d’influence. Cette société de province, depuis qu’elle copie servilement les airs de Paris, a l’esprit et le cœur fermés à l’idéal, et vouloir la ramener serait inutile, puisqu’on y paraîtrait ridicule en l’essayant. Je pensai que l’exemple d’une bonne vie, retirée, occupée sérieusement, doucement heureuse, serait au moins un spectacle qui ferait réfléchir quelques jeunes têtes. J’ai tâché de faire aimer le vrai en moi : je n’ai pas fait beaucoup de conversions. Tout au plus ai-je retardé ou ajourné quelques-unes de ces perditions fatales qu’il faut voir avec plus de chagrin que d’indignation. Le courant du siècle est si fort !

» Avec tous ces devoirs résolument acceptés, il m’est resté pour l’étude un temps assez court et très-souvent interrompu. De là une soif toujours inassouvie qui m’a été très-bonne, je le déclare. Ces heures de fatigue physique et d’isolement forcé par ma position de fille charitable et honnête eussent pu être troublées par les dangereuses rêveries de l’ennui. L’impatience de reprendre une recherche laissée en train, la saine joie de m’y replonger et peut-être aussi cet attrait de curiosité qui tourmente la femme, sauf à l’égarer quand elle l’applique mal, voilà ce qui m’a conservée tranquille et bien portante d’esprit et de corps dans la solitude.

» Un seul drame intime a traversé ma vie et s’y est comme incrusté avec obstination, c’est l’amour de Montroger. Cet excellent ami a été réellement, par son manque de jugement, l’ennemi de mon repos. Il vous a tout raconté, vous savez donc que le dépit le jeta quelque temps dans le vice, et que sa mère vint me demander de l’en retirer à tout prix. Je m’attelai à ce devoir, mais ce ne fut pas sans y laisser ma liberté. Son amour-propre était tellement engagé dans la partie, et chez lui ce véhicule est si puissant, que je dus m’en servir pour le préserver des abîmes. L’amour complètement désintéressé n’était pas une notion à son usage. Il est de ces esprits positifs et absolus pour qui le bien est un droit à la récompense. Son obstination ne voyait cette récompense que dans ma préférence pour lui ; mais plus je le voyais bon garçon et homme d’instinct, moins il m’était possible de le prendre au sérieux. Malgré ses dix ans de plus que moi, c’était comme un gros enfant que j’avais à conduire. Dans un moment de reconnaissance, auprès du lit de mort de l’amiral, je m’étais juré de ne jamais blesser cet amour-propre que je savais déjà être le levier de son caractère. J’avais donc à cette époque résolu de ne pas me marier tant qu’il ne serait pas marié lui-même, et j’avais tenu parole sans grand effort et sans grand mérite.

» À l’époque où, pour l’empêcher de se perdre dans la débauche, je dus frapper son esprit par une sorte d’oracle mystérieux, je renouvelai en moi-même le serment d’attendre qu’il m’eût oubliée. Ce fut une imprudence dont sa vanité s’empara comme d’un espoir fondé et d’un droit acquis. Sans bien comprendre ce à quoi je m’engageais, car je ne devais ni ne voulais le lui dire, il pressentit en moi un dévouement dont il n’eut pas la délicatesse de vouloir me tenir quitte.

» D’abord je ne m’en alarmai pas. Sa mère mourait, il avait du chagrin et des préoccupations de fortune. Il eut peu d’efforts à faire pour remettre de l’ordre dans ses affaires ; car, s’il est facile à entraîner et capable de signer sa ruine après un souper, de sang-froid et rentré en lui-même il est très-effrayé de la pauvreté et incapable de vivre de travail ou d’expédients. Je pensai, en le voyant se ranger, qu’il se remettrait vite dans le courant du convenu par la grande sanction du mariage d’argent. J’attendais chaque jour qu’il me fît part de quelque projet de ce genre, tout en venant me demander comiquement le pardon de son infidélité. Il y vint, mais avec un peu de ruse, pour voir si j’en aurais du dépit, et il en eut lui, quand il me trouva charmée de sa guérison. Il joua ce jeu puéril assez souvent pour m’impatienter, et il le joue encore, car dix ans se sont écoulés sur ces alternatives de velléités et de déceptions. J’ai eu de la patience, mais l’heure de ma liberté n’est pas venue et Dieu sait si elle viendra jamais ! Pour accepter une affection digne de moi, il faut que je me prépare à je ne sais quel cataclysme. Voilà dans quelle situation vous trouvez votre marraine, Célio ! Aviez-vous prévu cela ? Non ; vous aviez fait sur son passé beaucoup d’hypothèses étranges, vous consentiez à être le père de son fils, le vengeur de son outrage, le sauveur de sa réputation perdue, l’appui de sa vieillesse abandonnée, toutes choses dramatiques, héroïques et dignes d’une grande âme très-exaltée : vous n’aviez pas voulu vous rendre à la réalité que l’on vous avait racontée, vous ne vouliez pas la comprendre, vous n’admettiez pas des obstacles si vulgaires, un roman si ingénu, des empêchements si légers. Eh bien, ils sont infiniment sérieux, ces empêchements. Ce n’est pas une forteresse à briser à coups de canon, c’est un flot qui monte sans gronder depuis quinze ans, c’est une tyrannie muette, douce en apparence, mais impassible comme un fait brutal : l’obstination d’une vanité humaine. Si Montroger ne se marie pas, je ne peux, je ne dois appartenir à personne !

Célie me regardait attentivement. Je devais être bouleversé, car je ne sais quelle sorte de colère venait de me mordre au cœur. Je haïssais Montroger, et je m’irritais contre la patience et la bonté de Célie. Je ne la trouvais en aucune façon engagée envers lui par une promesse dont le sens n’avait été clair que pour elle-même, et je ne voulais pas admettre qu’elle ne se crût pas le droit de la rompre. Avait-elle su, d’ailleurs, en contractant cette obligation, qu’elle s’engageait pour toujours ? Mille idées se pressaient dans mon cerveau tandis que je marchais éperdu dans le salon, froissant les fleurs que nous venions de cueillir et tenté de briser les vases comme j’eusse voulu briser Montroger. Toute ma situation s’était modifiée pendant que j’écoutais le récit de cette vierge sage. Il ne s’agissait plus de savourer les voluptés de l’amour mystérieux ; avait-elle conservé si précieusement sa chasteté pour la sacrifier à ma passion dans un jour de vertige ? Quel serait le lendemain ? Se résignerait-elle à l’impunité qu’assure l’hypocrisie ? Accepterait-elle le rôle de madone pour trahir son vœu à l’heure où les cierges s’éteignent dans le sanctuaire ? Cela était impossible à supposer, et je ne sais dans quelle langue j’eusse osé lui offrir de n’être que son amant. D’ailleurs, la partie était engagée. Du moment que Montroger se posait en arbitre de sa destinée, j’eusse rougi de descendre au rôle d’amant qui cache son bonheur. Reculer devant les droits et les devoirs que consacre le mariage eût été le fait d’un lâche, et, cette fois, le monde m’eût justement condamné. Je devais donc et je voulais être l’époux de mademoiselle Merquem, et toutes les répugnances que j’avais pu concevoir jusque-là pour cette union disproportionnée disparaissaient devant le fait de sa pureté sans tache, qui la faisait plus jeune que moi et plus désirable qu’aucune jeune fille de vertu non éprouvée. Sûr de la sienne, je ne pouvais plus être effrayé de sa richesse ; cette vertu me rendait assez fort et assez fier pour mépriser les lâches insultes de quelques envieux. Où était donc l’obstacle ? La crainte d’humilier un sot ? le danger d’un duel avec lui ?

— Hélas ! oui, me répondit doucement Célie, devant qui cette réflexion m’échappa tout haut : le danger de tuer celui qui a fermé les yeux de mon père, et qui, dans ce temps-là, était digne de tout respect, car il me protégeait contre sa malédiction et renonçait à moi sans arrière-pensée.

— Vous vous trompez, Célie ! Il n’y renonçait pas ; il me l’a confié : il espérait tout de votre reconnaissance. Votre fuite l’a rendu furieux !

— Eh bien, n’importe ; je ne peux pas accepter le remords auquel votre colère m’expose. Ah ! j’ai eu tort de…

Elle allait dire qu’elle se repentait déjà de m’avoir écouté. Je l’en empêchai.

— Non, lui dis-je, vous n’avez eu tort en rien ! La bêtise sublime dont vous vous reprochiez presque d’avoir été préservée par la froideur et l’égoisme, vous l’avez commise le jour où vous avez sacrifié votre avenir à cet ami de votre père. Pour cela, Célie, je vous adore, tout en maudissant l’objet stupide d’un si généreux dévouement ; mais vous ne m’avez pas tout dit, et ce n’est pas quand je commence à vous connaître et à vous aimer mille fois plus que je ne le croyais qu’il faut vous arrêter pour me parler de l’avenir. Il sera ce que votre volonté le fera. Doutez-vous déjà de moi, que vous ayez peur de ma violence ? Ne savez-vous pas que, si je vous faisais verser une seule larme, je ne me croirais pas digne de vivre ? Parlez encore. Oublions l’ennemi, il n’est pas sur la brèche. Parlez-moi de vous, de vous seule !

— Ne vous ai-je pas tout dit ? reprit-elle. Ne savez-vous pas à présent qui je suis ?

— Je ne le saurai jamais assez pour vous adorer comme je le dois.

— Je ne m’estime pas si haut. Je me sais juste et sincère, voilà tout. Je n’ai pas été héroïque jusqu’à présent. Voilà ce que vous voulez savoir, n’est-ce pas ? Vous pensez que j’ai souffert de mon sacrifice, et vous réclamez l’aveu de quelque douleur secrète immolée à ce pauvre Montroger ?…

— Eh bien !…. oui, à présent, je ne dois rien ignorer. Votre vie est la mienne ; tout ce qui vous a blessée, je veux en être frappé aussi pourvu connaître la souffrance et la guérison. Est-il donc vrai que vous n’avez jamais aspiré à l’amour ?

— Je n’ai pas dit cela. J’ai fait souvent ce rêve ; j’ai aspiré à aimer, mais je n’ai pas aimé ! J’étais renfermée dans un cercle qui ne se renouvelait guère. Vous connaissez tous les hommes que je vois, ceux que vous n’avez pas connus étaient tout pareils. Je ne sais si c’est un effet du temps que nous traversons, tout le monde se ressemble. Toutes les éducations ont le même résultat, tous les individus parlent et pensent de même. Ils ne croient à rien, ils n’ont rien à révéler. On ne peut pas davantage apprendre l’amour dans les livres nouveaux ; il n’y est plus. C’est un fétiche passé de mode, et les héros des vieux livres n’ont peut-être pas existé. Il faut qu’une jeune fille compose elle-même son type idéal. Il ne peut être que l’expression de ce qu’elle est elle-même. Elle le voit comme un reflet de sa propre pensée, et, quand cette pensée n’est que brouillard et fantaisie, la première poupée venue est le prince Charmant de sa fiction. Celles qui ont des ambitions plus accusées ne cherchent même pas à se représenter la figure et le caractère du fiancé. Elles rêvent au coffre-fort ou à la corbeille. Ce qui leur apparaît dans une auréole, c’est un équipage et un hôtel. Je n’ai pas la prétention d’avoir eu des rêves sublimes ; mais, dans un esprit sincère et dévoué comme le mien, je ne pouvais admettre que le compagnon de mon choix ne fût pas mon égal en affection et en loyauté. Je l’aurais peut-être rencontré dans un milieu plus rempli et plus renouvelé par l’agitation du monde ; mais ma fierté ou ma méfiance, peut-être aussi ma paresse, m’eussent empêchée d’aller à la recherche comme une miss américaine, quand même je me fusse sentie dégagée de mon vœu. Ce vœu qui pèse sur ma conscience m’a beaucoup ennuyée, mais il m’a préservée. On me fait bien un peu souffrir quand on me reproche mon prétendu parti pris. J’ai contracté l’habitude d’en sourire et de ne pas m’expliquer. Une seule douleur réelle me donne quelquefois des élancements au cœur, c’est quand je vois des enfants dans les bras de leurs mères, et c’est pour me défendre du rêve trop ardent de la maternité que je n’ai voulu accaparer aucun enfant. Enfin, ce qui vous expliquera la victoire de ma bonne humeur sur quelques passagères impatiences, c’est que je me suis longtemps crue livrée au provisoire et que j’ai eu vingt fois l’occasion de me dire : « Il se mariera, et alors je songerai à moi. Je n’y veux songer que quand le moment viendra. Puisqu’en attendant j’ai beaucoup d’éléments de bonheur, je saurai en profiter et ne pas être ingrate envers tant de braves cœurs qui m’aiment et me font une atmosphère tiède et saine où mon âme ne se sent pas dépérir. Je suis une grande plante de la Neustrie. L’ombre de beaucoup d’arbres m’est salutaire, et nos grands hâles de la plaine m’eussent tuée. Restons dans la vallée, où les fleurs sauvages se développent sans tempête et sans soleil. » Voilà où j’en étais quand votre tante, après m’avoir beaucoup parlé de vous, vous a présenté à moi. Vous m’avez trouvée gaie, et vous en avez paru très-étonné ; l’êtes-vous encore ?

— Non, votre gaieté est une sainteté que je comprends ; mais ne vous interrompez pas. Vous en êtes venue à me permettre de vous adorer ; ne voulez-vous pas me dire comment j’ai su vaincre cet effroi que vous aviez de toute expansion et de toute curiosité trop vive ?

— Vous ne l’avez pas vaincu. Tenez, j’ai la figure calme par habitude, mais j’ai un tremblement de fièvre en vous parlant, et, en même temps que mes mains brûlent, je sens mes épaules glacées. Que voulez-vous ! j’ignore les grandes émotions, j’ignore l’amour, j’ignore tout. Et puis je ne me crois pas le droit de vous répondre avant que nous ayons vidé la grande question. Voyons ! Supposez que je vous aime, que je ne sois pas effrayée de votre jeunesse et que je partage la confiance absolue que votre tante a en vous. Supposez encore que, conformément aux lois delà franchise et de la délicatesse, je m’en explique avec Montroger : n’êtes-vous pas déjà révolté à l’idée qu’il me faudrait sa permission pour vous choisir ?

— Oui, j’en suis furieux malgré moi ; mais je reconnais que c’est un sentiment injuste et farouche. Je le vaincrai.

— Bien. Vous comprendrez que je ne peux pas inaugurer une ère d’espérance et de liberté en brisant l’orgueil d’un vieil ami si gâté jusqu’à présent. Qu’il en ait abusé, ce n’est que trop certain, mais c’est ma faute. J’ai cru trouver dans son estime et dans son attachement des compensations qui m’échappent. Il ne fallait pas tomber dans la bêtise sublime du sacrifice par amitié. Il pourrait me répondre que j’ai fait ce sacrifice à la mémoire d’un mort chéri, et j’avoue que je serais effrayée de cet argument. Il me semble que, le jour où je foulerais aux pieds la souffrance de Montroger, cette âme de mon père qui s’est réconciliée avec moi me crierait que je me sépare d’elle et lui inflige une seconde mort.

— Je me soumets. Vous parlerez à Montroger.

— Supposons à présent que Montroger tombe dans le désespoir et ne se soumette pas !

— Mais, par la mort ! de quel droit… ?

— Ah ! prenez garde ; vous voilà jaloux de lui ! Il me semble qu’au fond de cette colère, il y a un soupçon ! Ne me le dites pas, ne me le dites jamais. Le doute me tuerait !

— Non, m’écriai-je en baisant ses pieds ; non, je ne doute pas ! Chassez-moi, si cela m’arrive, et oubliez moi. Je ne peux pas me livrera un pire châtiment, mais dites-moi pourquoi cet homme se révolterait contre vous ? Il est donc insensé ?

— Il a l’esprit faible ; son organisation puissante et incomplète présente tous les contrastes. Il est bon, humain et tendre, en même temps qu’il est vain, égoïste et vindicatif. Oui, tout cela est en lui. C’est une forte nature qui porte les bons et les mauvais instincts entassés confusément dans une cervelle où manque la clef de voûte du raisonnement. Il peut être chevaleresque ou absurde, méchant ou généreux. Dieu sait ce qu’il sera !

— Et vous ne voulez pas que je le tue ?

— Si vous le tuez, nous ne pourrons jamais nous revoir. Préférez-vous votre haine à votre amour ?

— Eh bien, il me tuera, et ma destinée sera accomplie !

— Et la mienne ? vous ne vous en souciez pas ?

— La vôtre ! rien n’y sera changé. Mon amour ne vous aura pas profanée, ce sera un sacrifice de plus que vous aurez fait à l’amitié, et votre gloire n’en souffrira pas.

— Ah çà ! s’écria-t-elle avec un mouvement de colère qui la fit resplendir de la tête aux pieds, comment donc me parlez-vous ? Vous ne voyez donc pas que je vous aime ?

Ce mot magique chassa tous les fantômes qui m’obsédaient, et l’image de Montroger se dissipa comme un atome dans le rayonnement du soleil. Je le voyais bien, je le savais bien, qu’elle m’aimait ! J’aurais attendu avec confiance et avec terreur qu’elle osât me l’avouer ; mais le lui entendre proclamer avec énergie, et la voir se transfigurer, devenir femme sous le choc électrique de la passion, c’était de quoi devenir fou. Je pleurai de bonheur à ses genoux. Elle était comme foudroyée de sa défaite, et elle me reprocha de l’avoir précipitée plus vite qu’elle ne voulait.

— Vous m’avez blessée et irritée, me dit-elle en pleurant, vous m’avez parlé comme à une coquette sans cœur. Mon âme s’est révoltée, et voilà que vous me savez désarmée devant vous. Ne vous fiez pourtant pas trop à ma faiblesse. Une femme habituée à se vaincre a des retours de force qui ne sont ni caprice ni trahison. Je n’aurai jamais à rougir de vous avoir laissé lire dans mon cœur, car, si je me reprends et me dérobe, vous saurez bien que c’est pour vous préserver des dangers qui m’environnent. Vous m’aimez, vous m’aimez beaucoup, je le crois. Si je ne vous appartiens jamais, et cela est possible, ce sera une consolation pour moi de ne vous avoir ni méconnu ni repoussé. En vous le disant avec douceur, j’aurais certainement rendu votre sacrifice moins coûteux, et le souvenir de ces jours de tendresse vous fût resté cher ; mais vous vous emportez et je m’emporte ! À présent, vous voyez que, s’il faut nous quitter, je souffrirai autant que vous, et je n’aurai pas réussi à vous donner le courage.

— Vous ne souffrirez pas, nous ne nous quitterons pas, nous ne renoncerons pas l’un à l’autre, c’est impossible ! Je ne sais quel miracle interviendra pour concilier vos scrupules et votre bonne et sainte renommée avec votre liberté et mon bonheur ; mais ce miracle se fera. Ne regrettez donc pas de m’avoir enivré de joie, car vous m’avez rempli de force, et à présent je ne hais plus Montroger. Je le plains, je l’aime presque ; je ménagerai son caractère, je serai patient, j’attendrai qu’il devienne juste. Voyez ! la moitié du miracle est déjà accomplie, puisque vous n’avez plus rien à craindre de moi contre lui, et c’est vous, c’est un mot de vous qui a opéré le prodige. Celui qui est aimé de vous ne peut plus être un homme aveugle et ombrageux comme les autres. Votre amour donne la lumière et la foi.

— Est-ce bien sûr ? répondit-elle en me tendant la main. Pouvez vous jurer que vous ne reviendrez pas sur ce que vous venez de dire ?

— Je voudrais, repris-je, que Montroger fût ici pour un instant ! Vous verriez que je suis capable de lui serrer la main avec franchise, comme je baise la vôtre avec piété, en abjurant toute révolte et tout dépit.

J’avais à peine formulé cet engagement, que le vieux Anseaume entra pour dire à mademoiselle Merquem :

— M. le comte de Montroger demande si mademoiselle peut lui donner audience.

Célie tressaillit, mais elle répondit sans hésiter :

— Tout de suite.

Le majordome sortit.

— Ceci est un vrai coup de théâtre, me dit-elle ; nous allons voir si vous me tiendrez parole bien franchement !

— Oui, vous allez le voir malgré le déplaisir de la surprise… Dois-je vous laisser seule avec lui ?

— Certainement, car il est soumis à mes habitudes, et, s’il me demande audience, c’est le mot consacré chez une personne qui ne reçoit pas de visites, il faut qu’il ait quelque chose de particulier à me dire.

Montroger fut introduit. Malgré son grand usage du monde, il eut, en me trouvant chez Célie, un éblouissement. Le grave Anseaume, qui ne disait jamais une parole inutile, ne l’avait pas averti de ma présence.

La bonne humeur avec laquelle je lui tendis la main le remit d’aplomb. Il eut pourtant un nouveau vertige en voyant les grands vases dont les panaches de verdure semblaient le narguer. Il n’y comprit rien ; mais un dérangement si notable dans le coup d’œil général de l’appartement le troubla, et il ne put s’empêcher d’interroger le regard de mademoiselle Merquem, qui feignit de ne pas s’en apercevoir et se hâta de le ramener au but de sa visite.

— C’est le jour des affaires, à ce qu’il paraît, lui dit-elle. J’ai fini avec celles de ma chère voisine, madame du Blossay, et je suis à vous.

Puis, s’adressant à moi :

— Vous répondrez à votre tante que ses désirs sont des ordres, et, comme vous passez par la grève, vous direz à Guillaume que je compte l’y voir dans une heure.

Je me retirai en commentant cet ordre inattendu. Je crus comprendre qu’il avait un sens caché, et que c’était à moi d’attendre sur la grève qu’elle vînt me rendre compte de son entretien avec Montroger.

J’étais comme brisé par cette apparition malencontreuse, et je n’étais pas sans inquiétude sur le but de la visite. Si la destinée était décidée à presser les événements, c’était à moi de les attendre de pied ferme. N’étais-je pas l’être le plus heureux de la terre, et, si dans une heure mon rival, s’attachant aux pas de Célie, venait me brûler la cervelle, de quoi aurais-je à me plaindre ? Telle est l’ardeur des joies d’amour dans la jeunesse, que je me sentis transporté d’enthousiasme à l’idée de payer de ma vie les moments d’ivresse que je venais de passer aux pieds de ma bien-aimée marraine. Il me fallut faire un effort pour ne pas me jeter dans les bras de Stéphen en lui criant que j’étais le roi de la création. Pourtant, il vit le rayon sur ma figure et me dit en souriant :

— Allons, il paraît que ça va mieux ?

— Ça va très-bien, mon ami, le malaise de ce matin est dissipé, et, quant à nos craintes relativement à ce Rio-Negro, elles n’étaient pas fondées. On se moque de ce qu’il pourra dire, on a de lui une lettre fort comique.

Et, comme j’avais besoin d’expansion et d’excitation, je lui transmis de mémoire les phrases de cette remarquable épître en riant aux éclats. Stéphen ne riait jamais, mais il daigna sourire et me fit répéter quelques expressions burlesques qu’il voulait donner comme spécimen du genre à un vaudevilliste de ses amis.

Quand il vit qu’il ne m’était plus nécessaire, il se remit au travail, et à tout événement j’errai sur le rivage désert sans m’éloigner beaucoup du peintre, qui me servait de prétexte pour être là, et sans perdre de vue l’escalier de la falaise.

Je n’attendis pas une heure. Ma souveraine m’apparut souriante et décidée. Nous entrâmes ensemble dans une grotte creusée par les vagues au bas du rocher, et que tapissait une mousse veloutée couleur d’hyacinthe.

— Il n’a aucun soupçon, me dit-elle. Il venait me faire part d’une étrange fantaisie. Il se dit épris de votre cousine Erneste.

— En vérité ! que le ciel bénisse ce projet !

— Mais c’est impossible ? Et le jeune la Thoronais ?

— On n’a pas encore pris d’engagement sérieux.

— Mais ils s’aiment, ces enfants !

— Non.

— Comment, non ?

— Vous n’avez donc pas remarqué qu’à votre dernière soirée, Emma entreprenait le fiancé d’Erneste, et qu’Erneste, pour se venger…

— Si fait ; mais ce sont des enfantillages ; au fond…

— Au fond, les enfants de ce temps-ci n’aiment pas.

— Voilà qui est triste ! Ainsi vous croyez que Montroger n’a pas rêvé le désir qu’Erneste a de lui plaire ?

— Il ne l’a pas rêvé. Erneste le sait très-riche, elle est ambitieuse comme une autre, et, d’ailleurs, le triomphe de consoler votre victime,… car elle est vaine aussi.

— Ah ! mon Dieu ! j’ai donc eu bien tort de dissuader Montroger de cette idée ?

— Il faut vite réparer cette faute. Il faut lui écrire, le rappeler, dire que vous vous êtes trompée. Il faut voir ma tante, il faut…

— Il faut d’abord que vous partiez, vous ! Oui, ne bondissez pas ! Il faut aller passer une quinzaine où vous voudrez, mais sans que l’on sache où vous êtes. Ne voyez-vous pas que le moment de la crise est déjà venu, et qu’il ne faut pas l’éviter ? Ou Montroger me trompe et m’annonce un nouveau projet de mariage pour m’éprouver encore une fois, parce qu’il soupçonne la vérité, ou il est enfin sincère et il peut se décider pour Erneste, si la vanité blessée ne me le ramène pas. Dans le premier cas, il faut que je m’explique avec lui et que je réduise au silence une jalousie ridicule en lui disant que j’ai fait un choix et en le sommant, au nom de l’honneur et de la raison, de l’approuver. Cette explication est peut-être grosse d’orages, je n’en sais rien ; mais, n’ayant rien à craindre pour moi-même de sa vengeance, je veux vous y soustraire, Oh ! ne résistez pas ! Vous m’avez promis du bonheur, il ne faut pas commencer par me faire mourir d’inquiétude. Dans le second cas, il faut que j’encourage son projet sur Erneste avec beaucoup de prudence, mais sans recourir à l’hypocrisie. Vous ne pouvez pas exiger que je sois forcée de mentir deux fois, car je viens de mentir avec aplomb devant vous, et encore plus après votre sortie. J’avais peur pour vous, j’ai très-bien menti ; j’ai expliqué votre visite par une petite restitution de votre tante, à qui j’ai prêté, en effet, quelque argent pour parfaire le payement du Plantier ; mais je me suis sentie si mortifiée d’être réduite à ce rôle de fille coupable, moi qui ne suis pas habituée à pareille chose, que j’ai juré de ne plus m’y exposer. Je ne veux donc pas vous revoir avant le jour où je pourrai dire tout haut que je vous aime.

— Vous savez bien qu’avec ce mot-là vous m’enverriez au bout du monde ; mais ne m’envoyez pas trop loin !

— Irez-vous où je vous dirai d’aller ?

— Oui. Est-ce près ?

— C’est à une dizaine de lieues, à Yport, une oasis que les baigneurs et les touristes n’ont pas encore découverte, le plus charmant endroit de la côte. Il n’y a que des pêcheurs. Vous y attendrez mes ordres.

— J’irai.

— Tout de suite ?

— Ah ! grands dieux !

— Allons ! jurez de m’obéir !

— Je le jure.

— Eh bien, merci, comptez sur moi.

— Ainsi je vous laisse seule, sans appui, livrée aux ennuis d’une lutte pénible, et, pendant que votre repos, votre bonheur peut-être, seront menacés, je me croiserai les bras, moi qui voulais vous porter à travers les abîmes !

— Il n’y aura pas d’abîmes à franchir pour moi quand vous ne serez plus là ; je ne crains rien des emportements de Montroger, ce n’est pas devant moi qu’il oserait s’y livrer. En restant, vous me paralysez, vous me perdez !

— Je pars !

— Allez embrasser votre tante, dites-lui tout.

— Tout ?

— Absolument tout, je le veux.

Je m’arrachai de la grotte en me retournant vingt fois. Je faillis y rentrer lorsqu’au moment de sortir je vis Célie, éclairée par le reflet pourpré des parois humides, svelte et chatoyante comme une nymphe fantastique, frissonnante comme l’algue dont les longs rubans s’enlaçaient à ses pieds ; elle m’envoyait du bout des doigts un baiser maternel en me criant :

— Dieu te protége, mon filleul !…

J’aurais voulu retourner mourir à ses genoux, elle me repoussa du geste avec autorité. Je m’enfuis sans songer à aller prendre congé de Stéphen.

Je me soulageai en versant ma peine et ma joie dans le cœur de ma tante. Elle ne fut d’abord frappée que de la possibilité du mariage de sa fille avec Montroger. Elle faisait grand cas de lui, et, malgré ce que mademoiselle Merquem redoutait de son caractère, elle ne voulait s’en effrayer ni pour l’avenir d’Erneste ni pour le mien.

— Célie le voit en noir, disait-elle. Je comprends cela, elle a trop souffert autrefois à cause de lui ; mais le voilà calmé par l’âge. D’ailleurs, eût-il beaucoup de défauts, je le préférerais encore pour ma fille à ce jeune homme qui sort de la finance, un milieu bien positif, et qui appartient à la génération des éreintés modernes. Je lui trouve trop d’esprit, je crains qu’il n’aime pas. Montroger a fait ses preuves. Il a aimé en égoïste, je l’avoue, mais c’est toujours une manière d’aimer : tout est préférable au néant. J’aiderai donc de mon mieux cette bonne chance, si elle se présente. J’aurais eu grand besoin de tes conseils et de nos entretiens du soir ; mais Célie a peur pour toi, et cela me gagne. Va-t’en vite et prends patience. Tu es loyalement aimé, je t’en réponds.

— Cruelle tante ! vous saviez mon bonheur et vous me le cachiez !

— Et vous, monsieur mon neveu, m’aviez-vous confié votre amour ?

— Vous le deviniez bien.

— Je le voyais et j’étais remplie d’espoir, car celui de Célie était un peu mon ouvrage. Sans moi, il lui eût fallu des années pour savoir qui tu es. Grâce à moi, elle te connaissait comme moi-même avant ton arrivée. Elle n’avait plus qu’à te voir, et ta figure a été comme la signature de ton portrait. Tiens ! je vais te confier un trésor, ce sont des lettres qu’elle m’a écrites depuis qu’elle te connaît. Jure-moi de ne les lire qu’à Yport. Elles te donneront le courage d’attendre, elles te feront sentir qu’on peut souffrir et languir quelque temps sans se plaindre quand c’est pour l’amour d’une femme si parfaite.

Je partis à l’entrée de la nuit, seul et à pied, à l’insu d’Erneste et de tous les gens de la maison. Il fut convenu avec ma tante que je serais censé avoir reçu une lettre de Paris, et que j’avais gagné le chemin de fer en me promenant. Je m’étais costumé solidement et rustiquement, à la manière de Stéphen, et je marchai le sac aux épaules jusqu’à Fécamp sans m’arrêter. Là, je pris quelques heures de repos, et, après avoir fait une dernière étape très-courte, j’étais à Yport vers midi. Dès que j’eus arrêté un logement et déposé mon fardeau, je descendis à la plage pour chercher un coin désert où je pusse lire les lettres que ma tante m’avait confiées. La première figure que j’aperçus fut celle de Stéphen.

— Vous voilà étonné ? me dit-il. Je le suis presque autant que vous ; mais le petit amiral a commandé, et j’ai obéi sans écarquiller les yeux. Voici ce qu’elle m’a dit hier sur la grève de la Canielle : « Votre ami part tout de suite, c’est moi qui l’exige. Pour des raisons qu’il vous dira et qui me concernent, il va passer quelques jours à Yport. Si vous avez de la sympathie pour moi comme j’en ai pour vous, allez l’y rejoindre sans trop de regret ; vous ne pouvez manquer de lui être agréable, et il peut se présenter des circonstances où vous lui serez utile. Le secret est nécessaire ; voulez-vous me le promettre ? » J’ai répondu : Ça suffit. J’ai été boucler mon sac, et me voilà. Ne me dites rien, si vous voulez ; je crois que je devine, mais je ne saurais pas bien causer de ces machines-là, et puis ça me ferait perdre du temps. Je finirai très-bien ici mes études commencées là-bas. D’ailleurs, j’en ferai peut-être de meilleures, l’endroit me plaît, et vous me voyez en train de chercher mon sujet. Quand vous me voudrez, vous me trouverez.

Nous mangerons ensemble et nous fumerons le soir. À toute heure du reste, pour quelque affaire que ce soit, vous m’aurez sous la main.

Quel digne et excellent homme que ce Stéphen ! Je lui serrai les mains avec effusion, tout en souriant avec attendrissement des terreurs de Célie. Elle craignait donc que Montroger ne découvrît ma retraite et ne vînt m’y chercher querelle ?

Pour moi, j’avoue que je ne pouvais prendre ma situation au tragique. Je me faisais l’effet d’un enfant gâté de la destinée, et les tendres inquiétudes dont j’étais l’objet me rendaient presque honteux d’avoir si vite inspiré tant de sollicitude et conquis tant de bonheur.

Stéphen ne me permit pas de le remercier de son dévouement.

— Ah çà ! est-ce bête, dit-il, ce que vous me chantez là ! Laissez-moi donc tranquille ! Assez, voyons, ne parlons plus de cela. Occupez-vous de notre pot-bouille pour les repas. Je serai à sept heures clochant devant l’église.

Je m’enfonçai dans les rochers et je lus les lettres. Je connaissais l’écriture claire et moelleuse de Célie. J’avais épié ses envois à ma tante pour voir les adresses. J’avais été amoureux de cela comme de toute l’action de sa personne. L’harmonie était complète. Ces lettres résumaient comme un bulletin à peu près hebdomadaire la situation de son esprit. La première disait :


« Si je ne vous sentais loyale comme moi-même, je ne vous dirais pas l’impression qu’il a faite sur moi ; vous voulez la connaître et vous jurez qu’il n’en saura rien : la voici. — Il ne ressemble sous aucun rapport à aucune personne que j’aie rencontrée. Il m’étonne. Il sait dire tout ce qu’il faut pour qu’on le prenne en grande estime et en sérieuse considération. Il pense ce qu’il dit, je n’en doute pas, puisque vous l’affirmez, mais est-il capable de le réaliser ? Permettez-moi d’hésiter un peu à le croire. Les hommes susceptibles de grands dévouements ou de grands actes d’indépendance ne connaissent pas si bien leurs forces. Quand ils en ont besoin, ils les trouvent sans trop savoir d’où elles leur viennent. Le très-grand développement de la théorie en fait d’idéal me fait l’effet du travail consacré à la confection d’un mets exquis. En s’y appliquant, on y goûte, et, quand il a acquis le degré de perfection nécessaire, l’appétit est émoussé ; on le mange sans plaisir ou on ne le mange pas. Vous direz que je me trompe : quand même il serait le phénix annoncé, laissez-moi vous dire encore que votre rêve ne me fera pas rêver. Pour recouvrer ma liberté, il me faudrait soulever des montagnes, et la passion seule entreprend ces prodiges. Je n’ai pas en moi la grandeur voulue. Je suis douce par tempérament, par conséquent un peu lâche. Je ne me suis jamais sentie capable de faire souffrir quelqu’un, même pour son bien. Qui ne sait pas condamner ne sait peut-être pas récompenser. C’est un peu mon histoire. J’ai trop regardé la nature, où il n’y a ni bien ni mal absolus. Dieu étant donné pour moi comme l’être qui renouvelle tout et n’anéantit rien, mon instinct n’est pas de haïr et de condamner certains êtres pour en exalter et en adorer certains autres. J’aime d’une manière infinie, c’est-à-dire sans emportement et sans besoin de domination. Je ne pourrais pas absorber une âme, je craindrais de la posséder. Je me dois à toutes celles qui m’invoquent ; mon pâle et inoffensif bonheur consiste à n’être paralysée par aucune.

» Je n’ai donc ni les vices ni les vertus des grandes organisations, et je ne me fais pas d’illusions sur mon impuissance relative. Pourquoi essayer de me changer ? Vous voulez que j’aspire à un bonheur que j’ignore. En quoi l’ai-je mérité, moi qui n’en sentirais peut-être pas le prix ? Et où prenez-vous que je saurais le donner ? À l’état de neige pure, je suis quelque chose ; que serais-je à l’état de neige fondue ? Un torrent troublé peut-être ! Non, vrai, chère et digne amie, je ne m’ennuie pas de moi telle que je suis, je n’ai pas besoin d’aimer. Le temps a fait son œuvre sans que je m’en sois aperçue. L’oreiller de la chasteté est si doux et si sain, que mon existence s’est immobilisée sans secousse ; mais, ne nous y trompons pas, c’est bien une espèce de pétrification intérieure, et il n’y a pas de quoi se vanter. Il n’y a pas lieu non plus de se plaindre ; on doit accepter les faits accomplis. Dieu lui-même les consacre. »


DEUXIÈME LETTRE.

« Vous exigez que je vous écrive encore sur ce sujet ; ai-je raison de vous obéir ? Jusqu’ici, j’ai laissé couler ma vie comme une petite source, claire et paresseuse. J’ai reflété plus que je n’ai recueilli. Est-il bon de se regarder vivre et de s’écouter penser ? Il faudrait peut-être réserver cela pour les moments de crise. Vous allez me faire croire que j’arrive à un de ces moments ; vous essayez même de me persuader que j’ai dérangé à mon insu quelque chose dans une autre existence. Ah ! le ciel m’en préserve ! Ne me jetez pas dans la frayeur, ma digne amie. La peur est un trouble, et mon ambition est de rester dans le vrai en ce qui me concerne.

» Non, il ne m’aimera pas, soyez tranquille, j’y mettrai ordre. Il est passionné, je le vois bien, j’avais tort de douter de son énergie. Il est capable de s’enthousiasmer et de se dévouer beaucoup. Plus je l’apprécie, plus je dois le préserver d’un vain songe. À une nature militante comme la sienne, ce qu’il faudrait, c’est une belle enfant comme Emma, avec de grandes énergies, des aspirations ardentes, de très-grands défauts et de très-brillantes qualités. Épurer ces jeunes instincts sauvages, diriger cette plante folle, développer sa sève et l’empêcher d’accrocher ses vrilles aux broussailles, pour lui faire porter plus haut ses fleurs et ses parfums, ce serait là une occupation, un but, drame et poëme dignes de lui. Que trouverait-il à changer dans une personne sage et sociable telle que moi ? Rien que la personne elle-même, c’est-à-dire tout, et vous verriez alors que, vite lassé de mon calme plat et n’ayant aucune tempête à combattre, il s’ennuierait de moi. L’ennui est une haine ; c’est même la plus implacable de toutes.

» Je ne me risquerai pas ainsi. Le danger de faire un malheureux me préservera toujours, je crois, du danger de me vouer au malheur pour mon compte. Songez à ce que je vous dis là, et continuez à décourager absolument. Ne permettez pas les expansions ; on s’exalte dans les confidences, et l’on arrive à se persuader ce que l’on n’éprouve pas bien réellement. Moi, vous savez, je ne comprends jamais rien, et je me détourne des projectiles. C’est le plus sûr moyen de défense. Je n’en connais pas d’autre, car je ne saurais pas jouer avec l’amitié pour avoir la musique de l’amour dans l’oreille sans le laisser pénétrer jusqu’au cœur. Le jour où j’accepterais l’amitié vive sans trouble et sans crainte, je me mépriserais. Je ne dois, je ne veux rien accepter. »


TROISIÈME LETTRE

« Hélas ! oui, je le vois, il songe à moi, et le voilà qui entame ce jeu périlleux que je voulais éviter à tout prix. Il veut que j’entende le chant d’amour sur des paroles consacrées à l’amitié. Il s’y obstine, et ma volonté n’est pas de force à se mesurer avec la sienne. Je n’ai eu qu’un seul combat à soutenir dans ma vie, et, bien que les conséquences fussent sérieuses, l’objet de la lutte n’avait rien de redoutable en lui-même. Je vous disais que l’ennui est implacable, je l’ai bien senti avec M… Ici, ce ne serait pas la même chose. L’homme est dangereux à écouter, et il ne faut pas se laisser charmer par la vanité de l’occuper. La peur de devenir coquette a été le cauchemar de mon existence, vous le savez. Je me suis juré que, le jour où je sentirais le révélation de l’amour, je fuirais au bout du monde, si je ne sentais pas en même temps la confiance absolue, et que, dans le cas où cette confiance irait de pair avec la sympathie, je n’hésiterais pas un instant à être franche, à me déclarer vaincue ; mais, en me promettant cela, j’étais bien vaniteuse apparemment, car aujourd’hui je me répète ce que je vous disais l’autre soir. Suis-je faite pour être aimée ? et si j’allais prendre l’engouement et la curiosité pour l’affection vraie, dans quels abîmes ne serais-je pas menacée de rouler ? Voilà que j’ai sérieusement peur. Si vous apprenez un de ces matins que je suis partie avec Bellac pour aller faire des études sur le mont Rose, ou le mont Blanc, ne vous étonnez pas trop. »


QUATRIÈME LETTRE

« Te n’ai pu arrêter le flot. Il a rompu la digue. À présent, vous savez tout, il veut adopter l’enfant, et vous l’approuvez ! Ah ! mon amie, vous ne m’avez pas aidée ! Loin de là, vous avez rendu ma résistance impossible. Elle eût été coupable envers l’enfant, hypocrite envers moi-même. J’ai accepté la grande amitié et je sais que c’est de l’amour. C’en est donc fait, l’amour triomphe ! Il est entré dans mon cœur sans que j’aie senti la moindre blessure, et, chose étrange, sans y apporter le moindre effroi… J’ai eu peur d’avoir peur, et ce fantôme s’est évanoui comme un mensonge de mon imagination. Je suis si étonnée, que je ne sais comment vous dire ce qui s’est passé en moi. Je crois que je ne m’en suis pas rendu compte. Il m’a parlé, parlé… Que m’a-t-il dit ? Je ne sais plus ! Ce n’étaient pas des formules de magie, car cela me paraissait clair comme le soleil, évident, irrécusable.

» Il m’aimait de toute son âme, cela me paraissait tout simple. Je n’étais plus craintive, je n’avais plus d’humilité, pas même de modestie pour nie défendre de croire trop vite. Et, à présent, je ne rougis pas en vous écrivant, je ne tremble pas… Si fait, je tremble et rougis beaucoup, mais cela ne ressemble point à de la honte ; au contraire, c’est une fierté qui vient tout relever et réchauffer en moi, comme si j’avais tout à coup découvert ma raison d’être. Je m’apparais à moi-même dans le passé comme une ébauche de ce que je suis dans le présent. J’ai traversé des amas de nuages qui se reformaient toujours devant mes pas ; aujourd’hui, je marche en pleine lumière, et c’est bien moi. Je ne rêve plus. Mon cœur bat vite et fort. Tout est riant et coloré autour de moi, je comprends le sens d’un mot qui ne m’avait semblé avoir qu’une valeur relative : être heureux ! Oui, c’est être heureux que de vivre dans deux âmes à la fois ; autant dire avoir deux âmes ; c’est la vraie définition de l’amour, n’est-ce pas ? c’est le complément de la vie, c’est son apogée ; c’est végéter que d’être seul. Comment ai-je fait pour vivre ainsi ? Je n’y conçois rien. Est-ce que dix mille ans ne se sont pas écoulés depuis vingt-quatre heures ? Je ne me souviens plus de moi, c’est comme si j’avais franchi le seuil d’un monde pour entrer dans un autre. Peut-être que votre enfant m’a tuée pendant que je dormais, et que, grâce à lui, je me réveille dans l’immortalité. Quel bienfait ! comme il a eu raison d’avoir ce courage ! Je le sens, l’amour ne peut pas être égoïste : c’est la reconnaissance infinie… Mais ne vous hâtez pas, laissez-lui le temps de tout savoir. L’obstacle existe, plus sérieux qu’il ne pense. Il faudra qu’il m’aide à le rompre. Comment ? Je ne sais pas, je n’ai pas encore eu le courage d’y songer. Laissons passer quelque temps. Laissez-le douter de moi ; il a peut-être besoin de douter pour bien connaître la force de ses résolutions. C’est une épreuve à laquelle je ne dois pas avoir l’orgueil de me soustraire, et c’est un droit que je lui reconnais. Quand il m’aimera, même avec la crainte que je ne réalise pas sa première illusion, je serai sûre de l’avenir, car je deviendrai parfaite. Ce sera très-facile ; il suffira qu’il le veuille ; n’en doutez pas, tout doit être prodige dans l’amour.

» Quel que soit le dénoûment, un déchirement terrible peut-être, je l’aimerai toujours, moi, et son souvenir restera béni, car c’est lui qui m’a donné la vie, et j’aime la vie passionnément depuis vingt-quatre heures. »

Cette dernière lettre était datée du matin du jour où j’avais reçu le baptême à la Canielle. Ce jour-là, elle m’aimait déjà. Je n’avais pas, comme je l’imaginais, conquis sa première estime sérieuse dans le sauvetage. Depuis la veille, elle s’était dit qu’elle serait à moi ; en m’adoptant pour son filleul, elle m’avait adopté pour son fiancé. Que s’était-il donc passé en elle pour qu’elle conçut l’étrange fantaisie de m’éprouver si cruellement le lendemain du baptême ? Elle avait eu un moment de terreur en entrant dans la suprême crise. Elle avait joué le tout pour le tout et résolu de savoir le mot de sa destinée en frappant sans pitié l’oracle pour lui arracher la vérité. Ou bien, se sentant irrésistiblement entraînée, elle avait voulu à tout prix se retenir sur la pente, faire rouler un rocher entre nous pour me forcer à le gravir et à lui laisser le temps de la réflexion. Elle avait échoué, j’avais franchi l’obstacle en m’y déchirant. Une âme comme la sienne ne pouvait exiger davantage pour se donner.

J’étais enivré de bonheur. Le soir, j’écrivis à ma tante, n’osant écrire à Célie ; mais il n’y avait pas de raison pour qu’elle ne lui montrât pas mes lettres, et je pouvais répandre tout mon cœur, comme elle avait répandu le sien, dans le sein de ma mère adoptive. Bientôt celle-ci, en me répondant, m’envoya une nouvelle lettre de sa jeune amie à elle adressée, et ainsi nous pûmes échanger nos effusions comme si nous nous fussions parlé sans contrainte devant ma tante. L’adorable femme se prêtait à notre chaste roman avec une confiance juvénile, et comme elle avait raison ! J’étais dévoré d’impatience, mais je m’adressais à la femme la plus pure, placée sous l’aile de la femme la plus honnête et la plus loyale. Je ne pouvais frapper à la porte d’un tel sanctuaire qu’en surmontant mes agitations et en élevant ma pensée vers les plus nobles régions de l’amour. Cette correspondance dura deux semaines, pendant lesquelles il ne me fut pas permis de questionner pour m’enquérir des faits extérieurs. Ma tante disait : « Prends patience, tu n’es pas à plaindre. Savoure ton bonheur. On s’occupe de toi, de toi seul. »

Pourtant, au bout des quinze jours assignés à mon exil, on me renouvela l’ordre de me tenir tranquille et de ne pas donner signe de vie, et cela, sans me dire combien de temps encore il faudrait me résigner à ne rien savoir. J’eus des jours d’inquiétude sérieuse, et il fallut m’observer beaucoup en écrivant, pour n’en rien laisser paraître. Je m’en dédommageai avec Stéphen, qui me trouva quelquefois d’une humeur massacrante, et qui, jugeant la chose toute simple, ne m’en témoigna aucun dépit. Un jour, sa douceur vraiment admirable me causa de profonds remords. Il avait voulu me distraire en parlant peinture, et je lui avais presque dit que je détestais la peinture, même la sienne. En rentrant en moi-même, je résolus d’employer le temps de mon épreuve à réparer mon ingratitude et à rendre Stéphen heureux. Sachant qu’il n’y avait qu’un moyen, qui était de lui donner du talent, je résolus de lui en donner.

Ce projet n’était pas aussi fou qu’on pourrait le croire. Il s’agissait de bien saisir ce qui lui manquait pour faire sortir de lui ce qui était en lui. Ce n’était pas l’intelligence, ce n’était pas le travail, ni l’acquit du travail ; ce n’était pas la théorie, il avait trop de tout cela, il était trop peintre, il ne venait pas à bout d’être artiste. Ce qui lui manquait, c’était d’être quelqu’un, c’était l’individualité, c’était la vie. Il avait fait de la sienne une tâche aride, cruelle, un martyre. Il travaillait trop ; il oubliait d’exister, il ne se renouvelait pas, il s’ossifiait. Mieux eût valu pour lui avoir comme tant d’autres des accès de paresse princière au milieu de l’indigence, ou connaître la débauche, s’énivrer, jouer, se faire de mauvaises affaires, que sais-je ? tout eût mieux valu pour l’essor de sa personnalité captive que ce régime admirablement sain, égal et irréprochable qui le détruisait.

Je ne pouvais pas lui donner le conseil de se dépraver, je n’eusse pu lui en donner l’exemple. Je ne pouvais pas non plus lui donner une meilleure notion de son art, je ne l’eusse pas persuadé, il prétendait tenir toutes les ficelles ; il les tenait peut-être, mais il ne savait pas les nouer, et je ne l’aurais pas su mieux que lui. La notion de l’amour lui était encore plus étrangère, et je ne pouvais faire apparaître la femme qui eût su la lui révéler ; je pouvais au moins lui apprendre l’amitié, qu’il ne connaissait pas. Je me gardai de lui faire part de cette découverte mais elle était réelle. Stéphen était aimant et dévoué, il s’était privé de l’échange du dévouement comme d’un vain luxe. Toujours prêt à obliger, à secourir, à servit tous ses camarades, il n’avait jamais eu de préférence pour un ami. Il n’avait rien à confier à personne, et, en se faisant une vie rude et austère, il s’était arrangé pour n’avoir besoin de personne.

Cette situation hors nature ne lui fermait-elle pas absolument le livre de la nature, qu’il se flattait d’ouvrir de force ? Vaine tentative ! il sentait le poids de la solitude sans vouloir se l’avouer. Il était triste sans en savoir la cause : il s’ennuyait. Le travail l’enfiévrait régulièrement un certain nombre d’heures chaque jour ; après quoi, il retombait dans un morne accablement qu’il qualifiait de contemplation, à moins que quelqu’un ne se chargeât d’entretenir sa fièvre en le contredisant et en le poussant à ces discussions vives et passionnées où tant d’artistes cherchent une vie factice qui les épuise.

Le problème à résoudre était donc de le faire sortir de lui-même en lui rendant nécessaire la société d’un de ses semblables quelconque. Célie avait dit : « La vie ne se complète que quand on est deux. » Pour donner la vie à Stéphen, il fallait réussir à lui inspirer une affection déterminée. Le jour où, en parlant d’un de ses camarades, si, au lieu de dire : « C’est un brave garçon, » il lui venait sur les lèvres de dire : Je l’aime, c’est mon ami, une transformation serait opérée, et pouvait conduire à toutes les autres. Quel autre ami pouvais-je offrir à Stéphen que moi-même ? Je n’en avais pas d’autre sous la main, et moi seul d’ailleurs pouvais me mettre dans la tête et dans le cœur de l’aimer. Il était aisé de voir que personne ne s’en était donné la peine : il était si peu aimable !

Je me mis à l’observer pour savoir par quel bout je l’entamerais. Mes accès d’humeur ne l’avaient pas irrité contre moi : il reconnaissait à tout le monde le droit d’être maussade, comme celui d’avoir mal aux dents ; mais je m’aperçus d’un fait certain, c’est que ma tristesse l’avait rendu plus triste. Je respectais beaucoup son travail égoïste et solitaire, je reconnus que c’était de ma part un égoïsme égal au sien. Je craignais de m’ennuyer près de lui. Je me condamnai à l’accompagner et à lui tenir compagnie. Il en fut étonné d’abord, mais, à ma grande surprise, il en fut touché. Je fis bientôt une autre découverte. Il y avait, pour me servir de son expression favorite, de la pose dans son amour pour la solitude ; c’était une affectation dont le motif était plus respectable que puéril. Il était fier et d’une discrétion farouche. Il craignait d’ennuyer les autres et ne voulait jamais leur paraître ennuyé, ce qui eût été une manière d’implorer le sacrifice de leur indépendance et de leur temps. En somme, il travaillait de rage, non pour obéir à l’inspiration, qu’il n’attendait jamais, mais pour tuer le temps, qui l’accablait. Je le vis d’abord un peu troublé et comme confus de l’intérêt que je semblais donner et que je commençais réellement à prendre à ses études ; puis il chercha à s’imaginer quel attrait pouvait m’inspirer sa compagnie, sur le charme de laquelle il ne se faisait aucune illusion. Il crut que j’avais besoin d’une expansion quelconque, et il dérogea tout à coup à ses habitudes d’insouciance pratique en me questionnant.

— Voyons ! dit-il, vous auriez du plaisir à me parler de vous, et vous n’osez pas, parce que je vous ai conseillé de ne pas le faire ? Vous croyez que ça m’ennuierait ? Ce que j’en ai fait, c’est pour ne pas mettre de conditions à mon obéissance envers le petit amiral ; mais, puisqu’elle vous en donne la permission et que ça peut vous soulager, allez… Je ne suis peut-être pas aussi bûche que j’en ai l’air. Je comprends très-bien qu’on aime une femme qui est en même temps une jolie maîtresse, une vraie artiste et un bon camarade. Si j’avais rencontré cela dans ma vie, je ne serais point le porc-épic que je suis devenu ; mais il ne faut pas me croire jaloux du bonheur des autres hommes, je ne le suis pas plus que des succès des autres artistes. Les uns ont de la chance, les autres n’en ont pas ; ça dépend du numéro qu’on tire en venant au monde. Vous avez eu le mille, et, moi, j’ai eu zéro. Qu’est-ce que ça fait, si je ne m’en plains pas ?

— Mon cher ami, lui dis-je, je n’ai pas besoin d’expansion. Le bonheur est discret et recueilli ; vous m’avez mis à l’aise en me disant de me taire, et je vous sais gré de votre délicatesse. De ce moment, j’ai senti que je vous aimais réellement, et, si je vous recherche, ce n’est ni pour vous amuser ni pour me distraire. Vous n’avez pas besoin qu’on vous amuse, et je ne m’ennuie pas ; mais j’ai du plaisir à être avec vous, et, à moins que cela ne vous gêne…

— Non pas ! s’écria-t-il avec une spontanéité qui éclaira d’un sourire son masque de pierre. Pas si bête !… Du moment que le cœur y est… Je vais vous dire, mon petit… Je me figurais que je vous avais un peu servi de prétexte pour vos affaires de cœur…

— C’est vrai, Stéphen. Je ne veux pas nier, ce serait lâche ; mais il n’y a rien eu de prémédité. Je ne vous savais pas à la Canielle quand je vous ai rencontré. J’ai saisi l’occasion aux cheveux. Faites-moi pourtant l’honneur de croire que, si je n’avais eu pour vous une estime complète, je n’aurais pas cherché à me lier avec vous plus intimement que par le passé.

— Bon ! dites-moi ça… Je me l’étais dit aussi. Vous n’êtes pas hypocrite et vous allez droit au fait. Moi, j’aime mieux tout savoir. Au commencement, ma société ne vous était pas absolument délicieuse ?

— Notre rapprochement a marché si vite, grâce à des circonstances romanesques…

— C’est vrai ; au fait, c’est un roman, ce qui s’est passé, le diable m’emporte ! J’ai traversé un roman, moi, sans m’en apercevoir, et j’y ai joué un rôle, non pas tout à fait sans m’en douter, mais sans prévoir que j’y serais aussi utile. Allons ! c’est la première fois que je me trouve mêlé dans une histoire de ce genre qui soit sérieuse, car vous filez le parfait amour et vous allez au mariage ?

Je lui résumai en dix paroles l’histoire de ma passion. Je sentais que Célie l’eût exigé pour ne pas laisser notre confident faire fausse route.

Il me marqua son attention en me posant quelques questions empreintes d’une réelle sollicitude, puis il résuma ainsi son jugement :

— Une femme de trente ans qui est une jeune fille, ça doit être la perfection pour le mariage. Pas de nerfs, pas de curiosités sottes, pas d’exigences fantasques. Moi, j’avais toujours rêvé une veuve ; mais les retours sur le passé, les comparaisons,… cela me faisait peur ! Vous trouvez la raison et l’amitié d’une veuve sans l’inconvénient des souvenirs, c’est le phénix. Couvez-moi ça, mon cher. Soignez votre chance, ne vous gênez pas pour être fou. Ça ne me fera pas rire. Je ne ris que de ceux qui croient avoir ramassé une perle et qui n’ont trouvé qu’un œuf de serpent. Ceux-là me consolent de n’avoir rien trouvé du tout. Moi, j’ai vu le petit amiral, je lui ai parlé : c’est une nature qui me va, et j’ai confiance dans votre bonheur ! mais tout cela ne me dit pas pourquoi vous avez du plaisir à être avec moi, à moins que ce ne soit parce qu’elle m’a témoigné de la confiance et de l’estime à première vue.

— Il y a de cela, je ne veux rien dissimuler ; mais il y a encore autre chose.

— Quoi, voyons ?

— C’est parce que vous m’avez pardonné de ne pas vous avoir compris tout de suite.

— Compris ? Qu’est-ce qu’il y a en moi à comprendre ? Ne suis-je pas moi à toute heure du jour et de la nuit, depuis les pieds jusqu’à la tête ?

— Non, Stéphen, vous n’êtes jamais vous, au contraire, et on peut vous fréquenter dix ans sans vous connaître.

— Je n’y suis pas, allez toujours.

— On peut vous prendre pour ce que vous vous donnez, pour un bon garçon parfaitement honnête et très-obligeant…

— Et je ne suis ni bon ni honnête ? Diable !

— Vous êtes plus que bon, vous êtes excellent ; plus qu’honnête, vous êtes chevaleresque.

— Laissez-moi donc tranquille !

— Stéphen, je me connais en hommes. J’ai vu le monde dès mon enfance et je l’ai bien jugé, grâce à me mère adoptive parfaite, entourée d’esprits justes et distingués. On ne m’a pas laissé à moi-même dans l’âge où l’ardeur de vivre nous empêche de voir. On m’a fait faire des études historiques, littéraires et philosophiques que l’on a su rendre agréables, et on a tourné mon esprit vers l’observation raisonnée des faits sociaux, par conséquent vers l’étude de la nature humaine. J’ai compris, j’ai vu et j’ai senti que la plupart d’entre nous aujourd’hui sont privés de développement parce qu’ils croient devoir se priver d’expansion. C’est une mode et une nécessité d’être ainsi. En nous donnant la liberté morale par principe, et en nous jetant dans un monde où il faut lutter contre la tyrannie morale qui régne de fait, on nous a rendus graves jusqu’au stoïcisme ou tristes jusqu’au scepticisme, selon que notre tempérament nous portait vers une de ces nuances sombres. Les choses du cœur, à moins d’un milieu exceptionnel, comme celui où j’ai eu le bonheur d’éclore, on ne nous les apprend plus. Personne ne nous enseigne ce que les anciens appelaient la vertu, c’est-à-dire la culture de l’âme, l’amour de la patrie, la droiture du caractère et l’amitié. Quand nous sommes riches, on nous pousse hors du nid en nous disant : « Amuse-toi, satisfais ta vanité, brille et ne te ruine pas. » Quand nous sommes pauvres, on nous jette dehors en nous disant : « Va devant toi et fais comme tu pourras ; arrange-toi pour ne pas mourir de faim et pour ne pas te brouiller avec la loi. »

— C’est vrai, dit Stéphen. On ne m’a jamais donné d’autre bénédiction que celle-là, avec accompagnement de coups de pied dans le dos pour me faire partir plus vite. Vous êtes né coiffé, vous ; mais, voyons, qu’est-ce qu’elle vous a appris pour être heureux, votre culture de l’âme ?

— Elle m’a appris à ne pas croire qu’on puisse être heureux en ne cultivant et en ne servant que soi-même. Elle m’a fait connaître le besoin des grandes affections qui nous arrachent aux préoccupations mesquines de l’égoïsme, et qui, en nous initiant aux douleurs saintes de la sollicitude, nous remplissent aussi le cœur de joies infinies, quand l’objet de notre dévouement partage notre bonheur ou nous fait partager le sien, ce qui devient pour nous la même chose. Notre existence est donc doublée dès que nous aimons, et nous nous sentons deux fois plus forts en même temps que nous sommes devenus deux fois plus tendres, c’est-à-dire plus sensibles et plus vivants.

— C’est assez ingénieux, ce que vous dites là, répondit-il en quittant son pinceau et en cessant de tourmenter la vague de son stérile regard : cela paraît même vrai ; mais à quoi cela peut-il servir à celui dont l’intelligence et la sensibilité n’ont pas reçu plus de façons que ce rocher où nous voilà ?

— Ce rocher a été terriblement travaillé par le flot, Stéphen !

— C’est encore vrai : le flot a réussi à l’ébrécher. Ne voilà-t-il pas une belle chance que de s’émietter sous les coups d’un agent brutal qui ne se soucie ni de vous épargner ni de vous détruire ? Voilà la vie des hommes comme moi, Armand ! Ils se laissent battre par le destin, ne pouvant réagir et ils sont en droit de vous dire, comme Paulin Ménier dans le Courrier de Lyon : « Ne me demandez point de la sensibilité, j’en ai point ! »

Et il copia si bien l’accent farouche du célèbre acteur, et son mouvement saccadé en se détournant comme pour ne plus m’entendre, qu’il me causa un instant d’effroi.

— Les hommes comme vous, repris-je, ont beau faire pour se métamorphoser en rocher, ils ne viennent à bout que d’en simuler la surface. Celui qui parvient à détruire en lui le sens humain va au crime ou à l’idiotisme ; celui qui n’y parvient pas s’immobilise dans la souffrance : c’est à celui qui n’a ni la faculté ni la prétention de ne pas souffrir, de le plaindre et de souffrir avec lui, s’il ne peut le consoler, et voilà ce que l’on appelle aimer I Ne me demandez pas de l’indifférence, Stéphen, je vous répondrais de ma vraie voix : « Je n’en ai pas ! »

— Mon cher, reprit-il après un instant de silence. Je n’ai pas beaucoup d’esprit pour vous répondre ; mais je vois une chose, c’est que vous êtes très-gentil, vous, et que je n’aurais pas été tout à fait malheureux, si j’avais eu un ami comme vous, délicat d’intelligence et un peu féminin de cœur ; car il y a de ça en vous, et vos raisons me rappellent la mère que je n’ai pas eue et que j’ai quelquefois rêvée !

— Vous avouez donc que vous avez été malheureux ?

— Ne pas avoir de bonheur, c’est être malheureux, pardié ! mais c’est si bête de le dire !

— Oui, de le dire à ceux qui sont trop bêtes pour comprendre. Si vous m’accordez que j’ai l’intelligence de ces choses-là, pourquoi repoussez-vous l’ami que votre malheur ne rebute pas ?

— Est-ce que je vous repousse ? s’écria-t-il en se levant comme s’il allait se jeter dans mes bras.

Mais il eut peur d’être puéril, et, se rasseyant :

— Non, sacredieu ! reprit-il, je ne repousse pas l’amitié ! Je ne peux pas la nier, moi, puisque je l’ai ressentie plus d’une fois. Oui, le diable me griffe ! si je m’étais laissé aller, il y a bien des gens que j’aurais assommés… mais trop haut perchés pour moi, de grands artistes, des femmes superbes, gracieuses… ou des gens riches, généreux, hospitaliers, qui vous attirent, et par qui on craint de se voir lâché, si on n’arrive pas à la gloire qu’ils croient avoir flairée en vous. J’ai dit : « Pas de ça, mon vieux ! Tu es obscur, tu seras toujours gueux. Tu ne sais pas t’y prendre pour enlever la redoute du succès. Tu es laid, têtu, amoureux de liberté ; reste insociable, cela vaudra mieux. »

— Et vous croyez que, même avec moi, qui ne suis ni un grand artiste, ni un riche protecteur, ni une jolie femme, cela vaudra mieux ?

— Vous, c’est différent ! vous m’ensorcelez avec vos idées de confiance, de bonté. Je voudrais être aimable pour vous répondre et vous faire comprendre que je ne suis pas un ingrat. Voilà tout ce que je sais vous dire, il faut vous en contenter ; vous verrez dans l’occasion que vous n’avez pas jeté vos perles à un pourceau.

C’était assez pour un jour. Il reprit sa toile, je le quittai ; mais il me rappela pour me tendre la main en silence, et il serra la mienne si fort, que j’en eus mal au coude toute la soirée. Il était si neuf à l’expansion, qu’il ne savait pas qu’on peut remercier son ami sans l’estropier. Je me promis de ne pas reprendre l’entretien avant qu’il y vînt de lui-même. Ce ne fut pas long. Dès le soir, en sirotant son gloria et en allumant son cigare :

— Armand ! me dit-il brusquement, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit tantôt. C’est d’un brave garçon, tout ça, il n’y a pas à dire ; cependant, ça m’a empêché de travailler. C’est assez drôle, n’est-ce pas ? mais c’est ainsi que je suis fait ! Il ne faut pas que je pense, moi, ça m’émeut, ça me distrait !…… Car vous ne croyez pas que l’artiste doit se priver de tout ce qui n’est pas son art ?

— Certainement je vous donnerai raison quand vous m’aurez démontré qu’il y a une seule émotion qui ne rentre pas dans le sentiment de l’art, ou qui ne serve pas à son développement en nous-mêmes.

Ceci nous conduisit à une longue discussion où je m’attendais à lui voir porter son âpreté et son parti pris d’habitude. Il n’en fut rien. Il se montra très-attentif, très-curieux de mes idées ; il m’interrompit souvent, mais ce ne fut que pour me suivre jusqu’au fond de mes appréciations. Je le savais intelligent ; à la lucidité de ses objections, je vis qu’il l’était beaucoup plus que je ne pensais, et qu’il cachait cela comme le reste, dans la crainte d’être raillé ou mal compris. Je ne lui dissimulai pas que je le trouvais aussi fort que n’importe qui, et que je ne lui permettrais plus de se taxer de cerveau inculte. Il n’avait peut-être pas beaucoup lu, mais il avait bien lu et sainement critiqué. Quand nous nous quittâmes ce soir-là, nous avions fait un immense pas l’un vers l’autre, nous étions sûrs de ne jamais nous gêner mutuellement et de n’être plus forcés de nous disputer pour tuer les heures.

Peu de jours après, nous étions inséparables ; je lui sacrifiais mes rêveries, il oubliait pour moi sa chère palette. Il consentait à regarder le paysage, à trouver un sens à toutes choses, une physionomie à tous les êtres, et je n’avais rien à lui apprendre à cet égard. Il avait été épris de toute la nature. Il eût voulu tout saisir à la fois ; puis, épouvanté de son audace, il s’était rabattu sur une spécialité sans comprendre que tout est dans tout, et que la plus étroite spécialité est, comme tout le reste, un vaste univers.

Il s’éveillait comme d’un rêve, en retrouvant ses premières émotions et les aspirations de son adolescence. Il hésitait encore, il craignait de s’y perdre, niais il se baissait égarer en disant :

— Advienne que pourra !

Enfin je lui rendis le service de lui faire parcourir la gamme de son propre cerveau, dont il n’avait voulu faire résonner qu’une note, sans s’apercevoir qu’à force d’être attaquée isolément elle, ne résonnait plus. Ce travail de dévouement me donna le courage d’attendre encore dix mortels jours, qui s’écoulèrent sans rien changer à ma situation.

Les environs de Fécamp sont une des plus belles parties de la Normandie. Les grands plateaux qui viennent buter la falaise ne sont pas monotones comme ceux qu’on rencontre dans le reste du pays de Caux. Ils ont des mouvements larges et souples d’une réelle magnificence. Là, comme dans toute cette région, ils sont parsemés de chênaies et de hêtrées au centre desquelles les châteaux et les fermes se réfugient contre les vents de mer ; mais ici, soit hasard, soit intuition du beau, l’habitant n’a pas condamné tous ses ombrages à ces formes rectilignes qui font des autres plateaux une mer de verdure plate parsemée de grands carrés de verdure monumentale, coup d’œil riche, mais ennuyeux. Ici, ce sont de vrais bois où les habitations et les centres d’exploitation rurale se cachent dans la clairière, et qui se laissent parfois glisser dans les plis de la cavée avec une grâce mystérieuse. Ces cavées, qui brisent devant le passage de chaque ruisseau l’uniformité de la culture, sont de véritables oasis dont, en regardant l’ensemble du paysage, on ne soupçonne pas toujours la profondeur et l’étendue. Elles sont richement plantées et habitées sur tout leur parcoure sinueux et encaissé. On y descend par des chemins en pente rapide que l’on appelle quelquefois échelles, et où les voitures et les excellents chevaux du pays s’engagent résolument à fond de train. On les appelle aussi valleuses quand elles aboutissent à la mer, où elles déversent leurs eaux dans une brisure plus ou moins étroite de la falaise, quelquefois par une arcade de rochers d’un grand effet théâtral. Ces vallons sont le sanctuaire d’une admirable végétation que l’homme respecte comme condition de sécurité. Sans cette ombre épaisse au moyen de laquelle on se crée sur les hauteurs environnantes un climat factice, le pauvre habitant des valleuses serait la proie des rafales et des éboulements. Aussi ne voit-on point là d’arbres mutilés et tout ce qui veut pousser pousse avec exubérance. Le moindre pâturage est une forêt vierge, et l’amour avec lequel on y a pressé et enfoui les maisons donne une idée de ce que pouvait être la vieille Gaule au temps où l’homme, vivant de pêche et de chasse, était loin de faire la guerre aux arbres et aux épais buissons, fortifications naturelles qui cachaient son refuge à l’ennemi du dehors. Dans ce temps-là, il n’est pas probable qu’on habitât beaucoup les lieux découverts, et qu’on eût trouvé la science des talus artificiels portant de triples rangées d’arbres destinées à amortir les coups de l’aquilon et à protéger l’étable, le hangar et le bataillon sacré des pommiers à cidre. On vivait plus simplement sous le chaume, tapi lui-même sous les longues ramures du chêne dix fois séculaire. Le Gaulois Matho devant Carthage, accablé de chaleur, « râlant d’épuisement et de mélancolie, songeait à la senteur des pâturages par les matins d’automne, aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard, et, fermant ses paupières, il croyait apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au fond des bois. »

Plus loin encore dans le passé, le Normand de l’âge de pierre ne connaissait sans doute que la hutte de branches et le toit d’ajoncs ; mieux encore, il dormait peut-être sous la charpente naturelle que la forêt étendait sur sa tête et à laquelle il accrochait et liait sa tente de peaux d’urus. On croit retrouver les vestiges de cette vie primitive dans la confiance avec laquelle les chaumières des pauvres gens de la Normandie sont mêlées et comme accolées à la haute végétation. Ailleurs, on taille, on élague, on craint qu’une maîtresse branche n’effondre le toit un jour d’orage, ou que l’humidité de l’épaisse feuillée ne pourrisse le mur. En Amérique, on brûle tout pour assainir le climat et purger la terre de sa flore naturelle ; ici, on s’incruste au végétal protecteur, ou on l’incruste sur son abri. Les murailles disparaissent sous les luxuriants espaliers, le chaume encroûté de mousse est un jardin sauvage où le vent apporte toutes les semences de la prairie, et que couronne un bouquet d’iris destiné à consolider par ses gros tubercules entre-croisés l’arête du comble ou la soudure disjointe de la cheminée.

Quelquefois, la valleuse est si profondément encaissée, que, vue du plateau, elle disparaît entièrement. Sans les cimes des grands arbres qui se dessinent comme un méandre de buissons trapus dans l’éloignement, on croirait que le ruisseau qui l’alimente a suspendu son cours ou s’est frayé un chemin sous terre ; mais, quand on pénètre dans ces ravins où règne une chaleur humide, la vie du paysan se révèle avec tous ses accessoires pittoresques. Les vergers semés de pommes roses mûrissant sur l’herbe qui amortit leur chute, les étroites prairies où de grandes vaches rayées comme des tigres ruminent avec indolence, les clôtures touffues, les rues de verdure, le charmant désordre des pressoirs et des hangars, désordre qui n’exclut pas ici la propreté, tout cela se révèle comme un petit monde pastoral dont on s’imagine faire la découverte, tant il est resté inaperçu du dehors. Les constructions ajoutent au charme du paysage. Riches ou pauvres, elles sont toutes jolies ou poétiques. Tandis que l’habitant du Midi croit chercher le style et chérit les tons criards, celui du Nord reste dans l’harmonie de ses brumes, et semble les aider à estomper les contours. Il n’a pas le mauvais goût de barbouiller sa demeure de peintures voyantes. Il emploie les matériaux presque bruts que le sol lui fournit ; les rognons de silex que la mer roule sur ses grèves ont des brisures d’un gris satiné que rehaussent parfois heureusement des encadrements de cailloux noirs ou rougeâtres. Les reliefs des angles et des ouvertures ne sont pas un grossier trompe-l’œil à la détrempe contrariant toutes les lois de la perspective ; ce sont de bonnes assises de grès pâle, ou, dans les constructions anciennes, des pilastres de bois que rien ne dissimule. À quoi bon chercher l’éclat des tons quand la nature étincelle de verdure, de fleurs et de fruits ? La maison n’a qu’à s’effacer pour ne pas faire tache dans ce jardin splendide qui l’environne et l’embrasse. Les pampres vagabonds, les berceaux de clématites et de ronces protègent la maturité des fruits et des légumes dans des conditions qui ailleurs leur sembleraient préjudiciables, et vont trouver la clôture du voisin pour s’y enlacer en bons camarades, ignorants du tien ou du mien.

La valleuse d’Yport est un adorable spécimen de ces oasis qui apportent leur belle végétation et leur doux climat abrité jusqu’à la lisière écumante des vagues. De toutes celles que j’avais parcourues, aucune ne me parut plus agreste et plus caractérisée. À cette époque, il n’y avait encore ni bains de mer, ni villas, ni chalets. Ceux d’aujourd’hui n’ont rien gâté encore, mais gare la vogue, les bourgeois et les Anglais, quand ils apporteront dans ce lieu enchanté les fausses ruines et les ridicules forteresses féodales dont ils ont embastillé la valleuse d’Étretat, les collines d’Hyères, et tous nos rivages !

Ainsi que mademoiselle Merquem me l’avait annoncé, le village n’était habité que par des pêcheurs, et je retrouvais là la belle et forte race des mariniers de la Canielle. Il y avait entre eux cette différence, que, grâce aux dons de terrain et aux conseils de l’amiral, les Caniélois s’étaient décidés à cultiver de petits jardins et à comprendre les douceurs de la vie semi-pastorale. À Yport, les maisons des pêcheurs, soudées les unes aux autres, aussi près que possible de la petite plage, faisaient un divorce évident avec celles des paysans maraîchers, éparses dans les vergers environnants. On voyait là, dans toute sa rudesse, le dédain de la race marinière pour les jouissances de la terre ferme. Tandis qu’au bord de la Méditerranée le vieux matelot s’adonne à la construction prétentieuse de la bastide et à la culture des plantes africaines dans son jardin bien clos et jalousement gardé, le marin du Nord, plus poétique et plus sombre, ne daigne pas donner un coup de bêche au sol qui le porte. Il a horreur du travail sans émotion et sans péril. Il achète quelques toises de rocher, se bâtit un abri, et, quand il n’est pas sur les flots, il fait comme faisait Stéphen : il fume, contemple ou raconte. Autour de lui, le laboureur s’évertue à produire, et l’échange des denrées leur sert de lien, sans que les meilleures relations mutuelles modifient jamais en rien le contraste bien tranché de leurs goûts et de leurs habitudes. La chose est si bien établie, qu’il n’y a plus de discussions possibles, plus de questions de préséance morale ou intellectuelle ; mais au fond de son âme le pêcheur sent sa supériorité, et la fierté de son rôle est écrite sur son front. C’est l’éternel combattant aux prises avec les grands périls. À l’heure ou le paysan va souper et dormir, il se prépare et s’agite majestueusement. Il revêt un mâle costume, il rassemble une tribu d’associés, il prépare des engins immenses, il met à flot de solides embarcations, tout en donnant des ordres à sa famille comme un homme qui se dit tous les jours à pareille heure qu’il ne rentrera peut-être pas.

Au reste, ici comme à la Canielle, les types sont bien tranchés, et jusqu’au dernier rempart de la falaise le paysan est paysan comme le marin est marin. Celui-ci a la haute taille, les traits accusés, l’air fier et la parole brève. L’autre a le parler gras, la démarche souple, le regard empreint d’obligeance et de ruse. Le petit industriel est du même sang. Le paysan n’est pas beau sur le plus riche sol du monde, il est malheureux et ne vit que de l’étranger qu’il exploite.

Le pêcheur échappe à cette misère par l’association. On voit en lui l’homme d’action, le robuste descendant de la primitive famille des hommes de proie, rebelles à l’esclavage du labeur sédentaire. Il y en a de très-vieux qui sont encore droits comme des mâts ; de père en fils, ni la pioche, ni le boyau, ni les maigres bras de la charrue, n’ont alourdi les mains, rétréci le thorax et voûté les reins. Ils ont le grand nez en bec de harpon, l’œil rond, clair et saillant des plongeurs ailés ; rien du marsouin ni du phoque. Les monstres de l’abîme sont les ennemis ou les vaincus qui fuient devant le pêcheur. Les types de squales, les profils de morue sont ailleurs dans la société humaine ; ici, l’homme de mer est un aigle de mer, et la ressemblance parfois exagérée constitue une laideur qui n’est jamais triviale ni inquiétante.

Un jour que j’avais amené Stéphen à saisir l’esprit et le sens de ces physionomies, dont jusque-là il n’avait pas voulu tenir compte, nous vîmes, à l’heure de la marée basse, un piéton qui venait du côté de Fécamp par le bas de la falaise et qui se dirigeait vers nous. Je n’y fis pas grande attention d’abord ; mais Stéphen, me saisissant le bras :

— Le diable m’emporte, dit-il de sa voix sourde qu’un peu d’émotion semblait éclaircir, si ce n’est pas le Montroger qui vient là ! Je ne l’ai vu qu’une fois, on me l’a montré ; mais je jurerais que je ne me trompe pas.

— Ah ! Dieu soit loué ! m’écriai-je en regardant avec attention, c’est lui ; il vient me trouver ! J’ai obéi en l’évitant, mais je ne peux pas faire davantage ; je ne peux pas me cacher. Venez, Stéphen allons à sa rencontre ; sachons enfin ce qu’il prétend faire.

— Permettez, mon cher, répondit Stéphen ; d’abord, il n’est pas certain qu’il nous cherche. On peut venir à Yport sans savoir que vous y êtes. En second lieu, sans vous cacher, vous pouvez fort bien rester là, le dos tourné. S’il vous cherche, il vous a déjà vu et il vous abordera ; sinon, il passera son chemin, et vous éviterez une affaire qui peut compromettre votre fiancée.

— J’éviterai l’affaire par mon langage et mon attitude, à moins qu’il ne soit une bête brute décidée à tout, et, dans ce cas là…

Montroger approchait. Je me levai. Stéphen, n’espérant pas me convaincre, me suivit. Nous marchâmes droit à sa rencontre, et je lui tendis la main avec le sentiment de ma bonne cause, mais avec la résolution de ne pas souffrir un refus à mon avance sans en demander raison.

Il ne s’attendait pas à me trouver si tôt, bien qu’il vînt là pour moi. Il avait la vue basse, mon apparition le surprit, et il changea de visage ; mais il n’hésita point à serrer ma main, et il salua Stéphen avec politesse. Rassuré par cette accueil, Stéphen passa outre comme s’il continuait sa promenade, et je revins vers Yport avec Montroger.

— Eh bien, mon cher Armand, me dit-il dès que nous fûmes seuls, vous avez donc voulu me ménager en vous condamnant à quitter le pays ? C’est très-généreux de votre part, et il a dû vous en coûter. À présent que le coup est porté, je ne sais pas ce qui vous empêcherait de revenir, et, si vous le trouvez bon, je vous reconduirai dès aujourd’hui à la Canielle.

Je le remerciai en lui disant que je ne retournerais pas à la Canielle sans en avoir reçu l’ordre.

— Je vous l’apporte verbalement, dit-il. On vous attend avec une impatience…

— Une impatience que vous vous exagérez probablement, et à laquelle je n’aurai foi que d’après un ordre écrit.

— Vous êtes méfiant ou modeste ; enfin vous ferez ce que vous voudrez : moi, j’éprouvais le besoin de vous voir. Nous avons beaucoup à causer, car ceci est une situation délicate. J’ai beaucoup souffert, non pas tant de la détermination de mademoiselle Merquem, à laquelle je ne pouvais en aucune façon m’opposer, que du mystère dont elle a entouré ses démarches. J’avais droit à plus de franchise de sa part et peut-être de la vôtre.

— De la mienne ? Je ne crois pas. Ce secret n’appartenait qu’à elle.

— Soit ! convenez cependant que vous avez risqué de me rendre bien ridicule…

— Telle n’a pas été mon intention ; mais permettez-moi de ne répondre à aucune question et de ne me défendre d’aucun reproche avant de savoir le motif de la visite que vous me faites l’honneur de me rendre.

— C’est juste, je procéderais comme vous… Il faut donc que je vous raconte ce qui s’est passé depuis votre départ. Asseyons-nous, je suis fatigué… et un peu souffrant.

Sa figure était réellement altérée. Il n’avait pas maigri, mais il avait les yeux creusés et les pommettes violacées. Que ce fût l’effet du vent de mer ou du chagrin, il n’était plus le même, et son regard me parut fébrile. J’eus pitié de lui, et je me promis d’être excellent, s’il ne me forçait pas à être hostile. Nous nous assîmes, et j’attendis qu’il voulût bien parler.

Il fit un effort et dit :

— La dernière fois que nous nous sommes rencontrés à la Canielle, j’ai bien vu que mademoiselle Merquem me faisait un mensonge en me disant que vous veniez pour une affaire d’argent, car vous ne veniez pas pour cela, vous allez en convenir avec moi ?

— Je vous ai dit, monsieur, que je ne me soumettrais pas à un interrogatoire. Je crois avoir assez fait pour en être dispensé en vous disant que je n’ai jamais songé à vous faire jouer un rôle ridicule. Faut-il vous le répéter ? J’y consens, mais je n’entrerai dans aucun détail avant que vous m’ayez témoigné une confiance absolue dans ma loyauté, et, jusqu’ici, vous semblez émettre quelque doute dont j’attends l’expression complète.

— Vous avez encore raison, reprit-il en essuyant son front baigné de sueur, c’est à moi de m’expliquer. Eh bien, ce jour-là, voyant qu’on se moquait de moi, elle du moins, je me suis moqué aussi. J’ai fait semblant de rêver un charmant mariage auquel je n’avais pas songé, et, quand j’ai vu mademoiselle Merquem rassurée sur mes dispositions, j’ai satisfait, en prenant congé d’elle, le désir très-vif qu’elle laissait maladroitement paraître de me renvoyer pour vous rejoindre.

Il fit une pause en me regardant ; je restai impassible. J’étais pourtant vivement choqué du manque de savoir-vivre et de dignité avec lequel cet homme si bien élevé, mais peu délicat de sentiments, s’exprimait sur le compte de Célie ; il parlait comme s’il eût eu des droits sur elle, presque comme un mari trompé, et ces confidences à un rival heureux sentaient le ramollissement d’un cerveau troublé ou un secret désir de provocation de ma part. Je pensai qu’il avait juré à Célie de ne pas prendre l’initiative, et que nous étions également retenus par un serment que chacun de nous eût souhaité voir rompre par l’autre.

— Depuis quelque temps, reprit-il, je voyais fort bien que vous poussiez votre pointe, et, ce jour-là, je voulus être sûr de mon fait. Je suivis Célie et je la vis entrer avec vous dans une grotte de la falaise. Plus de doute, j’étais joué ! Je résolus de vous tuer, oui, mon cher, c’est comme ça ; mais le temps de descendre l’escalier de roches, vous étiez loin, et mademoiselle Merquem revenait seule à ma rencontre. Elle me prit le bras avec une résolution désespérée, et me dit : « Je suis contente de vous retrouver là, j’ai une confidence à vous faire, rentrons chez moi. » Je me soumis. Du moment qu’elle me traitait en homme, je pouvais me résigner. Elle fut alors très-sincère, et, après m’avoir tout raconté, elle conclut en me disant qu’elle avait mis à son mariage avec vous une condition, c’est que je l’accepterais sans en trop souffrir. Est-ce bien cela, et puis-je vous demander si vous avez accepté cette condition ?

— Oui, monsieur. Je ne l’ai pas acceptée avec plaisir, comme vous pouvez croire ; mais je l’ai subie par dévouement pour elle.

Il respira un instant, comme soulagé d’une partie de son fardeau, puis il reprit :

— Mais il s’agit de savoir ce qu’elle entendait par ces mots-là : « Accepter sans trop souffrir ! » Comment l’entendiez-vous ?

— Je ne l’entendais pas. Elle seule pouvait être juge du degré de souffrance qu’elle aurait à vous épargner, et je me suis aveuglément soumis, comme en pareil cas un homme de cœur y est obligé envers une femme qu’il adore et qu’il respecte.

— Pourtant, moi aussi, je respectais et j’adorais cette femme, et je ne me suis pas soumis comme cela tout d’un coup…

— Vous avez eu tort.

— Plaît-il ?

— Vous avez eu tort.

— C’est possible ; mais j’avais d’autres droits que vous. Quinze ans d’amitié sont plus sérieux que deux ou trois mois d’amour, et elle m’avait si bien enhardi à croire qu’elle n’aimerait jamais personne, que sa rétractation m’a fait l’effet d’un vol et d’un meurtre. Je ne vous dissimulerai pas que j’ai fait tout au monde pour la dissuader du mariage. Je ne lui ai pas dit de mal de vous parce que je n’avais pas à en dire. Si j’avais su de vous quelque mauvaise action, je ne la lui aurais pas cachée…

— C’eût été votre devoir.

— Je vous ai maudit d’être un homme de mérite et un honnête homme ; mais j’ai remontré que vous étiez trop jeune pour elle, qu’elle se repentirait de sa folie, qu’elle aurait une vieillesse chagrine, ridicule et soupçonneuse ; enfin je lui ai dit de moi, de notre situation, de nos âges, de mon attachement inviolable, des vœux de notre entourage, tout ce que le désir et la volonté de vous supplanter pouvaient me suggérer.

— C’était votre droit.

— Allons ! vous êtes calme comme un triomphateur, je le vois bien ; mais il faut que vous sachiez tout. Je continue. Elle me retint à dîner, et nous parlâmes ensemble toute la soirée. Elle était d’une douceur admirable dans son entêtement, et même, à mesure que la soirée s’avançait, elle paraissait faiblir dans sa résolution, car, en me quittant, elle me dit qu’elle réfléchirait la nuit, et qu’elle voulait me revoir le lendemain matin pour me dire si elle persistait. Ceci était une petite ruse, elle voulait vous donner le temps de vous sauver.

— Comment dites-vous, monsieur ? répondis-je en posant ma main sur la sienne et en plongeant mes regards dans les siens.

Il eut un éclair d’espérance en me voyant irrité, mais il sentit qu’en donnant suite à l’incident il assumait sur lui le rôle de provocateur. Il se reprit :

— Je me suis servi d’une expression impropre. Vous aviez juré de partir, vous partiez. À onze heures du soir, j’étais au Plantier ; on me disait que vous étiez en route pour Paris, je courais à la gare, — trop tard ; — j’attendis un autre départ. Bref, j’étais chez vous à cinq heures du matin. Je m’y cassais le nez, et je repartais une heure après pour être à midi à la Canielle. J’étais en colère, je ne cachai pas à mademoiselle Merquem que, puisqu’elle m’avait encore berné au moment où je comptais sur sa confiance entière, je saurais vous découvrir pour m’expliquer avec vous.

— Vous plaît-il de me dire quelle explication vous comptiez me demander en me cherchant au Plantier, à la gare et à Paris ?

— Je serais embarrassé de vous le dire, je n’avais pas bien ma tête ; mais, à coup sûr, je ne comptais pas vous serrer sur mon cœur !…

— Alors, mademoiselle Merquem eut raison de n’avoir pas confiance et d’atermoyer un peu pour préserver votre vie, qui lui est chère à juste titre, car ma tête n’était pas beaucoup plus calme que la vôtre ce jour-là, et je n’inspirais pas plus de confiance que vous, puisqu’on m’arrachait le serment de m’éloigner et même de me cacher. Vous devez comprendre ce que j’ai souffert de ma soumission, et il ne serait pas digne de vous de me le trop rappeler.

— Vous avez raison, et j’ai tort ! Vous êtes le roi de la situation, j’en suis le vaincu ; le triomphe est plus facile à porter que la défaite : ayez donc un peu de patience si, dans mes explications, je ne possède pas tout le calme désirable.

— Du moment que vous invoquez ma patience, je vous promets d’en avoir beaucoup.

— Tenez ! voulez-vous me promettre de ne pas m’interrompre ? Laissez-moi dire tout ce que j’ai sur le cœur, vous répondrez après sur tous les points, comme vous l’entendrez.

— J’y consens, mais n’abusez pas trop des avantages que je vous cède.

— J’y ferai mon possible, car enfin il faut bien sonder la situation et voir sur quel terrain on se place. C’est affreux de vivre comme je vis depuis trois semaines ; je n’ai jamais été si malheureux, c’est une alternative de doute et d’espérance sans issue. J’ai revu mademoiselle Merquem presque tous les jours ; elle m’a permis de l’obséder de mes représentations et de mes prières, de mes désespoirs et de mes menaces, car je lui ai fait des scènes… Elle y a mis une patience d’ange. C’est au point qu’en la voyant se départir, par compassion pour moi, par inquiétude pour vous, de ses habitudes de claustration, le bourg de la Canielle s’est ému, les voisins ont causé, et madame de Malbois publie que je suis enfin heureux ! Cela vous fait froid dans le dos, je vois ça, et je peux bien me donner le plaisir de vous rendre un peu jaloux, moi qui n’ai plus qu’un parti à prendre, celui de vous ramener aux pieds de Célie et de bénir votre hyménée, sous peine de passer pour l’homme le mieux dupé qu’il y ait sous le soleil.

— Est-ce là le parti auquel vous vous êtes arrêté ?

— Attendez ! n’interrompez pas. Ce parti m’a été certainement présenté comme le meilleur par mademoiselle Merquem, et il y a eu des jours où j’en étais persuadé ; mais je ne pouvais pas me rendre, c’était plus fort que moi. Il me semble que j’avais le droit de la faire souffrir, moi qui souffrais tant ! Je ne lui ai rien épargné, pas même les menaces et la malédiction d’outre-tombe du grand-père. Je lui ai fait peur, je l’ai fait pleurer, je l’ai rendue malade. Il faut que vous sachiez tout cela,… et peut-être ne pourrez-vous pas me le pardonner. — C’est ce que je souhaite quand je suis seul, bien que je me repente quand je vois Célie pâle et abattue ; alors, je me soumets et lui demande pardon, je lui promets tout ce qu’elle veut. Le lendemain, je reprends ma parole et je la désespère. Je voudrais que, lasse d’une pareille lutte, elle renonçât bien définitivement et bien solennellement au mariage. Je mets parfois votre vie ou la mienne à ce prix. Je veux la forcer à s’expliquer sur ce qu’elle entend par ne pas me faire trop souffrir. Ne s’arrêtera-t-elle que devant la crainte de me voir fou, ou celle que j’en vienne à me brûler la cervelle ? Craint-elle seulement le scandale de mon désespoir, celui d’un duel entre nous, le blâme de ses amis devant ma douleur et mes plaintes ? ou bien a-t-elle de véritables remords de m’infliger une si sanglante humiliation ? Enfin elle a eu tort de vous imposer la condition de mon consentement ; je veux en vain vous le donner, on ne me l’arrachera peut-être qu’avec la vie. Elle aurait dû me congédier brutalement, la colère m’eût donné des forces, la haine m’eût soutenu, je me serais vengé en maudissant son bonheur, tandis que…

— Tandis que vous êtes sa victime ? m’écriai-je, incapable d’en entendre davantage sans indignation. Vous ne vous vengez pas, vous ! vous la torturez depuis trois semaines, et elle me le cache ! Vous la punissez amèrement de sa bonté, de sa patience à toute épreuve ! Et il y a quinze ans qu’elle subit cet esclavage inouï, cette tyrannie insensée ! il y a quinze ans que, pour récompenser quelques jours de dévouement, elle se dévoue à ménager l’insatiable vanité d’un homme sans courage et sans vertu ! Ce misérable égoïste ne se refuse rien, lui ; il n’a renoncé à aucun plaisir, il a des aventures, des velléités de mariage, il use de sa liberté dans le présent, il la réserve pour l’avenir, et il prétend que la femme qu’il honore jusqu’à nouvel ordre de sa préférence doit renoncer à tout pour ne pas le contrarier ! Elle doit se condamner à l’éternelle solitude pour qu’on ne dise pas dans notre petit monde qu’un autre a été plus dévoué et a mérité d’être plus heureux ! Tenez, monsieur de Montroger, je vous plaignais quand même, car l’amour-propre peut donner le change à une conscience peu délicate et lui causer des tourments qui ressemblent à ceux de la passion ; j’étais résolu à respecter autant que possible le secret de votre faiblesse et les défaillances de votre dignité ; mais vous venez d’avouer que la douceur et la bonté vous rendaient plus exigeant et plus âpre ; vous venez de proclamer votre droit à faire souffrir, et, à présent, je vous regarde comme un fou dont je veux bien soigner la folie, si elle est douce, mais à qui je saurai très-bien mettre la camisole de force, s’il devient furieux.

— Enfin, s’écria-t-il en se levant, vous m’insultez et vous me provoquez !

— Ni l’un ni l’autre, répondis-je en haussant les épaules ; je vous juge !

Ce mot le brisa. Il pâlit, balbutia des paroles confuses et perdit connaissance.

Stéphen, qui se tenait à portée de la vue, accourut et m’aida à le ranimer.

— Faites-moi conduire, nous dit il, quelque part où je puisse me reposer. Je tombe de fatigue et je crains une maladie.

Nous étions un peu loin d’Yport. Une barque vint s’offrir à propos. Nous le conduisîmes à l’auberge que j’habitais sans qu’il dit une parole, et je lui cédai mon lit, où il ne tarda pas à s’endormir sans trop savoir où il était.

Je passai dans la chambre voisine, occupée par Stéphen. Il n’était que midi, et cet incident le privait de son travail ; mais il ne voulut pas me quitter, et, après s’être fait rendre compte de l’entrevue :

— Voilà, me dit-il, un dur caillou dans notre soupe ! Cet homme-là a une araignée dans la sienne. Il ne l’avalera jamais. Il faudra le tuer ou le conduire à Charenton.

— Laissez-moi espérer qu’il se rendra devant beaucoup de patience et de fermeté.

— Mon cher, vous échouerez. Il n’a pas l’intelligence à la hauteur d’une pareille situation, et, par-dessus le marché, si la tête est malade, le corps l’est aussi. Il a la fièvre, et je vais envoyer chercher un médecin. Il ne faudrait pas qu’il lui arrivât malheur ici ; je vois la chose clairement à cette heure. Mademoiselle Merquem s’est créé des devoirs envers lui, il faut qu’elle les remplisse jusqu’au bout. Non-seulement son grand bon cœur l’exige, mais encore l’opinion des gens qui l’entourent. Quant à vous, vous ne pouvez vous passer de la guérison morale de ce monsieur. Il ne mourra pas d’un vrai chagrin, néanmoins, si sa chaudière éclate par le suicide ou par la folie, on trouvera votre bonheur odieux. Il n’y a pas à dire, le monde est comme ça. Il faut se soumettre.

Je courus chercher le médecin, qui entra chez Montroger, examina sa figure et lui tâta le pouls sans qu’il s’en aperçût. Pendant cette consultation, à laquelle assista Stéphen, je fus appelé dehors, et je tressaillis en y trouvant Célio Guillaume, qui me serra la main en silence et me fit une série de signes maçonniques consacrés chez les amis de la Canielle pour exprimer un ordre suprême. Je devais suivre sur-le-champ et sans faire aucune question le frère qui venait me chercher. J’avais eu le loisir d’étudier mon petit vocabulaire. J’obéis, le cœur palpitant, mais la bouche scellée. Célio me conduisit à la plage, où je vis sa grosse barque à l’ancre et tout l’équipage, qui se composait de son père et de ses frères, déjeunant sur la grève. Ils me reçurent avec des signes et des paroles symboliques qui me prescrivaient de monter dans la barque et qui ne m’apprenaient rien. Je me hâtai, et, au milieu d’un petit chargement de paille qui formait une sorte d’habitacle, je trouvai mademoiselle Merquem assise et resplendissante de tendresse et de bonheur.

— Victoire ! me dit-elle en me tendant les deux mains et en m’attirant à ses pieds, nous triomphons ! notre douceur et notre patience ont déjà leur récompense. Notre pauvre ami s’est bien débattu, mais il cède ; il comprend son devoir, et il avoue que sa dignité est sauvée s’il feint de prendre l’initiative de notre union. Il m’a donné hier soir sa parole qu’il se sentait consolé et calmé par cette bonne résolution, et il compte venir demain vous chercher lui-même. J’ai voulu vous avertir. Je savais que Guillaume était allé à Fécamp. J’ai été l’y rejoindre, et il va m’y reconduire sans que personne m’ait vue ici, sans que personne à la Canielle, excepté mes vieux serviteurs, ait su mon absence. Donc, à demain soir ; soyez calme et prudent. Le brave Montroger a encore quelques mouvements d’humeur. Je vous confie la tâche délicate de le guérir tout à fait à force de déférence et d’amitié. Il fera son devoir, n’en doutez pas. Le fond est généreux. J’ai trop douté de lui, je l’ai peut-être trop ménagé ; mais, en le voyant si bon et si reconnaissant, je ne me repens pas, et je sens que mon bonheur eût été empoisonné par sa résistance. Allons, adieu, courage jusqu’à demain ! Laissez-moi repartir, il le faut.

Je ne pouvais me résoudre à quitter ses mains que je couvrais de baisers, et je ne pouvais pas non plus me décider à lui dire que Montroger, qu’elle croyait bien tranquille et bien résigné dans son château, était là, non loin d’elle, malade de colère et de chagrin. Elle croyait la partie gagnée et nageait dans la joie. Tout était remis en question, et j’avais le cœur navré. J’allais pourtant me taire, la laisser repartir, et assumer sur moi seul la tâche difficile, impossible peut-être, de lui ramener son tyran apaisé, lorsque je vis passer le médecin qui sortait de chez moi. Je demandai à Célie de m’attendre un instant, et je sautai sur la rive pour courir après lui. Il me répondit que le malade avait une fièvre violente et un accablement qui ne lui permettait pas de répondre aux questions. Il allait faire une autre visite et retournerait chez moi pour aviser au cas où le mal prendrait un aspect déterminé. Jusque-là, il ne pouvait dire s’il était grave, ou si ce n’était qu’un accès dont il serait facile de triompher.

Je ne pouvais cacher cette situation à mademoiselle Merquem. Dès qu’elle sut ce qui s’était passé, sa résolution fut prise. Une subite pâleur effaça les roses de son teint ; mais elle saisit ma main pour se lever et me dit en descendant au rivage :

— Il n’y a plus à se cacher, et notre tâche est à recommencer. Ma place est à son chevet, s’il est gravement malade ; sinon je dois être entre vous pour conjurer les orages, et je ne me rebuterai de rien. Conduisez-moi chez vous.

Elle prit congé des Guillaume et vint avec moi voir le malade, que Stéphen gardait à vue et qui paraissait anéanti.

La journée se passa sans qu’il s’éveillât. Le médecin nous parut un peu inquiet le soir, Célie passa la nuit à surveiller et à partager les soins que nous donnions à son ami. Le médecin revint au point du jour et le trouva bien. Il était calme et dormait sans fièvre. Il s’éveilla enfin après dix-huit heures de sommeil. Célie ne devait se montrer à lui que dans le cas où son intervention paraîtrait utile. En ce moment, elle pouvait être dangereuse. Elle alla avec Stéphen et Célio s’assurer d’un logement dans la maison voisine, et je restai seul avec le malade.

Il se rappelait confusément les événements de la veille et n’avait pas conscience d’avoir été indisposé sérieusement.

— Où diable suis-je donc ? me dit-il en fixant sur moi ses yeux arrondis de surprise.

— Vous êtes chez moi, à Yport.

— Dans votre lit peut-être ?

— Je n’en avais pas de meilleur à vous offrir.

— Ainsi… vous m’hébergez, vous vous dérangez pour moi… Il paraît, ajouta-t-il avec un sourire empreint d’amertume, que nous sommes une paire d’amis ? Singulière situation ! bien ridicule pour moi, vous en conviendrez ! Mais qu’est-ce à dire ? je me sens très-faible. Est-ce qu’il y a longtemps que je suis dans ce lit ?

Il ne voulut pas croire qu’il n’y était que depuis la veille, et, après avoir fait de vains efforts pour se lever et s’habiller malgré mes instances, il se recoucha comme désespéré. Il avait une peur effroyable de la maladie et de la mort. Cette pusillanimité me rassura pour la suite, et je parvins à le calmer en lui remontrant que le calme seul pouvait le guérir. La fièvre revint pourtant au bout de quelques heures ; mais M. Bellac, que Célie avait appelé en toute hâte et qui connaissait à fond l’organisation de Montroger, nous rassura et aida le médecin hésitant à se rendre maître de l’accès. Une prostration de vingt-quatre heures résuma la convalescence, et le malade se montra, au sortir de cette crise, doux et soumis comme un enfant. En voyant Célie et Bellac à ses côtés, il se persuada aisément que Célie avait été mandée par moi, qu’elle n’était venue que pour lui, et il nous en témoigna à tous deux une vive reconnaissance.

Quatre jours après son arrivée à Yport, nous nous trouvions, le soir, seuls ensemble. Célie, qui l’avait soigné avec un zèle infatigable, s’était retirée après dîner pour se reposer enfin complètement. Stéphen, las d’être enfermé, avait été respirer l’air de la mer avec Bellac. Montroger, assis devant la cheminée, où brûlait un fagot, essayait de fumer un cigare, et déclarait avec une profonde mélancolie qu’il ne le trouvait pas bon. Il continuait à être effrayé de son état, qui était le plus satisfaisant possible, et j’avoue que j’étais mortellement ennuyé d’avoir à rassurer ce grand enfant, qui semblait avoir oublié toutes les préoccupations des autres pour ne songer qu’à lui-même.

— Je vois, me dit il en s’apercevant de la langueur de mes réponses, que je vous fais pitié ! Que voulez-vous ! j’ai fait mes preuves de courage, et, comme un autre, je suis capable d’aller au-devant de la mort ; mais l’attendre tranquillement dans un lit, moi qui de ma vie n’ai su ce que c’était qu’une indisposition légère,… c’est au-dessus de mes forces. Donnez-moi votre parole d’honneur que M. Bellac et le médecin ne sont plus inquiets de moi ?

— Je vous la donne deux fois pour une et sans hésitation, comme vous voyez.

— Merci. Je vous crois, me voilà tranquille. En ne reconnaissant pas le goût de mon cigare, je me croyais repincé. Puisque je peux sans danger penser à vos affaires, parlons-en.

— C’est inutile. Mademoiselle Merquem a dû vous dire ses intentions. Je n’ai qu’à m’y conformer, quelles qu’elles soient.

— Eh bien, elle m’a accordé un an de répit : vous le savez ?…

Je ne le savais pas, et je faillis m’oublier, m’emporter. Je me contins : il divaguait peut-être. Peut-être mentait-il pour m’éprouver : je gardai le silence.

— Vous trouvez que c’est bien long ? reprit-il.

— Je trouve que c’est long, en effet.

— Et que cette exigence de ma part est une noire ingratitude après les soins que vous m’avez donnés ?

— Que vous en semble à vous-même ?

— C’est votre opinion que je veux.

— Si vous êtes résolu à n’en pas tenir compte, inutile que je l’exprime.

— Je suis résolu à en tenir compte.

— Eh bien, j’avoue que vous pourriez vous montrer plus reconnaissant envers le dévouement immense de votre amie et plus généreux envers un rival qui ne se conduit pas en ennemi avec vous.

— Vous avez raison. Je me dis cela à moi-même, mais je ne me persuade pas : quelque chose en moi, l’amour ou l’orgueil, se révolte et se cabre ; mais je vaincrai ce démon, et, comme je vois bien qu’il me tuerait, je veux le tuer. Donc, nous allons retourner chacun chez nous. Je ne dirai rien, je ne me plaindrai à personne. Je souffrirai en silence, et vous annoncerez votre mariage quand et comme vous l’entendrez. Êtes-vous content de moi ?

— Non.

— Comment, non ? Que puis-je faire de plus ?

— Vous pouvez, en supprimant votre dépit et en combattant votre chagrin, donner à vos amis un bonheur complet et réel, qu’ils ne peuvent goûter sans cela.

— Je peux, je peux ! Vraiment, vous êtes fou, mon cher !

— Je suis dans le vrai, au contraire.

— Non, vous êtes dans l’idéal ! C’est avec ces romans-là que vous avez tourné la tête de Célie. Elle croit naturels et possibles tous les miracles que vous lui promettez et que vous ne lui ferez pas faire. Ni vous ni elle ne me persuaderez jamais que je doive être enchanté d’un bonheur qu’elle me refuse et que vous me volez. Je peux me sacrifier par point d’honneur, par savoir-vivre ; mais n’en pas devenir fou de rage et de douleur, voilà ce qu’il m’est impossible de vous promettre.

— Il est évident que, si vous parlez ainsi à mademoiselle Merquem, c’est lui dire clairement, à elle qui veut vous épargner la souffrance du sacrifice : « J’accepte tout à la condition que vous ne profiterez de rien. »

— Vous allez me dire que je suis un égoïste ? Vous me l’avez déjà dit, et très-durement, je m’en souviens, et cela m’a tellement blessé, que j’ai failli en mourir. Ne recommencez pas. J’ai fait le serment le plus solennel de ne pas me battre avec vous. Vous pouvez donc me tuer avec des paroles… À votre tour de voir si ce serait généreux !

— Eh bien, puisque l’accusation que j’ai portée contre vous vous paraît injuste, faites-m’en repentir ; je suis prêt à vous en demander pardon du fond du cœur, si vous abjurez tout sentiment de personnalité.

— Vous voulez que je devienne un saint, n’est-ce pas ?

— Vous exigez bien que je sois un ange, vous qui me soumettez à des épreuves qu’à ma place vous ne supporteriez certainement pas !

Cette réponse parut le frapper. Il me serra la main en silence. Je désirais le laisser sur cette impression, et je l’engageai à ne pas se fatiguer davantage à parler.

— Si je vous fatigue vous-même, répondit-il, laissez-moi seul. J’ai tant dormi depuis quatre jours, que je ne puis plus dormir. Je réfléchirai !… Mais je ne vous cache pas que cela ne me vaut rien ; je ne sais pas réfléchir seul, je m’exalte. Voyons, soyez aussi patient que Célie. Ne me grondez pas, parlez-moi comme à un malade ; aidez-moi à penser. Je n’ai pas l’habitude de causer avec moi-même. Le diable qui est en moi prend toujours le dessus.

Je suivis la pente qu’il me traçait, et je lui parlai avec autant d’intérêt et d’amitié qu’il me fut possible de le faire avec sincérité. Il ne m’interrompit pas. L’heure de l’apaisement était venue ; il s’attendrit et pleura en me faisant les plus chaudes protestations d’amitié. C’était un peu trop prompt pour me rassurer entièrement. Ses larmes ressemblaient à celles d’un homme ivre, et, comme depuis quatre jours il n’avait bu que de l’eau rougie, je me demandai avec un peu d’effroi si sa raison n’était pas menacée.

M. Bellac, à qui je rapportai le lendemain matin notre conversation, me fit une révélation surprenante.

— Ce brave homme, me dit-il, a un vice que tout le monde ignore, excepté son valet de chambre, mademoiselle Merquem, à qui j’ai dû le dire il y a quinze ans, et moi, qui l’ai découvert par l’observation attentive. Il s’enivre tous les jours à dîner sans que personne y prenne garde et sans qu’il en ait conscience lui-même. Il ne boit pas énormément, mais il boit sec et avec tranquillité. Son moral est faible et a sans doute besoin d’une certaine excitation quotidienne. Il est de fait qu’elle ne nuit pas à son équilibre matériel et qu’il a une belle santé physique ; mais l’intellect souffre de ce régime, et il ne faut pas chercher ailleurs la cause des haut et des bas que vous remarquez en lui. Il a tellement pris le pli de recourir à un agent extérieur pour se remonter, que, tous les jours, à la même heure, il est ivre, même quand nous le condamnons à la tisane. Naturellement, cette ivresse à vide, si l’on peut parler ainsi, est pénible et amère, au lieu d’être contenue et savourée comme celle dont il a l’habitude. Naturellement aussi, quand elle se dissipe, au lieu de le laisser rassis et somnolent, elle le laisse expansif et tendre. Attendez-vous, tant que nous ne pourrons pas lui permettre de se gouverner à sa guise, à une crise de dépit injuste chaque soir, suivie d’une crise d’attendrissement exagéré.

Je demandai à M. Bellac si, quand les choses auraient repris leur cours habituel, la raison et l’équité triompheraient.

— Je l’espère, répondit-il ; mais il faut une grande patience. Est-ce que cela vous effraye ? Il me semble que le dévouement n’est pas autre chose que la patience.

— Quel droit cet homme a-t-il à mon dévouement ?

— Aucun ; mais mademoiselle Merquem a le droit d’exiger que vous l’aidiez dans la tâche ingrate et douloureuse qu’elle s’est imposée par affection pour vous.

Quand je n’avais pas à agir sur les autres, je redevenais un pauvre amoureux bien peu maître de moi, et j’étais envahi par les faiblesses et les emportements que je reprochais aux autres. Bellac eut à me calmer, et j’eus l’occasion de faire une triste étude sur la nature humaine en sentant que sa tranquille raison irritait ma souffrance. Quand Célie vint nous rejoindre et qu’elle me tendit la main en me demandant pourquoi j’étais troublé, j’eus honte de moi-même, et je priai Bellac de ne pas lui répéter mes sottises.

— Non, reprit-elle, qu’il ne me dise rien. Ne me laissez pas croire que vous faiblissez et que je puis avoir la douleur de me trouver aux prises avec votre lâcheté et celle de Montroger. Je ne sais pas si j’aurais la force de combattre ce double mal. Qui donc me soutiendra et me consolera contre l’égoïste, si le dévoué m’abandonne ?

— Jamais ! jamais ! m’écriai-je. Avez-vous promis un an de grâce à Montroger ? J’accepte !

— Non, certes, répondit-elle, je n’ai rien promis : il a rêvé cela ; mais je suis bien résolue à le guérir, fallût-il attendre davantage.

Je n’eus pas la force de répondre. Un manteau de plomb tombait sur mes épaules. Montroger sans conscience et sans caractère me paraissait incurable L’espoir s’enfuyait. Célie était pâle et comme brisée. Je ne l’avais jamais vue ainsi. Il me la tuait, ce misérable, et ma passion s’était engagée sur un chemin d’idéal si grandiose, que je ne pouvais plus redescendre à l’amour égoïste sans déchoir aux yeux de mon idole.

Je m’enfuis dans la campagne pour combattre seul les furies qui me dévoraient. Ah ! que le positif Stéphen et l’obstiné Montroger eussent eu raison contre moi, s’ils m’eussent vu en proie à cette torture ! Ils m’eussent dit que l’amour sublime est un rêve, puisque ceux qui le logent en leur âme et se font une science et une religion de l’y garder pur de tout alliage étaient, à un moment donné, plus lâches et plus bouleversés que les sensualistes. Je me demandai si le culte exalté que j’avais voué à Célie n’était pas l’ouvrage de mon orgueil, et si, vanité pour vanité, celle de Montroger n’était pas plus humaine et plus digne d’intérêt que la mienne.

Ceux qui ont aimé me pardonneront ces défaillances. L’amour a pour complément la passion, qui semble pourtant le combattre ; c’est la soif ardente du blessé qui aspire à la vie et qui ne peut s’abstenir de boire l’eau qui le tue.

Je revenais brisé vers le village quand je vis venir sur le sentier, Montroger avec Stéphen, mademoiselle Merquem et Bellac. On lui avait conseillé de prendre l’air, et il s’appuyait sur le bras de Stéphen et sur une canne. Je lui en voulais tant, que je l’accusai en moi-même de faire l’intéressant et d’exploiter sa courte maladie pour inquiéter ou attendrir mademoiselle Merquem ; je n’étais pas tout à fait injuste, car, en me voyant, il eut peur de paraître vieux et cassé, et se mit à marcher avec autant d’aplomb que moi-même. J’affectais, de mon côté, une fermeté d’âme que j’étais loin de posséder, et nous nous mîmes à causer tous ensemble comme des gens qu’aucun souci ne ronge ; mais Célie ne s’y trompait pas : son regard pénétrait dans mon âme avec une expression de crainte et de pitié déchirante.

Stéphen et Bellac faisaient de grands efforts pour soulever le manteau de glace qui nous enveloppait. On s’arrêta dans une petite ferme où Montroger prit fantaisie de boire du cidre et de nous en offrir. Ce cidre normand, délicieux quand il n’est pas détestable, moussait et pétillait comme du vin de Champagne. Stéphen ne l’aimait pas à cet état fumeux ; moi, je le redoutais ; mais Montroger le buvait comme de l’eau et s’y fiait absolument. Il avait grand’soif, il en avala un cruchon presque d’un trait, et tout aussitôt sa langue se délia, il devint expansif et enjoué. Bellac, qui l’observait, me dit tout bas qu’un peu d’excitation ne pouvait lui faire que du bien, et nous poussâmes notre promenade jusqu’à un sentier qui côtoyait le haut de la falaise pour redescendre vers Yport.

— Ah çà ! s’écria tout à coup Montroger à brûle-pourpoint, avant de rentrer au gîte, résumons-nous et décidons quelque chose ! Je me sens tout à fait guéri. Jamais je ne me suis mieux porté. Je ne vois donc pas pourquoi nous ne retournerions pas ce soir à la Canielle, ou encore mieux à mon petit manoir de Montroger, où nous dînerions tous ensemble. — Acceptez, mademoiselle Merquem ; faites-moi cet honneur et cette joie, de venir célébrer chez moi vos accordailles.

Il parlait sérieusement ; mais, voyant l’embarras de Bellac et de Stéphen, devant lesquels il ne s’était jamais expliqué, et qui étaient censés ignorer tout, il ajouta avec une soudaine aigreur :

— Voyons ! il est temps d’en finir avec les secrets de la comédie ! Tous ceux qui ont de l’amitié pour l’heureux fiancé savent bien que la grande demoiselle a fait choix de lui et que, dans trois jours, tout le pays en sera informé.

— Vous vous trompez peut-être, lui répondit Célie, choquée du ton qu’il prenait ; vous me permettrez d’être juge dans la question. Je ne vous ai pas encore autorisé à faire ainsi les honneurs de mon avenir.

— Ah ! je croyais vous satisfaire pleinement en prenant l’initiative ; il me semblait que cela était convenu.

— Oui, mais vous vous êtes ravisé, dit Célie. Permettez-moi de me raviser à mon tour.

— Alors, vous voulez que j’aie le mauvais rôle, je vois ça.

— Vous n’aurez aucun rôle à jouer, reprit-elle, offensée et à bout de patience : je ne compte pas encore me marier, et je vous prie de remettre les choses sur le pied où elles étaient avant que je vous eusse confié mon projet. Je retournerai ce soir chez moi, et je ne recevrai plus aucune visite particulière jusqu’au jour où je ferai connaître ma résolution. Veuillez donc, jusque-là, ne trahir vis-à-vis de personne la confiance que je vous ai accordée. Je n’ai pas besoin d’adresser la même prière aux autres personnes qui m’entendent.

Elle se leva, irritée contre lui, mais en m’adressant un rapide regard qui semblait me dire : « Soutenez-moi dans ma dignité, je compte sur vous. »

Bellac prit son bras, mais Montroger s’élança vers elle, et, sans s’inquiéter d’être vu par quelque passant, il se jeta à ses genoux en travers du chemin, lui demandant pardon de l’avoir blessée, et jurant qu’elle n’avait pas compris son intention. Il était résolu à voir son bonheur avec joie, et il trouvait pour l’en convaincre des expressions justes et des accens sincères. Il la suppliait d’oublier sa folie, qu’il mettait sur le compte de la fièvre, et de le traiter comme son meilleur ami en acceptant l’invitation qu’il lui avait faite, ainsi qu’à moi, de venir chez lui recevoir, en présence de nos deux amis, sa parole d’honneur et d’amitié fraternelle. Célie dut encore pardonner, et nous dûmes promettre afin de le décider à se relever, car il eût fallu employer la force pour lui faire quitter cette attitude ridicule en pleins champs et arrêter le flot de paroles tour à tour risibles et touchantes qui lui venaient dans cette nouvelle crise. Dès qu’il se vit rentré en grâce, il montra une joie puérile, qui n’était pas exempte de délire ; il se mit à danser sur l’herbe, à divaguer dans un paroxysme de joie, et tout à coup, s’élançant au bord de la falaise, il bondit, avant qu’aucun de nous eût pu le retenir, et disparut.

Le cri perçant de Célie me donna des ailes. Je m’élançai à tout hasard après lui sans savoir quelle chute je pouvais faire, et je me trouvai en même temps que Stéphen dans une crevasse gazonnée où Montroger était tombé mollement à cinq ou six pieds de profondeur et où il demandait à faire un somme. Avait-il eu une velléité de suicide ou s’était-il moqué de nous ? Stéphen eut beaucoup de peine à lui persuader que le lieu était mal choisi pour dormir, car un élan un peu moins heureux nous eût précipités tous trois dans la mer. Tandis qu’il le grondait sérieusement et le forçait à se relever, je courus rejoindre Célie, dont le cri m’avait déchiré le cœur. Elle s’était déjà rassurée en entendant notre discussion, mais sa pâleur et son tremblement nerveux m’effrayèrent. Elle avait la parole brève et irritée.

— A-t-il voulu se tuer ? me dit-elle, et n’avez-vous pas failli vous tuer, Stéphen et vous, en le retenant ?

— Le hasard a voulu, lui dis-je que nous ayons échappé au danger tous les trois. Quant aux intentions d’un homme ivre, qui peut les saisir ?

— S’il est ivre, que Dieu lui pardonne, reprit-elle, le plaisir qu’il prend à se dégrader ! S’il ne l’est pas et qu’il ait voulu m’épouvanter, je ne lui pardonnerai jamais d’avoir exposé votre vie… la mienne…

Les paroles se heurtaient sur ses lèvres pâles, et elle s’efforçait de retenir les larmes de colère et d’effroi qui coulaient sur ses joues.

— Calmez-vous, lui dit M. Bellac, asseyez-vous un instant ; tout ceci vous fait beaucoup de mal, je le vois. Que Montroger soit ivre ou fou, le moment est venu de suivre mon conseil.

— Je le suivrai, répondit-elle.

Et elle me tendit la main en s’efforçant de sourire.

Montroger revenait vers nous, morne et lourd. Nous rentrâmes à Yport sans échanger une parole et sans qu’il parût se souvenir de son invitation, que du reste, personne n’eût acceptée désormais. Son état d’ivresse était visible.

— Profitons-en, nous dit Bellac en arrivant au village, mettez-le dans une voiture quelconque, et que M. Stéphen le reconduise à son valet de chambre. Je ramènerai de mon côté mademoiselle Merquem à la Canielle. — Vous, ajouta-t-il en s’adressant à moi, écoutez ce qu’elle a à vous dire.

Tandis qu’il allait avec Stéphen organiser les moyens de transport et que Montroger sommeillait dans ma chambre, devenue la sienne, Célie prit mon bras et nous entrâmes dans le petit verger qui touchait à la maison, un délicieux fouillis de plantes folles et de buissons entre-croisés, sanctuaire charmant et parfumé, digne du premier moment d’effusion complète qui vint sur les lèvres de ma divine amie. Elle était encore pâle et tremblante d’émotion, mais elle semblait retrouver la vie en me parlant.

— Nous voici dans un lieu mystérieux, dit-elle en s’enfonçant appuyée sur moi dans ce labyrinthe de verdure ; c’est d’un bon augure, car nous entrons à pleines voiles dans le mystère. C’est peut-être là le vrai bonheur… Je n’eusse pas osé y aspirer. Il me semblait égoïste et indigne de nous de cacher notre amour ; mais on nous y force, et vous voyez que la raison ou la vie d’un malheureux est à ce prix. J’ai juré à Dieu et au souvenir de mon père qu’il ne serait pas sacrifié, il ne le sera pas ; mais vous sacrifier à lui serait insensé et odieux de ma part. Cela ne sera pas non plus. Nous nous marierons en secret, et, si l’on découvre nos relations, j’en serai quitte pour passer pour votre maîtresse. Je n’en serai pas humiliée, et je porterai gaiement ma prétendue faute, habituée que je suis à me trouver heureuse du témoignage de ma conscience.

Et, comme j’hésitais à espérer que ce terme moyen satisfît la jalousie désormais éveillée de Montroger :

— Ne craignez rien de lui pour moi maintenant, reprit-elle ; j’ai eu patience et pitié, je n’ai fait qu’aigrir son mal. Je saurai replacer notre amitié sur le pied où elle était avant cette condescendance dont il abuse. Ne me voyant plus qu’en public, et m’y voyant libre en apparence de tout lien, il recouvrera aisément l’habitude de me croire enchaînée à lui. Il m’a assez révélé le fond de son amertume, depuis un mois d’explications, pour que je sache bien désormais la nature de son sentiment pour moi. Il n’est tourmenté que de l’affront que doit lui infliger vis-à-vis du public ma préférence pour vous. Il n’a pas su me plaire, et il ne veut pas qu’un autre me plaise. Il en est humilié jusqu’à la fureur, et il a été jusqu’à m’avouer qu’il ne serait pas jaloux d’un amant reçu en secret. C’est l’époux acclamé qu’il redoute et déteste. Eh bien, pour m’épargner l’odieux sacrifice de la vie d’un fou, voulez-vous être, jusqu’à ce qu’il guérisse, l’amant de votre femme ?

— Mais, avec la vie que vous menez, c’est impossible ! m’écriai-je ; vous n’avez jamais rien eu à cacher, vous avez pris l’habitude d’habiter une maison de verre, qui appartient à tout le monde…

— J’apprendrai, répondit-elle avec un sourire qui m’enivra, ce que savent toutes les autres femmes. Ne vivant plus que pour un seul être, je me déroberai au contrôle de tous les autres. J’ai beaucoup parlé de tout cela avec Bellac, j’y ai beaucoup pensé. J’ai le droit de voyager et de me soustraire de temps en temps à mon entourage, j’ai aussi le droit d’avoir des affaires à Paris…

— Mais notre mariage ? Ignorez vous qu’il est impossible de le cacher ?

— Je ne l’ignore pas. Nous ne pouvons contracter qu’un mariage irrégulier, sur lequel il faudra revenir plus tard pour le rendre légal. Nous irons en Italie, où une formalité religieuse est en même temps un engagement civil. Partout l’honneur est lié par un serment de bonne foi, que ce soit un magistrat ou un prêtre qui le reçoive. Partout il faut des publications de bans ; à Rome, où tout s’achète, nous en serons dispensés moyennant finance.

— Un mariage ainsi contracté me répugne. Je suis philosophe et vous êtes déiste. Irons-nous confier le plus pur élan de notre passion, le serment, cette chose sacrée, à une bénédiction vénale qui ne rougirait pas de tricher sa propre légalité ?

Elle ne me répondit pas et ne parut pas entendre les développements que je donnais à ma pensée. Était-elle inquiète ou blessée de mes scrupules ? Sa figure n’exprimait que la réflexion, mais comme si elle eût écouté une voix intérieure.

— À quoi songez-vous, Célie ? lui dis-je. Vous semblez ne plus m’entendre !

— Je vous ai entendu, répondit-elle, je n’ai écouté que vous. Est-ce que j’ai à présent un autre cerveau, une autre conscience que les vôtres ? Oui, je le vois bien, Bellac n’est pas assez pratique, et j’aurai quelque peine à le devenir ; mais à quoi bon le deviendrai-je, puisque vous l’êtes ? Je verrai par vos yeux et il ne me sera pas difficile d’agir en conséquence. Donc, nous ne pouvons pas plus nous marier en secret qu’en public. Eh bien, nous satisferons à la loi sociale quand nous pourrons ! Qu’importe ? ne sommes-nous pas mariés du jour où nous nous sommes dit que nous nous aimions ? Un homme comme vous et une femme comme moi craignent-ils de se manquer de parole, et leur faut-il prendre les hommes à témoin pour compter l’un sur l’autre ? Tenez, mettez votre main dans la mienne, nous nous appartenons à jamais…

— Oui, marraine adorée, je crois, je suis sûr, je suis heureux et fier, mais… mais je suis fou, et…

— Taisez-vous, dit-elle en rougissant, ce n’est pas ici qu’il faut me rappeler que je vous appartiens.

— Vous m’appartenez dès ce jour ? m’écriai-je, éperdu et comme étouffé par la joie ; vous ne remettrez pas à l’époque indécise et peut-être lointaine de la publicité l’entière effusion… ?

Elle mit sa main, sur ma bouche et ses yeux seuls me répondirent ; mais quel regard profond, ardent et brave ! Jamais abandon de la volonté ne sut allier ainsi la volupté de l’amante à l’héroïsme de l’amie. Célie Merquem ne pouvait être faible qu’avec son propre consentement. Surprendre ses sens eût été l’entreprise d’un lâche ; elle savait si bien mettre sa grandeur et sa gloire à se rendre !…

Nous entendîmes les grelots des chevaux de poste qu’on avait été chercher à Fécamp. Nous échangeâmes un seul baiser, et elle mit à son corsage une fleur de liseron blanc en me disant :

— À bientôt ! Je pars la première, restez ici le dernier pour que Montroger parte après moi, et revenez demain au Plantier, vous y trouverez mon premier rendez-vous.

Il fut convenu avec Stéphen qu’il irait m’attendre au hameau de la Canielle, et je vis partir Célie avec M. Bellac. Une autre chaise de poste emmena, dix minutes après, Montroger avec Stéphen. Le pauvre gentilhomme s’était instinctivement réveillé de sa torpeur en voyant partir mademoiselle Merquem.

— Et vous ? me dit-il en s’apprêtant à monter en voiture.

— Moi, je ne pars pas aujourd’hui, répondis-je froidement.

Une lueur de contentement éclaira son visage terne, et il se rendormit, au bout de trois tours de roue, sur sa dernière illusion.

J’ai su dès le lendemain par Stéphen tout ce qui s’était passé dans la soirée. Je peux les suivre. L’ivresse était dissipée quand ils arrivèrent à Montroger. Le châtelain, sans faire aucune allusion au projet qu’il avait exprimé de nous réunir tous et qu’il avait peut-être oublié, retint Stéphen à dîner, et celui-ci, que j’avais chargé de le surveiller au moral et au physique, accepta l’invitation. Il était neuf heures du soir quand ils sortirent de table ; Montroger s’était observé, et il avait été apparent pour Stéphen qu’il avait cherché à le griser, espérant lui faire dire ce qu’il pouvait savoir des nouveaux projets de mademoiselle Merquem. Un peu dépité de n’y pas réussir, il lui proposa pourtant avec beaucoup d’insistance de le reconduire à son gîte. Stéphen comprit qu’il cherchait un prétexte pour aller à la Canielle : il refusa, prit congé et partit à pied ; mais, quand il fut arrivé devant la grille du château, il entendit venir une voiture et s’arrêta à trois pas pour observer. C’était l’équipage de Montroger. Celui-ci mit pied à terre et sonna lui-même. Il y eut un colloque à voix basse entre lui et Anseaume. Mademoiselle Merquem refusait de le voir. Il insista. Anseaume disparut et revint, cinq minutes après, lui dire d’un ton brusque, et assez élevé pour que Stéphen n’en perdît pas un mot :

— Mademoiselle est occupée et fait savoir à M. le comte qu’elle ne recevra plus personne en audience particulière. C’est demain dimanche, M. le comte viendra comme à l’ordinaire et pourra parler à mademoiselle devant tout le monde.

Montroger remonta en voiture et partit.

Stéphen resta à se promener jusqu’à onze heures autour de la maison pour savoir si Montroger ferait une autre tentative, et ne rentra au village que lorsque tout fut éteint et silencieux dans le château.

J’arrivai à quatre heures le lendemain, au Plantier. Ma tante, que j’avais tenue au courant par mes lettres, m’apprit que personne n’avait rien su des motifs de notre triple absence. J’étais censé avoir fait une course à Paris ; Montroger racontait avoir été à la chasse. Quant à mademoiselle Merquem, on ne savait pas qu’elle se fût absentée ; elle était censée enfermée avec Bellac pour travailler.

Il me tardait de lire la lettre que ma tante m’avait mise dans la main dès mon arrivée. Voici ce qu’elle contenait :

« Partez avec votre tante en sortant de chez moi ce soir. Quittez-la au bas de la colline en disant que vous allez passer la nuit chez votre ami Stéphen. Faites le tour du parc, vous me trouverez à l’une des portes. »

À huit heures, nous étions à la Canielle. C’était le dimanche, et mademoiselle Merquem avait fait dire à tous ses habitués qu’elle comptait sur eux. Jamais je ne m’habillai avec plus de soin et de gravité pour apparaître irréprochablement cérémonieux. J’aurais craint qu’un pli trop négligé de ma cravate ne trahît le bonheur dont j’étais enivré. Je me présentai avec la raideur convenable. J’aurais défié la plus soupçonneuse des Malbois de trouver dans ma tenue et mon regard autre chose que la respectueuse circonspection d’un homme qui se présente pour la première fois.

Montroger était arrivé et s’efforçait de répondre d’un air dégagé aux taquineries de la jeune Emma, qui l’avait déjà entrepris. Il vint me serrer la main et me demander tout haut des nouvelles de Paris. Il joua très-bien son rôle. Il était dans l’état de plénitude décente et calme que lui procurait son genre d’ivresse quotidienne. Je pus l’observer avec surprise dans cette situation que personne ne soupçonnait, et dont j’avais enfin le mot. J’ignore s’il se croyait aviné, mais il se sentait lourd et indécis, et, pour ne point paraître stupide ou distrait, il parlait peu, répondait aux interpellations par des sourires bienveillants ou des airs profonds ; il cherchait les coins pour feuilleter les revues ou la terrasse pour fumer. Vers dix heures, il se trouvait allégé et devenait aussi aimable et aussi expansif que le lui permettaient la mesure de son intelligence et celle d’un parfait savoir-vivre.

Je ne m’approchai de mademoiselle Merquem que pour échanger avec elle le nombre de mots strictement nécessaire à la vraisemblance de notre cérémonial. Je la trouvai encore très-pâle et visiblement fatiguée ; mais je dus renfermer mon inquiétude.

Ma tante, informée de la conduite misérable et des habitudes d’intempérance de Montroger, était bien d’accord avec moi pour ne pas encourager les rêves de notre petite Erneste. Ses coquetteries dussent-elles me sauver de la contrainte que subissait ma chère fiancée, je n’eusse voulu à aucun prix sacrifier la folle enfant à mon bonheur. Je coupai donc court à ses entreprises sur le cœur de mon rival en lui adressant tout bas des épigrammes mordantes sur le néant de ses espérances et sur le mauvais goût de sa coquetterie. La crainte de me paraître aussi ridicule que mademoiselle de Malbois l’arrêta et la ramena au jeune la Thoronais, qui était déjà édifié sur le compte d’Emma et qui revenait à Erneste autant par inclination que par dépit contre l’autre fillette. Cette chasse ou plutôt ce chassé croisé aux maris occupa leur soirée, amusa la galerie, qui feignait malignement de n’y rien comprendre, et absorba madame de Malbois, qui ne songea ni à Célie ni à moi. Il n’y eut qu’une escarmouche de sa part dès le début. Elle complimenta d’une façon qu’elle crut adroite mademoiselle Merquem sur son prochain mariage avec M. le comte. Célie sourit et lui demanda pourquoi elle supposait la chose la plus invraisemblable qui pût lui arriver.

— C’est que tout le monde le dit, reprit madame de Malbois. On prétend qu’il ne sort pas de chez vous !

— Il est vrai, dit Célie, que, depuis quelque temps, nous nous sommes vus exceptionnellement presque tous les jours. Nous avions de graves intérêts à discuter ; mais rien n’est changé et rien ne changera dans nos relations.

Et elle ajouta tout bas d’un ton ferme :

— M. de Montroger est libre. Il n’a jamais été et ne sera jamais que mon ami. Faites votre profit de cette déclaration, et ne répandez pas de faux bruits, si vous voulez que je continue à vous voir.

La dame ne répliqua rien, elle n’était pas bien fière ; elle profita de l’avis en effet, et encouragea de la parole et du regard les coquetteries de sa fille à l’adresse de Montroger. Il se laissa faire, il passait doucement de la période du vin grave et respectueux à celle du vin tendre, semi-galant, semi-paternel ; mais, s’il prenait plaisir à être le point de mire de la plus jolie personne du pays, il n’en avait pas moins des réveils de jalousie intérieure qui lui faisaient voir et entendre tous les mouvements, toutes les paroles de Célie. Il était rompu à cet exercice. Quand il se fut bien assuré qu’il n’y avait rien à surprendre, il s’égaya jusqu’à aider la petite Malbois à se compromettre par sa pétulance. Dans un moment où l’on traversait la salle voisine pour aller prendre le thé, je le vis effleurer d’un baiser la longue boucle de cheveux noirs qu’elle faisait flotter et voltiger sur son épaule. Montroger était complet. Ce n’était pas son heure de duel ou de suicide.

Cette velléité de coquetterie ou de volupté satisfaite, je le vis promener avec anxiété ses gros yeux sur les personnes réunies autour de la table à thé. Sa figure était transparente. Il s’attendait peut-être à ce que Célie, dont il avait véritablement peur depuis la veille, lui fît la terrible surprise d’annoncer son mariage avec moi. Quand il fut bien persuadé qu’elle ne l’avait pas fait et ne comptait pas le faire, et quand il vit que je n’inspirais à personne le plus léger soupçon de ce genre, il respira, et, en se retirant, il baisa avec effusion la main de Célie, en lui disant tout bas :

— Vous êtes un ange !

Elle eut un froid sourire qu’il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. Je quittai ma tante au bas de la colline, après lui avoir dit devant Erneste que je comptais chasser dès le matin avec Stéphen, et que j’allais passer la nuit auprès de lui.

Je fis le tour du parc comme il m’était prescrit de le faire, marchant dans l’ombre avec précaution et suivant les clôtures avec la plus grande attention. L’enclos était vaste, c’était une assez longue promenade ; mais une heure au moins devait être nécessaire à Célie pour que tout fût éteint et endormi dans sa maison, et, quand je me retrouvai à mon point de départ sans avoir entendu le moindre appel, je m’accusai d’avoir été trop impatient ou trop ému, d’avoir marché trop vite, ou d’avoir été sourd à quelque signal furtif. Je revins sur mes pas, non sans inquiétude ; c’était peut-être en sens inverse qu’il fallait marcher… Nous pouvions faire ainsi l’un et l’autre le tour du parc plusieurs fois sans nous rencontrer. L’automne détachait les premières feuilles des arbres, et la nuit était fraîche. Célie, déjà fatiguée, pouvait souffrir de ce rendez-vous, l’émotion du mystère était à la fois délicieuse et poignante. Tour à tour je hâtais et ralentissais ma marche, en proie à une incertitude vertigineuse ; mon cœur battait si fort, que je l’entendais comme un bruit de pas attachés aux miens. Elle m’avait écrit : « Je vous attendrai à une des portes. » Évidemment, elle ne m’avait pas désigné laquelle, afin de pouvoir choisir celle qui lui paraîtrait la plus sûre à un moment donné. Elle devait s’y tenir et m’attendre. Je me mis à courir pour regagner le temps perdu, et je me trouvai devant une petite porte perdue dans les buissons, et que je n’avais peut-être pas observée suffisamment la première fois. J’allais essayer de la pousser quand ma main fut saisie par une main vigoureuse. Était-ce Montroger ? La nuit n’était pas très-claire, et l’ombre qui nous enveloppait ne nous permettait pas de nous reconnaître ; mais cette main rude, sur laquelle j’appliquai vivement mon autre main pour la paralyser, n’était pas celle du gentilhomme soigneux de son épiderme. Je ne sais à quoi mon adversaire me reconnut, mais il me dit à voix basse :

— Comment, c’est vous ? Je vous prenais pour l’autre !

C’était la voix de Stéphen. En deux mots, il m’apprit qu’étant monté sur la falaise pour se promener, il m’avait vu passer le long du mur. Il avait pensé à Montroger, essayant de s’introduire par dépit du refus essuyé la veille. Il m’avait suivi à distance, et il s’était jeté sur moi, croyant déjouer les projets de mon rival.

Je lui confiai que je comptais aller chez lui, et il était sur le point de me quitter quand un faible soupir que je crus entendre de l’autre côté de la porte me fit tressaillir. Nous prêtâmes l’oreille : rien ; mais j’avais l’esprit frappé, il m’eût été impossible de passer outre.

— Essayez d’entrer, me dit Stéphen, ce n’est peut-être pas fermé.

Je poussai la porte, qui céda sans bruit, et je vis une forme blanche étendue sur le sable à mes pieds. C’était Célie froide, inanimée, morte peut-être ! peut-être épiée et surprise là par Montroger, qui l’avait assassinée ! Tout ce que l’imagination peut improviser de plus tragique se présenta tumultueusement à la mienne. Averti par le cri étouffé qui m’échappait, Stéphen s’élança près de moi, prit Célie dans ses bras, et, sans perdre la tête, l’enveloppa de sa vareuse, tandis que j’y ajoutais mon vêtement pour la réchauffer. Je l’avais assise sur mes genoux, il frottait ses mains glacées, je la pressais sur mon cœur éperdu ; elle ne se ranimait pas. Je me rappelai qu’il y avait un chalet dans le parc ; j’emportai Célie dans mes bras, suivi par Stéphen, qui me guidait et me soutenait sur les rapides sentiers. Nous pénétrâmes dans le chalet, dont la première porte était ouverte. La seconde était une porte volante qui nous donna accès dans une pièce chauffée et éclairée où je déposai Célie sur un sofa, près du feu. La chaleur du foyer la ranima, et, dès qu’elle fit un mouvement, Stéphen sortit en me disant qu’il allait monter la garde dehors jusqu’à ce que je vinsse le relever.

— Ah ! mon ami, me dit Célie dès qu’elle put parler, qu’elle triste nuit de fiançailles ! Je me suis trouvée très-malade hier en rentrant. J’ai eu la fièvre toute la nuit. Le matin, je ne sentais plus que de la fatigue. J’ai cru pouvoir surmonter cela. J’ai dit ce soir que j’avais la migraine, mais c’était plus grave. Je réprimais des frissons qui me coupaient la parole. Quand tout le monde a été parti, je me suis ranimée ; j’ai agi, j’ai congédié mes gens, je suis sortie sans bruit, et je suis venue ici allumer ce feu et ces bougies. J’avais des éblouissements. Je me hâtais comme dans un rêve. Je me disais ; « J’aurai la force de l’amener là, et, si je dois mourir, je mourrai dans ses bras. » J’ai pu gagner la porte où vous m’avez trouvée ; mais, là, j’ai eu une vision. Mon grand-père était debout devant moi. Je me suis bien rendu compte que c’était un rêve ; mais d’autres figures confuses m’ont entourée et menacée. Et puis c’étaient les pêcheurs de la Canielle qui m’amenaient ma barque, et je vous y voyais mort, couvert de sang. Je suis tombée et je n’ai plus eu conscience de rien. À présent, je suis bien, très-bien, vous êtes- là,… tout m’est indifférent. Adieu !

Après ce récit, dix fois entrecoupé, et durant lequel ma parole ne semblait pas arriver à son oreille, elle laissa retomber sur mon épaule sa tête charmante, dont les joues vivement colorées contrastaient avec la blancheur livide des autres parties de son visage. Ses yeux essayèrent en vain de se fixer sur moi, ils se fermèrent sous le coup d’une lassitude invincible ; elle dormait d’un sommeil effrayant avec des tressaillements convulsifs et des sourires douloureux. Je rappelai Stéphen. Elle était bien sérieusement malade ; il fallait aviser à la secourir, mais comment la transporter chez elle ?

— Vous allez rester là, me dit-il, je cours avertir M. Bellac. Il sait tout ; il sauvera tout.

Avec qu’elle anxiété j’attendis son retour ! Célie dormait toujours, si c’est dormir que d’être vaincu par la fièvre en murmurant d’une voix éteinte des paroles inintelligibles. Quelle foudroyante puissance que celle de la maladie ! Dans les romans de convention et dans les scènes de théâtre, l’amour et la joie font le prodige de chasser l’implacable étreinte du délire ou delà stupeur ; mais dans la réalité combien le dévouement le plus ardent arrache peu de miracles à l’impitoyable destinée ! J’étais comme glacé de terreur en trouvant tout à coup Célie insensible à mes larmes et à mes prières. Comme un fou, je lui demandais de vivre, de guérir, de me voir et de m’entendre. Son dernier effort avait épuisé sa lucidité ; elle ne me reconnaissait plus, elle cachait son visage dans les coussins du divan : elle avait peur de moi ! Une chouette vint glapir sur un arbre voisin. Ce sanglot me fit frissonner comme un enfant.

Enfin Stéphen arriva.

— Allez-vous-en, cachez-vous, me dit-il ; voici M. Bellac avec Anseaume, celui-ci ne doit pas vous voir.

Il me poussa dans les buissons, d’où, à la lueur des flambeaux, je vis emporter Célie enveloppée dans sa pelisse de cachemire bleu. Il me sembla qu’elle était morte et qu’on allait l’ensevelir. Bellac paraissait consterné. Il était nu-tête ; son crâne chauve brillait aux lumières, et je crus voir des larmes couler sur ses joues. Quelle épouvantable nuit de noces ! Il semblait que le destin eût maudit mon amour. J’étais hébété, et je me laissais conduire par Stéphen, qui m’introduisit sans bruit chez lui, et retourna au château après m’avoir fait donner ma parole d’honneur que je ne me montrerais à personne avant le jour. Je la lui donnai, comprenant à peine ce qu’il exigeait, et je restai inerte, comme si le froid de la mort fût aussi entré en moi.

Il revint me dire qu’elle était un peu plus calme, et il chercha à me donner de l’espérance ; mais on est clairvoyant dans la douleur. Je vis bien qu’il était sérieusement inquiet. Dès le jour, je pus m’introduire dans le parc, où pénétraient les gens du village pour s’informer auprès des gardiens, car déjà la nouvelle s’était répandue qu’on avait été, en pleine nuit, chercher le médecin de la maison. M. Bellac avait les meilleures idées générales sur la santé et la maladie, mais dans la pratique il n’assumait pas sur lui seul les graves responsabilités. Il vint me trouver pour me dire sans ménagements que mademoiselle Merquem avait une fièvre inflammatoire des plus intenses, et qu’il en était effrayé.

— Ne vous accusez pas, ajouta-t-il en voyant mon désespoir ; vous n’avez rien à vous reprocher. Le coupable dort tranquillement pendant que nous avons la mort dans l’âme. C’est dans l’ordre. Elle tombe sous le poids des tortures morales qu’il lui a infligées. Je ne sais pas s’il s’éveillera satisfait quand il saura qu’elle meurt à la peine !

Ma tante accourut bientôt, et Bellac l’introduisit auprès de Célie, qui allait de plus en plus mal. J’errais au hasard autour du château et dans le château même, sans qu’on y fît attention. Tout le pays était bouleversé : on faisait des prières dans les villages, les femmes allumaient des cierges à la Canielle comme pour les barques en détresse. La famille Guillaume et plusieurs autres étaient installées dans les cours, ne faisant aucun bruit, ne se rendant pas importunes par des questions, mais rivées contre les portes pour saisir la moindre nouvelle au passage. Stéphen me suivait et m’observait pour m’empêcher de me trahir. C’était inutile, je n’avais ni tressaillements ni sanglots. Je marchais sans trêve, machinalement, sans savoir où j’étais et sans paraître m’intéresser à rien. Je ne me sentais pas la force de survivre à cette femme qui était devenue tout pour moi, et j’attendais sa mort comme le signal de la mienne.

La nuit venue, ma tante, qui ne pouvait laisser sa fille seule au Plantier, l’envoya chercher. Elle ne voulait quitter ni Célie, ni moi sous le coup d’un désastre imminent. Elle ne songeait pas à m’éloigner, elle savait que ce serait inutile. Bellac le comprit aussi et me fit préparer un appartement près du sien.

— Je sais bien, me dit-il, que vous n’y chercherez pas le repos ; mais vous y cacherez votre douleur, qui est trop contenue pour ne pas m’effrayer. Voyons, mon ami, rien n’est désespéré tant que la maladie suit la route connue, et il n’y a jusqu’ici aucun symptôme anormal qui déjoue les prévisions de la science.

Le médecin n’essaya pas de me donner le change, il désespérait.

Erneste arriva pour aider sa mère auprès de la malade, et je me réconciliai avec elle en la voyant réellement affectée.

Le soir, Bellac ordonna que la maison fût fermée sur nous et sur Stéphen, dont la présence d’esprit et l’activité lui semblaient utiles. Montroger, informé le dernier, vint chercher des nouvelles et insista pour être admis auprès de Bellac. Celui-ci lui fit dire assez durement qu’il n’avait le temps de voir personne. Montroger demanda ma tante, qui refusa sous prétexte de ne pouvoir quitter la malade un seul instant. Tous deux étaient irrités contre lui au point de se sentir incapables de le voir sans l’accabler de reproches. J’eus un accès de fureur contre lui. Je jurai de le tuer, si nous ne sauvions pas Célie.

Erneste ne comprit rien à notre cruauté, et, soit bonté d’âme, soit curiosité, elle profita du trouble où nous étions pour sortir sans rien dire et aller sur le chemin apprendre au comte que Célie était réellement très-mal. En la remerciant de son obligeance, il l’accabla de questions, et naturellement il apprit par ses réponses ingénues que j’étais auprès de la malade et ne la quittais pas. Erneste vit la faute qu’elle avait commise, à l’accès de dépit et de jalousie qu’il ne sut pas réprimer devant elle. Elle eut beau lui remontrer que ma place était auprès de sa mère et d’elle-même dans cette circonstance ; il s’obstina à entrer et la supplia de prendre sur elle cette infraction aux ordres donnés par M. Bellac, dont il ne reconnaissait d’ailleurs aucunement l’autorité. Erneste jugea qu’il avait raison, que sa vieille amitié avait des droits imprescriptibles, et il entra avec elle dans le château. Là, un peu effrayée de ce qu’elle venait de faire, bien qu’elle n’en comprit pas encore toute la gravité, elle le quitta après l’avoir supplié de rester dans le vestibule, et revint près de nous avouer à sa mère qu’elle n’avait pas cru devoir partager l’injuste aversion de M. Bellac pour l’ami le plus dévoué de mademoiselle Merquem.

Je n’entendis pas ce que lui répondait ma tante, je m’élançai dehors. Je courus droit à Montroger, et, lui saisissant le bras avec une force convulsive, je l’amenai dans la chambre de Célie. Elle était entièrement privée de connaissance, et la mort était réellement sur son front. Il voulut lui parler, je lui mis la main sur la bouche ; il voulut se jeter à genoux à son chevet, je l’en arrachai et je l’entraînai dans l’antichambre. Il était trois fois plus fort que moi ; mais, l’eût-il été dix fois davantage, je l’aurais plié comme un roseau. Je le jetai sur un siège en lui disant :

— Triomphez, monsieur ! elle ne sera ni à vous ni à moi. Le médecin croit qu’elle ne passera pas la nuit. Êtes-vous content ?

Il cacha sa figure dans ses mains, et fondit en larmes.

— Il est trop tard, lui dis-je : vos pleurs sont lâches, votre repentir ne m’inspire que le dégoût. Allez-vous-en ; le maître ici, c’est moi désormais. Vous n’y remettrez jamais les pieds. Elle est à moi dans la vie et dans la mort, puisque j’ai sa parole ; morte ou vivante, je saurai la préserver de vous. Vous deviendrez fou, vous vous tuerez, si bon vous semble. Elle ne le saura pas, et, si vous voulez que je prenne la peine de la délivrer de vous, il n’y a pas de serment qui tienne, je vous tuerai comme je tuerais une bête féroce que je verrais approcher d’elle. Ah ! vous avez l’égoïsme tenace ! À mon tour de devenir sauvage, et de vous montrer que celui qui abuse de la pitié ne doit plus en espérer quand l’heure du châtiment est venue !

J’ignore s’il s’était enivré plus sérieusement que de coutume et si c’était l’heure où sa volonté était réduite à néant, ou si un véritable sentiment de son crime venait d’entrer enfin dans son âme ; il sortit sans me répondre un mot, remonta dans sa voiture, arrêtée à la porte, et resta là toute la nuit dans l’obscurité, sans bouger, attendant son sort et le mien.

Je ne sais ce qu’il devint pendant sept jours que Célie passa entre la vie et la mort ; j’ignore ce que je devins moi-même et comment les jours et les nuits se succédèrent… Je ne la quittai pas d’une heure. Ma pauvre tante et Erneste furent infatigables ; Bellac fut sublime de courage, Stéphen sublime d’affection pour moi. Enfin Célie dormit profondément pendant quelques heures, et j’assistai à un réveil véritable. Elle ouvrit les yeux, et fit signe qu’on la soulevât pour qu’elle pût regarder où elle était.

— C’est étrange, nous dit-elle, d’une voix éteinte, que l’on puisse naviguer si longtemps sur un lit ! Comme j’ai été battue par la tempête ! et ce lit n’a pas sombré !

Elle ne reconnut pas Bellac, et, le prenant pour Guillaume, elle s’attacha à son bras en lui disant :

— Emporte-moi donc et mets-moi sur le sable, que je me repose.

Puis, se retournant de mon côté, elle me regarda avec un sourire enfantin et timide :

— Mon filleul !… dit-elle. Oh ! je vous voyais ramer mieux que les autres pour me sauver.

Le médecin, croyant qu’elle me prenait pour un de ses paysans, en fit entrer quelques-uns qui se tenaient sous les fenêtres, en leur prescrivant de ne rien lui dire ; elle les reconnut et dit à la mère Guillaume en me prenant la main :

— Tu sais, mère, c’est mon mari !

On crut qu’elle divaguait encore.

Bellac fit sortir tout le monde excepté ma tante et moi, dont Célie ne voulait pas quitter la main. Elle resta une heure immobile, les yeux fermés, pâle comme l’aube et divinement belle avec ses cheveux crêpelés, qui tombaient sur ses épaules. Après ce repos complet, elle reconnut d’abord le portrait de l’amiral placé en face de son lit, puis sa chambre, et elle nous demanda pourquoi elle était couchée, au lieu de nous recevoir au salon. Quand elle se rendit compte de ce qui s’était passé, elle prit nos mains à tous trois, et les baisa en nous demandant pardon de notre inquiétude et de nos fatigues. Elle ne se souvenait pas d’avoir souffert et nous jurait qu’elle était guérie. Elle ne parut pas se souvenir non plus de Montroger.

Quelques heures plus tard, elle eut un peu d’agitation, et, me rappelant près d’elle, elle me dit tout bas :

— Est-ce que l’ennemi était près de moi durant cette maladie ? S’il y vient, renvoyez-le. C’est lui qui me tue !

— Vous ne le reverrez jamais, répondis-je, je l’ai chassé.

— Merci, reprit-elle. Il a été trop cruel pour moi. Est-ce que je n’avais pas le droit de vivre ? Sauvez-moi de lui toujours.

Le lendemain, elle était hors de tout danger, et sa terreur était dissipée ; elle voulut savoir ce qui s’était passé entre Montroger et moi. Elle était trop faible pour supporter la vérité. Je lui répondis que nous étions au mieux ensemble, et qu’elle n’aurait plus jamais à se plaindre de lui.

Elle entra en convalescence ; mais, excepté ses paysans, Stéphen et le petit Moïse, qu’elle voyait un instant avec plaisir, elle ne voulut recevoir personne, et nous restâmes près d’elle sans nous occuper de ce que les connaissances en penseraient. Nous avions traversé des épouvantes auprès desquelles disparaissait complètement la puérile menace de ce petit monde. Elle-même ne s’en souciait plus et n’aspirait qu’à partir avec nous pour le Midi, dès que ses forces le lui permettraient.

Ma tante ne voulait pourtant pas la laisser seule avec moi, et elle commençait à s’inquiéter de ce que sa fille penserait, d’un dévouement si prolongé de notre part. Erneste avait l’air de le trouver tout simple. Mademoiselle Merquem vivant seule et sans famille, la société de deux amies lui était bien nécessaire dans son état de faiblesse. Célie était une sainte que ma présence ne pouvait pas compromettre. N’étais-je pas, d’ailleurs, un de ces hommes sérieux avant l’âge, qu’une femme comme elle avait le droit de traiter comme son frère ? Elle ne s’étonnait plus de voir Montroger exclu de son intimité.

— C’est un homme faible, disait-elle, il ne sait pas dominer son chagrin. Il perd la tête, j’ai vu ça. J’ai eu grand tort de m’y laisser prendre. Il eût été très-gênant ici, et on fera bien de le tenir à distance jusqu’à ce que notre chère malade soit tout à fait rétablie.

Elle revenait trop souvent à ces réflexions d’une condescendance gratuite devant sa mère pour que celle-ci n’en fît pas la remarque.

— Erneste devine tout, me dit-elle en confidence ; elle affecte trop de ne rien pressentir, elle nous cache quelque chose : tâche donc de l’observer…

C’était mon devoir, j’observai. La petite rusée semblait se plaire beaucoup à la Canielle malgré le calme et le silence que nous faisions autour de Célie : elle s’y montrait charmante, attentive, doucement enjouée, studieuse même contrairement à ses habitudes, et particulièrement éprise du vieux parc, où elle passait des heures à lire dans le chalet. Le soir, dans les brumes tièdes d’octobre, elle s’enveloppait de sa mantille et se plaisait à courir comme une ombre légère, du parterre qui environnait la maison au donjon qui dominait la falaise. Elle revenait vite sur ses pas, nous parlait en riant par la fenêtre du salon, et retournait faire ce qu’elle appelait son ascension ; elle répétait plusieurs fois cette gymnastique. Sa beauté et sa santé charmaient Célie, et ma tante en était fière. Moi, je remarquais que chaque disparition du joli fantôme se prolongeait plus que de raison, et que chaque réapparition sur la terrasse ressemblait à une précaution de plus en plus rapide et agitée. Je feignis devant elle d’avoir à écrire et de quitter le salon sans méfiance. Je me glissai dans le parc et je la suivis. Elle ne monta pas jusqu’au donjon et s’arrêta dans le chalet, où elle resta quelques instants seule. Elle ressortit, se dirigea vers un gros arbre qui se penchait en dehors de la clôture, et y cacha quelque chose dont je m’emparai dès qu’elle se fut éloignée. C’était une lettre que vint chercher au bout de cinq minutes un paysan que j’observai sans me montrer, mais qu’il me fut impossible de reconnaître, bien que son pas un peu lourd et sa respiration un peu forte me fissent penser à Montroger.

Il s’éloigna après avoir beaucoup exploré l’arbre, qui ne contenait plus rien pour lui. Dès qu’Erneste fut couchée et endormie, je remis la lettre à ma tante. Il n’y avait ni adresse ni signature, mais c’était bien l’écriture d’Erneste. « Vous ne me verrez pas ce soir, vous ne me verrez même plus. Maman a l’air de se douter de quelque chose ; mais voici mon bulletin : Notre ange va de mieux en mieux. Vous pouvez vous tenir tranquille à présent, car ce n’est certainement pas pour moi que vous venez dans l’ombre et le mystère chercher le baume céleste ; le temps devient froid, et je ne me soucie pas d’attraper des rhumes de cerveau pour vos beaux yeux, dont j’ai séché les larmes. »

— Maudite enfant ! soupira ma tante. Elle avait des rendez-vous tout près de nous ! il lui fallait ce roman pour tuer le temps !

— Le roman est très-innocent de sa part, lui dis-je ; mais Montroger est un misérable et un imbécile qu’il est temps de châtier.

— Tu veux donc tuer Célie ? s’écria ma tante en joignant les mains. Encore cette menace de duel ! c’est horrible, et je meurs de tout cela, moi aussi.

La douleur de ma pauvre tante me fit rentrer en moi-même. Je lui promis de considérer Montroger comme un enfant et de le traiter en conséquence, sans souffrir qu’Erneste fût compromise par l’éclat de mon ressentiment ; mais il fallait que la jeune fille reçût une leçon, et nous convînmes de la lui infliger. En effet, dès le lendemain, ma tante lui montra sa lettre, et lui déclara que je comptais aller demander raison à M. de Montroger de sa conduite envers nous. Erneste surmonta vite un instant d’effroi, et, sous le coup du dépit, elle voulut s’expliquer avec moi devant sa mère.

— Vous êtes bien content d’avoir trouvé ce prétexte, me dit-elle, pour vous défaire d’un rival qui vous gêne ! Allez donc, mais je vous déclare que Célie va être instruite de ce qui se passe, et c’est sur elle que je compte pour vous retenir et pour m’absoudre. Où est donc mon crime ? Vous plaît-il de me le dire ? J’ai eu plus d’indulgence et de bonté que vous. Je n’ai pas voulu voir devenir fou d’inquiétude un malheureux que vous repoussiez trop cruellement. Quand Célie saura le chagrin qu’il a eu et que vous lui cachez, elle le plaindra et m’approuvera d’avoir adouci vos rigueurs. Vous-même, qui vouliez à tout prix assurer le repos de la malade, vous devriez me savoir gré d’avoir réussi à faire tenir Montroger tranquille. Croyez-vous que sans moi il n’eût pas forcé toutes vos consignes et au besoin enfoncé les portes ? On me doit ici plus de reconnaissance qu’à personne, et vous pouvez m’espionner, me blesser, m’enfermer comme une petite fille coupable ; ma conscience me dira toujours que vous avez agi en égoïste, en jaloux et en despote, tandis que je n’ai songé qu’à faire le bien et à rétablir la paix. J’aime mieux mon rôle que le vôtre.

Ma tante était fort ébranlée et près de lui jurer qu’elle ne la trouvait qu’imprudente ; mais je voyais plus avant qu’elle dans les projets d’Erneste, et je demandai à celle-ci si elle avait à nous montrer des lettres de Montroger, à l’appui de cette grande douleur qu’elle lui attribuait peut-être gratuitement.

— Vous supposez donc, reprit-elle, que l’inquiétude inspirée par Célie est le prétexte dont il s’est servi pour me faire la cour ?

— Oui, je me permettrai de supposer cela jusqu’à preuve contraire.

— Eh bien, ceci est mon secret, et vous ne le saurez pas.

— Je le saurai dès aujourd’hui, car j’irai réclamer toutes vos lettres à M. de Montroger, et il faudra bien qu’il les restitue à votre mère.

— Épargnez-vous cette peine, il me les rendait à mesure, et je les ai toutes, je peux vous les montrer.

— Et les siennes ?

— Vous ne les verrez pas.

— Ce refus est un aveu. Il est donc certain pour votre mère et pour moi que ce lâche cherche à vous compromettre.

— C’eût été un bon tour à vous jouer, mon cousin, pour vous punir de lui avoir enlevé celle qu’il aimait. Oh ! ne niez pas ! Je sais tout, vous épousez Célie, et maman bénit vos amours. Moi, je suis ici parce que l’on ne sait que faire de la pauvre Erneste dans cette situation délicate,… convenable pour moi, si l’on veut ! Il faut que je m’y comporte en petite fille de cinq ans bien sage et ne comprenant rien ; mais c’est trop compter sur ma sottise. Je vois clair depuis longtemps, et vous savez bien que, dès le premier jour, je vous avais averti des projets de ma mère. Depuis une quinzaine, je suis encore mieux renseignée, car j’ai confessé M. de Montroger sur tous les points. Ce n’était pas difficile, il est si simple ! À présent, faites un scandale, si cela vous plaît. Perdez-moi, vous serez forcé de me marier plus vite avec celui que j’ai choisi.

— Tu ne seras pas compromise et tu ne l’épouseras pas, répondit madame du Blossay. S’il parle, il faudra bien que ton cousin le réduise au silence ; mais, qu’il se conduise bien ou mal, je ne te donnerai pas à un homme sans caractère, sans dignité, et qui a en outre la plus funeste habitude…

— Il boit trop de vin ? reprit Erneste en riant. Je sais cela aussi. On croit toujours que les petites filles sont sourdes ou stupides ! Eh bien, ce grand vice ne m’inquiète pas du tout. Je mettrai de l’eau dans le tokai de M. le comte et dans son bordeaux, s’il le faut. Vous dites qu’il est sans caractère ? C’est la première qualité que j’exige d’un mari. Le petit la Thoronais me fait peur, il est têtu, et je le crois économe, enfin il me déplaît. J’ai fait semblant de me réconcilier avec lui pour punir Emma ; mais Emma s’est retournée vers Montroger, et je n’entends pas cela. Elle échouera auprès de l’un et de l’autre, et, moi qui suis en passe à présent de choisir l’un ou l’autre, je choisis celui qui me convient. Ne me dites pas non, maman, vous y consentirez, et avec satisfaction, vous verrez ça I Je sais que le moment n’est pas favorable. Vous êtes indignée du peu d’empressement qu’il a mis à céder la place à votre cher neveu. Il a été faible, obstiné, fantasque. Célie croit que ce sont ses emportements et ses irrésolutions qui ont causé la terrible maladie qu’elle vient de faire. Moi, je n’en suis pas si persuadée que cela, et j’ai ôté ce remords à Montroger pour l’empêcher de se brûler la cervelle. Vous souriez ? Vous croyez qu’il n’aurait pas eu ce courage ? Vous vous trompez. Je l’ai vu dans des crises affreuses. Je l’ai raisonné, grondé, sermonné, j’ai été sa confidente et sa consolatrice. Il n’y a pas un mot de moi, il n’est question que de Célie dans mes lettres. Il eût pu les garder et les montrer à l’univers entier sans me faire le moindre tort. Si je les lui ai reprises, c’est que je tenais à vous les faire lire le jour où il viendrait vous demander ma main. Or, il y viendra avant qu’il soit huit jours, je vous le déclare, parce que nos courts entretiens ou l’échange de nos billets de chaque soir sont devenus pour lui un besoin, une habitude. Est-il amoureux de moi ? Il n’en sait rien, et, moi, je n’en suis pas sûre ; je sais seulement que je lui suis devenue nécessaire, que je l’ai plaint, lui que personne ne plaignait plus, que je me suis emparée tout naturellement de sa confiance, enfin que mon esprit a relevé le sien et le gouverne en attendant qu’il le domine. Tenez, maman, ajouta-t-elle, je vous ai assez tourmentée, il fallait bien punir un peu M. Armand de sa trahison et de ses menaces. Pardonnez-moi le chagrin que je vous ai causé, et consolez-vous un peu en lisant les lettres de Montroger. Venez au chalet, c’est là qu’elles sont cachées avec les miennes. Vous y verrez que je n’ai été ni légère ni coquette, et que je n’ai pas reçu la moindre déclaration. — Venez aussi, Armand ; je veux vous prouver que votre ennemi n’a pas seulement songé à me séduire et que vous n’auriez pas de prétexte convenable pour lui chercher querelle.

La correspondance était effectivement irréprochable de part et d’autre. La jeune fille était fière et chaste, et trop habile pour avoir donné prise sur elle. Montroger lui exprimait sa reconnaissance en termes respectueux qu’il eût voulu en vain rendre énergiques ou tendres. Il ne savait guère écrire, et, craignant d’en trop dire, il n’en disait peut-être pas assez pour peindre le sentiment qu’Erneste lui attribuait.

— Il résulte de tout cela, lui dit sa mère, que tu as fait un rêve et que le comte persiste à aimer mademoiselle Merquem. Je ne comprends pas que tu manques de dignité au point de vouloir lutter contre un souvenir si obstiné !

— C’est là précisément ce qui me plaît et m’intéresse, répondit Erneste. J’ai voulu triompher de ce souvenir, et j’ai réussi.

— Comment le sais-tu ? Il te l’a dit ?

— Il s’en est bien gardé ! Il savait parfaitement qu’au premier mot d’amour, il serait chassé. À présent que je le congédie tout naturellement, — car j’espère que ma missive d’hier soir va être replacée dans l’arbre, — il va s’ennuyer, et vous le verrez arriver avant la fin de la semaine.

— Tu sais que c’est un refus qu’il viendrait chercher ?

— Pourquoi, maman ? Dites, et soyez nette, puisque je sais tout.

— Eh bien, je serai très-nette. En supposant que la conduite de Montroger envers mademoiselle Merquem eût été irréprochable, je n’estime pas un homme qui prend pour confidente de ses amours et de ses chagrins une jeune fille à l’insu de sa mère, qui lui demande des rendez-vous et s’introduit le soir dans le lieu qu’elle habite, au risque d’être vu et de la perdre de réputation.

— Pardon, maman, il ne s’est jamais introduit dans le parc. Il eût fallu que j’eusse les clefs et que je consentisse à m’en servir ; j’espère que vous ne me supposez pas capable d’une pareille absurdité. Je n’avais pas besoin de me promener dans le parc avec M. de Montroger, moi ; je lui parlais à travers la grille comme une novice au parloir, et jamais il n’a franchi le seuil du lieu que j’habite, comme vous dites fort bien.

— Mais on pouvait vous surprendre ?

— On m’eût vue causer avec un paysan. Il s’était déguisé.

— Et si l’on vous eût écoutés ?

— On nous eût entendus parler de mademoiselle Merquem. Tous les paysans, tous les passants demandent de ses nouvelles, et on ne refuse pas de leur en donner. Mais vous détestez à présent ce pauvre comte, et vous êtes décidée à le refuser ?

— J’y suis décidée.

— C’est l’avis d’Armand aussi ?

— C’est mon avis.

— Vous n’avez pas toujours pensé comme cela.

— Nous ne le connaissions pas assez ; à présent, nous le connaissons trop.

— Voyons, Armand, ne nous cachons rien. Ce mariage assurerait pourtant le tien.

— Ce mariage ne changerait plus rien à ce qui est résolu maintenant ; mais, fût-il le prix de mon bonheur, tu ne vas pas me supposer assez lâche…

— Non ! je t’estime, je te connais. Eh bien, vous avez raison tous deux. Il faut refuser M. de Montroger. Je comptais vous prier de le faire.

Et, comme nous la regardions avec surprise, elle ajouta en éclatant de rire :

— Ah ! vous ne comprenez pas ? Eh bien, je vais m’expliquer. Je connais ses irrésolutions, sa faiblesse, sa lâcheté, si vous voulez que je me serve de ce mot-là. Il m’avait fait la cour assez sérieusement aux soirées d’ici et dans les parties de campagne où nous nous sommes rencontrés. J’ai toujours affecté de ne rien prendre au sérieux et de me moquer de lui. Nous n’avons parlé raisonnablement que le jour où il m’a parlé de Célie dans la douleur. Je ne lui ai pas reproché d’avoir joué avec moi auparavant comme avec une petite sotte. Il a senti ma générosité, et je le tiens par là ; mais il ne me convient pas de le voir hésiter ou se repentir à la veille du mariage. Il me convient encore moins de passer pour un pis aller aux yeux du monde. Il me convient, au contraire, qu’il soit puni de ses premières velléités par un refus, qu’il en soit surpris, mortifié, et qu’il en ait du chagrin. Il convient qu’il insiste auprès de moi et qu’il subisse l’épreuve du temps ; enfin j’entends qu’il m’épouse après une passion… moins longue que celle qu’il a eue pour Célie, — il serait peut-être chauve ! — mais assez violente pour assurer mon triomphe et mon ascendant sur lui dans l’avenir.

Elle exigea, comme condition à l’assentiment momentané qu’elle donnait au refus de sa mère, que le billet qui congédiait Montroger fût replacé dans la cachette accoutumée. Ma tante eût voulu lui faire changer la rédaction trop peu sérieuse de ce congé. Elle n’y voulut pas consentir.

— Si vous voulez qu’il le croie sérieux, dit-elle, il faut qu’il soit de mon style et spontané. Si vous me le dictez, il n’est pas assez niais pour ne pas voir qu’il m’est imposé.

Ma tante céda en déclarant que, si Montroger apportait une lettre, nous la lirions avant elle.

— C’est tout ce que je désire, répondit-elle avec fierté.

Il était difficile de briser un caractère aussi déterminé et d’émouvoir un cœur aussi calme. La mère pleura en secret et tomba dans de graves perplexités ; elle ne pouvait en vouloir autant que moi à Montroger, elle avait caressé un instant l’idée de lui voir épouser Erneste. Elle y revenait, contrainte et forcée, inquiète et chagrine, mais sans repousser absolument toute confiance dans la pénétration de sa fille et dans l’énergie de sa volonté pour faire de Montroger un autre homme.

Les événements, qui sont essentiellement positifs, la plupart du temps, donnèrent raison au positivisme de la fille du siècle ; c’est ainsi que madame du Blossay, dans ses jours d’effroi et de tristesse, appelait sa fille.

La lettre que je rapportai le soir, en échange de celle que j’avais déposée dans le creux de l’arbre, était presque une déclaration :

« Que vais-je devenir ? Je ne vous verrai plus ? C’est impossible, c’est à en devenir fou. Qui me parlera d’elle ? qui me guérira par la raison et la douceur de cette passion fatale qui m’a rendu si coupable et si malheureux ? Vous n’avez donc pas de pitié ? Vous ne comprenez donc pas que, sans vous, je vais retomber dans ma folie ? Ayez patience, faites que je sois sauvé, etc., etc. »

— Quand je vous le disais ! s’écria Erneste en nous lisant l’épître que je lui avais donné la satisfaction railleuse de décacheter devant nous ; à présent, soyez bien tranquilles ! je n’écrirai plus. Je ne mettrai plus le pied dans le parc ; tout va selon mes souhaits.

Trois jours après, Montroger écrivit à ma tante pour la supplier de lui accorder une entrevue au Plantier. Elle craignait que je ne voulusse l’accompagner et, sans m’avertir, elle prétexta la nécessité d’aller donner quelques ordres chez elle. Elle ne me rendit compte des faits qu’après son retour. Montroger lui avait paru sérieusement amoureux et nullement exalté par l’ivresse. Elle l’avait trouvé pâle, un peu nerveux, mais très-contenu. Elle lui savait gré avec raison de n’avoir pas prononcé le nom de mademoiselle Merquem. Il agissait comme s’il n’eût jamais prétendu à elle, ou comme s’il l’eût complètement oubliée. Ma tante, sans lui parler de moi, ne lui cacha pas qu’elle savait ses entrevues avec Erneste. Sa fille, disait-elle, lui avait tout confié en le congédiant. Il ne chercha pas à s’excuser.

— J’ai eu, dit-il, un tort grave en ceci, et jusqu’au jour où j’ai apprécié mademoiselle du Blossay, ma vie a été une suite de fautes dont elle m’a forcé à me rendre compte. Elle m’a ouvert les yeux, elle m’a fait une conscience nouvelle. Mon avenir sera meilleur, si elle daigne s’en charger.

Ma tante m’avoua qu’elle s’était laissé gagner à ces promesses qui paraissaient sincères, et qu’elle n’avait pas dit non d’une manière absolue. Elle prétendit douter de la sympathie d’Erneste pour lui et promit de la consulter, remettant son propre consentement à une époque assez éloignée pour qu’on pût s’assurer de la guérison qu’il annonçait comme un fait accompli. Il donna sa parole d’honneur de ne mériter aucun reproche pendant cette épreuve.

Il tint parole ; il ne reparut pas à la Canielle ni aux environs jusqu’au jour où Célie lui fit dire qu’elle le recevrait avec plaisir comme ses autres amis. Il vint en visite, Erneste ne se montra pas au salon ce jour-là. Il s’enquit respectueusement de la santé de Célie, lui baisa la main comme de coutume, serra la mienne comme celle d’un ami, resta un quart d’heure à parler agriculture et politique et se retira avec une dignité parfaite.

Il n’y eut pas d’explication entre Célie et lui, non plus qu’entre lui et moi. Il n’y en eut jamais, et je crois qu’en ceci il obéit aux conseils et aux injonctions d’Erneste. Elle craignait qu’il ne dît ou ne fît quelque sottise nouvelle, elle ne voulut pas le voir humilié de nouveau. Elle eut raison. Le silence absolu de Montroger était la meilleure preuve qu’il pût nous donner du retour de sa raison.

Célie était encore très-faible quand l’hiver se fit sentir. Nous partîmes avec elle pour Cannes, où elle se rétablit peu à peu, non sans quelques rechutes de langueur. Nous n’avions annoncé notre mariage à personne, et, chose étrange, personne ne le pressentait. On en était venu à croire impossible que la grande demoiselle consentît jamais à prendre un maître, et l’état de sa santé ne permettait pas de croire qu’elle eût conçu un sentiment tendre en se débattant contre la mort. On avait cru, avant sa maladie, qu’elle se décidait pour Montroger ; l’attitude désormais excellente de celui-ci déjoua cette supposition. Je m’étais rendu à Paris pour y attendre Célie quelques jours avant qu’elle quittât la Canielle, et on passa plusieurs semaines sans savoir que j’eusse accompagné ma tante et sa fille dans le Midi. Bellac et Stéphen nous avaient suivis avec Moïse. Nous formions une petite colonie à laquelle, au milieu de l’hiver, Montroger demanda la permission de s’adjoindre. Célie et madame du Blossay y consentirent. Il loua une villa non loin de la nôtre et vint voir souvent ma tante, sans jamais parler du passé avec aucun de nous. Il fut bientôt certain qu’Erneste disposait de lui comme de sa chose et s’attachait à lui par le sentiment qu’elle avait de sa faiblesse et de sa propre force. Ce genre d’amour bouleversait toujours les notions de sa mère, qui ne comprenait pas le dévouement sans l’enthousiasme ; mais il lui fallut bien accepter le fait impérieux et sans réplique. Montroger mit tant de persévérance et de sincérité dans sa recherche, que ma tante dut annoncer à ses connaissances de Paris et de Normandie le prochain mariage de sa fille avec lui. Erneste exigea que le mariage se fît en Normandie pour que l’on y vit bien que son fiancé n’était ni pâli ni maigri par le dépit que les Malbois eussent pu lui attribuer. Célie n’était pas encore en état de quitter le Midi, et je me résignai à la laisser pendant huit jours aux soins de Bellac et de Stéphen pour aller assister aux noces très-splendides de ma petite cousine. Mademoiselle de Malbois, qu’elle écrasa de son luxe et de ses diamants en la traitant comme sa meilleure amie, en sécha de douleur, et ne fut pas consolée par le jeune la Thoronais, encore qu’il ne parût pas inconsolable.

Dès que je fus de retour à Cannes, nous annonçâmes aux amis communs notre union prochaine, et ma tante revint la bénir aux premiers jours du printemps. Nous étions heureux enfin, sans bruit et sans éclat, modestement, chastement, comme il nous convenait de l’être. Célie avait failli payer de sa vie la douceur adorable de ses instincts et l’inépuisable charité de son âme. Pouvais-je lui faire un reproche de mes souffrances, moi qui avais été enivré et subjugué par cette bonté souveraine, charme divin dans une femme qui eût pu s’attribuer l’indépendance de la supériorité intellectuelle et l’orgueil de la vertu incontestée ?

Au mois de mai, je demandai à ma chère compagne si elle ne souhaitait pas retourner chez elle ; elle me répondit en souriant qu’elle n’en savait rien.

— Vous devez pourtant regretter vos habitudes, vos vieux amis, vos braves matelots surtout, et votre mer gris de perle, et le vieux parc, et le canot du petit amiral !

— J’aimerais tout cela davantage, si vous l’aimiez, répondit-elle ; mais, si vous préférez la mer bleue, les mariniers du Midi et notre villa, je suis prête à me fixer ici pour toujours sans aucun regret. Je vous l’ai dit souvent, je n’ai plus de passé, je ne sais plus rien de la grande demoiselle, sinon qu’elle s’était gardée digne d’être aimée et capable d’aimer. Je n’ai plus ni goûts, ni habitudes, ni affections, ni plaisirs en dehors des vôtres. Si vous voulez que j’oublie tout ce que j’ai appris, j’oublierai même que j’ai su quelque chose et que j’ai aimé l’étude. Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien de ce qui n’est pas vous. Si quelque jour vous trouvez ma tendresse trop absorbante ou trop monotone, je le verrai bien : alors, je retournerai à mes occupations, sans humeur et sans regret. J’aurai été heureuse du grand bonheur, et je saurai me contenter du moindre. Si Dieu me donne des enfants, je les élèverai sous vos yeux, d’après vos idées, et je ne serai certes pas à plaindre, car je suis sûre de rester votre meilleure amie. N’oubliez pas que j’ai été longtemps une personne raisonnable, et souvenez-vous que la raison commande d’être absolument dévoué et soumis à ce que l’on aime par-dessus tout. J’ai accepté l’amour, non comme un égarement et une faiblesse, mais comme une sagesse et une force dont, après quelque doute de moi-même, j’ai été fière de me sentir capable. Chaque jour qui s’est écoulé depuis ce premier jour de confiance et de joie m’a rendue plus sûre de moi-même, plus fière de mon choix, plus reconnaissante envers vous. À présent, commandez-moi ce que vous voudrez, puisque je ne connais plus qu’un plaisir en ce monde : celui de vous obéir.

Je dus accepter cet abandon absolu, continuel, irrévocable de sa volonté. Le refuser eût été le méconnaître. Je lui ai juré et je me suis juré à moi-même que je me servirais de cette possession de son âme pour faire d’elle la plus respectée et la plus heureuse des femmes. Je me mépriserais profondément le jour où je croirais y avoir le moindre mérite. Avec une telle compagne, la vie est un rêve du ciel. Jamais pareille égalité d’âme ne fut le partage d’une créature humaine. J’ai trouvé en elle un ami sérieux, solide dans toutes les épreuves, spontanément généreux et prudent, comme si son doux et profond regard embrassait à la fois les deux faces du vrai dans l’appréciation de toutes les choses de la vie. Doit-elle à la seule impulsion d’une nature inouïe de perfection, ou à la forte et paisible éducation qu’elle a reçue de Bellac, cette lucidité du cœur et de l’esprit ? Il y a de l’un et de l’autre. Bellac est un sage dans toute l’acception du mot classique, mais Célie est un sage avec la tendresse infinie d’une femme et d’une mère, avec l’enthousiasme d’un poëte et d’une amante. Peut-être ne sait-on pas à quel degré de charme et de mérite pourrait s’élever la femme bien douée, si on la laissait mûrir, et si elle-même avait la patience d’attendre son développement complet pour entrer dans la vie complète. On les marie trop jeunes, elles sont mères avant d’avoir cessé d’être des enfants. On les élève, d’ailleurs, de manière à prolonger cette enfance toute la vie ; aussi ont-elles perdu toute puissance réelle et toute action légitime dans la société.

En savourant mon bonheur et en réfléchissant à l’existence exceptionnelle qui avait fait de Célie une femme d’exception, il m’est arrivé parfois d’être forcé de reconnaître que Montroger avait été le levier inconscient des mérites de sa vie et des joies suprêmes de la mienne.

Je jugeai, après six mois de séjour dans le Midi, que le Nord lui serait plus favorable et plus doux à respirer. Elle y recouvra, en effet, ses forces complètes d’autrefois, et elle fut heureuse de se rapprocher de ma tante, qui était devenue sa mère aussi bien que la mienne. Montroger paraissait très-content de son sort, et sa femme n’abusa pas trop de son empire absolu. Enchantée d’être riche, elle n’abusa pas non plus de la fortune pour se lancer dans le tumulte du monde. Elle fut retenue par la crainte d’être comparée avec désavantage à Célie. Peut-être fut-elle souvent envieuse de cette incontestable supériorité dont Célie était si peu vaine ; mais elle n’en fit rien paraître et s’arrangea même pour agir quelquefois en personne sérieuse. Son époux y fut trompé et la tint toujours pour une forte tête.

— Au fait, me disait ma mère, elle est forte dans un cercle d’action bien défini.

— Et très-étroit, répondais-je intérieurement.

Notre mariage avait défrayé pendant deux ou trois mois toutes les conversations de l’entourage. On n’en parlait plus quand nous revînmes mariés à la Canielle. On en reparla alors, mais avec la tranquillité qui préside aux faits accomplis. Je ne trouvai que bienveillance et félicitations. Quant aux gens de mer de la Canielle, ce fut d’abord un cri de stupeur, presque d’épouvante ; mais la famille Guillaume, qui me protégeait ouvertement, fit connaître ; aux principaux chefs de famille, membres de la société des amis, que j’étais un frère, et qui plus est le filleul de Célie. Dès lors, on imposa silence aux femmes et aux enfants, et je fus reçu avec affection et confiance. Une grande fête nautique, avec barques pavoisées, régates et festin sur la grève, remplaça d’une manière charmante la noce que nous n’avions pas faite à Cannes. Stéphen consentit à passer l’été près de nous. Il ne faisait plus de peinture et vivait comme absorbé dans le rayonnement de notre bonheur. Son moral y gagnait, et nous étions surpris de trouver en lui tant de facilité à changer les habitudes de toute sa vie pour nous témoigner un attachement exclusif qui paraissait lui suffire. Je me demandais si je l’avais dégoûté de la peinture, et, quelque parti qu’il eût pris à cet égard, je souhaitais le garder près de nous ; mais, à l’entrée de l’hiver, il m’annonça qu’il partait pour un voyage au long cours sur le navire d’un armateur de ses amis.

— J’ai compris ce que vous m’avez insinué à Yport, me dit-il : j’étais dans une impasse, j’ai senti peu à peu que l’art est le résultat et non l’absorption de la vie. Je veux vivre, moi, sentir, comprendre, enfin aimer pour elle-même la nature, que j’ai trop aimée en vue de moi-même. À mon retour, je me remettrai à peindre, et vous verrez, mon cher, que j’aurai du talent !



FIN.



IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Cie À SAINT-GERMAIN.