Texte établi par Tancrède de VisanÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 91-100).

CHAPITRE VII

Comme on voit, le cher comte n’avait pas perdu de temps. Après sa visite essentielle à son notaire, n’ayant plus qu’à disposer de ses moments jusqu’au dîner, il avait visité les marchands. Il s’était fait un point d’honneur de réussir vite, en semant l’or à profusion, à composer une corbeille d’un goût bon et magnifique. M. Cabarot aimait à courir les magasins ; il avait la prétention d’exceller dans le choix des ajustements féminins, et visait à la réputation d’oracle de l’élégance et du bon goût.

M. Cabarot fit merveille dans les boutiques : châles, dentelles, belles étoffes, tissus précieux, bijoux et diamants, il alla tout voir ; il choisit avec réflexion, mais aussi avec promptitude, et, comme on voit, en peu d’heures, il pouvait envoyer à Mlle Irnois le somptueux résultat de ses galants efforts.

On a vu à quel point ce cadeau avait été apprécié.

La lettre qui l’accompagnait ne fit pas plus d’effet. Elle était cependant conçue dans les termes les mieux faits pour attendrir le cœur d’une cruelle et faire ressortir la réputation d’homme d’esprit que possédait le comte. Mais dans la maison, on avait trop de prévention contre lui pour être fort sensible à ses démonstrations passionnées, et sa lettre, après avoir passé dans les mains et sous les yeux des trois vieilles dames, fut jetée sur une table, sans qu’on jugeât à propos de tourmenter Emmelina en la lui faisant lire.

— “Puisqu’il faut qu’elle se marie, la malheureuse ! dit Mme Irnois, laissons-lui au moins les derniers moments de sa liberté. Je n’ai pas grande idée de ce M. Cabarot, ou plutôt j’ai l’idée qu’il n’est pas fort honnête homme. Malheureuse enfant ! à quoi sert à M. Irnois tout l’argent qu’il a amassé ? Si j’avais su que cet argent dût me préparer tant de malheurs, je n’en aurais jamais été si fière !…”

M. Irnois était rentré avant l’arrivée de la corbeille. Il avait raconté avec douleur le résultat négatif de sa démarche auprès de Cabarot ; et, comme tous les gens dont l’esprit n’est pas très actif et dont la nature physique est grossière, il avait à peu près pris son parti du chagrin qui lui arrivait. Il aimait certainement beaucoup sa fille, mais cet amour ne pouvait cependant le transformer, et une des qualités les plus admirables en lui, un des ressorts de sa fortune avait été la facilité avec laquelle il avait plié le cou sous tous les échecs. Lorsqu’il était envahi par quelque infortune irréparable, jamais il ne se gendarmait, ne se passionnait, ne se révoltait. Il baissait la tête en laissant le flot passer. Voyant que l’empereur voulait que le comte Cabarot épousât sa fille, il s’était représenté la grande puissance de l’empereur et avait cédé ; plus tard, il lui était venu l’idée que moyennant finances, le fiancé pourrait lâcher la main de sa fille ; il avait fait une tentative de ce côté-là ; la tentative n’avait pas réussi, il se résignait ; ses murmures, ses jurons ne pouvaient rien contre cette vérité ; il avait beau crier, il était désormais hors d’état de résister et la pauvre Emmelina était perdue.

Pour Cabarot, il avait bien de l’esprit, de cet esprit sarcastique, incrédule, mauvais, déshonnête, qui est souvent le partage des gens vieillis dans les affaires ; il devait enthousiasmer de vieux diplomates, de vieux hommes d’état, mais il était horriblement laid et ne pouvait raisonnablement produire une impression satisfaisante sur une jeune fille, à plus forte raison sur Emmelina dont le cœur était préoccupé comme on l’a vu.

Le lendemain du jour qui était un dimanche où Emmelina vit l’ouvrier dans sa chambre, les bans furent publiés à la mairie. Ils furent proclamés aussi à l’église. Tout Paris sut désormais officiellement que le comte Cabarot allait épouser Mlle Irnois. Le chiffre de la fortune apportée en dot par la fiancée, les espérances surtout se trouvèrent plus formidables qu’on ne l’avait cru. M. Irnois était immensément riche. — “Comment se peut-il, se disaient les rivaux dépités, que ce polisson de millionnaire ait su se cacher si bien dans son trou, et que Cabarot ait été le premier à le déterrer ?”

Outre le bonheur d’épouser Mlle Irnois, le comte eut celui de voir doubler sa renommée de fin diplomate, tant cette négociation entreprise par lui dans son intérêt particulier lui fit d’honneur sous le rapport de la discrétion avec laquelle elle avait été conduite, des augustes moyens qu’il avait su employer, et, finalement, de l’éclatant succès qu’il avait remporté. On en parla dans ce sens en bon lieu, et plus que jamais l’ambassade qui lui était promise lui fut assurée.

Il allait tous les jours faire sa cour à sa future. Je l’ai déjà dit, il détestait les moyens violents et tout ce qui y ressemblait. Avec ses intimes, il ne se cachait plus de l’impression que lui produisait tout ce qu’il voyait chez sa chère belle-mère. Mais il faisait tout comme s’il eût été transporté d’aise, une fois qu’il se trouvait dans la maison de sa future.

Un soir surtout il en causa à cœur ouvert. C’était en petit comité, chez M. le baron R… Il était deux heures du matin ; on avait joué un jeu d’enfer, et, après souper, cette fine fleur des gens d’esprit de l’époque se délassait en faisant un doigt de conversation.

— “D’honneur ! s’écria un des convives, je ne conçois pas votre conduite, mon cher Cabarot. Car d’aller épouser la fille d’Irnois, étant ce qu’elle est, c’est déjà bien fou ! J’ai pris des informations en tapinois, et la pauvrette, m’a-t-on dit, serait plutôt bonne à mener à l’hôpital qu’à l’autel ! Mais, outre que vous l’épousez, vous y allez tous les jours ! C’est d’une patience dont je ne vous aurais jamais cru capable.”

Cabarot enfonça ses mains dans ses poches jusqu’aux coudes, et prenant un de ces airs que l’on appelle moitié figue moitié raisin, il se laissa aller à quelques menus propos qui ressemblaient assez à des confidences.

— “Eh ! dit-il, je mérite les compliments ! Il est certain que je ne manque pas de longanimité, et qu’il y a bien des moments où je suis tenté d’envoyer au diable ma future famille.”

— “Ils ne sont pas aimables, hein ?” dit le maître de la maison en riant.

— “Comme vous le dites mon cher, reprit Cabarot ; je viens d’y faire une séance de deux heures, et j’ai failli me jurer à moi-même que la première de mes actions en sortant de l’église serait de me brouiller avec mon beau-père.”

— “Et la seconde ?” demanda quelqu’un.

— “D’en faire autant avec ma belle-mère.”

— “La troisième probablement de leur renvoyer votre femme”, s’écria un autre interlocuteur.

— “Ne devançons pas l’avenir ! poursuivit Cabarot ; l’impatience m’emportait ; mais me voyez-vous pendant deux heures, assis dans un fauteuil à peu près comme je suis là, ayant devant moi la fille qui pleure ; à ma droite, deux tantes qui gémissent ; à ma gauche la mère qui fond en larmes ; derrière mon dos le père qui se promène en maugréant ? Et pendant deux heures je suis là, le sourire sur les lèvres, blâmant doucement cette sensibilité exagérée, faisant des mamours de tous les côtés, et feignant de pleurer de compagnie quand je n’ai pas sur les lèvres un sourire de bénignité.”

— “Je m’étonne de votre mansuétude, dit le baron R…, car puisque vous épousez décidément, vous n’avez pas besoin de vous torturer à plaisir en voyant ces gens-là tous les jours.”

— “Eh ! dit Cabarot, ma mansuétude m’a déjà servi à quelque chose.”

— “À quoi, bon Dieu !”

— “À m’obtenir la confiance de la petite.”

— “On dit qu’elle ne parle jamais.”

— “De fait, elle n’est pas bavarde et je ne me plaindrai pas d’elle sous ce rapport. Mais elle articule quelquefois de petites phrases, et la preuve, c’est qu’elle m’a honoré d’un colloque. Vous voulez savoir ce qu’elle m’a dit ?”

— “Volontiers !” dit le baron.

— “Ce matin, comme j’écoutais toutes les lamentations, voilà ma petite personne qui tout à coup sèche ses larmes et se met à me regarder fixement. Je n’ai, je vous l’avoue, jamais eu de fatuité. À vingt ans j’étais laid et le savais ; jugez si à quarante-cinq j’ai des prétentions à me mettre à côté d’Adonis ! Cependant j’ai eu quelquefois en ma vie occasion de reconnaître que la beauté ne fait pas la séduction, ou du moins que la séduction s’en passe aisément. Sans donc être trop effrayé de cet examen, je m’empressai de donner à ma physionomie cette expression entrante qui attire tout d’abord la confiance.”

— “Oui ! dit en riant un des écouteurs, et que vous aviez le jour où Tallien sembla témoigner l’envie de vous faire décréter d’accusation.”

— “N’insistons pas sur le passé ! Bref, la petite n’imita pas le tribun, et avec une candeur toute virginale, elle me tendit la main.”

— “Peste ! dit le baron ; elle vous tendit la main ?”

— “Oui, et s’écria…”

— “Voyons ce qu’elle s’écria.”

— “Elle s’écria : “donnez-moi de l’argent pour lui !” — “Pour lui ?” dis-je un peu étonné.

“On m’expliqua alors qu’il y avait dans la maison une espèce de petit ouvrier qui avait fait entendre à Mlle Irnois ces plaintes banales sur sa situation, que font toujours ces gens-là, et que depuis ce moment elle allait demandant partout, à père, mère, et comme vous voyez au futur, les moyens de satisfaire à sa charité un peu mal dirigée.

“Je m’empressai de profiter de cette circonstance inattendue pour faire ma cour. J’affirmai à Mlle Irnois que non seulement je lui donnerais tout l’argent qu’elle pourrait désirer pour son favori ; mais que j’irais moi-même m’informer de la situation de ce jeune homme. Comme je vis qu’elle m’écoutait avec attention, je crus utile de pousser jusqu’au dithyrambe : “Quoi de plus intéressant, m’écriai-je, pour une âme sensible, que la vue de la jeunesse luttant courageusement contre le malheur ? Est-il rien de plus admirable qu’un pauvre garçon gai, content au milieu de l’infortune ? Ah ! s’il est un Dieu qui protège l’innocence, ce Dieu sans doute n’a pas de plus grandes délices que…” Je vous avoue que je m’entortillai un peu dans mes phrases ; mais je ne le regrettai pas, tant ma belle semblait mettre d’attention à m’écouter. Je poussai presque jusqu’à l’extravagance, et pour couronner l’œuvre j’offris d’aller m’informer sur l’heure même de la situation du malheureux. Un empressement marqué accueillit ma proposition, et je m’élançai vers la mansarde.

“Je ne trouvai point, comme je m’y attendais, quelque maroufle mourant de faim, mais un petit gaillard frétillant, qui me fit l’effet d’un véritable héros de guinguette.”

— “Oh ! Mon pauvre Cabarot ! s’écria le baron en éclatant de rire, est-ce que ?…”

— “Ce fut précisément l’idée qui me vint, reprit le comte. Je me dis comme vous : est-ce que ?… Et je fis causer l’ouvrier ; il me rassura quant au passé, et ne me laissa pas sans inquiétude sur les dispositions de ma future. Quand je dis sans inquiétude, c’est une façon de parler, car je vous assure, et vous me croirez, que l’amour fidèle de Mme la comtesse Cabarot serait pour moi un bien grandement inutile.

“Mais il paraît que la petite personne a les passions vives, et que j’aurai ainsi mille raisons pour la tenir en chartre privée, ou pour la mettre à l’écart, comme il me conviendra mieux.

“Vous voyez donc que je n’ai pas tort de faire l’empressé, puisque je dois à cette façon d’agir de précieuses notions sur le caractère de ma prétendue.”

On rit beaucoup de l’avenir conjugal qui paraissait réservé à Cabarot ; le pauvre Cabarot ! On fit succéder aux observations particulières sur le cas présent des observations générales sur les femmes qui, dirent ces messieurs, avaient toutes, spirituelles ou sottes, malades ou valides, un fond natif de perversité contre lequel l’éducation luttait en vain. Les habitants de ce salon avaient peu d’estime pour la belle moitié du genre humain.

L’époque du mariage avançait rapidement. Emmelina ne s’en occupait point. Elle avait même pris un certain goût pour Cabarot, depuis la visite du conseiller d’État chez le jeune tourneur. M. Irnois en avait tiré la conséquence que sa fille n’était pas fâchée de se marier ; et Mlles Maigrelut abondèrent dans son sens, en déclarant qu’après tout il n’était pas désagréable de devenir comtesse et grande dame. Mme Irnois seule, à demi éclairée par un instinct qui fait le mérite et la gloire de la sarigue, concevait des doutes et même des inquiétudes graves. Emmelina, encore une fois, ne s’occupait de rien, et passait toute sa journée à sa fenêtre, occupée à regarder l’artisan.

Voici la fin de l’histoire qui approche ; je voudrais lui enlever toutes les apparences du mélodrame. Le mélodrame n’est pas vrai, la vérité seule est triste.

Le matin du jour marqué pour le mariage, Cabarot arriva de très bonne heure avec ses témoins. M. Irnois avait convoqué les siens, deux hommes de son espèce. On se réunit dans le salon ; grâce au comte, il régnait une espèce de gaîté. D’ailleurs, Mlles Maigrelut avaient fini par le trouver aimable, pour des pastilles qu’il leur avait quelquefois apportées.

On habilla la mariée en blanc, avec une couronne et un bouquet de fleurs d’oranger, comme c’est l’usage. Elle s’impatienta beaucoup, parce que tous ces dérangements inaccoutumés l’empêchèrent de se mettre à la fenêtre. Quand il fallut sortir, elle éprouva un grand déplaisir, et lorsque M. Cabarot s’avança au-devant d’elle, en grand costume, et lui prit la main, qu’elle vit des visages inconnus et une sorte de solennité répandue partout, elle parut réfléchir et comprendre qu’il se passait quelque chose qui méritait son attention.

À la mairie, elle devina, à ce qu’il paraît, ce qu’on lui disait et toute la portée des paroles, car elle devint blanche comme sa robe. Quand le magistrat lui demanda le oui sacramentel, elle avait la tête baissée et ne répondit rien ; mais on n’y prit pas garde, et la cérémonie s’acheva.

À l’église, on la soutenait pour la faire marcher, le comte était fort gai et poli. Il avait désormais toute assurance de n’avoir pas perdu sa peine ; et il fut jugé galant homme par les promesses qu’il fit à Mme Irnois de considérer comme il fallait l’état de souffrance de sa fille.

Le moment de la séparation fut assez pénible. Comme je l’ai dit, Emmelina comprenait ce qui avait lieu et en ressentait profondément l’ébranlement, mais elle ne dit rien. On lui trouva beaucoup de fièvre, et M. Cabarot fit promptement venir un médecin. L’homme de l’art se montra surpris qu’on eût marié une fille ainsi conformée et qu’on eût choisi surtout un moment où elle était visiblement en proie à une réelle souffrance.

On coucha la mariée, et une garde-malade s’installa à côté d’elle.

Le lendemain, en se réveillant à demi de la torpeur dans laquelle elle avait été comme ensevelie, Emmelina appela Jeanne. Ce fut une figure inconnue qui se présenta. Ainsi tout était chagrin pour une âme qui n’avait pas besoin d’être violemment secouée pour être anéantie.

Emmelina voulut se lever. On se récriait. Elle insista en pleurant. Enfin l’on céda, et à demi habillée, elle se