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XIII

Ne vous étonnez pas, mon cher ami, de mon sang-froid et de l’empire que je parvins à avoir sur moi-même dans cette triste journée. J’étais moins à plaindre que vous ne le supposez.

Oui, moins à plaindre : enfin je ne marchais plus dans les ténèbres, je n’étais plus entouré de mystères, je n’avais plus à chercher les motifs de son indifférence et de sa froideur. J’avais maintenant le mot de l’énigme que je tenais depuis si longtemps à deviner ; je n’étais plus en face d’un sphynx, je me trouvais en présence d’une femme, faite comme les autres, perfide comme la plupart. Bref, je ne pouvais douter : Paule s’était jusqu’alors soustraite à mon amour parce qu’elle avait un amant.

Ah ! c’était affreux sans doute et je souffrais cruellement, mais je savais, au moins, de quelle nature était mon mal, quel était le nom de ma maladie. J’allais certainement connaître celui qui m’avait réduit au désespoir, qui avait osé me prendre mon bien, s’emparer de mes droits, me voler un cœur qui m’appartenait et le garder à lui tout seul, sans consentir au plus petit partage. Ah ! le misérable ! il lui avait sans doute dit : « Je consens à ce que tu l’épouses, à ce qu’il te donne son nom, mais c’est moi qui, de fait, serai ton mari, moi seul. Tu ne tiendras aucun compte de son amour et de ses droits. Tu n’aimeras que moi. »

Oui, il lui avait dit cela, et lui avait arraché quelque serment solennel ; sans quoi elle se fût conduite comme la plupart des femmes mariées qui ont un amant : elle m’eût trompé avec lui et l’eût trompé avec moi.

Mais qui était-il ? Il fallait au plus vite le voir, le connaître. Il fallait…

Ah ! mon cher ami, moi, que mon imagination n’avait jamais beaucoup tourmenté, si vous saviez comme elle travaillait maintenant, comme elle était en délire, à quelles vengeances elle me poussait ! Je vous réponds que mes camarades de promotion ne se seraient plus, comme autrefois, moqué de ma pacifique nature. Je les aurais effrayés par ma férocité.

Hélas ! je n’eus le lendemain et le surlendemain aucune occasion de l’exercer. Paule ne sortit pas. Ce n’était probablement pas jour de rendez-vous. Leurs amours étaient intermittents. J’en fus désolé.

En être réduit à me désespérer de la sagesse… relative de ma femme Enfin, le troisième jour, après déjeuner, elle annonça des projets de promenade.

— De quel côté vous dirigerez-vous ? demandai-je.

— Je ne sais pas trop, répondit-elle, où mon humeur ne poussera ; vers quelques magasins, sans doute.

— Désirez-vous que je vous accompagne ?

Elle répliqua sans se troubler :

— Avec le plus grand plaisir, je mets mon chapeau et je vous rejoins.

Quelle habileté à déjouer mes soupçons, quelle astuce !

Si j’avais été moins prévenu j’aurais pu croire que je ne gênais en aucune façon ses projets.

C’est moi qui fus obligé de me dégager, de prétexter une affaire, à laquelle je n’avais pas songé, pour la laisser sortir seule.

Cette fois, je ne commis pas l’imprudence de la suivre. Ne savais-je pas où elle allait ?

Je pris une voiture et me fis conduire à la place où j’avais déjà stationné.

J’avais, d’après mes calculs, quelque temps devant moi ; avant qu’elle arrivât rue Laffitte, il lui fallait plus d’une heure pour ses détours et ses circuits habituels.

Plusieurs commissionnaires cherchaient fortune à l’angle des rues Laffitte et de la Victoire. J’appelai, de ma voiture, celui dont la figure intelligente m’offrait le plus de garantie.

— Voulez-vous gagner un louis ? dis-je à cet homme.

Une réponse affirmative ne se fit pas attendre.

Je continuai en ces termes :

— Vous allez vous tenir près de ma voiture, comme si vous causiez avec le cocher. Lorsque je vous toucherai le bras, vous regarderez aussitôt devant vous et vous verrez une dame qui entrera dans cette maison, celle-ci, la troisième, à droite. Vous laisserez quelques secondes s’écouler, puis vous rejoindrez cette dame dans l’escalier et vous viendrez me dire à quel étage elle s’est arrêtée. C’est on ne peut plus simple, comme vous voyez ; seulement, la personne en question ne doit pas se douter qu’elle est suivie. Vous aurez soin de ne pas vous arrêter au même étage qu’elle, et de tenir un papier à la main pour faire croire que vous êtes chargé d’une commission dans la maison.

Je n’eus pas besoin de me répéter, mon homme avait compris.

Au bout d’un quart d’heure environ j’aperçus Paule. Je donnai le signal convenu, le commissionnaire interrompit une conversation commencée avec mon cocher et, au bout d’un court instant, s’engagea dans la maison où était entrée ma femme.

Cinq minutes après, il revint auprès de moi.

— Eh bien ? demandai-je.

— Cette dame, répondit-il, s’est arrêtée au second.

— De quel côté ?

— Du côté des petits appartements qui donnent sur la cour, à droite en montant.

— Elle a sonné, sans doute. Qui lui a ouvert ?

— Elle n’a pas sonné. Tout en montant l’escalier, elle a tiré de son porte-monnaie une petite clef et elle a ouvert elle-même.

Ce dernier détail changeait mes soupçons en certitudes.

— C’est bien, fis-je en remettant au commissionnaire le louis convenu, et afin d’être certain de la discrétion de cet homme, j’ajoutai : J’aurai peut-être encore besoin de vous au même prix.

Ce jour-là, ma femme abrégea sa visite et, par conséquent, ma faction. Elle y mettait de la délicatesse.

Lorsque je l’eus vue disparaître, je descendis de voiture et m’avançai vers la maison qu’elle venait de quitter.

Pour entrer en relations avec les concierges, j’allais avoir recours à une ruse des plus vulgaires, mais ce sont celles-là qui réussissent le plus souvent.

— Vous avez un appartement à louer ? dis-je à une femme qui se tenait dans la loge.

— Oui, Monsieur, au quatrième, Nous en avons un autre au second.

— Ah ! au second, cela me conviendrait mieux. Sur le devant ou sur la cour ?

— Sur le devant ; c’est un appartement de cinq mille francs.

— Un petit appartement alors, fis-je avec aplomb.

La concierge, qui était restée assise pour répondre à mes questions, se leva. Une personne, que ce prix de cinq mille francs, loin d’effrayer, ne satisfaisait pas, méritait qu’on eût pour elle quelque considération.

— Sans doute, Monsieur, fit-elle, l’appartement n’est pas immense ; on en voit de plus beaux, surtout dans les nouveaux quartiers. Mais il y a quatre chambres à coucher.

— Hélas ! répliquai-je, car tout en parlant je venais d’arrêter mon plan, il m’en faut cinq.

— Il y a un petit salon dont Monsieur pourrait faire une chambre. Monsieur veut-il voir ?

— Soit, voyons.

Comme je le supposais, d’après le rapport de mon commissionnaire, deux portes s’ouvraient sur le palier du second étage. Une grande, à deux battants, celle de l’appartement que j’allais visiter ; à droite, une plus petite avec une serrure en cuivre.

Je suivis la concierge et parcourus consciencieusement toutes les pièces qu’elle ouvrit devant moi.

Lorsque mon inspection fut terminée je dis :

— C’est dommage, ce logement me convient sous beaucoup de rapports. Il est parfaitement situé ; il est aéré. Sans mon fils, je n’hésiterais pas à l’arrêter.

J’osai me donner un fils, moi qui n’avais même pas de femme.

— Est-ce que le fils de Monsieur, demanda la concierge, intriguée par mes paroles, ne se trouvera pas bien ici ?

— Il se plaindra d’être sous la même clef que moi, de n’avoir pas son entrée particulière. Mon fils est garçon ; il consent à demeurer en famille, mais à la condition de jouir d’un peu de liberté. S’il y avait, par exemple, sur le même palier que celui-ci, un petit logement de deux ou trois pièces, ce serait notre affaire. Malheureusement il n’y a pas de petits appartements dans cette maison.

— Je vous demande pardon, Monsieur, répliqua la concierge ; nous avons, au contraire, à chaque étage, des logements qui varient de huit cents à douze cents francs. Mais aucun n’est à louer en ce moment.

— Comme c’est fâcheux ! Le logement en face de celui-ci m’eût si bien convenu. Je cherche depuis longtemps à m’installer de la sorte.

Je jouais mon rôle avec tant de conviction, que la concierge, comme je l’espérais, me dit :

— On pourrait probablement s’arranger. Le propriétaire désire louer son grand appartement, et s’il convient à Monsieur, si Monsieur tient absolument à y joindre le petit, on donnerait congé au locataire d’en face.

— Oh ! déranger à cause d’un nouveau venu quelqu’un qui habite la maison depuis longtemps.

— Non, Monsieur ; cette personne n’est ici que depuis deux mois.

— Ah ! deux mois ! C’est égal, elle a ses aises, ses habitudes.

— Oh ! bien peu. Elle habite la campagne, parait-il, et elle a pris ce logement comme pied à terre. Elle s’y repose quelques instants lorsqu’elle vient à Paris, deux ou trois fais par semaine.

— C’est sans doute, dis-je en souriant, un jeune homme qui habite en famille ; il donne ici ses rendez-vous de garçon.

— Non, Monsieur, fit la concierge, c’est une dame.

Une dame ! Je restai confondu. Ma femme avait eu la hardiesse de louer elle-même ce logement, pour y recevoir son amant. Je ne pouvais même plus me dire que, poussée par la passion, elle avait consenti à se rendre chez celui qui avait su lui plaire, qu’elle avait succombé peu à peu, comme succombent beaucoup de femmes. Non ! elle avait elle-même préparé sa chute ; elle en était l’auteur ; comme Marguerite de Bourgogne, elle possédait sa petite Tour de Nesle.

La concierge reprit :

— Si Monsieur le désire, je verrai, dès demain, le propriétaire et je suis sûre que l’affaire s’arrangera.

— Je ne demande pas mieux, répondis-je, en redevenant maître de moi, mais je désirerais jeter un coup d’œil sur le logement dont vous me parlez. Il me serait difficile de le louer sans savoir de quelle façon il est distribué.

— Qu’à cela ne tienne ; c’est moi qui suis chargée de faire le ménage de cette dame, elle m’a donné une clef et quand Monsieur voudra entrer…

— Aujourd’hui même, j’ai le temps.

— C’est impossible aujourd’hui. Madame est à Paris. Je l’ai vue monter.

— Elle n’est pas repartie ?

— Je ne crois pas, Monsieur.

Décidément cette concierge faisait très-mal son service. La locataire du second était sortie depuis une heure sans qu’on l’eût aperçue. Ma femme avait eu la main heureuse en choisissant cette maison.

Mais il ne m’appartenait pas d’insister à ce sujet.

— Et demain, dis-je, pourrais-je visiter le logement en question ?

— Certainement, Monsieur. Madame ne vient jamais deux jours de suite à Paris.

— À demain donc, et comme j’espère être bientôt votre locataire, prenez cet à-compte sur le denier à Dieu.

Je tenais à me faire une alliée de cette femme.