Mademoiselle Cloque/Texte entier

Éditions de la Revue blanche (p. 1-398).


I

UNE ENTREVUE AVEC CHATEAUBRIAND


Vers 188…, vivait à Tours une vieille demoiselle très distinguée et d’un grand mérite, qui avait eu, dans sa jeunesse, l’heureuse fortune de voir et d’entendre le vicomte de Chateaubriand.

Cette circonstance était pour elle un motif de coquetterie bien excusable et lui valait une renommée d’une originalité charmante. Beaucoup de personnes l’écoutaient en souriant, à cause de la manie qu’elle avait d’y faire des allusions fréquentes, et la quittaient gagnées par l’accent de respectueuse émotion dont elle ne manquait point d’embellir ce sujet.

Cela s’était passé en 1833, au moment où Chateaubriand, plus que jamais célèbre, venait d’atteindre une grande popularité par sa défense généreuse de la duchesse de Berry, suivie d’un procès personnel retentissant. Il était sur le point de partir pour Prague, allant porter à Charles X exilé et aux Enfants de France, un message secret de la mère du jeune Henri V, enfermée à Blaye. Ce n’était pas une petite affaire à une jeune fille qui n’avait pour se recommander que son enthousiasme, d’aborder un personnage si considérable. Elle s’était rendue rue d’Enfer, où il habitait une maison simple, entourée de verdure, presque au milieu des champs. Quel prétexte à sa visite ? Aucun. Elle voulait seulement le voir et lui dire, si toutefois elle en trouvait la force : « Monsieur, je vous admire, et chez moi, toute ma famille et les voisins, et tous les gens que nous connaissons vous admirent… » et s’en aller là-dessus, brisée peut-être par la secousse, mais soulagée pour longtemps.

Un domestique lui avait ouvert et lui avait demandé :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je voudrais voir Monsieur le vicomte de Chateaubriand…

— Votre nom ?

— Oh ! ce n’est pas la peine ; il ne me connaît pas ; dites que je suis une jeune fille.

On avait fait toutes sortes de difficultés. Le valet de chambre, puis d’autres domestiques la regardaient d’un œil soupçonneux. Sans doute fût-elle demeurée longtemps dans l’antichambre si, par hasard, M. le vicomte n’eût ouvert lui-même brusquement une porte, tout botté, coiffé, la canne à la main. Il sortait, l’air préoccupé et chagrin. Il faillit bousculer la pauvre fille. Elle tomba, mais volontairement, s’étant jetée littéralement à ses pieds. Elle l’entendit qui disait : « Qu’est-ce qu’il y a ? que me veut-on ? » Elle fut si épouvantée qu’elle crut se trouver mal et poussa un cri désespéré. Chateaubriand se pencha, lui prit la main et la releva avec bienveillance, à peine surpris quant à lui de ces émotions féminines maintes fois causées par sa personne. Et après l’avoir mise debout, il lui avait adressé cette question banale :

— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ?

Elle, avec simplicité :

— Athénaïs Cloque, monsieur le vicomte…

— Vous dites… Athénaïs… ?

— Cloque, monsieur le vicomte.

Alors le grand homme avait souri, peut-être à la surprise de ce nom modeste, peut-être à ses songes intérieurs. Mais, tout de suite, et avec une grande facilité, il élevait la voix, comme s’il s’adressait à plusieurs personnes, et il laissait tomber sur cette jeune fille émue des paroles élégantes et désenchantées. Il s’en fallait qu’elle comprît tout, tant était grand son trouble ; mais elle retenait qu’il louait sa jeune foi et sa faculté d’enthousiasme « si rares dans une période de médiocrité où la France et le monde même semblaient s’engager pour une durée indéterminable ». N’avait-il pas dit aussi que « la nature humaine elle-même allait sans cesse en s’amoindrissant, » ce qui eût mérité au moins une explication ? Enfin, et, comme il reconduisait doucement la visiteuse, il avait cru devoir faire allusion au jeune prince, dernier espoir de tous ceux qui manifestaient en ce moment leur reconnaissance au défenseur de la duchesse de Berry, et c’est alors qu’il avait répété un mot dont Mlle Cloque s’était sentie frappée définitivement : « lui-même, avait-il dit, en parlant d’Henri V, s’il veut régner, devra s’engager résolument dans la série des faits médiocres ». Il ajoutait encore : « Et qui sait s’il ne naîtra pas de ces tristes conditions de la vie nouvelle, une sorte d’héroïsme que l’on a ignorée jusqu’ici ? » Après quoi, il la saluait et la congédiait.

Rien de plus. Elle le revoyait quelques minutes après, dans la rue déserte, passant dans un cabriolet : il ne faisait même pas attention à elle.

Cependant elle avait vécu cinquante ans du souvenir de cette étrange démarche, sans jamais s’expliquer comment lui était venue l’audace de l’accomplir, aussi stupéfaite aujourd’hui que le lendemain même de l’entrevue. Des femmes lui avaient confié l’aveu de pareils désirs irrésistibles éprouvés vis-à-vis de certains hommes célèbres ; quelques-unes étaient allées jusqu’à la porte de M. Alexandre Dumas fils ; et une de à ses amies, de Tours même, avait tiré le cordon de la sonnette de Mounet-Sully, mais était redescendue quatre à quatre. Mlle Cloque clignait des yeux, disant à part soi : « Moi j’ai poussé jusqu’au bout… et c’était Chateaubriand ! »


ii

LA MAISON DE LA RUE DE LA BOURDE


Mlle Cloque habitait une petite maison de la rue de la Bourde, derrière les Halles et les ruines de l’église Saint-Clément qui tenaient encore debout à cette époque. La rue de la Bourde n’était qu’un passage assez étroit allant des Marchés couverts à une caserne de chasseurs à pied ; elle formait un boyau sombre et tortueux entre de très hauts murs de jardins ou de pauvres logements. Il y avait en face de chez Mlle Cloque un savetier que l’on voyait travailler à toute heure derrière sa rangée de chaussures ressemelées, sans que l’on pût savoir à quel moment ce diable d’homme prenait ses repas ou se reposait. Un peu plus bas, et enclavé, pour des raisons inconnues, dans ce quartier quasi indigent, se trouvait un assez bel hôtel particulier appartenant à M. le marquis d’Aubrebie, petit vieillard assez spirituel et dont la femme était folle. M. d’Aubrebie et sa voisine Mlle Cloque ne s’entendaient sur aucun point, mais se voyaient assidûment. Il ne se passait guère de journée sans qu’on pût les apercevoir de la rue, l’un en face de l’autre, à une petite table de jeu où ils faisaient régulièrement et successivement deux parties de bésigue et une partie de dames ou deux, selon que la marquise, qui ne quittait point son hôtel, agitait un mouchoir à sa fenêtre, ou consentait à rester tranquille. La pauvre femme, d’une famille ultralégitimiste, et dont le cerveau avait toujours été débile, avait perdu la raison en 1873, au moment où s’agita et se résolut d’une manière irrévocable la question de la restauration de la royauté. Quand son mari n’était pas près d’elle, elle le confondait avec le roi absent, se lamentait, et faisait monter les domestiques pour leur demander s’ils pensaient que cette période d’anarchie pût durer longtemps, enfin s’impatientait jusqu’à faire à la fenêtre, du côté de l’exil, des signaux désespérés à l’aide d’un mouchoir qu’elle croyait être un drapeau blanc. Mlle Cloque, l’œil aux aguets, prévenait le marquis. Il interrompait la partie et rentrait mélancoliquement. C’était le rétablissement de la monarchie.

Et Mlle Cloque restait seule. S’il était encore de bonne heure, elle prenait sur une petite étagère un livre de dévotion ou quelque ouvrage du grand homme qui avait été le culte de sa vie Atala, René, ou les Mémoires d’Outre-Tombe ; et elle s’asseyait à sa fenêtre dans un fauteuil de cretonne imprimée, pareil aux tentures de la chambre. Les larges feuilles d’un catalpa haut comme la maison se balançaient doucement sous ses yeux, presque au ras de la fenêtre ; et, selon les caprices de l’air, elle apercevait, entre les branches, une petite fontaine située au milieu de la cour du locataire voisin. Cette fontaine à double vasque de bronze, coulait nuit et jour, et son maigre murmure monotone avait souvent flatté les rêves et l’imagination facile de celle qui, à quinze ans, se jetait aux pieds d’un poète. Elle s’efforçait de faire abstraction du bruit du savetier de la rue de la Bourde, de celui des plombiers de la rue de l’Arsenal et des gémissements d’une scierie mécanique que l’on entendait à certaines heures ; et la chute régulière et rafraîchissante des gouttelettes dans le bassin lui évoquait des images du Jourdain où René s’était baissé puiser une bouteille d’eau, ou bien la transportait au pays d’Atala.

Des songes, c’était toute sa vie. Elle avait passé au travers de la réalité grâce à l’agilité de ses facultés imaginatives et à l’ardeur de ses désirs. Elle avait été garantie de la marque déprimante que laisse infailliblement la compréhension des grises et misérables nécessités.

Elle portait une sorte de velouteux duvet moral, que l’on ne saurait comparer qu’à cette blonde lumière qui orne les joues de l’adolescence. Elle avait gardé l’âge de tous les élans, de toutes les générosités, l’âge où l’homme ignore l’impossible.

Elle ne s’était point mariée, non qu’elle fût laide ou méprisante, mais parce qu’à la suite d’une enfance délicate, le bruit s’était répandu qu’elle manquait de santé. D’excellentes amies de la famille assez généreuses pour s’intéresser beaucoup à elle, avaient contribué, à force de bons soins, à affermir cette opinion contre quoi rien n’avait prévalu.

La vulgarité des hommes l’avait consolée du célibat. Longtemps, cependant, elle avait espéré le héros que rêvent les jeunes filles. Il en existait, puisqu’elle avait approché un Châteaubriand.

Elle était demeurée près de son frère qu’elle adorait. Il s’était marié, avait eu des enfants ; elle avait vu se dérouler à côté d’elle l’épisode d’un court bonheur ; puis des deuils, des malheurs de fortune étaient survenus qui avaient réduit la famille à une nièce, Geneviève, grande jeune fille de dix-sept ans, achevant son éducation au pensionnat du Sacré-Cœur de Marmoutier.

Souvent, avant l’heure de dîner, Mlle Cloque descendait, sous le prétexte de jeter un coup d’œil à la cuisine, causer avec sa vieille bonne, Mariette.

— Ah çà ! voyons, Mariette, qu’est-ce que ça sent donc ?

— Qu’est-ce que ça sent ? Mais, Mademoiselle, je viens seulement d’allumer mon fourneau, qu’est-ce que vous voulez donc que ça sente ?

— Je vous dis que ça monte jusque là-haut… Je suis descendue voir si vous laissiez brûler quelque chose.

— Ah ! faisait Mariette, en secouant sa figure toute ridée, faut-il en avoir un nez ! faut-il en avoir un !…

Et sur cet innocent subterfuge qui lui servait presque quotidiennement de préambule, Mlle Cloque échafaudait une conversation peu variée dont deux sujets immuables faisaient les frais : le projet de mariage de sa nièce Geneviève et le projet de la reconstruction de la Basilique de Saint-Martin. Il semblait que tout l’avenir fût contenu dans la solution de ces deux questions.

Et, en effet, les pieuses âmes de Tours ne doutaient pas que le sort de la religion ne dépendit de l’église colossale qu’il s’agissait de relever des ruines où l’avait réduite la Révolution, pour la faire resurgir comme un hardi défi à la libre-pensée. Dans toute la ville il n’était bruit que de cette affaire.

Quant à l’union de la petite Geneviève, — entretenue à grand’peine par sa vieille tante, dans un couvent coûteux, — avec le jeune sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour, c’était une perspective d’un intérêt si vif et si immédiat qu’elle passionnait quiconque avait de l’amitié pour Mlle Cloque.

Mlle Cloque poussait tout à coup un profond soupir.

— Allons, voyons ! Mademoiselle, qu’est-ce qu’il y a encore ? Votre marquis ne vous a donc point dit des bêtises pour vous dérider un brin ?

Mariette disait « votre marquis » avec une nuance accentuée de dédain, à cause de la réputation d’irréligion de M. d’Aubrebie.

— Le marquis ? Le marquis est un vieux sacripant qui ne croit ni à Dieu, ni à diable. Il faut le plaindre et prier pour lui. Le pauvre homme n’a que sa distinction naturelle ; c’est un homme comme il faut, assurément, et il est respectable à cause du grand malheur dont la Providence l’a affligé ; mais, voyez-vous bien, ma pauvre Mariette, ce ne sont pas ces gens-là qui sont capables de vous donner un conseil…

— Un conseil ? Ah ! bien ! Mademoiselle en a peut-être besoin d’un conseil ? Mais c’est-il pas à vous que toutes ces dames viennent en demander des conseils, et à tout bout de champ, et quand bien même il ne s’agirait que de savoir s’il faut prendre sa gauche ou sa droite !…

— Mettez donc vos lunettes pour trier votre salade, voyons, Mariette, faudra-t-il que je vous le dise cent fois !… Ah ! décidément, c’est une grosse charge que d’avoir une jeune fille à caser.

Quand on est son père ou sa mère, on prend plus facilement une décision.

— S’il s’agissait de la marier à quelqu’un sans argent où à un olibrius qui ne lui plairait point, je comprendrais que vous ayez de la peine, mais d’abord elle en est folle de son militaire, Mlle Geneviève, ça, on peut le dire…

— Taisez-vous, Mariette, ne dites pas des choses comme cela ! Vous ne savez rien, et cette enfant est trop jeune, élevée comme elle est, à son couvent, pour savoir seulement ce que c’est que…

— Que de sentir que ça lui fait toc toc sous sa médaille de sagesse ? Allez donc ! faut pas vous tourmenter, Mademoiselle ; la poule sait chanter avant d’avoir pondu. Je vous donne ma parole…

— Allons ! faites ce que vous avez à faire, vous bavarderez une autre fois. Je vais voir si le journal est arrivé.

Le samedi soir, le Journal du Département arrivait une heure plus tôt que de coutume, et le porteur, s’il ne pleuvait pas, le glissait sans sonner sous la porte du jardin donnant dans la rue de la Bourde. Mlle Cloque traversa le petit parterre grand comme la main qui entourait deux côtés de la maison. Avec des prodiges de soins et d’économies, elle y entretenait elle-même des rosiers et quelques fleurs. Une haie de fusains séparait son jardinet d’une grande cour encombrée de tuyaux de poêle, de lames de zinc, de charrettes à bras de ferrailles et des mille accessoires qu’exigeait la profession du propriétaire, Loupaing, entrepreneur de plomberie. Depuis une année ou deux, les arbustes commençaient à être assez touffus pour que l’on se trouvât à peu près garanti du contact des ouvriers, de Loupaing, affreux borgne presque toujours ivre, et des regards inquisiteurs de la mère Loupaing qui, de sa fenêtre du premier, tout en tricotant des bas, passait sa vie à épier le voisinage.

Le journal, plié en quatre, et tout « humide encore des baisers de la presse, » ainsi que se fut exprimé le marquis d’Aubrebie, laissait pencher une corne sur le pas de la porte, et des fourmis couraient sur l’encre fraîche. Mlle Cloque le ramassa, fit sauter d’une chiquenaude les petites bêtes, et, ayant aperçu en capitales énormes le mot « TRAHISON EN HAUT LIEU » suivi, il est vrai, de plusieurs points d’interrogation, elle s’inquiéta immédiatement et rentra par la salle à manger, cherchant ses lunettes. Elle appela :

— Mariette ! est-ce que je n’ai pas laissé mon étui dans la cuisine ?…

— Attendez donc… Oui, mademoiselle, le voilà !

— Eh bien apportez-le moi !

Mariette apporta l’étui.

— Ma pauvre fille, que vous êtes donc sotte ; vous ne sentez pas que cet étui est vide ? J’aurai laissé mes lunettes en haut. Courez vite me les chercher.

Les yeux de Mariette brillèrent.

— C’est-il bien la peine d’aller là-haut ?

Mlle Cloque qui s’exténuait à prendre connaissance de l’alarmante « Trahison en haut lieu ? ? ? » frappa du pied et faillit s’abandonner à un mouvement de colère.

— Dame ! fit Mariette, sans plus se tourmenter, Mademoiselle a ses lunettes sur le front !

C’était une des distractions ordinaires de cette pauvre demoiselle. Elle était toujours vexée qu’on la lui fit remarquer.

Mais la lecture était trop captivante, et elle oublia de se fâcher. Elle parcourait avidement l’article sans prendre garde que la servante était retournée à la cuisine.

— En voilà bien d’une autre, par exemple ! s’écria-t-elle.

Elle froissait le journal ; elle s’aperçut qu’elle était seule et sentit le besoin de s’épancher. Elle alla retrouver Mariette.

— Eh bien ! ma fille, si ce qu’on dit est vrai, on peut s’attendre à en voir du joli…

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? C’est toujours leur Tonkin, je parie… Dire que j’ai mon pauvre garçon qui est à Toulon…

— Il ne s’agit pas de cela pour le moment : croiriez-vous, ma fille, qu’il paraît que Monseigneur favorise en sourdine leur projet…

— Leur projet, à qui ?

— Le projet à qui ? mais le projet du conseil municipal parbleu ! le projet des architectes diocésains qui sont tous des libres-penseurs, à ce qu’on dit, enfin le projet de tous les ennemis de l’Église, quoi ! C’est une indignité !

— C’est-il bien possible ! Et qu’est-ce qu’ils veulent faire comme ça ?

— Mais leur église bâtarde, une église de quatre sous, une baraque informe qui sera une humiliation pour les fidèles en même temps qu’une victoire pour toute la franc-maçonnerie !… Vous comprenez bien que ces gens-là périraient de dépit si nous relevions la grande Basilique ! Ha ! ha ! cela les gênerait ce monument qui doit englober tout un quartier et qui serait plus grand que la cathédrale ! Vous connaissez les deux tours, la tour de l’Horloge et la tour Charlemagne, n’est-ce pas ? Eh bien, ces tours forment les deux angles de la grande construction qu’on projette : on bâtirait deux autres tours pareilles, aux deux autres coins, le tout réuni par un bâtiment à cinq nefs, gigantesque !…

— Eh ! là là, mon Dieu ! faut-il ! Et pourquoi faire mettre tant d’argent ?

— Comment ! pourquoi faire ? Mais voulez-vous me dire pourquoi nos vieux pères ont construit les cathédrales ? C’est parce qu’ils pensaient que rien n’était trop beau pour le bon Dieu. Ah ! ceux-là ne regardaient pas à la dépense ! Et voulez-vous me dire où est-ce que nous irions prier Dieu aujourd’hui, s’ils n’avaient pas bâti les cathédrales ; et qu’est-ce qui représenterait la religion aux yeux des ennemis de la foi, s’il n’y avait pas toujours là ces beaux monuments qu’ils sont bien forcés d’admirer comme tout le monde ?…

— Mais, vous n’y allez seulement point dans vos cathédrales ; voyons, c’est-il pas vrai, mademoiselle ? Est-ce que vous n’êtes pas toujours fourrés les uns sur les autres dans votre chapelle de Saint-Martin qui est large comme la main et construite en bois, comme un hangar…, une grange, si vous y tenez ; mettons une grange ?…

— Mais, têtue ! vous ne comprenez donc pas que cela, c’est à cause de la dévotion à saint Martin dont les restes vénérés sont là, dans votre grange, comme vous dites si bien ; et que c’est précisément pour qu’on lui élève un sanctuaire plus digne que nous nous pressons dans cette chapelle provisoire, afin de montrer en haut lieu qu’elle est devenue trop petite, qu’elle n’est plus proportionnée au culte sans cesse plus large qu’on rend au grand Thaumaturge !…

— Tout ça, c’est des bien beaux noms et des affaires qui ne me regardent point… Vous allez pouvoir vous mettre à table, mademoiselle. Et tâchez donc de ne point vous faire de la bile pour ces histoires-là ; on a bien assez des siennes… Je trempe ma soupe.

Mlle Cloque passa dans la salle à manger et fit son signe de croix en s’asseyant à la petite table solitaire. Elle achevait l’article du journal rempli d’insinuations alambiquées et de périphrases d’un travail infini, où sous les apparences d’une attitude des plus respectueuses envers l’archevêché, se dissimulaient des piqûres au venin administrées savamment. Monseigneur trahissait la cause des catholiques purs ; il ouvrait définitivement l’ère depuis longtemps prévue, des concessions, des louches compromissions, des pactes tacites et sans dignité, avec les pouvoirs publics persécuteurs de l’Église. Enfin, allait donc se manifester par un fait la justesse des sombres prévisions qui avaient accueilli l’avènement de l’archevêque Fripière. Ce fils d’une marchande à la toilette, haussé par sa seule habileté aux plus hautes fonctions ecclésiastiques ; cette sorte de philosophe que certains disaient païen ou même athée, que l’on poussait à l’Académie française en raison d’ouvrages presque exclusivement littéraires et à peine orthodoxes, se préparait à passer impudemment à l’ennemi. Il ressortait nettement de l’article « qu’à l’heure où paraîtraient ces lignes » l’archevêché aurait pris position dans l’affaire de la Basilique, ce qui devait du même coup hâter « d’une façon inattendue » le commencement des travaux. On savait hélas quel était le sens de ces fameux plans tout prêts à être exécutés. Exposés dans la crypte du tombeau de saint Martin, ils avaient été lacérés, il n’y avait pas plus de trois semaines, par quelque pieux basilicien demeuré inconnu.

Ce n’était pas tout ; l’article se terminait par des lignes ambiguës quant aux personnes visées, mais très claires quant au sens de l’accusation. Elles flétrissaient la conduite équivoque de certaines « notabilités » dont l’ostensible dévotion à saint Martin, jointe à la compétence reconnue tant en matière d’archéologie qu’en « la pratique des affaires, » avait fortement contribué à affermir l’espoir de voir se relever la Basilique, alors que ces mêmes notabilités favorisaient secrètement, et cela « dans un but qu’il restait à élucider », le misérable projet de l’église bâtarde.

C’était là de quoi faire aller les imaginations et les langues.

Mlle Cloque ne pouvait qu’appartenir au parti des projets héroïques et grandioses. Son âme s’était de tout temps inclinée du côté des généreuses chimères. Rien n’était assez grand ni assez beau, au gré du superbe élan de ses désirs. Depuis le mouvement qui l’avait jetée aux pieds du plus magnifique génie de son temps, jusqu’à celui qui faisait monter le rose d’une sainte colère à ses vieilles joues de femme vertueuse, à propos de la Basilique, elle n’avait point hasardé un pas qui ne fût orienté vers l’intransigeant idéal.

Une porte-fenêtre ouverte sur le jardin laissait venir l’arôme délicat des fleurs, qui s’exalte un peu vers le soir. Et l’on entendait le bruit de la lance d’arrosage de Loupaing sur la haie des fusains. Par des trous que Mlle Cloque n’arrivait pas à combler dans le feuillage de ces arbustes, elle avait le désagrément d’apercevoir la figure rouge et l’œil du plombier borgne. Chaque soir, il était là, au moment où elle se mettait à table. C’était à croire qu’il le faisait exprès, et cela était infiniment probable, car ils avaient eu une con­testation précisément au sujet de cette lance. La locataire s’était réservé le droit d’en user pour l’entretien de son jardinet improvisé dans la cour du propriétaire. Or Loupaing prétendait s’en servir pour laver sa cour, à l’heure même où l’arrosage est avantageux pour les plantes. Jamais, malgré nombre de réclamations, Mlle Cloque n’avait touché la lance, et elle en était réduite à promener sur ses plates-bandes son petit arrosoir à main, tandis que, de l’autre côté des fusains lavés sur une seule face, Lou­paing inondait sa cour à plaisir.

Mais la pauvre fille avait, ce soir, des soucis trop graves pour être affectée de cette petite persécution qui d’ordinaire l’exaspérait ; et elle négligeait même de fermer la porte au nez de l’affreux borgne aux aguets derrière les trous. Peut-être, à cause de cette indifférence, était-ce aujourd’hui Loupaing qui rageait.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle à Mariette qui apportait une omelette, combien cette affaire est importante…

— Quelle affaire donc, mademoiselle ?

— Mais la Basilique ! voyons. Savez-vous bien que cela peut nous faire manquer le mariage de Geneviève ?…

Mariette leva les bras au ciel.

— C’est-il vrai, Dieu possible ! Pour une histoire de « bâtisse » voilà mademoiselle Geneviève qui ne se marierait pas ?

Mlle Cloque se demanda si elle allait confier à sa bonne toute l’étendue de ses angoisses. Elle pensa que cette femme ne comprendrait jamais la liaison de choses en apparence si indépendantes.

— Vous verrez, ma pauvre Mariette, vous verrez ! c’est moi qui vous le dis.

Et elle se ressouvint des premières appréhensions qu’elle avait eues lorsque s’ébaucha ce projet de mariage avec les Grenaille-Moncontour. Certes c’était une des meilleures familles de Touraine, et la petite Cloque, sans autre dot que sa grâce naturelle et le renom de vertu de sa vieille tante, devait regarder comme une surprise heureuse le fait d’avoir été distinguée par le jeune sous-lieutenant. À vrai dire, c’était un bonheur inespéré, et personne autre que Mlle Cloque n’eût aperçu là de nuage.

Elle en avait aperçu pour une raison d’une délicatesse toute particulière.

Les Grenaille-Montcontour, d’authentique et très ancienne noblesse, mais d’une fortune qu’on soupçonnait insuffisante à soutenir un train assez brillant, avaient marié leur fils aîné à une jeune fille israélite. L’amour l’avait voulu, à ce qu’on affirmait, et beaucoup d’âmes généreuses en demeuraient persuadées. D’ailleurs, disait-on, il y a juif et juif, et il fallait considérer que les Niort-Caen, bien avant leur alliance avec les Grenaille-Montcontour, avaient donné au catholicisme une précieuse recrue : une Niort-Caen, dont on rappelait la conversion retentissante, dirigeait à Paris une institution religieuse. Enfin c’était encore à l’occasion d’une conversion que les deux familles destinées à s’unir étaient entrées en relations, depuis déjà plusieurs années. Le zèle de la comtesse de Grenaille avait amené à la religion un jeune protégé de la famille Niort-Caen, garçon intelligent et sans fortune, qui depuis lors ayant prononcé ses vœux, se trouvait aujourd’hui à la tête d’une petite boutique d’objets de piété, à la porte de la chapelle Saint-Martin, en qualité de Frère vulgairement appelé « à rabat bleu. » Ce Frère jouissait du privilège évangélique attribué au « pécheur converti » ; et il était, à lui seul, plus choyé que « cent justes » par les fidèles de Saint-Martin.

C’en était assez, en vérité, pour que le monde le plus scrupuleux n’eût pas lieu de faire la grimace. On ne la faisait pas trop ; les Niort-Caen chez les de Grenaille s’effaçaient, se faisaient oublier ; et la jeune femme était si charmante qu’on ne voyait pas de différence entre elle et les femmes élevées le plus chrétiennement, sinon l’extraordinaire saveur de sa beauté. Où donc, alors, était le nuage ?

Le voici. Mlle Cloque avait observé finement, et dans mille petites circonstances de l’apparence la plus insignifiante, qu’il y avait une fêlure aux principes moraux, religieux ou politiques des Grenaille-Montcontour. En quoi consistait-elle, il eût été bien difficile de le préciser ; cela n’était rien ou presque rien du tout, puisque cela ternis sait à peine la figure que faisait cette famille dans la société tourangelle. Néanmoins, il y avait une indéfinissable issue par où s’écoulait le suc qui maintient l’intégrité et l’originalité absolues des vieilles maisons françaises.

Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé…

D’une manière générale, cela pouvait se traduire par une sorte de mollesse à soutenir certaines opinions qui, au gré de Mlle Cloque, étaient fondamentales d’une société chrétienne. C’était, par exemple, une nuance de libéralisme qui allait s’accentuant de jour en jour. On commence par être libéral en matière politique ; puis on le devient rapidement en matière de religion et de morale. De là à l’opportunisme, il est clair qu’il n’y a qu’un pas. On disait couramment : les Grenaille admettent ceci, admettent cela. Bon pour ceci ou cela ; mais que n’admettraient-ils pas demain ? On citait ce trait bien significatif de l’aisance avec laquelle cette maison glissait à toute évolution inquiétante : à quelqu’un qui interrogeait M. le comte, à propos des récentes persécutions des jésuites : « Mais, enfin, si vous aviez encore des fils à instruire, les mettriez-vous au Lycée ? » M. le comte de Grenaille-Montcontour avait répondu : « Pourquoi pas ? » Et quelques-uns avaient frémi. C’était une réponse qu’il n’eût pas faite avant l’influence des Niort-Caen.

Les Grenaille observaient une prudente réserve depuis le commencement de l’affaire de la Basilique. Cependant on n’ignorait pas que le comte eût des connaissances tout à fait exceptionnelles en matière d’archéologie. C’était une question qui devait l’intéresser ; il pouvait apporter aux partisans de la reconstruction de l’antique monument l’appui précieux de ses lumières. On n’osait pas l’interroger par crainte de l’entendre émettre un avis défavorable, ce qui eût été le signal de la guerre. Quant à lui, il se taisait. Lors du mouvement suscité par la lacération des plans du projet gouvernemental, la famille de Grenaille était partie pour Vichy.

Mais la question avançait ; les grondements souterrains allaient aboutir à un déchirement du sol déjà si oscillant ; l’heure arrivait où il deviendrait inévitable de prendre un parti. Que fallait-il pour cela ? Un éclat. L’article du journal le faisait prévoir comme prochain.

Et la pauvre Mlle Cloque achevait tristement son dîner en songeant à cette menaçante perspec­tive. La douleur de ses hautes aspirations com­promises était cruellement avivée par le souci du sort de sa chère Geneviève qu’elle devait aller voir le lendemain, dimanche, à Marmoutier.

Quand elle descendit au jardin, elle ne trouva pas la seille d’eau que lui apportait régulière­ment Mariette, et dans laquelle elle puisait avec son petit arrosoir afin de soigner elle-même ses plantes. Elle alla vers la cuisine et appela Mariette qui ne répondit point. Enfin, elle aper­çut la vieille bonne sous le porche par où la maison de plomberie communiquait avec la rue de l’Arsenal ; elle causait avec la mère Loupaing, malgré la défense que lui en avait faite maintes fois sa maîtresse. Elle se hâta d’accourir et prévint l’observation qui la menaçait :

— Mademoiselle ! Vous ne savez pas ce qu’il y a ? Paraît que Loupaing se présente au conseil municipal : les affiches sont commandées !

Mlle Cloque leva les yeux au ciel, en haussant une épaule.

— Loupaing, au conseil municipal ! soupirât-elle.

Et elle ne put se retenir de jeter un regard de pitié sur la maison de cet ivrogne imbécile et méchant. Il scandalisait le quartier par sa débauche, et le voisinage par les mauvais traitements infligés à sa femme, une pauvre patiente laborieuse qui ne criait que sous les coups par trop vifs, et ne se plaignait jamais. Entre les branches d’un magnolia au feuillage rare, Mlle Cloque vit Loupaing accoudé, ce soir, à la fenêtre de sa chambre, côte à côte avec sa femme. Il était en gilet de flanelle rouge, sans manches ; les gros muscles de sa chair nue formaient d’épaisses saillies. Il regardait fixement, sans que l’on sût jamais où, de son œil incertain. Sa femme était tranquille et muette, près de lui, en camisole blanche.

— Paraît qu’il a promis de ne plus sortir le soir, d’ici l’élection, dit Mariette ; c’est Mme Lou­paing qui est contente !…

— La malheureuse ! elle veut donc qu’il ait le temps de la couper en morceaux ? Cet homme-là me fait peur. Tenez, je rentre ; vous arroserez vous-même, Mariette ; et que je vous reprenne à bavarder !…

— Mademoiselle aimerait donc mieux ne pas apprendre ce qui se passe ?

— Ce qui se passe ? Ah ! on l’apprend toujours bien assez tôt !

Mlle Cloque remonta à sa chambre, et se pen­cha un instant à la fenêtre sur la rue de la Bourde. L’air de juillet était lourd, la nuit tombait doucement. On entendait sans le voir le marteau de l’infatigable savetier. À chaque porte, des femmes étaient assises ou debout, en petits groupes immobiles. Un nouveau-né criait comme un animal qu’on égorge ; des enfants jouaient dans la rue, butant contre les jambes des chasseurs à pied qui rentraient par trois ou quatre à la caserne. Sur la droite, dans le ciel obscurci, on pouvait voir la tour de l’Horloge, l’un des débris de la vieille Basilique. Un gros camion voiturant des eaux minérales passa en faisant trembler les maisons. Une fenêtre s’ouvrit à l’hôtel d’Aubrebie, et la marquise agita de nouveau le « drapeau blanc » ; sans doute le marquis faisait un tour de jardin et la malheureuse folle éprouvait le vide de l’exil du prince. La grosse cloche de l’horloge tinta ; une sonnerie de clairon vint des casernes ; les soldats passaient en courant. Peu à peu les bruits s’apaisèrent ; les groupes, au pas des portes, disparurent ; de temps en temps seulement quelques coups de marteau sur le cuir marquaient que le savetier travaillait encore.


iii

LA CHAPELLE PROVISOIRE


Rien n’indiquait, dans la rue Descartes, l’existence d’une chapelle, si ce n’était une simple croix de bois appliquée contre le mur au-dessus d’une porte, et sur laquelle on lisait, en caractères à demi effacés : sancto martino. Un aveugle se tenait perpétuellement sur le pas de cette porte avec une sébile de plomb à la main ; il avait la figure rongée par les piqûres de la petite vérole et il semblait que ses lèvres se fussent épaissies et desséchées à force de murmurer, sans répit, du même ton de mélopée plaintive : « Ayez pitié, Messieurs, Mesdames ; ayez pitié d’un pauvre aveugle… »

Les deux marches franchies, et avant de pousser les tambours de cuir noir, on trouvait, à droite, un guichet ménagé au centre d’une étroite vitrine où pendaient des chapelets et des scapulaires. En appliquant l’œil aux mauvais petits carreaux, on distinguait dans une pièce exiguë et mal éclairée, des rangées de casiers et de tiroirs, une petite table, et un « Frère à rabat bleu » fort laid, et portant sur un nez biblique une énorme paire de lunettes aux verres du même ton que son rabat, ce qui le faisait appeler communément le Frère bleu par les personnes ignorant qu’il avait reçu en religion le nom de Frère Gédéon.

La plupart de ces dames, en entrant dans la chapelle, avaient un mot à dire ou une question à adresser au Frère Gédéon. Il était le vivant répertoire de toutes les nouvelles ecclésiastiques, et sa complaisance était sans bornes. Derrière son guichet, pareil au préposé aux renseignements dans une banque ou une gare de chemin de fer, la lèvre soulevée d’un facile sourire et la courbe du nez flexible comme un arc décochant ses traits avec précision et sans cesse rebandé par un génie mystérieux, il répondait et renseignait sur les offices, sermons, bénédictions, missions, pèlerinages, déplacements d’évêques ou de prédicateurs, nouvelles de Rome, nominations, mouvement de la propagande, échelles des guérisons miraculeuses, etc., etc., au point de constituer à lui seul une concurrence appréciable à la Semaine religieuse. Beaucoup de fidèles négligeaient depuis qu’il était là de s’abonner à cet organe de l’archevêché sous le prétexte que le Frère Gédéon avait des renseignements de meilleure main.

Quand Mlle Cloque arriva pour la messe de neuf heures, au milieu d’un sombre remous de vieilles dames, elle risqua un œil au guichet, malgré l’heure avancée. Elle était si avide d’apprendre ce que l’article du Journal du Département contenait de fondé ! Le Frère Gédéon se leva, contrairement à son ordinaire ; il ouvrit même la porte de sa petite boutique et fit signe à Mlle Cloque : « Entrez donc, Mademoiselle… »

Le cœur de la pauvre fille battait. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir, mon Dieu ?

— Eh bien, fit-elle, nous avons du nouveau ?

— Je le crois bien ! lui glissa le Frère, sur un ton confidentiel, et c’est pour cela que je ne veux pas vous le dire devant tout le monde : hier soir à neuf heures, le sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour s’est rendu aux bureaux du Journal du Département, accompagné de deux officiers, et il a souffleté le rédacteur en chef.

— Seigneur Jésus ! s’écria Mlle Cloque.

Et elle ressentit à cette nouvelle un mouvement de soulagement et même d’orgueil. Cette affaire était très désagréable à cause des suites qu’elle comportait, mais elle lui donnait une haute satisfaction morale, contrairement à ses appréhensions. C’était bien, ce qu’il avait fait là, ce jeune homme ; ce mouvement de bravoure chevaleresque flattait immédiatement les plus intimes penchants de Mlle Cloque. Ce ne fut qu’en se ressaisissant qu’elle se demanda : mais pourquoi a-t-il fait cela ?

Les yeux du Frère bleu brillottaient derrière ses conserves, et l’arc de son nez se bandait et se détendait successivement sans qu’il prononçât un mot. Enfin, voyant l’anxiété de la vieille fille, il dit tout bas, et d’un air qui voulait signifier beaucoup de choses :

— Ce jeune homme est bien imprudent…

Soudain, les yeux de Mlle Cloque chavirèrent. Elle crut comprendre la réticence du Frère ; elle la rapprocha, ainsi que la provocation du jeune Grenaille, de la queue du fameux article.

— Quoi ! fit-elle ; c’étaient eux que l’on visait dans l’article ? Mais je vais me désabonner en sortant de la messe !… Comment c’étaient eux ! Mais c’est une infamie !

— Ce jeune homme, répéta le Frère, a été bien imprudent… Vous allez manquer le commencement de la messe, Mademoiselle. M. le vicaire général est à l’autel : je vous recommande son allocution, elle sera intéressante

Tout émue, toute frémissante, Mlle Cloque entra dans la chapelle déjà entièrement garnie de monde. Elle s’engagea dans une contre-allée qu’assombrissaient les tribunes, et se heurta à la chaisière qui lui fit un signe de tête amical et, la main en cornet sur la bouche, lui chuchota confidentiellement :

— Le sermon, Mademoiselle, écoutez-le bien : tout le monde en tremble déjà !

Au troisième rang, devant la sainte-table, une seule chaise restait libre, avec un prie-Dieu garni d’une petite boîte fermant à clef et d’une plaque de cuivre portant gravé : « Mademoiselle Clo­que. » Cette chaise était placée au bord de l’allée ; sa titulaire l’occupa sans déranger personne et sans même lever les yeux pour répondre à une foule de petits saluts tout prêts, suspendus à ce signe des paupières qu’elle eût pu faire, mais que l’on ne se permet plus quand le prêtre en est déjà à l’offertoire. Cependant elle fit une exception en faveur du comte et de la comtesse de Grenaille, en raison de l’abominable calomnie dont ils venaient d’être l’objet, et leur adressa en passant un fin sourire à la fois douloureux et sympathique.

À gauche et à droite d’une sorte de balcon faisant face à l’assistance, et servant de chaire, deux escaliers de bois conduisaient au chœur très surélevé et orné d’une profusion de bannières portant des noms de villes de France, adressées en hommage à saint Martin. Contre la balustrade du balcon, étaient appendus des sabres et des épées, en ex-voto, formant panoplies autour de cadres à fond de velours épinglé de nombreuses décorations parmi lesquelles les anciennes croix de Saint-Louis et du Saint-Esprit côtoyaient la Légion d’honneur et la médaille militaire. Toute la surface des murailles, d’ailleurs, aussi bien du chœur que de la grande et unique nef à toiture de bois, que Mariette appelait une grange, était couverte de plaques de marbre revêtues d’inscriptions chaleureuses et touchantes : « Reconnaissance à saint Martin », « Reconnaissance éternelle. Un père sauvé », avec les initiales et la date ; « Gloire à saint Martin : un mari et un fils conservés, 1870-71 », « Grâce obtenue, » « Grâce obtenue, » etc., etc. Ces murs simples et qu’on disait nus avaient la grandeur même et la beauté des angoisses humaines et de l’inébranlable foi des créatures. Sous les hommages militaires des panoplies et des croix, s’ouvrait une arcade grillée donnant sur la crypte où reposaient les restes du Thaumaturge.

Beaucoup d’hommes, surtout des officiers, étaient mêlés au flot des dévotes de saint Martin ; çà et là, la tache claire du dolman d’un chasseur ou une toilette de femme élégante fleurissaient la foule.

La chaisière allait de l’un à l’autre. Le tulle de deuil flottant sur les ailes blanches de son bonnet, sa vivacité, sa façon de se poser brusquement contre l’oreille d’une personne en lui vrillant toute la longueur d’un cancan, puis de s’échapper soudain, butinant de ci de là, jusqu’à telle autre oreille complaisante, l’avaient fait surnommer la Mouche. Rarement la Mouche avait manifesté une aussi grande fébrilité qu’aujourd’hui. Par son contact multiplie, chaque groupe venait de recevoir, en même temps que la petite piqûre, une maladive impatience touchant le sermon de M. l’abbé Janvier, vicaire général.

Cependant, quand il parla, on eut la secousse du coup de foudre attendu et qui surprend in­failliblement.

C’était un homme très savant et très écouté qui, six mois de l’année, faisait à la chapelle Saint-Martin une sorte d’instruction positive et documentée agréable aux esprits précis. Il s’enflammait rarement et ne parlait que pour dire quelque chose, ce qui lui valait une réputation d’originalité diversement appréciée. Quelques-uns le trouvaient froid et sec, d’autres un peu terre à terre, sous le prétexte qu’il s’attachait plutôt à l’histoire religieuse qu’à la théologie ; certains l’accusaient d’avoir l’esprit protestant.

Du même ton impassible et un peu monotone qu’il employait à raconter les batailles de Constantin, il aborda le sujet brûlant de la construction d’une église digne des précieux restes de saint Martin. Il tenait, comme toujours, dans la main gauche, sa montre d’argent assujettie par une petite ganse noire qui emmaillotait l’annulaire. Il parlait vingt minutes, jamais plus, et son seul geste consistait à regarder l’heure au creux de sa main.

Il affecta d’ignorer absolument qu’il eût jamais été question de construire une Basilique. À l’entendre, c’était là un projet dont il n’avait même pas eu vent. Il décida que l’heure était venue de réaliser le vœu cher à tous les chrétiens. Grâce à la générosité des fidèles, les capitaux recueillis étaient suffisants non seulement à entamer, mais à parachever, dans un délai aisément appréciable, le pieux édifice appelé à remplacer la présente chapelle provisoire. On eût dit qu’il s’agissait de construire un bazar pour une vente de charité. À aucun instant le souffle de l’enthousiasme n’ébranla sa parole. Et il y avait là des centaines de personnes qui eussent vendu leur lit pour voir surgir le monument grandiose, le manifeste universel de la puissance catholique !

M. l’abbé Janvier poursuivait l’énumération des travaux prochains. Il possédait pierre par pierre la future église de Saint-Martin. Il en connaissait les moindres détails. Aucun terme technique ne lui manquait ni ne lui faisait peur. Il ne s’excusa point de prononcer des chiffres, et de donner à son allocution l’allure d’un mémoire d’architecte, au pied même des autels. C’était, à lui, sa méthode. Au lieu d’évoquer dans les esprits l’idée du monument à l’aide d’images apocalyptiques, il en dressait petit à petit les assises solides, étayées à mesure sur ce qu’il ne craignait point d’appeler : « ce point d’appui essentiel : les capitaux disponibles ».

Personne ne broncha. Autour de cette parole glaciale l’air lui-même se figeait Les assistants se pétrifiaient. Par tant de flegme et d’audace ils semblaient anéantis. M. Janvier en qualité de vicaire général était le porte-parole de l’archevêché. Ce que l’on annonçait là, c’était l’irrévocable. Demain, probablement, les ouvriers entoureraient déjà cette chapelle noble et belle dans sa pauvreté toute nue, pour la remplacer par l’odieuse construction moderne dont le dessin et la plate silhouette étaient en ce moment si distinctement évoqués par les plates expressions de M. Janvier.

Peu à peu, une sorte de dégel se produisant à la suite de la première surprise, des têtes se tournèrent, on échangea des regards significatifs, une houle passa sur les épaules. Le respect du saint lieu interdisait toute manifestation. Pas un fidèle ne sortit. Mais on sentait comme à certains jours, sous la surface terne de la mer, la lame profonde, plus dangereuse que la tempête.

Quand la vingtième minute fut écoulée, M. l’abbé Janvier avait achevé de décrire jusqu’à la pointe du clocher futur et de prouver la possibilité matérielle de son exécution. Alors, comme un maçon parvenu au faîte de son ouvrage y plante un petit drapeau, il dit un mot qui, d’un seul coup, parut résumer toutes ses réticences et faire claquer son pli impertinent sur les creuses chimères d’une partie des cervelles présentes : « Mes frères, il faut être de son temps. Ainsi-soit-il. » Puis il fit son signe de croix et continua la messe.

On se contint jusqu’à la fin ; mais la sortie fut fiévreuse. L’officiant n’avait pas fermé le livre sur le dernier Évangile, que nombre de personnes se hâtaient vers la porte, pressées d’échanger leurs impressions. D’ordinaire, beaucoup descendaient à la crypte déposer un cierge près du tombeau. Seuls, quelques soldats et des femmes pauvres se dirigèrent aujourd’hui du côté de l’escalier. La porte extérieure, sur la rue Descartes, était comparable à l’ouverture d’une ruche d’abeilles.

— Ayez pitié, messieurs, mesdames, ayez pitié d’un pauvre aveugle…

La malheureuse prière de l’aveugle était couverte par la rumeur bourdonnante d’une centaine de femmes qui aussitôt à l’air libre éclataient, laissaient fuser à grands jets leur indignation et leur colère. Elles restaient là, sur place, coude à coude, par groupes confus qui se déformaient ou se pénétraient d’un simple pivotement sur les talons, une phrase commencée au nez de quelqu’un s’achevant brusquement contre une autre figure : propos sans suite, incohérents, mais s’emboîtant les uns les autres à cause d’une aigreur, d’une violence communes ; le ton seul harmonisait ce pot-pourri d’idées dont la plupart, émises posément, se fussent trouvées contradictoires. Les plus acharnées étaient les vieilles ; on en voyait qui relevaient leur voilette sur le front pour parler mieux, et qui brandissaient leur gros paroissien entre leurs mains gantées. Et elles ne pouvaient se résigner à s’en aller, comme si, à elles toutes, là, en force, elles allaient faire quelque chose. Elles n’étaient plus cent ; elles semblaient innombrables ; les tambours noirs vomissant toujours deux torrents de lave humaine qui élargissaient, épaississaient et ranimaient cette grande flaque de matière en ébullition.

La rue, peu fréquentée, permettait ce rassemblement. Quelques rares fiacres rasaient le bord du trottoir opposé, le long du mur du couvent de l’Adoration perpétuelle. Deux ou trois voitures attendaient des personnes ayant assisté à la messe, entre autres le landau des Grenaille, avec deux chevaux fort bien attelés.

Plusieurs avaient cherché un épanchement au guichet du Frère bleu, mais le guichet était fermé.

Lorsque Mlle Cloque sortit, longtemps après le gros de la foule, il y eut une forte poussée vers elle. D’un accord tacite et unanime, ce mouvement la proclamait l’âme même de l’opposition. Nul ne doutait de son opinion, déjà maintes fois exprimée ; son importance morale au milieu de tout le monde de la dévotion, et de plus, sa qualité actuelle de présidente de l’ouvroir de Saint-Martin la plaçaient d’emblée à la tête de la résistance.

Elle eut un mot heureux qui courut de bouche en bouche et donna une consistance et une force inattendues au parti de la Basilique : près des personnes qui l’entourèrent, elle étiqueta les plans et devis que venait d’étaler le vicaire général, de « projet républicain ». Le Journal du Département n’avait jamais poussé si loin, et c’était un tort, car, prononcés en temps opportun, de tels mots ruinent un parti. Le Saint Père n’ayant pas encore parlé à cette époque, aucun simulacre de paix n’existait entre l’Église et la République. Le projet que venait d’adopter l’archevêché, et que favorisait en secret le ministère, était bien un projet teinté de républicanisme. On s’en doutait ; mais il fallait le dire. C’était fait.

Et toutes ces dames achevaient de se monter la tête avec cette épithète malsonnante. Aucune d’elles ne doutait qu’il ne fût suffisant de la prononcer pour rendre odieuse désormais l’idée même de toute construction autre que l’ancienne, la grandiose, la sainte Basilique démolie et rasée par les mains révolutionnaires. D’un coup, la question qui, depuis des mois, agitait les esprits, changeait d’aspect. Elle cessait de se présenter sous le caractère purement religieux et esthétique qu’elle avait jusqu’alors revêtu, pour s’aggraver d’un caractère politique. Il ne s’agissait plus de savoir s’il était ou non plus convenable d’élever une église colossale ou une église moyenne. L’église moyenne s’identifiait avec la République. Un bon catholique ne frayait pas avec la République. Voilà qui était net. Cela allait éviter à bien des esprits indécis ou paresseux à se prononcer, l’embarras de formuler un jugement.

On n’osait pas trop parler de Monseigneur, car il est délicat de s’exprimer sur la trahison d’un chef, et toute l’acrimonie s’accumulait sur la tête du vicaire général.

— Est-il sorti ? demandait-on.

— Non ; on ne l’a pas vu.

— Peut-être déjeune-t-il avec M. le Chapelain ?

— Ce n’est pas probable ; il y a un grand déjeuner à l’archevêché en l’honneur de Monseigneur l’évêque d’Héliopolis.

— Mademoiselle Cloque ! Vous devez savoir cela, vous, par vos amis. M. le comte de Grenaille n’est-il pas lié avec l’évêque d’Héliopolis ?

— Certainement ! certainement ! fit l’héroïne de la matinée.

Elle était plus curieuse de voir sortir les Grenaille-Montcontour que le vicaire général. Selon le raisonnement qu’elle s’adressait, M. de Grenaille ne pouvait plus hésiter à déclarer son opinion, tenue jusqu’ici si scrupuleusement secrète. Et, après l’article du journal d’hier, auquel son propre fils avait attribué le sens précis d’une insinuation injurieuse à son adresse, il était inadmissible qu’il ne donnât pas à ses ennemis un éclatant démenti en se rangeant ouvertement du côté des protestataires.

On eût voulu que le vicaire général se montrât au moment où l’agglomération des fidèles dans la rue gardait un aspect imposant. Quelle tête ferait-il en face de la manifestation ? C’est ce dont il serait assez plaisant d’être témoin. Quelques personnes, notamment Mlles Jouffroy, deux sœurs âgées, pensionnaires au couvent de l’Adoration perpétuelle, se déclaraient d’avis qu’on lui fournît un témoignage démonstratif du mécontentement général. Qu’entendaient-elles par là ? À voir les plis courroucés de leur visage et le froncement de sourcils de ces deux filles agitées par une pieuse colère, on pouvait s’attendre à tout.

Malheureusement, le public commençait à se répandre et à se clairsemer. On vit sortir l’organiste, M. Houblon, homme maigre et haut qui prêtait gracieusement le concours de son talent à la chapelle de Saint-Martin ainsi qu’à sa paroisse. Il éleva des bras pareils à des signaux de détresse, et, suivi de ses quatre filles, se confondit dans la foule des dévotes. Le vicaire général ne paraissait point, non plus que la famille de Grenaille-Montcontour. Les chevaux du landau avaient des impatiences, et le cocher était obligé de leur faire exécuter un mouvement de va-et-vient dans la rue, tout en prêtant l’oreille à l’appel du groom établi près de la porte de la chapelle.

Tout à coup, celui-ci siffla. M. et Mme de Grenaille causaient amicalement avec le Frère bleu qui rentrait à son guichet. Mlle Cloque s’avança les saluer, et ils descendirent ensemble le trottoir en se dirigeant du côté de la voiture.

Le comte était un homme d’une soixantaine d’années, portant beau, de haute taille, le teint chaud, les cheveux blancs, le menton rasé, avec des moustaches et des favoris d’ancien blond, fort soignés, d’une vraie distinction. La comtesse était une grande et forte femme, qui eût paru obèse sans le port de grenadier qu’elle avait et qui semblait lui donner la force de soutenir allègrement toute surcharge physique. Elle conservait les dents superbes et des cheveux châtain foncé durs comme crins. Elle conduisait elle-même, chassait à courre et tenait le verbe haut. Avec cela, une mise toute provinciale : pas plus de goût pour sa toilette que pour l’intérieur de sa maison.

Mlle Cloque n’osa placer aucune parole importante. Ils causaient du beau temps qu’il faisait, lorsqu’un mouvement se produisit dans la foule. On venait de voir surgir dans l’entre­ bâillement de la porte la figure ronde et rosée de M. le vicaire général. Il n’était pas encore couvert et causait assez vivement avec quelqu’un demeuré à l’intérieur.

Que de malheureuses femmes frissonnèrent ! On s’attendait à un scandale.

Il salua la personne avec qui il s’était attardé et s’avança délibérément jusqu’au seuil de la chapelle, où il leva le nez, prit le vent, mit son chapeau et se dirigea pour sortir, dans l’espace libre qu’ouvraient devant lui instinctivement les manifestants. Il considéra ce recul comme une marque de respect et avança en s’inclinant légèrement jusqu’au groupe formé par les Grenaille-Montcontour et Mlle Cloque, entre le landau et une grande porte ouverte sur la cour d’un droguiste. La manifestation épiait ces quatre personnes. La pauvre Mlle Cloque blêmit, et les jambes faillirent lui manquer :

Avec la plus chaleureuse cordialité, M. l’abbé Janvier aborda M. et Mme de Grenaille-Montcontour. Il fut tout de suite apparent qu’ils s’attendaient là, que c’était un rendez-vous. En effet, la comtesse dit à Mlle Cloque que ces messieurs déjeunaient à l’archevêché avec Mgr l’évêque d’Héliopolis ; et sur quelques mots très aimables et pleins de promesses sous-entendues, pour sa charmante petite Geneviève, elle tendit la main à la vieille fille. Le vicaire général monta à côté de la comtesse ; le comte s’assit lestement sur le strapontin ; et le landau se dirigea vers la rue Néricault-Destouches où il tourna et disparut.

Mlle Cloque murmura intérieurement :

— Mon Dieu ! donnez-moi des forces ; faites-moi la grâce de ne pas tomber !…

Et, d’un courageux effort sur elle-même, elle se redressa et se tint ferme.

La situation était plus tragique pour elle que pour aucune des personnes présentes à cette volte-face. Car elle seule, sans doute, était informée du véritable sens de l’article ambigu du Journal du Département. Elle seule savait, à l’heure actuelle, la gravité de l’attitude que venait de prendre le comte de Grenaille. En adoptant le parti de l’archevêché et le « projet républicain », non seulement il trahissait la cause du parti catholique dont il était l’ornement, mais il endossait la responsabilité des insinuations calomnieuses du journal ; il reniait l’acte chevaleresque de son fils Marie-Joseph ! C’était un coup d’état, une révolution. Demain, ce soir, tout à l’heure peut-être, par les feuilles de l’après-midi, tous apprendraient que M. le comte de Grenaille-Montcontour publiquement accusé de soutenir les projets gouvernementaux « dans un but qu’il restait à élucider » n’avait répondu qu’en affirmant son adhésion à ces projets. C’était pour les Basiliciens la perte d’un appui des plus précieux et sur lequel beaucoup avaient témérairement compté ; mais pour Mlle Cloque c’était la question du mariage de sa nièce vis-à-vis de quoi venait de se creuser un précipice beaucoup plus terrible qu’elle n’avait osé le redouter.

Les deux demoiselles Jouffroy vinrent les premières au-devant d’elle. Elles ne dirent rien. La colère et l’indignation atteignent parfois un degré d’intensité que l’expression verbale est inhabile à traduire. Mais leur contenance parlait pour elles. Leurs traits, leurs bras, toute leur personne étaient affaissés, échoués, abîmés. Leurs coques grises tremblotaient de chaque côté de leurs yeux noyés. Toutes les deux pareilles, elles se ressemblaient comme deux jumelles. Leur dépit s’augmentait de la déconfiture de leurs belles menaces. Elles avaient donné à entendre qu’elles briseraient les vitres au nez du vicaire général. Et elles s’étaient écartées à son passage, comme tout le monde, sans oser proférer un cri. Elles avaient assisté, comme tout le monde, à l’espèce de défi que leur jetait à la face leur ennemi plein d’insouciance et de bonne humeur en transformant en hommage — par inconscience ou par une souveraine habileté — leur équivoque manifestation.

Quelques mines abattues se joignirent à elles, tandis que la plupart s’en allaient derrière M. Houblon dont les grands bras de sémaphore annonçaient la tempête.

Ce fut la jeune femme du libraire catholique, Mme Pigeonneau-Exelcis, qui fit remarquer la pâleur excessive de Mlle Cloque ; et elle se hâta de la soutenir en lui donnant le bras. Il n’était que temps ; Mlle Cloque allait céder à un étourdissement. Par bonheur, la porte du couvent était entre-bâillée ; ces demoiselles n’eurent qu’à la pousser, et on installa promptement la malade sur une chaise qu’avança la sœur tourière, dans une petite cour pavée où il y avait des lis en pots au pied des murs. On alla chercher des sels, de l’éther, et tout en se livrant à cette besogne charitable, on racontait à la tourière les événements. La bonne vieille sœur, la figure embobelinée dans un bonnet blanc tuyauté du front au menton, ne se laissait guère atteindre par ce qui s’agitait de l’autre côté du cloître où elle était enfermée depuis un demi-siècle, et elle dit, après le récit de si grandes choses :

— Monsieur l’aumônier a été pris d’une attaque de goutte ce matin, et la messe de huit heures a eu quarante minutes de retard.

Mlle Cloque revint doucement à elle. On apercevait, par le jour d’un porche, la verdure du jardin planté de hauts tilleuls. Deux formes blanches passèrent au bout d’une allée. Puis on ne vit plus rien remuer ; et l’on n’entendait que le bruit d’un torchon époussetant les chaises du parloir d’où il venait une grande fraîcheur. Mme Pigeonneau-Exelcis demanda si elle ne pouvait pas profiter de l’occasion pour emmener sa fillette, avant le déjeuner. Mais la sœur ouvrit des yeux comme si on lui demandait d’abjurer sa religion :

— Y pensez-vous, madame Pigeonneau ? Ces demoiselles sont à l’Instruction religieuse, à cause du retard de la messe de ce matin…

— Ah ! la messe a été en retard ?

Et la bonne sœur répéta ce qu’elle avait dit un instant auparavant et qu’on n’avait point écouté. Puis, pour réveiller tout à fait Mlle Cloque, elle la taquina sur un sujet passé à l’état d’habitude :

— Vous voyez bien, Mademoiselle, si votre nièce était en pension ici, elle serait venue vous embrasser, et c’est ça qui vous aurait ragaillardie !…

— Mais non, dit en souriant la malade, puisque c’est l’heure de l’instruction religieuse…

— C’est vrai ! c’est vrai ! Ah ! mademoiselle Cloque a réponse à tout.

Et ce sujet était plein d’amertume pour la vieille tante de Geneviève. Car elle l’avait mise au Sacré-Cœur parce que l’on ne cite rien de mieux que le Sacré-Cœur pour l’éducation d’une jeune fille. Elle allait toujours aux extrêmes, en toutes choses. Et que de mérite elle avait à cela ! Car on ne cite rien non plus de plus coûteux que l’éducation au Sacré-Cœur. Le couvent de l’Adoration perpétuelle eût été beaucoup plus à la portée de ses ressources. Mais le moyen de marier brillamment une jeune fille élevée côte à côte avec la petite Pigeonneau, fille du libraire ?

— Ma bonne amie, firent Mlles Jouffroy, vous déjeunerez avec nous. Nous ne vous laisserons pas vous en aller chez vous après cette faiblesse…

— Vous êtes bien bonnes ! Je n’ai guère d’appétit. Il faut pourtant que je reprenne des forces pour aller voir ma Geneviève cet après-midi… Mais Mariette ; que dira Mariette si elle ne me voit pas rentrer ?… Vous ai-je averties que Loupaing va être conseiller municipal ?

Tout le monde haussa les épaules.

— On fera prévenir Mariette, ne vous inquiétez pas ; madame Pigeonneau va avoir la complaisance d’envoyer un commissionnaire jusqu’à la rue de la Bourde ; n’est-ce pas, chère petite dame ?

— Mais comment donc ! Mais trop heureuse de pouvoir vous être agréable ! Je vais y aller moi-même, parce que votre bonne croirait sa maîtresse perdue si un homme de peine lui expliquait cela tout de travers…

— Non ; madame Pigeonneau, vous ne ferez pas cela, je ne le souffrirai pas !

— J’y cours ; j’en ai pour un moment. Au revoir, Mesdemoiselles, bonjour ma chère sœur : je viendrai prendre ma fillette à deux heures et demie…

Elle fit sonner l’s douce : « z et demie » et s’esquiva.

— Vous êtes trop gentille ! Au revoir, chère madame Pigeonneau.

Et quand la femme du libraire fut partie :

— Quelle excellente petite femme ! dit Mlle Cloque.

— Bah ! fit Mlle Jouffroy, la cadette, elle est enchantée de vous rendre service ; c’est une façon de vous dire : n’oubliez pas de prendre chez moi le livre de mariage…

— Oh ! la mauvaise !

Mlle Jouffroy, la cadette, avait la dent pointue. On reprochait d’ailleurs, en secret, à madame Pigeonneau-Exelcis d’être jolie. Non pas que personne eût pu jamais l’accuser de mésuser de sa beauté ; mais, le charme physique laisse toujours planer quelque inquiétude morale.

Mlle Cloque eut la force de monter jusqu’au premier, dans l’appartement qu’occupaient ses amies. Le couvent recevait une douzaine de pensionnaires libres, veuves ou célibataires, qui, moyennant un prix modique, jouissaient dans cette paisible maison d’un confortable des plus avantageux. La tante de Geneviève ne gravissait jamais sans un profond soupir les larges escaliers de pierre à rampe de fer forgé, donnant sur des paliers plus spacieux que son jardin et où s’ouvraient les doubles portes soigneusement calfeutrées, rembourrées et lourdes comme des portes d’église. De beaux christs d’ivoire, des images de la Vierge, un peu mesquins sur l’immense surface des panneaux blanchis ; une atmosphère de quiétude et d’ordre intime ; le parfum du voluptueux servage divin et de l’éternité assurée, ornaient et emplissaient cet enviable refuge. Quel délice de reposer ses yeux, par les hautes fenêtres, sur la crête bien taillée des tilleuls, sur le pieux va-et-vient des religieuses toutes blanches et sur les ébats innocents d’enfants dont les voix et les cris venaient trois ou quatre fois par jour vous revigorer l’esprit et le cœur ! Ne plus voir l’œil louche du futur conseiller municipal, sa lance braquée sur le revers des fusains, ni l’accablante tristesse du « drapeau blanc » de la folle, c’était le rêve de Mlle Cloque ; et elle y ajoutait encore le désir d’économiser le loyer de la rue de la Bourde qui absorbait ses maigres revenus. Mais à cause de Geneviève il fallait faire figure ; tant que Geneviève ne serait pas mariée, il ne fallait pas songer à venir s’enterrer dans une « maison de retraite » dont le nom sonne une certaine fêlure de pauvreté.

Une sœur converse, au doux visage de bienheureuse, apportait le repas dans de grands paniers cylindriques à plusieurs étages, en fer blanc pour les plats chauds, en jonc pour le pain et les desserts. Elle était chaussée de sandales de feutre, et son pas insonore la laissait prendre tout à coup pour une apparition. Elle faisait sa besogne et recevait les observations avec un étrange contentement ; on eût dit qu’elle servait à la table des Anges.

— Eh bien ! sœur Brigitte, çà ne vous fait donc rien que le bon Dieu soit frustré d’une si belle Basilique ?

Sœur Brigitte sourit et répondit sans hésitation :

— Notre Seigneur Jésus-Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde… »

Et elle emporta le fromage, déjà retournée, quant à elle, à sa tranquille béatitude.


iv

GENEVIÈVE


Quand Mlle Cloque allait voir sa nièce Geneviève, le dimanche après-midi, elle prenait ordinairement le tramway qui partait de la rue Royale, traversait la Loire sur le pont de pierre et s’arrêtait alors au faubourg de Saint-Symphorien. Il y avait encore un bon kilomètre à faire à pied, et c’était un de ses soucis d’être rencontrée sur cette route poussiéreuse en été, boueuse en hiver, par les familles des compagnes de sa chère pensionnaire, dont les voitures la devançaient. Elle disait que le médecin lui ordonnait la marche ; mais ce n’était qu’une des mille économies secrètes qu’elle réalisait pour faire face aux frais de cette pension luxueuse.

Mlles Jouffroy qui n’étaient pas assez sottes pour s’illusionner sur ces tristes cachotteries, avaient saisi aujourd’hui l’occasion de l’étourdissement que leur amie avait eu dans la matinée, pour aller voir une de leurs petites parentes, élève aussi du Sacré-Cœur de Marmoutier, et elles avaient fait monter mademoiselle Cloque en voiture avec elles.

Marmoutier est situé dans un lieu magnifique. Sur la rive droite de la Loire basse et nonchalante, c’est un énorme bâtiment moderne construit entre un vieux portail gothique qui date de l’antique abbaye, et des collines boisées ou plantées de vignes et qu’agrémentent encore de très anciens monuments ruinés. Dans la partie plane qui s’étend au long du fleuve, ce sont des jardins à perte de vue, des allées ombreuses, des massifs de fleurs ; selon les heures, tout cela s’anime et se remplit de cris, ou retombe instantanément au silence le plus complet.

Très lentement, après qu’on avait sonné à la porte, à gauche du porche ogival, une vieille petite dame arrivait et vous toisait du bas des marches en mettant sa main en auvent sur ses yeux effarouchés de la lumière. Elle était d’origine italienne et s’appelait madame Cantalamessa. Elle faisait la joie des pensionnaires qui lui trouvaient la figure d’un polichinelle barbouillé de confitures, ce qui n’était qu’exagéré. Quand madame Cantalamessa vous avait reconnu, elle vous adressait un signe d’accueil qui pouvait aller jusqu’à l’amabilité. Mais malheur à qui se présentait pour la première fois en venant demander de voir une élève au parloir. C’était à croire que cette compatriote de Juliette avait eu, contre toute vraisemblance, des aventures de jeunesse, et il semblait qu’elle rêvât sans cesse à des complots d’enlèvements contre les jeunes filles confiées à sa garde.

La formule d’un protocole sévèrement observé voulait que l’on s’informât immédiatement de la santé de Madame de Montgomery, la Supérieure, ou tout au moins de madame la Surveillante générale qui passait pour être ni plus ni moins que la propre petite-fille de lord Byron. En vertu d’une fiction non dépourvue de style, les parents ne venaient pas ici voir leur fille dans une maison anonyme où l’on achète très cher une éducation et une instruction choisies ; ils venaient chez Madame de Montgomery afin de lui présenter leurs hommages, après quoi ils embrassaient leur enfant placée ici avant tout pour recevoir le lustre d’un si grand nom.

Madame Cantalamessa prit un air embarrassé qui inquiéta les trois vieilles filles. Mlle Cloque, volontiers superstitieuse et croyant que tous les malheurs s’enchaînent et vous assaillent d’un coup, s’écria :

— Geneviève est malade ! N’ayez pas peur de me le dire, je vous en conjure, madame Cantalamessa !…

La religieuse se hâta de la rassurer.

— La chère enfant, Dieu merci, n’est pas malade…

— Alors, c’est Léopoldine ! firent en même temps les demoiselles Jouffroy.

Madame Cantalamessa pinça les lèvres tout en faisant de la tête un signe de négation. On comprit immédiatement qu’il ne s’agissait pas de la santé. D’un ton sentencieux de président de tribunal, et en affectant de répandre une amertume douloureuse sur le nom qu’elle prononçait, madame Cantalamessa laissa tomber ces paroles du côté des demoiselles Jouffroy :

— Nous avons le regret de vous prévenir, mesdemoiselles, que l’élève Léopoldine Archambault ne sera pas visible aujourd’hui, cette malheureuse enfant s’étant rendue coupable d’une faute grave.

Ces demoiselles soupirèrent. Au fond, la santé seule avait pour elles de l’importance, comme pour tous les parents, et elles étaient prêtes à accueillir en souriant la communication qui leur était faite sur un ton disproportionné. Ce n’était pas la première fois que l’on trouvait Léopoldine en pénitence !

Mais Madame Cantalamessa ne riait pas. Pour atténuer seulement la sévérité de la nouvelle, elle ajouta que toutes ces dames avaient beaucoup prié afin d’appeler l’indulgence de Dieu sur « la malheureuse enfant, » et que l’on espérait que l’esprit du mal n’était pas ancré en elle… — Elle est si jeune !… acheva la religieuse, afin de marquer, que, quant à elle, elle lui par­ donnait déjà.

Mais il fut impossible de savoir en quoi consistait la « faute grave » ; ces demoiselles verraient Madame la supérieure qui parlerait, elle, si elle le jugeait convenable. Madame Cantalamessa les fit engager avec Mlle Cloque dans un escalier de pierre, en colimaçon, où l’on remarquait dans une niche une statuette de moine assis, très populaire dans l’établissement ; c’était celle de Saint-Brice, patron des mauvaises têtes. On ouvrait tout à coup sur le salon qu’il fallait bien se garder d’appeler parloir ; ce mot bas étant réservé aux Maisons de second ordre.

Une immense pièce blanche, au parquet ciré, emplie d’une grand murmure. Tout autour, en groupes plus ou moins épais, des familles, pères mères, grand’mamans, frères en uniforme de collège des P. P. Jésuites, et pensionnaires de tout âge, depuis des fillettes de huit à neuf ans, auxquelles on fait manger des bonbons, jusqu’à des jeunes filles formées, presque toutes gauches sous le costume et la coiffure réglementaires dont les rubans et les médailles de sagesse achèvent l’aspect disgracieux.

À la vue de Mlles Jouffroy que l’on connaît pour venir fréquemment demander Léopoldine Archambault, on dirait qu’un coup de vent a emporté les voix. Mais elles reprennent aussitôt de plus belle, et l’on entend dans chaque groupe des « Léopoldine » par-ci, « Léopoldine » par-là, et des exclamations, et des réticences et des « chut !… » et des « çà ne se dit pas !… » enfin, tant et si bien qu’une phrase articulée net et aigu par une bambine de dix ans, arrive toute crue aux oreilles de Mlle Jouffroy la cadette : « Léopoldine est à la sœur vachère !… »

— « Léopoldine est à la sœur vachère !… » Qu’est-ce que cela veut dire ? s’interrogent les trois vieilles amies.

C’est aussi ce que demandent les parents dans les groupes. Mais personne, pas même les enfants qui répandent cette stupéfiante et mystérieuse nouvelle, ne savent au juste ce qu’elle signifie. Mlles Jouffroy reçoivent les discrètes condoléances de quelques personnes de leur connaissance ; Mlle Cloque dispose dans un coin favorable des chaises pour recevoir sa Geneviève. Geneviève arrive, grande, mince, d’abondants cheveux blonds, des yeux longs, taillés en amande, profonds et veloutés. Des chaînes de cuivre et d’argent supportant des médailles de différents ordres battent sa poitrine où passe en sautoir un ruban bleu large de quatre doigts. Elle se jette au cou de sa pauvre tante qui prépare des phrases pour la pressentir sur un sujet pénible.

— Dis donc, tante, tu sais ? Léopoldine, est à la sœur vachère !…

— Ah çà ! qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ! Qu’appelez-vous comme cela ?

— Oh ! tante, mais c’est tout ce qu’il y a de plus grave ! Tu ne te souviens pas, il y a trois ans, c’est arrivé à une grande, nommée Jeanne-Marie Legoëlec, qui avait introduit une romance très dangereuse. Dès les premiers mots, je me rappelle, il y avait :

Espoir charmant ! Sylvain m’a dit je t’aime…

— Oh !… Mais ça ne m’explique pas la sœur vachère ?…

— Eh bien ! voilà. On ne communique plus avec le couvent, pendant un mois, deux mois peut-être ; on est dans la ferme, à côté, avec la sœur qui s’occupe des bestiaux ; il paraît même qu’on couche dans l’étable ;… on dit qu’on trait les vaches !…

— Mais, enfin, qu’est-ce qu’elle a fait pour cela, cette malheureuse ?…

— Qu’est-ce que tu veux ? ça vaut toujours mieux que d’être renvoyée… L’autre est renvoyée, par exemple.

— L’autre ? quelle autre ?

— La Brésilienne.

— Qu’est-ce que la Brésilienne vient faire là-dedans ?

Et Mlle Cloque eut soudain peur d’apprendre des horreurs par la bouche de sa nièce. Elle chercha à détourner la conversation, mais Geneviève sans aucune gêne et avec une candeur qui ne laissait pas le moindre soupçon d’arrière-pensée :

— Elles s’écrivaient des billets ; c’est défendu.

— Ah !

Par une des grandes portes vitrées ouvertes sur une terrasse à balustrade gothique donnant sur les jardins, on voyait passer et repasser Mlles Jouffroy et madame de Montgomery dont le nez long et distingué émergeait de profil, hors de la cornette tuyautée. À leur air il était évident que l’affaire de Léopoldine bouleversait la maison.

Presque toutes les fois que Mlle Cloque venait voir sa nièce, il y avait à Marmoutier un événement qui absorbait les esprits. C’était une retraite, un sermon, la visite d’un évêque, la rougeole, une canonisation ou des nouvelles alarmantes de la santé du pape. Et, invariablement, il fallait consacrer cinq bonnes minutes pour le moins, à tirer la jeune fille de ce réseau d’anxiétés dont la portée dépassait rarement l’enceinte du couvent, mais qui s’exaltaient outre mesure dans l’imagination de ce petit monde clôturé.

La pauvre tante ne savait par quel bout aborder le sujet de ses propres tourments autrement intéressants pour Geneviève que les mésaventures de Léopoldine. Telle est la force du milieu, que cette grande jeune fille pour qui il était question d’un brillant mariage et qui avait manifesté de son inclination naturelle pour le bel officier de cavalerie, semblait, après avoir été replongée une semaine ou deux dans sa vie de couvent, avoir à briser comme une coquille pour ressaisir le souvenir du monde extérieur.

Et la détresse de Mlle Cloque s’augmentait à tort, de la crainte de détruire par un mot les jolies chimères qui donnaient tant de grâce ingénue à cette cervelle de dix-sept ans. Mlle Cloque s’imaginait que l’on tue d’un mot les chimères ! « Vais-je lui dire que ce mariage court grand risque d’être compromis ? » pensait-elle. « Vais-je lui donner à entendre que si ce mariage ne s’accomplit point, elle aura désormais à partager ma pauvreté que je lui ai à peu près dissimulée jusqu’ici en l’entretenant à grand’peine dans cette maison ? »

Elle lui prenait les mains, et, avant de lui parler encore, elle s’attardait à examiner si ses ongles étaient bien taillés ; si elle se soignait les dents qu’elle avait délicates comme un grand nombre de Tourangelles. Elle lui regarda les cheveux emprisonnés dans l’affreux filet :

— On va donc enfin pouvoir coiffer comme il faut cette petite tête-là ! soupira-t-elle.

C’était une transition aux choses de la vie mondaine. Elle chercha à lire dans les yeux de velours de la jeune fille, s’ils la suivaient sur ce terrain. Geneviève rougit tout à coup.

L’image du sous-lieutenant Marie-Joseph se présentait à son esprit à propos de cette question de coquetterie. La tante vit que les choses allaient plus vite encore qu’elle ne l’avait prévu, et, surprise par cette promptitude, elle donna de l’avant dans le sujet qu’elle se préparait depuis une heure à adoucir au moyen de mille détours :

— Nous serions donc bien fâchée, petite coquine, si notre lieutenant venait à nous manquer ?

Et elle lui chatouillait le menton, du bout du doigt.

Geneviève se contenta de rougir davantage.

Évidemment elle n’avait pas compris, elle avait tenu au contraire cette phrase pour une taquinerie heureuse. Le cœur de la pauvre vieille battait. Elle s’étonnait d’avoir osé tant dire d’un coup et de n’avoir pas semé la moindre inquiétude. Tout était à recommencer.

Madame de Montgomery opéra une diversion. Elle venait de prendre congé des demoiselles Jouffroy, et, en traversant un coin du salon, elle s’arrêta au groupe de Mlle Cloque et de sa nièce, ce qui était un honneur pour la meilleure de ses élèves et pour sa digne parente.

Après une allusion discrète aux récompenses que la fin de l’année scolaire réservait à Geneviève, elle toucha avec une prudence extrême à « l’état » qui allait succéder pour elle à celui de jeune fille. Elle dit qu’il était possible d’être une sainte au milieu du « siècle » comme à l’abri du cloître, malgré les embûches sans cesse croissantes du démon. De grands devoirs, d’ailleurs, s’imposaient actuellement aux femmes chrétiennes. Quant à celles qui avaient l’honneur de partager le sort des futurs héros de l’armée française…

Mlle Cloque ne put s’empêcher de l’interrompre, et lui lança à brûle-pourpoint la nouvelle du scandale de la Basilique. Madame de Montgomery l’écouta quelques instants avec condescendance, mais sans passion, et, ayant entendu plusieurs expressions acrimonieuses à l’endroit de « l’archevêque nageant dans les eaux du gouvernement », elle salua avant de s’être compromise et se retira.

— Oui, ma pauvre enfant, continua Mlle Cloque, c’est une affaire bien triste pour les consciences chrétiennes, et prions Dieu qu’elle ne soit pas pour nous la cause de grandes déconvenues… de grands malheurs…

Geneviève écoutait avec le demi sourire des âmes innocentes et tranquilles, rassurée quant au danger religieux de ces histoires, du moment que Madame de Montgomery n’avait pas paru y ajouter d’importance.

— Tu ne sais pas, ma chère enfant, que le père de monsieur Marie-Joseph s’est lancé dans le parti des adversaires de la Basilique ?…

Une nouvelle roseur colora les joues de Geneviève. Les partis ne la touchaient point, c’était bien clair ; mais le nom de Marie-Joseph la troublait dans des régions presque ignorées de sa conscience. Osait-elle seulement penser à lui, avec cette étrange servilité d’esprit des natures comme la sienne, foncièrement et scrupuleusement soumises aux méthodes spirituelles imposées, aux examens de conscience quotidiens, aux confessions très fréquentes ? Qui sait si un directeur ne lui avait pas interdit de reposer ses courts instants de rêverie sur cette figure fascinante ? Mais à son seul nom, son sang bougeait.

— Et si monsieur Marie-Joseph était du parti de son père et qu’il s’entendît avec son père pour compromettre le triomphe de l’Église ?

— Oh ! quant à ça, dit Geneviève, je saurai bien l’empêcher d’être si méchant !

— D’être aussi méchant que les autres, peut-être ; mais tu ne l’empêcherais pas d’être du parti de nos ennemis… Et toi, toi ? Qu’est-ce que tu ferais entre les deux camps ?

— Moi ?… Dame ! ma tante, il faudrait bien que je sois du parti de mon mari…

Mlle Cloque trembla. Elle fut atterrée de cette phrase innocente et instinctive à quoi aboutissaient quinze années de l’éducation la plus sévère et la plus intransigeante. « Il faudra bien que je sois du parti de mon mari. » Et c’était la meilleure élève du Sacré-Cœur de Marmoutier qui disait cette phrase de taille à faire remuer sur leurs fondements toutes les murailles du couvent ! Que serait-ce de la multitude des petites têtes de linottes élevées là autour de Geneviève qu’on leur a sans cesse proposée comme exemple ? Une fois la porte refermée sur la figure de Mme Cantalamessa, cela se disperserait à tous les vents, prendrait le premier chemin venu, se modèlerait au gré de maris rencontrés dans les bals ou dans les casinos et ayant puisé eux-mêmes leurs principes et leur direction de vie dans les casernes ou dans les cafés du quartier latin !

— Et, si, par hasard, — je dis par hasard, bien entendu, — si, par hasard, et sous le prétexte que la vieille tante n’est pas de son parti, ce jeune homme ne… voulait plus t’épouser ?…

Elle prenait des précautions, car elle croyait par ces mots d’utile prévoyance semer la terreur dans l’âme de la jeune fille.

Mais Geneviève la décontenança par un sourire étrange et charmant, le sourire que les peintres d’autrefois ont mis sur les lèvres des saintes femmes, et qu’on ne voit qu’aux figures chrétiennes, le sourire de la foi complète, absolue.

— Tu n’as pas peur que cela arrive ?

— Non, fit Geneviève.

— Non ! Mais pourquoi ? voyons, ma chère petite, il faut penser à tout : il faut tout prévoir, surtout le pire, hélas ! en ce bas monde. Eh bien sur quoi te fondes-tu pour avoir tant d’assurance ? songe donc, mon enfant, que ce jeune homme n’est même pas encore ton fiancé ; il n’a pas été autorisé à t’offrir une fleur ; vous n’avez rien échangé ?…

— Oh ! si ! s’écria Geneviève.

— Quoi donc, quoi donc ? Voyons ! Il t’a parlé ; il t’a dit quelque chose ?

— Oh ! oui.

Geneviève confuse jeta sa jolie tête sur l’épaule de sa tante, et ses yeux se mouillèrent sans qu’elle pût parler.

— Il t’a dit ?… il t’a dit ?… Allons, ma chère petite enfant, il t’a dit quoi ?… il t’a dit qu’il… t’aimait ?

Geneviève toute troublée fit signe que oui, puis elle releva la tête en regardant sa tante de ces yeux célestes qu’a la jeune fille qui atteint l’âge de l’amour en étant demeurée complètement pure.

La bonne tante en frissonna de la tête aux pieds. Les larmes lui montèrent à elle-même en face de tant de candeur et d’une foi si touchante. Elle eut froid à la pensée de ce qui arriverait si un cœur aussi honnête était trahi. Et comme elle était justement venue pour préparer l’enfant à cette perspective, elle se sentit accablée. Elle attira la jeune fille et l’embrassa.

Deux gamines de quatorze ans qui venaient de reconduire leurs parents jusqu’à la porte du salon, arrivaient en faisant de gros yeux et bavardant la main sur la bouche. Mlle Cloque qui berçait amoureusement son trésor entendit qu’il était question de Léopoldine. En approchant, l’une des petites péronnelles souffla tout bas :

— Chut !… c’est des choses qu’il ne faut pas dire devant Geneviève…

Au retour, les demoiselles Jouffroy furent amères. Habituellement, elles plaisantaient volontiers des mésaventures éprouvées par Léopoldine qui était rangée à Marmoutier dans la catégorie des élèves indisciplinées. La grandeur de la punition affectant les proportions d’un scandale, les avait profondément troublées aujourd’hui. L’une à côté de Mlle Cloque, dans la voiture découverte, et la cadette assise en face, sur le strapontin, elles faisaient de longues figures jaunes, parlaient peu, évitaient de se regarder l’une et l’autre ainsi que leur infortunée compagne de route, et baissaient les yeux sur les eaux sablonneuses de la Loire.

Mlle Cloque qui cherchait à épancher ses propres tristesses se heurta contre ses amies à de véritables brisants :

— Qu’est-ce que vous voulez, ma chère ? on ne peut pas non plus tout avoir. À votre place, je m’estimerais heureuse de voir ma nièce flattée, adulée, encensée de droite et de gauche. Jusqu’ici elle a eu toutes les récompenses ; elle va enlever tous les prix ; c’est une perfection. Peu s’en faut qu’on ne vous la mette dans une niche et qu’on ne lui adresse ses prières.

— Tout malheur a du bon, ajouta l’autre ; je ne vois pas pourquoi vous vous désolez tant à l’idée d’une anicroche à son mariage avec un militaire : elle ne me paraît pas si taillée pour mener la vie de garnison !

La pauvre Mlle Cloque se contentait de soupirer.

— Chacun ses peines, dit-elle. Et vous ? ajouta-t-elle sans penser que toute parole peut être interprétée dans le sens d’une allusion blessante, j’espère bien au moins que vous n’êtes pas inquiètes du sort de cette chère petite Léopoldine. Vous avez intercédé pour elle auprès de madame de Montgomery ?

— Ah ! ma bonne amie, dit l’aînée, je vous en prie, ne nous accablez pas ! C’est assez en vérité d’avoir subi là-bas toutes ces œillades obliques, comme si nous avions un parent au bagne…

Mlle Cloque ne se froissait point parce qu’elle ne concevait pas la méchanceté. Elle dit encore, quelques minutes après :

— J’espère bien qu’on ne va pas vous la priver de vacances…

— Certainement non ! Léopoldine sortira avec les autres : madame de Montgomery a déjà prévenu les parents qu’il fallait la marier tout de suite.


v

LA LIBRAIRIE PIGEONNEAU-EXELCIS


En sortant de la chapelle provisoire de Saint-Martin, si on tournait à droite par la rue du même nom, on passait presque immédiatement devant la librairie catholique Pigeonneau-Exelcis. C’était un magasin d’assez grande importance quoique une bonne moitié de la longue devanture fût composée d’une étroite langue léchant le mur même de la chapelle et tout juste suffisante pour l’étalage.

On pouvait se fournir chez Pigeonneau-Exelcis de tous les objets du culte, depuis les calices, ostensoirs, ciboires, jusqu’au modeste chapelet en bois taillé, à trente centimes. Cette maison offrait le plus grand choix d’ouvrages pieux, et même romanesques, ceux-ci triés, bien entendu, avec le plus minutieux scrupule. Les familles y trouvaient le grand avantage de pouvoir puiser les yeux fermés dans une bibliothèque cependant très variée. Il est malaisé de faire soi-même son choix sans courir le risque de tomber sur des insanités qui coûtent aussi cher que les meilleurs livres et que l’on hésite quelquefois à brûler.

Mme Pigeonneau était une femme si délicieuse que beaucoup fréquentaient sa maison pour le seul plaisir. Elle causait bien, et affectait de n’être pas commerçante pour deux sous. Cependant il était rare qu’on s’en allât de chez elle les mains vides : témoin le marquis d’Aubrebie, dont l’impiété était notoire, qui venait là chaque matin se régaler de sa vue, et qui amoncelait chez lui paroissiens, médailles et statuettes de tous les saints.

— C’est pour ma pauvre femme, disait-il ; il faut flatter ses innocentes manies.

Et ces dames qui le taquinaient fort sur son irréligion se faisaient un jeu de lui emplir les mains et les poches des mille articles du magasin Pigeonneau.

— On n’éprouvera jamais trop l’efficacité des images saintes ; leur présence chez vous, monsieur le marquis, vous vaudra une fin édifiante…

Une dame Chevillé, qui craignait toujours que l’on plaisantât des choses de la religion, lança, d’un ton pointu :

— On a vu des cas bien extraordinaires !…

— Connaissez-vous celui de monsieur Dupont, surnommé le saint homme de Tours ? répliquait le marquis en jouant une conviction qui mettait chacun mal à l’aise. Monsieur Dupont avait l’habitude de jeter des médailles de saint Benoît dans les fondations ou autour des édifices dont il voulait éloigner Satan. Lorsqu’il s’agit d’obtenir le consentement des propriétaires pour les travaux destinés à découvrir les fondations de l’ancienne Basilique, monsieur Dupont, fidèle à sa pieuse industrie, fut aperçu plusieurs fois, dit-on, priant dans les ténèbres et semant ses médailles dans les caves des maisons adjacentes aux ruines de l’antique église…

— Mais parfaitement ! monsieur, et le fait est si vrai qu’il est rapporté dans une brochure de monsieur le chanoine Beauséjour ; vous n’en nierez pas en tout cas les résultats ?…

— Certainement non, Madame, et j’aurai même l’avantage de vous fournir ces résultats au complet.

On s’attendait à une des méchancetés de langue habituelles au marquis.

— Ces maisons, dit-il, aussitôt délivrées de Satan, ouvrirent quasiment d’elles-mêmes leurs entrailles et présentèrent les débris sacrés qu’elles y recelaient. Elles furent achetées, au nombre de vingt-sept, par l’œuvre dite de Saint-Martin qui se constitua alors en vue de la reconstruction d’une basilique…

— Vous ne nous apprenez rien !

— Pardon ! peut-être ignorez-vous que, par acte passé devant Me Sautereau, notaire en cette ville, rue de la Scellerie, le 19 juillet 188…, à savoir samedi dernier, le Sequestre de la mense archiépiscopale a revendu les vingt-sept maisons à la Société anonyme immobilière de Touraine, moyennant…

Il n’y eut qu’un bond. Toutes les personnes présentes ce lundi matin chez Pigeonneau-Exelcis se pressèrent autour du marquis d’Aubrebie, les unes avec des gestes de doute, d’autres de dénégation, d’autres de colère aveugle.

Ce qu’il annonçait n’avait cependant rien de surprenant, après le manifeste du sermon de l’abbé Janvier. Mais quelque averti que l’on soit des calamités, le cœur ne perd un secret espoir qu’en présence du fait accompli.

Mme Pigeonneau était debout derrière une des tables de vente qui faisaient le tour de la pièce carrée et où étaient étalées de superbes Imitations de Jésus-Christ en maroquin, couchées chacune en son écrin de soie blanche. La jeune femme appuyée sur les deux bras droit tendus, présentait en agréable saillie les formes pleines de sa poitrine serrée dans un jersey bleu marine. Elle dirigea ses yeux noirs sur le vieillard qui semblait s’être fait un malin plaisir à annoncer cette catastrophe :

— Monsieur le marquis, dit-elle, en s’oubliant à relever un peu trop sa lèvre ombrée sur la rangée inégale des dents qui étaient sa partie faible, vous êtes, ce matin, un oiseau de bien mauvais augure…

Toutes ces dames la remercièrent d’un signe de tête, parce qu’elle embrassait leur chagrin commun.

— Le sort de mon magasin, reprit Mme Pigeonneau, est lié à celui de la chapelle. Si l’on nous met à la porte d’ici, où me conseillez-vous de le porter ? On ne peut cependant pas vendre des objets de dévotion dans la rue Royale…

— En quelque endroit que vous fixiez votre saint commerce, ma bonne petite, nous vous suivrons : n’en doutez pas !

— Vous pourriez vendre autre chose, opina le marquis.

On lui tourna le dos. On l’invectiva On s’emporta. On commenta la nouvelle avec chaleur et indignation.

Peu à peu l’entretien retomba aux petits sujets des préoccupations habituelles :

— Dans un temps comme le nôtre il faut plus que jamais aider les personnes bien pensantes.

— Vous avez joliment raison, madame, et tenez, je me permets, pour ma part, de vous recommander l’épicier Duvignaud, rue du Commerce : il a une petite femme très comme il faut, et il vote bien…

— À propos, savez-vous que Rocher, le directeur des Grands Magasins de blanc, est franc-maçon ?

— Allons donc !…

— Il assistait samedi au banquet du Conseil municipal !

— Grand Dieu ! C’est à ne plus savoir où prendre ses fournisseurs. Mais comment avez-vous appris cela ? moi, j’y vais tous les jours dans cette maison de blanc !…

— Je l’ai appris d’une source autorisée : c’est Mlle Cloque dont le propriétaire, comme vous savez…

— Ah ? Eh bien, tenez, vous ne me ferez jamais comprendre comment une aussi sainte fille persiste à demeurer dans un pareil bourbier. Figurez-vous que cet énergumène se promène dans son jardin, depuis les chaleurs, en gilet de flanelle, les bras nus !…

— Le fait est que ce n’est pas un spectacle pour une petite pensionnaire qui sort du couvent, car Mlle Cloque va avoir sa nièce ces jours-ci…

— Et l’on dit même qu’elle l’aura longtemps…

— Çà, c’est méchant. Qu’est-ce qui vous prouve que le mariage…

— Le mariage ! mais vous ne savez donc pas ce qui se passe ?

— En effet, est-ce que le jeune homme ne se bat pas en duel avec un journaliste ?

— Il s’agit bien de cela ! L’affaire est arrangée ; il y a eu des explications… Il y en avait besoin, d’ailleurs… Si tant est que l’on puisse s’expliquer dans un cas aussi…

— Que voulez-vous dire ?

— Comment ! Mais vous n’avez donc pas lu l’article de samedi soir ?

— Si.

— Eh bien, la fin… la fin de l’article !… Ah ! si vous n’avez pas compris, tant pis pour vous ! Ce n’est pas moi qui vous mettrai le doigt dessus, ce serait de la médisance.

— … Que le comte de Grenaille aurait des intérêts dans les affaires de Saint-Martin ?

— Ce n’est pas moi qui vous le fais dire !…

— Je me suis laissé conter qu’il vit un peu aux crochets des bons juifs qui ont épousé son fils aîné…

— Chut ! Voici Mlle Cloque.

Mlle Cloque arrivait cahin-caha, flanquée de M. Houblon, l’organiste. Deux fois grand comme la vieille fille qu’il accompagnait, il la contraignait par le feu de sa parole à relever tout en l’air sa figure défaite par les récentes émotions. Il était sanglé dans une redingote de drap noir, malgré la chaleur, tandis qu’un léger chapeau de feutre mou se retroussait sur son front ruisselant ; il faisait des gestes désespérés, et courbait et relevait tour à tour son échine, comme s’il eût éprouvé par instants la chute du ciel sur ses épaules, et se fût redressé successivement par l’effort d’une résistance héroïque.

Mlle Cloque l’affectionnait et elle disait de lui qu’il avait l’âme la mieux trempée pour la lutte. Elle lui avait inspiré le culte de Chateaubriand ; il avait lu une partie de ses œuvres et tirait de cette noble admiration des avantages dans le monde.

L’entrée des deux amis au magasin Pigeonneau ranima les conversations. Ils apportaient avec eux la force communicative de leur indignation raffermie par la nouvelle de la vente des maisons, qu’ils venaient de puiser toute fraîche au guichet du frère Gédéon.

— Alors, dit Mme Pigeonneau-Exelcis, il ne me reste plus qu’à fermer boutique !…

— Madame, dit M. Houblon, je ne jurerais pas qu’avant huit jours on ne vous signifiât congé : la maison que vous occupez — pour le bien de la religion et pour notre agrément à tous, — cette maison, dis-je, est au nombre des quatre immeubles, — que le ciel m’entende ! je dis bien : des quatre immeubles — sur vingt-sept !… qu’ait conservés la mense !… C’est sur ce sol que s’élèvera la misérable masure, la bicoque, le chalet !… que les temps modernes — oh ! bien modernes ! — se proposent d’élever à la gloire de saint Martin !

Le mot de chalet, véritable trouvaille, fut saisi, relancé ; il revint, bondit à nouveau ; chacun le voulut prononcer à son tour. On l’unit à l’épithète jaillie la veille de la colère de Mlle Cloque, et l’église future fut dès lors stigmatisée du nom de Chalet républicain.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria Mme Pigeonneau, mais, où irons-nous ?

— Rassurez-vous, Madame, fit M. Houblon avec fermeté, il passera encore d’ici là de l’eau sous les ponts, et le parti des honnêtes gens n’a pas dit son dernier mot !…

— Que comptez-vous donc faire ? demanda M. d’Aubrebie.

— D’abord nous organiser…

— Oh ! oh ! mais, cela sent la guerre civile ?

— Pourquoi pas ? fit M. Houblon en se redressant de toute sa taille.

On admira beaucoup sa décision et sa hardiesse. Mlle Cloque, assise sur une chaise qu’on s’était empressé de lui offrir, applaudit en criant :

— Bravo ! cher monsieur, bravo !

Ce « pourquoi pas ? » était encore un mot qui resterait.

— Cependant… allait répliquer M. d’Aubrebie.

Mais on lui ferma la bouche de dix côtés à la fois. D’abord il n’était qu’un parpaillot, il n’avait pas voix au chapitre. Pouvait-on nier qu’il y eût des guerres saintes ? On cita les Croisades. Le mot de « Dieu des armées » fut prononcé.

Le marquis était tout petit vis-à-vis de M. Houblon. Il avait la figure rasée, mobile, expressive ; il faisait peu de gestes, parlait sans passion et n’élevait presque pas la voix. Il semblait que son adversaire, pareil à un don Quichotte et qui ne remuait pas un membre sans avoir l’air d’agiter des ailes de moulin à vent, l’assommât.

— Permettez ! insista M. d’Aubrebie : c’est entre chrétiens que vous rêvez de vous exterminer, et mon modeste rôle ne saurait consister qu’à marquer les points. Puis-je, en simple curieux, vous interroger sur les forces respectives des deux camps ?

— Peu importe ! dit M. Houblon ; nous combattons pour la justice : Dieu et saint Martin sont avec nous !…

— Seront-ils contre l’archevêque ?

Le débat allait s’échauffant et pouvait donner de l’inquiétude lorsqu’entrèrent Mlles Jouffroy qui s’étaient attardées à converser avec le Frère bleu. Les premiers mots qu’elles prononcèrent causèrent un si grand étonnement que le ton de la discussion devenue générale baissa d’un coup.

Elles apportaient un air résigné qui contrastait singulièrement avec leur attitude provocante de la veille.

— Après tout… dirent-elles, et sur le ton particulier qui promet toutes les concessions.

— Comment ! « après tout » ? leur fut-il vertement répliqué. Il n’y a pas d’« après tout ! » C’est tout l’un ou tout l’autre, n’est-il pas vrai, Mesdames ? C’est l’Église digne de Dieu et du saint Thaumaturge, ou c’est la maçonnerie des conseillers municipaux. Est-ce que ces demoiselles nous apporteraient un projet intermédiaire ?

Ce disant, M. Houblon ploya sa taille flexible en une sorte de point d’interrogation dont l’impertinence provoqua un mouvement approbatif.

Ces demoiselles se retranchèrent aussitôt derrière leurs autorités :

— Le Frère Gédéon, dirent-elles, vient de nous parler d’une façon, ma foi, fort sage…

— Le Frère Gédéon ? interrompit Mlle Cloque, mais, mes bonnes amies, nous venons de le quitter, monsieur Houblon et moi ; est-ce qu’il serait plus sage qu’il y a un quart d’heure ?

— Toujours est-il, ma chère amie, que nous n’avons point entendu jusqu’ici de paroles si sensées, si mesurées, n’est ce pas, Hortense ?

— Ah ! çà, mais de quoi se mêle-t-il, le Frère Gédéon ? Il ne nous a jamais donné son avis sur ces histoires !

— Le Frère Gédéon, insinua finement M. d’Aubrebie, est un garçon d’une excessive prudence : il trie son grain et le sème selon la convenance des terrains…

— Que voulez-vous dire ? fit l’une des demoiselles Jouffroy ?

— Rien du tout, Mademoiselle, continuez donc votre récit.

— Le Frère Gédéon nous disait tout simplement que c’était sur l’avis formel du Pape, que monseigneur l’Archevêque avait penché vers l’adoption du projet…

On s’exclama de nouveau. L’avis formel du Pape ? Ah ! par exemple ! on ne s’attendait pas à celle-là ! L’avis formel du pape ! Mais qu’est-ce qu’il en savait, le Frère Gédéon ? Est-ce que c’était à lui que Mgr Fripière était venu raconter ses entretiens avec Sa Sainteté ? Ne dirait-on pas en vérité que le Frère Gédéon est à tu et à toi avec l’Archevêque ; n’allait-on pas aussi bientôt apprendre qu’il mangeait à sa table ? …

— S’il ne mange pas à sa table, opina Mme Chevillé, tenez compte qu’il est du dernier bien avec des personnes qui ne se font pas faute d’y manger…

Tout le monde comprit l’allusion au comte de Grenaille-Montcontour. Le déjeuner de la veille à l’archevêché, le départ en landau avec l’abbé Janvier avaient fait assez de bruit. Par égard pour Mlle Cloque, on ne la releva point, mais la pauvre fille sentit le poids de ce silence intentionnel, et reçut une première fois, d’une manière positive, la sensation du grand malheur qui la frappait, elle et sa nièce. On comprenait qu’il ne fallait plus prononcer devant elle le nom du comte de Grenaille.

Mais, M. Houblon, fouetté par le sentiment du danger s’exalta, pérora, pesta, invoqua tous les saints du paradis, électrisa son auditoire, l’étourdit, le tint comme fasciné sous l’éclat de son éloquence. Ah ! il avait de quoi foudroyer le Frère Gédéon ; il eût retourné bout pour bout, l’avis du Pape ! Tout au moins durant le temps qu’il parlait, Mlles Jouffroy recouvrèrent leur première opinion. Il était magnifique. On eût dit qu’il tenait les grandes orgues. Il fit tant de bruit que le libraire Pigeonneau ouvrit la petite porte de son atelier de reliure et parut, en longue blouse blanche, l’air effrayé derrière ses lunettes de travailleur modeste.

Pigeonneau était un homme timide et calme qui se montrait rarement et passait pour un niais à côté du brillant de sa femme. Cette apparition et cette figure effarée donnèrent à comprendre à quel point l’air était ébranlé ; ce fut comme le signe tangible de la période de troubles qui s’ouvrait.

Assurément il n’y avait là que le marquis d’Aubrebie qui ne tremblât point. Il dit, sur un ton plaisant qui fit l’effet d’un jet d’eau froide sur toutes les cervelles flambantes :

— Eh bien ! monsieur Pigeonneau, vous voilà encore là au lieu de préparer vos paquets : il paraît qu’on vous fait déménager !…

— Déménager ? dit Pigeonneau, complétement ahuri.

— Ces messieurs prétendent, lui dit sa femme, que l’on va commencer les travaux de Saint-Martin.

— Ah ! fit Pigeonneau.

On crut qu’il allait ajouter une réflexion appropriée au sujet, mais il dit simplement, en homme qui n’a pas de temps à perdre, et du côté de sa femme :

— Dis donc, ma bonne, as-tu prévenu monsieur le proviseur que ses volumes seront prêts pour les quatre heures ?

— Oui, oui, dit Mme Pigeonneau qui se hâta de baisser la tête en inscrivant des chiffres sur une facture.

Mais quelques fines mouches s’étaient aperçu qu’elle avait rougi légèrement à cause de l’impair que venait de commettre son mari en risquant une allusion à l’établissement de l’État.

— Comment ! dit une dame pincée qui venait d’entrer. Vous fournissez le Lycée, à présent ?

Cette phrase amère était prononcée par Mme Bézu, personne importante et qui avait été candidate à la présidence de l’Ouvroir en même temps que Mlle Cloque. On la soupçonnait de jalousie.

— Oh ! se hâta de répondre Mme Pigeonneau, sans redresser encore la tête, ce n’est rien : de simples impressions en or sur volumes de prix ; vous savez : deux petites branches de laurier et en dessous : « Offert par le conseil général. » Il n’y a que mon mari qui fasse ici ce genre de travail, vous comprenez, on ne peut pas refuser…

Et, comme ce petit incident était suivi d’un silence, Mme Pigeonneau ajouta ingénument :

— Encore, pour les branches de laurier, leur avons-nous mis celles qui nous servent pour les Révérends Pères Jésuites…

Mme Pigeonneau ! s’écria le marquis, après cette réflexion charmante, vous êtes adorable et Pigeonneau est le plus heureux des hommes.

Cela fit rougir encore Mme Pigeonneau toute courbée sur le pupitre de la caisse, au point qu’on ne voyait d’elle que ses beaux cheveux, le bout de son nez, et sa gorge bien serrée qui caressait les feuilles commerciales. Mais le libraire n’entendant point les allusions spirituelles, rentra à la reliure sans faire attention à ce que l’on disait, et rassuré quant à lui, du moment qu’on ne se battait pas.

— Prenez garde, ma belle petite, reprit Mme Bézu, c’est par des inconséquences de cette sorte que l’on perd sa maison. On ne peut pas servir à la fois Dieu et le diable, fût-on aidée dans cette besogne par tous les beaux esprits de la ville.

Le marquis répondit d’un sourire gracieux à l’inclinaison de tête qui avait accompagné ce trait à son adresse.

— Les affaires sont les affaires, hasarda quelqu’un.

— Hélas ! Madame, on ne le voit que trop ! dit Mme Bézu dont les yeux brillaient comme si elle avait une révélation à produire. Et il y a mieux à dire : c’est que tout devient affaires par le temps qui court… Voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée ? eh bien, jusqu’à preuve du contraire, je ne serais pas éloignée de croire que ce sont des hommes d’affaires qui mènent en ce moment-ci la barque de Saint-Martin…

— Oh !

— Il y a trop d’argent à remuer pour que quelque bon financier ne se soit pas trouvé là et n’ait pas imposé adroitement sa volonté.

Ces paroles firent naître un nouvel embarras chez les personnes qui voulaient éviter que l’on parlât de cette question en présence de Mlle Cloque. Quelques-unes, gênées, se retirèrent ; les autres souhaitaient que M. Houblon reprît la parole : au moins celui-ci n’était pas compromettant ; on sentait qu’il disait toujours des choses excellentes, quoiqu’on ne se souvînt jamais de ce qu’il avait dit.

M. Houblon était soufflant encore, non pas épuisé toutefois, et visiblement prêt à recommencer au moindre signe, tant sa bonne volonté était grande.

Mlle Cloque lui évita cette peine. L’âme de la malheureuse souffrait toutes les angoisses. Elle comprenait les réticences généreuses de ses amis, sans en pressentir encore complétement le sens. Elle résolut, en rassemblant son courage, d’aborder carrément la question. Ses membres tremblaient ; il lui semblait qu’elle tînt sur les genoux sa chère petite Geneviève et qu’elle l’étouffât comme un pauvre pigeon. Elle la revoyait, hier encore, la tête sur son épaule, lui faisant son joli aveu d’amour et de confiance en le jeune homme dont elle allait elle-même placer le père sur le banc des accusés.

Elle avait fait signe qu’elle voulait parler, ce qui avait rendu attentif autour d’elle, car elle était ordinairement comme un oracle pour toutes ces dames ; et l’émotion lui coupait la voix. Enfin, elle dit :

— Il faut savoir tout sacrifier quand les grands intérêts de la religion sont en jeu. Je ne voudrais pas que l’on s’interdît de rechercher la lumière qui peut être très cruelle pour nous, mais qui peut aussi innocenter ceux qui souffrent de nos soupçons…

Cinq ou six dames, qui parurent lancées par un ressort, sautèrent confusément dans la brèche qu’ouvrait Mlle Cloque :

— Ma bonne amie, croyez qu’il est aussi douloureux pour notre cœur que pour le vôtre de nous voir contraintes à juger sévèrement la conduite de personnes…

— Ah ! ça, s’écria M. Houblon, qu’est-ce que c’est que tout cela ? De qui voulez-vous donc parler ?

— Comment ! objecta quelqu’un, vous ne savez rien ? D’où sortez-vous ?

Immédiatement les demoiselles Jouffroy se ressaisirent :

— Vous nous parlez depuis une heure ; vous nous dites des choses !… On ne sait plus où en donner de la tête, et au fond vous n’êtes pas du tout informé !…

— J’avoue… balbutia M. Houblon, que ce mystère…

— Allons ! taisez-vous donc ! dit vivement Mlle Jouffroy, la cadette, ce n’est pas la peine de faire des embarras quand on en est à l’A. B. C. Si vous voulez nous permettre de prendre l’histoire ab ovo, nous ne serons pas en peine de vous prouver avec le Frère Gédéon…

— Pardon ! mademoiselle, dit Mme Bézu qui avait allumé la mèche et qui tenait absolument à mettre le feu aux poudres, si bien informées que vous soyez par le Frère Gédéon, je doute que ce soit l’ancien protégé de la famille Niort-Caen qui ait pris soin de vous éclairer sur la seule question qui nous intéresse en ce moment : à savoir, s’il y a quelqu’un qui ait été en mesure de mener en sous ordre l’affaire de la construction de Saint-Martin ; et, au cas où quelqu’un aurait été en mesure de le faire, qui est le personnage. Or, nous nous trouvons aujourd’hui en présence de deux faits : primo : la vente des maisons dites de l’œuvre de Saint-Martin à une société financière ; secundo : la présence, non officielle, bien entendu, mais effective et constatée à la tête de ladite société d’une personne dont j’ai déjà prononcé le nom…

M. Niort-Caen ! acheva elle-même Mlle Cloque.

Et elle fit un suprême effort pour supporter cette terrible nouvelle qui dépassait ses appréhensions.

— Vous l’avez dit, ma chère, fit l’ancienne candidate à l’Ouvroir, en se rengorgeant.

— Comment ! fit-on de tous côtés, c’est Niort-Caen qui est à la tête de la Société ?

— Ce M. Niort-Caen n’est-il pas israélite ? demanda M. Houblon.

— Ça se sent assez ! fit Mme Bézu. Il est vrai, ajouta-t-elle, pour ceux qui pouvaient avoir oublié son union intime avec les Grenaille-Montcontour, il est vrai qu’il a marié sa fille dans une maison si catholique !…

— Mais, observa Mlle Cloque qui n’avait pas perdu la tête, qu’est-ce que cela prouve ? Il fallait bien vendre ces maisons à une société quelconque, si l’on était résolu à ne pas en user, et la présence de M. Niort-Caen dans cette société ne signifie pas…

— Comment ! ne signifie pas ! Mais c’est un juif, ma chère amie, faut-il vous répéter que c’est un juif ?… Tout le monde sait qu’il est fort riche, riche à entretenir plusieurs familles — (ceci était d’une perfidie atroce,) — et l’on connaît l’influence dont il dispose. Et vous voudriez nous faire croire qu’il n’a pas usé de son ascendant pour faire échouer un grand projet religieux ?…

— Son ascendant ! son ascendant sur le monde des libres-penseurs, je vous le concède ; mais il s’agissait là d’un projet intéressant surtout les autorités ecclésiastiques…

— Et c’est vous, ma chère amie — vous qui avez mis hier en voiture M. le comte de Grenaille-Montcontour avec M. le Vicaire général — qui allez nous dire que M. Niort-Caen n’a pas dans son entourage de quoi peser sur les autorités ecclésiastiques ? Ah ! non, je ne reconnais plus vos lumières !… Perdrions-nous nos facultés, ma bonne ? Serions-nous décidément nous aussi en décadence ? Qui ne sait deviner ne sait point gouverner !…

Mme Bézu se vengeait en torturant sa concurrente à la présidence de l’Ouvroir dans le présent, et en essayant de la compromettre dans l’avenir.

Mlle Cloque avait trop de chagrin pour comprendre autre chose que la gravité de la nouvelle.


vi

LA PELET


— Mademoiselle, il y a encore Loupaing qui regarde par ici !… je vois son œil sur la fenêtre.

— Eh bien ! ma pauvre Mariette, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Fermez-la, votre fenêtre !

Mlle Cloque se souleva dans son fauteuil en abaissant ses lunettes, et elle risqua un regard à travers le rideau de vitrage du côté de la maison du propriétaire. Elle aperçut en effet le plombier borgne dont l’œil incertain semblait sans cesse fixé sur elle.

Loupaing ne sortait plus, depuis sa candidature, afin qu’on ne l’accusât pas de courir les mauvais lieux et de rouler sous les tables des débits de vin. Il avait remplacé sa mère à la fenêtre et ne quittait son poste d’observation que pour faire à sa femme des scènes qui mettaient la maison et le voisinage sens dessus dessous.

Mlle Cloque rentrait de la messe du matin, et, après une de ces affreuses discussions chez le libraire qui s’accentuaient de jour en jour, elle avait justement appris, de sa marchande de fruits, en traversant les halles, que Loupaing ne cachait pas sa joie des ennuis de sa locataire. Il s’était vanté qu’aussitôt membre du conseil municipal il ferait gratter ou effacer toutes les croix qui offusquaient dans la rue l’œil du libre penseur, et interdire l’usage des cloches. En parlant de la vieille fille à qui il avait voué une haine de brute, il avait dit : « Je vas me payer quelque chose de rupin, ça sera de la voir crever de dépit sous mes yeux. » « Sous mes yeux ! répétait la marchande de la halle, c’est qu’il ne sait seulement pas compter, car il n’en a qu’un, le vilain monstre !… » Le bon mot avait couru tout le long de l’étal des fruits. Mlle Cloque était seule à ne l’avoir pas trouvé drôle.

— Allons, Mariette, dépêchez-vous de finir la chambre, c’est le jour de vos pauvres ; ils vont arriver avant le déjeuner.

— J’y vais, mademoiselle, j’y vais. Mais vous ne m’enlèverez pas de la caboche que c’est cette canaille-là qui vous jette un mauvais sort avec son œil… Lui et puis votre marquis, mademoiselle en pensera ce qu’elle voudra, mais en voilà assez pour nous faire damner, le temps de notre éternité.

— Mariette, vous n’avez pas assez de confiance dans le bon Dieu ; il est plus fort que tous les méchants.

Les journaux de la semaine étaient en pile devant elle sur une commode contenant des papiers, des souvenirs, les reliques sentimentales de sa vie. Au mur, des photographies, des daguerréotypes, des images pieuses, une lithographie de Chateaubriand, un portrait du comte de Chambord.

Malgré elle, elle reprit un journal de ces derniers jours, avec cet acharnement que l’on a à relire vingt fois un paragraphe contenant la preuve rigoureuse d’une vérité qui vous anéantit.

La semaine n’avait été qu’un orage aux formidables éclats. Les journaux s’injuriaient ; les journalistes se battaient à coups de plume et à coups d’épée. Tous les républicains soutenaient le projet de la petite église, et les conservateurs étaient divisés : la Semaine Religieuse ayant pris le parti de l’Archevêché ainsi qu’un journal bonapartiste qui avait osé imprimer, sous l’image du petit chapeau de Napoléon, que les monuments grandioses étaient antipopulaires. Le Journal du département, avec quelques feuilles de choux sans importance, avait assumé tout le poids de l’opposition aux pouvoirs civils et religieux.

En quelque endroit que l’on allât, on n’osait plus lever les yeux à cause du sentiment pénible qu’il y a à rencontrer dans un ami de la veille un adversaire armé jusqu’aux dents. Il n’était plus question que de la Basilique ou du Chalet républicain.

Mlle Cloque comptait déjà plus de dix familles qui ne la voyaient plus. Du côté des fournisseurs, elle avait elle-même brisé non seulement avec le grand magasin de blanc du franc-maçon Rocher, mais avec son charcutier et son marchand de comestibles qui avaient commis l’imprudence d’avouer leur sympathie au projet de l’église moyenne. Par contre, la petite épicerie Duvignaud située fort loin et affichant les principes les plus ultramontains, était en train de s’attirer la clientèle de tous les partisans de la Basilique.

Mlle Cloque avait retourné son fauteuil pour ne pas voir Loupaing. Elle s’agitait, réfléchissait, implorait Dieu. Ses lunettes étaient relevées sur son front ; ses deux mains étaient jointes, les doigts croisés, sauf les deux index tout droit tendus, appliqués en forme de compas, et dont elle se fourrageait les lèvres en gardant des yeux fixes.

— Eh bien ! criait Mariette dans l’escalier, faudra donc que je vous appelle aujourd’hui pour déjeuner ?

— J’y vais, ma fille, j’y vais. Est-ce que vos pauvres sont venus ?

— Il n’y a que la Pelet qui est encore en retard, je lui ai pourtant dit, la dernière fois. « Mademoiselle Pelet, si vous ne venez pas en même temps que les autres il n’y aura plus rien pour vous… »

Mlle Cloque n’était pas à table depuis cinq minutes, que la cuisine retentissait des gémissements ordinaires à la Pelet. Si on n’eût été au courant de ses manières, on eût juré que la malheureuse venait de se faire écraser.

— Mariette ! dit mademoiselle Cloque, après avoir frappé sur son verre pour bien montrer qu’elle était à table, donnez-lui tout de suite, et qu’elle s’en aille ; a-t-on idée de crier comme cela ! Et puis, je ne veux pas qu’elle entre sans sonner. Avez vous remarqué que depuis qu’elle ne vient plus avec les autres, elle arrive par la rue de l’Arsenal ? Elle sait pourtant bien que je n’aime pas qu’on passe par chez Loupaing…

— Mademoiselle, c’est qu’elle dit qu’elle ne peut plus manger, rapport à ses entrailles…

— Ses entrailles ?… Eh bien ! donnez-lui de quoi acheter quelque chose pour se soigner.

— Ah ! pardi, Mademoiselle, si vous voulez vous en débarrasser, vous ferez aussi bien de venir vous-même, parce que, telle qu’elle est aujourd’hui, moi, je n’en viendrai pas à bout…

— Allons ! qu’est-ce que c’est encore que cela ?

Mlle Cloque se leva et entre-bâilla la porte de la cuisine ; elle tendit une pièce de monnaie :

— Tenez mademoiselle Pelet, prenez donc cela, et laissez-nous, parce que nous n’avons pas le temps de causer aujourd’hui.

La pauvresse était installée sur une chaise ; elle se leva en poussant des plaintes déchirantes :

— Eh ! là, là, mon Dieu ! là, là, mon Dieu ! que la bonne Sainte Vierge vous protège ! Faut-il ! faut-il ! mon bon Jésus, endurer tant de mal sur la terre !

— Où est-ce donc que ça vous fait mal ?

— Eh ! là, là ! pardi, je n’en sais quasiment rien : on est si malheureux !

— Vous ne pouvez donc pas venir avec les autres ? Je vous préviens que c’est la dernière fois que je vous reçois à part…

— Heu ! heu ! faut-il ! faut-il ! J’ai encore eu bien du mal à arriver, rapport à mon garçon que j’ai été voir là-bas, là-bas, à Saint-Avertin, où ils l’ont mis, le pauvre chérubin…

— « Où ils l’ont mis ?… le pauvre chérubin ? » Mais, est-ce qu’il n’est pas content de la place qu’on lui a obtenue dans les tramways ? Vous devriez pourtant vous estimer heureuse, mademoiselle Pelet ; vous savez combien j’ai eu à batailler avec ces dames de l’Ouvroir qui ne s’occupent pas ordinairement des filles-mères, et qui n’aiment pas beaucoup solliciter quelque chose des autorités ?

— Eh ! là, sans doute que ce n’est pas une mauvaise place ; mais tout n’est pas rose, non, tout n’est pas rose, surtout quand on a femme et enfant.

— Oui, enfin, je vois que ça ne va pas si mal. Pour ce qui est du petit, est-ce qu’on n’a pas fait remettre pour lui tout un paquet avec des effets ?

— Si bien, mademoiselle, tout un trousseau quasiment : des affaires si belles, pardi, qu’on n’ose seulement point les mettre… Heu là, là ! Mon bon Dieu de misère, est-il possible aussi d’être si vieille quand on n’a que ses bras et ses jambes ?… Car pour le reste, autant ne point en parler. Voyez-vous, mademoiselle, c’est les entrailles qui ont toujours été chétives… Le pain, c’est comme si je le jetais dans le ruisseau et que j’irais le voir passer à l’autre bout de la rue ; mademoiselle, sauf votre respect, c’est l’image exacte.

— Mariette, avez-vous encore un peu de bouillon ? Faites-le lui donc chauffer.

La vieille poussa des gémissements inarticulés en hochant la tête.

— Eh bien quoi ? Ça ne vous va pas, le bouillon ?

— Heu ! heu ! Si fait, mademoiselle, si fait : c’est ces messieurs qui racontent aujour-d’aujourd’hui, que le bouillon c’est comme qui dirait de l’eau à la rivière. Ce qu’il me faudrait, c’est du chocolat, je le sais bien ; mais il y a Mame Loupaing, la mère, qui m’a arrêtée par le bras tout à l’heure histoire de me dire que tout ce que j’aurais à lui demander, fallait pas me gêner, parce que son fils va être dans les honneurs. C’est joli à son âge, et vu qu’il n’est qu’un simple travailleur. Elle m’en a donné deux petites tablettes ; je ne mourrai toujours pas de faim d’ici après-demain ; car pour ce que j’en mange, c’est pas une souris qui s’en contenterait… Il y a encore du bon monde…

— Ah ! vous allez chez Loupaing, à présent ? Est-ce que vous lui parlez aussi du bon Dieu et de la Sainte Vierge ?

— Eh ! là ! ma pauvre demoiselle, on va chez l’un comme chez l’autre. C’est-il pas le plus généreux que le bon Dieu bénit, sans se préoccuper s’il pense noir ou bien blanc ? Voilà qu’ils disent à cette heure qu’on ne peut pas avoir la puissance en même temps qu’on est dans la dévotion ; eh bien ! faut-il pas qu’il y en ait qui soient au pouvoir ? Eh ! là, pardi, que ça soit ceux-ci, que ça soit ceux-là…

— Dites-donc ! mademoiselle Pelet, est-ce que c’est pour venir me parler ce langage-là qu’on vous a donné du chocolat chez Loupaing ? Je vous préviens une fois pour toutes que cela ne me plaît pas et que si cela se renouvelle, je vous prierai de passer devant ma porte sans vous arrêter.

— Heu ! heu ! je vous aurais-t-il fâchée, mademoiselle, qui êtes bonne comme le bon Dieu en personne ? Eh ! là, là, j’ai-t-il du malheur ! On dit, on dit comme ça sans penser à mal ; nous autres on n’est pas bien habiles ; et puis il y en a qui prennent de travers ce qu’on a dit !… Si ça vous chagrine que j’aille chez Mame Loupaing, ma chère demoiselle, je n’irai plus ; je n’irai plus, j’en lève la main ! Plutôt que de vous chagriner, je le dis bien, j’aimerais mieux me laisser mourir sur mes deux malheureuses tablettes de chocolat sans seulement y toucher de la dent. Je me remettrai au pain, faudra bien : je m’y remettrai !… Tenez ! il y a plus fort encore, j’aimerais mieux que mon fils perde sa place sous prétexte que je me fais entretenir par les bigotes, comme ils disent, ou bien que je m’entends avec vous pour construire la Basilique !

Mademoiselle Cloque l’arrêta :

— Qu’est-ce que vous dites là ? qu’est-ce que vous dites là ? Que votre fils perde sa place ? les bigotes, la Basilique ? Ah ! ça, est-ce que j’entends bien ? Dieu me pardonne, c’est à ne pas en croire ses oreilles ! Qui est-ce qui lui a procuré sa place à votre fils, après l’avoir tiré de la misère avec sa femme et son enfant, après l’avoir nourri trois mois, habillé, logé ? Est-ce que ce ne sont pas ces dames de l’Ouvroir ? C’est à elles, entendez-vous bien, à ces bigotes, comme vous les appelez, que la compagnie des tramways a accordé la faveur de prendre votre fils…

— Je le sais bien, ma chère demoiselle ; je le sais bien, mais voilà qu’ils disent à cette heure que c’est la Ville qui va reprendre les tramways, enfin des affaires où je ne comprends goutte, vous pensez bien !… et dame, la Ville, ça ne plaisante pas, et tous ceux qui ne sont pas de leur bord, à ce qu’il paraît, va-t-en voir s’ils viennent !

Mlle Cloque joignit les mains et leva les yeux au ciel. Elle était abasourdie par l’explication de la conduite que tenait depuis quelque temps la Pelet.

— Je comprends, dit-elle, je comprends pourquoi vous vous cachez pour venir chez moi, pourquoi vous avez dit sans doute aux pauvres qui venaient avec vous que vous ne receviez plus la charité dans ma maison ! Vous vous fournissez à la maison d’en face ! Vous passez par chez Loupaing qui tâche de vous accaparer pour faire de vous sa créature. Il vous gâte ; il vous sucre votre pain ; il vous nourrit au chocolat pour que vous alliez chanter ses louanges ! Bon, bon, à votre aise ma fille ! Vous avez l’âge de vous conduire n’est-ce pas ? Eh bien ! que je ne vous gêne pas plus longtemps ! Puisque vous me trouvez compromettante, épargnez-vous donc désormais de respirer l’air de chez moi ! Je lui souhaite beaucoup d’avancement à votre fils ; s’il manœuvre aussi habilement que vous, il ira loin. Faites lui flatter les autorités ! Grand bien lui fasse ! Quant à moi, mademoiselle Pelet, retenez bien ceci : je n’aime ni les hypocrites, ni les ennemis de la religion, quels qu’ils soient. Puisque vous avez pris le parti de ménager la chèvre et le chou, allez avec ceux qui n’ont pas d’autres principes de conduite, ils sont nombreux aujourd’hui. Allez ! allez ! vous pouvez dire à la mère Loupaing que vous n’avez plus affaire avec la bigote du fond de la cour : je vous y autorise.

Et Mlle Cloque ferma la porte au nez de la Pelet terrifiée de cette décision à laquelle elle était loin de s’attendre, car elle n’avait pensé qu’exciter la générosité de la vieille fille en lui soulevant une concurrence. La nouvelle cliente de Loupaing reprit promptement ses gémissements interrompus par la surprise, et quitta la cuisine à pas lents :

— Et dites lui bien que ça ne lui portera pas bonheur à votre maîtresse, fit-elle en s’adressant à Mariette avec un geste de menace, non, ça ne lui portera pas bonheur, ni à elle, ni à sa nièce… On dit qu’elle ne se mariera pas déjà si facilement qu’elle voudrait… la demoiselle… Paraît qu’on y met des bâtons dans les roues ; il est question de ça, par ci, par là. Oh ! oh ! quand on a raté son premier pas, il y en a qui disent qu’après ça c’est la guigne… ajouta-t-elle d’un œil malin et en élevant la voix pour épouvanter Mlle Cloque.

Mariette la poussa dehors, et revint trouver sa maîtresse. Elle souleva le rideau de vitrage toujours baissé par où l’on voyait jusqu’à l’entrée de la rue de l’Arsenal, sous le porche du plombier.

— Tenez ! dit-elle, regardez-la moi cette engeance ! Voilà tous les Loupaing édifiés à l’heure qu’il est sur ce qui s’est passé ici, arrangé à la couleur de son esprit, bien entendu… J’aurais-t-il grand honte ! Aussi je vous l’ai toujours dit, Mademoiselle : votre Pelet c’est une filouse, méfiez-vous-en ! Oh ! la vieille sainte Nitouche !

On voyait la longue et noire Mlle Pelet stationnant devant la porte du candidat au conseil municipal. Celui-ci était sorti, avec sa mère et sa femme, en entendant les hurlements de la pauvresse ; il était en chemise de nuit, de couleur, à ramages, fermée au menton par une cordelière écarlate ; il riait à se tenir les côtes en regardant dans la direction de sa locataire.

— Et puis, dit Mariette, je ne sais pas pourquoi je vous montre ça ; vous devez être morte de faim ! Et votre déjeuner qui est tout froid !… Allez donc faire réchauffer des œufs ! autant ressusciter un mort !

— Ah ! ma pauvre Mariette, mon déjeuner est fait, allez ; je vous assure que je n’ai pas faim ; ces choses-là me mettent à l’envers ! C’est triste de renvoyer une malheureuse ; mais voyez-vous bien, pour les gens qui ne veulent pas aller tout droit leur chemin, je sens que je serai toujours impitoyable. D’un côté il y a le bien, de l’autre il y a le mal ; il faut choisir ; quant à louvoyer de l’un à l’autre, cela ne se peut pas, cela ne se peut pas !

Dans l’après-midi Mlle Cloque faillit se fâcher à propos de la Pelet avec le marquis d’Aubrebie qui était venu faire sa partie comme à l’ordinaire. Le maintien des relations entre les deux vieillards tenait d’ailleurs du miracle. Était-ce à l’opposition extrême de leurs caractères ou à la puissance de l’attrait du jeu qu’ils étaient redevables de demeurer unis au milieu des bourrasques qui renversaient alors les amitiés les plus solides ? En tous cas, leurs chamailleries quotidiennes restaient sans effet sur le lendemain.

Le marquis faisait régulièrement la charité à la Pelet qui lui avait été adressée par sa vieille amie.

— Je trouve, dit-il, que vous avez été avec elle un peu trop sévère… pour une petite rouerie qu’elle vous a confessée d’ailleurs assez maladroitement. Qu’eussé-je dû faire, moi, la première fois qu’elle m’a volé ?

— Qu’elle vous a volé ! fit Mlle Cloque en laissant tomber ses cartes.

— Oui, dit le marquis, du ton tranquille dont il narrait parfois des anecdotes scandaleuses, dès la première fois que Mlle Pelet vint chez moi sur votre recommandation, ma bonne amie, elle déroba à l’office trois écrevisses…

Mlle Cloque bondit :

— Trois écrevisses !… Vous voulez vous moquer de moi, marquis…

— Point du tout ! Elle fut prise sur le fait par la dame de compagnie de la marquise, qui eut la bonne idée de me rapporter l’aventure avant d’en avoir fait reproche à la coupable…

— Et vous ne m’avez pas avertie que la Pelet était une voleuse !

— À quoi bon ? Vous lui eussiez coupé les vivres, et j’eus le pressentiment qu’elle méritait plus d’indulgence.

— Comment ! de l’indulgence ?

— Qu’importait à mon dîner trois écrevisses de moins ? Et ce goût pour une friandise m’intéressa aussitôt à Mlle Pelet. Je donnai l’ordre d’avoir l’air de fermer les yeux la première fois qu’elle viendrait. Quand elle se présenta, on lui offrit un morceau de pain. Elle demanda des tomates. Notez bien ceci, ma chère amie, des tomates ! On les lui refusa.

— Alors ?

— Alors, elle s’appropria clandestinement un petit bocal de pickles… un petit bocal de pickles, mal bouché qui se répandit en partie dans sa poche profonde, avant qu’elle ne fût sortie… On pouvait la suivre à la trace : elle a dû manger son piment sans vinaigre.

— Des pickles ! s’écriait Mlle Cloque au comble de l’indignation.

— Des pickles. Je n’eus plus aucun doute : Mlle Pelet était une ancienne courtisane.

Mlle Cloque qui ne comprenait pas la relation fronça les sourcils, et recula sa chaise.

— Oui, mon amie, je dis bien : mon flair éveillé par les écrevisses ne m’avait pas trompé. Cette fille-là a vécu, m’étais-je dit. Ce n’est pas une voleuse de profession, car elle est maladroite ; c’est une gourmande qui suit son impulsion. Additionnez écrevisses, tomates, condiments et… le nouvel employé des tramways : j’avais en mains toutes les marques d’un estomac et d’une conduite déréglés… Ne vient-elle pas de vous demander du chocolat ?

— Oui, oui, dit Mlle Cloque ahurie, elle a demandé du chocolat.

— Brillat-Savarin le recommande comme le meilleur élément réparateur de la débauche…

— Et ces choses-là vous amusent ! s’écria Mlle Cloque indignée.

— Pourquoi pas ? dirait M. Houblon.

— Marquis, je vous ai prié une fois pour toutes de ménager vos allusions et vos sarcasmes !

— Pardon, ma belle… Je reviens à notre Pelet. Après la perte de mes pickles, je fus aux renseignements. Toutes mes prévisions furent confirmées. Mlle Pelet, sous le nom d’Irma Bonheur, plus vulgairement appelée la Chandelle Romaine, sur les champs de bataille, mena la vie d’une gourgandine…

— Assez ! assez ! s’écria Mlle Cloque en se bouchant les oreilles. Il est inutile de remuer toute cette fange. Et quand je pense que c’est M. le curé de Notre-Dame-la-Riche, lui-même, qui me l’a recommandée comme une de ses plus pieuses paroissiennes !…

— Ma bonne amie, permettez-moi de vous dire que vous vous laisserez toujours tromper par l’étalage d’un sentiment qui, selon vous, doit abriter toutes les vertus. Les fourbes sont informés de votre faiblesse et ne manquent pas de l’exploiter. Pour vous, un chrétien est honnête, un militaire est courageux et fier, un noble réunit les qualités d’un militaire et d’un chrétien ; un juif mérite d’être pendu. Ne serait-il pas plus équitable de juger les hommes un à un et abstraction faite de toute idée de communauté ?

— Oh ! je sais que vous avez toujours des idées à part. Vous n’avez pas la prétention de changer les miennes, n’est-ce pas ? Eh bien ! qu’allez-vous faire de votre Pelet, à présent que vous connaissez toute cette turpitude ?

— Je ferai d’elle ce qu’on fait des petits chats qui ont commis quelque incongruité : on leur met le nez dedans. Je lui raconterai ses larcins avec détails circonstanciés ; elle aura peur, je la tiendrai dans la main, et je lui ferai, en retour, me dire ses aventures qui m’amuseront probablement. Cela lui vaudra un dîner qu’elle n’aura pas volé, celui-là, du moins, la pauvre vieille… J’y mettrai des épices…

Mlle Cloque fut sur le point de jeter les cartes à la figure du marquis. Elle fut ramenée à la pitié par le rappel des tristesses de ménage de ce fâcheux esprit :

— Tenez, dit-elle, regardez donc !

On vit, de loin, la tête blanche de la marquise. La pauvre folle agitait désespérément son mouchoir.

— Je me sauve, ma bonne amie, dit M. d’Aubrebie, à demain !

— À demain.

Mlle Cloque achevait de se préparer, et elle allait descendre pour aller à la bénédiction du Saint-Sacrement, quand on sonna à la porte de la rue de la Bourde. Elle avait entendu une voiture s’arrêter ; la curiosité la prit ; elle pencha la tête avec précaution et regarda à travers les jours de la persienne.

Elle eut une secousse en reconnaissant le landau des Grenaille-Montcontour. Les chevaux piaffaient ; un cocher magnifique se tenait droit sur son siège. Le petit groom était descendu et avait la main sur le bouton de la sonnette. Elle reconnut la comtesse. C’était la première fois qu’on lui faisait une visite en si grand appareil. Les gens de la rue de la Bourde sortaient aux portes voir l’équipage. Le savetier lui-même s’était interrompu, et les deux mains appuyées contre l’étal des chaussures, il penchait la tête au dehors.

Mariette criait du milieu de l’escalier :

— Mademoiselle, qu’est-ce qu’il faut dire ?

Mlle Cloque réfléchit une seconde et répondit résolument :

— Je n’y suis pas !


vii

AUTOUR D’UNE BÉNÉDICTION DU SAINT SACREMENT


Ce n’était pas à Saint-Martin qu’il y avait ce soir-là bénédiction du Saint Sacrement, mais à la chapelle du couvent de l’Adoration perpétuelle. On s’y rendait par une petite rue située derrière les halles et nommée rue Rapin, ou familièrement « la Mort aux Dévotes », à cause des bronchites qu’y prenaient ces dames en hiver. Très étroite et sinueuse, garantie du soleil par les vieux hôtels qui l’étreignaient, elle recevait les courants glacés de quelques méchantes ruelles avant d’aller aboutir à la rue Descartes, presqu’en face du droguiste dont le sort était lié à celui du magasin Pigeonneau.

Mlle Cloque, parvenue au tournant de la rue Rapin, aperçut, en face de la porte de la chapelle M. l’abbé Moisan chapelain de Saint-Martin, son directeur de conscience, arrêté à causer avec le sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour. La fatalité voulait qu’elle tombât aujourd’hui sur quelque membre de cette famille. Dans le passage où trois personnes de front se cognaient les coudes, il ne fallait pas songer à éviter la rencontre.

Ces messieurs, d’ailleurs, vinrent vers elle aussitôt qu’ils l’eurent reconnue, l’un son chapeau, l’autre son képi à la main.

Le sous-lieutenant de dragons était en petite tenue de cheval, éperonné et botté. De sa cravache il se taquinait la cuisse ; en parlant au prêtre, il avait laissé tomber le monocle. Il était grand, bien fait, élégant. Il avait une jolie figure avenante, le teint doré, la moustache blonde déjà longue, ondulée au fer, très soignée, un nez dont on n’avait rien à dire, les cheveux en brosse, coiffure alors à la mode, et des yeux bleus un peu foncés, non d’un beau bleu à la vérité, mais qui vous regardaient bien en face. Dès le premier abord, la personne la moins prévenue avait la certitude que le jeune officier n’était pas l’inventeur de la poudre, mais se sentait disposée à dire de lui : « un brave garçon ! »

Il parla tout de suite à Mlle Cloque, comme si de rien n’était. Il s’informa de sa santé, de son entourage ; il avait coutume de la taquiner un peu cavalièrement à propos de son ennemi Loupaing ; son intention était d’amener le nom de Geneviève dont il attendait que la tante parlât la première. L’abbé Moisan qui était rond en affaires, vint à son aide, en faisant de petits yeux significatifs. Mlle Cloque répondit d’une façon si brève et si sèche que les deux hommes furent étonnés. Le chapelain se tenait, par apathie naturelle autant que par prudence, à l’abri des querelles qui divisaient ses pénitentes, et il était clair que Marie-Joseph, avec l’insouciance de sa jeunesse, n’attachait pas d’importance à ces histoires.

Mlle Cloque qui ne voulait toutefois rien cacher et qui avait le parler net, trouva que le moyen le plus prompt d’éclairer le jeune homme sur les causes de sa présente réserve, était de le féliciter de la conduite qu’il avait tenue « aux débuts des événements » et qui avait été en opposition directe avec les agissements paternels.

— Aux débuts des événements ? fit Marie-Joseph, semblant chercher dans sa mémoire. Ah ! parfaitement, mademoiselle, voilà comment c’est arrivé. J’avais été prévenu qu’un certain X…, appartenant au Journal du Département, en voulait à papa, et qu’il se vengerait prochainement. Vous comprenez ? Je n’attendais que le coup. Un soir, les camarades me montrent le journal au café, en me disant : « Ça y est ! » — « Bon ! je finis la partie et je vais gifler mon homme ; qui est-ce qui vient avec moi ? » Deux de mes amis se nomment ; l’un d’eux lit l’article et me prévient : « Dis donc ! c’est assez sale… » — « Ça ne m’étonne pas de l’individu. » Je règle les consommations. On me dit : « Mais, lis tout de même, au moins. » Je lis et ne comprends pas un traître mot : « C’est de papa qu’on parle, là-dedans ?… » Les uns répondent : « Dame ! puisque tu étais prévenu du coup !… « Les autres me font : « C’est idiot. » Vous comprenez ? Suffisait qu’il y eût un camarade ayant dit oui pour que je lave ça à grande eau. Nous partons ; je demande l’auteur : on refuse de me le nommer. Je fiche ma main par la figure du rédacteur en chef. Échange de cartes. Le lendemain : explications. Journaliste affirme pas question papa ; de son côté, papa furieux, menace couper les vivres, et patati et patata ! Moi, vous comprenez ? me moquais du reste : j’étais quitte vis-à-vis de l’honneur. Et voilà ! dit-il, en se cinglant la botte d’un coup de cravache.

— Quel enfant terrible ! fit M. le chapelain, en croisant les deux mains. Et dire qu’il ressemblait à un petit ange quand il a fait sa première communion ! Vous en souvenez-vous, mademoiselle ? Je suis sûr que nous avons oublié tous les excellents principes de notre Sainte Mère l’Église : Notre-Seigneur a dit : « Si l’on vous frappe la joue gauche…

— Oui, oui, interrompit Mlle Cloque, mais voyez-vous, monsieur le chapelain, on ne saurait trop recommander d’avoir avant tout les mains nettes, par le triste temps où nous vivons. Sans doute il ne faut pas aller contre les enseignements de la sainte Église, mais c’est une façon d’honorer ses père et mère que de ne pas tolérer…

— Je m’en vais ! je m’en vais ! dit en souriant le bon abbé qui étendait les deux mains comme pour éloigner le démon. Je ne veux pas entendre davantage les paroles de mademoiselle — que l’on dit… hérétique !… ajouta-t-il, la main sur la bouche, du côté du jeune homme, et en riant franchement. Il faut que j’aille revêtir les vêtements sacerdotaux pour remplacer M. l’aumônier qui a une attaque de goutte…

Il salua et disparut par la sombre petite porte de la chapelle.

— Et depuis lors, monsieur Marie-Joseph, vous n’avez plus relu les journaux ?

— Si fait ! Je sais. On veut démolir papa, mais ça ne me regarde plus. C’est des affaires de boutique… Que papa soit pour la grande église ou pour la petite, m’en bats l’œil, moi…

— Comment ! mais, jeune homme ! ce sont des choses qui ont cependant de l’importance. Et, si M. le comte, accusé d’avoir fait volte-face au parti de la Basilique, dans un but qui n’est pas tiré au clair, avait soutenu résolument la Basilique — avec nombre d’honnêtes gens — il faisait tomber du coup toute insinuation fâcheuse…

— Moi, vous savez, je ne connais pas bien ces machines-là. Chacun son métier, n’est-ce pas ? Papa fait comme il l’entend ; d’ailleurs, m’a défendu de mettre le nez dans ses affaires. Pour la volte-face, par exemple, la vois pas. J’ai toujours entendu dire à papa que la Basilique, c’était une ânerie. Qu’est-ce que vous voulez ? C’est son opinion à cet homme. Des goûts et des couleurs… N’est-ce pas ? mademoiselle, c’est pas ça qui nous empêchera d’aller notre petit bon­ homme de train ?…

À propos ! Maman a dû aller chez vous ; l’avez-vous vue ? Elle avait quelque chose à vous dire…

Mlle Cloque était tout à coup suffoquée. Une telle insouciance des choses qui lui bouleversaient la vie, à elle, était-il possible qu’elle l’entendît exprimer par la bouche de ce grand jeune homme franc et loyal jusqu’à la brusquerie ? Les causes de son tourment, de ses insomnies, de sa haute tristesse, il en parlait le sourire aux lèvres ! La grande idée à laquelle elle était prête à sacrifier jusqu’au cœur de sa nièce, il la traitait du bout de sa cravache ! Et l’impeccabilité du nom paternel, l’honneur, ce culte doublement héréditaire chez un officier et chez un Grenaille-Montcontour, ne le réduisait-il pas, en somme, à une question d’amour-propre vis-à-vis de ses camarades ? Oh ! certes, on est vite parti en guerre : un soufflet, un coup d’épée, à la rigueur une goutte de sang, et tout est dit, tout est « lavé à grande eau « selon l’expression même de Marie-Joseph. Mais, la blessure intime et profonde qui assombrit une âme noble, qui la fait se redresser pleine d’orgueil et de haine et subordonner toutes choses à la pureté du rôle que l’on joue dans la vie ; est-ce qu’il y avait trace de cela sur la figure de ce garçon avide avant tout de vivre et de jouir et qui débordait de santé et de bonheur ?

— Je n’ai pas eu l’honneur de voir Mme la comtesse, dit froidement Mlle Cloque.

Mais Marie-Joseph ne comprit pas. Il dit seulement, avec les mêmes yeux pleins de sous-entendus très clairs qu’il avait eus en prononçant ces mots pour la première fois :

— Elle aura beaucoup regretté. Elle avait des choses à vous dire…

Et il eut un sourire heureux. Il était tout content à l’idée d’un mariage auquel il ne voyait pas d’inconvénient, lui. Évidemment la jeune fille lui plaisait. Il ne tenait pas à une dot, du moment que papa avait dit que « ça s’arrangerait très bien comme ça ». Il n’avait quitté sa mère que pendant les années de Saint-Cyr ; les jeunes époux vivraient à la maison paternelle ; il y aurait deux enfants gâtés au lieu d’un. Il ne voyait pas plus loin. Il trouverait même une économie à supprimer sa « chambre en ville ». Et il était pressé. En honnête garçon qu’il était, peut-être évitait-il de nouer avec une maîtresse, dans la pensée qu’il aurait bientôt une gentille petite femme à lui.

Mlle Cloque le quitta brusquement, sur son dernier mot, en lui faisant un bref salut.

— Je vais être en retard à la bénédiction, dit-elle.

Et elle se confondit avec plusieurs dames qui pénétraient en même temps qu’elle dans le couloir humide et sombre.

Mlle Cloque n’avait point ici de chaise particulière et tâchait ordinairement de se placer au hasard de son arrivée, autant que possible dans le voisinage de Mlles Jouffroy qui étaient là chez elles, ayant, en qualité de pensionnaires du couvent, le droit d’entrer à toute heure, par le couloir même des religieuses. Celles-ci ne paraissaient point au rez-de-chaussée abandonné au public, hormis deux d’entre elles qui se relevaient d’heure en heure devant le Saint Sacrement perpétuellement exposé. Elles occupaient une tribune située très haut, au fond de la nef, et se prolongeant à droite et à gauche en galerie étroite. Sur les murs grossièrement blanchis à la chaux, on distinguait à peine, là-haut, les deux longues théories de sœurs vêtues de flanelle blanche qui venaient s’agenouiller silencieusement à la queue leu leu. Leurs chants limpides et frais tombaient tout à coup comme une chute d’eau soudaine sans qu’on les eût aperçues ou entendues venir.

La dévotion, passée à l’état de pratique favorite, tend à se réfugier dans les plus petits sanctuaires, comme l’avait naïvement exprimé Mariette en faisant observer à sa maîtresse qu’elle ne mettait jamais le pied dans « ses cathédrales ». Sans doute Mlle Cloque obéissait depuis longtemps à cette loi en fréquentant plus assidûment Saint-Martin et la chapelle de l’Adoration que l’église de Notre-Dame-la-Riche, sa paroisse. Et il est probable que si le ciel eût permis qu’elle vît réalisé son vœu de reconstruction de la grande Basilique, elle n’eût jamais trouvé sous ces immenses voûtes le doux frisson d’intimité divine que lui procurait l’exiguïté même de ces murs familiers. Mais, ce que Mlle Cloque ne s’avouait pas non plus à elle-même, c’était que son assiduité à la chapelle de l’Adoration redoublait, depuis quelque temps, et que la cause en était qu’elle boudait Saint-Martin.

Elle boudait du moins le Frère bleu qui tenait à Saint-Martin une place considérable. Depuis qu’il était avéré que le préposé à la petite boutique d’objets de piété jouait un rôle militant dans la propagation de l’idée du Chalet républicain, il répugnait aux ferventes basiliciennes de passer en face du guichet de leur redoutable adversaire. Et, peu à peu, sans se donner le mot, sans même peut-être y prendre garde, sous les mille prétextes ingénieux que l’on se donne à soi-même pour agir, elles émigraient vers la petite chapelle voisine. Cela avait commencé par la messe de neuf heures du dimanche, où l’on ne voulait plus, bien entendu, se retrouver en face de M. Janvier ; et cela gagnait les offices de la semaine.

C’était de la petite chapelle de l’Adoration qu’était partie la grande protestation, signée de plusieurs centaines de noms et portée à l’archevêché, il y avait de cela deux jours, par M. Houblon.

Mlle Cloque remarqua aussitôt que les demoiselles Jouffroy n’étaient pas là. Elle s’agenouilla à côté de leurs prie-Dieu, et, à chaque instant, elle tournait la tête du côté de la porte du couloir, afin de voir si elles n’arrivaient point. Les deux sœurs, impressionnables et versatiles, étaient devenues un sujet d’incessant tourment pour Mlle Cloque. Elle les aimait malgré leurs travers, malgré leur susceptibilité, leur jalousie, leur caractère pointu. Elle leur pardonnait tout. Et ces deux malheureuses girouettes tournaient à tous les vents. On les avait ramenées au parti de la Basilique et elles avaient signé la protestation. Le soir même elles prenaient une voiture, affolées, aux cent coups, et couraient après la fameuse liste qui faisait le tour de la ville ; elles ne voulaient plus signer ; elles voulaient qu’on effaçât leurs deux noms. Mlle Cloque ne parvenait pas à les persuader que c’était impossible. Elle les menait chez M. Houblon qui, après un discours de sept quarts d’heure, les rendait à leur amie et à la Basilique, aplaties, écrasées, sans plus aucune idée, sans plus aucune volonté : « des chiffons sortis de l’eau », avait-il dit lui-même, en se flattant de sa victoire.

Pour n’être point à la bénédiction, où donc étaient-elles encore ? Il fallait les surveiller comme des enfants !

Par contre, il y avait là Mme Bézu, Mme Pigeonneau, les quatre filles de M. Houblon, Mme Chevillé, et toutes ces dames de l’Ouvroir qui avaient fidèlement suivi leur présidente dans sa révolte contre les compromissions et la République. La chapelle était comble. Le pauvre père Léonard, de l’ordre de Picpus, l’aumônier du couvent, s’était fait apporter sur une chaise, dans le chœur, et, en proie à son attaque de goutte, il grelottait, malgré la grande chaleur.

Mlle Cloque ayant compris que ces demoiselles ne viendraient pas, avait appliqué les deux mains sur ses yeux, et, à genoux devant le brillant ostensoir, elle se réfugiait en Dieu.

Sa foi et son amour étaient sans bornes. Elle eût fait une martyre. Et ces instants d’anéantissement devant le Maître bien-aimé étaient, par l’intensité de l’ivresse, une ample compensation à ses misères. Elle n’apportait aucune jactance dans sa piété ; ce n’était pas pour se montrer, pour entretenir sa renommée de vertu qu’elle venait là. Elle venait là comme à la source même de toute beauté, de toute pureté, de tous désirs sublimes. Elle savait que l’être parfait était là, à quelques mètres d’elle. Ses yeux pouvaient se porter sur l’apparence, même de l’incessant miracle. Et il lui arrivait de les sentir se mouiller d’admiration et d’étonnement, à cause d’une si grande chose, si proche d’elle. Même dans les moments de ses pires détresses, quand elle venait tomber là pour prendre le ciel à témoin de sa douleur, si elle se rendait compte de la présence de Dieu, elle demeurait bouleversée et ne savait que dire : « Mon Dieu, je vous remercie ! »

Il y avait à l’harmonium invisible, là-haut dans la tribune, une sœur d’un très beau talent et dont la voix était délicieuse. M. Houblon disait d’elle : « C’est une sainte Cécile. » Et en effet, il est rare qu’une voix humaine vous commu­nique une impression religieuse aussi vive que le faisait l’organe de cette blanche recluse. La divine passion qui l’animait et la candeur du sen­timent d’amour qu’elle répandait dans cette petite nef communiquaient aux pieuses filles réunies là un avant-goût du ciel. Un jour, la sœur s’était interrompue de chanter, au beau milieu d’une bénédiction. Elle était tombée évanouie, au bas de l’harmonium. On avait mis vingt minutes à la ranimer. Elle avait dit, en se réveillant, qu’elle avait vu les anges. On n’en était pas étonné ; on s’attendait à ce qu’elle fût quelque jour ravie en Dieu.

Le doux ébranlement de ce miracle possible donnait une solennité particulière aux cérémonies de la chapelle de l’Adoration. Ah ! comme on était bien là pour oublier les misères de la vie ! « Comment, disait Mlle Cloque, ceux qui sortent d’aussi près de Dieu, peuvent-ils encore être méchants ? »

À un tintement de cloche qui vint de l’intérieur du couvent, les deux sœurs adoratrices, qui portaient un long manteau d’écarlate sur leur robe blanche, se relevèrent du pied de l’autel où elles étaient prosternées depuis une heure, et firent, d’un même mouvement, une longue et profonde génuflexion. Deux autres sœurs toutes pareilles entrèrent et vinrent les relever de leur garde d’honneur.

M. l’abbé Moisan se leva et entama de sa bonne voix grasse le Tantum ergo dont une toute petite flûte, en haut, indiquait les premières notes. À quoi l’harmonium trémolant et ronflant répondit d’un vaste éclat sonore, toutes les sœurs, ainsi que le public, chantant à l’unisson. Les nuages troublants de l’encens s’élevaient des cassolettes balancées par deux petits enfants de chœur qui se faisaient des signes des yeux et pouffaient, à cause du Père Léonard qui avait des grimaces de douleur. Quand le moment de la bénédiction fut venu, le malheureux goutteux fit signe au sacristain qu’il voulait se mettre à genoux. On vit les gros bottons dans lesquels ses pieds malades étaient emprisonnés, et l’un des deux gamins laissa éclater son rire pareil au bruit d’un petit jet de vapeur. Le sacristain le gifla et eut à peine le temps d’agiter la quadruple sonnette au tintement prolongé ; M. Moisan faisait décrire à la sainte hostie un grand signe de croix au-dessus des têtes courbées des fidèles, et l’on entendait les gémissements étouffés du Père Léonard à genoux.

Une sonnerie plus longue que la première relevait les têtes. Mais Mlle Cloque demeurait alors souvent plongée dans une sorte de langueur bienheureuse où se baignait sa pensée, où s’épanchait son cœur, où, l’espace de quelques minutes d’illusion, elle touchait ses chimères.

Les cierges étaient éteints ; il n’y avait plus que de rares personnes dans la chapelle, et on n’entendait plus que le murmure charmant des religieuses continuant à prier dans les tribunes, quand Mlle Cloque se reprit à la vie. Elle reconnut Mme Pigeonneau-Exelcis qui avait eu la gracieuseté de venir se mettre à côté d’elle, afin de la prendre à la sortie. On échangea un signe des yeux :

— Comme c’est aimable à vous !

— Est-ce que vous venez ?

— Mais certainement.

Et, dès qu’elles furent dans le corridor sombre allant à la rue Rapin :

— Vous ne savez pas ce qu’a fait Mme Bézu ? dit Mme Pigeonneau, d’un ton fiévreux et indigné. Figurez-vous qu’elle vient de me flibuster la clientèle des Dames Delignac, un pensionnat qui nous valait plusieurs mille francs d’affaires ! Oh ! j’ai reçu mon congé tantôt : un avis d’après lequel on se fournira désormais uniquement chez l’éditeur Mame… C’est assez clair.

— Mais, ma bonne, voyons ! Qui est-ce qui vous dit que c’est Mme Bézu ?…

— Qui est-ce qui me le dit ? Vous étiez là l’autre matin, Mademoiselle, quand elle a appris que nous faisions quelques petits travaux pour le Lycée ? Vous vous rappelez comme elle m’a secouée. Je me suis dit : « Mme Bézu n’est pas femme à s’en tenir à une observation. Par où va-t-elle me procurer du désagrément ? Tiens ! elle a sa demoiselle chez les Dames Delignac ; eh bien ! ma fille, il va t’arriver une surprise de ce côté-là. » Voilà la surprise. Et que je vous prévienne, mademoiselle Cloque, elle a juré de vous supplanter à l’Ouvroir !…

— Quant à cela, si Mme Bézu est en mesure d’y accomplir plus de bien que moi, je n’y vois pas d’inconvénient. C’est un honneur que je n’ai pas ambitionné et j’ignorais jusqu’à présent qu’il s’obtînt par l’intrigue. Mais, madame Pigeonneau, je suis bien attristée de ce que vous me dites ! Je le regrette d’autant plus que Mme Bézu est demeurée des plus fidèlement dévouées au saint parti de la Basilique… Peu m’importent les attaques personnelles, voyez-vous bien, du moment que l’on est d’accord sur les principes…

— Ne vous fiez pas à cela, mademoiselle Cloque ! Mme Bézu vous lâchera quand elle le croira de son intérêt.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que vous me dites là ? Ces dames avaient tourné dans la rue Descartes, et, frôlant les murs du couvent, elles passaient en face de la chapelle de Saint-Martin. Mlle Cloque saisit le bras de Mme Pigeonneau-Exelcis :

— Qu’est-ce que je vois ? dit-elle. Ah çà ! est-ce que j’ai de bons yeux ? Voilà Mlles Jouffroy qui sont au guichet du Frère Gédéon !…

— Ah ! s’écria Mme Pigeonneau, si vous voulez être édifiée du côté du Frère Gédéon, sachez qu’il nous fait depuis quelques jours une concurrence ouverte : nous n’avons pas un objet au magasin qui ne soit aujourd’hui dans sa boutique !… Oui, Mademoiselle, vous n’avez qu’à y aller voir. Il a toute la série des paroissiens, des Imitations, des Journées du Chrétien, des livres de première communion !… J’y ai envoyé hier quelqu’un, en cachette, demander un tome d’Henri Lasserre et les lettres d’Ozanam ; on me les a apportés immédiatement ! Vous verrez qu’il vendra des romans !…

— Oh !… madame Pigeonneau !

Une voix bien connue les appela, à une dizaine de pas en arrière :

— Ne courez donc pas si fort, mesdames !…

C’était M. Houblon qui avait été prendre ses quatre filles à la chapelle de l’Adoration. Ces demoiselles, de dix-huit à vingt-trois ans, toutes habillées de même et sans goût, grandes et plates et presque laides, tenaient la largeur du trottoir, et leur papa marchait sur la chaussée, la redingote toujours boutonnée, le petit chapeau de feutre mou relevé négligemment sur son front brûlant.

Mlle Cloque et la femme du libraire se retournèrent d’un même mouvement et s’arrêtèrent. Mais la voix de M. Houblon était parvenue jusqu’à Mlles Jouffroy qui, l’œil appliqué au guichet, n’avaient pas aperçu jusque-là ces dames. On se regarda de part et d’autre. Les deux sœurs étaient prises.

On les vit aussitôt s’agiter dans cette petite entrée de la chapelle qui était constamment grande ouverte sur la rue. Leur teint jaune, leurs coques grises, les rubans violets de leurs chapeaux, vire-voletèrent comme deux papillons levés soudain d’une même fleur. Que faire ? Mon Dieu ! que faire ? Elles ne savaient plus où donner de la tête. Comment expliquer aux deux terribles enquêteurs Mlle Cloque et M. Houblon, leur nouvelle visite au Frère bleu ? Elles prirent rapidement congé de celui-ci et foncèrent contre le danger comme deux bêtes affolées :

— Nous ne faisions que passer…

— Nous venions justement de chez vous, madame Pigeonneau…

— Nous avions absolument besoin d’un petit renseignement…

Heureusement le groupe était assez nombreux, par la présence de Mlles Houblon, et leur désarroi se trouva noyé dans les nouvelles de la santé et des travaux des quatre jeunes filles :

— Comme elles ont bonne mine !

— Et la chaleur ne vous incommode pas ?

— Toujours musicienne ?… À la bonne heure.

— Dieu me pardonne ! je crois qu’elles ont encore grandi !

— Mauvaise herbe croît toujours ! dit le papa.

— Oh !

— Oh !

— Oh !

— Geneviève ? Mais elle sort après-demain, jeudi.

— Léopoldine aussi, ajoutèrent immédiatement Mlles Jouffroy.

— Et on vous les amène toujours au Faisan ? n’est-ce pas, Mademoiselle ? C’est vraiment bien commode…

— Certainement. L’omnibus du Sacré-Cœur sera à l’Hôtel du Faisan à quatre heures moins le quart.

Les jeunes filles battaient des mains. Ne pourrait-on pas aller embrasser Geneviève à la descente de l’omnibus ?

— Et aussi Léopoldine ? ajouta l’aînée des demoiselles Houblon qui avait l’âge de savoir vivre.

— Mais oui ! mais oui !

— Ah ! quel bonheur !

Ce fut comme l’annonce d’un voyage d’agrément.

— Sont-elles gaies !

— Quelles charmantes fillettes !

— Ah ! que c’est joli, la jeunesse !

— Dieu bénit les nombreuses familles.

— Hélas ! soupira M. Houblon, — avec un à-propos digne d’un homme éloquent, — comme les rois, qu’il bénit et qu’il découronne !…

Il faisait allusion à la perte de sa femme, morte depuis plusieurs années, et qu’il s’obstinait à regretter malgré qu’elle l’eût à demi-ruiné, rendu ridicule et beaucoup ennuyé.

Chacun eut une figure grave et les jeunes filles se turent.

Mais les demoiselles Jouffroy qui avaient absorbé au guichet l’influence du Frère Gédéon, en manifestaient l’insurmontable oppression. Elles se regardaient, à qui parlerait la première. Enfin, Hortense, la cadette, leva tout à coup des yeux de suppliciée sur M. Houblon :

— Ah ! monsieur Houblon, dit-elle, Dieu seul est juge de ce que vous nous avez fait faire… Mais nous craignons, hélas, d’être bientôt les victimes de notre bonne volonté. Cette malheureuse liste…

— Cette malheureuse liste ? s’écria M. Houblon en se redressant de toute sa taille, et déjà prêt, s’il le fallait, à parler sept quarts d’heure de suite, comme la dernière fois.

En le voyant bondir, si résolu, les deux sœurs furent prises d’un tremblement. Au fond elles ne demandaient pas mieux que d’être encore une fois converties par lui, d’être persuadées qu’elles avaient bien fait de signer.

— Mais, dit Hortense, il paraît que la liste a été copiée à la préfecture, et les infortunés qui ont des parents fonctionnaires…

— Ah ! ceux-là, par exemple, fit M. Houblon, en se frottant les mains, ils sont fricassés !

La terreur envahit le visage de Mlles Jouffroy. Elles agitaient les mains, roulaient des yeux, dodelinaient de la tête ; elles bégayèrent.

— Eh quoi ? fit Mlle Cloque, n’êtes-vous pas complétement indépendantes, et libres de vos actes ?

— Si, si, dirent-elles ; mais… mais il y a… il y a le père de Léopoldine, notre pauvre frère…

— Monsieur votre frère ? Mais vous ne nous avez jamais donné à penser qu’il fût fonctionnaire ! Un homme qui met sa fille au Sacré-Cœur ?

— Précisément ! c’est précisément à cause de cela que nous n’en parlions pas, d’abord pour éviter des tracasseries à la chère enfant, ensuite pour ménager la situation du père, vous comprenez ? On a besoin de faire vivre sa petite famille, et si l’on savait qu’un receveur particulier…

— Où ça, est-il receveur ?

— À Grenoble.

— C’est loin.

— Mais ! que ne disiez-vous que vous aviez les mains liées ? dit M. Houblon.

— Alors, vous croyez réellement que notre signature peut compromettre ?…

— Tout est possible, par le temps qui court ! s’écria l’auteur du fier manifeste signé par trois cents fidèles. La franc-maçonnerie est affamée, c’est une hydre aux cents bouches quaerens quem devoret !

Et il faisait des yeux effrayants, très sérieusement convaincu, d’ailleurs, que le texte rédigé par lui était propre à allumer l’incendie aux quatre coins du globe.

— Eh bien ! dit l’aînée des demoiselles Jouffroy, en se mettant à trépigner comme une enfant colère, ce que vous avez fait là, Monsieur, est infâme. Je vous le dis à la face, et devant tous ! Vous êtes un grand coupable ! Jeter ainsi des familles sur la paille !…

— Voyons ! mon amie, voyons ! fit Mlle Cloque en s’efforçant d’adoucir le conflit, car elle sentait par les regards des deux sœurs qu’elles lui donnaient à partager la responsabilité de la mésaventure.

— Ma chère, dit Hortense, sur un ton aigre, je ne vous conseille pas de parler : vous avez assez mis la main à la pâte dans ces affaires, pour ne pas vous montrer outrecuidante quand on vous ouvre les yeux sur les précipices…

— Mais il n’y a pas de précipices ! vous ne savez rien encore, ayez donc la patience d’attendre un peu avant de compromettre la sainte cause… Il n’y a point de grande chose accomplie sans quelques sacrifices…

Mme Pigeonneau s’agitait parce qu’elle avait hâte de rentrer au magasin, et elle n’osait se retirer au milieu de la bagarre.

— Voyons ! Mesdemoiselles, glissait-elle de temps en temps, il doit y avoir malentendu…

Les quatre jeunes filles pâlissaient et se tenaient rangées derrière leur père qu’elles tiraient à tour de rôle par la manche ou par les basques de sa redingote en lui soufflant :

— Allons-nous-en ! Allons-nous-en !

M. Houblon se trouvait dans un cruel embarras. Son désir était de se mettre à parler et de convertir ; mais, dans le cas présent, il se heurtait au caractère éminemment dangereux de son manifeste : il ne pouvait soutenir qu’il était anodin.

On était arrivé au coin de la rue Saint-Martin, vis-à-vis le grand magasin de blanc mis à l’index par les Basiliciens, et les commis, de l’intérieur, se montraient en souriant, entre des mouchoirs de batiste et des cravates de soirée, ce combat de catholiques.

— Le Frère Gédéon ne nous a pas trompées !… s’écriaient les demoiselles Jouffroy.

Au nom du Frère Gédéon, Mme Pigeonneau commit l’imprudence de se mêler à la lutte :

— Le Frère Gédéon, dit-elle, ferait bien de s’occuper de ce qui le regarde… On ne fait pas de commerce dans une église.

— Oh ! vous, ma petite, dit Hortense, prenez garde qu’il ne vous en cuise de faire de la politique dans votre magasin !

— Mais, mesdemoiselles…

— Il n’y a pas de « mais, mesdemoiselles » et puisque vous parlez du Frère Gédéon, nous vous ferons observer que si vous étiez aussi souvent à votre boutique qu’il se trouve à la sienne, lui, peut-être ne déserterait-on pas la vôtre pour aller chez lui… Chacun à sa place, en ce bas-monde, ma petite, on ne vous l’envoie pas dire !…

Mlle Cloque aperçut les employés du libre-penseur qui s’amusaient beaucoup derrière le linge blanc :

— Mesdames, dit-elle, je vous en supplie, ne nous donnons pas en spectacle !…

Mais les demoiselles Jouffroy étaient montées, ne voyaient et n’entendaient plus rien ; elles croyaient tout perdu du moment que M. Houblon ne se défendait pas, et elles parlaient à tort et à travers, vidant d’un coup toutes leurs petites rancunes secrètes, et essayant de compenser leur faiblesse de caractère par l’acidité de leurs propos.

Mlle Cloque fit signe, d’un geste impérieux :

— Séparons-nous !

Chacun tira immédiatement de son côté. Les deux sœurs se trouvèrent isolées et parlant dans le désert. Ce fut le Frère Gédéon qui dut essuyer la queue de la tempête. Mais, cette fois-ci, c’était lui qui les tenait.


viii

EN VACANCES


Le centre de la vie commerciale de Tours est la rue Royale, que Loupaing s’était promis de faire débaptiser aussitôt assis au conseil. C’est une grande et belle voie qui traverse toute la ville en se prolongeant en ligne droite, sur une étendue de plusieurs kilomètres, par l’avenue de Grammont d’un côté, et de l’autre, par le pont de pierre jeté sur la Loire, et la Rampe de la Tranchée. C’est rue Royale que sont situés tous les grands cafés, les cercles, les coiffeurs, les modistes, les libraires, les marchands de musique ainsi que les dentistes et les pâtissiers, renommée de la ville. Des tramways la parcourent d’un bout à l’autre ; on y voit à certaines heures des équipages assez brillants, des charrettes élégantes conduites par un officier voire même des mails poudreux venus des châteaux des environs. Du temps de Mlle Cloque, il y avait à Tours beaucoup d’Anglais venus — cela est obligatoire à dire — « tant pour jouir de l’heureux climat du Jardin de la France, que pour y prendre le langage le plus pur », et l’on rencontrait fréquemment sur les trottoirs de la rue Royale, de blonds jeunes gens au visage rasé, au teint généreux, au pas démesurément long, et tenant à la main les accessoires du tennis. De quatre à cinq, avant le départ des trains, l’animation atteignait son comble, surtout le samedi, et notamment autour de chez Roche le célèbre confiseur.

L’hôtel du Faisan, un des plus importants, était situé rue Royale, et précisément dans le voisinage de Roche et du dentiste Mönick dont la gloire était alors presque européenne.

Mlle Cloque en s’acheminant vers le Faisan, ne manqua pas de jeter un petit coup d’œil aux pâtisseries destinées à être enlevées en un tour de main par les pensionnaires de Marmoutier. Elle rencontra à travers les glaces, le regard à la fois amical et hautain, réservé et serviable, prometteur et sucré de Mlle Zélie, préposée depuis trente ans au maintien de la qualité traditionnelle des babas. Elle lui répondit d’un signe de tête : « À tout à l’heure ! »

Pendant les vacances de Geneviève, on venait là souvent, l’après-midi, et l’on était toujours sûre d’y rencontrer quelques figures amies.

Mlle Cloque arriva en même temps que deux grands omnibus remplis de jeunes têtes tournant et virant de droite et de gauche, comme des oiseaux échappés. Elle avait reconnu Geneviève. Les familles se pressèrent autour du marchepied, avides d’embrasser leurs enfants, avant même de se reconnaître entre elles.

Il y eut un instant de brouhaha indescriptible, de baisers, d’interrogations sur la santé, sur les prix, sur mille détails particuliers : « Mère chérie !… Et grand’maman ?… Bonjour Tatave… Tu as encore oublié tes peignes ?… Madame de Montgomery… Mon étui à musique… Non, figure-toi, on s’est gorgé de crème !… C’est mon scapulaire… Sept fois nommée… Oh superbe ! Monseigneur y était… Je monterai à cheval, dis papa ?… Les élections sont si mauvaises… »

Et, dès que sont prononcées ainsi les phrases essentielles qui établissent le premier contact avec le monde, ce sont encore des doigts sur la bouche, comme lors de la dernière visite de Mlle Cloque au salon du couvent, et l’on entend dans chaque groupe : « Oh ! cette Léopoldine !… Non, cette fois, c’est vraiment trop fort !… Si tu avais vu la tête de la malheureuse sœur converse !… Il faut que cette Léopoldine ait le diable au corps !… Oui, oui, il paraît qu’elle est possédée !… Et pas moyen de l’arrêter !… La sœur en fera une maladie… Nous avons ri de tout notre cœur !… »

— Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? interrogent les parents.

Et l’on se tourne vers Léopoldine qui, dès le premier abord avait attiré tous les regards par un corsage et un chapeau d’une recherche qui contrastait outrageusement avec le costume d’uniforme de toutes ces demoiselles. Mlles Jouffroy et leur jeune parente étaient allées se réfugier dans un coin de la cour de l’hôtel, entre des lauriers en caisse, les deux vieilles filles complètement hébétées de la note discordante de cette toilette et des clignements d’yeux et des commentaires qu’elle provoquait.

— Figure toi, tante, dit Geneviève à Mlle Cloque, nous n’avions pas passé la porte du couvent que la voilà qui se met à ouvrir un grand carton à chapeau qu’elle tenait sur ses genoux, et à tirer de là-dedans un corsage jaune et un chapeau ! Avec elle, il faut toujours s’attendre à des choses extraordinaires ; mais, tu sais, on n’aurait pas tout de même cru ça ! La sœur qui était près de la portière, c’est à-dire à l’autre bout, et qui ne perdait pas Léopoldine des yeux, car il avait même été question de l’envoyer toute seule à part, et c’est pour ne pas trop l’humilier qu’on ne l’a pas fait — on a eu bien tort ; — où est-ce que j’en étais ? ah ! eh bien ! la sœur lui dit : « Mademoiselle, vous regarderez dans votre carton à chapeau quand vous serez arrivée. Jusque-là, tenez-vous comme tout le monde… » Si tu avais vu la figure de Léopoldine ! non, rien que d’y penser j’en tremble encore : « Je fais ce qui me plaît ! » dit-elle. La sœur converse, bien entendu, n’a pas grande autorité, n’est-ce pas ? elle lui dit : « Mademoiselle, je dirai à Mme de Montgomery que vous avez été impolie !… » — « Vous direz à Mme de Montgomery que je me f… d’elle et de sa boîte. » Oui, oui, c’est comme ça qu’elle a parlé, croirais-tu ? « Et puis, dit-elle, vous pouvez encore lui rapporter, puisque c’est là votre joli métier, que je lui ai fait un pied de nez, et que je lui ai tiré la langue ; et à vous aussi, belle dame !… » On a cru qu’elle devenait folle. La pauvre sœur était toute rouge. Elle criait par la portière : « Arrêtez ! arrêtez ! » Mais, figure-toi, nous entrions dans le faubourg de Saint-Symphorien ; je fais observer à la sœur : « Prenez garde, ma chère sœur, de donner lieu à un scandale public, dans la rue ; montée comme elle l’est, Léopoldine ne saura plus se contenir. » Nous continuons à rouler. Mais voilà-t-il pas Léopoldine qui se met à ôter son corsage, en pleine rue ! La sœur crie, pleure, perd complètement la tête. C’était moi l’aînée, dans tout ça, n’est-ce pas ? Je dis à ces demoiselles : « Mesdemoiselles, détournez la tête et baissez tous les stores ! Nous demanderons pardon à Dieu de ce qui s’est fait ici… » Alors, sans se tourmenter, tout comme si elle avait été dans son alcôve, la malheureuse continue de se déshabiller et elle prend dans son carton le corsage jaune que tu lui vois, et le chapeau qu’elle a sur la tête… C’est encore heureux qu’elle n’ait pas pu avoir une robe dans son carton ?… Figure-toi qu’elle avait une glace ! Où la cachait-elle ! C’est défendu, tu penses bien ! Elle se regarde, elle se bichonne, et puis, pan ! elle jette à la figure de la sœur son corsage d’uniforme : « Tenez ! dit-elle, eh ! là-bas, vous, la dame du bout, voilà votre sale casaque ! ça sent la vache ; vous ne pensez pas que je vais entrer dans le monde civilisé avec ça sur le dos !… Vous voulez que je reste comme les autres ? Alors pourquoi est-ce qu’on ne me laisse pas avec les autres ? Pourquoi est-ce qu’on me met à l’écurie, et qu’on intercepte mes lettres, et qu’on m’empêche de crier à mon père que je suis martyrisée dans votre jésuitière… Oui, jésuitière ! Vous n’êtes pas contentes ? Eh bien, tenez : Vive la République ! entendez-vous, Vive la République !… » Il était temps que nous arrivions !

Le même récit se répandait dans chaque groupe, et l’on voyait de tous côtés, entre les omnibus, les voitures, les chevaux que l’on dételait ou attelait, jusqu’au bord des cuisines où des marmitons en bonnet blanc passaient affairés, des mamans, des papas, des sœurs ainées, tous penchés et attentifs à une aventure assez grave pour absorber l’intérêt du moment. Il n’y avait plus guère à cette heure que les deux demoiselles Jouffroy, entre leurs caisses de lauriers, qui ignorassent l’exploit dont l’héroïne au corsage jaune avait bien garde de se vanter.

Mlle Cloque fut saluée par plusieurs familles avec lesquelles elle échangea quelques mots, mais Geneviève s’étonna de voir les parents de ses bonnes amies du couvent et qui connaissaient sa tante de longue date, lui adresser un maigre salut du haut de la tête, tout en prenant des airs pincés.

— Tante, dit Geneviève, avant de nous en aller, il faut tout de même dire bonjour à mesdemoiselles Jouffroy et à Léopoldine ?

— Les demoiselles Jouffroy ne me disent plus bonjour, dit tristement Mlle Cloque.

— Ah çà ! tante, mais qu’est-ce qu’il y a donc ?

On tomba, à ce moment, sur M. Houblon et ses filles. Ce fut, entre ces demoiselles, des embrassements et des petits cris et des compliments à perte de souffle. Les quatre filles de M. Houblon avaient été élevées à Marmoutier, et la plus jeune, d’un an seulement en avance sur Geneviève, n’en était sortie que l’année précédente. Prétexte à mille questions, au remuement de nombreux souvenirs que dominait aujourd’hui le récit du scandale de Léopoldine Archambault.

Les cinq jeunes filles, qui marchaient devant, entrèrent sans aucune hésitation chez Roche, et il fallut répondre immédiatement aux politesses de Mlle Zélie.

Mlle Zélie avait pris au contact d’une clientèle choisie les manières d’une femme du monde. Elle avait la large bouche des bonnes personnes et le regard d’une maîtresse de maison accueillante qui, avant la première parole, semble vous dire : « vous voilà ; je vous attendais. » Il ne faudrait cependant pas croire que dans cette grande maison de la rue Royale, régnât la petite intimité toute provinciale, la familiarité de quartier d’un magasin Pigeonneau, par exemple. Il ne fût jamais venu à l’idée de M. Houblon d’élever la voix chez Roche. Lui-même s’y fût jugé ridicule. C’était déjà là une atmosphère de grande ville et le ton de la passion y semblait déplacé.

Mlle Cloque fut grondée. Pourquoi ne la voyait-on plus ? Mme la comtesse de Grenaille venait tous les jours.

La pauvre tante de Geneviève fit ce qu’elle put pour maîtriser un mouvement d’inquiétude et d’impatience au rappel d’une rencontre possible avec les Grenaille qu’elle évitait. Depuis des semaines, elle n’avait plus mis le pied rue Royale, et elle était d’ordinaire si peu accoutumée à redouter de trouver la comtesse, lorsqu’elle venait succomber ici à la gourmandise d’un baba, qu’elle n’y avait pas songé en entrant.

— Je ne sors plus guère, mademoiselle Zélie ; je me fais bien vieille, voyez-vous…

Et l’œil expert de Mlle Zélie voyait en effet qu’elle disait plus vrai peut-être encore qu’elle ne croyait. Les traces des grands soucis de Mlle Cloque s’accentuaient de jour en jour.

— Allons ! allons ! cette belle jeunesse-là va avoir vite fait de nous ragaillardir !… Voyons, mesdemoiselles, faut-il que je vous serve ? Tout l’étalage est à vous… Ah ! mille pardons !…

Mlle Zélie était appelée vers un autre groupe. Les cinq jeunes filles se regardaient avant d’oser choisir dans leurs petits paniers plats grillagés, un des gâteaux innombrables, frais, appétissants.

— Dépêche-toi, Geneviève, dit Mlle Cloque, je n’ai pas l’intention de rester longtemps.

Geneviève étendait la main. Elle s’arrêta pour dire aux demoiselles Houblon :

— La voilà !…

Elle montrait Léopoldine qui passait, semblant se disputer en dessous avec ses deux tantes. Sans doute celles-ci avaient été averties de l’épisode de l’omnibus par la sœur converse, et l’on essayait de vider cet incident en famille, au lieu d’entrer comme tout le monde à la pâtisserie.

Mais Léopoldine, s’avisant qu’on la regardait, fit volte-face, sans consulter ses tantes qui furent obligées de la suivre, et elle apparut, fière comme un paon, dans un des deux salons qui composaient la maison Roche.

Très jolie, d’une beauté provocante, avec son teint mat et ses magnifiques cheveux noirs, le nez bourbonnien un peu trop accentué peut-être, mais une bouche exquise, une taille superbe pour ses dix-huit ans, et une toilette, grâce au scandale de la voiture, qui éclaboussait la modeste petite tenue réglementaire de Geneviève et les accoutrements grotesques des Mlles Houblon. Elle vint, sans gêne aucune, tendre la main à celles-ci qui se mirent assez gauchement à rougir pour elle et à rester embarrassées, louchant sur leur soucoupe et sur leur papa, sans savoir si elles devaient ou non répondre. Ce que voyant, Léopoldine, sans plus se préoccuper, mangea avec un appétit féroce dû aux quinze jours du régime de la sœur vachère.

Mlles Jouffroy, blêmes de dépit, entre leur nièce dont elles étaient peu fières, et les deux principaux basiliciens vis-à-vis desquels elles avaient eu l’humiliation d’avouer l’existence du « fonctionnaire de la République », se drapaient dans une dignité artificielle, et pinçaient les lèvres, croyant voir partout des provocations et jusque même dans les amabilités de Mlle Zélie.

Les jeunes filles s’écartèrent peu à peu de Léopoldine qui, demeurée seule, continua de manger face à la rue où des jeunes gens tournaient longuement la tête, attirés par cette jolie fille à la bouche goulue et éblouissante.

Tout à coup, Mlle Cloque, restée debout pour ne pas prolonger cette station, demanda à M. Houblon une chaise et un verre d’eau.

— Qu’avez-vous ? fit M. Houblon.

— Rien du tout, dit-elle ; mais je me fatigue vite et il fait si chaud !…

Elle avait vu entrer, dans le salon d’à-côté, M. et Mme de Grenaille-Montcontour accompapagnés de Marie-Joseph et de leur jeune belle-fille, la juive.

Et il fallait n’avoir pas l’air ému surtout devant Geneviève ; et il allait falloir affronter le contact et même les gracieusetés de ceux qu’elle considérait comme les pires ennemis de toutes ses conceptions morales, de la raison d’être de toute sa vie, de sa foi ; et assister à la rencontre des deux jeunes gens que sa conscience refusait d’unir, mais qu’elle ne pouvait séparer brusquement en ce moment-ci sous peine d’exposer la tendre et sensible Geneviève à donner lieu, malgré soi, à un scandale plus grave aux yeux du monde que celui de Léopoldine : à s’évanouir peut-être d’émotion, en face du sous-lieutenant.

Mlle Cloque pria Dieu de l’assister, et elle trouva la force de se lever et de garder toute sa présence d’esprit lorsque la famille de Grenaille pénétra dans la pièce. Elle les regarda s’approcher, les uns derrière les autres, par la porte, entre les étagères de verre garnies de bocaux de pralinés ou de boîtes de sucre d’orge en piles. C’était la jeune juive qui venait d’abord, en toi­lette noire, un transparent sur les bras nus, d’une beauté à faire retourner toutes les têtes sur son passage. Le sous-lieutenant la suivait ; puis venaient le comte et sa femme aussi grande que lui.

Ce qui soutint Mlle Cloque dans l’attitude de réserve qu’elle s’imposait, ce fut une indignation aussitôt éprouvée par elle à se rendre compte de ce qu’elle appelait l’extraordinaire inconscience de cette famille. Comment ! C’étaient ces gens-là qui menaient toute l’histoire de la Basilique ; ils savaient que cette aventure passionnait et révolutionnait la ville ; ils étaient attaqués et traînés dans la boue tous les jours par le parti adverse qui s’agitait sans cesse davantage ; ils se trouvaient en présence d’une sainte fille reconnue comme la tête même de l’opposition, en face de M. Houblon, auteur de la protestation d’hier, — et ils venaient, la main tendue, la figure souriante, poussant devant eux leur fils qui ne demandait qu’à épouser, comme dans les contes, « la fille de l’ennemi ». Seulement, ici, c’était en pleine guerre qu’on allait à la noce. C’était donc qu’ils n’attachaient aucune importance à la guerre. Ne disait-on pas que, pour eux, la Basilique, c’était une affaire qu’ils traitaient ? Hors des heures de négociations, ils n’y pensaient plus.

On entendait le petit bruit des cuillers contre les soucoupes, et le babillage des jeunes filles. Subitement, tout s’interrompit. Marie-Joseph s’inclinait profondément devant Mlle Cloque et se retournait aussitôt vers Geneviève, en lui adressant de la tête et de toute la souplesse de son corps le plus gentil des saluts. La jeune fille rougit en lui donnant la main. Les quatre demoiselles Houblon se reculaient, tandis que Léopoldine ouvrait des yeux émerveillés sur le joli sous-lieutenant.

Le comte et la comtesse vinrent complimenter Geneviève de ses succès. On se mêla et l’on dit des choses banales. On mit la réserve de Mlle Cloque sur le compte de sa faiblesse, car elle était visiblement troublée et ne parvenait point à dissimuler son malaise. Les conseils lui furent prodigués ; il n’était question que d’hygiène. Les Grenaille excellaient dans les soins corporels. La comtesse nomma une méthode de gymnastique suédoise. Dès le matin, au saut du lit, elle la pratiquait ; puis elle marchait un certain nombre d’heures ; elle avait maigri de huit livres. Elle mettait une telle ardeur à parler que sa voix couvrit heureusement une phrase fâcheuse qu’adressait une des demoiselles Houblon à la juive, en lui demandant si elle avait été élevée au Sacré-Cœur.

Cet entretien tout physiologique sauvait la situation. On n’en était pas redevable au seul hasard. Il répondait aux préoccupations dominantes et aux habitudes familières des Grenaille-Montcontour. « Très bien, très bien, mais la santé avant tout, » tel était le mot favori de la comtesse.

Mlle Cloque était retombée sur sa chaise, et elle avalait de temps en temps une gorgée d’eau. Son chapeau, orné de dentelles noires, était noué, sous le menton, par des brides de soie, au nœud bien fait. Sous ses bandeaux de cheveux gris encore épais, ses yeux emplis d’anxiété cherchaient un refuge illusoire au milieu d’une conversation qui lui était étrangère. Elle n’avait jamais fait de gymnastique ni suédoise ni autre, et la tournure toute morale de son esprit se refusait à reconnaître l’importance de cette cure exclusivement matérielle. Elle pensait qu’elle se porterait très bien si la religion était triomphante et si sa nièce était heureuse.

— Est-ce que Mademoiselle a pris des leçons d’équitation ? demanda la comtesse.

C’était une chose à laquelle la vieille tante n’avait point songé.

— Comment ! fit Mme de Grenaille, mais c’est indispensable !

— Pas pour faire une honnête femme, dit Mlle Cloque.

On trouva que Geneviève, qui tout à l’heure avait rougi assez vivement, était pâlotte. Tout le monde la regarda, ce qui lui ramena le sang à la figure.

— Elle est délicieuse, dit le comte. Quel est donc, ajouta-t-il, cette jeune personne, au corsage jaune, qui goûte d’un si bon appétit ?

Mlles Jouffroy qui étaient restées tapies au fond de la pièce, en entendant ces mots s’agitèrent. La comtesse les reconnut et alla vers elles, étonnée qu’elles ne fussent point mêlées au groupe de Mlle Cloque et des Houblon. Ces demoiselles lui présentèrent avec empressement Léopoldine. On appela le comte et le sous-lieutenant qui s’inclinèrent, le papa extasié devant une si belle santé, le fils flatté dans sa vanité de joli garçon, de l’attention que n’avait cessé de lui accorder l’élégante jeune fille.

— Eh bien ! s’écria la comtesse, du ton qu’elle avait pour commander de seller son cheval, on voit que Mademoiselle ne sort pas de pension !

— Elle en sort, firent timidement les demoiselles Jouffroy.

Et leur conversation se perdit dans le bruit général. À cause de la beauté de Léopoldine et de la juive, des messieurs étaient entrés et la pâtisserie s’emplissait. Mlle Cloque profita de la circonstance pour se lever et entraîner sa nièce. M. Houblon l’imita. Dans la mêlée, les Grenaille ne les virent pas sortir.

Geneviève ne comprenait pas ; elle crut que l’on passait seulement de l’autre côté pour saluer quelqu’un. Sa tante la poussa dans la porte, tout en jetant à Mlle Zélie le chiffre des gâteaux que l’on avait pris. Ce ne fut qu’une fois dans la rue, que la jeune fille osa retourner la tête, et elle vit, à travers les places, entre un Anglais tout blond et un grand élève des Jésuites en redingote mal taillée, le sous-lieutenant qui causait avec Léopoldine.

Alors, sans comprendre pourquoi elle avait lieu de s’attrister, elle se sentit tout à coup le cœur gros, comme cela ne lui était jamais arrivé. Elle fut sur le point d’interroger naïvement sa tante ; mais quelque chose encore d’inconnu lui fit avorter la question sur les lèvres. Elle marchait avec les grandes demoiselles Houblon sur le large trottoir de la rue Royale. Il lui sembla qu’elle ne voyait et n’entendait plus rien. Elles étaient toutes, d’ailleurs, un peu timides et gauches dans la rue et ne parlaient guère. Pour couper les silences, tantôt l’une, tantôt l’autre de ses amies se retournait vers Geneviève et lui disait :

— Quelle chance, n’est-ce pas, d’être en vacances !

— Oui, répondait Geneviève.

M. Houblon reprenait près de sa vieille amie la question des suites retentissantes qu’il prévoyait au manifeste anti-gouvernemental. On s’en était ému dans les diocèses voisins, Dieu merci encore vierges du poison républicain. À Poitiers, notamment, où l’évêque avait été l’ami et le confident du comte de Chambord ; à Angers, que gouvernait Mgr Freppel, un mouvement se dessinait en faveur des catholiques tourangeaux et du grand saint Martin. La pieuse agitation gagnerait Paris qui caressait alors, lui aussi, le projet grandiose du Sacré-Cœur de Montmartre. S’il le fallait on irait à Rome. Il était tout prêt à partir : il lançait un pied et tout le corps en avant comme s’il exécutait déjà le premier pas de cette noble mission.

— Hélas ! soupirait Mlle Cloque, nos ennemis sont déjà bien avancés. On ne rachètera pas les terrains vendus.

— Sauvons l’honneur ! s’écriait M. Houblon en brandissant sa canne. Je compte, dit-il, confidentiellement, frapper un grand coup à l’occasion de la fête de Saint-Martin, au mois de novembre. Il nous faut 15,000 pèlerins autour du tombeau et une seule voix imposante s’échappant de toutes ces poitrines pour flétrir les profanateurs !

— Dieu peut faire un miracle. Vous avez raison, mon ami, ne désespérons jamais.

Ils avaient obliqué à droite par la rue de l’Ancienne Intendance qui aboutissait à la rue Saint-Martin. On aperçut Mme Pigeonneau-Exelcis, dans l’ombre de son magasin, qui adressait de discrets signes de la main pour fêter le retour de Geneviève. Il fallut entrer. La librairie semblait un peu désertée. Les ralliés au Chalet républicain l’abandonnaient. D’un coin sombre se leva le marquis d’Aubrebie occupé à palper des petites statuettes de saint Louis de Gonzague. Il avait l’œil pétillant comme lorsqu’il venait de dire une méchanceté ou de lâcher quelque égrillardise enrubannée à la mode d’antan.

— Fi ! le vilain coureur ! dit Mlle Cloque.

— Hélas ! ma bonne amie, je suis passé chez vous sans vous rencontrer ; vouliez-vous que je fisse ma partie avec Mlle Pelet ?

— Vous l’avez donc vue ?

— Je l’ai fait déjeuner.

— J’espère, au moins, que vous lui avez servi son paquet ?

— Non, dit-il, je vins la voir, au dessert : elle était ivre.

— Comment ! vous avez fait boire cette malheureuse ! mais c’est ignoble !

— Ce qui est ignoble, c’est qu’elle ait perdu l’habitude de boire et de manger. La seule vue de la table l’a grisée. Elle est si gourmande ! Je n’oserai jamais lui faire de chagrin.

— Oui, on sait qu’il suffit d’un défaut pour vous attendrir… Enfin ! Dieu vous pardonnera peut-être parce qu’il y a un peu de bonté en vous.

Mme Pigeonneau, montée sur un escabeau, venait d’atteindre des objets soigneusement enveloppés et faisait de mystérieux gestes à Mlle Cloque : « Venez donc voir ! venez donc voir !… » Le marquis, tout en causant, ne perdait pas une ligne de la taille de la jeune femme qu’il était agréable de voir se tendre avec les bras levés, ou se courber soudain sur la table, portant sur un seul coude, un petit doigt taquinant la bouche.

Elle mouvait une demi-douzaine d’écrins tout frais déshabillés de leur fine chemise de papier de soie. Le maroquin était vert sombre, noir, chamois ou vieux rose.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Mlle Cloque.

D’un mouvement du pouce, Mme Pigeonneau pesa sur les boutons de cuivre, et de magnifiques missels de mariage apparurent dans leur lit capitonné.

— Ah ! très bien ! fit la pauvre tante de Geneviève ; c’est très joli, en effet, très joli… Nous avons bien peu de temps pour regarder vos merveilles, madame Pigeonneau, nous avons seulement voulu vous dire bonjour… Allons ! fillettes…

Sur le pas de la porte, on se sépara de la famille Houblon. Le marquis accompagna Mlle Cloque et sa nièce jusqu’à la rue de la Bourde.

Le savetier cognait à tour de bras sur le cuir. La folle agitait son mouchoir blanc à la fenêtre de l’hôtel d’Aubrebie. Dans le temps d’un clin d’œil, Geneviève pensa au grand tumulte ordonné de la vie du couvent, à la petite existence enclose derrière cette porte de la rue de la Bourde, et à l’espoir chéri de l’avenir.


ix

EXÉCUTION


Mariette vint ouvrir, et ce furent aussitôt des exclamations qui amenèrent les figures de Loupaing et de sa mère, à la fenêtre, derrière le magnolia.

— Mademoiselle a encore grandi ! Comme vous avez bonne mine ! Dame ! ce que c’est que d’être sage !… Et des récompenses, en veux-tu en voilà, bien sûr ; ce n’est pas seulement la peine de le demander…

Et la bonne fille embrassait les mains de Geneviève en la retenant au bas des marches.

— Ah ! ce n’est pas trop tôt que Mademoiselle arrive, parce qu’il y a notre tante qui se fait un mauvais sang !… Hou !… Il y a tant de méchants sur la terre, voyez-vous !… Eh là là ! chère mignonne, vous au moins, vous êtes un ange, on en est sûr…

Avec cette clarté de vision des natures sensibles qui changent de lieu, Geneviève regarda la petite allée sablée entre la porte de la salle à manger et la haie des fusains, l’extrémité d’une corbeille ovale de rosiers en face de l’autre flanc de la maison, et sous le magnolia, la porte basse grillagée à hauteur de genoux, et peinte en vert, qui ouvrait du côté de la plomberie, pour les personnes venant de la rue de l’Arsenal.

— Tiens ! dit-elle, les fusains ont poussé… Tante, tes rosiers ont besoin d’eau.

Mais c’était pour dire quelque chose, car, au fond d’elle, elle éprouvait l’angoisse étrange que donnent les endroits connus, où l’on revient vivre après en avoir été séparé. Et, pour la jeune fille qui n’avait passé ici que des vacances monotones et solitaires, beaucoup moins gaies en vérité que les mois d’étude dans le beau couvent aux jardins immenses, aux nombreuses figures souriantes, et où elle jouissait en raison de son intelligence et de sa tenue, d’un traitement un peu privilégié, cette petite allée, cette maigre verdure et cet horizon borné par la grosse et vilaine maison du propriétaire, produisaient l’effet d’une insurmontable oppression. Il s’y joignait l’inquiétude sourde causée par tout ce qu’elle avait remarqué d’ambigu autour de sa tante depuis la descente de l’omnibus : les demoiselles Jouffroy qui ne lui disaient plus bonjour ; bien d’autres personnes qui lui faisaient grise mine, et surtout cette froideur vis-à-vis des Grenaille-Montcontour, que l’on avait laissés, sans même leur serrer la main, sans un petit adieu de la tête, pendant qu’ils tournaient le dos…

À peine avait-on pénétré à l’intérieur, que Geneviève, succombant à la commotion de ses nerfs, se jeta en pleurant au cou de sa tante.

— Eh bien ! voyons, mon enfant, qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien, rien, tante, je suis heureuse de te voir…

Et Mlle Cloque se demandait : « Est-ce qu’elle a compris ? Est-ce que je ne vais pas être obligée de lui avouer tout ?… »

On monta l’escalier ; on installa Geneviève dans la chambre toujours réservée pour elle et qui était la plus luxueuse de la maison. Le mobilier était en palissandre, un peu piqué, mais si soigneusement tenu qu’il faisait encore bonne figure. Il datait du mariage du frère de Mlle Cloque, et tout ce qui avait appartenu de plus intime à ce digne homme victime de sa probité, avait été recueilli là. Il y avait une armoire à glace, une chaise longue, et les tentures du lit et de la fenêtre étaient de reps gris uni, quelque chose de sobre et de très distingué dans ce temps-là. Une étagère montrait sur ses trois tablettes les reliques du père et de la mère de Geneviève : un porte-feuille, une bourse aux mailles d’acier, une pelote en tapisserie où étaient piquées des épingles à tête bleue ou blanche qui avaient servi autrefois, et une de ces anciennes épingles de cravate à deux tiges réunies par une chaînette d’or. Les photographies sur la cheminée, la pendule de marbre noir avec, comme sujet, une chienne de bronze léchant un petit enfant abandonné, tout était souvenir, tout rappelait le culte des parents disparus.

Une grande fenêtre donnait sur les ferrailles, les tôles, les tuyaux, les charrettes à bras de la cour de Loupaing ; il fallait se pencher et regarder directement en bas pour apercevoir les fleurs du jardinet et la verdure des fusains. Au delà du mur de clôture, sur la rue de la Bourde, on voyait l’hôtel d’Aubrebie.

Bien avant les événements qui avaient apporté tant de trouble en ses projets, Mlle Cloque avait fait faire pour sa nièce plusieurs toilettes d’un goût très entendu, qu’on était allé lui essayer à Marmoutier et qui étaient là toutes prêtes, étendues sur la chaise longue. Leur vue fit diversion, et Geneviève voulut s’habiller de suite.

— Va te reposer, tante, tu vas voir, j’irai t’embrasser…

— Mais, mon enfant, nous ne sortirons plus aujourd’hui !

— Qu’est-ce que ça fait ! qu’est-ce que ça fait ! je vais faire toilette pour nous toutes seules…

Ce ne fut qu’après la porte refermée, et lorsqu’elle se trouva réellement seule dans cette chambre triste et silencieuse, qu’un second mouvement d’angoisse étreignit ce cœur de dix-sept ans ouvert à toutes les ardeurs et cultivé pour la tendresse par une éducation religieuse surchauffée. Elle ne pouvait plus se sentir seule. Elle appela :

— Tante ! Tante ! non, reviens, tu m’aideras…

Mlle Cloque avait eu le temps de passer dans sa chambre séparée de celle de Geneviève par la longueur d’un couloir ; elle n’entendit pas. Alors la jeune fille se ravisa à la pensée que sa tante se moquerait d’elle, car elle était sévère pour les caprices et n’admettait pas que l’on changeât d’idée.

Affalée sur la chaise longue et livrée à elle-même, ce qui n’arrivait jamais au couvent, elle s’abandonna à la rêverie, tout en enlevant son corsage. La figure de Marie-Joseph passait et repassait à ses yeux. Et, plus encore par un pressentiment de femme que par raison, elle avait l’impression, que quelque chose de mauvais s’était produit. Aussitôt, elle joignit les mains, leva les yeux sur le crucifix, posé au chevet de son lit, et dit : « Mon Dieu ! mon Dieu ! éloignez de moi le malheur ! » Sa piété était si naïve et si vraie qu’elle ne douta pas que Dieu ne fût touché par son grand désir, et elle se releva, presque rassurée. Les images qu’elle avait coutume de caresser dans ses moments heureux de confiance se représentèrent à son esprit.

Une entre autres lui revenait sans cesse. C’était à la fin des vacances de l’année précédente aux derniers jours de septembre. Le matin, au déjeuner, sa tante lui avait dit, avec toutes sortes de circonlocutions coupées et recoupées par les entrées de Mariette, qu’une chose très grave avait été sérieusement discutée entre elle et la famille de Grenaille-Montcontour, et qu’il fallait en savoir beaucoup de gré à M. le comte qui se contentait de la dot réglementaire exigée pour les mariages d’officiers… Quels battements de cœur, pendant ce repas-là ! Et l’après-midi, on avait été faire visite à la comtesse, à l’hôtel du boulevard Béranger. Il faisait beau ; on avait fait un tour de jardin avant de se quitter. C’était un jeudi, on entendait sur le mail la musique militaire. Et on se promenait en causant, un peu à bâtons rompus, dans les grandes allées droites bordées de buis. Mme de Grenaille montrait à Mlle Cloque une frise de faïence artistique d’un goût assez médiocre, qu’elle venait de faire appliquer sous la corniche de l’hôtel. La jeune juive cueillait les dernières fleurs de la saison ; on lui voyait faire par moments une jolie grimace, en fronçant ses sourcils bruns, épais et bien arqués, lorsqu’elle se piquait les doigts, et aussitôt après elle souriait en regardant Geneviève de ses yeux mauves et en montrant ses dents admirables. Une rose thé qui penchait la tête au centre d’un massif était trop éloignée pour que la jeune femme pût l’atteindre, et elle avait appelé Marie-Joseph. Le sous-lieutenant s’était élancé, avait atteint adroitement la rose, et, au lieu de la remettre à sa belle-sœur, il l’avait directement offerte à sa future fiancée, en la regardant comme il n’avait jamais fait encore. Elle l’avait reçue de sa main ; leurs doigts se s’étaient même pas effleurés. Elle avait rougi, puis pâli et tremblé. Pour se donner une contenance, elle avait fait remarquer au jeune homme une gouttelette de sang qui lui perlait à la main. « Oh ! ce n’est rien ! » avait-il dit simplement, sans chercher à faire de madrigal ; et il l’avait essuyée de son mouchoir. Mais elle, deux fois avant de partir, lui avait demandé : « Et votre blessure ?… » Il lui avait répondu seulement par un sourire, mais qui voulait dire beaucoup, du moins elle n’en doutait pas. Ils s’étaient parlé au travers de cet incident de rien du tout. C’est le vrai langage de l’amour. C’était une petite chose qu’ils ne pouvaient plus oublier.

Elle se leva, se recoiffa, enleva son affreux filet de pensionnaire et noua négligemment l’épaisse torsade de ses cheveux ; sur le front et sur les tempes, ils frisaient naturellement et formaient une sorte de mousse d’un blond d’or. Cette seule modification lui changeait complètement la physionomie ; avec ses doux yeux de velours, son nez bien fait et sa bouche fine, elle était charmante. Deux toilettes la tentaient ; mais elle se dit qu’il fallait être raisonnable, et prit une robe unie et une petite blouse écossaise. Dès qu’elle se jugea bien, elle alla frapper chez sa tante.

Mlle Cloque était assise dans son fauteuil contre la fenêtre de la cour. Elle avait ôté son chapeau remplacé par un bonnet noir. Ses lunettes étaient relevées sur le front ; elle croisait les mains, les deux index en compas appuyés sur les lèvres ; et ses yeux attristés reposaient sur les feuilles du catalpa qu’un air faible agitait. La scierie criait dans le lointain ; les bruits métalliques de la plomberie couvraient le clapotis de la fontaine.

Geneviève entra avec tout le parfum de la jeunesse, et sourit.

La vieille tante écarta les mains d’admiration, en la voyant transformée.

— Oh ! dit-elle, pourquoi t’es-tu faite si jolie ?

— Embrasse-moi, tante !

Geneviève courut au fauteuil.

Quand elle releva la tête, sa tante la regarda avec un air si accablé qu’elle eut peur. Quelque chose chavira visiblement, dans l’eau sombre de ses yeux. Ce fut comme un naufrage de son espoir ébranlé mais que sa dernière prière avait redressé tout à l’heure.

Mlle Cloque lui appuyait les deux mains sur les cheveux, et, du pouce, relevait tendrement la mousse d’or de son front. La pauvre tante était plus malheureuse que la nièce. Il lui semblait que le monde allait s’écrouler, et que c’était elle-même qui donnait la chiquenaude fatale ; et elle s’épouvantait d’assister de si près, au supplice de sa chère enfant. Elle ne disait rien. Ce fut Geneviève qui eut le courage de demander :

— Dis-moi ce qu’il y a.

— Il n’y a rien ! il n’y a plus rien ! ma pauvre Geneviève ; il ne faut plus penser à… cela ; à lui, oui ma fille chérie, il ne faut plus penser à lui… tout est fini !…

Geneviève poussa un petit cri. Elle laissa tomber sa tête entre les genoux de sa tante. Elle était abasourdie ; elle ne songea même pas à demander pourquoi tout était fini ; elle sentait seulement le sol lui manquer, tout fuir, s’ensauver d’elle, les choses, les gens, en tous sens, dans une course folle qui la laissait isolée, avec une pente vertigineuse autour d’elle.

Presque aussitôt, elle pleura. Les sanglots secouaient la lourde masse de ses cheveux dans le giron de la tante qui fit comme elle.

Lorsque Geneviève s’essuya les yeux, elle aperçut par la fenêtre Loupaing qui regardait. Elle s’enfuit à l’autre bout de la chambre. Mlle Cloque ferma la fenêtre. Cet autre ennui tarit leurs larmes et elles commencèrent à pouvoir parler. Alors la tante raconta ce qui était arrivé.

Elle endossa elle-même les premières responsabilités. Elle dit à Geneviève que si son père avait vécu, il n’aurait pas laissé cette malheureuse liaison s’engager si avant, parce qu’il eût bien vu, lui, comme elle l’avait fait elle-même sans avoir le courage de s’arrêter, le défaut imperceptible mais dangereux de cette famille.

— Vois-tu, mon enfant, disait-elle, ce sont des gens qui donnent dans toutes les nouveautés. Je ne prétends pas qu’il soit nécessaire de rester perpétuellement encrouté ; il y a des innovations qui sont bonnes, mais il y a une chose qui ne change point, c’est l’honnêteté et c’est le respect de notre sainte religion. On ne transige point avec cela. Quand le moindre accroc se produit, tout se déchire. Sans doute, il faut être bon, et je n’ai point de haine pour les infidèles ; mais, cela n’empêche pas que si vous recevez tous les jours à votre table des personnes qui ne sont même pas chrétiennes, il y a des chances pour que la religion soit reléguée au second plan dans la maison. Est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’on t’a appris à admettre une chose pareille ?

— Non, tante.

— La religion au second plan, c’est la religion foulée aux pieds, et avec elle tous les principes, toute la morale. Après ça, c’est la débandade… Ah ! si j’avais su plus tôt le rôle que jouaient les Niort-Caen dans la famille ! Je me disais : ce sont des juifs, c’est vrai, mais ils ont laissé leur fille abjurer ; c’est déjà un bon pas de fait, et il y a peut-être possibilité de les ramener au bien, à la vérité ; ç’aurait été une belle tâche pour toi ! Mais, c’est tout le contraire qui arrive ; c’est le comte et la comtesse qui se laissent mener par le bout du nez et qui suivent ces juifs partout où il leur plaît de les mener. Je n’ose pas penser une pareille extrémité, mais je crains bien qu’ils aient perdu la foi ! Oui, oui, leur religion est toute extérieure, c’est facile à voir ; il n’y a qu’à regarder leur manière de vivre de plus en plus agitée et toute matérielle, tout entière livrée aux soins du corps, aux sports, aux plaisirs ou aux affaires…

Elle confessa qu’elle avait été fascinée par ce que cette union pouvait avoir de flatteur et de brillant. C’était une grande faiblesse, elle l’avouait. Elle ne savait pas qui avait pu lui mettre dans les veines ce penchant insurmontable pour le panache. « Ce n’est que l’ombre de ce qui est grand, mon enfant, il faut tâcher de ne pas confondre… »

Puis, elle raconta tous les incidents ; les insinuations des journaux ; l’attitude du comte, l’influence des Niort-Caen dans l’affaire de la vente des maisons de Saint-Martin. « Ce Niort-Caen, vois-tu, je ne le connais pas, mais je jurerais que c’est quelque suppôt de l’enfer, vomi pour notre perte, pour la ruine de tout ce que nous aimons !… Il agit en dessous ; on ne le voit pas ; c’est lui qui mène tout ! »

Elle dépliait la pile du Journal du Département ; elle lisait les articles à haute voix, ramenant ses lunettes sur les yeux ou les relevant sur le front. Elle dit même très franchement la belle prouesse de Marie-Joseph…

— Tu vois bien ! fit Geneviève, il n’est pas comme son père !…

Alors Mlle Cloque raconta l’entrevue qu’elle avait eue avec le sous-lieutenant, rue Rapin, d’où elle avait rapporté la certitude que l’héroïsme du jeune homme ne dépassait pas les limites d’une question d’amour-propre vis-à-vis des officiers de son régiment ; elle dit avec quelle facilité il avait accepté dès le lendemain les raisons ou les ordres de son père qui le menaçait de lui couper les vivres.

— Ce n’est pas un mauvais garçon ; il est bon et brave. Je ne doute pas qu’il ne soit capable d’accomplir de belles actions sur le champ de bataille ; mais le plus difficile, à mon avis, c’est de les accomplir, ces belles actions, sur le champ très terre à terre de la vie de chaque jour. Au milieu du feu et au son des trompettes, j’imagine que le plus poltron peut se couvrir de gloire ; mais c’est une autre affaire quand il s’agit de soutenir son honneur mordicus contre un papa qui vous menace de vous priver de votre argent de poche…

— Mais tante, tante, disait Geneviève entre deux sanglots, réfléchis aussi que c’était son père ; il faut se soumettre aux volontés paternelles…

— Non pas ! quand votre père vous ordonne de ne pas le défendre contre une odieuse accusation. L’intention du comte était bien évidente, il ne voulait pas que l’on soulevât une question d’honneur qui eût pu l’empêcher d’exécuter une opération financière avantageuse… Il a préféré laisser dire qu’il trahissait la cause de Saint-Martin dans un but intéressé. Et il n’a pas eu honte d’exécuter ouvertement ce qu’on l’accusait de préméditer… Oui, ma fille, je le sais depuis hier seulement, mais il faut que je te dise tout pour que nous soyons bien d’accord sur ce que nous avons à faire ; eh bien, le comte a acheté trois maisons dans le lot dont la société s’était rendue acquéreur ; trois maisons, j’en suis sûre, puisque la maison où est situé l’Ouvroir en fait partie ; c’est en allant acquitter le loyer entre les mains du notaire, en qualité de présidente, que j’ai su le nom de notre nouveau propriétaire. On l’ignore encore ; tu es la première personne à qui je le dis… Il les a eues à moitié prix de leur valeur. Cela va mettre du beurre dans leurs épinards ! D’un coup de main, il avait là de quoi compléter ta malheureuse petite dot, mon enfant !… C’est comme cela qu’on fait aujourd’hui.

Geneviève ouvrit ses yeux humides ; elle cherchait désespérément une occasion d’innocenter le comte. Sa tante la devina :

— Oui, oui, tu vas me dire que c’était dans un but excellent qu’il agissait en s’enrichissant de cette façon, et qu’il pensait à assurer le bonheur de son fils. On n’arrondit pas sa fortune aux dépens de l’église de Dieu ! Mieux vaut cent fois la pauvreté !… Ah ! ça, est-ce que ce n’est pas ton avis ?

— Si, ma tante, si, si, bien sûr ; mais… enfin, c’était donc bien, bien nécessaire, dis-moi, cette basilique ? Voyons ! puisqu’on construit tout de même une église ?…

Mlle Cloque leva les bras au ciel.

— Comment ! s’écria-t-elle, tu en es là ! C’est là que vous en êtes tous, aujourd’hui ! « Est-ce que c’était nécessaire ! » Mais sache donc, ma pauvre enfant, que tout ce qui s’est fait de plus beau et de plus grand dans le monde n’était pas nécessaire. Est-ce qu’il était nécessaire que Notre-Seigneur pérît sur la Croix ? Est-ce qu’il n’aurait pas pu nous sauver par un moyen plus simple, puisqu’il était tout-puissant ? Non, non ! Il a voulu nous montrer la beauté du sacrifice pour lui-même, sans utilité, sans autre but que de satisfaire un besoin secret que les hommes ont longtemps porté dans leur cœur et qui consiste à désirer faire bien, faire mieux, faire le mieux possible. Entends-tu ? jamais on ne fait assez bien, jamais on ne doit se dire même : « J’ai bien fait », parce qu’il y a mieux à faire. Regarde nos vieilles cathédrales qui ont été bâties à l’âge de la foi ; regarde leurs flèches qui montent, montent tout le temps qu’elles peuvent ; elles ne s’arrêtent que parce que tous les moyens leur manquent d’aller plus haut proclamer la gloire de Dieu. Aucune même n’est finie ; la foi est tombée avant que ces braves gens aient épuisé leurs dernières ressources ; qui sait jusqu’où ils seraient allés ? Voilà des exemples !… Ah ! aujourd’hui, ce n’est plus cela, non ! il s’agit, à l’heure qu’il est, de mesurer à un millimètre près ce qu’il est indispensable que l’on fasse, après quoi on l’accomplit ric-à-rac. Eh bien ! ma fille, tout ce qui est exécuté dans ces conditions-là est condamné d’avance et n’a ni vie ni durée, parce que le cœur n’y est pas. C’est lui qui anime tout. Quand il y est, on va sans compter. Voilà pourquoi si nous avions du cœur, on ne marchanderait pas à Dieu quelques pouces de terrain ; on ne lui dirait pas : « Avec tant de mètres carrés on va vous faire une petite église très convenable ! » Quant à ceux qui lui rognent son terrain pour s’y faire des maisons de rapport, non, mon enfant, non ! je le dis bien haut, ces gens-là n’auront jamais rien de commun ni avec moi ni avec les miens !…

Mlle Cloque s’échauffait. Sa nièce ne l’avait encore point entendue parler si haut. Elle marchait dans la chambre ; le plancher craquait, et, sur la commode, les flacons et les verres tremblaient dans les plateaux. En prononçant ses derniers mots, et comme pour leur donner la force d’un serment, elle avait frappé l’un contre l’autre deux livres de piété reliés en maroquin qui étaient posés sur la table du milieu ; l’un en retombant à faux avait bâillé et laissé échapper une image et des petits papiers du Saint-Rosaire qui se mirent à voleter ; des porte-plumes avaient sauté dans l’écritoire.

Geneviève se pencha pour ramasser les papiers et l’image. Mlle Cloque fut un peu effrayée de son propre emportement.

— Ma pauvre Geneviève, dit-elle, j’ai tort de me mettre comme cela en colère, mais, vois-tu bien, il y a une chose que je n’ai jamais pu supporter, c’est la tiédeur, c’est ce qui est fait à moitié ; c’est ce qui n’est ni bien ni mal. Malheureusement c’est ce qu’on veut nous imposer aujourd’hui de tous côtés. Ah ! il avait bien raison, le grand homme qui m’a prédit un jour que nous entrions dans le règne de la médiocrité. Nous y sommes plongés jusqu’au cou ; nous y nageons à pleines eaux. On parle d’une beauté nouvelle ! « L’idéal Niort-Caen ! » tu vois ça d’ici ? Mais comprends donc que c’est de cette contagion que je veux te garantir. Ton père t’aurait parlé comme moi : je le connaissais bien, lui qui a, toute sa vie, sacrifié son bien-être à ses opinions. Il aurait préféré te donner à un aventurier qui s’en va avec sa seule bravoure planter les couleurs de son pays au fin fond de l’Afrique, plutôt que de t’assurer une sécurité établie à coups d’expédients. Je me suis laissée tromper, comme une vieille sotte ; que veux-tu ? C’est difficile de se faire à l’idée que nous ne vivons que sur des mots comme me l’a dit cent fois ce vieux sacripant de marquis qui aurait quelquefois raison s’il n’était pas un mécréant. Les Grenaille-Montconcour, c’était un si vieux nom ! Autrefois, un nom, cela signifiait quelque chose. Il y a toute une lignée de braves dans leur galerie… Le comte, un homme si bien, si distingué ! Le fils officier : avec celui de prêtre, où trouver un métier plus noble ? Mais il paraît qu’il n’y a plus ni noms ni métiers ; on dit que tout cela, c’est des mots qui ne garantissent plus rien ; il faut encore aller là-dessous trier les bons et les mauvais… Geneviève se redressa tout à coup. Elle crut avoir découvert un dernier argument qui lui semblait irrésistible :

— Mais enfin, ma tante, comment expliques-tu qu’ils soient venus me chercher, moi, qui ne suis pas riche, tant s’en faut ? Est-ce que ce n’est pas une preuve de désintéressement, ou tout au moins de la loyauté de ses… de leurs sentiments ?…

— C’est cela qui m’avait le plus touchée, ma fille ; c’est cela qui m’a fait donner tête baissée dans cette histoire ; mais aujourd’hui le monde est tellement bouleversé qu’il ne faut plus se fier à rien, à ce qu’il paraît… Je ne vais pas jusqu’à dire que le jeune homme n’ait pas été sincère, non, mon enfant, non ; je crois bien que c’est lui qui t’a distinguée spontanément, et j’ai même dans l’idée qu’il a trouvé au commencement un soupçon de résistance de la part de la famille, et cela à cause de ta situation modeste. C’est quelque temps après qu’il y a eu un brusque revirement et que la famille s’est montrée la plus disposée à la réussite du projet du fils. Qu’est-ce qu’il s’était donc passé ? Les raisons d’agir de ce monde-là sont tellement compliquées, il y a tant de mystère dans leurs dessous qu’on s’y perd. Mais il y a une chose à laquelle il faut penser, mon enfant, c’est que l’argent n’est pas la seule richesse, et il est assez curieux de voir que ce sont les gens qui font le plus les malins, qui sont les premiers à reconnaître cette vérité de tous les temps. Ta dot n’est pas grosse ; mais on sait ce que tu vaux par toi-même ; on sait comment tu as été élevée, la bonne renommée que tu t’es faite au couvent ; on sait aussi la belle droiture de ton pauvre père ; ta mère est morte bien jeune, mais tous ceux qui l’ont approchée ont reconnu quelle sainte femme c’était… Tout ça vaut bien un peu d’argent !…

Retiens ceci, c’est que, si nous devons être humbles de cœur comme Notre-Seigneur nous le recommande, il ne faut pas tout de même être à plat, nous autres pauvres, devant ceux qui ont la puissance de la richesse, ni nous estimer trop heureux, parce qu’ils daignent nous apprécier. En nous demandant d’unir notre sort au leur, ils y trouvent quelquefois leur compte…

Mlle Cloque était retombée dans son fauteuil. Geneviève était venue s’asseoir auprès d’elle, les coudes sur le bras du vieux siège de cretonne, et se tamponnant des deux mains les yeux avec son mouchoir.

— On étouffe… dit la tante. Elle rouvrit la fenêtre.

En face, à travers le magnolia, Loupaing était toujours là qui regardait. Geneviève surprit la douleur et le dégoût qu’éprouvait la malheureuse à ce perpétuel espionnage. Elle connaissait les doux projets de retraite de sa tante, aussitôt le mariage accompli. Et, une idée imprévue, un argument suprême, lui monta, du fond de sa nature de femme. Elle dit avec un gros soupir :

— Alors tante, te revoilà encore pour longtemps avec ce vis-à-vis-là ?… puisqu’il n’y aura rien de changé…

Mlle Cloque leva les yeux sur elle. Elle comprit tout à coup l’inanité des raisonnements auxquels elle avait recours pour convaincre cette petite fille qui aimait. Au moment où elle la croyait rendue, voilà qu’un sourd instinct de finesse féminine s’éveillait en elle et qu’elle essayait de tenter la pauvre vieille dans son goût d’un entourage pieux et tranquille, qu’elle essayait de la flatter dans ce qu’elle avait d’innocente sensualité !

Par cette enfant ignorante et naïve, la ténacité, l’aveuglement et la sombre puissance de l’amour étaient révélés à la vieille Mlle Cloque. À soixante-dix ans, elle trembla comme avait fait déjà Geneviève en recevant la rose de la main de Marie-Joseph ; et elle eut peur comme à la présence soudaine d’un ennemi plus redoutable qu’elle n’en avait jamais imaginé.

— Geneviève ! dit-elle.

— Tante ?

— Geneviève ! tout ce que je te dis, c’est comme si je chantais !…

La jeune fille sans répondre se laissa retomber à genoux, se cachant la figure contre la jupe de sa tante, et ses sanglots reprirent de plus belle. Peu à peu, entre les spasmes qui la secouaient, et tout en mâchonnant son mouchoir humide, elle tâchait d’articuler quelques mots :

— Non !… non !.. ne crois pas ça… tante ! je t’aime bien, va !… Si tu savais !… tu as raison, tante… oui, oui… je suis sûre que tu as raison… Je comprends bien, va, tout ce que tu me dis. Ah ! si tu savais !…

— Mais si je savais quoi ? Voyons, ma chère enfant ; quoi ?

— Je ne sais pas ! je ne sais pas !…

Et Geneviève secouait entre les genoux de la tante, la masse épaisse de sa chevelure blonde.

Elle faisait signe : « Je ne sais pas ! je ne sais pas ! » et elle mordait, mangeait son mouchoir pour ne pas crier.

À un mouvement que fit Mlle Cloque pour refermer la fenêtre, Geneviève ouvrant les yeux, lui vit une figure si désespérée que ces mots lui sortirent du cœur avant même qu’elle eût voulu les prononcer :

— Tante, je ferai ce que tu voudras !

— Tu me promets d’être raisonnable ?

— Je te le promets.

Mlle Cloque était résolue à ne pas laisser traîner les choses. Sa décision de rompre était irrévocable et elle voulait éviter le retour de scènes aussi pénibles. Elle redressa doucement Geneviève, la mit debout, l’embrassa. Puis elle alla prendre dans le buvard qui était sur la table du milieu une lettre déjà sous enveloppe et à laquelle il ne manquait plus que de mettre le nom et l’adresse.

— Mon enfant, dit-elle, je n’ai pas voulu agir d’une manière définitive avant de te prévenir ; mais puisque tu m’as promis d’être raisonnable, je suis d’avis qu’il ne faut pas remettre à demain ce que nous devons faire aujourd’hui. Voilà une lettre que j’adresse à M. le comte… Tu peux la lire. Nous n’avons pas à le dégager d’une parole qui n’a pas encore été prononcée officiellement : je le prie seulement de ne pas donner suite « à un projet qui nous avait souri, mais que Dieu n’eût pas béni, je le crains, puisqu’il n’admet pas deux poids et deux mesures, alors que nos familles ont prouvé qu’elles n’usaient pas de la même balance pour peser les choses les plus essentielles de ce monde ». Je vais écrire l’adresse. Nous irons la jeter à la boîte après le dîner. Cela nous fera une petite promenade…

Geneviève, les larmes taries, lut la lettre sans un nouveau signe d’émotion, et la rendit à sa tante qui l’embrassa de nouveau.

— Merci, mon enfant, lui dit-elle, tu es courageuse, je te reconnais bien là. Si ton père te voyait, il serait content de toi. Sois comme lui toujours ; il n’a connu que son devoir ; il lui a tout sacrifié.

Elles restèrent sans presque plus rien dire. Après la secousse violente, elles étaient relativement apaisées. On ouvrit encore une fois la fenêtre sur le jardin. Les parfums du soir commençaient à monter. Il venait d’épaisses bouffées des fleurs du magnolia grêle. De temps en temps, Geneviève se mouchait ; et des restes décroissants de sanglots lui donnaient comme un petit hoquet. Les bruits de la scierie et de la plomberie étaient tombés. On ne voyait plus personne chez Loupaing. Geneviève se pencha à la fenêtre :

— Il est là-bas qui arrose, dit-elle.

— C’est l’heure du dîner, fit Mlle Cloque, nous allons le trouver en bas.

Mais elles dînèrent vite sans s’occuper beaucoup de cette brute. Le jet de la lance contre les fusains venait par moments s’éperler en gouttelettes jusque sur le pas de la porte entr’ouverte. Par deux fois même la petite pluie fine frappa les vitres. Mais ce fut à peine si on tourna la tête. On eût dit que la lettre à mettre à la poste les brûlât. L’une et l’autre, pour des raisons diverses, avaient la même hâte d’en finir. Sans qu’elles y fissent aucune allusion, tous leurs mouvements semblaient combinés en vue de cette même action à accomplir. La tante la considérait comme une fin, une conclusion définitive à la période d’inquiétude et de tergiversations qu’elle venait de traverser. Qu’est-ce donc qu’y voyait la nièce pour désirer ainsi l’achèvement de ce qu’elle redoutait le plus ? Qui sait jamais ce qui se passe dans les jeunes têtes ? La logique ne les gouverne point, et elles n’ont pas le sentiment de l’irrévocable.

Il était encore presque jour quand elles sortirent, mais quelques femmes de la rue de la Bourde étaient déjà installées aux portes pour prendre le frais. Celles qui connaissaient Mlle Cloque lui adressaient un signe de la tête ; et toutes, sans distinction, se poussaient le coude en se montrant Geneviève :

— La demoiselle à Mlle Cloque est arrivée…

On tournait soit à droite, soit à gauche de la vieille église Saint-Clément en ruines et servant de halle au blé, pour atteindre l’entrée de la rue Saint-Martin. Là, au coin d’un magasin de quincaillerie, il y avait une boîte aux lettres. Mlle Cloque tenait la lettre à la main sous son mantelet. Arrivée devant la boîte de fer, elle s’approcha de tout près, car elle n’avait pas de bons yeux, pour voir la fente ; et elle y glissa l’enveloppe. Puis elle passa le doigt tout le long de l’étroite ouverture et donna un petit coup sec au flanc de la boîte, parce qu’elle n’avait pas entendu tomber la lettre. Ce fut tout. On continua son chemin.

— Nous allons plus loin ? demanda Geneviève.

— Qu’est-ce que tu dirais d’une petite prière à Saint-Martin ?

— Je veux bien.

— J’y vais quelquefois le soir, parce qu’il n’y a personne. C’est ce Frère surtout que je tiens à éviter depuis les événements, car il a montré un cynisme dans toute cette affaire !…

Et elle apprit à Geneviève qui n’écoutait qu’à demi, le rôle de plus en plus important qu’avait joué le Frère Gédéon dans la propagande en faveur du Chalet Républicain, et l’extension croissante de sa boutique de librairie, en concurrence avec cette pauvre petite dame Pigeonneau qui était demeurée, elle, si « bien pensante » au milieu des sollicitations des différents partis.

La rue s’allongeait devant elles sous la nuit tombante, et dans la partie la plus éloignée qui inclinait un peu vers la droite au delà du magasin Pigeonneau, les petites lumières jaunes des becs de gaz naissaient une à une en se rapprochant. Les deux hautes tours de l’ancienne basilique étaient déjà noyées dans l’ombre. La maison de blanc de Rocher, le franc-maçon, fermait sa devanture à grand bruit. Mlle Cloque cita à sa nièce les maisons où « l’on n’allait plus… »

Elles tournèrent à la rue Descartes et entrèrent à la chapelle provisoire. Le guichet du Frère bleu était fermé et sans lumière. Elles poussèrent la porte de cuir rembourré, avec le léger frémissement aux épaules qu’ont les femmes vraiment pieuses et qui vont passer quelques minutes en prière devant Dieu.

Il leur fallut tâtonner pour se diriger dans l’obscurité de l’intérieur. Deux bougies seulement étaient allumées du côté de la chapelle de la Vierge, et tout au loin, dans le grand trou noir du chœur, clignotait la lampe au feu couleur de groseille. Les grandes baies aux vitres blanches ne laissaient plus tomber qu’un jour malpropre qui semblait se réfugier contre les murs plaqués de marbre.

Elles s’agenouillèrent dès les premières chaises venues et s’absorbèrent, les mains sur les yeux. Mais un bruit venu de la chapelle de la Vierge leur fit aussitôt relever la tête, et il fut facile de reconnaître la voix bien timbrée du Frère Gédéon qui parlait assez durement à des gamins rangés autour de lui. Presque au même instant éclata un chœur de voix aigres soutenues par le Frère dont le bras rythmant le chant passait et repassait à grands coups devant la flamme d’une des bougies.

— Il exerce les enfants pour la fête de l’Assomption, chuchota Mlle Cloque à l’oreille de Geneviève.

Le bras vigoureux du Frère semblait marteler chaque mot du cantique à la Vierge, qui arrivait pointu comme le vinaigre, mais très nettement articulé :


De Marie-e
Qu’on publie-e,
Et la gloire et la grandeur !…


Puis, après un sourd bougonnement du Frère penché sur les petites têtes, on le vit se redresser, et il entonna, lui tout seul, un autre cantique, pour leur donner le ton :


Le Saint Nom de Marie-e
C’est le nom le plus beau,… etc.


Les enfants reprirent avec lui ; mais cela allait tout de travers ; il les interrompit et recommença seul, patiemment. Aucun progrès n’étant sensible, il se fâcha. Il les cognait sur les cheveux, sans leur faire grand mal, avec une petite baguette de bois qu’il avait à la main. Dans un mouvement un peu vif, il atteignit une des bougies qui se renversa. Les gamins furent saisis d’un fou rire. Il leur lança :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en ! que je ne me mette pas en colère !…

Toute la marmaille s’enfuit pêle-mêle au travers des chaises, butant, tombant, se relevant avec des cris étouffés. Malgré les culbutes, en un clin d’œil ils avaient atteint la porte de sortie. Alors on entendit le Frère leur crier très fort :

— Et que j’en pince un qui sorte sans faire son signe de croix !…

Dans l’ombre où leurs yeux s’accoutumaient, Mlle Cloque et sa nièce distinguèrent la grappe de cette dizaine de bambins, chacun suspendu par un bras au bénitier ; elles entendirent le gargouillement de l’eau et virent les enfants se signer d’un geste grand comme eux.

Puis le Frère se disposa à traverser la chapelle, sa bougie à la main.

« Mon Dieu ! soupira Mlle Cloque, il va nous voir ; j’aurais pourtant préféré l’éviter… »

Il s’avançait, protégeant la flamme d’une main. La lumière qui donnait en plein sur son visage, avivait le bleu cru du rabat. Il fit un mouvement en reconnaissant Mlle Cloque qui le fuyait depuis plusieurs semaines, ce qu’il savait très bien. Il n’hésita pas un instant ; il s’arrêta et dit :

— Comment ! c’est vous, mademoiselle ; vous avez donc été malade ?…

Il fit un salut très digne à la jeune fille, et, vivement, sans attendre la réponse de l’ancienne fidèle de Saint-Martin, qu’il soupçonnait devoir être glaciale, il ajouta :

— Il faut que je vous montre une pierre provenant de la première des Basiliques élevées sur ce sol même, dite Basilique de Saint-Perpet ; c’est du ve siècle… Les fouilles donnent des résultats merveilleux !…

Mlle Cloque prise immédiatement au siège de sa plus brûlante curiosité, demanda :

— On a donc commencé les… travaux ?

Le Frère jugea habile de ne pas l’incommoder par une réponse affirmative.

— Oh ! dit-il, d’un ton dédaigneux, toujours des fouilles, vous savez…

Et il glissa confidentiellement :

— Il y a quelques petites pierres vénérables que l’on m’a permis de vendre !…

— Ah !…

— Je ne veux pas, vous comprenez, qu’elles tombent entre les mains du premier venu. Je me disais justement : « Quel dommage que Mlle Cloque ne passe pas par chez nous !… » Je vais vous faire voir les plans qu’on a déjà pu lever… Vous y touchez du doigt les trois basiliques superposées ; c’est net comme le fond de l’œil… Je vous attends à la sortie.

Et il gagna sa boutique avant que Mlle Cloque eût eu la possibilité de placer une réflexion. Elle demeura très ennuyée d’être ainsi prise au piège. Plus moyen de sortir sans passer devant le Frère qui l’attendait. Et ce qu’il lui avait proposé l’intriguait. Fort au courant de la question de Saint-Martin, elle savait parfaitement que les premières fouilles effectuées sous le sol de la chapelle provisoire, et arrêtées déjà depuis long temps, n’avaient pas permis de se rendre un compte exact de cette fameuse hypothèse des trois basiliques successives, selon M. le chanoine Beauséjour, ou des six basiliques selon l’architecte diocésain. Si l’on avait pu dresser de nouveaux plans, si clairs, n’était-ce pas que les travaux avaient repris en dehors de la chapelle, travaux non plus seulement de fouilles, cette fois, mais préludes de la construction hybride, de l’objet de l’aversion des basiliciens ?

— Allons ! dit-elle à sa nièce, en se levant ; viens voir cela, mon enfant ; il faut en passer par là…

Elle ne put dissimuler sa surprise en trouvant la boutique du Frère considérablement modifiée. Au lieu des trois ou quatre tiroirs pour les chapelets et les médailles qui constituaient autrefois avec les feuilles du Saint-Rosaire et les Annales de la propagation de la Foi, le petit fond commercial du Frère Gédéon, c’était aujourd’hui un étalage de rayons bondés d’ouvrages brochés et répandant l’odeur de la menuiserie fraîche. On n’avait même pas eu le loisir de peindre ; cela sentait son provisoire, comme une maison qui se lance et qui n’attend que le terme pour élargir ses murs. Et il y avait à même le sol une demi-douzaine de ces hautes boîtes noires, à coins cuivrés, où les commis-voyageurs enferment en un étroit espace de quoi monter des magasins On avait aussi établi plusieurs étagères volantes portant un nombreux choix de statuettes en biscuit ou en nickel, la plupart enveloppées encore dans les chemises de papier de soie.

Le Frère Gédéon était assis sur une de ces fécondes armoires à pacotille ; un trousseau de clefs suspendu par l’anneau au petit doigt, il rangeait sur la plate-forme des autres boîtes une série de pierres informes sur chacune desquelles il avait fixé préalablement des étiquettes en papier gommé.

En présence de tout cet appareil commercial, Mlle Cloque n’eut qu’une idée qu’elle ne put retenir :

— Ah çà ! mon cher Frère, s’écria-t-elle, savez-vous que Notre-Seigneur chassa les vendeurs du temple ?

Le Frère la regarda derrière ses lunettes, et l’on vit l’arc de son nez éprouver sa flexibilité :

— C’est un sujet que j’ai là en chromolithographie à quarante-cinq centimes sans le cadre, reproduction fidèle d’un tableau célèbre…

Et il désignait du doigt l’étage d’une des boîtes noires qui scandalisaient Mlle Cloque. D’ailleurs, il poursuivit, sans perdre de temps, et en présentant un des cailloux à la lumière :

— Voici de la Basilique de Saint-Perpet ; voici de la Basilique d’Hervé ;… enfin voici un morceau qui provient certainement de la Basilique qui était debout à la fin du siècle dernier…

— Celle qui a été brûlée par les mains des révolutionnaires !… dit Mlle Cloque d’un air sarcastique.

— Elle a été détruite en 1802, dit le Frère, sans souligner davantage la réfutation que comportait cette date.

Ils discutèrent sur les constructions élevées par Saint-Perpet et par Hervé. C’étaient des thèses et des hypothèses dont les journaux locaux étaient remplis depuis des mois.

— Mais les plans ? dit Mlle Cloque.

Le Frère tint à lui mettre de côté une des pierres, moyennant cinq francs, avant de lui montrer les plans.

Enfin, il tira de derrière un casier une immense feuille de papier bristol qui produisit comme une imitation d’un bruit d’orage, au milieu du silence. Mlle Cloque prit elle-même la bougie et se baissa sur les grosses lignes bleu, rose et rouge brique, sur les tronçons de courbe, aussi de couleurs variées, qui se rejoignaient en se superposant sur le plan :

— Voyons ! dit-elle, voici la rue Descartes, voici la chapelle, voici la limite de l’emplacement de la chapelle provisoire… C’est écrit en toutes lettres… Voici le sol occupé par la maison de M. le Chapelain… Eh bien ! mais ! dit-elle, sur le ton d’une inquiétude croissante, comment a-t-on pu lever le plan de toute cette partie-là qui se trouve sous la maison du droguiste ?

— Mais ! dit le Frère, en jetant par terre la moitié de cette maison… tout ce qui donnait sur la cour, par derrière…

— Ah ! ah ! la moitié de la maison est par terre ! c’est cela que vous appelez de simples fouilles ! mais on est tout bonnement en train de nous démolir ! c’est commencé, votre construction de la nouvelle église ! voilà la preuve que c’est commencé !… La moitié du droguiste est par terre ! dit-elle en se retournant vers Geneviève, et on a déjà retourné le sol, puisqu’on a pu dresser ces plans-là !… Voilà où nous en sommes, ma pauvre fille…

Elle était reprise d’une sainte colère, comme si cette fatale échéance la surprît encore, mal gré toutes les confirmations successives qu’elle avait eues de l’adoption définitive du projet moyen. Jamais, jamais, elle ne cesserait d’espérer la reconstruction de la Basilique.

Sans s’émouvoir, le Frère Gédéon replaça sa feuille de bristol derrière le casier. Il s’excusa d’avoir laissé tenir la bougie à Mlle Cloque et revint à ses pierres :

— Vous n’en prenez qu’une ?… C’est tout ce qui restera des fameuses basiliques de Saint-Martin !…

Mlle Cloque, exaltée, entendit résonner cette parole dont l’impudence lui échappa. Elle n’en retint que la triste réalité. Était-ce possible ? Dieu de Dieu ! Était-ce possible ? De ce monument trois ou quatre fois relevé de ses ruines au cours des siècles, et chaque fois pour resurgir plus grandiose, il ne subsisterait plus que ces quatre pierres qui pouvaient tenir dans sa poche ! ces quatre pierres… et puis le médiocre Chalet Républicain !

— Je les prends toutes ! dit-elle en happant de la main ces restes sacrés des époques de foi et d’héroïsme.

Le Frère les enveloppa l’une après l’autre, posément, dans du papier de soie ; même il dégarnit un petit saint Michel argenté, pour mettre une double enveloppe au morceau de Saint-Perpet qui était grumeleux. On n’entendait que le friselis du papier mince et sec.

— Mais, dit Mlle Cloque en ouvrant son porte-monnaie, c’est que je ne vais pas avoir assez d’argent sur moi pour vous régler cela…

Le Frère Gédéon achevait de lui faire un paquet du tout, et il le lui mit dans la main :

— Ah ! bien ! par exemple ! dit-il aimablement, j’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir !

Ces dames sortirent tristement, en reprenant pour rentrer, le chemin par où elles étaient venues. Neuf heures sonnaient au-dessus de leurs têtes, à la Tour de l’Horloge. En arrivant à l’extrémité de la rue Saint-Martin, elles virent le facteur qui faisait la levée de la boîte. La petite porte en était entre-bâillée, et Mlle Cloque distingua, malgré sa vue basse, qu’un gros tas de correspondance passait de la boîte dans le sac du facteur.

— Il y avait beaucoup de lettres, dit-elle, c’est pour cela que je n’avais pas entendu tomber la mienne.

Elles s’étaient arrêtées toutes les deux, un instant inappréciable, devant cette opération du facteur. Cela leur affirmait que la lettre était bien partie, qu’elle suivait son chemin. Mlle Cloque, ranimée dans son indignation contre le comte par la nouvelle du commencement des travaux exécrés, se félicitait de l’acte qu’elle avait enfin accompli aujourd’hui et qu’elle voyait se poursuivre et porter ses fruits par le voyage de cette enveloppe. Dans sa délicatesse, elle était seulement ennuyée que Geneviève fût rappelée à l’idée pénible pour elle, de la lettre, par la rencontre du facteur.

Mais Geneviève, prenant tout à coup sa tante par le bras et s’appuyant contre elle, avec l’attitude caressante et ardente qu’elle avait souvent :

— Tout de même !… tante, si ta lettre allait les faire changer d’opinion !…

Mlle Cloque faillit laisser tomber les quatre dernières pierres des Basiliques de Saint-Martin.


x

MARCHE LENTE


Mlle Cloque venait de faire construire un petit hangar formant abri au-dessus de la porte de la cuisine et pouvant contenir la provision de bois et une cage à poules. Il fallait bien tâcher d’améliorer cette maison, que cependant elle n’aimait guère, puisque les circonstances la contraignaient d’y faire un nouveau bail. Les frais d’un déménagement l’épouvantaient, car sa situation de fortune avait été aggravée par la conversion ; et, à prix égal, si elle eût pu éviter un odieux voisinage, elle n’eût trouvé qu’un simple appartement, ce qui, aux yeux du monde qu’il faut ménager quand on a une jeune fille, eût été déchoir.

Hélas, les amitiés s’égrenaient une à une au tour d’elle. Les esprits tournaient du côté du parti victorieux. La haute intransigeance de Mlle Cloque effrayait les âmes faibles, et jusqu’au sein même de l’Ouvroir, des défections inavouées étaient sensibles.

Elle passait les clous à Mariette pour qui c’était une joie que de suspendre sous l’appentis nouveau mille objets encombrants. Un bruit vint de la porte basse fermant le jardin sur la cour du plombier, et Mlle Cloque et sa bonne purent reconnaître à travers le treillage, une longue femme qui s’avançait, l’œil vif et le teint animé, méconnaissable ; c’était la Pelet.

La Pelet venait chez Mlle Cloque avec autant d’aisance que si rien ne se fût passé entre elles, et bien qu’on ne l’eût plus revue depuis trois mois. Elle se mit aussitôt à parler sur un ton gaillard. Elle émettait les idées les plus décousues.

— Voulez-vous bien vous sauver ! fit Mariette en brandissant le marteau qu’elle tenait à la main.

Mlle Cloque, charitable, allait implorer pour la pauvresse.

— Vous ne voyez pas, dit Mariette, qu’elle vient de chez Loupaing qui fête son élection ? Ils l’ont fait boire ; elle est saoûle comme une bourrique…

— Est-ce possible ? soupira Mlle Cloque.

— Encore bien heureux si ce n’est pas lui qui l’envoie !…

— Oh !…

Mais, la Pelet, qui effectivement sentait le vin, reprit par cœur la louange du nouveau conseiller municipal, qui lui avait si mal réussi lors de sa dernière visite. Elle la colportait partout depuis lors ; elle avait contribué au succès de Loupaing et venait de toucher sa récompense.

Mlle Cloque la poussa doucement jusqu’à une chaise, car elle titubait.

— Croyez-vous, dit Mariette, que ça ne mérite pas la damnation ?

La Pelet, un peu calmée, après le premier flot de paroles, marmottait sur sa chaise :

— Nous la tenons, il l’a bien dit, oui, nous la tenons, de ce coup-là, la fraternité universelle !… Fallait un homme… le voilà ! Le fait est qu’il est bâti… et râblé… Mais qu’est-ce que je dis donc là, bonne Sainte Vierge ! devant cette chère demoiselle qui est confite en dévotion ?… Vous m’avez mise à la porte, je le sais : c’est une faute, c’est pas diplomate — on me l’a dit, c’est pas moi qui le dis, — ça ne fait rien, je ne suis pas rancunière pourvu qu’on prenne soin de mon malheureux corps… Eh pardi ! c’est toujours les entrailles qui sont d’un chétif !… Elles ne veulent rien garder, ça je peux le dire, mademoiselle Cloque : figurez-vous un caniveau où on passerait le balai à toute heure… Ça n’empêche pas que si c’était un effet de votre bonté, j’aimerais bien que vous me donniez à boire !…

La bonne et sa maîtresse levaient les mains et cherchaient un moyen de dégriser la misérable.

Elle continuait, hypnotisée par celui qui venait de décréter, en buvant, la fraternité universelle :

— Oh ! il est fort, celui-là ; il ira loin, à présent que le voilà un pied dans l’étrier. Il y a de l’avenir pour les travailleurs… Faut pas faire la bégueule, entendez-vous bien ! et, quoique son beau-frère ne soit qu’un gâcheur de plâtre…

Mariette haussa les épaules en reprenant son marteau :

— Bon ! dit-elle, voilà le plâtrier à présent ! priait qu’il était aussi de la réjouissance… C’est le frère à Mme Loupaing…

— … Qu’un plâtrier, oui ! — vous ne pourrez toujours pas dire qu’il n’a pas les mains blanches… ah ! ah !.. — Eh bien ! quand il viendra, cet honnête homme, vous dire qu’il trouve votre demoiselle à son goût…

Les deux femmes se retournèrent d’un seul bond, comme si on avait profané devant elles le Saint Sacrement.

— Allez-vous-en ! dit Mlle Cloque, allez-vous-en ! Je vous défends de prononcer le nom de ma nièce…

Elle dut arrêter du bras Mariette qui allait lui casser la tête avec son marteau. Elles la relevèrent à elles deux et la conduisirent dehors. La Pelet avait peut-être eu peur. Elle semblait dégrisée tout à coup. Elle s’éloigna en demandant pardon ; elle se retourna plusieurs fois, dans la petite allée, et murmura des excuses si humbles que Mlle Cloque regretta sa violence et faillit rappeler la vieille. Mais elle craignit que Mariette ne lui fît un mauvais sort.

Toutes les deux continuèrent, tristement, en plantant leurs clous, et sans tenir compte des divagations de la Pelet, à déplorer l’élection scandaleuse de Loupaing. Il avait eu cent cinquante voix de majorité sur son adversaire, un ancien maire de Tours sous l’Empire, et qui se présentait avec l’étiquette de conservateur.

— C’est le gâchis, dit Mariette.

— Dieu veut nous éprouver, dit Mlle Cloque.

Mariette hésita, tourna sa langue. Enfin elle lâcha :

— Mademoiselle !…

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— … Ah ! tant pis, mademoiselle, faut que je vous dise !…

— Mais dites donc !

— Eh bien ! c’est toujours rapport à Loupaing… faut vous méfier de cet homme-là, il vous fera du mal. Voulez-vous savoir ce qu’il a dit ?… Il a dit qu’il attendait vos compliments pour son élection, avant que le soleil soit couché !…

— Mes compliments pour son élection ! s’écria Mlle Cloque, mais il est fou !…

— Voilà ce qu’il a dit. Mademoiselle sait bien que c’est aujourd’hui qu’elle va lui payer son terme… Faudra bien que mademoiselle lui cause…

Mlle Cloque haussa les épaules en soupirant :

— Et ce n’est pas tout ça, mademoiselle, c’est que si vous ne faites pas ce qu’il a dit, cet homme-là est capable de tout !… « Quand je me mets à ma fenêtre, à la fraîcheur, — écoutez bien ce qui est sorti de sa bouche. — et que je regarde autour de moi, je n’aurais-t-il qu’un œil, je veux que tous les gens que je vois soient des amis. » Voilà ses paroles exactes !

— Ah ! ça, mais, Mariette, qui est-ce qui vous avertit si bien de ce qui se passe chez Loupaing ?

Mariette leva une épaule sans répondre.

— Je parie que vous avez encore été bavarder !

La vieille bonne cognait sur un clou à tour de bras.

— Mais dites-le moi ! avouez-le, au moins : Vous avez encore été bavarder !…

Mariette bégaya sans regarder sa maîtresse et en lui prenant un clou dans la main :

— Des fois… des fois, bien sûr que je leur ai parlé, comme ça, en passant, par hasard. Mademoiselle ne se rend pas compte de ce qui est possible et de ce qui n’est pas possible…

On sonna à la porte de la rue de la Bourde, ce qui évita à Mariette un abatage !

— Allez donc ouvrir, tenez ! ce doit être Geneviève qui revient avec les demoiselles Houblon.

Mais, au lieu de Geneviève et des demoiselles Houblon, on vit venir par la petite allée sablée M. l’abbé Moisan, chapelain de Saint-Martin. Il tenait d’une main son parapluie et son bréviaire entr’ouvert d’un doigt marquant la page, et de l’autre son chapeau, car il aimait marcher tête nue. De chaque côté de sa bonne figure placide, on voyait trembloter ses bajoues.

— Bonjour, Mademoiselle, lança-t-il de loin, d’une voix grasse où l’on croyait toujours entendre comme la résonnance d’une voûte d’église, et qui exerçait une mystérieuse onction sur les fidèles.

— Monsieur le chanoine… prononça Mlle Cloque avec une fine intonation soulignant le titre honorifique.

Il étendit la main, en fermant les yeux, comme pour signifier : « n’insistez pas… »

M. le chapelain de Saint-Martin avait été nommé chanoine honoraire, le jour même où les démolisseurs avaient attaqué la maison qu’il occupait à côté de la chapelle provisoire. On savait son goût prédominant pour le repos et pour une calme demeure où l’attachaient de longues habitudes. Aussi cette distinction — d’ailleurs bien due à ses mérites, — était-elle venue à propos pour arrêter la grimace que l’abbé Moisan commençait de faire au Chalet Républicain qui le dérangeait. Elle l’avait soudain rendu raisonnable, et, lui qui souriait si complaisamment jusqu’ici aux révoltes de Mlle Cloque, il venait aujourd’hui, à l’instigation, il est vrai, des Grenaille-Montcontour, lui apporter des paroles de conciliation et de paix. Il s’agissait non seulement d’essayer de faire revenir la tante de Geneviève sur la rupture dont le bruit, répandu, avait vivement blessé cette famille, mais encore d’éviter les manifestations hostiles que préparaient à grand bruit les quelques Basiliciens pour la fête de Saint-Martin qui tombe le 11 novembre. Dans le fond, un attrait secret motivait sa visite, comme toutes celles qu’il faisait à sa pénitente, et c’était l’espoir d’une partie de piquet.

Ceci, il ne l’avouait pas ; une pudeur l’empêchait de demander à jouer ; il épiait une occasion et, en la saisissant aux cheveux, découvrait maladroitement sa rouerie. Il parla d’abord de Geneviève :

— Cette pieuse enfant, partout où elle va, est un objet d’édification. On dit qu’elle unit les qualités d’une maîtresse de maison aux plus précieuses vertus morales. Quel dommage que cette union…

— Je ne regrette rien ! déclara vivement Mlle Cloque.

— Si vous ne regrettez rien, il n’en est pas de même pour l’autre partie, Mademoiselle, je vous prie de le croire. M. le comte et Mme la comtesse, pour ne parler que de la famille, ont été bien durement éprouvés par votre détermination.

— Je sais, je sais ! M. d’Aubrebie qui fait exprès, — on le dirait ma foi ! — de fréquenter plus que jamais ces gens-là depuis que je ne les vois plus, s’est chargé de me rapporter leurs insistances. Ils ont été vexés de voir une malheureuse comme moi, abandonnée de tous, faire fi de leurs gracieusetés. Ce n’est pas à nous qu’ils tiennent aujourd’hui, c’est à repriser l’accroc de leur amour-propre. Peut-être aimeraient-ils un retour de ma part pour se donner l’agrément de le repousser ? Je reconnais que tout ce qui était humainement possible pour me faire revenir sur ma décision, ils l’ont fait… sauf une chose : c’est de changer leur opinion et leur manière de vivre.

Le nouveau chanoine éprouvait de la timidité à défendre l’opinion des Grenaille-Montcontour à laquelle il avait fait grise mine jusqu’à présent.

— Leur… manière de vivre, dit-il ? leur manière de vivre peut se modifier…

Mlle Cloque le regarda d’un air incrédule.

— Sans doute, continua l’abbé. Ne disait-on pas que cette famille alliée… la famille Niort-Caen, pour tout dire, était grandement responsable du ton qui règne chez eux ?…

— Eh bien ! cette famille, elle n’est pas morte, que je sache ?…

— Non, mais on parle… vous ne l’avez donc pas entendu dire ?… on parle… d’un… divorce !…

La sainte fille sauta de son fauteuil :

— Un divorce ! s’écria-t-elle, et c’est ce scandale que vous venez me proposer pour m’attendrir ! monsieur l’abbé, voyons ! vous n’y pensez pas ! Comment ! c’est vous qui me dites cela ? Mais, fit-elle, en voyant entrer M. d’Aubrebie qui venait à son heure habituelle, mais, un méchant parpaillot comme le marquis ne dirait pas pis !…

— Cependant, Mademoiselle, quand il s’agit d’expulser la brebis…

— … Galeuse ! acheva le marquis, en refermant la porte. Mais d’abord il n’y a plus de brebis galeuse de nos jours, pas plus qu’il n’y a de lépreux, et précisément pour la bonne raison que l’on n’expulse plus : on soigne ; on traite ; on s’accommode avec le mal ; il vous livre ses secrets et on le guérit. On n’arrache plus les dents, on les remet à neuf. Si, au lieu de révoquer l’édit de Nantes, cette vieille bête de Louis…

Il s’arrêta et sourit en voyant toute la personne de sa vieille amie s’enfler déjà, comme une soupe au lait :

— Tout beau ! tout beau ! dit-il, avec un geste apaisant de la main, j’ai surpris le vilain mot de divorce en entrouvrant la porte, laissez-moi vous rassurer : ce divorce n’aura pas lieu.

— Mais enfin ! dit Mlle Cloque, « il aura lieu », « il n’aura pas lieu »,… il y a donc un motif tout au moins ?

— Curieuse ! fit le marquis. Et, avec une affectation de plaisanterie : puisque monsieur le chanoine a tant fait que de commencer ce chapitre, nous aurons l’honneur de l’entendre nous en exposer lui-même les péripéties…

L’abbé Moisan se récria :

— À vous, monsieur le marquis, à vous !

Mlle Cloque fit remarquer :

— Est-il bien nécessaire d’entrer dans des détails ?

— Oui, dit le marquis, car autrement, ma bonne amie, vous ne dormiriez pas de cette nuit, en vous épuisant à les imaginer. Samedi dernier, la belle Rachel…

— Qui ça, la belle Rachel ?

— Mais la jeune Mme de Grenaille-Montcontour, la juive ! Je vois décidément qu’il faut vous mettre les points sur les i. La belle Rachel, disais-je, suivant une chasse à courre dans la forêt d’Azay se perdit…

— … Corps et biens ! lâcha l’abbé.

— Ce n’est pas encore le cas de le dire, monsieur l’abbé, vous allez plus vite que les piqueurs. Rachel perdue, on la cherche, on l’appelle. C’est en vain. Elle ne vient pas au déjeuner servi sur l’herbe au lieu dit la Croix-du-Rond. On s’inquiète, on songe à l’étang qu’ont grossi les pluies dernières. On y court, on reste un quart d’heure devant cette eau saumâtre et profonde qui recouvre peut-être Rachel sous sa tranquillité perfide…

— Il fallait plonger au lieu de perdre du temps, observa Mlle Cloque.

— Mais on venait de déjeuner, ma chère amie.

— Et son mari ? Est-ce que ce n’était pas son devoir de retrouver sa femme avant de déjeuner ?

— Justement, son mari n’assistait pas à cette chasse, ayant été retenu, le matin, par une de ces migraines inopinées auxquelles il est sujet. Bref, au lieu de courre le cerf, on passa la journée à la recherche de la malheureuse jeune femme. Vers quatre heures, la comtesse, suivie du capitaine de Champchevrette, atteignait, épuisée, une ferme de maigre apparence, nommée la Ménardière, près de la lisière de la forêt. « Entrons là, dit-elle au capitaine, nous y prendrons un bol de lait. » L’endroit est clos de haies vives, les barrières sont fermées : « Il n’y a personne là-dedans » fait M. de Champchevrette. Il met toutefois pied à terre, enjambe une haie et court à la découverte à travers d’interminables plants de choux. Aucun bruit, pas un chien, pas une âme. Il heurte la porte à clairevoie de la cour ; il fait fuir trois poules effrayées, et remarque entre la clôture de bois barbelé d’une étable et le pas humide de purin, la rondelle rose d’un groin de porc. C’est tout. Il fait le tour de la maison, penché sur chaque fenêtre, les deux mains en auvent sur les tempes, l’œil écarquillé contre les vitres. Tout à coup, le voilà fixé à l’une d’elles avec la solidité de ces bougeoirs-appliques que vous connaissez et que l’on fiche contre les glaces à l’aide d’une sorte de petite ventouse en caoutchouc. Qu’a-t-il vu ? C’est une laiterie ; il y a des pintes de grès, des faisselles à fromages, une baratte à battre le beurre, et, contre un coffre de bois, Rachel de Grenaille-Montcontour, née Niort-Caen, se faisant hausser à portée de la bouche un grand seau de fer-blanc à demi plein du lait qu’on vient d’y traire !… Le tableau, paraît-il, était exquis. Un demi-jour venait de l’étable voisine où l’on apercevait la croupe de plusieurs vaches. Et cette jeune femme dont toute la personne est une volupté, comme chacun sait, la taille cambrée, la gorge tendue sous son corsage d’amazone, arc-boutée à deux mains en arrière contre le coffre, buvait avec ivresse une véritable rivière de lait !

— C’est bien innocent, dit Mlle Cloque.

— C’est la réflexion que se fait le capitaine de Champchevrette à qui, d’ailleurs, il suffit d’avoir reconnu Rachel et de l’avoir vue vivante pour n’insister pas davantage. Il ne songe pas à s’étonner qu’elle ait pu leur fausser compagnie depuis le matin pour venir ici se gorger de lait. Il court au-devant de Mme la comtesse. Il lui fait signe de loin : « Accourez, madame, accourez ! » Ses grands gestes d’allégresse tranquillisent déjà la belle-mère. L’air mystérieux du capitaine, dès qu’elle approche, et ses recommandations de « silence !… pas de bruit !… » la préparent à une surprise agréable. Enfin, c’est en souriant que la comtesse, relevant haut sa jupe, de la main qui tient la cravache, se plaque à la petite fenêtre de la laiterie…

— « Cognez-vous même contre les carreaux ! dit tout bas le capitaine ; mais ne la faites pas avaler de travers !… »

Ce fut ce pauvre Champchevrette qui faillit perdre la respiration. La comtesse se retourne vers lui d’un air féroce, elle brandit sa cravache et menace de lui en cingler la figure.

— « Ah ! c’est comme cela que vous vous payez ma tête !.. »

Le capitaine pare le coup, se relève ahuri, se remet à la fenêtre pour avoir avant tout le mot de l’énigme. Il regarde ; il veut pousser une exclamation : elle est étouffée dans sa gorge…

Dois-je continuer ?

M. l’abbé Moisan faisait une bouche en cul-de-poule, mais sa physionomie, si grasse, exprimait une indulgence absolue. Mlle Cloque avait soudain baissé les yeux, afin de ne dire ni oui, ni non. Le marquis se répondit à lui-même :

— Vous le voulez ! eh bien voici la scène dont furent témoins le capitaine de Champchevrette conjointement avec Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour par la fenêtre de la laiterie. Toujours adossée au coffre de bois, la belle Rachel qui venait d’absorber une nouvelle lampée, fermait les yeux et penchait la tête sur le côté pour la mettre au niveau d’un petit jeune homme…

— D’un petit jeune homme ! s’exclama Mlle Cloque.

— D’un petit jeune homme qui regardait avec convoitise la raie blanche demeurée entre les lèvres de la gourmande, et qui, s’étant approché, l’épongea soigneusement du fin bout de la langue…

— Assez ! s’écria Mlle Cloque, je ne veux pas entendre des abominations !

— C’est fini, dit le marquis. Le nom seulement du petit…

— Oh ! oh ! interrompit Mlle Cloque, peu importe ! quand on s’entoure comme font les Niort-Caen, d’une séquelle de gamins élevés sans foi ni loi, d’un tas de blanc-becs qui, à quinze ans, sont déjà à la Bourse, il ne faut pas s’étonner…

— … Mais ma bonne amie, celui-ci avait encore sur la tête la casquette au velours violet des R. R. P. P. Jésuites. C’est le fils d’un notaire d’Azay, que M. Niort-Caen fait sortir les jours de congé. On dit qu’il est joli comme un amour ; la comtesse elle-même raffolait de lui ; même il paraît…

— Marquis, taisez-vous ! Je vous ai averti que je ne voulais plus rien apprendre.

Le marquis tenait à son trait final ; il en trouva un autre :

— Il paraît que ce n’est pas un mauvais élève : il fait partie de la congrégation de la Sainte Vierge… On lui voyait trois ou quatre croix de mérite qui balivotaient sur sa veste.

— Oh ! dit Mlle Cloque, j’étais bien sûre que votre histoire finirait par tourner contre la religion. Vous n’en faites jamais d’autres !…

— Vos prières, mademoiselle, dit l’abbé Moisan avec un geste conciliant, finiront par attirer l’attention du bon Dieu sur M. le marquis, et il le touchera de sa grâce. Tout s’arrange finalement. Ne disiez-vous pas, monsieur le marquis, que le scandale d’un divorce qu’on avait, hélas, redouté, serait épargné à nos fidèles populations tourangelles ?

— Mais, dit le marquis, il n’est question de divorce que parmi les gens qui s’amusent de ces historiettes. Dans la famille de Grenaille, il ne se passera rien du tout…

— J’espère qu’on a pu éviter au mari, dit Mlle Cloque, la douleur d’apprendre ?…

— On n’a rien évité. Le tort de la comtesse a été de crier trop fort les premiers jours, pour une malheureuse peccadille : une raie de lait ! je vous demande un peu, une raie de lait !

— Et sur laquelle le coupable lui-même avait pris soin de « passer l’éponge » ! dit le chanoine honoraire qui ne voyait que le plaisir de faire un mot.

Le marquis sourit ; Mlle Cloque s’indigna :

— Comment ! c’est vous, monsieur l’abbé, qui vous mettez à plaisanter aussi sur des choses qui intéressent l’honneur des familles ! vous n’êtes pas ému par ces déplorables mœurs ?

— En bon chrétien, dit-il, je suis plus touché par le pardon que par la faute, et il convient d’oublier la malheureuse pécheresse, en faveur du mari qui a absous…

— Peuh ! dit le marquis, le mari n’était guère en position de faire le geste de l’absolution. On sut que sa migraine n’était que feinte et qu’il avait passé la journée en compagnie d’une demoiselle de l’Alcazar.

— Mais, c’est abominable ! dit Mlle Cloque, cette famille-là est pourrie !

— L’eussiez-vous mieux aimée ensanglantée d’un meurtre ? Il n’est rien de tel que l’humilité de conscience, à savoir : l’assurance que l’on ne vaut guère soi-même, pour vous porter à accueillir avec politesse les méfaits d’autrui. N’est-ce pas votre avis, monsieur le chanoine ?

— Nous sommes tous pécheurs, dit l’abbé en s’inclinant.

— Mais ! avec ces systèmes-là, s’écria Mlle Cloque, vous encouragez tous les vices ! nous sommes pécheurs, je ne dis pas non, encore faudrait-il s’entendre là-dessus, car il y a des degrés dans le mal ; mais en tous cas, nous devons tendre à ne pas l’être…

— La perfection engendre l’orgueil qui est bien détestable en société ! Je ne dis pas cela à votre intention, ma bonne amie, car je vous sais cousue de petits défauts : monsieur votre directeur qui est là ne me contredira pas…

M. l’abbé Moisan leva deux doigts, en prenant une attitude de haute discrétion.

— Et puis, continua le marquis, si vous vouliez vous donner la peine d’y regarder d’un peu près et de remonter aux origines, vous verriez que ce goût de vertu farouche n’est nullement chrétien. Jésus n’a fait que prêcher la douceur et l’indulgence. Pour le cas particulier de la femme adultère, je n’ai pas besoin de vous rappeler ses paroles mémorables. C’est M. Niort-Caen, le père de Rachel, qui les a citées, paraît-il, à Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour, non sans un manque de tact qui est familier à cet homme d’affaires de génie, mais dont l’à-propos me ravit. N’est-il pas piquant, en effet, de voir une tradition si intelligente de vie sociale, renouée à dix-huit siècles d’intervalle, par un homme de sang sémite, comme l’était Jésus ? et ceci contre une société qui se pique d’être chrétienne et qui ne rêve en toutes choses que la guerre et que le sang ?…

— Marquis, en vérité, vous vous égarez. Songez au moins que vous êtes en présence d’un ministre de Jésus-Christ !…

— Je sais, dit le prêtre, qu’il y a malheureusement beaucoup d’abus…

— Comme ce serait drôle, reprit le marquis, de voir les juifs nous ramener au véritable christianisme !

— Il est clair que vous voulez rire, dit Mlle Cloque ; j’aime mieux cela !

— Je ne ris pas ! Je dis seulement que notre religion et notre morale sont formées à l’idéal de cette vieille Rome exclusive et cruelle où j’eusse autant souffert d’être citoyen que d’être condamné aux galères. L’essence même du christianisme, n’était-ce pas une certaine douceur d’amour, un arôme pénétrant et charmeur, un parfum oriental qui se heurta sans le pénétrer, au cerveau rationaliste des Latins ? Cette vertu subtile qui était propre à répandre tant de bonheur par le monde, ils crurent l’analyser et en conserver l’efficacité en la réduisant en formules écrites, qu’ils codifièrent, selon leur manie, et auxquelles ils donnèrent enfin force de loi, ce qui était une de leurs plus grandes satisfactions. La hache et les baguettes étaient là désormais et ne faillirent plus à aucune époque et sous des formes variées, à éviter que quelqu’un manquât du bienfait nommé « religion chrétienne » par les docteurs, et « amour », tout simplement, par l’homme tendre qui l’avait le premier répandu.

Mlle Cloque faisait des efforts surhumains pour ne pas bondir, et sous le bord de la robe noire, sa pantoufle qui avait quitté le talon, frémissait et tremblait. M. l’abbé Moisan avait repris ses lèvres en cul-de-poule qui voulaient dire : « Heu ! heu ! que savons-nous de tout cela ? » et au fond : « Dieu est bon et tout est mieux que l’on ne dit ».

Il trouvait toujours de l’à-propos aux paroles de chacun, et il opinait tour à tour du côté de sa pénitente, et du côté du marquis. Il pensait à part lui qu’une bonne partie de piquet les eût mis tous d’accord.

Mlle Cloque demanda au marquis à quel « arôme oriental » étaient selon lui, parfumés les tripotages exécutés autour de l’affaire de la Basilique.

— Ce n’est pas le moment, dit le marquis, de juger la question de la Basilique ; elle est trop brûlante…

— On n’y voit que du feu ! jeta le chanoine.

— Comme vous dites, cher monsieur l’abbé. Quant aux « tripotages » laissez-moi vous dire que je ne vois dans tout cela pas l’ombre d’une opération qui ne soit licite…

— Licite ! s’écria Mlle Cloque, licite !… c’est admirable en vérité ; ils ont des mots à eux pour justifier leur morale de boursicotiers, de tripatouilleurs !… Pendant que vous y êtes, dites-moi donc s’il y a un terme dans cet argot pour exprimer la filouterie et le vol commis au préjudice d’une des grandes idées qui gouvernent le monde, telle par exemple que la suprématie de la religion catholique ?

— Ah ! dit l’abbé, voilà un point que l’on nomme spécieux.

— Je me place, dit le marquis, au point de vue d’une morale…

— Il n’y a pas deux morales, monsieur le marquis, il y en a une seule et unique !

L’abbé pour prévenir tout mécontentement hasarda :

— Toutefois, mieux vaut-il deux morales que pas du tout.

Ce n’était pas habile. Mlle Cloque frappa sur la table :

— C’est la même chose ! dit-elle, d’une façon comme de l’autre, vous n’aboutissez qu’à l’anarchie !

Sans s’émouvoir, le marquis poursuivait sa pensée :

— Si vous eussiez vu, dit-il, la figure de M. Niort-Caen lorsqu’il apprit le double événement que j’ai eu l’avantage de vous exposer ! Il ne s’est point emporté, il n’a même pas manifesté de surprise, contrairement à M. le comte de Grenaille qui voulait s’arracher les cheveux et qui, néanmoins, a fort bien dîné. M. Niort-Caen a pris les deux coupables, et il leur a tenu un petit discours si bien fait, que chacun des époux fut convaincu qu’il avait commis une imbécillité. Ils ne se sont point jeté dans les bras l’un de l’autre en larmoyant, en se traitant de misérables ; ils se sont regardés dans les yeux et ont convenu qu’ils étaient des nigauds de s’être ainsi laissé prendre. « Puisque nous sommes si maladroits séparément, a dit l’un d’eux en souriant, ne nous quittons plus. » C’est ce qui fut décidé.

— Le joli monde ! s’écria Mlle Cloque. Vos deux époux ne méritaient pas mieux, en effet, que l’éloquence opportuniste de votre Niort-Caen, puis qu’ils n’avaient fait que de jouer chacun de leur côté. Car on en est là : on joue, on plaisante, on rit, même en adultère !.. Saperlipopette ! lança-t-elle, en agitant le pied si fort que sa pantoufle s’en alla, j’aimerais mieux encore une belle passion, une grande flambée où l’on exposât ses jours, dût-elle être suivie d’un cataclysme foudroyant !

— Oh ! oh ! dit l’abbé, comme vous y allez ! mademoiselle Cloque !

Le marquis s’était baissé ramasser la pantoufle. Il la présenta galamment à sa vieille adversaire. En se relevant, il aperçut par la fenêtre le mouchoir blanc de sa femme et se retira.

Mlle Cloque haussa les épaules dès qu’il fut sorti :

— Ça lui va bien, dit-elle, de parler de l’aisance des mœurs : il a été esclave toute sa vie. Avant la démence de sa femme il en était amoureux fou ; il a mangé une fortune à payer ses caprices politiques ; il s’est battu trois fois par jalousie, et il a failli mourir de chagrin quand elle a perdu le peu d’esprit qu’elle avait. Et depuis, vous voyez avec quelle pieuse fidélité il lui rend un culte qu’on peut comparer à celui que nous avons pour les morts ! Mais il nie la religion et le sacrifice !…

— C’est une espèce de revanche que prennent certaines gens contre l’infortune, dit l’abbé Moisan.

Et il insista en prononçant à plusieurs reprises le mot « revanche ». Enfin Mlle Cloque comprit :

— Sapristi ! dit-elle, et moi qui oubliais que je vous en dois une au piquet !

Le chanoine se frappa les genoux ; il emplit la chambre de son gros rire.

— Eh bien, ma parole ! ce n’est pas de refus.

— Avouez que vous l’attendiez ! dit Mlle Cloque.

— Heu ! heu !… Il ne faudrait pas vous imaginer que je ne prenne pas plaisir à la conversation des hommes intelligents !…

Et comme il s’installait à la petite table de jeu :

— Cependant, Notre-Seigneur a dit : « Heureux les pauvres d’esprit… »

Mais Mlle Cloque s’étonna que Geneviève ne fût pas rentrée :

— Les demoiselles Houblon m’avaient juré de la ramener à quatre heures ;… il en est cinq, et bien sonnées.

L’abbé la rassura. Le nom de Geneviève lui rappelait le but premier de sa visite. Il pensa que la conversation du marquis était peu favorable à la poursuite d’un tel sujet, car elle avait aigri Mlle Cloque. Décidément il était bien difficile de contenter tout le monde. À part lui, pour le moment, sa partie de piquet lui suffisait. Il s’y absorba. Mais cinq heures et demie sonnèrent sans que la jeune fille fût de retour. La vieille tante avait des distractions qui rendaient le jeu difficile. Elle prononça tout haut, malgré elle :

— Où est-elle ?

— La voici, dit l’abbé en ramassant une carte qui était tombée.

— Je parle de ma nièce, dit Mlle Cloque.

— La chère enfant ! fit M. Moisan que l’inquiétude n’atteignait point, voyons, décidément, qu’en faisons-nous ? Il faut pourtant la marier.

— Il vaut mieux attendre que de faire cela à la légère.

— Sans doute, sans doute.

— Il est vrai, que si je venais à lui manquer, la pauvre petite, je me demande ce qu’elle deviendrait !

— On ne sait qui vit, qui meurt…

L’abbé était très embarrassé de placer ce qu’on l’avait évidemment chargé de dire, et il voulait malgré tout s’en soulager, par acquit de conscience. Il étendit la main au-dessus du petit tapis vert, jusque sur le bras de sa partenaire, comme pour prévenir un mouvement de révolte, et lui glissa sans la regarder :

— Si — à Dieu ne plaise, — il y avait jamais un malheur, mademoiselle Cloque, soyez assurée que votre nièce trouverait une seconde mère en la personne de Mme la comtesse… Pas plus tard qu’hier, Mme la comtesse me disait…

Mlle Cloque l’interrompit d’un regard droit, qui alla chercher bon gré mal gré ses yeux fuyants. Il y lut une si froide décision qu’il se repentit d’avoir accompli sa mission. Et la vieille fille continuait à le dévisager, luttant contre son respect inné, absolu, du prêtre, qui la retenait de mépriser cette basse servilité vis-à-vis d’une maison puissante.

— Monsieur l’abbé, dit-elle, je vous prie une fois pour toutes de ne plus me reparler de ce sujet. Mme la comtesse doit bien se douter que je n’ai pas pris sous mon bonnet la résolution de rompre avec sa famille, mais que ma nièce a été consultée ; et elle est de mon avis. Nous n’en changerons ni l’une ni l’autre.

Elle surprit un léger étonnement sur la figure du chanoine :

— Oh ! dit-elle, vous pensez que Geneviève a eu du chagrin de cette rupture un peu brusque ? C’était tout naturel. Cette union flattait son imagination. Mais c’est une fille intelligente et courageuse, et la raison a eu vite fait de prendre le dessus. Dieu merci ! elle est bien guérie.

— On la trouve pâlotte, dit le prêtre, en faisant une moue interrogative.

— La pauvre enfant aurait besoin de distractions qu’une bonne femme comme moi n’est guère en mesure de lui procurer. Elle sort tous les jours avec les demoiselles Houblon… Elle n’est jamais rentrée si tard !…

— Tenez, dit l’abbé en prêtant l’oreille, je suis sûr que la voilà…

— Non, c’est un fiacre qui s’arrête ; elle ne revient jamais en voiture.

— Faisons-nous la belle ? demanda-t-il en battant les cartes.

Mais Mlle Cloque s’était levée et regardait à la fenêtre de la rue :

— C’est curieux, dit-elle, il y a un fiacre à la porte de la maison ; avez-vous entendu sonner, monsieur l’abbé ?

Sans attendre sa réponse, elle se précipitait dans la cage de l’escalier. Elle entendit en bas une porte se fermer, une autre s’ouvrir, puis des chuchottements. Elle descendit quelques marches ; elle aperçut le bonnet blanc de Mariette, qui passait rapidement de la salle à manger à la cuisine :

— Mariette !

La bonne referma promptement la porte de la cuisine comme si elle n’avait rien en tendu. Alors Mlle Cloque, tout en dégringolant l’escalier, et la voix pleine d’angoisse, cria :

— Mariette ! Mariette !

Mariette la sentant si près, se hâta de monter au-devant d’elle à grandes enjambées et sans rien dire.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— N’y a rien du tout, mademoiselle… de quoi donc que vous vous tourmentez ?

— Vous mentez ! qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?

Et avec une brusquerie et une agilité extraordinaires, Mlle Cloque bouscula sa servante et fut en bas avant que celle-ci eût eu le temps de formuler une réflexion.

Elle ouvrit la porte de la salle à manger et vit le dos des quatre demoiselles Houblon tournées du côté du vieux fauteuil de velours rouge qui garnissait le coin à gauche de la cheminée. En entendant la tante de Geneviève, toutes les quatre firent en même temps :

— Ce n’est rien ! ce n’est rien du tout !

L’une d’elles tenait à la main un flacon d’eau de mélisse des Carmes, une autre un verre d’eau où elle remuait rapidement le sucre, en l’approchant des lèvres de Geneviève.

Mlle Cloque avait fendu leur groupe et était venue tomber aux pieds de sa nièce qu’elle pensait trouver morte. Geneviève lui sourit aussitôt, au milieu de sa figure décomposée, et répéta comme les autres :

— Ce n’est rien, ce n’est rien du tout.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?

Au lieu de répondre directement, l’aînée des demoiselles Houblon dit :

— Oh ! nous savions bien que ce ne serait rien, et nous ne voulions vous prévenir que lorsque Geneviève irait tout à fait mieux… Je parie que vous ne nous avez pas entendu sonner ?

— Non, mais j’ai entendu la voiture.

Mlle Houblon se pinça les lèvres. Ah ! on avait entendu la voiture. Plus moyen de cacher à la tante que Geneviève avait été assez souffrante pour ne pas revenir à pied.

— Enfin, me direz-vous ce qu’elle a eu ?

— Une faiblesse, cela peut arriver à tout le monde. Elle était très gaie ; nous entrons chez Mme Pigeonneau ; on cause de la pluie et du beau temps — ah ! vous savez, entre parenthèses, que Léopoldine Archambault est revenue ; nous l’avons vue passer justement, avec Mlles Jouffroy, — quand voilà tout à coup cette pauvre Geneviève qui s’assied précipitamment, qui pâlit, à propos de rien, et qui perd connaissance : un bon petit évanouissement.

— Mais enfin, qu’avait-elle vu ? qu’avait-on dit devant elle ?

— Des riens, mademoiselle ; ce que l’on dit tous les jours. Ce n’est pas la vue de Léopoldine…

— Est-ce qu’on sait jamais, avec ces têtes-là ?

— Oh ! elle avait une de ces toilettes ! dit en levant les yeux une des demoiselles Houblon.

— On se demande, ajouta une autre, ce qu’elle revient faire à Tours.

— Ce n’est pas un petit trajet que le voyage de Grenoble !

Geneviève reprenait peu à peu ses forces. Elle se souleva dans le fauteuil, et comme sa tante l’embrassait :

— Oh ! ça va mieux ! dit-elle, et elle se mit debout.

Mlles Houblon se retirèrent en promettant de venir prendre des nouvelles dans la soirée.

— Pourquoi vous déranger encore ?

— Papa va présider la réunion de ces messieurs de la confrérie du Tiers-Ordre de Saint-François : il s’agit de s’entendre sur la conduite à tenir pour la fête de Saint-Martin qui approche. — Vous savez qu’on s’attend à du grabuge ! — Aujourd’hui, l’important est de se compter afin de connaître exactement ses forces, pour le jour de la lutte suprême…

— Ah ! Monsieur votre père a bien du mérite ! car la cause que nous soutenons avec lui est ingrate. Mesdemoiselles, vous avez lieu d’être fières de lui appartenir.

Remontée à sa chambre, Mlle Cloque fut toute confuse d’avoir oublié le chanoine durant cette alerte :

— Monsieur l’abbé, que je vous fasse mes excuses : j’ai été retenue en bas…

Mais l’abbé n’avait pas trouvé le temps long.

Il faisait des réussites. Mlle Cloque, dans sa précipitation avait laissé ouverte la fenêtre de la rue de la Bourde. Il n’avait pas osé la fermer. Le vent d’octobre qui soufflait fort dérangeait son jeu. Et il maintenait ses petits paquets de cartes à l’aide des pierres des Basiliques qu’il avait prises sur la cheminée.

— Comment ! s’écria Mlle Cloque, mais ce sont des reliques de Saint-Martin !

— Est-ce possible ? dit l’abbé ; elles constituent d’excellents presse-papier.

Et il les remit lui-même en place, non sans respect, mais avec une certaine familiarité d’homme habitué au toucher des objets sacrés.

Il se leva pour prendre congé. Il chatouilla du doigt le menton de Geneviève :

— Elle est pâlotte, elle est pâlotte, dit-il en regardant la tante d’un air entendu.

On envoya chercher le docteur Cornet, médecin de la maison. Puis on mit Geneviève au lit dès avant le dîner, non qu’elle fût malade, mais à cause de la fatigue qui résultait de son indisposition. La tante préférait d’ailleurs que la jeune fille, déjà ébranlée, ne fût pas témoin de l’entretien qu’elle devait avoir avec Loupaing, durant lequel il était possible que l’on échangeât des paroles vives.

Elle avait coutume d’aller elle-même tous les trois mois, payer son loyer, entre les mains du propriétaire. Elle tenait à honneur de s’y rendre aujourd’hui plus que jamais, puisque celui-ci l’avait grossièrement provoquée.

Le docteur Cornet arriva comme la nuit tombait. C’était un petit homme aux cheveux gris, épais, mal peigné, plus mal mis encore, qui avait une figure hideuse, une voix de femme et des manières brusques. Quoiqu’il fût laid et bourru, il était agréable. Il pratiquait l’homéopathie.

Par une étrange contradiction avec la tournure de son esprit voué au respect des plus vieilles traditions, Mlle Cloque allait en médecine aux excentricités. Elle avait recours au médecin homéopathe, et encore, pour son usage personnel, trahissait-elle en secret le docteur Cornet en faveur d’une certaine médecine italienne, appelée électro-homéopathie et qui était répandue dans le clergé. On en faisait venir les remèdes de Bologne, en petits tubes remplis de granules blancs, ou en flacons de verre coloré contenant un liquide étiqueté : électricité blanche, rouge, jaune et bleue. Des brochures envoyées franco donnaient la manière de se traiter soi-même.

Le docteur Cornet tâta le pouls de Geneviève couchée tristement sous ses rideaux de reps gris passé. Une veilleuse répandait dans la chambre sa pauvre lueur. Il voulut qu’on la remplaçât par une bonne lampe, au moins jusqu’à dix heures du soir.

— Qu’est-ce que c’est que ce lumignon-là ! dit-il. Il faut de la lumière à cette jeunesse.

Quand on eut apporté la lampe, il s’approcha de la tête de Geneviève. Il rabattait ses gros sourcils et la regardait attentivement dans les yeux. Il ne lui fit pas tirer la langue, mais il lui posa des questions qui avaient l’air d’être à cent lieues du cas présent. Il passait pour original ; on s’amusait de ses interrogations déconcertantes et on y répondait sans méfiance. C’est ainsi qu’au milieu de vingt autres sujets, il demanda à Geneviève si on avait l’habitude, à son couvent, d’apprendre aux jeunes filles à composer des vers, si on les exerçait à noter leurs impressions personnelles. Cette curiosité fit sourire la nièce et sa tante.

— Ce docteur Cornet, on le ferait venir rien que pour vous égayer… s’il n’était pas d’une indiscrétion !…

Mais en descendant l’escalier, il dit à Mlle Cloque qui lui demandait : « qu’a-t-elle ? »

— Elle a un secret. Il faut étourdir cette petite-là, coûte que coûte.

Et il ajouta, après une hésitation :

— À votre place, moi, je tâcherais de jeter un coup d’œil dans le pupitre de cette enfant. Je parierais qu’il y a là-dedans des pattes de mouches qui nous renseigneraient mieux qu’elle ne le fera elle-même, la petite coquine…

Mlle Cloque le regarda d’un air effaré :

— Qu’est-ce que vous voulez dire, docteur ?

— Rien. Faites donc ce que je vous dis, faites donc !

Et il s’enfonça dans l’ombre de l’escalier en serrant autour de son cou un foulard blanc sur lequel il releva le col d’un vieux pardessus. Il mit son chapeau de feutre mou, presque gras. Il était fait comme un voleur.

« Quel drôle de pistolet, pensa Mlle Cloque. On se demande où l’on va pêcher la confiance que l’on a dans ces êtres-là. »

Elle remonta un moment près de Geneviève qu’elle crut devoir tranquilliser en lui disant que le docteur ne la trouvait point malade. Elle n’osa pas l’interroger, bien que la conclusion du médecin l’inquiétât. Un secret ! Geneviève ! une fille si franche, si expansive même, qui, à chaque instant, avait des candeurs enfantines ! Elle ne voyait qu’une hypothèse admissible à la rigueur : la persistance d’un penchant pour le jeune Grenaille-Montcontour. Mais comment ne s’en serait-elle jamais aperçue depuis trois mois que cette affaire était enterrée et que Geneviève causait avec elle à cœur ouvert de toutes choses et notamment de la construction de Saint-Martin qui ramenait à chaque instant le nom du comte sur leurs lèvres ? Quelle puissance de dissimulation il eût fallu supposer à la pauvre petite ! Ces médecins s’imaginent toujours avoir affaire à des femmes romanesques. Sans doute, il jugeait la nièce d’après la réputation qu’avait la tante de vivre par l’imagination. Mais précisément une des surprises de Mlle Cloque était de découvrir chez Geneviève une nature très positive, très calme, très raisonnable. Elle lui avait dit à plusieurs reprises, en souriant : « Toi, tu n’es pas de la famille ! Nous n’avons jamais eu tant de bon sens ! » Quant à aller fouiller dans les pupitres, il fallait que le docteur la connût bien peu pour croire qu’elle consentirait à commettre un indélicatesse de cette taille !

— Ce malheureux docteur aura beau faire, dit-elle en bordant le lit, il restera toujours un vrai paysan du Danube.

— Il est amusant, dit Geneviève ; il ne fait pas peur.

— Il n’est peut-être bien pas si fort, après tout !… Il n’a rien ordonné ; il dit qu’il faut que tu manges et que tu t’amuses… Si tu es encore faiblotte ce soir, je t’appliquerai sur les tempes une petite compresse d’électricité rouge.

Et elle laissa la jeune fille en refermant doucement la porte de cette chambre grise où la lampe à abat-jour opaque ne répandait qu’un cône de lumière sur le pied du lit, sur la petite table au pupitre et sur une chaise garnie d’effets ; au plafond le halo sautillait, donnant l’illusion de nuages fumeux et éphémères ou dansant en sarabande ; sur l’oreiller, dans la pénombre, penchait la tête gracieuse de Geneviève, et sous le front droit que découvrait la mousse blonde, le mystère était clos.

Mlle Cloque passa dans sa chambre prendre l’argent du terme ; elle mit son chapeau, ses gants, et descendit résolument chez Loupaing. Mariette l’attrapa au passage :

— Vous y allez donc tout de même, mademoiselle ! Voulez-vous de moi pour vous donner un coup de main ?

— En voilà une idée !

— Oh ! mademoiselle, j’ai si grand peur de cet homme-là ! Faites au moins ce que je vous ai dit, sans ça il est capable de tout. Et qu’est-ce que ça coûte un compliment, je vous le demande un peu ?

— Laissez-moi donc tranquille et occupez-vous de ce qui vous regarde. Vous monterez le bouillon à mademoiselle dès qu’il sera chaud.

Le cœur lui battait cependant, en ouvrant dans l’obscurité la petite porte grillagée qui fermait son jardin, sous le magnolia ; car il lui répugnait d’affronter l’imbécile jacobin. Par une fenêtre éclairée du rez-de-chaussée, elle aperçut coup sur coup les bonnets blancs de la mère et de la femme de Loupaing. S’il était ivre, elle ne se trouverait du moins pas seule vis-à-vis de lui.

Elle frappa à la porte entr’ouverte. Une voix de stentor répondit de l’intérieur :

— Entrez donc nom de D… !

Et comme elle poussait la porte, la même voix ajouta :

— C’est la maison du peuple, chez moi, nom de D… ! Ici tout le monde est chez soi !

Mlle Cloque eut la présence d’esprit de dire :

— Pas moi, du moins, monsieur Loupaing, car vous ne me faites pas grâce de mon loyer, que je sache ?

Il y avait, en face de Loupaing, son beau-frère le plâtrier. Celui-ci ôta sa casquette et se mit à rire.

— Ah ! dit Loupaing, en frappant un grand coup sur la table où il était assis, voilà mademoiselle Cloque, tonnerre de D… ! Ne manquait plus que ma bonne amie !…

Ce mot fit encore rire le plâtrier.

Mais la vieille fille regarda Loupaing d’un air si calme, si résolu et si digne, qu’il n’ajouta plus rien, et fut, des deux, le plus mal à l’aise.

Elle avait le nœud des brides de son chapeau, sous le menton, irréprochable, comme toujours ; ses bandeaux gris étaient bien lissés, sa figure honnête de femme n’ayant connu jamais qu’une ligne de conduite, qu’une foi, qu’un but, en imposait à tout le monde.

La mère et la femme de Loupaing arrivèrent en même temps de la pièce voisine ; elles dirent bonjour poliment à la locataire, et lui demandèrent des nouvelles de sa nièce.

— On sait donc déjà qu’elle a eu une petite indisposition ?

— C’est votre bonne qui nous a dit ça en passant.

— Ah !

— À cet âge-là, dit la mère Loupaing, d’un air entendu, les demoiselles c’est comme du verre : faut y faire bien attention. Ma fille est là pour vous le dire : si je ne l’avais pas tenue au doigt, à l’œil, elle, de son temps !… C’est-il pas vrai, Victorine ?

— Elle est si comme il faut, votre petite demoiselle ! observa Mme Loupaing, en regardant son frère, ça serait grand dommage qu’elle ne réussisse point dans ce qu’elle veut faire…

— Il n’y a rien de tel que de ne pas viser au-dessus de sa condition : ça vous évite bien des déboires.

— Ah ! dame ! c’est qu’on ne commande point comme on veut à ses fantaisies !…

— Faut avoir eu des filles pour savoir ce que c’est. C’est délicat, oh ! oh ! c’est délicat.

Tandis que les deux femmes donnaient ainsi leur inévitable avis, sans émouvoir autrement Mlle Cloque qui savait par cœur les mœurs de ce petit monde, elles avaient saisi chacune un coin de leur tablier et le passaient, en guise de torchon, sur la toile cirée de la table toute maculée de ronds de vin rouge à bon marché et qui avait déjà déposé une poussière de tartre. En même temps elles disaient l’une et l’autre dans le nez de Loupaing :

— Lève-toi donc ! lève-toi donc un peu pour dire bonjour !

Mais Loupaing était assis là comme au conseil municipal ; il se carrait, s’élargissait, se faisait, sur sa chaise, plus pesant que nature. Il avait le teint allumé ; il était rasé de frais, ce qui dessinait nettement la ligne tombante des moustaches qu’il allongeait par un emprunt sur les deux joues, pour se donner, disait-il, l’air d’un tribun. Il était en gilet, et sa chemise mal boutonnée et souillée de larmes de boisson violâtres, laissait entrevoir la flanelle rouge.

Mlle Cloque tira d’une enveloppe qu’elle tenait à la main, un billet de banque. Elle le déposa sur la table et laissa tomber par-dessus, en les comptant, des pièces d’or :

— Je viens m’acquitter de ma petite dette. Si vous avez eu l’obligeance de me préparer ma quittance…

Loupaing frappa un nouveau coup sur la table, qui fit sauter les trois louis :

— Nom de D !… dit-il, c’est pas tout ça !… Je ne refuse pas votre argent, mais je suis un homme de cœur et qui est sensible au sentiment : sacré mille millions de nom d’un nom ! faut-il que je vous apprenne que je suis nommé du conseil municipal ?

— Je le sais, dit Mlle Cloque. Je pense que cela peut vous être utile ainsi qu’à votre famille, et j’en suis heureuse pour elle et pour vous. Mais, je me fais de ces fonctions une haute idée. Je crois qu’il y faut à la fois des principes fermes et généreux, et des capacités éprouvées ; j’ajouterai que la vie même de ceux qui prétendent gouverner leurs concitoyens devrait pouvoir leur être proposée en exemple… Vous me trouvez difficile, mais c’est que je suis vieille et que je sais le prix du mérite réel. J’ai vu bien des hommes élus, monsieur Loupaing, aux plus hautes fonctions, même au trône de France, et je les ai vus retomber sous les huées de ceux mêmes qui les avaient élevés. À mon âge, on n’applaudit plus qu’aux belles actions, non aux succès.

— Autrement dit, vous vous f… de mes électeurs comme de moi, sous le prétexte que je ne suis pas pour les calotins !…

— Je ne dis pas cela, monsieur Loupaing. Je dis seulement que je vous ferai des compliments, à vous et à vos électeurs, le jour où vous aurez montré que vous étiez digne de leur choix. L’occasion peut se présenter un jour ou l’autre, il y a tant de bien à faire !…

— Nom de D !… faut-il, à l’âge que vous parlez, en avoir tout de même un culot ! Vous pouvez vous vanter que vous êtes la première personne qui ose rouspetter devant moi et qui ne me tourne pas un compliment !…

Il fit glisser sa chaise en arrière, dans un mouvement de colère. Le plâtrier roulait sa casquette entre ses doigts. Sa mère et sa femme se penchaient de chaque côté du conseiller, pour le calmer.

— Mademoiselle est plus savante que nous autres, vois-tu bien ! faut pas lui en vouloir de ce qu’elle sait parler… Faites donc pas attention, mademoiselle Cloque, il est un peu butor : c’est l’honneur qui le rend injuste…

Il roulait un œil furieux, en cherchant que dire ; il allongea le bras vers le billet et la monnaie d’or restés sur la table, et les attira à lui ; il les couvrit de ses deux mains arrondies comme s’il les y chauffait. Et il sembla que la chaleur de ce petit brasier montât dissiper l’hébétude de sa demi-ivresse. Il eut l’air de se raccrocher tout à coup à une idée perdue. Le plâtrier lui lançait des regards à la fois timides et brûlants ; les deux femmes d’ailleurs insistaient :

— Tu oublies donc ce que tu sais bien ! voyons Loupaing !

Il n’abandonna point toutefois son air farouche ; il recogna sur la table :

— Nom de D… ! s’écria-t-il, en regardant Mlle Cloque qui attendait tranquillement sa quittance : mais c’est qu’elle n’a pas peur !…

— Il n’y a que les méchants qui aient peur, monsieur Loupaing ; il arrive souvent malheur aux honnêtes gens, c’est vrai, mais ils ne le craignent point.

— Eh bien ! sacré nom ! on s’aperçoit que vous êtes de la vieille garde, vous ! J’en connais plus d’un, avec du poil au menton, qui ne se tiennent pas si droit sur les jambes… C’est pas du sang de navet qu’il y a dans votre famille ; ça se voit ; c’est bon à retenir !… On en fera peut-être bien son profit, soit dit en passant. Voulez-vous toper là et qu’on soit bons amis ?

Mlle Cloque étonnée d’un revirement si soudain, et sans comprendre le sens énigmatique de ces paroles, dit, en acceptant simplement la quittance qu’une des femmes lui tendait :

— Monsieur Loupaing, je ne demande pas mieux que nous vivions en bons termes ; il n’a pas dépendu de moi que nous ne l’ayons toujours fait…

Loupaing se leva en la voyant gagner la porte :

— Voulez-vous la lance ?

— C’est un peu tard, dit Mlle Cloque, la saison est bien avancée pour que j’arrose mes fleurs !

— Ça ne fait rien, dit Loupaing, je vous la porterai moi-même… À quoi que ça sert de s’asticoter, voyons ! on n’est-il pas des braves gens ?… Je vous la porterai. Je l’ai dit.

Mlle Cloque salua et sortit.

— Vous ne nous laisserez pas sans nouvelles de cette chère petite demoiselle ! cria la mère Loupaing, sous le porche.


xi

RÉUNION DE « ZÉLATRICES »


Mlle Cloque reçut une lettre anonyme en caractères d’imprimerie découpés aux ciseaux et présentant une analogie frappante avec les elzévirs épais de la Semaine religieuse :

« Si vous voulez connaître les embûches qui vous sont tendues au sein de l’Ouvroir, faites en sorte de ne pas être des ouvrières de la première heure, et tenez-vous dans les ténèbres du corridor extérieur. Alors, ceux qui auront des bouches parleront et ceux qui auront des oreilles entendront. On a trouvé une faute à vous reprocher. Vous saurez laquelle en méditant sur ce texte : Un bienfait n’est jamais perdu. »

Signé (sic) :

« Quelqu’un de bien informé, sans être précisément dans la dévotion, et qui veut du bien à son prochain. »

Elle affirma à Geneviève et elle se déclara très sincèrement à elle-même qu’il ne fallait tenir aucun compte de tel avis. Elle chiffonna la lettre et la jeta au feu avec dégoût. Mais, de la nuit, elle ne ferma l’œil.

— Si tu veux venir avec moi, dit-elle, le lendemain, à sa nièce, tu verras par toi-même le cas qu’il faut faire de ces sortes de paperasses.

Vers trois heures de l’après-midi, elles sortirent par un temps gris et désolé de novembre. Mlle Cloque portait à la main son sac à ouvrage ainsi qu’une petite chaufferette à braise chimique, en cuivre, dont les dimensions dépassaient à peine celle d’un gros paroissien.

Geneviève promenait à côté de sa tante une figure résignée. Elle l’accompagnait dans toutes ses courses et semblait partager l’agitation que causait à la vieille fille l’approche des élections à la présidence de l’Ouvroir et de la fête de Saint-Martin.

Elle ne donnait aucun signe d’émotion secrète. Elle montrait moins d’entrain que du temps qu’elle était au couvent : mais elle avait dix-huit ans sonnés, ce n’était plus une enfant. Elle n’était pas gaie : mon Dieu, cela pouvait s’expliquer par le manque de jeunesse autour d’elle. Enfin, si elle avait moins bonne mine qu’autrefois, cela tenait évidemment au peu d’exercice qu’elle prenait ; et on aviserait à y remédier aussitôt après les fêtes.

Elles longèrent le mur de la chapelle provisoire, tronquée déjà de l’appendice qu’habitait encore trois semaines auparavant M. l’abbé Moisan, et offrant à vif la plaie de son flanc mutilé, sur le large espace béant de l’ancienne maison du droguiste.

Elles allaient prendre une petite ruelle faisant suite à la rue Rapin, pour gagner l’Ouvroir ; mais elles la trouvèrent complètement obstruée par les décombres, et firent le tour par la rue Néricault-Destouches. Devant la porte, une demi-douzaine de voitures de maître attendaient déjà celles de ces dames à qui leurs occupations ne laissaient que le loisir de tirer quelques aiguillées à la salle de travail.

On rentrait de la campagne, et les premiers froids concordant avec le zèle des commencements d’année et des intrigues de l’élection prochaine, réunissaient au complet la pieuse association de bienfaitrices des pauvres.

Bien que, au dire des méchantes langues, on travaillât moins en fait qu’en paroles à l’Ouvroir de Saint-Martin, les résultats étaient éloquents, et cette institution fournissait chaque année aux familles nécessiteuses un lot considérable de brassières d’enfants, de petits bas de laine, de layettes complètes, de couvre-pieds au crochet tunisien. Qu’importait-il, après tout, que ces objets fussent imprégnés du subtil parfum de charité qu’y laisse la main même de l’ouvrière mondaine, ou qu’ils fussent achetés tout faits, à la dernière heure, par les zélatrices paresseuses ?

Dans une vaste salle dont la nudité absolue avait pour but de faire pénétrer jusqu’aux moelles des femmes du monde, le sentiment des affres de la pauvreté, elles se pressaient autour du petit poêle de fonte ronflant, qui supportait une vieille boîte de conserves emplie d’eau, et en voyait dans l’espace vide d’ornement l’éclair sinistre de son noir tuyau en zig-zags. De tristes becs de gaz d’école primaire, efflanqués, descendaient du plafond fumeux. Pour tout mobilier : des chaises grossières ; pas même un porte-manteau. Aux angles de la pièce, les parapluies inclinés les uns sur les autres, dans une complète promiscuité, prenaient des airs boudeurs ou pleurnichards. Le long du mur, les socques et snow-boots, soigneusement séparés par paires, chacune suintant sa petite mare, bâillaient avec contorsions leur veuvage des pieds dévots. Au milieu du désert d’un panneau, pendait un lamentable crucifix de grabat.

On respirait une odeur d’eau tiède, de roussi et de caoutchouc.

C’était là que Mlle Cloque, — depuis vingt ans l’âme de cette réunion, depuis huit ans honorée annuellement de la présidence, — avait eu la joie de remarquer, et précisément ces derniers jours, en dépit de la lettre anonyme, « un regain de la belle union de jadis, de la féconde entente des âmes et des cœurs dans l’amour de Notre-Seigneur, en vue du bien ».

Il était incontestable que la plupart de ces dames, depuis quelques semaines surtout, lui manifestaient un empressement qui la touchait. Elle y reconnaissait une consolation envoyée du ciel et destinée à lui faire prendre en patience la méchanceté des temps. Non que ces dames se fussent jamais ouvertement éloignées d’elle ! La plupart ne lui avaient point soulevé d’opposition déclarée : tout au plus donnaient-elles, en tapinois, quelques gages timides au parti adverse. Peut-être ne leur manquait-il, pour trahir, qu’une occasion du genre de celle qui avait amené la rupture éclatante des deux sœurs du fonctionnaire de Grenoble. Le fait était qu’elles n’avaient pas trahi.

La présidente entra en négligeant, cela va sans dire, de s’attarder aux « ténèbres du corridor extérieur. »

— Eh bien ! ma chère amie, dit aussitôt une de ces dames, vous seriez arrivée une minute plus tôt, vous interrompiez un véritable panégyrique prononcé en votre honneur par Mme Bézu !…

— Je ne m’en dédis pas, lança celle-ci.

— Oh ! fit Mlle Cloque, en souriant, et d’un air confus, mesdames, attendez que je sois morte !

Et, en prenant la chaise qui lui était réservée près du poêle :

— Ah ! qu’il fait bon, mesdames, se sentir les coudes, par ces malheureux temps de désordres et de haines ! Dieu nous préserve de la division entre nous !

— Voilà qui s’appelle être l’interprète du sentiment général ! soupira Mme Chevillé.

— Ce ne serait certes pas ma faute, dit Mme Bézu, si nous cessions jamais de composer autour de vous comme une couronne d’un métal inaltérable !

— Hélas ! dit Mlle Cloque, en priant Geneviève de lui enfiler son aiguille, il souffle autour de nous de telles tempêtes ! Mais, comme rien n’arrive ici-bas sans la permission de Dieu, il faudra bien qu’un jour ou l’autre l’ordre soit rétabli… Les consolations nous viennent, Mesdames, en se donnant la main, comme les malheurs. Et, tenez, voici qui est de bonne augure, pour ne vous citer qu’un exemple : figurez-vous que mon propriétaire, Loupaing, depuis son élection, est devenu doux comme un agneau : il m’accable de prévenances…

— Ces gens-là sont tous les mêmes. Regardez nos farouches radicaux. Une fois au pouvoir…

— Dieu ne permet jamais au mal de dépasser certaines limites : il y a comme une soupape de sûreté qui s’ouvre au moment où l’on croit tout perdu.

Mlle Cloque menait la conversation doucement et prudemment, asseyant l’entente sur des sujets propres à tenir tout le monde d’accord.

Elle caressait en silence un projet cher à son cœur. Son désir était de ramener, à l’occasion de la fête de Saint-Martin, les deux seules zélatrices qui eussent brisé avec elle : elle se promettait secrètement d’embrasser les demoiselles Jouffroy.

Par contre, on remarquait un embarras chez la plupart de ces dames. Leurs phrases avaient des terminaisons biaisées, des pentes tortueuses ou de brusques glissades, ménagées, semblait-il, en vue de faire trébucher la plus pressée ou d’en traîner la plus hardie dans la discussion d’un sujet qui les possédait toutes.

Mlle Cloque soupira :

— Je ne serai contente, que lorsque toutes les brebis seront rentrées au bercail.

L’allusion aux dissidentes n’échappa à personne, et les pensées allèrent aux deux sœurs qui ne venaient plus à l’Ouvroir à cause de Mlle Cloque, mais qui voyaient les zélatrices des différentes œuvres, et s’étaient, disait-on, fort agitées ces dernières semaines.

Les paroles de la présidente furent suivies d’un silence trop complet.

On entendait les chutes molles de la braise sur la plaque de tôle, au pied du poêle ronronnant. Une goutte d’eau coula au flanc de la boite de conserves, et, surprise par le contact de la fonte brûlante, jeta un long « pfuiii » désespéré.

Cette gêne fut heureusement allégée par l’entrée de la femme de journée préposée à l’entretien de la salle. Elle ouvrit la porte rougie du poêle et y agita le charbon à l’aide d’une tige de fer. Elle alluma les quatre becs de gaz, en annonçant qu’il pleuvait. Chacun tourna la tête du côté de son parapluie.

Un bruit naquit aux environs de Mme Bézu. Il s’élargit aussitôt et s’enfla, pareil à ces nouvelles que chacun sait et dont personne n’ose parler le premier. Mlle Cloque le connaissait comme les autres, car elle se hâta de dire :

— Ce n’est pas vrai ! c’est un cancan.

La veille, pendant la messe, à la chapelle provisoire — où Mlle Cloque retournait en vertu de sa sympathie pour les choses condamnées à périr — la chaisière lui avait insufflé dans l’oreille : « Faut bien vous dire ce qui est ! Eh bien, la demoiselle à ces demoiselles Jouffroy a été à la chasse avec M. le comte et tout le tremblement. Paraît que ce n’est pas croyable, mademoiselle Cloque ! Mais le pire, c’est que ces demoiselles, — que l’on dit, — l’ont laissée aller à cheval avec plus de trente messieurs et autant de militaires !… Moi, je n’y suis pour rien. »

Immédiatement une longue protestation s’unit à celle de Mlle Cloque.

— Que résulte-t-il de cela, dit Mme Chevillé, même en mettant les choses au pire ? Que la jeune fille a été autorisée à suivre une chasse à courre. Évidemment elle y était accompagnée de plusieurs personnes de son sexe, et elle était sans doute confiée à la garde de Mme la comtesse.

— Madame, dit Mme Bézu, ce n’est pas possible, cela ne se fait pas. Une mère ne confie pas sa fille à une étrangère, surtout dans une partie de plaisir de cette sorte !

— Mais, dit Mlle Cloque, Mme la comtesse n’est pas une étrangère pour ces demoiselles.

— Enfin, vous, ma bonne, confieriez-vous votre nièce pour une chasse à courre ?

— Oh ! moi, moi, je suis peut-être un peu rigoriste sur ces questions-là… Et d’abord, j’aurais une bonne raison de refuser : c’est que Geneviève ne monte pas à cheval.

— Est-ce que la jeune Archambault montait, à Marmoutier ? demanda quelqu’un en se tournant vers Geneviève.

La jeune fille répondit d’une voix blanche et qui semblait étouffée dans sa gorge :

— Oh ! non, madame, on ne faisait pas d’équitation à Marmoutier.

— Elle aura donc appris pendant les vacances.

Geneviève cousait avec une application exagérée, la tête sur son ouvrage.

— N’avez-vous pas mal à la gorge, ma chère petite ?

— Oh ! non, madame, c’est un chat…

— Méfiez-vous des granulations ! Et puis, je me permettrai de vous faire observer, mon enfant, qu’il est très malsain de travailler la tête basse…

On fut promptement divisé en deux camps au sujet de l’affaire de Léopoldine à la chasse à courre, l’un soutenu par Mme Bézu qui trouvait que la conduite de ces demoiselles était d’une « inconséquence » et d’une légèreté blâmables ; l’autre enclin à l’indulgence et qu’avait paru diriger d’abord la charitable Mlle Cloque, mais dont s’empara bientôt la majorité des dames de l’Ouvroir avec une chaleur dépassant hardiment l’opinion de condescendance de la présidente, et qui s’enflamma jusqu’à l’apologie en règle de « ces deux saintes filles dont la vie, toute d’humilité et d’abnégation, s’écoulait derrière les murailles d’un cloître, et dont les opinions modestes n’avaient jamais heurté qui que ce fût. »

Du coup, Mme Bézu s’emporta, et elle fut appuyée par Mlle Cloque. Mme Bézu qui, au su de toutes briguait la présidence de l’Ouvroir, était opposée d’instinct à ce qu’on exaltât aucune des zélatrices. Elle s’éleva contre les tendances neutres et incolores des demoiselles Jouffroy. En toutes choses, il était nécessaire d’avoir une foi, un programme. Or, ces demoiselles allaient à l’aveuglette, se laissaient mener par les événements comme des épaves à la dérive.

Mlle Cloque, qui ne savait point mentir à son opinion, dit :

Mme Bézu a d’excellents principes.

Ivre de se sentir soutenue par celle même dont elle ambitionnait la place, Mme Bézu se lança dans une diatribe à perte d’haleine contre les demoiselles Jouffroy. Pour se ménager l’assentiment durable de Mlle Cloque, elle introduisit de ci de là quelques pointes à l’endroit des Grenaille-Montcontour avec qui ces demoiselles avaient entamé des relations « qu’on ne s’expliquait pas ». — « Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es. » « La fréquentation des gens à demi-tarés ne va pas sans vous laisser aux mains quelques traces douteuses… »

Des allusions aussi malveillantes provoquèrent une explosion d’indignation. Il surgit une armée de défenseurs aux Grenaille-Montcontour. On vit tout de suite que leur parti était loin d’être affaibli, même dans cette réserve d’élite du monde pieux. On les défendait pêle-mêle avec les demoiselles Jouffroy. On eût dit que leur cause était commune.

Cette bagarre n’était pas préparée. Dans l’intervalle des cris, ces dames se regardaient, s’interrogeaient des yeux : où allait-on ? ne s’égarait-on pas ? qui donc allait trouver la transition ?

Tout à coup, Mme Bézu blêmit. Sa tête maigre et bilieuse trembla, et les arguments lui manquèrent. Le soulèvement en faveur des demoiselles Jouffroy n’indiquait-il pas une arrière-pensée politique, un complot organisé en vue d’opposer à sa candidature celle de l’une des deux sœurs ? Comment s’expliquer autrement cette entente chaleureuse en faveur de filles sottes qui, jusque-là, n’avaient guère fait parler d’elles ? Une telle conjuration, tramée dans l’ombre, la prenait au dépourvu. À quel philtre ces deux vieilles cruches avaient-elles eu recours pour se constituer une clientèle si disciplinée, et comment avaient-elles manœuvré pour que leur projet eût pu échapper à ses investigations ?

Mme Bézu rapprocha sa chaise de Mlle Cloque et résolut d’unir désespérément ses propres forces à celles dont pouvait encore disposer sa rivale.

C’était un baiser de Judas, impudent et malhabile : la suite du panégyrique. On n’en fut point dupe. Cette outrecuidance, au contraire, excita les ennemies de Mme Bézu, tout en favorisant les intentions de la plupart. Mais Mlle Cloque, toujours fascinée avant tout par les principes, et jugeant que Mme Bézu avait raison dans la circonstance, donna tête baissée dans le piège.

— Je suis fière, dit Mme Bézu, en prenant la main de sa voisine, de pouvoir, dans ces malheureuses dissensions, tendre la main à notre digne présidente. Je savais bien, en parlant comme je l’ai fait, attirer l’approbation d’une personne d’un âge et d’un jugement si respectables, et qui a fourni, elle la première, l’exemple de rompre avec les gens dont les demoiselles Jouffroy semblent être devenues les créatures !…

Mlle Cloque, tout en lui laissant sa main, hochait la tête et lui faisait signe de ne point manquer à la discrétion.

Mlle Cloque, poursuivait Mme Bézu, a été encore la première à flétrir la pusillanimité de ces demoiselles qui, lors de la grande protestation du mois de juillet, se couvrirent de ridicule avec leur aveu d’un fonctionnaire du gouvernement caché dans leur famille, là-bas, à Grenoble.

— Permettez !… fit Mlle Cloque.

Mais Mme Bézu ne permettait plus rien ; elle était lancée.

— Qui a tenu cachée, durant de longues années, l’existence de son propre frère fonctionnaire, peut à bon droit être soupçonné de recéler d’autres flétrissures…

— Flétrissures ! s’écria quelqu’un ; mais, madame, il n’y a pas de flétrissures à avoir un frère fonctionnaire.

— De la Sainte-République ! n’est-ce pas ? reprit Mme Bézu d’un ton sarcastique. Mais ma dame, ignorez-vous le rôle de propagandiste révolutionnaire que doit jouer, pour se maintenir en place, le plus petit percepteur des contributions ?…

— Pardon ! madame, vous ignorez sans doute que le frère des Mlles Jouffroy vient d’obtenir une fort belle situation ? il est nommé receveur général…

— Ah ?

— Mais !… s’il vous plaît !… prononcèrent en même temps plusieurs personnes que ce nouveau titre éblouissait.

Mme Bézu, comme les autres, était sensible à la sorte d’ahurissement que produit sur les cervelles l’évocation soudaine d’un personnage puissant, fût-il républicain. L’image imprévue du « haut fonctionnaire et jouissant d’un traitement de préfet… » lui coupa tous ses moyens.

Évidemment les demoiselles Jouffroy bénéficiaient du lustre que cet événement jetait sur leur famille.

À la suite de cette petite douche, des voix aigres-douces s’élevèrent dans le groupe qui penchait de plus en plus vers les compromissions.

— Si les hommes doués de hautes capacités se mettaient tous à refuser obstinément leurs services au gouvernement, c’en serait promptement fait de notre malheureux pays…

— Le régime de l’abstention a bien des inconvénients…

— Il nous faut des hommes politiques pour maintenir haut et ferme le drapeau de la France vis-à-vis de l’étranger !

Ce langage était insupportable à Mlle Cloque.

— Un homme d’honneur, dit-elle, ne saurait prêter son concours à un gouvernement anarchique et anti-chrétien, c’est coopérer à la ruine de son pays !

Il se produisit un silence court et solennel. Toutes sentirent que la vieille présidente ultramontaine avait mis le pied sur la chausse-trappe.

Il était urgent que quelqu’un l’achevât. Ce fut à qui parlerait la première :

— Ma chère amie, fit Mme Chevillé, quand on fait tant que ça la petite bouche vis-à-vis des autorités de son pays, on devrait bien ne pas contribuer d’autre part à introduire des gens sans aveu dans l’administration de la cité.

On eut les épaules allégées. On poussa des soupirs. Ouf ! ça y était !

— Que voulez-vous dire ? fit Mlle Cloque, anxieuse.

— Je m’entends, je m’entends… Il est préférable de ne pas revenir sur un véritable traquenard où nous avons eu, toutes ici, la légèreté de nous laisser introduire assez sottement.

— Pardon !… dit Mme Bézu.

On l’interrompit :

Mme Bézu, votre alliée, proteste ! Et en effet, il convient de lui rendre cette justice que c’est elle qui nous a ouvert les yeux. Mme Bézu n’a donc été ni légère, ni sotte, puisqu’elle a su, de ses propres moyens, découvrir le pot aux roses…

— Je ne comprends pas, répéta Mlle Cloque.

— On va vous faire comprendre, ma bonne. On vient de parler à côté de vous, de « créatures ! » Eh bien ! il faut convenir que vous en avez qui ne vous font guère honneur. On se demande en vérité, dans quel but votre beau zèle s’en va s’appliquer à secourir des voleurs de profession : une misérable, dont la vie, passez-moi l’expression, mesdames, n’est qu’une fosse à ordures ! qu’on est venu nous prôner à l’égal d’une sainte, d’une vierge-mère !…

Mlle Cloque s’aperçut qu’il s’agissait de la Pelet, et de son fils que ces dames avaient contribué à placer dans les tramways.

— Vous voulez parler sans doute de la Pelet, dit-elle. Il est vrai, hélas, qu’il m’est venu sur son compte de tristes renseignements ; j’ignorais…

— Mais, ma chère, il ne fallait pas ignorer ! Par votre ignorance vous nous avez mises dans de beaux draps !… Que ne vous êtes-vous documentée plus tôt ! Nous avions bien raison de nous méfier ! Si nous n’avions pas courbé aveuglément la tête devant votre toute-puissance de présidente, — oh ! oh ! vous nous l’avez fait sentir, le poids de votre dogmatisme !… — nous n’aurions pas dérogé, pour vous complaire, à nos statuts qui nous recommandent la plus grande circonspection dans la distribution de nos charités, et ne nous indiquent pas, que je sache, de nous intéresser particulièrement aux filles-mères !…

— Elle m’était recommandée par le curé de Notre-Dame-la-Riche !

— Ta ! ta ! ta ! nous savons ce que valent les recommandations des curés de paroisses ; ils nous adressent sans cesse le rebut de leurs œuvres.

— La pauvre fille ainsi que son fils, sa bru et un petit enfant étaient dans la plus noire misère. Si vous les eussiez vus dans le taudis d’où on allait d’ailleurs les expulser, votre bon cœur…

— Ma chère amie, notre bon cœur c’est une autre affaire ; il ne peut, malheureusement, exercer sa commisération sur toutes les détresses de ce monde. Il importe avant tout, pour le renom de notre Œuvre, que nos bienfaits ne s’égarent pas. La dignité de la vie et la rectitude des opinions doivent nous servir incessamment de gui des dans le choix de nos protégés. Ce n’est pas à vous qui êtes si à cheval sur les principes, de condamner cette sévérité.

— Je comprends plutôt la sévérité envers les grands qu’envers les petits, dit Mlle Cloque.

Mais, elle n’osait blâmer absolument le langage de Mme Chevillé. Elle se souvenait d’avoir chassé la Pelet qui avait émis devant elle des opinions avancées.

— Ce qui est fait est fait, reprit Mme Chevillé. Mais il y a du nouveau…

— Du nouveau ? interrogea toute tremblante, Mlle Cloque.

— Si vous l’ignorez, ma chère, c’est que vous continuez à être mal renseignée. Où donc vous informez-vous de ce qui se passe ? Nous sommes averties de source certaine — mon Dieu, je puis bien vous le dire, c’est le Frère Gédéon qui nous a garanti le fait, — que M. Niort-Caen, pour l’appeler par son nom, victime d’un vol de la part de notre protégée, va déposer une plainte en police correctionnelle. Mme la comtesse a été volée, elle aussi ; M. d’Aubrebie a avoué à Mme Pigeonneau qu’il avait été volé ; enfin Mlles Jouffroy l’ont été. M. Niort-Caen n’a pas de ménagements à garder vis-à-vis de nous, et il a résolu de se plaindre. Nous verrons un de ces jours dans les journaux républicains : l’affaire de la protégée de l’Ouvroir ! Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Mlle Cloque était atterrée. Par une étrange ironie du sort, ces dames soulevées contre elle à cause de son dogmatisme et de son intransigeance, choisissaient pour l’attaquer le seul fait où son dogmatisme et son intransigeance eussent été à demi tempérés par la pitié. Elle s’était séparée, il est vrai, de la Pelet reconnue indigne, mais elle n’avait pas osé lui nuire en la trahissant près des personnes qui la secouraient.

— Mon Dieu, dit-elle, mais si cette malheureuse est condamnée, que vont devenir ses enfants ?

— Ses enfants, je vous conseille d’en parler ! Savez-vous ce que fait son fils, notre protégé aussi, celui pour qui nous avons obtenu une place honorable : il s’est improvisé orateur de club ; il tient chaque soir des discours incendiaires, et il serait mis à pied depuis longtemps si la Compagnie n’était déjà entre les mains du conseil municipal.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira Mlle Cloque.

Mme Chevillé, le teint animé, venait de jeter sur le cercle de ces dames le regard d’un leader essoufflé qui n’attend plus que les applaudissements de son parti. Quelques-unes baissèrent prudemment la tête sur leur ouvrage ; d’autres se regardaient avec des visages penchés, soulevant les sourcils et les épaules, élargissant les coudes d’un air qui voulait dire : « Dame ! qu’est-ce que vous voulez ! cette vieille Cloque n’a que ce qu’elle mérite !… » Il y en avait de plus hardies qui faisaient ouvertement les gros yeux en regardant la présidente, et qui avançaient des lèvres menaçantes : « J’aurais grand’honte ! » Enfin quelques voix se firent entendre :

— Il nous est très pénible, ma chère amie, d’être obligées de vous exprimer un reproche, mais l’affaire, vous êtes la première à le comprendre, a un caractère de gravité tel !…

— Il s’agit de l’honneur de notre institution !…

— Avouez que vous avez été coupable d’une certaine incurie.

— Il faut appeler les choses par leur nom : ce que vous avez fait là, c’est trahir les statuts !

Et toutes, aussitôt, se ruèrent à la curée :

— Il ne suffit pas, ma chère, d’avoir des principes !

— C’est très joli de se monter la tête avec des histoires de Basiliques ! et de faire signer dés listes, et d’être plus catholique que Mgr l’Archevêque ou que le Pape !

— On commet des gaffes, comme le dernier des mortels…

— La pire des imprudences, c’est de prétendre imposer ses opinions à tous.

— Le mieux est l’ennemi du bien.

Et on entendait, dans le charivari de ces femmes vomissant leur bile :

— …Se plier aux nécessités…

— …Dieu ne demande pas l’impossible !

— …Envoyer promener ceux qui ne sont pas contents !

La pauvre Mlle Cloque que l’émotion suffoquait et qui ne voyait plus clair, tourna la tête du côté de Mme Bézu qui, tout à l’heure, lui pressait les mains.

On ne put s’empêcher de rire. Mme Bézu, à mesure que s’aggravait le cas de Mlle Cloque, avait petit à petit retiré sa chaise, en se garantissant les yeux, de ses mains sèches, comme si la chaleur du poêle l’incommodait. Elle était maintenant à une bonne distance, et cousait avec ardeur la manche d’une chemisette de nouveau-né.

Quelqu’un cria sur le petit ton chantant qu’on emploie en province pour appeler la marchande en entrant dans un magasin :

Mme Bézu !…

Mme Bézu releva une figure étonnée, absorbée. On eût juré qu’elle était à cent lieues de la question.

Cependant elle comprit à tous les yeux dirigés vers elle, que l’on exigeait son avis :

— Heu ! heu ! dit-elle, simulant de n’attribuer que peu d’importance à la chose, il ne faut point perdre de vue les principes de la charité chrétienne… Notre digne présidente a pu se laisser abuser… C’est avec les meilleures intentions que l’on se laisse aller… parfois… Mon Dieu ! il faut tenir compte de son grand âge.

Geneviève, indignée, à bout de patience, et qui comprenait la perfidie de ces dernières phrases doucereuses, prit sa tante par le bras :

— Tante ! allons-nous-en !… viens, viens !…

— Pas encore, ma petite enfant, dit Mlle Cloque dont la voix tremblait ; il ne sera pas dit que même au grand âge auquel on fait allusion, j’aurai manqué de tête autant qu’on me le reproche… Et, cependant, il y aurait de quoi être troublée, car c’est à cet âge-là, et un pied déjà dans la tombe, que j’aurai encouru le premier blâme de ma vie. Non, sans doute, que je n’en aie mérité d’autres, car je n’ai point la prétention d’être parfaite, mais j’ai l’orgueil de dire que la loyauté de mes intentions m’avait jusqu’ici garantie de si grandes épreuves… Ce n’est pas sans raison que Dieu m’envoie une humiliation… particulière. Je l’accepte sans récriminer. Je ne quitterai point mécontente cette réunion où, depuis vingt ans…

Sa voix chevrotta à ce rappel de si longues années de doux entretien autour du poêle ; et un mouvement se dessina dans la salle.

— …Où, depuis vingt ans, au milieu d’amitiés précieuses et de si pieux devoirs pratiqués en commun, j’ai goûté sans doute trop de plaisir — Dieu me le fait expier cruellement… — non, ce n’est pas l’amertume aux lèvres, mais au contraire en exprimant ma reconnaissance à tous les cœurs qui m’ont accordé jusqu’à ce jour le trésor de leur sympathie et de leur confiance, à toutes les voix qui, depuis huit années, m’ont comblée d’un honneur que je résigne aujourd’hui…

Il y eut des chuchotements, des trémoussements ; quelques-unes de ces dames se levèrent ; on entendit des « Ma chère amie !… » « Mais ma bonne amie, on ne vous demande pas cela !… »

— Mesdames, reprit Mlle Cloque, je remets ma démission entre vos mains. Mes prières, soyez-en assurées, se joindront aux vôtres afin d’obtenir du ciel qu’il vous guide sagement dans le choix d’une nouvelle présidente. Mes vœux ne cesseront point d’appartenir à l’Œuvre sainte, à laquelle j’ai consacré presque le tiers de ma vie…

Après le premier mouvement de protestation contre la décision de Mlle Cloque, on s’était rassis, on avait repris son ouvrage et on laissait parler la vieille fille.

— Mais avant de me séparer de vous, continua-t-elle ; je tiens à vous avertir que le dommage que j’ai pu vous causer par ma faute, s’il est encore réparable, sera réparé, dussé-je y épuiser le restant de mes malheureuses ressources…

Il y eut çà et là de petits sourires d’incrédulité. On entendait de droite et de gauche :

— Des mots !… des mots !…

— Oui, le mot de la fin !…

Mlle Cloque fit un violent effort sur elle-même ; elle dit :

— Aucune répugnance ne m’arrêtera pour éviter que le nom de votre œuvre soit traîné dans la boue. En sortant d’ici, j’irai trouver M. Niort-Caen…

On haussa les épaules. On savait qu’elle avait brisé l’avenir de sa nièce pour ne pas la laisser approcher de cette famille ; et elle parlait d’aller trouver le juif Niort-Caen, le destructeur de la basilique rêvée, et de l’aller trouver dans l’attitude d’une suppliante !

— J’irai trouver M. Niort-Caen, disait Mlle Cloque, et je le prierai de renoncer à déposer sa plainte, de la retirer si la menace est accomplie… Oh ! oh ! je saurai découvrir des termes pour l’adoucir : Dieu m’aidera. Mais je fais ce serment que, moi vivante, l’Œuvre de l’Ouvroir de Saint-Martin ne sera pas tournée en dérision.

Sa résolution devenait inquiétante. On avait agité devant elle cette image de Niort-Caen comme un épouvantail. On avait compté qu’à ce seul nom, elle se fût effondrée.

De tous côtés on s’exclama :

— Mais personne n’a exigé de vous une pareille démarche !

— Nous ne sommes pas si féroces !

— On dirait que nous vous mettons le couteau sous la gorge !

— Ça n’a pas de bon sens, vous n’obtiendrez rien…

— À quoi bon tant d’embarras ?

Soudain on s’avisa que si, par hasard, elle revenait avec la victoire, son ascendant pouvait renaître, une réparation lui serait due. Quelques-unes s’offrirent à l’accompagner.

— Nous ne vous laisserons pas seule dans un moment si critique, dit Mme Bézu.

— En effet, opina Mme Chevillé, on pourrait nommer une délégation…

Mais Mlle Cloque les arrêta fermement de la main :

— La faute que j’ai commise vous est étrangère, dit-elle, il ne convient pas que vous en assumiez à aucun moment la responsabilité : je serai seule à tenter de la réparer.

Dix personnes se précipitèrent pour lui présenter son parapluie, ses caoutchoucs :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mademoiselle Cloque, que tout cela est donc regrettable !

— Voyez comme les choses arrivent ! qui est-ce qui aurait dit cela, il y a seulement un quart d’heure ?

— Enfin, il faut espérer qu’il n’y a rien de perdu. Tout s’arrangera !

— Et n’oubliez pas, quoi qu’il advienne, mademoiselle Cloque, que vous avez une amie sur qui compter…

Geneviève l’attendait, une main sur le bouton de la porte.

Elles sortirent. Elles avaient toutes les deux le cœur si gros qu’elles ne trouvèrent rien à se dire. La femme de journée les attrapa dans le corridor :

— C’est-il bien possible que ces demoiselles s’en aillent par un temps pareil ! mais il pleut à plein temps ! rentrez donc plutôt, je vous préviendrai quand l’averse sera tombée.

— Non, non, nous sommes un peu pressées…

Dehors, il faisait sombre, la nuit étant venue avant que les réverbères ne fussent allumés ; la pluie jaillissait très haut sur les pavés. Les deux pauvres femmes relevèrent leur robe, et le froid les saisit.

— Allons jusqu’à la station des voitures, dit Mlle Cloque. Je te reconduirai à la maison, et j’irai tout de suite là-bas.


xii

NIORT-CAEN


Presque aussitôt assise dans le fiacre, Geneviève eut un grand frisson suivi d’un tremblement nerveux qui ne s’arrêtait plus. Elle se contenait depuis une demi-heure, à demi paralysée plutôt, par un aspect de la vie bien nouveau pour elle. Tout d’abord, aux premiers mots ambigus adressés à sa tante, elle avait cru se trouver mal ; puis l’indignation l’avait soutenue ; aux attaques ou vertes, elle avait éprouvé elle-même la colère qui lui semblait si affreuse sur la figure des autres ; elle avait eu envie de parler, elle aussi, mais les mots ne lui étaient pas venus, et elle avait attendu, croyant qu’on allait se battre, ce qui ne lui eût pas paru plus épouvantable. À la fin, le sentiment que ces dames étaient arrivées à leurs fins, de longtemps préméditées, et que sa malheureuse tante sortait de là sacrifiée, lui avait causé une suffocation.

— Mon enfant, voyons, ma petite enfant ! nous traversons de grandes épreuves ; mais il faut du courage.

— Oh !… balbutiait Geneviève, comme elles sont méchantes !… as-tu vu ?…

— Nous devons les plaindre ; elles sont dans l’erreur. Ce qui leur pèse, ce sont mes idées arrêtées ; elles croient qu’on peut faire le bien en se laissant tourner aux quatre vents. L’expérience les instruira… Allons, mon enfant, tâche de te remettre, on va se demander ce que tu as eu…

La voiture s’arrêta à la petite porte de la rue de la Bourde.

Geneviève embrassa sa tante qui lui dit :

— Va te reposer, je serai rentrée pour dîner.

— Oh, ma pauvre tante ! quand je pense que tu vas là-bas… comme ça doit te coûter !

La porte s’ouvrit avant qu’on eût sonné. C’était la mère Loupaing qui sortait. Depuis qu’on se faisait assaut de prévenances, les Loupaing avaient obtenu le droit à ce passage réservé par contrat à la seule locataire.

— Baisse ta voilette, dit vivement Mlle Cloque.

Mais l’œil alerte de la mère du plombier avait eu le temps de saisir, à la lumière de la lanterne, les traces surabondantes de l’émotion de la jeune fille.

— Eh ! cette chère demoiselle ! s’écria-t-elle, en ouvrant son parapluie sur la tête de Geneviève, n’avez-vous point eu quelque accident, par hasard ?

— Mais non ! mais non ! lançait Mlle Cloque, de l’intérieur de la voiture. Dépêche-toi de rentrer, Geneviève, tu vas être trempée…

— Eh ! là, mon Dieu ! dit la mère Loupaing, un malheur est si vite arrivé !… Vous voilà donc repartie toute seule, mademoiselle Cloque, faut-il que je dise au cocher où c’est que vous allez ?

— Vous êtes trop bonne ; dites-lui, s’il vous plaît, de me conduire jusqu’à Notre-Dame-la-Riche.

Ce ne fut que plus loin, au tournant de la rue, devant la caserne, que Mlle Cloque baissa la glace et dit au cocher :

— Vous me mènerez jusqu’à la Rampe de la Tranchée, à droite, vous savez bien, la grande propriété avec une maison neuve…

Le cocher, ruisselant, montra la grimace de son profil :

— Chez le juif ? dit-il.

— C’est ça.

La voiture roula, sous la pluie, dans la triste rue aux longs murs monotones. Les becs de gaz s’allumaient ; une troupe d’enfants sortait d’une école, trois ou quatre sous le même parapluie, criant, riant, courant. On passa devant la noire façade sculptée de Notre-Dame-la-Riche ; puis, par une série de petites rues où de vieilles maisons du moyen âge formaient des saillies pittoresques, on aboutit aux quais de la Loire, qu’on remonta jusqu’à l’entrée du pont de pierre, entre les deux squares où les statues blanches de Rabelais et de Descartes baignaient leur marbre dans l’ombre diluvienne.

De là, Mlle Cloque apercevait la double ligne droite indéfinie des réverbères, prolongée au delà du pont immense par la Rampe de la Tranchée qui s’élève en pente douce et se perd à l’horizon. Et elle laissait ses yeux aller sur cette guirlande lumineuse établie là ce soir, lui semblait-il, comme pour solenniser sa montée au calvaire. Le vent d’Ouest plaquant l’eau à baquetées sur la glace de gauche, le large fleuve ne se laissait deviner par elle que sur la droite, dessiné par les lumières des jetées tant de fois parcourues lorsqu’elle allait à Marmoutier. Des souvenirs nombreux et confus revenaient à son esprit agité, troublé et meurtri par la rapidité des événements. Elle les chassait ; elle voulait ne s’appliquer qu’à préparer ce qu’elle allait dire, en arrivant là-bas. Les battements de son cœur lui rappelaient ses vingt ans, son pas de somnambule en arrivant dans la rue d’Enfer au bout de laquelle était la maison du grand homme !… — Qui donc conduit les timides, quelle force étrange les mène et les soutient dans ces démarches résolues où ils vont comme à la mort ? — Malgré elle, son imagination parcourait l’intervalle entre l’émotion de jadis et celle d’aujourd’hui.

Que de choses écoulées ! que de tristesses ! Et que de vérité dans les paroles prononcées par le beau prophète, en la relevant, dans l’antichambre, en présence des domestiques ! La médiocrité ? Elle pleuvait comme l’eau du ciel. Tous l’adoptaient, la proclamaient ouvertement : c’était la devise des temps nouveaux. On l’embrassait de cet élan d’universelle paresse qui précipite le monde vers le moindre effort, vers le petit confortable physique et moral, vers une espèce de sérénité égoïste et sans grandeur. « Qui sait, cependant, avait ajouté Chateaubriand, s’il ne naîtra pas de ces autres conditions de la vie nouvelle, une sorte d’héroïsme que l’on a ignorée jusqu’ici ? » Ah ! quant à cela, par exemple, elle n’en pressentait pas la réalisation ! Elle était trop vieille, elle n’assisterait qu’à la décrépitude…

Et la voiture était déjà engagée dans la Rampe de la Tranchée, que la pauvre fille n’avait pas encore mis en ordre deux idées, parmi les choses qu’il allait falloir dire tout à l’heure. « Mon Dieu ! fit-elle, nous voilà déjà arrivés !… » Elle eut un léger désir, à peine formulé, un peu lâche : « Peut-être, ne sera-t-il pas chez lui !… » Mais son sentiment du devoir lui redonna immédiatement du courage. Cependant, comme le fiacre, ayant franchi la grille ouverte, s’élançait avec coquetterie, au trot, sur la pente montante des allées du parc, une idée glaciale la saisit : « Ce que je viens faire là, c’est par acquit de conscience : je n’obtiendrai rien. Et tout le monde est contre moi, aussi bien mes frères en Jésus-Christ que ce fils de ses bourreaux… Mon Dieu, que vous ai-je fait pour que vous ayez voulu l’humiliation que je vais souffrir ici ? »

Après quoi, elle ne pensa plus qu’à une chose, à ne pas se faire arrêter à la grande entrée, à passer d’abord par les communs demander si M. Niort-Caen est là, si on peut lui parler à lui tout seul.

Mais, des communs, on renvoya la voiture devant le perron abrité par une marquise et donnant sur le vestibule. Deux domestiques accueillirent Mlle Cloque. On la débarrassa de son parapluie.

M. Niort-Caen ? demanda-t-elle. Je désirerais avoir un entretien particulier.

Elle donna son nom. On la fit entrer dans une petite pièce chaude où une lampe, sur une table à tapis de billard, éclairait des journaux et des revues. L’impression dominante pour elle, ici, c’était que cette maison était vide de toute pensée comme de tout signe chrétiens. Elle se sentait sur une terre étrangère. Elle n’eût pas été étonnée si l’air qu’elle y respirait y eût porté une odeur insolite.

Elle tressaillit. Une voix qu’elle reconnaissait pour être celle de la « belle Rachel » appela dans une pièce voisine :

— Marie-Joseph !

Marie-Joseph était là. Mlle Cloque pensa à Geneviève, à ce qui aurait pu être. Si les événements de Saint-Martin n’avaient pas fait éclater brutalement les antinomies des mœurs et éclairé les penchants secrets, Geneviève serait peut-être là, ce soir, et elle-même, s’apprêtant à dîner à la table d’un juif.

Mlle Cloque ne connaissait pas Niort-Caen. Du temps qu’elle fréquentait les Grenaille-Montcontour, le père de Rachel habitait encore Paris, la maison présente n’étant pas achevée ; et lorsqu’il venait par hasard chez les parents de sa fille, il évitait, avec une prudence extrême, que sa présence y fît la moindre sensation. Quant à lui, sans avoir jamais rencontré la vieille fille, il était amplement édifié sur tout ce qui la concernait, et par l’union qui avait failli se conclure, et par les affaires de Saint-Martin.

Au bout d’un quart d’heure, on vint la prévenir que « Monsieur » l’attendait. Le temps lui avait paru à la fois long et trop court. Elle n’était pas prête. Elle se sentait des jambes « de chiffon » ; elle contenait son cœur. Elle trébucha contre la corne d’un tapis, et dut s’appuyer au bras du domestique qui la précédait. Elle disait à cet homme :

— Ce que c’est que d’avoir de mauvais yeux !

Cependant, quoique émue, elle gardait sa fierté. Elle croyait porter derrière elle la grande ombre de la Basilique qu’elle avait agitée sur la ville, et elle comptait être traitée par Niort-Caen avec la considération qu’on accorde à l’ennemi.

On lui fit traverser de nouveau l’antichambre ; on ouvrit une porte, puis une autre, et, au fond d’une grande pièce, à une table encombrée de dossiers et de paperasses, elle vit Niort-Caen.

Une lampe à globe dépoli laissait sa figure en pleine lumière ; on n’en apercevait qu’une masse adipeuse et de couleur jaune, et des cheveux drus, à courte ondulation naturelle, grisonnants à peine et séparés par une raie.

Il se leva lorsqu’on annonça la visiteuse, et sa taille se ploya sans que sa physionomie exprimât rien. D’un geste bref il indiqua un siège.

Mlle Cloque fut blessée par sa première parole.

— Je vous ai fait attendre, dit-il, parce que j’avais un travail à terminer et que je préférais vous écouter à mon aise.

Ce n’était pourtant que l’expression un peu crue d’une franche serviabilité.

Elle lui exposa en quelques mots l’objet de sa visite, s’efforçant, malgré elle, à supprimer les parenthèses, les mille considérations morales qui faisaient corps dans son esprit avec la question principale, mais qu’un secret instinct l’invitait à juger oiseuses, en face de cette figure.

Il avait repris sa place à la table, un coude appuyé au fauteuil de bureau ; il se tenait la mâchoire inférieure, d’une main très blanche, assez fine, que déparaient de vilains doigts. Il portait de courtes côtelettes descendant des tempes. Toute la face était noyée dans une graisse molle, cireuse et mobile où les yeux, le nez et la large bouche rasée semblaient se déplacer et voguer en désordre comme des épaves sur une eau mouvante. Sa main nerveuse remontait par moments jusqu’au front aux rides puissantes, puis redescendait en appuyant fortement sur toute cette cire qui en semblait modelée à nouveau. Était-ce un tic, une lassitude des muscles, un massage réparateur, ou une manière de masquer son visage ? La tête penchée sur le côté, les genoux croisés dans une attitude un peu sans façon, prêtant de biais sa large oreille, il se pétrissait et se repétrissait.

Dès qu’il comprit que l’essentiel était dit, il arrêta Mlle Cloque, d’un signe de la main, et, pour la première fois, la regarda.

Il ne voyait d’elle que la flamme ardente de ses yeux foncés, qui étincelait dans sa face blême ; le reste de sa personne, noire, se confondait presque avec la teinte sombre du siège.

— Parfait ! dit-il, d’un timbre métallique qui fut désagréable. En résumé, mademoiselle, vous venez me trouver pour me prier de faire en sorte qu’il n’y ait pas de suite à la plainte déposée par moi contre la fille Pelet ?

Comme il semblait peser ses expressions, Mlle Cloque comprit que la plainte était déjà déposée. Elle dit :

— C’est cela même, monsieur.

— Il est clair, reprit-il, que vous devez porter à cette fille un intérêt tout particulier pour vous être chargée d’une démarche…

Ce fut elle qui l’arrêta :

— Rien ne me coûte, monsieur, lorsqu’il s’agit non de moi, mais de l’intérêt collectif d’une institution de bienfaisance.

Elle était choquée qu’il fît une allusion à la répugnance qu’elle devait éprouver. Mais elle comprit, par la suite, qu’il n’y mettait point de méchanceté ; il s’informait seulement, sans souci de délicatesse.

— Je tenais, dit-il, et nullement froissé de sa riposte vive, à savoir à quel degré vous étiez attachée personnellement à la fille Pelet.

— C’est bien simple, monsieur. Je l’avais chaudement recommandée ; je suis jusqu’à un certain point responsable…

— Il ne s’agit pas de cela ! L’employiez-vous à quelque ouvrage ? Vous rendait-elle des services dont la privation dût vous être nuisible ?…

— Mais non, monsieur.

— En quoi donc souffrirez-vous de son internement ?

— Mais, je vous répète, monsieur, que j’ai crié sur les toits que c’était une sainte femme, que je l’ai fait agréer au nombre des pauvres de l’Ouvroir de Saint-Martin, et que toutes ces dames elles-mêmes se trouvent compromises, en quelque sorte, par une poursuite contre leur protégée…

Il se renversa dans son fauteuil, s’empoigna d’une main les sourcils entre le pouce et l’index et en ramena la peau mobile, à gros plis, jusqu’à la racine du nez. Sa bouche ébauchait une affreuse grimace découvrant les dents.

— Je ne comprends pas bien, dit-il.

Elle allait reprendre, tout à fait étonnée de cet entêtement. Mais il n’aimait pas se faire dire deux fois la même chose. Il l’arrêta :

— La fille Pelet m’a volé, dit-il ; elle a commis autour de ma maison plusieurs vols manifestes.

Mlle Cloque inclina la tête.

— Vous le reconnaissez. Il en résulte donc que vous avez été abusée en tenant cette fille pour recommandable, et que vous avez abusé l’Ouvroir de Saint-Martin, en la lui recommandant ?

Mlle Cloque fit un signe d’acquiescement et de regret, toujours choquée de son insouciance à éviter les termes pénibles.

— Cette fille, reprit Niort-Caen, nuisible par ses instincts, l’est devenue dans des proportions beaucoup plus graves par l’ascendant qu’elle a reçu de ce double concours. Voulez-vous donc lui maintenir cette sorte de brevet qui lui permet d’opérer impunément ?…

— Je ne dis pas…

— Que dites-vous donc ?

— Je désirerais éviter du bruit…

— Du bruit ? fit-il, comme s’il persistait à ne pas comprendre ce motif d’ordre moral ; mais il ne s’agit pas de bruit : il s’agit de coffrer une voleuse.

— Nous craignons les commentaires des journaux… On est peu généreux, par le temps qui court ; la charité elle-même ne trouve pas grâce devant les inimitiés politiques… Mon Dieu, monsieur, il est certes bien délicat de m’ouvrir devant vous de ces questions, puisque, hélas ! de profonds fossés nous séparent… Je m’adresse à votre intelligence que l’on dit très haute. Eh bien ! monsieur, vous devez comprendre combien c’est une chose pénible de voir une institution renommée pour ses bienfaits à la cause de l’humanité (l’intimidation de Niort-Caen lui faisait employer des mots qui n’étaient pas de la langue chrétienne), de voir, dis-je, cette institution exposée aux railleries et aux quolibets de plumitifs trop heureux…

— En un mot, interrompit Niort-Caen, l’Ouvroir de Saint-Martin voudrait ne s’être pas trompé ?

Il dit cela d’un ton doux, en appuyant sur les mots, mais sans ironie apparente. C’était mettre si justement le doigt dans la plaie, qu’elle n’osa dire oui.

Elle ouvrait de grands yeux et restait bouche bée. Il n’exigea point de réponse. Mais il dit, et cette fois-ci, sans dissimuler la malignité du ton :

— Il y a bien les faits qui sont là…

Il la regarda du coin de l’œil. Elle ne perdit point l’équilibre, et poursuivant le développement logique de son point de vue à elle :

— Il y a des considérations qui peuvent primer les faits. Sauvegarder, par exemple, l’honneur d’une institution…

Il jeta tout à coup sa tête en avant :

— Hein ? s’il vous plaît ?…

— Je dis : sauvegarder l’honneur…

— Excusez-moi, dit-il, je n’entends pas bien le sens de tous vos termes. L’honneur d’une institution me paraît être, lorsqu’elle a commis une erreur, de le reconnaître loyalement, pour la réparer si c’est possible.

— Cependant, monsieur, s’il y avait moyen de réparer cette erreur sans s’attirer la déconsidération qui ne manque pas de résulter d’un aveu de faiblesse ?…

Il ne put s’empêcher de sourire imperceptiblement.

— L’honneur ! dit-il, je crois que j’arriverai à comprendre ce que c’est. C’est une espèce de tyrannie d’origine despotique, qui décrète l’impeccabilité soit d’un individu, soit d’un groupe, et prévoit les moyens de coercition à employer pour maintenir, jusque malgré l’évidence, la considération attachée à cette perfection arbitraire. Celle-ci vient-elle à être prise en défaut, s’il s’agit d’un individu on recourt à la force et on tire l’épée, selon d’antiques usages, pour prouver que le fait imputé n’est pas vrai ; s’agit-il d’un groupe, on étouffe, encore par la force, les traces de la défaillance, et la renommée est sauve…

— Oh, monsieur, je vous en prie, n’épiloguons point sur les mots, je crains que nous ne nous entendions pas. Je ne suis pas assez éloquente, moi, pour trouver des définitions. Tout ce que je sais, c’est que, dans ce que nous entendons par l’honneur, de père en fils, il y a un idéal à atteindre, tandis que je n’en vois guère dans ce qu’on nous propose de mettre à la place. Celui qui tient absolument à ce que les taches ne paraissent pas sur son habit — quelle que soit sa recette pour les effacer, — est bien près d’éviter de se tacher. Quand il sera de mode que tout monde se dégraisse sans pudeur, on ne prendra plus guère de précautions pour garder ses vêtements intacts.

Niort-Caen leva ses sourcils en se frottant toujours la main sur la rape de sa peau rasée. L’éclair de ses yeux montrait qu’il comprenait. Et il s’intéressait certainement à cette bonne femme assise là devant lui, qui était sa dérisoire adversaire, d’avance vaincue, mais jamais découragée, et qu’il sentait meurtrie jusqu’à n’être plus qu’une plaie vivante.

S’il eût été logique qu’il lui parlât, quel colloque !

Il était né sans aucune servitude d’esprit ; il possédait un sens critique impitoyable ; il apportait dans ses entreprises une ténacité humble, patiente et muette ; il venait inculquer son fructueux positivisme à une ville de province française toujours un peu prompte à donner dans le miroir aux alouettes. Elle, elle était l’héritière fidèle d’une race fière, sensible, capricieuse, imaginative. C’était par orgueil encore qu’elle implorait le destructeur systématique de ses dernières chimères. Elle l’implorait sans bassesse, et, à la froide raison que lui opposait la nouvelle puissance, quand elle agitait, en signe de négation, les maigres dentelles de son chapeau de dévote, l’œil d’un poète eût pu voir encore remuer en claquant au vent les bannières des Croisés.

— Revenons au fait, dit Niort-Caen, en lui coupant le secret plaisir qu’elle avait à faire parade de ses idées.

Elle étendit une main et pencha la taille, persuadée qu’il allait, d’un mot, lui casser net toute espérance.

En effet, il dit :

— Ma plainte a été déposée régulièrement ; l’affaire suit son cours. Je n’y puis plus rien… Ce n’est pas à moi d’aller dire au juge : « Je me suis mis le doigt dans l’œil ; je suis venu vous déranger inutilement : la fille Pelet est la plus honnête mère de famille… »

Mlle Cloque se leva :

— C’est bien, monsieur, il ne me reste donc plus qu’à vous saluer.

— Croyez, mademoiselle, que je regrette personnellement de ne pouvoir vous donner satisfaction.

Et elle répéta encore :

— Ainsi donc, rien ?

— Rien du tout.

Elle s’était menti à elle-même en se disant sans espoir lorsqu’elle était entrée ici : elle n’avait jamais cessé de croire qu’un mot, — que Dieu lui inspirerait, peut-être, — parviendrait à troubler son ennemi.

Et, cinglée comme d’un coup de fouet, par les trois petits termes secs et catégoriques de la négation de Niort-Caen, cette cervelle de catholique que n’atteignait pas la notion de l’impossible, ne franchissait encore qu’à petits pas le long tapis de la grande pièce, dont chaque fleur imprimée au centre de losanges qu’elle comptait, prenait la figure, pour sa foi tenace, d’une raison d’espérer.

Sur quoi comptait-elle ? était-elle folle ou stupide ?

Elle attendait de Niort-Caen ce qu’elle avait vainement attendu du ciel : un mot ! Un mot qui déposât en elle le germe d’une nouvelle série d’espérances. Elle n’exigeait pas que ce mot fût logique ou reposât sur des promesses solides et fécondes, mais bien qu’il fût un mot. Quand il n’eût valu qu’à adoucir cette fin d’entretien un peu rude ; quand il eût été presque clairement mensonger ; quand il n’eût été que gonflé de vent comme une bulle de savon éphémère mais qui monte et brille au soleil, elle eût été heureuse.

La terrible et magnifique magie verbale s’imposait à cette vieille imagination latine en détresse. Et, en couvrant une à une, de ses bottines de satin humides, les fleurs inscrites dans les losanges du tapis de Niort-Caen, elle pensait à cet autre homme qui l’avait jadis reconduite aussi, avec une certaine froideur, à la porte de sa maison, mais qui avait su déposer en elle des paroles dont elle avait vécu.

Niort-Caen n’eut pas l’idée de prononcer un mot. Il la salua.

Un domestique se présenta aussitôt pour l’accompagner à sa voiture. Elle aperçut un brillant couvert mis dans la salle à manger. Comme elle posait le pied sur la première marche de l’escalier descendant à la marquise, elle entendit une porte s’entr’ouvrir avec précaution, et il lui sembla, sans que ses yeux lui permissent de distinguer bien, que quelqu’un la regardait par l’entre-bâillement.

— Voyons ! Léopoldine ! lança de l’intérieur une voix qu’elle reconnut. C’était celle de Mlle Jouffroy, la cadette.

Tel était son trouble qu’elle ne chercha pas à s’expliquer la présence des Jouffroy chez Niort-Caen ; elle tomba dans le fiacre qui reprit sa course sous la pluie.

Elle n’éprouvait qu’un aplatissement ; il lui semblait qu’on se fût assis sur elle, qu’on l’eût piétinée. Elle resta ahurie le long de la descente de la Tranchée. Un employé de l’octroi en ouvrant la portière à l’entrée de la ville, la fit sursauter.

— Rien à déclarer ?

— Non, non ! fit-elle, je n’ai rien à déclarer.

Et elle pensa à son dénuement. Elle revoyait, sous la lampe, au fond de la grande pièce, la figure de celui contre qui elle venait de se briser les ailes comme un pauvre oiseau de mer désemparé qui se heurte à la dure lentille du phare. Son oreille était pleine du timbre métallique et des syllabes nettes et comptées, qui tranchaient, au tissu de la conversation, exactement ce qu’il fallait, exclusivement ce qu’il fallait. C’était bien l’homme qui réduisait l’église de Saint-Martin à la dimension d’un mouchoir de poche : l’indispensable pour la petite piété moderne ! l’homme qui transformait un quartier voué à Dieu en un profane champ de foire ! Et, tout ce qu’elle eût dû lui dire, lui montait à présent à la tête et se formulait sur ses lèvres : « Mais non ! fit-elle, il n’aurait pas compris. » C’était pour la même raison qu’il était resté silencieux.

La voiture s’engageait sur le pont ; il y avait une foule pressée, sous les parapluies, à la station des tramways ; elle croisa deux de ceux-ci qui se suivaient un peu plus loin, bondés et faisant chanter leur petite corne.

Il se produisit un encombrement autour d’une grande tapissière dont les chevaux étaient tombés sur le pavé glissant. Elle cria au cocher :

— Prenez bien garde !

Les choses extérieures s’emparaient peu à peu de son esprit fatigué. Elle faisait des efforts pour distinguer les voitures et les piétons, pantalons et jupes retroussés, comme si elle s’intéressait à quelque chose.

Au lieu de reprendre les quais, le cocher fila tout droit par la rue Royale, entre l’Hôtel de ville et le Musée municipal.

Elle vit l’hôtel du Faisan ; elle reconnut Mlle Zélie qui apparaissait à l’intérieur de la pâtisserie, comme si elle avait le cou et la taille coupés par les étagères de verre. Elle lut, à haute voix, dans une hébétude de pensée, les grandes lettres d’or de « Mönick, chirurgien-dentiste américain ». Et en les répétant, elle se souvint qu’elle devait faire soigner Geneviève qui s’était plainte d’une dent. « Pauvre enfant ! dit-elle, pauvre petite enfant ! » Et par le moyen de sa nièce à qui elle se devait corps et âme, le sentiment de sa misère présente lui remonta tout entier.

Pour la première fois de sa vie, elle éprouva l’amertume particulière que cause l’isolement au milieu du monde : la sensation que tous les êtres ne vous sont de rien, pensent autrement que vous, s’en vont, d’un pas plus ou moins rapide, dans des directions contraires à la vôtre.

Le fiacre allait lentement dans l’étroite rue de l’Ancienne-Intendance. À la rue Saint-Martin qui s’élargissait, il s’élança et passa rapidement devant le magasin Pigeonneau-Exelcis. Mlle Cloque eut le temps de distinguer qu’il était à peine éclairé. Cette pauvre Mme Pigeonneau, qu’allait-elle devenir ?

On tourna l’ancienne église Saint-Clément condamnée aussi. « Je suis comme elle, se dit Mlle Cloque, je suis trop vieille, on me supprime !… »

— Vous dites ?… une heure trois quarts ? fit-elle en tendant la monnaie au cocher, autant dire deux heures, allez, allez !

— Merci bien, la bourgeoise.

Et il ajouta, satisfait de sa course :

— Pardi ! c’est pas les plus riches qui sont les plus généreux.

De quel cœur elle embrassa sa nièce ! Celle-ci, devant un tel élan, crut que tout allait bien. Hé ! non, c’était le contraire.

Mariette, aux cent coups, à cause du retard du dîner, « ce qui ne s’était jamais vu ; ah ! on en voyait de belles au jour d’aujourd’hui ! » les pressa de se mettre à table. Quand Mlle Cloque eut achevé le récit de sa visite, elle dit :

— Et tu ne sais pas qui est-ce qui dînait là-bas ce soir ?

Geneviève eut un soubresaut de tout le corps, qu’elle comprima par un effort de volonté. Et elle répondit aussitôt à sa tante qui ne l’avait pas vue pâlir :

— Je parie que ce sont Mlles Jouffroy avec Léopoldine.

— Comment sais-tu ça ?

— Je n’en sais rien, je devine. Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire d’ailleurs, qu’elles dînent là-bas, puisqu’elles vont bien à la chasse avec… les autres ?

— Les autres, les autres… oui, mais ces juifs ?

— Eh bien ! dit Geneviève, dont le cœur battait à rompre, et qui se commandait une voix unie, une voix d’automate : c’est la même famille, en somme, et comme Léopoldine ne tardera pas à en faire partie…

— Comment ! s’écria la tante, qui est-ce qui t’a dit ça ?

— Personne.

Il y eut un moment de silence.

— Personne ne t’a dit cela ? reprit Mlle Cloque. Mais alors comment t’es-tu mis cette idée-là dans la tête ?… Il faut bien que tu aies ruminé cela toute seule. Moi, je n’ai pas entendu parler de ce que tu dis.

Geneviève ne répondait pas. La tante hésita, fut plusieurs fois sur le point de prononcer un mot qui n’en finissait point de sortir. Elle lui dit tout à coup :

— Mais tu y penses donc ?

Geneviève eut un petit tremblement des paupières. Une de ses mains, sans qu’elle y prît garde, tordait en bouchon la partie retombante de la nappe, et des plis concentriques se formaient sur la table, jusqu’au dessous de plat.

— Prends garde, dit Mlle Cloque, tu vas renverser la carafe…

Geneviève passa la main sur la table pour aplanir la nappe ainsi soulevée. Elle dit en ayant l’air de rire :

— Crois-tu ? j’ai encore des manies de pension : je m’amusais à faire comme ça pendant qu’on mangeait des lentilles.

Et la question en resta sur ce détour qui voilait trop mal un terrible aveu. Chacune de leur côté, les deux malheureuses tremblaient, Geneviève épuisée du poids de son secret, prête à se rendre, secouée de l’ivresse de crier sa douleur ; sa tante éperdue, affolée, terrorisée, par-dessus toutes les misères de cette journée néfaste, de découvrir l’horrible mal qui rongeait le cœur de la jeune fille. Mlle Cloque, levant les yeux — qui voyaient clair tout de même quand elle le voulait absolument, — surprit une larme qui coulait sur la joue de Geneviève tandis que ses lèvres se contractaient dans un effort de volonté acharnée.

Elle se leva.

— Il ne faut pas te faire mal comme cela, si tu as envie de pleurer, ma pauvre fille… Ce n’est pas de ta faute ; mais nous sommes bien malheureuses !…

Alors Geneviève éclata.


xiii

LES DEUX BLESSÉES


La première question de Mlle Cloque, après le tumulte de cette scène, avait été :

— Mais pourquoi ne m’as-tu pas parlé ?

— Tu crois que c’est facile ! disait Geneviève ; ça ne vient pas comme ça, je t’assure… Et puis, à quoi bon te donner encore des ennuis, puisqu’il n’y avait pas à revenir sur ce qui était fait ? Je savais bien que c’était impossible, va ; je comprenais bien toutes tes raisons ; je ne t’ai jamais donné tort… Seulement j’avais espéré, oui, tout au fond de moi, j’avais espéré toujours que peut-être il comprendrait, lui, que nous n’étions pas faites pour son monde et que, s’il le voulait bien, nous pourrions vivre à part, lui et moi, avec toi, je ne sais où, je ne sais comment. Mais est-ce qu’il n’y a pas toujours moyen de s’arranger quand on y tient ?…

— Alors tu comptais ?…

— Je ne comptais sur rien ; j’espérais !… Ce n’est que Léopoldine qui m’a fait peur. Oh ! quand je l’aie sue de retour ici, après ses vacances, j’ai bien compris tout de suite pour qui elle revenait. Et, comme je la connais, je me suis dit : elle arrivera à bout de ce qu’elle voudra. Tu te souviens quand nous les avons laissés à la pâtisserie, en arrivant de Marmoutier ? Je les ai vus qui causaient ensemble. Il y a quelque chose qui m’a serré le cœur, là, comme avec une griffe !

— Pauvre enfant ! ma pauvre petite enfant !

Et on avait essayé de se taire. Mais la porte des secrets demeurait entr’ouverte, et les aveux inhabiles, alourdis par la longue prison, se pressaient confusément à l’issue nouvelle. Geneviève s’ingénia à ramener elle-même la conversation sur un sujet que la tante écartait. Elle en vint à gêner la pauvre fille par l’exubérance de ses épanchements.

Elles travaillaient ou lisaient, chacune à son coin du feu, dans la chambre aux tentures de cretonne. Le livre, la tapisserie ou le crochet leur tombait des mains ; on regardait les bûches crépiter ; on tisonnait un peu ; on entendait un gros soupir ; on recourait à des stratagèmes pour éviter de se rencontrer les yeux ; et en face de cette cheminée garnie de pieuses images et qui portait les quatre vestiges des basiliques de Saint-Martin, dans cette atmosphère d’austérité rigide, un flot fusait soudain, comme par l’invisible défaut d’une cloison étanche, grossissait, brisait les parois, inondait tout : le hardi débordement de l’amour que soulève parfois le plus innocent des cœurs.

— Te souviens-tu, faisait tout à coup Geneviève, d’un jour que tu m’as dit : « Mais qu’est-ce que tu trouves donc de si intéressant à ce catalpa, pour le regarder comme cela ? »

— Eh bien ?

— Eh bien ! entre les feuilles, en regardant à droite de la fontaine, il y avait un trou qui dessinait exactement son profil. Je t’assure, il y avait jusqu’à une pointe pour la moustache qui revient comme cela en avant…

Et à l’aide du doigt, elle indiquait le dessin, d’un petit geste en spirale.

— Geneviève !…

La pauvre tante rougissait, croisait les mains, invoquait les Saints du paradis. Ses remontrances se heurtaient à la candeur parfaite des confessions de la jeune fille. Elle avait consulté l’abbé Moisan qui avait conseillé la lecture d’ouvrages édifiants. Le marquis d’Aubrebie avait surpris ce qui se passait et donné son avis sans qu’on le lui demandât : « Laissez-la parler, ma chère amie, laissez-la parler, cela s’échappe par là. Mais menez-la dehors, faites-lui faire des promenades. »

L’abbé Moisan était revenu quelque temps après en proposant un mariage avec un petit notaire « appartenant à une famille des plus honorables. »

— Comment voulez-vous, avait objecté Mlle Cloque, qu’il puisse être question de mariage dans l’état où elle est ? Laissons passer le temps.

Le temps avait passé non sans un accompagnement de cruautés nouvelles. Les disgrâces particulières de la tante avaient fourni une triste diversion aux souffrances de la nièce. C’était peut-être à l’excès même de leur détresse qu’elles devaient l’une et l’autre d’avoir supporté ces mois néfastes. Leurs infortunes les avaient rendues indulgentes à leurs plaintes réciproques, et finalement, il leur montait un farouche plaisir des pires sujets cent fois retouchés en commun, comme si la douleur humaine portait en soi son remède, et, ayant atteint les extrêmes limites, se pansait elle-même à l’aide de ses éclaboussures.

Un jour cependant, une pudeur avait clos les lèvres de la petite amoureuse, c’était lorsque l’annonce du mariage de Marie-Joseph avec Léopoldine était devenue officielle. Durant des semaines, on n’avait plus prononcé un seul nom pouvant rappeler de près ou de loin les deux familles parties momentanément pour Grenoble. Ce silence pesait autant à la tante qu’à la nièce, car Mlle Jouffroy, l’aînée, avait été récemment nommée présidente de l’Ouvroir, et il eût été bon d’exprimer à ce propos son amertume.

Mlle Cloque était intimement confondue de la manière adroite dont les Grenaille avaient mené les événements. Ils voulaient avoir par un de leurs fils un pied dans le monde catholique — qu’ils jugeaient prudent de ménager, — de même que par l’aîné ils s’étaient fermement appuyés sur le monde des affaires. Et, ayant échoué devant l’intransigeance de la vieille zélatrice, ils avaient fomenté contre elle une réaction, l’avaient brisée et remplacée habilement par ce soliveau de Mlle Jouffroy dont on élevait le frère à une haute fonction administrative et prenait la nièce, belle et fraîche créature sans scrupules, admirablement taillée pour leur genre de vie. Derrière cette forte diplomatie, elle distinguait non pas le comte, qui, en vérité, n’avait jamais été si malin, mais la figure haïssable et terrifiante de Niort-Caen, tout jaune, tout mou, sa petite main blanche pétrissant ses traits mobiles, derrière la grande table à dossiers : un cauchemar du jour et de la nuit.

Depuis le mariage on restait muet.

Une après-midi de la fin d’avril, comme Mlle Cloque ouvrait la fenêtre de la chambre de Geneviève pour faire l’inventaire des toilettes de printemps, elle vit s’entre-bâiller la petite porte de la rue de la Bourde, et distingua la mère Loupaing qui causait furtivement avec la Pelet :

— Elle n’aura pas fait plus de bruit à sa sortie qu’à son entrée sous les verrous…

C’était une allusion à la grâce, à elle refusée par Niort-Caen et sans doute accordée à la nouvelle présidente, puisque l’affaire de la protégée de l’Ouvroir avait passé presque inaperçue dans les journaux. Seule Mlle Cloque en portait toute la responsabilité.

Geneviève, amaigrie, les yeux creusés, illuminés d’une sourde flamme, épiait l’occasion qui ramènerait l’entretien sur leur douleur. Elle brossait et secouait les robes avec des mouvements brusques. Dans l’état de mélancolie qui la détachait de beaucoup de choses et tiédissait jusque sa piété, elle gardait un goût vif pour la toilette. Même durant les jours lugubres de l’hiver, où l’on ne sortait que le matin, dans la boue neigeuse, pour aller jusqu’à la chapelle de l’Adoration, jamais elle n’avait négligé de s’habiller. Elle dit à sa tante, gauchement, avec une de ces fausses transitions dont la maladresse trahit l’intention :

— Voilà une robe qui ne fera plus long feu… Tu te rappelles quand je la portais ?…

— Quand tu la portais, mon enfant ?

— Ce n’est déjà pas d’hier ! tu ne te souviens, pas ?… Dame, je l’ai déjà rafistolée pour l’année dernière, et elle n’était même pas toute neuve le jour que je veux dire, tu sais bien… Voyons ! quand nous sommes allées faire visite… il y aura deux ans à l’automne, tiens… avant de rentrer à Marmoutier… là-bas… boulevard Béranger ?

— Ah !

Mlle Cloque revoyait en effet cette visite chez la comtesse : le jardin, les grandes allées bordées de buis, les sons de la musique militaire, la jeune juive cueillant des roses.

— Eh bien ! mon enfant, dit-elle, il faudra examiner si tes économies te permettent de la remplacer, cette robe.

Geneviève, désappointée par la réponse de sa tante, regarda le pupitre sur la table :

— Mes économies, dit-elle, elles sont là, tu peux voir.

Mlle Cloque jeta les yeux sur le pupitre muni de sa clef à la serrure. Elle entendait encore les paroles du docteur Cornet descendant l’escalier : « À votre place, moi, je regarderais dans le pupitre… » Elle n’avait pas osé le faire. Et aujourd’hui, c’était Geneviève qui lui disait elle-même : « Regarde donc dans le pupitre ! »

— À quoi bon ? tu dois savoir ce que tu as de côté ?

— Non, non ! regarde ! regarde !

Mlle Cloque souleva la planchette du petit meuble.

Geneviève brossait, brossait ; et, de l’ongle, envoyait des pichenettes de ci, de là, aux endroits douteux de l’étoffe.

— Où c’est-il ? dit la tante.

Elle répondit sans se détourner :

— Sous les papiers, dans la petite boîte ronde où il y a écrit : pâte pectorale.

Mlle Cloque remarqua un amoncellement de papiers recouverts de l’écriture haute, hachée et pointue qu’adoptent toutes les élèves du Sacré-Cœur ; elle distingua même des lignes inégales qui pouvaient être des vers. Ce diable de docteur aurait-il eu l’intuition complète de la réalité ? Mais, qu’importait-il, maintenant ? Elle ne saurait plus rien apprendre des mémoires de Geneviève, quels qu’ils fussent. Elle fureta du bout des doigts, sous les papiers, jusqu’à la boîte de pâte pectorale, et referma le pupitre sans insister.

— Ah ! bien ! dit Geneviève, tu es meilleure chercheuse que moi. Tu trouves tout de suite !

Alors elle vint elle-même au pupitre. Elle le rouvrit ; et, pendant que sa tante énumérait le contenu de la caisse, elle restait pensive devant les papiers.

La tante continuait d’affecter de n’y pas prendre garde ; Geneviève dit :

— En ai-je un désordre là-dedans ! crois-tu ? Tu ne me grondes pas de tenir ainsi toutes mes affaires en pagaille ? Ah ! si j’étais encore au couvent !…

Mlle Cloque recommençait de compter, croyant s’être trompée. Geneviève poursuivit toute seule :

— Il est vrai que si j’étais au couvent, on ne me laisserait pas barbouiller comme cela du papier…

— Dis donc ! mon enfant, interrompit Mlle Cloque, il me semble que tu as fait beaucoup de dépenses pour ta toilette ! Sais-tu ce qu’il te reste pour ta demi-saison ?

Mais c’était au tour de Geneviève de ne pas entendre. Penchée sur le pupitre ouvert, elle touchait de ses doigts longs, un peu trop maigres, les feuilles de papier de tout format et de toutes nuances, que couvrait son écriture. Elle attendait que sa tante comprît enfin et la grondât d’écrire. Ah ! comme elle désirait, de son cœur meurtri, de sa passion étouffée, et de la frénésie de ses sens inconnus, comme elle désirait être grondée à cause de cela ! Il y avait si longtemps qu’on ne parlait de rien !

Mlle Cloque comprenait trop bien. Sans y regarder de plus près, elle devinait sur ces feuilles, les naïves confidences, les vers construits à coups de dictionnaire des rimes, à l’imitation des pièces d’anthologie ou des cantiques de couvent. Elle savait quel nom elle y lirait, entrelacé probablement dans chaque strophe. N’avait-elle pas trouvé un paroissien dont Geneviève se servait à Marmoutier, où, dans le texte des évangiles, les noms de « Marie » et de « Joseph » étaient soulignés au crayon ou à l’ongle autant de fois qu’ils y étaient imprimés ?

La vieille tante ne broncha pas. Elle tenait toujours à la main la boîte de pâte pectorale où elle faisait remuer les économies de Geneviève. Elle dit :

— Allons, je vais violer notre petite constitution, je prendrai une pièce sur les fonds secrets pour l’introduire dans cette boîte-là : nous aurons de quoi nous offrir une robe ? Allons-nous choisir l’étoffe pendant qu’il fait jour ?

— Comme tu voudras, dit Geneviève.

— Tu ne me remercies pas ?

— Si, si, tante, tu es bonne…

Son regard déçu semblait se raccrocher dans l’espace à quelque nouvelle chimère. Elle dit :

— Et, est-ce que nous irons aussi chez le dentiste, rue Royale ?…

— C’est juste, mon enfant, il faudra y passer puisque nous avons pris rendez-vous.

Sortir en ville était devenu un supplice pour Mlle Cloque. Non seulement la rue Royale lui était désormais un lieu redoutable à cause des rencontres que l’on courait le risque d’y faire, mais la traversée de son quartier même lui déchirait le cœur.

Elle ne pouvait quitter la rue de la Bourde sans passer dans le nuage de poussière des démolitions de l’église Saint-Clément. Une semaine durant, on avait vu les sveltes arceaux gothiques dresser encore vers le ciel leur échine tronquée, comme des martyrs tentés, au moment de mourir, de désespérer de Dieu. Puis, les arceaux jetés à terre, ç’avait été le tour du superbe jubé de la Renaissance, prostituant aux souillures du grand jour ou de la pluie ses fines sculptures et sa délicate vocation pour les seules caresses des lumières de cire ou pour les intimités sacrées de l’ombre.

La place entière n’offrait plus à la vue qu’un chaos : des pyramides ou des montagnes de moellons, des trous comme si l’on creusait des bassins, et une forêt de mâts d’échafaudages donnant l’idée d’un port de mer ; le tout retentissant d’un bruit infernal : les bouleversements en vue de la laïcisation commerciale du quartier ; l’œuvre de Niort-Caen.

La rue Saint-Martin venait d’être débaptisée et nommée rue des Halles. Mais la rue Descartes offrait un spectacle plus affligeant encore.

De l’ancienne chapelle provisoire, il ne restait pas pierre sur pierre ; ce n’était qu’un espace béant, un vide qui semblait immense et laissait à nu, tout alentour, les flancs écorchés et lamentables de hautes maisons. De la rue, on ne voyait rien qu’une palissade de planches hermétiquement closes, contre quoi les fervents ou les curieux, parfois, appliquaient l’oreille. Par les temps secs, il s’élevait, avec le vent, des nuées de terre friable. On entendait les grands coups sourds des pioches défonçant le sol, et çà et là, des grignotements plus circonspects qui laissaient supposer l’exhumation minutieuse des antiques murailles. Une seule chose était demeurée intacte : le tombeau du Thaumaturge. Les gens informés disaient qu’il était garanti par une forte caisse de bois, dans le milieu même des travaux ; cela formait un petit cabanon, gênant, mais respecté. Les ouvriers ne le plaisantaient point et ne s’en approchaient qu’avec crainte, à cause des innombrables béquilles en ex-voto qu’ils y avaient vues appendues précédemment.

Où était l’aveugle aux lèvres tuméfiées par la prière monotone ? Où était la Mouche ? Où était le guichet du Frère bleu ? Où était le Frère bleu lui-même ?

Un prodige d’équilibre maintenait debout l’angle de la maison Pigeonneau, qui semblait encore aiguisé par son isolement. De longs madriers penchés en arc-boutants lui prêtaient un appui dérisoire, en attendant l’époque prochaine de la fin du bail. Pigeonneau, fort de son contrat, avait refusé d’évacuer la place avant la dernière extrémité.

Les quelques personnes demeurées fidèles au magasin ultramontain y tenaient encore parfois de tristes colloques. C’était le seul endroit où l’on se retrouvât entre gens « bien pensants », où l’on se sentît à l’abri des ralliés aux idées nouvelles. On s’y mêlait aux âmes fluctuantes que le zèle inaltérable de M. Houblon reconquérait par hasard, mais pour une période presque toujours éphémère. Cet apôtre donnait encore, dès qu’on l’approchait, l’illusion d’une grande force. Il élevait si haut, en parlant, un bras qui avait l’air de commander si loin, et comme à des puissances inconnues, qu’en présence même de ses défaites les plus évidentes, on hésitait à le déclarer vaincu. Mais malgré qu’il se démenât, il ne pouvait être présent partout à la fois, et la vertu de ses arguments disparaissait avec lui.

Le marquis d’Aubrebie que son scepticisme maintenait à l’écart des révolutions, continuait à rendre quotidiennement ses devoirs à Mme Pigeonneau. Celle-ci était plus charmante que jamais, et, au sein même des troubles qui semblaient compromettre sa fortune, prenait de la mine et quasiment de l’embonpoint. Pigeonneau lui-même, quand il montrait le nez à la porte de la reliure, avait son immuable figure placide.

— Pigeonneau, disait le marquis, je vous trouve stoïque !

— Oh ! ça m’est bien égal, répondait le relieur, on peut me dire ce qu’on voudra, du moment que j’ai à travailler.

Pour taquiner ces dames, M. d’Aubrebie aimait à rappeler les dernières batailles de M. Houblon. La plus chaude avait eu lieu lors de la fête de saint Martin. Pendant des mois, le champion de la Basilique avait escompté cette date pour l’accomplissement de grandes choses. Il confessait tout bas avoir prévu des barricades.

Le 11 novembre de chaque année, on venait en effet à Tours, non seulement du département, mais des diocèses voisins et circonvoisins. Les évêques avaient coutume de se joindre à leur clergé et à leurs fidèles, et la présence de nombreux princes de l’Église donnait un éclat particulier à cette solennité. Avant l’interdiction des processions, les reliques de saint Martin étaient portées dans les rues, et, du haut d’une estrade adossée au pied de la vieille tour Charlemagne, en face de la maison de blanc et du magasin Pigeonneau, tout au bout de la rue Descartes, un cardinal donnait la bénédiction. « À un moment de cet imposant spectacle, ne manquaient pas d’écrire, le lendemain, les feuilles religieuses, on se fût cru sur l’immense place de Saint-Pierre, dans la capitale même de la chrétienté, alors que le Très Saint Père prononce urbi et orbi… etc. » Depuis qu’un maire radical avait supprimé les manifestations extérieures du culte, la fête de saint Martin se célébrait plus modestement, il est vrai, dans l’intérieur de la chapelle. Mais, cette dernière année, on avait pu espérer un regain de l’ancienne affluence, la Semaine Religieuse et le Journal du Département ayant annoncé que la cérémonie de la fête de saint Martin devait être la dernière célébrée à la vénérable chapelle provisoire. C’était peu de jours après, en effet, que ce lieu devait être abandonné « à la pioche des démolisseurs » pour être «  dignement remplacé » disait le premier organe, « par le magnifique temple nouveau élevé au grand Thaumaturge des Gaules, grâce au touchant accord des fidèles » ; « pour céder, disait l’adversaire, à la tyrannie occulte des franc-maçons et des juifs, dont les mains unies à la même truelle imposaient désormais jusques aux sols sacrés leurs humiliantes architectures ».

M. Houblon avait lancé dix mille convocations à tous les cercles catholiques, à toutes les associations de bienfaisance, à tous les membres de la société de Saint-Vincent de Paul, de la Confrérie du Tiers-Ordre de Saint-François, etc., etc. Il assistait à l’arrivée des trains de pèlerins, en compagnie de « commissaires » choisis parmi les jeunes gens des meilleures familles, et portant à la boutonnière un insigne bleu céleste, frangé d’or, de la longueur de la main. Ces messieurs distribuaient aux pèlerins d’autres insignes, acceptés volontiers, prêtant à confusion : « Vive saint Martin ! » y lisait-on en caractères argentés. N’était-ce pas la dévotion à saint Martin qui amenait effectivement tous ces étrangers ?

M. Houblon avait eu des minutes de triomphe en conduisant par les boulevards cette foule docile que son aspect honnête et sa parole ardente échauffait le long du chemin. Il lui faisait crier : « Vive saint Martin ! » Et elle criait. Les personnes de la ville, croyant à une opposition violente contre les choses accomplies, avaient eu peur un moment.

— Où allons-nous ? s’étaient risqués à demander quelques pèlerins.

— Au Cirque ! avait répondu M. Houblon, afin de nous entendre sur la conduite à tenir…

Il avait loué de ses propres deniers le Cirque de la ville, pour y parler devant les pèlerins assemblés

On ne comprit pas ; on demanda des éclaircissements ; il en donna ; on comprit moins encore. Enfin la lumière se fit ; on ne s’était point du tout entendus. Ces braves gens ignoraient pour la plupart l’existence du parti basilicien. Ils venaient assister aux fêtes, quelles qu’elles fussent. D’ailleurs ils pensaient premièrement à déjeuner. Ils se disloquèrent, se répandant dans les hôtels et les auberges.

M. Houblon eut environ trente personnes au Cirque. Il parla néanmoins ; il les conquit, les maintint fermement tout le jour. Mais que faire d’un troupeau si mince ? On s’abstint : c’est la force du faible. Pendant les cérémonies, et pour ne point entendre les paroles de triomphe de M. l’abbé Janvier, M. Houblon, des plans à la main, promena pacifiquement les trente protestataires autour de la colossale enceinte présumée de l’ancienne Basilique. Ensemble ils foulèrent dans toute son étendue probable, le sol qu’honora jadis le monument deux fois ruiné par les temps modernes. Très loin de la rue Saint-Martin et de la Chapelle, ayant passé par un labyrinthe de petites rues, ils n’avaient pas atteint l’emplacement de l’antique atrium, « ou déambulatoire » prononçait M. Houblon. Il n’y avait pas à dire, les plans étaient là ; on les leur faisait toucher du doigt. Et le cicérone passionné décrivait la chose énorme telle qu’elle avait dû être, telle que des yeux plus fortunés l’avaient vue. Il prononçait des mots techniques mêlés à de fortes images évocatrices. Si celles-ci laissaient un doute dans l’esprit des auditeurs, on retombait inébranlablement sur les autres. Il parlait de basiliques trichores et d’absides pentachores. Il citait des descriptions tirées de manuscrits du ixe siècle :

Ingrediens templum… etc.

Et se retournant tout à coup vers le nord, le plan à la main, un bras étendu vers la droite :

A parte orientis… s’écriait-il.

Par moments, dans son exaltation, il oubliait de traduire, ce qui ne produisait pas mauvais effet.

— La tour ? messieurs, dit-il, en répondant à une interrogation, mais la tour elle-même, quelque soit son éloignement de la bâtarde reconstitution actuelle, ne posait pas le pied en dehors de l’enceinte !

— Oh ! s’écriait-on, en signe d’admiration.

Et il en citait la preuve tirée de Grégoire de Tours :

— Un pèlerin, disait-il, avait tenté d’emporter secrètement quelque pieux souvenir de la Basilique : de la cire ou de la poussière du tombeau. Il n’y put réussir et revint la nuit pour les vigiles. Ayant alors rencontré le câble qui sert à mettre la cloche (signum) en mouvement, il en coupa un fragment : nocte ad funem ilium de quo signum commovetur advenit. Ce texte, ajoutait-il, prouve clairement que la tour n’était pas en dehors de l’église.

Tous, peu à peu, finissaient par voir comme lui le monument des temps anciens englobant les deux tours survivantes. Il se grossissait à leurs yeux, de tout ce qu’il eût fallu détruire pour le remettre debout. Et le sentiment du gigantesque s’emparait de leur esprit. Ils allaient, allaient, par de petites rues, débouchaient dans de grandes, s’infiltraient à nouveau dans des boyaux tortueux :

— Jusque-là ? demandait quelqu’un.

— Jusque-là ! répondait victorieusement M. Houblon.

Il avait accompli seul déjà ce pèlerinage rétrospectif. Il s’enivrait aujourd’hui de fournir à ses trente compagnons un rêve grandiose.

— Voyez-vous ? disait-il, en levant sa canne sur les misérables bicoques de bois.

Ils levaient les yeux. Ils voyaient la Basilique !

— Ce cher M. Houblon, disait Mme Pigeonneau, a dû dépenser beaucoup d’argent dans ces histoires-là…

— On prétend qu’il est fort gêné.

— Et avec tout ça, il ne case point ses demoiselles. Enfin, monsieur le marquis, quand on a charge de famille, est-ce qu’on ne devrait pas tout de même penser un peu aux choses sérieuses ?

— C’est un artiste, disait M. d’Aubrebie.

— C’est un saint ! disait Mlle Cloque. Il n’a pas cessé un seul instant d’avoir le courage de sa foi. Et d’ailleurs, ajouta-t-elle avec une pointe de fierté, ne sommes-nous pas tous logés un peu à la même enseigne ? Vous-même, chère madame Pigeonneau, n’êtes-vous pas un tantinet compromise ?

— Oh ! moi !…

Et l’aimable femme souriait, creusant à ses joues grasses deux fossettes exquises. Elle semblait exempte d’inquiétude. On admirait sa confiance.

— Vous avez raison, madame Pigeonneau ! Dieu n’abandonne jamais ceux qui se confient à sa divine Providence.

La jeune femme souriait encore :

— Ce n’est pas dans l’intention de médire de la Providence, mademoiselle Cloque, mais, pour en revenir encore à M. Houblon, regardez un peu ce qui lui arrive : — soit dit entre nous, bien entendu, car je crois qu’il serait joliment mécontent s’il apprenait qu’on parle de cela. — Il paraît qu’il avait compté toucher ses cachets, comme organiste à Notre-Dame-la-Riche. En tous cas, il en avait fait la demande. Vous pensez s’il faut qu’il soit bas, le cher homme, pour en arriver là, lui qui a toujours prêté gracieusement son concours. Eh bien ! savez-vous ce que la Fabrique a répondu à sa demande ? Elle l’a prié de cesser ses services, tout simplement ! On va lui nommer sous le nez un autre organiste appointé.

— Le pauvre homme, qui tenait l’orgue pour son plaisir ! Il n’aura même pas la consolation de s’entendre !

— On attendait toujours le résultat de la fameuse liste aux trois cents signatures ! observa le marquis ; le voilà !

— Il faut avouer que ce n’était pas de ce côté-là qu’on l’attendait.

— On n’est jamais trahi que par les siens.

Bien qu’elle n’apprit plus guère, hélas, que de mauvaises nouvelles, Mlle Cloque fut vivement affectée du malheur de son grand ami.

— Je l’ai vu hier, disait-elle à Geneviève, en s’acheminant vers chez le dentiste ; il était comme l’ordinaire ; on n’aurait pas cru qu’il lui fût arrivé quelque chose… Quel exemple que cet homme-là !

Elles traversèrent la rue Royale avec la rapidité d’oiseaux effarouchés, tant on craignait, — du moins la tante, — la rencontre des Montcontour.

Il était loin le temps des stations chez Roche, des bonjours à Mlle Zélie à travers les glaces : « à tout à l’heure !… » des promenades dans le gai mouvement de cinq heures. Et le battement de cœur que donnait autrefois l’hôtel du Faisan qui symbolisait l’arrivée en vacances ! Il semblait à Geneviève que des années avaient passé durant un seul triste hiver.

Jadis, Mlle Cloque menait chaque année sa nièce se faire examiner la bouche par Mönick. Mais l’illustre chirurgien ayant augmenté ses prix, à mesure que diminuaient les ressources de la vieille fille, on avait fait fléchir son amour-propre, et on allait pour la première fois chez le concurrent, situé juste en face, moins cher, aussi fort, disait-on, et nommé Stanislas de Wielosowsky.

C’était un Polonais blond et gras qui avait un violon et un pupitre à musique derrière le terrible fauteuil machiné. Il parlait d’une voix douce à l’accent agréable :

— Des dents de nacre, fit-il.

— Oh ! oui, dit Mlle Cloque, elle a une dentition très délicate.

Il promenait le petit miroir entre le double hémicycle des fines dents transparentes.

— Il y en a une piquée, dit-il. En voici une autre… Oh ! oh ! ajouta-t-il, en soulevant la lèvre, d’un doigt parfumé : ce sont les gencives !… qui est-ce qui soigne donc cette jeune fille-là ?

Mlle Cloque n’osa prononcer le nom du médecin homéopathe, qu’elle n’avait plus fait venir d’ailleurs, depuis la première faiblesse de Geneviève.

— Mon Dieu, dit-elle, embarrassée, il n’y a que sept ou huit mois qu’elle est sortie de pension… C’était le docteur Gatineau qui les soignait là-bas, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Elle a besoin de fortifiants. Regardez-moi ça : est-ce que ce sont là des gencives ?

C’était le défaut de Mlle Cloque d’apporter trop peu d’attention aux soins physiques. Peut-être était-elle coupable d’une certaine négligence. Mais aussitôt son attention éveillée, voilà qu’elle croit tout perdu ; elle voit sa Geneviève en danger ; elle s’accuse d’avoir manqué de prévoyance ; elle jetterait tout au feu pour sauver sa chère enfant ; son imagination est partie ; le dentiste est obligé d’atténuer ses premières paroles. Elle avait été jusqu’à lui dire :

— Mais enfin. Monsieur, y a-t-il encore moyen de réagir ?

Le chirurgien avait souri :

— Fichtre ! je l’espère bien, Mademoiselle. Le médecin nous ordonnera quelque régime ferrugineux, et nous nous occuperons de ces deux dents-là.

Tout de suite, on courut chez Cornet.

Au premier aspect de Geneviève, il se mit en colère :

— Non d’une pipe ! s’écria-t-il, vous n’avez donc pas fait ce que je vous ai dit ?

— Comment ? s’écria la pauvre tante interloquée, mais, docteur, vous n’aviez rien ordonné…

Il la regarda de son œil gris qui, sous l’épais sourcil retombant, semblait vous lorgner au travers d’une jalousie :

— Je n’avais rien ordonné !… je n’avais rien ordonné !

Il prononça cela sur un ton bougonnant qui signifiait : « Il faut donc vous mâcher les choses ? Il faut vous écrire cela sur un papier pour que vous compreniez !… »

L’œil et l’intonation étaient si expressifs, qu’elle saisit aussitôt une allusion au pupitre. En effet, il lui avait conseillé de l’ouvrir. C’était une ordonnance. Si elle l’eût suivie et eût fait part au docteur de sa découverte, il eût peut-être trouvé un moyen, lui, d’éviter le dépérissement de la jeune fille.

Mlle Cloque tremblait de tous ses membres, contrairement à Geneviève qui ne s’impressionnait aucunement, conservant vis-à-vis de ces paroles inquiétantes, la figure tranquille, muette et résignée qu’elle avait toujours eue dans l’intervalle des crises de chagrin.

Cornet ayant fiché sur ses cheveux gris une toque grasse, s’était assis à son bureau, et il écrivait.

— Cette fois-ci, dit-il, on va donc vous mettre sur du papier ce qu’il faut faire. C’est une ordonnance cela !

Il plia son papier en deux après l’avoir séché devant un grand feu de coke. Il ouvrit un petit tiroir du bureau, où des flacons minuscules, étiquetés sur le bouchon, passaient le cou par les trous réguliers d’une mince plaque de liège.

Sa main malpropre et savante glissa sur le clavier de poisons et s’arrêta, sans le secours des yeux, à la petite bouteille qu’il fallait. Il en versa quelques gouttes, comptées attentivement, dans un flacon vide, et reboucha le tout en faisant grincer le liège. Puis il lut tout haut l’ordonnance qui acheva d’exténuer Mlle Cloque. Elle fit observer, d’une voix que couvrait la montée des larmes, en répétant quelques-unes des prescriptions :

— « Changer de milieu, voir des figures nouvelles» ; passe encore s’il le faut, mais, mon cher docteur, comment voulez-vous que nous allions « dans les montagnes ? »… et en Suisse par-dessus le marché ! Je ne parle pas de mon âge ; Dieu merci, je me remue encore, mais il y a malheureusement la question… pécuniaire.

— Le voyage n’est pas si cher, dit Cornet, et c’est là-bas que vous pourrez trouver au meilleur compte le moyen de passer trois ou quatre mois hors de chez vous, toutes conditions réunies. Allons ! allons ! si je vous ordonne cela, c’est qu’il n’y a pas moyen de faire autrement.

Comme il les reconduisait, la jeune fille étant passée devant, il retint la tante par le bras et lui dit dans l’oreille :

— Question de vie ou de mort.

Si elle ne mourut pas sur ce coup, elle, la pauvre vieille, ce fut que son amour pour l’enfant opéra un miracle. Elle eut le courage de mentir immédiatement à Geneviève :

— Heureusement, son dernier mot m’a rassurée.

— Ah ! dit Geneviève.

Pendant trois semaines, la maison de la rue de la Bourde fut sens dessus dessous. Mariette avait commencé par jeter les hauts cris à l’annonce du voyage de ces demoiselles, et avait prononcé :

— C’est la fin de tout !

Les Loupaing étaient venus demander à la locataire « si ce n’était pas une façon de donner congé. »

— Dame ! est-ce qu’on sait jamais, quand on s’en va si loin !…

Et ils donnaient des signes d’inquiétude et de regret. Ils étaient d’ailleurs d’une prévenance parfois obséquieuse. C’était à qui des trois offrirait ses services, à tout propos, souvent sans propos aucun. Le plombier avait fait poser un toit de zinc au petit hangar, et surveillé lui-même le travail.

— Mais ça va me coûter les yeux de la tête ! avait objecté Mlle Cloque.

— Taisez-vous donc ! On s’arrangera. Est-ce que je vous demande quelque chose ?

Le plâtrier était venu en personne blanchir le pan de muraille où s’adossait la cage à poules.

Et, bien avant que la lumière du printemps eût percé le ciel gris, Loupaing armé de la lance arrosait le jardinet de sa locataire, de préférence à sa propre cour.

— Si nous avions passé l’été ici, avouait Mlle Cloque, je crois que cet être-là eût fini par devenir ennuyeux. On n’est plus chez soi.

C’était le moment où les bourgeons des rosiers commençaient à s’ouvrir, et les fusains ranimaient le bout de leurs branches par un vert tendre et frais. Entre les membrures du catalpa, les feuilles nouvelles allaient bientôt redessiner de chimériques images. Et la fontaine, tarie durant l’hiver, s’était remise à égrener son murmure favorable aux songes.

— Pourquoi nous en aller ? disait Geneviève enracinée aux lieux mêmes de son lent martyre.

— Parce qu’il le faut ! répondait la tante.

Elle avait dû vendre des titres pour faire face aux dépenses du voyage. Ce n’était pas assez que ses revenus diminuassent : elle entamait son petit capital. Le pire, peut-être, avait été de donner ordre à son banquier, à travers le grillage : « Il s’agirait de vendre ces trois obligations… » Il la connaissait pour lui payer ses coupons chaque trimestre. Il lui avait fait remarquer que son intérêt consistait plutôt à…

— Si, si ! vendez ! je vous prie !

Elle avait cru qu’il la regardait avec un air de pitié.

Mais les mots de Cornet lui bourdonnaient sans cesse aux oreilles : « Question de vie ou de mort. »

La tournée des adieux fut courte, puisque tous s’étaient retirés d’elle. On recommanda au marquis d’éviter les mauvaises connaissances. On embrassa Mme Pigeonneau et les rares personnes qui se trouvaient chez elle. Ce fut en serrant la main de l’infortuné M. Houblon que le cœur de sa vieille amie se souleva. L’ex-organiste ne confessait rien de sa détresse ; il parlait toujours, et d’espoir en l’avenir !

M. l’abbé Moisan sollicita de sa pénitente un moment d’entretien particulier afin de lui toucher encore une fois un mot de son petit notaire.

— Ce garçon est complètement gagné par le portrait qui lui a été fait de mademoiselle votre nièce. Vous avez tort de ne pas accepter au moins une entrevue avant votre départ… Il habite un pays sain ; c’est pour ainsi dire la pleine campagne, et à une heure d’ici, sur la grande ligne de Paris-Bordeaux…

— Mais monsieur l’abbé…

— À quoi cela vous eût-il engagée ? Une entrevue et tout est dit. Au cas où la Providence eût regardé cette combinaison d’un œil bienveillant, la chère enfant eût pu trouver la santé et le bonheur quasi à votre porte et sans recourir à des expéditions lointaines…

Mais Mlle Cloque traitait, à part soi, de rengaines la proposition de l’abbé Moisan. Outre qu’elle jugeait imprudent de parler mariage en ce moment à Geneviève, elle préférait encore pour celle-ci le voyage et son imprévu, à la piteuse solution d’un véritable enterrement dans un village.

— Plus tard, monsieur l’abbé, nous verrons ; nous avons le temps de penser à cela.

Vers le milieu de mai, un omnibus du chemin de fer vint prendre ces demoiselles, rue de la Bourde. On empila les bagages brutalement au-dessus de leurs têtes. À chaque heurt violent, elles sautaient, l’une et l’autre, sur la banquette, car leur vie enclose et abritée des rigueurs physiques leur donnait une sensibilité excessive.

Mariette bougonnait :

— C’est autant fait pour voyager que moi pour dire la messe !

— Adieu ! adieu !

— Portez-vous bien !

Le gros vacarme de l’omnibus attira aux fenêtres quelques figures de femmes hébétées. Elles se retournaient vers l’intérieur pour annoncer ce qu’elles avaient vu. D’autres sortirent. Et, il s’en trouva un grand nombre dehors pour commenter l’événement.


xiv

EXTRÉMITÉS


Elles passèrent cinq mois dans une pension suisse au bord du lac des Quatre-Cantons, adonnées, par ordre du médecin, à un régime excellent pour la jeune fille et qui fatiguait la tante. Chaque jour, on allait prendre le repas de midi à la succursale située dans la montagne. C’était une petite ascension de trois kilomètres en belle route, avec la vue du lac sans presque aucune interruption. Les couleurs remontaient aux joues et aux lèvres de Geneviève ; Mlle Cloque soufflait et se plaignait d’avoir un cœur de poulet. Elle demandait à Dieu de le lui laisser battre jusqu’à temps que sa nièce fût ressuscitée. Et elle tricotait des jambes, bien courageusement, le long des lacets poudreux de ce beau chemin.

On revenait par une diligence où il y avait des prêtres très sales, en pantalon et en chapeau de paille, et qui fumaient des cigares nauséabonds. La roue, paralysée par le « sabot », labourait le sol incliné en soulevant des nuages de poussière. Geneviève attentive à toutes choses, comme une enfant, se disait en ballon, bien au-dessus de la terre, et quand les nues s’entr’ouvraient sur la perspective magnifique et vertigineuse, elle s’aggrippait au bras de sa tante :

— Regarde là-bas, là-bas, dans le fond, comme c’est beau ! Comme c’est bon !…

La voiture, à son gré, n’allait jamais assez vite.

Les jolies montagnes se miraient avec des complaisances de femmes, à la surface polie des eaux couleur d’olive, tandis que derrière leur écran, un ciel de lilas et d’oranges se livrait à d’éclatantes débauches.

Les soirées étaient belles et douces. Dans le petit salon, on dansait quelquefois. Ou bien on allait s’asseoir et causer en rêvant, au bord de l’eau toujours lumineuse, même les nuits où l’on est privé du plaisir de la lune.

Geneviève avait été demandée deux fois en mariage. D’abord par un Genevois assez riche, très convenable et protestant, que l’on avait écarté aussitôt. Ensuite par un jeune substitut de la Vendée, voyageant avec sa famille, et qui, à l’énoncé de la dot, était parti.

Ni à l’une ni à l’autre de ces propositions, Geneviève ne s’était révoltée. Sa forte raison renaissait avec la santé. Le va-et-vient constant des touristes cosmopolites élargissait le monde à ses yeux. Elle avait dit à sa tante :

— Ah ! si on pouvait voyager toujours !…

Le souvenir du passé n’était plus assez vif pour qu’elle désirât même s’en entretenir. Une seule allusion y avait été risquée au moment de l’arrivée de plusieurs familles françaises :

— Ce serait drôle, avait dit Geneviève, qu’ils aient l’idée de venir faire leur voyage de noces par ici…

Tout allait si bien qu’on avait prolongé le séjour jusqu’aux extrêmes limites de la saison.

Ces demoiselles ne rentrèrent à Tours qu’en octobre.

Ce fut tout juste si on les reconnut.

— Ah ! bien ! s’écria Mariette en recevant Geneviève au bas du marchepied de l’omnibus, ça se voit que vous n’avez pas mangé de la vache enragée dans vos pays !

Mais, en apercevant les cheveux tout blancs et la figure de la tante, elle mâchonna cette réflexion :

— C’est celle-là qui a avalé tout le mauvais air.

Il se trouva des gens pour remarquer que, dès le lendemain de son retour, Mlle Cloque avait été chez son banquier, place d’Aumont, avant d’aller à la messe. La rue de la Bourde, excitée par le long voyage en Suisse, prétendait que c’était « un fameux coup pour la vieille fille d’avoir mis tant d’argent à l’étranger pour marier sa demoiselle et d’être revenue bredouille : »

— Faut être orgueilleux pour aller chercher si loin !

— Ça veut des princes, on est bien obligé d’aller en dénicher là où il y en a…

— Dame ! quand on a été rebutée par un comte, c’est bien le moins qu’on prenne un marquis pour en effacer l’affront…

— Il y en a qui commenceraient par payer leur dû…

— Pas possible !… Qui est-ce qui vous a dit ça ?

— Eh bien ! et la Pelet pourquoi donc qu’elle est faite ? C’est cette pauvre Mme Loupaing qui en est pour ses deux termes de juillet et d’octobre.

— Autrement dit : c’est les Loupaing qui paient le voyage.

Mlle Cloque, en froissant quelques billets de banque qu’elle repliait avec soin dans son porte-carte, demanda à Mariette si le propriétaire serait chez lui dans l’après-midi.

— C’est-il pour lui porter de l’argent ? dit Mariette. Eh ! pardi, ne vous dépêchez donc point, un coup que le terme est passé. Il ne réclame rien : allez donc au plus pressé.

— Au plus pressé ? dit Mlle Cloque.

— Bien sûr ! n’y a-t-il pas la couturière qui est venue ici trois fois le mois dernier, avec sa note, rapport aux costumes de voyage de Mademoiselle ? Ah ! dame ! les déplacements, les voyages économiques, ça n’est pas pour rien !… Elle a dit qu’elle reviendrait tantôt, du moment que ces demoiselles étaient arrivées.

— C’est bon ! c’est bon ! fit Mlle Cloque en s’asseyant précipitamment.

— Faut-il bien vous faire de la bile comme ça, Mademoiselle ! Profitez donc de ce que votre propriétaire est gentil. Il a arrosé votre parterre tous les jours. L’autre matin je l’ai pris qui béchottait le massif de rosiers. Il n’y a pas d’homme plus comme il faut quand il s’agit de vous et de Mademoiselle. « Son loyer ? qu’il me disait encore, hier au soir, à la brune, son loyer ? est-ce que j’ai une figure à pressurer le monde ? On est au-dessus de ça ; on est au-dessus de ça ! »

— Ah !… il vous a dit ?…

Ainsi Loupaing s’était flatté de faire des générosités à sa locataire ! On savait qu’elle avait deux termes en retard ! Comment avait-elle commis l’imprudence de croire à l’amitié dont l’accablait Loupaing ? Comment en était-elle arrivée à ne se point gêner pour lui écrire au mois de juillet : « Nous sommes si loin… à cause des formalités d’expédition, voulez-vous garder ma quittance jusqu’à notre retour ? »

Et, ne pensant plus qu’au bien-être immédiat de sa nièce, elle avait consacré à un prolongement de séjour la somme due à Loupaing. Elle venait de toucher en arrivant quelques petits coupons qu’elle pensait lui verser en acompte. Mais elle avait oublié la couturière : les costumes supplémentaires commandés en hâte, pour partir au plus vite, quand c’était pour Genevière une « question de vie ou de mort ! » Comment se tirer de là ?

Plutôt que d’avoir des obligations à Loupaing, elle résolut de s’entendre avec la couturière. Mais celle-ci surprit ces demoiselles pendant le déjeuner, étant entrée parle porche de la plomberie. Sans même passer par la cuisine, et de l’air égaré d’une personne qui vient pour la première fois, elle se présenta par la porte-fenêtre entr’ouverte au doux soleil de la fin d’octobre.

— Ah ! pardon ! mesdemoiselles, je vous dérange ? Je reviendrai.

— Mais non, mais non ! entrez donc !

— Mon Dieu ! que je suis donc fâchée ! Voilà ce que c’est quand on ne connaît pas les habitudes… C’était pour prendre les nouvelles commandes de ces demoiselles… Vous avez fait un bon voyage, au moins ? Et alors, j’avais apporté en même temps la petite note…

Mlle Cloque, ordonnée comme les gens de fortune extrêmement modeste, n’avait jamais fait attendre un fournisseur. Confesser sa gêne devant Geneviève qui en était la cause involontaire, lui répugnait particulièrement. Son mouvement d’ailleurs fut plus prompt que sa pensée. Elle avait l’argent sur elle : elle paya, séance tenante, devant Mariette qui acquiesçait de la tête.

— Mariette, fit Mlle Cloque, dès que fût partie la couturière, je vous avais dit d’aller demander à Loupaing un rendez-vous pour cet après-midi : je suis sûre que vous n’en avez rien fait ?

— Bien sûr que non, Mademoiselle ; on n’était-il pas d’accord que c’était pas la peine ?

— Je ne vous demande pas votre avis. Vous allez me faire le plaisir d’aller tout de suite chez lui et le prier de me dire à quelle heure il pourra me recevoir.

— C’est bon ! Mademoiselle, c’est bon ! On y va. Que je vous mette votre dessert au moins…

Ces demoiselles se levaient de table, quand elles virent la bonne entr’ouvant la porte devant le conseiller municipal flanqué de sa mère et de sa femme.

Mlle Cloque n’eût que le temps de dire à Geneviève :

— Sauve-toi, mon enfant, nous allons parler d’affaires.

Elle avait compté sur une demi-heure, après son déjeuner, pour trouver une façon de confesser au propriétaire ses embarras momentanés.

— Ah ! bien ! fit la mère Loupaing qui montra son nez la première, faut espérer que c’est pas nous qui faisons en aller votre petite demoiselle… On en serait bien au regret.

Mlle Cloque répondit au hasard :

— Elle n’était pas habillée… Excusez-la.

— On peut dire qu’elle a profité, elle au moins, pendant son voyage d’agrément ! Je la montrais à ma bru, ce matin, par la fenêtre ; c’est-il pas vrai, Victorine ? Eh ! nom d’un petit bonhomme ! que je lui disais, ça fait-il une belle fille à cette heure : elle serait capable de donner envie à un grenadier…

— On a voulu vous dire un petit bonjour, mademoiselle Cloque, disait modestement la bru.

Le conseiller avait mis une jaquette, une chemise blanche, une petite cravate noire au nœud soigné. Il était propre. Il ôta son chapeau :

— Nous voilà. On vient vous dire qu’on n’est pas fâché de se revoir, entre amis. Dame ! vous avez fichu le camp bougrement loin, à ce qu’il paraît ! Il n’y a que les millionnaires pour aller dans ces sacrés pays-là. Mais ça ne fait rien, pas vrai ? on est encore mieux chez soi, et plus à l’économie ?

— Nous ne revenons pas de si loin, monsieur Loupaing ! dit Mlle Cloque en les priant de s’asseoir, mais le médecin m’avait prévenue qu’il y allait de la vie de la petite si je ne me décidais pas au sacrifice de ce voyage…

— Voyez ce que c’est ! tout de même, prononça la mère Loupaing ; ils ne savent qu’inventer au jour d’aujourd’hui pour transvaser l’argent en dehors de la frontière. Si on avait dû mourir, de notre temps, nous autres, sous peine d’aller en Suisse, où est-ce que nous serions, mes bons amis ? Les temps changent…

— Il n’y a qu’une chose qui ne change point, dit Victorine, c’est la cherté de la vie.

— Dame, si ! observa le plombier, puisqu’elle augmente…

Les trois Loupaing eurent la gorge secouée d’un rire commun.

Mlle Cloque, pour couper court aux allusions, résolut d’aborder directement le sujet qu’elle sentait présent, sous chacun de leurs termes, à l’esprit de ses propriétaires. L’appréhension lui en ébranlait tous les membres.

— Monsieur Loupaing, prononça-t-elle, d’une voix qui, pour la première fois de sa vie, chevrotait de crainte, je vous ai demandé un entretien pour vous parler de mon retard à vous régler…

Loupaing l’interrompit d’un geste :

— Des bêtises ! Allez-vous pas me parler de ces histoires-là, comme si on en était de l’un à l’autre à un sou près ? Eh bien ! et l’amitié, alors, à quoi donc qu’elle est bonne ? voulez-vous me le dire ?

— C’est que… dit-elle, sans trop savoir où elle allait, c’est que les bons comptes font les bons amis…

— On établira ses comptes ! ça n’est pas bien difficile. J’ai-t-il pas de l’inquiétude ? Ah ! là, là ! Mon argent est aussi bien placé dans votre armoire que dans la mienne. Du moment qu’on vous tient ! J’espère bien, au moins, que vous n’êtes pas repartie pour les grandes Indes ! Vous n’allez pas vous remettre en chasse, à présent que vous voilà rentrée à la niche ? Eh bien ! si ça vous arrange de ne pas me payer, moi, ça m’arrange ; et puisque je vois que ça peut vous rendre service…

Il s’arrêta sur ce mot qui resta suspendu sur le silence et retomba en petites gouttelettes torturantes sur toute la surface de la sensibilité de Mlle Cloque.

Sa nature se révoltait ; son corps se soulevait pour protester, pour refuser l’humiliation que lui infligeait en pleine figure ce butor, et avec un raffinement qui sentait la préméditation.

Mais elle ne répliquait rien. Ce service qu’il lui offrait de plein gré, spontanément, n’était-ce pas celui qu’elle se proposait de lui demander elle-même ? Tandis que le mot résonnait encore dans la pièce, elle pensait qu’il eût été pourtant moins pénible d’implorer que de recevoir ainsi.

Loupaing ne sut pas cacher son triomphe. Sa joie montra qu’il n’avait eu que des présomptions sur les embarras d’argent de sa locataire et que la confirmation qu’il en recevait flattait ses desseins secrets.

Il se leva, la figure illuminée, et posa la main sur son cœur :

— Je mentirais si je disais le contraire, mademoiselle Cloque : j’ai du plaisir à vous être agréable.

La malheureuse baissait la tête et ne disait rien ; son être physique refusait tout secours.

Il profita de cette faiblesse de vieillard pour mettre les pieds dans le plat. Il l’accabla.

Il s’approcha d’elle, les deux mains dans les poches, et se baissa pour lui parler sous le nez :

— Je savais ça ! dit-il. On n’a qu’un œil, mais c’est le bon ! Dame ! dans la vie, il y a des haut et des bas… Ah ! sacrédié ! vous avez mis du temps à reconnaître que j’étais un ami ! Je vous avais-t-il pas dit : topez-là ! Vous vous en souvenez bien ?

Elle fit un violent effort sur elle-même, et reprenant ses sens, elle se releva :

— Ah ! çà, voyons, dit-elle, monsieur Loupaing, il ne faudrait pas croire qu’il y a péril en la demeure ! Je veux bien user de votre obligeance à me donner quelques… semaines, quelques mois tout au plus de répit pour le paiement de mon loyer ; mais vous serez payé, n’en doutez pas… Mes coupons de novembre et ceux de jan­vier…

Il ricana :

— Vous y tenez donc bien ?… Vous y tenez donc tant que ça ?

Elle le regardait avec des yeux ronds de poule mourante :

— Je tiens à quoi ? à quoi ?

— Mais à me payer, donc !… Voyons, il y a pourtant bien des moyens de s’arranger… quand on se cause d’ami à ami !…

— Quels moyens de s’arranger ? fit-elle, ahurie.

Il avait arraché une de ses mains à son pantalon ; il fut sur le point d’en toucher, d’un geste goguenard, l’épaule de Mlle Cloque :

— Faites donc pas la bête !

Elle bondit.

— Monsieur Loupaing !

L’indignation lui étouffa toute réflexion.

— Allons ! dit-il, allons ! tout beau ! Vous voilà partie comme une soupe au lait !…

Et, se retournant vers les deux femmes, d’un ton admiratif :

— C’est-il du sang ! nom d’un tuyau ! C’est-il du sang qu’il y a dans cette famille-là ! Je vous l’ai-t-il pas toujours dit ?

La mère Loupaing et sa bru, embarrassées, baissaient les yeux.

De sa main libre, le plombier fendit l’air tout autour de lui, comme s’il prenait à témoin un nombreux auditoire :

— Voilà ce qu’il y a. Moi, je suis carré ; je n’aime pas à tourner autour du pot. C’est rapport à votre nièce…

— Ma nièce ! s’écria Mlle Cloque.

— Bien sûr ; c’est pas du pape que j’ai à vous parler. Eh bien ! là, en deux mots ; j’ai quelqu’un à vous proposer.

— À me proposer ?… mais pour quoi ? Seigneur Jésus ! Je ne vous comprends pas.

— Tonnerre de D… ! Vous ne me comprenez pas ! Comment donc qu’il faut vous parler ?

Les deux femmes firent simultanément un geste destiné à l’apaiser. La mère crut même devoir dire :

— Mon fils, prends garde ! Tu vas aller contre ce que tu veux !

Victorine ajouta :

— Elle est si comme il faut, cette petite demoiselle ! On a tant de respect pour elle à la maison !

Mlle Cloque se tenait le cœur à poignée. Elle croyait que toute sa machine intérieure allait se rompre.

Loupaing adoucit subitement sa voix, et modula sur un ton de gamin qui demande du sucre :

— C’est pour mon beau-frère, le frère à ma femme, un honnête garçon qui est bien établi.

D’un bond, Mlle Cloque fut debout. Jamais la colère ne lui était montée si prompte et si incoercible. Elle ne se possédait plus :

— Fichez-moi la paix ! s’écria-t-elle. Allez-vous-en ! allez-vous-en ! que je n’entende plus jamais parler de vous !… Je vais vous payer. Votre compte sera réglé ce soir ! Mais que je ne vous voie plus, entendez-vous ? Que je ne revoie jamais vos figures !

Les deux femmes s’étaient levées. Victorine avait gagné aussitôt la porte qu’elle tenait entr’ouverte. Aux cris de sa maîtresse, Mariette, qui n’était pas loin, entre-bâillait aussi la porte du côté de la cuisine. Le courant d’air emporta le journal déplié sur la table.

Loupaing n’était pas fier en face de la sincérité et de l’absolutisme de cette indignation. Il n’était pas brave. Ce fut la mère qui osa parler :

— C’est pas la peine de nous faire un affront. On n’a pas eu l’idée de vous offenser. C’était une chose qui nous plaisait ; on a voulu s’en expliquer, c’est pas plus méchant que ça… Pardi, on sait bien que vous n’estimez pas les travailleurs : c’est plutôt la dorure qui vous tape dans l’œil ; mais c’est comme pour le reste : faut y mettre le prix. Vous n’êtes pas non plus sans savoir, comme dit cet autre, que faute de grives on mange des merles ? Peut-être bien qu’un jour vous ne serez point si faraude… Mais parle donc, toi aussi, ajouta-t-elle en secouant le bras de son fils qui restait coi.

— Qu’est-ce que tu veux que je dise ? fit-il. On a peut-être bien eu tort : je vous l’avais-il pas dit aussi que ça n’irait pas comme on voudrait ?

— Mais cause-lui donc, dis-lui donc quelque chose à elle, avant de t’en aller, pour raccommoder les affaires !

Mariette soutenait sa maîtresse ; elle la posa, pâle comme une morte, sur son fauteuil. Mlle Cloque dardait néanmoins des yeux furieux qui continuaient de dire : « Allez-vous-en ! allez-vous-en ! »

Loupaing rassembla tous ses moyens et prononça :

— Nom de D… ! C’est vexant.

Et il mit son chapeau.

Sa mère haussa les épaules. Mais tous trois sortirent.

On crut que Mlle Cloque allait mourir. On envoya chercher Cornet et l’abbé Moisan. Ils étaient là tous les deux quand vint le marquis d’Aubrebie. Elle les pria de la laisser un instant avec celui-ci. Ce fut à son vieux mécréant d’ami qu’elle demanda le service de lui avancer de quoi payer le propriétaire. M. d’Aubrebie faillit l’embrasser de joie :

— Enfin ! dit-il, je vais donc être bon à quelque chose !

Le plaisir réel qu’il montra à lui être utile la soulagea de l’amertume immense qu’elle éprouvait.

— Ah ! dit-elle, en lui tendant sa vieille main brûlante, quand je serai morte, je serai plus près du bon Dieu pour lui parler de vous.

On fit revenir le prêtre et le médecin. Elle leur raconta elle-même ce qui s’était passé.

On l’avait couchée. Dans l’ombre des rideaux de cretonne, sous un bonnet blanc, sa figure blême paraissait toute menue ; ses cheveux relevés lui découvraient un grand front sec et bombé sous lequel les deux yeux creux s’enfonçaient comme des portes sombres.

— Un dôme d’église ! faisait remarquer l’abbé.

Quand elle eut senti qu’elle survivrait à cette secousse, elle se reprit à espérer. Elle dit presque en souriant à Cornet :

— Allez-vous me faire une ordonnance cette fois-ci ?

Il versait des gouttes de substance inconnue dans un verre d’eau. Il griffonna un mot sur un bout de papier et le lui tendit :

Elle lut : « Marier la petite. »

L’abbé demanda à voir et applaudit. Le marquis donna aussi son approbation. Elle comprit par là qu’ils voyaient tous la mort à son chevet, et qu’il était urgent de régler le sort de Geneviève et de la soustraire à des entreprises matrimoniales telles que l’on venait d’en subir.

M. Moisan qui s’entêtait dans sa proposition déjà ancienne, se pencha à son oreille :

— Voulez-vous que je lui écrive ?

— À qui ? dit-elle.

— À mon petit notaire… Simple entrevue… engage à rien ?…

Le masque de la vieille imaginative se modela selon l’expression d’une pesante tristesse. Ce n’était pas d’un petit notaire qu’elle avait rêvé pour sa nièce ! Cependant l’abominable tentative des Loupaing lui avait montré les extrémités où l’on pouvait tomber. Avec les quelques sous qu’elle laisserait à Geneviève, on mettait en fuite un substitut vendéen, et on était convoitée par un plâtrier « bien établi ». Sous le « dôme » de son grand front décharné, Mlle Cloque réfléchissait, comme dans toutes les occasions critiques de sa vie, aux paroles de Chateaubriand.

— La médiocrité… prononça-t-elle, à demi-voix, se parlant à elle-même.

— S’il vous plaît ? fit l’abbé qui avait mal entendu.

— Je dis que j’en parlerai à la petite, monsieur l’abbé. Quand vous reviendrez me voir, nous reprendrons cela.

Mais un long temps s’écoula avant qu’elle consentît à revenir sur ce sujet. « Quand je serai tout à fait mieux », disait-elle. Et, comme elle s’acharnait à remordre à la vie, ses amis attendaient. Quand elle alla mieux, ce fut Geneviève qui manqua d’empressement. Pour peu qu’on insistât, la jeune fille menaçait de rentrer au couvent, de se faire religieuse. Secrètement, sa tante préférait cette solution, mais elle n’osait le dire.

Elles passèrent encore un triste hiver, dans la chambre de cretonne, entre la fenêtre de la rue de la Bourde et celle d’où l’on voyait Loupaing dont l’hostilité réouverte se manifestait à toute occasion, plus vive que jamais.

Il avait envoyé la note du petit toit de zinc posé par lui au hangar, et, faute d’un acquittement immédiat, il était venu en personne, avec des marteaux et des tenailles, un jour d’averse, et il avait arraché le toit. Les volailles geignaient sous la pluie ; la provision de bois était trempée. Mariette terrorisée n’osait même plus passer par le porche de la rue de l’Arsenal, elle avait cessé momentanément de parler aux femmes.

Il fit froid. Au travers des branches dénudées du catalpa, on vit un matin la double vasque de la fontaine pleurant des larmes immobiles sur le bassin glacé, où, par hasard, un balai était pris. Durant de longues semaines, on regarda chaque jour ce balai au long manche incliné et gênant. Quelquefois, après l’heure du déjeuner, le dimanche, on apercevait le voisin, le cou entouré d’un cache-nez, frappant du pied le sol coriace, s’exercer contre le bâton et l’abandonner en hochant la tête.

La neige vint doubler l’épaisseur des branches, et le manche à balai aussi se hérissa de la pure fourrure. Les moineaux s’approchaient, en pépiant, de la fenêtre où l’on répandait de la croûte de pain, et Geneviève avait des frissons à les voir poser sur la neige leurs petites pattes si fines. Pour couper le temps et occuper la jeune fille, on lui faisait préparer du thé vers les quatre heures, au moment où venait M. d’Aubrebie. Bien longtemps avant l’heure, l’eau, dans la bouillotte, au coin du feu, chantait. On se levait, à de fréquentes reprises, pour éloigner un peu la bouillotte. Noël et le jour de l’an, avec les almanachs, les catalogues et les publications illustrées, singulière période d’énervement joyeux pour les familles nombreuses, n’apportèrent aux deux pauvres femmes que des tristesses, en leur rendant l’isolement plus sensible et en les forçant, à cause des souhaits et des vœux, à penser davantage à l’avenir.

Enfin, le balai fut retiré de l’eau ; on nagea quelque temps dans la boue gluante ; le soleil revint. L’abbé Moisan, ayant reçu de Monseigneur l’assurance qu’il serait maintenu dans ses fonctions de chapelain, pour la nouvelle église, et logé, répandait la joie autour de lui. M. d’Aubrebie apportait à Geneviève des bouquets de violettes. Et elle dit un jour que l’état de religieuse lui faisait peur.

— Alors il faut te marier, mon enfant.

À ce mot elle avait des tremblements et on entendait se choquer ses dents de nacre.

— Enfin, soupira-t-elle, il faudra bien !… Mais, d’abord, comment s’appelle-t-il, votre monsieur ?

— Jules Giraud…

Ce seul nom fut la cause d’un retard de trois semaines. On la traita de folle ; on lui dit qu’il était honteux d’avoir, à son âge et dans sa situa­tion, des répugnances aussi puériles. Rien n’y fit. On crut tout perdu.

Elle ne concevait pas qu’on épousât un homme qui s’appelait Jules Giraud. D’abord ce prénom de Jules lui avait toujours porté sur les nerfs ; c’était un nom absurde, tout à fait idiot.

Elle était prête à passer sur bien des choses désagréables : qu’elle habitât un « trou », elle s’en moquait pas mal ; que son mari fût notaire ou épicier, c’était bien le cadet de ses soucis ; mais de crier le nom de Jules du haut en bas de l’escalier, ou dans un jardin, lui semblait au-dessus de ses forces. « Giraud, » çà, autant n’en pas parler, c’était franchement commun, c’était le plus plat des noms. Mais elle reconnaissait qu’elle n’était elle-même qu’une pauvre petite bourgeoise au nom très médiocre, presque drôle, et qui faisait rire, au couvent, les premières années ; cela n’était rien. Ce qui importait c’était le nom qui doit être inséparable de toutes les expressions de tendresse, sans lesquelles elle n’imaginait pas le mariage.

Le marquis lui vantait « Jules » César. Elle répondait en objectant : « Jules » Grévy, « Jules » Ferry.

— Le fait est… disait Mlle Cloque, qui avait ces hommes en horreur.

À cause de ces deux personnages, peu s’en fallut qu’elle ne fût de l’avis de sa nièce.

Tout d’un coup, Geneviève se décida, comme les enfants prennent le parti de se faire arracher une dent. L’abbé écrivit. Le notaire était toujours prêt. Une entrevue fut convenue. Toutefois on la remit encore, parce qu’on voulait avoir auparavant la photographie du jeune homme. On l’obtint. Il n’était ni bien ni mal.

— C’est ce qu’il faut, dit Geneviève.

Mais elle grimaçait presque, en prononçant ces mots. On eût dit qu’elle étouffait une sombre colère.

— Voyons ! ma fille, personne n’exige que tu te fasses violence…

— Mais non ! mais non ! je t’assure que je suis décidée.

L’entrevue fut fixée au premier jeudi de mai, boulevard Béranger, au concert de la musique militaire. C’était le seul endroit où l’on pût se rencontrer comme par hasard, et passer inaperçus, au milieu de la foule.

Ces demoiselles arrivèrent les premières, très agitées, depuis longtemps préparées, et se croyant en retard. Les musiciens n’étaient pas là encore. Quelques rangées de chaises seulement étaient occupées par les fanatiques. Elles eurent tout loisir pour le choix de leurs places. Elles s’ingénièrent à ne se fixer ni trop près de la musique, ni trop loin. Il fallait pouvoir causer sans être gênés par des voisins entassés chaise contre chaise, éviter aussi de se planter au beau milieu d’une clairière, ou bien d’aller se reléguer aux endroits éloignés où l’on n’a pas l’air de venir pour la musique. Cependant il était non moins nécessaire que ces messieurs, à leur arrivée, les aperçussent aisément. Il ne manquerait plus qu’elles fussent obligées de leur faire signe !

Elles tâtonnaient ; Geneviève énervée dit :

— Mettons-nous là ! mettons-nous là, n’importe où.

Elles s’assirent. Elles étaient l’une et l’autre de mauvaise humeur. Mlle Cloque reprochait à sa nièce le peu de frais de sa toilette.

— Peuh ! si tu crois qu’on s’y connaît à la Celle-Saint-Avant !…

C’était le nom du petit endroit où Jules Giraud était notaire.

— Mais, mon enfant, ce jeune homme a peut-être été à Paris ?

— Allons donc ! est-ce que l’abbé ne nous a pas dit qu’il avait été clerc à Châtellerault ? Il n’a seulement pas fait son droit…

Mlle Cloque avait pris la précaution de garder deux chaises auprès d’elle :

— Ça fait, dit Geneviève, que si l’on nous voit, il sera clair comme le jour que nous attendons quelqu’un !

— Mais enfin ! ma pauvre enfant, comment veux-tu nous arranger, aussi ! Et s’il n’y a plus de places auprès de nous quand ils arriveront : faudra-t-il que ce soit nous qui nous dérangions pour les suivre ?

En l’espace de quelques minutes, le mail se garnit. La double rangée des grands ormes balançait ses hautes branches à l’air agréable de mai. Les chaussées, de chaque côté du large terre-plein, portaient une foule déjà compacte. Aux fenêtres de jolies maisons donnant sur le boulevard, paraissaient quelques femmes accoudées. À une centaine de mètres à peine, en tournant un peu la tête, on pouvait apercevoir, entre deux bouquets d’arbres du parc, la frise de faïence courant au-dessous d’une balustrade à l’italienne, qui décorait l’hôtel de Grenaille. Il venait, des jardins voisins, des odeurs de clématite et de chèvrefeuille.

— Tiens ! voici Mlle Cloque et sa charmante jeune fille ! prononça la voix grasse de M. l’abbé Moisan. Mesdemoiselles, voulez-vous me permettre de vous présenter mon bon ami, M. Jules Giraud, qui était précisément en train de faire avec moi un petit tour de promenade ?

— Si Monsieur veut bien s’asseoir ? dit Mlle Cloque, nous avons justement deux chaises à côté de nous, où nous avions déposé nos mantilles.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! pensait Geneviève, est-il possible de parler comme cela ! Mieux vaudrait dire carrément que l’on s’attend, que de prendre des détours si maladroits. »

Elle avait vu, tout en blâmant le langage de sa tante, que le notaire avait les cheveux frisés, ce qu’elle n’aimait pas du tout. En outre, il por­tait un lorgnon de myope, d’un numéro assez fort, qui déformait complétement les yeux quand on le regardait de face. Elle pensa :

« C’est horrible : on dirait deux huîtres ouvertes. »

Sa barbe était assez bien, entière, blonde et frisée ; mais il sortait de chez le coiffeur qui lui avait rasé les joues à la tondeuse. Elle le jugea stupide d’avoir été le chez le coiffeur avant de venir au rendez-vous. Il avait d’assez jolies dents très blanches, mais presque point de lèvres ni de moustache : une espèce de malheureux petit bout de duvet d’un blond si clair qu’on aurait dit qu’il était blanc, et dont trois ou quatre poils, un peu plus longs, descendaient de chaque côté de la bouche.

« Jamais, pensa Geneviève, je ne me laisserai embrasser par cet homme-là. »

Il était en redingote, soigneusement boutonnée, et en chapeau haut de forme.

« Eh bien ! se dit la jeune fille, comment serait-il, s’il venait officiellement demander ma main ? »

Il était surtout terriblement ému. On sentait sa crainte de laisser échapper quelque sottise devant Geneviève, dans le premier moment, et il parlait à la tante aussi troublée que lui.

L’abbé Moisan entretenait Geneviève qui n’écoutait que le notaire lancé à bride abattue à la conquête de Mlle Cloque. Dans sa précipitation, le malheureux conservait son lent parler tourangeau aux consonnes lourdes, aux voyelles de brebis bêlante. Geneviève saisit au vol les mots d’ « hiver rigoureux », de « saison plus propice » et « d’air printanier ».

« Il est trop bête, non, décidément, il est trop bête ! »

Combien de fois s’était-elle moquée, à Marmoutier, de ces expressions endimanchées où excellaient les filles de parvenus !

Mlle Cloque s’étant ressaisie, avait dirigé le notaire sur une voie plus intéressante, et il donnait la description de la Celle-Sant-Avant. La musique militaire entamait un pas redoublé, et, dans l’intervalle des éclats de piston, on entendait des « excellente étude… frais généraux… amortissement… vignobles et sapinières… grande voie ferrée… clientèle du château… société de l’endroit… » Il faisait valoir sa marchandise.

Geneviève se refusait à admettre que l’on pût parler de ces choses-là de prime abord, comme au marché.

Mlle Cloque ayant osé une allusion discrète aux « principes religieux », il parla de « sa vieille mère » ; il s’étendit sur des détails intimes que personne ne lui demandait. Il prononça quelques mots dont Geneviève ignorait complètement la signification : « cadastre » et « main-levée d’hypothèque légale ». Ces termes, qui eussent pu lui être très désagréables, lui donnèrent cependant à entendre que cet homme possédait des connaissances techniques, une sorte de science, quelque chose enfin qui le releva un peu à ses yeux. Mais quelle idée d’aller parler de cela à une vieille fille qu’on n’a jamais vue !

L’abbé Moisan jugea qu’il était temps d’opérer un contact entre les deux principaux intéressés. Il remua son siège, le posa de biais, cogna contre des chaises voisines qu’on recula complaisamment par égard pour un ecclésiastique ; il parvint à faire vis-à-vis au notaire et lui tapa sur le genou :

— Eh bien ! dit-il, j’espère que vous êtes à votre affaire : on sait que vous vous y connaissez en musique !

— Oh ! oh ! fit modestement le notaire.

— Monsieur est musicien ? demanda Mlle Cloque.

— Oh ! mon Dieu, Mademoiselle, je râcle un peu de violon… comme tout le monde…

— Comme tout le monde !… dit l’abbé, ah ! que non pas ! Ce n’est pas déjà si commun.

— Et vous, Mademoiselle, dit le jeune homme à Geneviève, vous êtes musicienne aussi, sans doute ?…

C’était la première parole qu’il lui adressait.

Sa voix trébuchait sur un imperceptible trémolo, et, comme il s’était commandé de profiter de cette occasion de parler, il avait débité cette phrase sans aucun naturel, mais au contraire. du ton le plus haïssable dans le genre commun et convenu.

Geneviève n’était aucunement intimidée : elle sentait clairement sa supériorité sur cet homme. Elle n’éprouvait point de pitié pour lui, malgré que son émotion fût touchante. Elle le détestait simplement d’être si bête.

— Je fais de la musique de temps en temps, dit-elle sans complaisance. J’ai surtout aimé cela autrefois. Mais, maintenant !…

Elle eut un petit geste qui signifiait : « Maintenant, vous savez, ce que ça m’est égal !… »

Il la regardait en écoutant sa réponse, et, par une sorte d’attention indéfinissable, il avait ôté son binocle. Elle lui en sut presque gré, car ses yeux ainsi étaient moins laids, quoiqu’il les fermât à demi, et que le double sillon rose creusé par la pince, à la racine du nez, donnât à leurs environs l’aspect pénible d’une blessure. Ils contenaient une telle crainte de la minute présente, un tel désir de ne pas inspirer d’antipathie, une si franche admiration des deux créatures dont on lui avait des années durant vanté les mérites, enfin un si vif sentiment de sa propre petitesse en face de cette jeune fille distinguée, que le cœur de Geneviève fut un moment ébranlé. Elle se dit : « Comme il doit être bon ! » Mais aussitôt : « Jamais je n’aimerai cette tête-là ! »

Elle n’ajouta rien à sa petite réponse sèche. Il comprit qu’il lui avait déplu dès le premier coup d’œil. Cela acheva de le démoraliser. Il fallait parler. Il hasarda une réflexion qui parut saugrenue, à propos de la Marche Indienne de Sellénick accueillie autour d’eux par des applaudissements. Geneviève en conclut que, comme musicien, il était bon à conduire les noces de village ; et elle le vit, en imagination, faisant grincer l’archet sur son instrument.

Mlle Cloque qui découvrait au notaire des qualités sérieuses sans toutefois être séduite par un homme aussi simple, demeurait fort embarrassée. L’abbé s’efforçait d’insuffler de la chaleur dans l’entretien ; à défaut de paroles heureuses, il remuait sans cesse, de sorte qu’on remplissait les vides par de petites réflexions sans aucune portée : « Oh ! pardon, Mademoiselle !… J’ai failli vous marcher sur le pied… On est beaucoup mieux ainsi… Je n’aime pas entendre la musique de trop près… Si je me mets comme cela, je vais tourner le dos à ces dames !… Nous aurons peut-être trouvé le moyen de nous caser, quand le concert sera fini… » On faisait tout ce qu’on pouvait pour sourire à chaque mot.

L’abbé remua si bien que les deux jeunes gens finirent par se trouver l’un à côté de l’autre. Alors, il accapara la tante afin de leur permettre de causer tous les deux.

Jules Giraud prit un parti héroïque. Il jugea qu’il perdrait son temps à essayer de faire du luxe. Il nommait ainsi dans sa pensée les ten­tatives de conversation sur des sujets généraux où il faut être profond ou élégant si l’on n’est pas capable de singer l’un ou l’autre. Il dit tout franchement à Geneviève que c’était bien inutile de chercher midi à quatorze heures quand on avait très peu de temps à rester ensemble et qu’on savait très bien pourquoi l’on se voyait. Elle fut un peu surprise de cette netteté ; puis elle réfléchit vite que ce qu’il disait un peu gauchement, était précisément ce qu’elle avait pensé elle-même. Et elle l’écouta.

Il tremblait moins et s’exprimait mieux. Rien n’est tel que d’aborder de front le sujet. Il servit une partie des renseignements déjà fournis à la tante, car, livré à lui-même, il n’avait pas une grande variété de choses à dire et se bornait à ce qui lui semblait essentiel. Elle entendit à nouveau la série des « frais généraux, des vignobles et sapinières, de la grande voie ferrée et de la société de l’endroit. » Il reparla avec une piété très réelle de sa « vieille bonne femme de maman » qui pleurait de joie à l’idée d’avoir une fille. Il ne cherchait pas à attendrir, ni à surfaire quoi que ce fût ; il étalait avec sincérité le « tableau de sa situation ».

Il n’avait pas escompté l’avenir pour payer son étude. Tout était réglé ; le moindre bénéfice entrerait directement dans le ménage. Il avait tout à fait repris son assiette, il allait, il allait, sans difficulté, se sentant appuyé sur le terrain des faits positifs. De plus, et, sans posséder une sensibilité très aiguë, il devinait la jeune fille plus attentive. Elle le regardait de temps en temps d’un clin d’œil bref qui signifiait : « Oui, oui, je comprends ». Mais son regard, alangui par les longues rêveries et l’ennui, se relevait vers le lointain, semblant s’accrocher à un oiseau invisible, à une feuille d’arbre, à la frise de faïence qui se trouvait maintenant juste en face d’elle et qu’un rayon de soleil rendait étincelante.

— Maintenant, dit-il, Mademoiselle, il s’agira de savoir si tout ça vous convient ?

— Si tout ça me convient ? dit-elle, un peu comme si elle descendait d’un rêve ; mais, Monsieur, rien de tout cela ne me fait peur.

— Oh ! merci ! dit-il.

Il laissa déborder tout son bon cœur dans cette exclamation. Il était soulagé d’un poids immense. Il respira. Elle sentit une nouvelle fois l’excellence de cette nature d’homme, et le regarda, le temps d’un éclair. Il avait de petites gouttelettes qui perlaient sur la surface très blanche du front. Mais une force qui ne venait pas d’elle, et qu’elle sentait tomber on ne sait d’où, lui releva les yeux là-bas, sur le petit point brillant de la frise de faïence.

Le notaire interpréta mal la fuite de ce regard et crut comprendre qu’elle savait par l’abbé tout ce qui le concernait, et qu’elle atten­dait qu’il s’expliquât sur des points qui pouvaient lui « faire peur ». Il poursuivit, moitié souriant, mais une crainte revenue dans son regard implorant :

— Il faut vous dire, Mademoiselle, que nous ne sommes pas sortis de la cuisse de Jupiter. Mon « pauvre père », de son vivant, était sabotier.

Elle ne broncha pas à ce mot.

Chez lui, le Tourangeau reprit le dessus quand il ajouta sur un ton de malice traînante :

— Ce qui ne l’a pas empêché d’amasser quelques sacs d’écus…

Et il rit.

Geneviève pensait aux fleurs de la juive, à la rose de Marie-Joseph, et à la piqûre rouge au doigt… Cela avait été, là-bas, à cent mètres d’ici, une après-midi. On entendait aussi la musique militaire.

Le rire de Jules Giraud l’éveilla ; elle revint à elle et sourit par complaisance. C’était bien malgré elle, que, durant un court instant, elle avait perdu les paroles du notaire.

Il lui dit, rassuré par son sourire :

— Ça ne vous fait pas peur, ça non plus ?

— Quoi donc ?

— Oh ! dit-il, vous ne voulez pas me le faire répéter !

Elle se demanda : « Que diable a-t-il bien pu dire ?… Bah ! qu’importe ? »

Et elle continua de lui sourire en allumant un peu son œil, mais, à la façon des paresseux qui, pour s’épargner d’insister, préfèrent simuler avoir compris.

Il se laissa prendre à ce genre de léger mensonge, inconnu des êtres simples qui tiennent toujours à s’informer, et ne recueillit que le sourire et que l’œil animé qui l’avait un moment regardé en face, avec un commencement presque de familiarité.

Le galop final tirait à sa fin ; on était sur le point de se séparer. Il avait encore quelque chose à dire. Il se dépêcha, en laissant tomber sa voix. Cette fois, elle le regardait pendant qu’il parlait. Ce fut lui qui baissa les yeux :

— Mademoiselle, dit-il, c’est bien le moins que vous me connaissiez jusqu’au bout, puisqu’il s’agit de passer sa vie ensemble… Je ne veux pas vous tromper, sur rien… Eh bien, je sais qu’il y a des personnes qui sont plus ou moins difficiles, comme çà, sur les petites choses… Voilà : je me suis fait mettre deux dents fausses.

Il allait les lui montrer. Un tonnerre d’applaudissements brouilla tout. On se levait et chacun se déplaçait immédiatement. L’abbé regarda d’un œil malin les deux jeunes gens :

— Eh bien ! dit-il, il me semble que nous avons rompu la glace !… Ah ! cette jeunesse !…

Pour ne pas être remarqués, on se sépara.

Le notaire dit qu’il était enchanté d’avoir fait la connaissance de ces dames. Elles s’inclinèrent.

Elles se trouvèrent presque aussitôt nez à nez avec M. Houblon et deux de ses filles.

— Tiens ! s’écria une de celles-ci, comment ! vous étiez là ?

Le papa qui était la franchise même disait en même temps :

— Nous vous avions vues, mais comme vous étiez avec une personne étrangère, nous n’avons pas osé, vous comprenez…

— C’était un ami de M. le Chapelain.

— Parfaitement ! firent en chœur les trois Houblon, et ils affectèrent de parler d’autre chose afin de prouver leur discrétion. Les deux demoiselles Houblon qui n’étaient pas là, donnaient des leçons de musique, et celles qui étaient là ne trouvaient pas à en donner. Cela ne se disait pas et l’on ne faisait jamais allusion — par discrétion — à l’absence des deux sœurs.

Geneviève songea que son entrevue avec Jules Giraud notaire à la Celle-Saint-Avant, avait pu exciter des jalousies.


xv

LE PETIT BONHEUR


La grande route nationale, parallèle à la ligne de Paris-Bordeaux ; sur un espace de cent cinquante mètres environ, des maisons à droite et à gauche : deux auberges avec l’enseigne de zinc représentant, l’une un Cheval blanc, l’autre une Lamproie ; la gendarmerie avec un drapeau tricolore, également en zinc ; un boulanger ; la mairie, qui ne se distingue des autres bâtiments que par les affiches sur papier blanc fripé et le cadre grillagé contenant les actes de l’état civil ; un renfoncement formant une petite place : l’église ; un chemin de bifurcation ; l’alignement reprend ; on lit des réclames du chocolat Menier et du Petit Journal sur des murs gris ; puis une grosse maison : quatre fenêtres au rez-de-chaussée, autant au premier et unique étage, la maison du notaire.

Les panonceaux nouvellement dorés brillent au-dessus de la porte d’entrée.

Et après, c’est la route encore, toute droite, soigneusement entretenue, souvent déserte ; au loin, la brouette du cantonnier portant un panier et un gilet à manches ; un blanc troupeau d’oies qui, gravement, traverse.

C’est la Celle-Saint-Avant.

Geneviève, connue ici depuis un an bientôt, sous le nom de Madame Giraud, se tient d’ordinaire à la dernière fenêtre du rez-de-chaussée, vis-à-vis d’un petit meuble à ouvrage ; et les rares passants de la route peuvent reconnaître son profil penché. Lorsque, fatiguée de lire ou de travailler, elle lève la tête et hasarde un coup d’œil au dehors, elle voit le maréchal ferrant, le marteau levé, et la croupe d’un cheval de trait présentant son sabot. L’odeur de la corne roussie l’oblige souvent à fermer la fenêtre. Parfois ses yeux demeurent longtemps fixés sur l’ardente petite flamme rouge de la forge, qui brûle au milieu d’un trou d’ombre.


« Ainsi, écrivait-elle à sa vieille tante, la vie est donc d’attendre la fin de chaque journée derrière une vitre en regardant toujours le même objet ? Je me souviens de l’œil de Loupaing, du catalpa, de la petite fontaine, et de ce pauvre balai pris dans la glace ! Et, en face de mon forgeron, il me semble, je ne sais pourquoi, que ces choses d’autrefois étaient un spectacle très agréable… Pourtant, cet homme qui ferre ses bêtes du matin au soir, n’a point mauvaise figure et ne me veut pas de mal ; tandis que le beau-frère du plâtrier (!!!… est-ce loin déjà ces histoires-là !) te fera mourir de chagrin si tu t’obstines à ne pas le quitter. Sans compter que rien ne s’oppose à ce que j’aille dans mon jardin qui est dix fois grand comme le tien, et qui pousse ! c’est une vraie bénédiction. On espère qu’il y aura beaucoup de fruits cette année… Si tu voyais les poiriers ! Je pense avec joie, ma bonne tante, que lorsque nous cueillerons nos poires, ton maudit bail sera expiré, et que tu seras là, avec nous. Tout de même, si tu avais été moins « entêtée (attrape ! tant pis !) tu aurais bien pu venir t’installer avec nous plus tôt. Enfin ! …

» Jules m’a encore emmenée hier avec lui en cabriolet. Ce sont des promenades qui ne sont pas bien attrayantes, car la voiture est très incommode et les chemins où il me mène sont atroces. Mais je n’ose pas refuser de l’accompagner tant il est heureux de m’avoir avec lui. Tant et si bien que j’ai attrapé un peu froid en l’attendant dehors, pendant qu’il faisait un inventaire ; et je recommence à souffrir des dents. Il faudra donc bon gré mal gré que je me paie le voyage de Tours, probablement samedi prochain. Tu penses que ce sera bon gré ! Jules me conseille d’y aller samedi, quoique les trains et le salon du dentiste soient bondés, à cause de la réduction sur les billets, qui est assez importante ce jour-là.

» J’ai eu la lessive cette semaine. C’est ça qui en est un tracas ! Heureusement la maman Giraud m’est d’un grand secours. Elle ne vient que lorsqu’il y a à payer de ses mains. On perdrait son latin à tenter de la faire asseoir. Quant à la mettre à table avec nous, c’est une affaire d’état ! et encore je suis obligée de me regimber pour l’empêcher de nous servir.

» Ah ! quand j’entends les trains qui roulent là-bas, sur cette grande ligne qui n’en finit pas, ni par un bout ni par l’autre, tante, mon cœur se serre. Il en passe là, dans le temps d’une journée, des gens en costume de voyage — comme nous en avons tant vus, en Suisse, te rappelles-tu ? — D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Pourquoi est-ce que j’ai une espèce de vertige à savoir qu’il y a des gens qui passent ?… Je ne les vois pas ; ils ne me voient pas derrière ma vitre : il y a, entre nous, le maréchal ferrant, et, plus loin, une rangée de peupliers… Voilà de drôles d’idées. Ne te moque pas de moi, au moins !

» À bientôt, ma tante chérie, à samedi, je t’embrasse.

« Ta Geneviève. »

Le samedi matin, à 8 heures et demie, le cabriolet était attelé devant la porte ornée des pannonceaux, et le notaire, debout, en flattant les naseaux de sa jument, attendait « Madame ». Elle qui se pressait si peu, d’ordinaire, n’était jamais en retard pour aller à Tours ; elle descendait avec des cartons à chapeaux, un sac de voyage, mille brimborions, et plus élégante que le dimanche. On s’élançait sur la grande route droite, à l’opposé de la direction de Tours, pour aller joindre la station de Port-de-Piles, à huit ou dix minutes. Jules Giraud n’osait s’éloigner de sa bête toujours un peu fringante au sifflet des locomotives ; Geneviève le quittait avant d’entrer dans la gare :

— N’oublie pas de prendre un aller et retour !

— Sois tranquille. À ce soir !

Seule, elle se sentait les membres légers. Elle eût été au bout du monde.

Le train rattrapait promptement le cabriolet sur la route parallèle. Geneviève agitait son mouchoir par la portière, jusqu’à la rangée de peupliers.

Quand elle se rasseyait, les personnes de son compartiment, quelles qu’elles fussent, avaient régulièrement le petit sourire de sympathique et maligne connivence : « Ah ! bien, j’espère qu’on s’en fait des adieux ! »

Une heure, après, le train s’arrêtait et poussait de grands sifflements pour demander la voie en vue de l’immense plaine, carrefour de lignes de chemins de fer, terminée au loin par les douces collines de la Loire, et où s’étend Tours, tout à plat. On ne voyait émerger de la ville que les flèches grises de la cathédrale, quelques églises, les deux hautes tours de l’ancienne basilique et, depuis peu de temps, une sorte de pâtisserie informe, blanchâtre, comparable à une grosse cloche de plâtre, qui était la nouvelle église de Saint-Martin.

En marche ralentie, on coupait l’extrémité de la longue avenue de Grammont plantée d’arbres, et l’œil de la jeune femme embrassait d’un coup le prolongement en droite ligne : la rue Royale, — depuis peu nommée rue Nationale, — le pont de pierre, la Rampe de la Tranchée, et tout là-bas, adossé, aux coteaux, le Sacré-Cœur de Marmoutier : un monde d’évocations !

Avant l’heure du déjeuner, elle était dans les bras de sa tante. Et c’étaient aussitôt des questions précipitées, superposées, enchevêtrées, un babillage sans fin que ne réussissaient à interrompre ni la sombre exaltation religieuse qui croissait chez Mlle Cloque d’une manière inquiétante, ni l’appétit que ce déplacement matinal donnait à Geneviève. À chaque fois, on eût dit qu’elle revenait d’un long voyage.

Aller chez le dentiste, après le déjeuner, était une vraie partie de plaisir. Les personnes qui la rencontraient pendant les cinq ou six heures qu’elle passait à Tours, déclaraient ne jamais l’avoir vue si gaie. Elle voulait aller partout dans une seule après-midi, chez les Houblon, chez l’abbé Moisan qui triomphait d’avoir fait le mariage, chez Madame Pigeonneau nouvellement installée rue Nationale et à qui on avait à remettre des romans en location, chez des amies de pension mariées, et jusque même à Marmoutier, souhaiter un petit bonjour à ses anciennes maîtresses.

— Mais ma pauvre enfant ! tu manqueras ton train de 4 h. 55.

— Ah ! bien ! la belle affaire ! pour une fois, je n’en mourrais pas !… D’abord mon mari sait bien que tant que tu seras à Tours et qu’il y aura chez toi une chambre pour moi, ce n’est pas la peine de me fouler la rate pour attraper le train… Ah ! par exemple, si tu n’habitais plus ici, je n’y ferais pas long feu !…

Mais elle ne doutait pas que sa tante persistât à demeurer à Tours. Mlle Cloque affirmait le contraire, et son désir était sincère d’aller vivre près de sa nièce. Car elle-même ne se rendait pas compte des racines secrètes et profondes qui la rivaient aux pieds des vieilles tours de Saint-Martin, mieux même : au spectacle quotidien et passionnément douloureux de l’exhaussement pierre à pierre du monument nouveau, quitte à endurer jusqu’à sa dernière heure le voisinage et les persécutions de Loupaing.

Pour quiconque connaissait bien Mlle Cloque, il était clair qu’elle mourrait là, au milieu de ses habitudes de souffrir, et qu’elle mourrait peut-être de la mystérieuse et cruelle volupté qu’il y a à contempler avec orgueil l’outrageant triomphe de ce que l’on juge la pire chose du monde.

— Tu ne sais pas ce que je souhaiterais ? avait-elle dit elle-même à Geneviève. Eh bien ! ce serait de disparaître le jour où ils mettront la dernière main à leur « cabanon moderne ». C’est une grâce que je demande tous les jours au bon Dieu. Je n’ai jamais compris qu’un chef survive à une défaite, et il est encore beau de mourir de la main du vainqueur, quel qu’il soit…

Dans leurs courses de l’après-midi, une fois passé le débordement des premières confidences, la tante reprenait la rengaine de ses tristesses. Geneviève, qui connaissait tout cela, écoutait d’un air distrait et répondait en décrivant la « vie de cloportes » des gens de la Celle-Saint-Avant, dont la momification prête à rire quand on y songe au milieu du bruit des voitures et du va et vient de la grande ville.

— On dit déjà la messe dans la nouvelle crypte, figure-toi, ma chère enfant. C’est M. Janvier qui l’a inaugurée. C’est un honneur qui lui revenait de droit. Il sera évêque avant peu. Quant à l’église même, on achève les mosaïques : c’est d’un mauvais goût ! il faudra que tu voies ça…

— Pourquoi, puisque ce n’est pas beau ?

— Précisément ! Il faut voir ça ! Si nous avons une minute de reste, nous entrerons… Ah ! par exemple, je me prive de parler au Frère Gédéon !

— Il est donc toujours là ?

— Lui ! Ah bien ! Puisque Mme Pigeonneau a eu la faiblesse d’abandonner la place, tu penses qu’il en a profité ! Tu verras le magasin qu’on lui a réservé dans la nouvelle construction. Ça n’a pas d’apparence sur la rue. On entre par la petite porte allant à l’escalier de la crypte, et il y a là une magnifique salle pavée en mosaïque, avec des vitraux, et consacrée à la vente. Il paraît que leur église lilliputienne était encore trop grande : on a rogné dessus pour la boutique ! Tu verras : avec le dessin des fenêtres, ça a quelque chose d’oriental. Le marquis prétend que le Frère est là-dedans comme un juif d’Alger : il ne manque que des babouches…

— Tu te montes la tête avec tout ça ! disait Geneviève, laisse-les donc tranquilles avec leur Saint-Martin !

Et, regardant à la pendule du salon d’attente de Stanislas de Wielosowsky :

— Déjà deux heures et demie ! dit-elle. À cette heure-là, tous les jours, excepté le jeudi et le dimanche, il y a le vétérinaire qui passe en tilbury… C’est le moment où le juge de paix de Port-de-Piles, qui suit un régime contre le diabète, arrive à pied juste en face du maréchal ferrant, et il se range pour éviter la poussière de la voiture…

Deux personnes devaient encore passer avant elle. Geneviève s’énervait, impatiente d’aller dehors et de s’enivrer du mouvement de la ville. Elle avait feuilleté, tout en causant à voix basse, un grand volume illustré ; elle marcha dans la pièce ; s’arrêta en face de deux jolies têtes de femmes au pastel, signées d’un nom imprononçable, un artiste compatriote du dentiste, probablement. Enfin elle alla à la fenêtre sur la rue Nationale, près de sa tante. Elle souleva le rideau. Tout à coup elle fit :

— Tiens !

— Quoi donc, ma fille ?

— … Oh ! rien.

Comme elle continuait à regarder, Mlle Cloque tourna la tête contre la vitre. Mais ses mauvais yeux lui firent faire la grimace.

— Qu’est-ce que c’est donc ? répéta-t-elle.

— Ce sont eux, dit Geneviève.

L’esprit de Mlle Cloque alla tout droit aux Grenaille-Montcontour ; car, toutes les fois qu’elle venait dans cette rue, elle pensait à eux, pour les éviter.

Et elle dit, de peur que le laconisme des deux questions et réponses ne prît l’importance d’une réticence :

— Ils sortent sans doute de chez Roche ?

— Oui, dit Geneviève.

Celle-ci ajouta :

— Léopoldine n’embellit pas.

Elles ne parlèrent plus.

La nature des souvenirs qui papillonnaient dans le silence les gênait l’une et l’autre. On distinguait, de l’autre côté de la cloison, la voix douce de Stanislas et le choc minuscule des petits instruments d’acier qu’il posait sur la planchette mobile. Soudain, un léger cri de femme : « Ho-a ! »

Et leur tour vint de pénétrer dans le cabinet du dentiste. Celui-ci les avertit que l’opération n’exigerait pas de longs soins.

— Oh ! fit Geneviève, ne vous pressez pas.

— Le nerf n’est pas sensible ; si vous aviez le temps aujourd’hui même, nous pourrions en une seule séance…

— Non ! non ! non ! je sais ce que c’est que les opérations trop vite faites. J’y consacrerai autant de séances qu’il faudra… D’autant plus que, justement aujourd’hui, j’ai pas mal de petites courses.

— Bien, bien ! fit Stanislas de Wielosowsky, de son joli accent. En ce cas, nous nous contenterons de ceci pour aujourd’hui.

Et il déposa dans la piqûre de la dent un tout petit coton imbibé d’acide arsénieux.

— C’est dommage que ça sente mauvais, observa Geneviève.

Le dentiste sourit et dit, non sans une légère impertinence, et pour montrer qu’il n’était pas dupe des stratagèmes employés par les dames des environs pour venir à la ville :

— S’il n’y avait pas quelque inconvénient, nous aurions trop de monde…

Mais son timbre étranger était si aimable qu’on ne pouvait point se froisser.

Il était néanmoins trop tard, quand elles sortirent, pour aller jusqu’à Marmoutier. Mlle Cloque voulait entraîner Geneviève voir la nouvelle église. C’était une idée fixe. La malheureuse passait désormais sa vie à rôder autour du monument exécré.

— À quoi bon ? dit la jeune femme. Je t’avoue que j’aime mieux les endroits gais…

Elles allèrent s’asseoir dans le nouveau magasin Pigeonneau-Exelcis, malgré que Mlle Cloque boudât encore la gracieuse titulaire de l’ex-librairie ultramontaine, à cause du petit coup d’état qu’elle avait accompli.

En s’établissant dans la rue ci-devant Royale, désormais Nationale, dont le seul nom donnait des nausées à Mlle Cloque, la maison Pigeonneau-Exelcis avait répudié carrément toute spécialité de commerce religieux. C’était désormais une librairie profane, étalant à sa devanture tous les ouvrages nouvellement parus, sans aucune distinction. On y trouvait Nana à côté du Maître de forges et d’un roman qui faisait alors beaucoup de bruit, l’auteur en étant renvoyé devant la Cour d’assises. On y voyait une brochure de M. le chanoine Beauséjour établissant par a + b la superposition de trois Basiliques sur l’ancien sol de Saint-Martin, et une brochure de l’architecte diocésain qui contenait in-extenso le texte du chanoine Beauséjour avec une réfutation point par point en regard ; une brochure de M. l’abbé Janvier exaltant la construction prochainement achevée ; une autre publiée à ses propres frais par ce pauvre M. Houblon, anathématisant M. Janvier. Un album en couleur reproduisant les traits de « Nos célèbres demi-mondaines » grand ouvert sur l’étalage, couvrait en partie les controverses religieuses.

Le jour où Mlle Cloque, en passant rue Nationale, avait aperçu ce pot-pourri, au-dessous du nom de sa fidèle amie, Mme Pigeonneau, inscrit en grandes lettres d’or sur les glaces, elle crut avoir une attaque et ne dut son salut qu’à son accoutumance aux surprises les plus pénibles.

— Je me demande, avait-elle dit à sa nièce, ce qu’il faudrait maintenant pour m’abattre. Des trahisons, des scandales, des lâchetés, des sacrilèges, j’aurai tout vu et me voilà encore de­ bout !…

Mais Geneviève tenait à louer des romans pour rompre les longues heures de la Celle-Saint-Avant, et on était entré à la nouvelle librairie.

Il y avait deux demoiselles de magasin, une caissière, un petit garçon pour les courses.

La salle, vaste, était du haut en bas garnie de rayons où pressaient leur dos jaune tous les exemplaires de la littérature romanesque. Ça et là étaient appendues des chromolithographies doucereuses représentant en général des jeunes femmes à l’air niais, avec de jolies épaules large­ ment découvertes, entourées d’oiseaux, de fleurs ou d’amours ailés. À cheval sur de menues tigelles de fer les journaux de Paris laissaient lire la moitié de leur titre : Gil B…, Le Fig…, l’Intrans…, La Lant…

— Qu’est-ce que vous voulez ? avait dit aussi­tôt Mme Pigeonneau en venant au devant de ces dames, avec un petit air quasi contrit, il faut bien suivre le mouvement !… On nous a mis à la porte de là-bas, n’est-ce pas ? et nous n’étions pas de force à soutenir la concurrence du frère Gédéon.

— Tous mes compliments, avait prononcé un peu sèchement Mlle Cloque. Mais que ne nous avez-vous averties de vos intentions ; moi qui me suis tant tourmentée de votre sort !

— Cette chère mademoiselle Cloque ! Comme vous êtes bonne ! J’avais mon projet dans la tête, voyez-vous bien… Et, que je vous dise, mademoiselle Cloque, pour tout ce qui est des ouvrages et des objets de piété, vous les trouverez toujours aussi bien ici qu’ailleurs. Nous ne les mettons pas à l’étalage, parce que ce n’est pas le genre du quartier, mais nous en sommes très bien fournis.

Elle était un tantinet plus élégante. Elle conservait pour la vente ses jerseys collants qui, s’ils avaient fait crier quelques dévotes, s’harmonisaient exactement aux goûts de sa nouvelle clientèle. Mais elle avait modifié sa coiffure, et portait des cheveux sur le front que Mlle Cloque trouvait « immodestes » et qui lui donnaient un piquant appréciable, sinon du meilleur aloi. Ses hanches s’arrondissaient : pour un rien, elle sautait sur l’escabeau, levait un bras vers un rayon et vous regardait de là-haut, le sourire aux yeux et aux fossettes des joues, la lèvre abaissée soigneusement sur ses dents imparfaites.

Pigeonneau tenait tout l’entresol avec sa reliure. Il correspondait avec sa femme par un tube acoustique, et ne descendait guère. Tout au plus, quand on tardait à répondre à son coup de sifflet, voyait-on apparaître le bas des jambes de son pantalon, dans un petit escalier tournant, à la rampe garnie de serge verte. Et il ne se gênait pas pour faire allusion, de là-haut, aux commandes du Conseil municipal ou du Lycée de jeunes filles, nouvellement fondé.

M. le marquis d’Aubrebie, sans qu’il l’avouât, souffrait de cette révolution. Il allongeait sa promenade jusqu’à la rue Nationale, et achetait des almanachs et des photographies d’actrices au lieu de statuettes et de médailles : là n’était point pour lui le grand dommage. Mais, en face des demoiselles de magasin, de la caissière et des acheteurs de passage, il perdait ses aises et ses moyens ; ses madrigaux sentaient le rance, et il avait des rivaux parmi les jeunes gens de la ville.

— Vous vous moquiez de nos tourments, lui disait Mlle Cloque, vous posiez au bel indépendant ! Ta ! ta ! ta ! mon bon ami, tout se tient ; et vous êtes, comme nous, une victime des affaires de Saint-Martin.

Il venait de sortir au moment même où Mlle Cloque et sa nièce entraient à la librairie. Il avait attendu longtemps et, précisément, dans l’espoir de voir ces dames. Il devait être allé manger un baba chez Roche.

— Allons-y ! dit Geneviève.

La tante hésitait.

— De quoi as-tu donc peur ? Viens donc ! Tu sais, mon déjeuner est déjà loin : le dentiste, ça creuse…

Et Mlle Cloque se laissait entraîner par cette impitoyable jeunesse, quoiqu’elle redoutât, d’instinct, cette rue Nationale, dans la mesure même où Geneviève paraissait s’y plaire.

— Je ne comprends pas, disait-elle à la jeune femme, que tu n’aies pas la curiosité de connaître leur nouvelle église.

L’après-midi s’acheva tranquillement chez Roche, en compagnie du marquis et de Mlle Zélie ; et il ne se passa rien de remarquable. On vit une des demoiselles Houblon qui marchait à grandes enjambées sur le trottoir, avec un pauvre petit chapeau fripé, et sous le bras, un rouleau à musique. Elle ne leva même pas la tête devant la pâtisserie. Mlle Zélie haussa une épaule en signe de commisération.

— Quelle noble et digne famille ! dit Mlle Cloque.

On commençait à prétendre que le papa était fou.

Geneviève reprit le train de 4 h. 55.

Le samedi suivant, elle revint avec son mari qui devait traiter une affaire avec un avoué. Après le déjeuner chez la tante, on s’apprêtait à sortir tous trois ensemble. Il faisait chaud ; les persiennes étaient rabattues à la porte-fenêtre donnant sur le jardinet. Le notaire boutonnait assez maladroitement un des gants de sa femme. Deux fois il avait recommencé déjà, ne mettant jamais le bouton en face de sa boutonnière.

— Ne vous impatientez pas, dit Mlle Cloque, en regardant à travers les jours de la persienne ; nous avons le temps, et j’aimerais bien que cet animal de Loupaing ne se trouvât pas sur notre passage. Regardez-le moi, derrière les fusains : je vous demande un peu ce qu’il fait là !

Tout à coup, on entendit distinctement la voix du plombier qui adressait des signaux du côté de sa maison :

— Venez donc ! venez donc vite : on va voir défiler tout le cortège ; la douairière, la princesse et le cocu !…

Mlle Cloque quitta rapidement la persienne, et se laissa tomber dans le fauteuil rouge, à gauche de la cheminée, où Geneviève, un jour, avait eu aussi une faiblesse, après le retour de Léopoldine.

— Qu’est-ce que tu as ? dit Geneviève en se précipitant vers sa tante.

— Rien, mon enfant, rien. Mais cet homme me tuera avec sa grossièreté.

— Qu’est-ce qu’il a donc dit ? Il emploie un langage !

— De qui parle-t-il donc ? fit le notaire encore tout rouge de son application.

— Oh ! ne vous en préoccupez pas, dit Mlle Cloque. Je connais les habitudes de cet énergumène ; il ne s’agit que de m’être désagréable.

Geneviève insista de grand cœur auprès de sa tante afin qu’elle quittât cette maison et vînt habiter près d’elle :

— Vois un peu dans quel état tu te mets… Ah ! là-bas, tu serais bien tranquille.

Mlle Cloque encore tout ébranlée, leva jusqu’à ses lèvres les deux index, en compas, comme toutes les fois qu’elle réfléchissait. Puis elle tendit la main à Geneviève :

— Eh bien ! oui, mon enfant, oui, mes chers enfants, puisque vous insistez, je m’y déciderai. Aussi bien, je ne peux plus vivre ici, vous le voyez, c’est intolérable. J’irai avec vous…

— Quand ça ? quand ça ?

— Ah ! quand ça ! dit Mlle Cloque.

Et elle réfléchit encore :

— Eh bien ! dit-elle, à la prochaine fête de Saint-Martin… Je voudrais les voir inaugurer leur église.

Les deux époux la regardèrent en hochant la tête. Que faire contre une manie incurable ? Ils sortirent tous les deux, la tante ne se sentant pas suffisamment remise de sa secousse.

Le notaire admira la nouvelle halle au blé qui s’élevait à la place de l’ancienne église Saint-Clément. Les maisons neuves, la propreté de la place rajeunie, l’odeur humide des bâtiments tout frais lui étaient agréables. Il avait ce que la maman Giraud appelait « le goût de la bâtisse. »

Il s’extasia sur le quartier qu’on ne reconnaissait plus. La place et les rues récemment pavées offraient à sa semelle le luxe d’une chapelure de sable grésillant. Le rouge vif du coutil rayé qu’abaissaient les magasins à leur devanture, lui rappelait des comices agricoles :

— Ça donne à la ville un air de fête… As-tu lu, dans le journal, que le noyau de l’activité commerciale était désormais fixé ici ?

Il ne trouva rien à redire à la construction de Saint-Martin. Il en jugea le style « original » et l’ensemble « imposant ». Il savait par les journaux que cela s’appelait « romano-byzantin ; » et il prononçait en examinant chaque face, donnant le bras à sa femme, adossé au magasin de blanc : « Romano-byzantin… romano-byzantin…

— Tu trouves ça vilain ?

Geneviève ne savait trop qu’en penser, ayant entendu dire tant de mal de cette entreprise.

— C’est d’un mastoc ! dit-elle, et cependant c’est tout petit. En somme ce n’est pas plus grand que l’église de la Celle-Saint-Avant… On ne sait pas de quoi ça a l’air… Tiens ! ça ressemble à ces réductions en plâtre qu’on fait des grands monuments. C’est prétentieux, et c’est mesquin.

— Mais cependant, dit le notaire, tout le monde en semble très satisfait… Je ne parle pas de ta tante, bien entendu !

Ils décidèrent de visiter l’intérieur, en commençant par la crypte.

L’aveugle de l’ancienne chapelle provisoire se tenait à la petite porte. Il n’avait pas changé durant les années de démolition et de reconstruction ; et de ses lèvres tuméfiées tombait la plainte et la prière d’autrefois : « Ayez pitié messieurs, mesdames, ayez pitié d’un pauvre aveugle ».

Comme à tous les rappels de ses années de jeune fille, Geneviève frissonna.

Le Frère bleu la reconnut. Il sortit de sa boutique et l’accompagna pour lui donner des explications, car il joignait désormais à son rôle de vendeur les fonctions de cicerone.

— Je ne me permets pas de vous demander des nouvelles de mademoiselle votre tante ; nous la voyons tous les jours…

Et, en descendant l’escalier, il commença de réciter sa leçon :

— Ces messieurs et dames n’ont pas manqué de constater que l’architecture du monument est inspirée par les belles et antiques basiliques de Ravenne et la délicieuse chapelle de San-Miniato de Florence ; les façades du transept sont remarquables par le fini et le goût des sculptures…

— Oui, oui, faisaient M. et Mme Giraud.

— La crypte, continua le Frère, est divisée en cinq nefs, et du sol s’élèvent dix riches colonnes dont les fûts sont en marbre grenat d’Écosse.

La résonnance assez forte dans ce sous-sol bas et étroit où l’on ne voyait que des colonnes prétentieuses, troublait la limpidité du langage du guide, et certains mots tonnaient et en couvraient plusieurs autres. On entendait : « Sarcophage… grès des Vosges… Sous ces voûtes majestueuses… Anges gardiens du tombeau… insignes du soldat et de l’évêque… et par dessus tout : Ciborium, mot incompris, mais qui à lui seul donnait l’idée d’une grande richesse sacrée.

— L’ange de droite, dit le Frère, en or massif, est un don de Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour…

Et il glissa un regard malin sur Geneviève.

— Presque toutes les personnes notables de la ville, ajouta-t-il, se sont fait remarquer par leur générosité.

Il cita d’autres donateurs.

— Enfin, acheva le Frère, vous voyez, Messieurs et dames, dans la partie qui sert de base à ce sarcophage, le caveau même où reposaient les restes du saint Thaumaturge et qui fut recouvré de nos jours par une permission spéciale de la Providence.

De l’ombre d’une colonne émergea la Mouche. Elle portait toujours le tulle de deuil sur les ailes de son bonnet blanc, et dans les yeux une envie terrible de parler. Elle esquissa deux ou trois courbettes destinées à se concilier les faveurs du mari de Geneviève qui ne la connaissait point.

— Tiens ! vous êtes encore ici, vous aussi ?

La chaisière indiqua du geste un grand plateau posé près de la porte de sortie, qu’elle surveillait, et où s’entassaient des pièces de monnaie blanche.

— C’est pour l’embellissement de l’église, dit la Mouche.

Geneviève comprit et tira son porte-monnaie. La Mouche lui toucha le bras, l’amena dans l’ombre et lui glissa à l’oreille :

— Vous avez joliment bien fait de vous marier, madame : paraît que ça ne va pas bien du tout « de l’autre côté. » Ces demoiselles Jouffroy sont bien ennuyées, allez !

— Ah ? fit Geneviève.

Alors, l’ancienne chaisière lui souffla avec une odeur de tabac :

— Ce n’est pas moi qui le dis. On prétend que c’est un ménage d’enfer !…

En passant devant le plateau, le Frère, un pied dans l’escalier, se retourna :

— Les dons les plus modestes sont reçus avec reconnaissance, comme le présent du riche.

Jules Giraud se crut, à son tour, obligé de déposer une pièce de monnaie.

On remonta. Geneviève acheta des images pour les petits enfants de la Celle-Saint-Avant.

— Maintenant, si vous voulez visiter l’église supérieure ?

— Oh ! bien, ma foi, ce sera pour un autre jour… Je viens souvent le samedi.

— Mais, Monsieur n’a peut-être pas le loisir de venir si souvent ? dit le Frère, sur un ton ambigu qui montrait que, comme par le passé, il était informé de tout. D’ailleurs, il était lancé et décrivait quand même l’église supérieure :

— Cette partie de l’édifice, encore à-demi masquée par les échafaudages des artistes-décorateurs, est tout à fait digne de l’attention du pieux pèlerin. L’autel se dresse exactement au-dessus du Tombeau… Porté sur ses quatre colonnes de marbre et orné d’un tabernacle avec colonnettes de porphyre, cette œuvre, pure de lignes, et sobre de détails, revêt un cachet de véritable grandeur… La coupole, d’une noble élégance, est surmontée de la statue du grand évêque…

Enfin, comme les jeunes époux s’en allaient, le Frère posa un doigt sur la manche de Geneviève signifiant l’annonce d’une confidence précieuse que l’on ne fait pas à tout le monde :

— Dans le bras de la statue, dit-il tout bas, sont déposées les reliques de saint Martin, de saint Brice, de saint Perpet et de saint Grégoire de Tours…

Et, plus bas encore, de peur du mari qui pouvait n’être pas bon catholique :

— Il y a cent jours d’indulgence pour l’invocation « saint Martin priez pour nous » prononcée en regardant la statue…

Jules tint à accompagner sa femme chez le dentiste :

— Tu n’aurais, dit-il, qu’à te trouver mal !… Oh ! oh ! toutes les fois qu’il s’agit d’opérations, il ne faut pas plaisanter. Moi-même, qui suis robuste, eh bien, pour ces choses-là, j’ai une sensibilité !…

À vingt-cinq pas de chez Stanislas de Wielosowsky, en passant devant une porte étroite près de laquelle était une affiche coloriée donnant le programme de la soirée à l’Alcazar, on vit sortir le lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour accompagné de son frère aîné. Marie-Joseph reconnut Geneviève et la salua. Jules leva son chapeau, avec embarras, ne connaissant pas l’officier.

— Qui est-ce donc ? demanda-t-il à Geneviève qui avait rougi jusqu’aux oreilles.

— Mais, c’est lui, dit-elle.

— Lui ? qui ?…

Et il parut comprendre tout à coup :

— Ah ! parfaitement.

En honnête femme, ou bien, par un insatiable besoin de rouvrir les anciennes blessures, elle avait fait à son mari la confidence de son amour de jeune fille.

Il ajouta :

— Eh bien ! tu vois qu’il vaut mieux que je sois avec toi. Tu aurais été seule, ça aurait pu t’être pénible… Si, si, je sais ce que c’est.

Mais, huit jours après, quand elle revint, elle était seule. En passant devant le Café de la Ville et sans lever les yeux, elle distingua le lieutenant assis tout contre la porte, le monocle à l’œil, sur­ veillant la rue.

Elle eut une peur inconnue d’elle jusqu’alors. Elle faillit s’arrêter brusquement et rebrousser chemin. Pourquoi ? « Mon Dieu ! fit-elle, que je suis donc sotte ! » Elle ne s’avouait pas que, depuis des années, elle était attirée vers cette grande rue par l’espoir de le voir, lui, ou même à son défaut quelqu’un des siens. Et à l’instant où elle le voyait, elle eût voulu être à cent lieues. Elle regretta de ne pas avoir amené sa tante fatiguée. On aurait pu prendre une voiture.

Ses jambes flageolèrent en sentant que l’offi­cier s’était levé aussitôt son passage et marchait derrière elle. Il la devança vite et fut à côté d’elle, le képi à la main.

— Madame, dit-il, peut-être suis-je indiscret ; mais j’avais un grand désir de vous présenter mes hommages.

Elle avait rougi, et elle pâlissait. Il savourait son trouble insurmontable. Il demanda des nouvelles de la tante. Elle crut devoir s’informer de la santé de sa famille. Elle entendait sa propre voix trembler.

Elle fut prise de honte, d’une honte soudaine, qui la stupéfia et l’affola. Elle salua le jeune homme très sèchement et s’engouffra, comme une plume que le vent chasse, dans le couloir du dentiste.

Elle montait l’escalier sans rien voir, la conscience anéantie, son cœur faisant plus de bruit que ses pas. Quelqu’un montait plus vite qu’elle. Elle se rangea. Elle poussa un cri. C’était lui qui l’avait suivie. Il disait :

— Pardon ! pardon !… Je ne pouvais pas vous quitter comme cela… Je n’aurai peut-être jamais l’occasion de vous revoir… Je… Je vous aime toujours.

Suffoquée, arrêtée malgré elle sur la marche, au lieu de fuir, elle eut l’imprudence de dire :

— Ce n’est pas vrai ! au lieu de manifester son indignation.

À ce mot, lui fut certain qu’elle l’aimait. Mais elle avait eu le temps de se ressaisir. Elle se redressa et dit :

— Monsieur !… d’un air suffisamment blessé, cette fois-ci.

Elle monta vite. Il redescendit.

Pendant qu’elle attendait son tour, dans le salon du dentiste, en face des deux dames au pastel, elle se disait : « Je vais en finir aujourd’hui avec ces satanées dents. Je ne puis plus revenir ici. »

Stanislas de Wielosowsky lui proposa :

— Pendant que nous y sommes, nous ferions peut-être bien de procéder à un petit nettoyage complet.

— Oh ! croyez-vous que ce soit bien nécessaire ? J’avais justement l’intention de vous prier de terminer.

— C’est une mesure préventive. Mieux vaut profiter de la belle saison, pour vous éviter de vous déplacer pendant l’hiver… Votre dentition est très susceptible.

Elle palpitait sous ces paroles d’apparence anodine. Elle sentait du froid aux extrémités de ses pieds et à ses mains. Ce n’était pas elle qui décidait de son sort, en ce moment-ci. Elle avait dit consciencieusement qu’elle voulait en finir.

— Et cela demandera longtemps ?… C’est que voyez-vous, je ne pourrai plus guère venir.

— Une seule séance, dit-il. La prochaine fois, nous terminerons tout cela.


xvi

LES COMBINAISONS DE LA PROVIDENCE


C’était le mois de juin. Il y eut des pluies et des orages. Le temps s’assombrissait ; on entendait de très loin les trains siffler du côté du sud. Les mouches harcelaient les chevaux chez le maréchal ferrant ; et, quand il passait sur la grande route une charrette fleurant bon le foin et traînée par des bœufs accouplés, Geneviève éprouvait de la peine à voir les beaux yeux mélancoliques des bêtes s’ouvrir et se fermer sans défense sous les piqûres. Au premier roulement du tonnerre, elle fermait la fenêtre, et elle appliquait un instant les mains aux vitres, pour voir tomber le commencement de l’averse, en grosses gouttes d’eau.

Le notaire était souvent en courses, dans son « chien mouillé ». Il demandait à changer de flanelle et de chaussettes. Et il venait achever de se remettre devant une grande flambée de sarments dans la cheminée de la cuisine. Il se frottait les mains vigoureusement, se tâtait, se tapotait d’un bout à l’autre. Alors, il disait qu’il se trouvait bien, et qu’il faisait joliment bon de vivre.

Avant le dîner, le ciel étant calmé, il chaussait des sabots et sa femme de légères galoches à semelles de bois, et tous deux allaient au potager donner la chasse aux limaçons. On cueillait les lentes coquilles mobiles sur le sable humide, au milieu des allées, ou bien l’on s’amusait à suivre les petits rubans visqueux jusque dans les bouillées d’oseille où l’on détachait l’escargot crachant et renfonçant soudain sa mauvaise humeur. « Pouah ! » faisait Geneviève quand par hasard elle en écrasait un. Elle criait aussi, lorsque, tandis qu’elle était penchée, un poirier lui pleurait dans le cou. Son mari ayant été, à cette occasion, chargé de l’essuyer, l’embrassa. Elle lui dit :

— Occupe-toi donc plutôt de tes sales bêtes !…

Et il alla devant, portant les limaçons dans un pot de grès recouvert d’une assiette ébréchée.

Cependant la terre ayant reçu l’eau du ciel répandait un parfum de noces mystérieuses, et, après la secousse de l’atmosphère, le silence des petits vergers et des champs et l’apaisement universel des choses vous soulevait le cœur, d’un désir à faire pleurer.

Un chat parut sur la crête d’un des murs ; il marchait avec des précautions sur les cimes à demi séchées des moellons. Il s’arrêta tout à coup, une patte levée, en regardant fixement Jules et Geneviève de ses yeux étranges de métal jaune.

Geneviève eut un petit rire nerveux en voyant ce chat. Son mari sourit et lui dit :

— Comme tu es enfant ! Qu’est-ce qui te fait rire ?

Elle n’en savait rien.

De l’horizon encore sombre et troublé vint un dernier roulement de tonnerre affaibli. Elle frissonna et rentra à la maison.

Le soir, comme ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte sur le même potager, Jules lui dit :

— Mais, avec tout ça, on n’a pas réglé le compte du dentiste.

— Puisqu’il n’a pas fini, dit Geneviève.

— Sais-tu bien que tu es un peu capricieuse ? Voyons ; tu as eu cinq ou six semaines pendant lesquelles il fallait absolument aller à Tours, chaque samedi, pour te faire soigner la bouche. Tu ne laisses pas ton dentiste aller jusqu’au bout, et maintenant tu ne veux plus y retourner !… Je ne te comprends pas.

— Je voudrais que la dent me fît mal, dit Geneviève, alors j’y retournerais… Mais, je t’en prie, laisse-moi tranquille avec ce sujet-là !

— Les temps orageux te rendent nerveuse. Oh ! je vois bien ça, depuis quelque temps.

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?… Sortons-nous ?

Il alla dans le corridor prendre son chapeau et sa canne.

— Ta canne ! dit-elle, je te demande un peu si tu as besoin d’une canne pour aller faire les cent pas sur ta route où l’on ne rencontre pas âme qui vive ! C’est bien un endroit pour faire des embarras !…

Il reposa sa canne et reparut les deux mains libres. Elle haussa imperceptiblement les épaules.

Ils allèrent le long de la route, comme chaque soir. Ils marchaient, tantôt côte à côte et tantôt se donnant le bras, selon l’humeur de la jeune femme, du côté de Port-de-Piles, jusqu’à la rencontre du rapide. Ils s’arrêtaient pour voir passer cette barre lumineuse et ronflante qui, tout à coup, rayait brutalement la nuit. La fuite éperdue des trains vers l’horizon était toujours d’un grand effet sur Geneviève.

Son mari à qui elle avait confié son impression, la sentant trembler à son bras, lui disait :

— Il n’y a pourtant pas de quoi être jaloux des gens qui sont là-dedans, ce n’est pas déjà si agréable de voyager la nuit…

Il la serrait un peu contre lui, et ajoutait :

— Avoue qu’on est tout de même mieux ici, dans un bon dodo…

Et ils revenaient.

Selon le vent, telle ou telle cloche semait dans la campagne sa douce invitation à la prière ou au repos du soir.

— Comme c’est joli ! soupirait Geneviève, ces petites cloches, là-bas, là-bas ; on ne sait pas d’où cela vient…

— Si, si, disait le notaire. Et il se faisait une coquetterie de ne jamais se tromper sur le nom de l’endroit d’où venait le son.

Elle rappelait les clochettes des troupeaux entendues en Suisse, et elle revoyait la belle route en lacets, les chevaux de la diligence au galop, la vallée profonde avec le lac tout en bas…

— Oh ! oh !… faisait-elle ; brrr !

Et elle se cramponnait au bras de son mari, comme si elle eût encore éprouvé le léger vertige de la descente.

— Tu as une imagination ! disait-il, tu te fatigues inutilement la tête.

Alors on discutait sur la nature des lumières qu’on apercevait au loin devant soi :

— Je te dis que c’est une voiture.

— Non, puisque le dernier train est passé ; c’est l’auberge.

— Et l’autre lumière en face ?

— Je parie que c’est le maître d’école qui sort de la mairie avec sa lanterne.

Un éclair blanchissait l’espace : et l’on distinguait une charrette bâchée, au conducteur invisible, et s’avançant à pas de tortue. À dix mètres du véhicule on entendait le chien aplati sur l’avant, qui grognait ; il semblait tenir entre les mâchoires un joujou à engrenage, longuement remonté et dont les roues dentées se froissaient avec un bruit de râpe. Puis le ressort se brisait d’un coup net : « ouap ! » au passage de Giraud et de Geneviève.

Et, presque tous les soirs, avant de toucher les premières maisons du village, le notaire disait :

— Mais, m’aimes-tu un peu ?

— Cette question ! Est-ce que je ne suis pas ta femme ? Est-ce que tu as à te plaindre de moi ?

— Oh ! non ! bien sûr que non !

Il ajoutait :

— Je suis trop heureux… Je ne méritais pas de t’avoir… Je n’avais jamais espéré une femme comme toi.

Quelquefois, quand Geneviève voyait une grosse larme dégringoler jusqu’aux quatre brins de moustache de son mari comme pour affirmer la sincérité de ses paroles, elle l’embrassait de bon cœur.

Ce fut la vieille tante, qui, enfin, se plaignit de ce qu’on ne vînt plus la voir. Geneviève exigea que son mari l’accompagnât à Tours. Et, cette fois-ci, on alla chez le dentiste, tous les trois, après le déjeuner.

Le lieutenant était au café de la Ville. Geneviève passa, sans tourner la tête, toute fière et très solide, entre ses deux chaperons. Il l’avait vue, avec sa tante et son mari ; elle en était certaine. Elle se félicitait, intimement, comme si elle eût remporté une grande victoire sur elle-même. Au premier abord, elle ne s’était pas étonnée que Marie-Joseph fût encore là, peut-être à l’attendre, à l’heure où il l’avait déjà rencontrée le samedi. En y réfléchissant, elle se dit : « Il faut qu’il en ait une patience !… » Elle se demanda s’il l’attendait tous les jours. « Oh ! non ! il ne vient que le samedi. » Elle compta les samedis qu’il avait dû l’attendre, depuis celui où il l’avait abordée, où il avait eu le toupet de la suivre dans l’escalier, où il lui avait dit — elle entendait sa voix, elle voyait le bout de soleil doré qui tremblait sur la moustache ondulée : « Je… Je vous aime toujours ! »

Le notaire observa que, puisque Mlle Cloque restait avec Geneviève, il pouvait bien aller chez son avoué.

— Non ! non ! dit vivement Geneviève, ne t’en va pas !

— Quelle idée ! tu n’es pas perdue, je suppose ?

— Ne vous plaignez donc pas, dit Mlle Cloque, d’avoir une femme qui ne veut pas se séparer de son mari. C’est sans doute pour cela que je ne la vois plus, moi… Quand on pense qu’il y a six semaines que nous n’avons causé !…

— Pauvre chère tante, dit Geneviève.

Afin de pouvoir causer à l’aise, elle permit à Jules de s’en aller. Il était très flatté de la marque de sympathie que venait de lui donner publiquement sa femme. Il eut une trouvaille d’amoureux :

— Allons ! dit-il, je vais descendre, mais tu me regarderas un peu dans la rue ; tu me feras un petit signe de la main.

— Comme c’est gentil ! dit Mlle Cloque, quand le notaire eut le dos tourné ; que je suis heureuse de vous voir ainsi tous les deux !… Sais-tu bien, dit-elle, en regardant Geneviève dans les yeux, que tu es ma seule consolation au milieu d’un monde qui s’en va tout entier à vau-l’eau ! Oui, mon enfant, partout, du haut en bas de l’échelle, je ne vois que des gens qui suivent leurs petits intérêts mesquins et qui, pour le plaisir de leur ventre — oh ! il faut appeler les choses par leur nom ! — n’hésitent pas à renier Dieu et à trafiquer de leur âme…

Geneviève était debout et faisait à Jules, par la fenêtre, les signaux convenus. Elle pensait : « S’il est encore au café, il doit voir que mon mari est en bons termes avec moi. Cela devrait suffire à le faire partir… » Mais quelque chose, au dedans d’elle, et qui s’imposait souvent à elle, en s’emparant de son intelligence et de ses membres, lui soufflait : « Mais, s’il t’aime, s’il t’aime, crois-tu qu’il va partir pour si peu ? » — « S’il m’aime ! » prononça-t-elle, presque des lèvres, en ouvrant des yeux hébétés. Et l’abominable dialogue de cauchemar qui la torturait depuis six semaines, se reformulait dans sa tête endolorie : « Il t’aime ! il t’aime ! » — « Non ! non ! » — « Il t’aime ! il t’aime ! pourquoi a-t-il monté l’escalier derrière toi ? » — « Non ! non ! il ne m’aime pas. » — « Et toi ? »

C’est alors qu’elle devenait folle, qu’elle se mettait à rire parce qu’elle voyait un chat s’arrêter sur un mur en la regardant ; c’est alors que le son des cloches dans la campagne, ou la fuite du train rapide, la rendaient malade ; c’est alors, parfois, qu’elle embrassait son mari. Et la voix intérieure, odieuse et chérie, ajoutait en ce moment : « Il t’attendait depuis six semaines à la porte du café, le monocle à l’œil, te guettant dans la rue… »

Elle restait les yeux fixés en bas, droit devant elle, sur les glaces de la pâtisserie Roche, sans rien distinguer.

— Tu le vois encore ? demanda Mlle Cloque.

— Qui ça ? mon mari ? Non.

À ce rappel, ses yeux se débrouillèrent et elle baissa aussitôt le rideau du vitrage :

— Ah ! bien ! fit-elle, crois-tu ? J’étais là à regarder tes ennemies en face et je ne les voyais pas ! C’est un peu fort !…

— Mes ennemies ? demanda Mlle Cloque.

— Ces deux vieilles perruches de Jouffroy ! Elles sont là chez Roche et elles lorgnent par ici tant qu’elles peuvent…

— Vraiment ?… Et tu crois qu’elles regardent par ici ? Elles nous auront peut-être vu monter… Pauvres filles ! je ne les rencontre plus. Elles ne vont aux offices qu’à la crypte de la nouvelle église… Oh ! je ne leur en veux pas ! J’aurais tant aimé me réconcilier avec elles avant de mourir…

— Tu as bien le temps, par exemple !… Elles ont été assez méchantes avec toi !

— Est-ce qu’elles regardent encore ?

Geneviève risqua un œil sans toucher au rideau :

— On dirait qu’elles guettent… Qu’est-ce qu’elles peuvent bien faire là ?

— Mon Dieu ! s’écria Mlle Cloque ; elles ont peut-être la même pensée que moi.

— Quelle pensée ?

— Si elles avaient le désir de me revoir !…

— Ah ! soupira Geneviève en soulevant les épaules, tu crois les gens bien généreux !

— Ma fille chérie, quand on a mon âge, vois-tu bien, on juge les gens et les choses autrement que dans la jeunesse. Je voudrais m’en aller de ce monde sans que personne pût me reprocher de lui avoir manqué gravement, et l’hostilité de ces deux sœurs, qui ont été si longtemps mes amies, m’est bien pénible… Je te prierai, si je ne peux pas les embrasser avant ma mort…

— Tante, dit Geneviève, avec impatience, je te supplie de ne pas me parler toujours comme si ta dernière heure était arrivée ! Est-ce que ça a du bon sens ? Tu ne te portes pas trop mal ; tes jambes sont bien meilleures qu’il y a dix-huit mois !…

— Je sais que ces sujets-là ne sont pas gais, mon enfant, mais, c’est avec raison que je t’avertis parce que le Ciel m’a fait la grâce de m’avertir moi-même, afin que j’aie le temps de me bien préparer…

— Comment ça ? fit Geneviève, souriant à demi.

— Ma Geneviève ! il faut te dire que j’ai eu dernièrement une petite attaque…

Geneviève pâlit :

— Et tu ne m’as rien dit ? tu ne m’as pas appelée ?

— Cornet a dit tout de suite que c’était inutile, pour cette fois-là. Il m’a administré je ne sais quelle drogue qui m’a tellement secouée qu’en moins de huit jours j’étais debout. C’est à cause du tracas qu’a eu cette pauvre Mariette que je lui ai donné quelques jours de congé pour aller voir son fils. Si elle avait été ce matin à la maison, elle t’aurait tout raconté, malgré ma défense.

Geneviève était bouleversée. Mais elle voulut cacher son inquiétude :

— Enfin, tante, c’est passé ! Et tu vois que tu es solide, puisque te voilà si bien rétablie !

Et elle embrassa sa tante. Il n’y avait plus personne dans le salon, et Stanislas, en ouvrant à la dernière cliente qui devait passer avant elles, leur avait adressé le sourire qui signifie : « À vous, tout à l’heure ! »

Soudain, Geneviève eut une émotion rétrospective et ne put contenir ses larmes. Elle se jeta au cou de sa tante :

— Ah bien ! dit-elle, tout de même, si je m’attendais à celle-là, par exemple ! Et dire que je n’ai rien su de tout cela… J’aurais bien dû m’en douter… Je suis sûre que c’était cela qui me mettait la tête à l’envers, là-bas…

— Mon enfant ! ma chère petite enfant ! disait Mlle Cloque, en la pressant sur son cœur, ne te fais pas de chagrin ; dis-toi que je m’en irai bien tranquille puisque je te laisse honnête et pieuse femme, telle que ton père eût souhaité te voir…

Elle ajouta, tout bas, en confidence :

— Je crois que le bon Dieu exaucera mes prières et me prendra dans ses bras quand ils auront consommé l’abaissement de notre sainte religion devant les pouvoirs publics…

Et elle mettait un doigt devant sa bouche, comme pour signifier : « Chut ! chut !… n’en dis rien !… » en faisant des yeux qui savouraient par avance l’orgueilleux contentement d’une belle mort.

Mais elle revint à la minute présente.

— Est-ce qu’elles regardent encore ?

— Oh ! dit Geneviève, qu’est-ce que ça fait ? laisse-les donc.

— Non ! non ! Va voir à la fenêtre, je t’en prie. J’ai mon idée.

— Oui, dit Geneviève : c’est même assez drôle : il y a Hortense qui ne quitte pas des yeux soit la fenêtre, soit la porte. Elles ont l’air de se cacher.

Mlle Cloque se leva :

— J’ai mon idée, répéta-t-elle. Mon enfant, ton tour va venir dans un instant ; je vais descendre, et si les choses se passent bien, tu me retrouveras à la pâtisserie… J’ai mon idée ; j’ai mon idée !…

Geneviève se prit le front. Des images discordantes et entremêlées se dessinèrent à ses yeux. La lugubre confidence de sa tante, son héroïque résignation devant la mort annoncée, sa joie mystique de vieille fille vertueuse, et d’un autre côté cet acharnement à se réconcilier avec les demoiselles Jouffroy, — maintenant les tantes de Marie-Joseph, — la perspective d’un rapprochement entre les deux familles — après l’aventure de l’es calier et le tumulte depuis lors de sa cervelle et de ses sens, — lui causèrent une espèce d’affolement craintif. Elle pensa tout à coup : « mais les Jouffroy sont là pour surveiller Marie-Joseph !… »

— N’y va pas ! dit-elle à sa tante.

— Si, mon enfant, je sens que Dieu me commande cette action qu’il approuve. Ne perdons pas de temps. À tout à l’heure. Je t’attendrai chez Mlle Zélie.

Elle l’embrassa et descendit.

On entendait dans le cabinet du dentiste le ronronnement de la lime mécanique ramonant par pesées réitérées la dent de la patiente, une dame assez bien, que l’on avait vue longtemps, là, tranquille, à regarder des images. Et, quand la lime cessait de mordre, la bouche, sans doute maintenue ouverte par le doigt parfumé de Stanislas, émettait des sons plaintifs, inarticulés : « ahan… ahan… ahan !… » sans que s’interrompissent les coups réguliers de la pédale ébranlant l’étrange rouet.

La porte donnant sur le palier fut vivement ouverte. Une tête d’homme parut, qui inspecta d’un clin d’œil toute la pièce. Geneviève crut mourir. Elle avait vu Marie-Joseph.

Elle n’eut certainement pas la force de crier. Il était près d’elle. Il disait :

— Il le fallait bien ! il le fallait bien ! Depuis le temps que je vous attends… Je vous aime… Je vous aime… Geneviève !

Elle ramassa ses forces pour lui dire :

— Vous êtes perdu ! allez-vous-en : vos tantes sont en face, chez Roche…

— Allons donc ! dit-il ; vous voulez me faire peur : mes tantes sont au diable. En tout cas, je les y envoie…

— Mais la mienne, la mienne ! ma tante sort d’ici.

— Je le sais bien ! c’est pour ça que j’y suis !

— Vous êtes fou !

— Je ne dis pas non, mais je vous aime !…

Elle s’était levée pour lui montrer les demoiselles Jouffroy chez Roche. S’il ne s’en allait pas, il ne lui restait à elle qu’un parti : fuir, et sur-le-champ. Mais elle n’aperçut plus ces demoiselles chez Roche. Elle vit Mlle Cloque y entrer. L’arrivée de celle-ci avait peut-être fait reculer les deux sœurs. Il était possible, grâce à cette circonstance, qu’elles n’eussent pas vu l’officier pénétrer dans le couloir du dentiste. Et la scène qui allait inévitablement avoir lieu entre les trois vieilles filles les retiendrait.

Elle pensa : « C’est un peu fort ! il faut que Dieu lui-même s’en mêle ! »

Le sentiment toujours stupéfiant des combinaisons qui semblent l’œuvre d’une ironique puissance souveraine, s’empara d’elle en même temps qu’elle retombait anéantie sur une chaise.

— Puisque vous venez le samedi, balbutiait Marie-Joseph, je puis vous voir… Je vous verrai…

Elle faisait signe de la tête : « non, non !… »

— Allez-vous-en ! dit-elle, je vous en supplie ! Vous vous perdez et vous me perdez en même temps ! Mon mari peut revenir : ma tante est à trois pas d’ici…

— Geneviève ! nous avons été séparés par des histoires stupides… C’est vous qui deviez être ma femme…

— Oh ! oh ! si vous l’aviez bien voulu !…

— Ah ! oui… fit-il, les parents… l’argent… On ne fait pas ce qu’on veut… Je ne suis pas heureux.

— Vous n’êtes pas heureux…

Il s’aperçut que le mot qu’il venait de prononcer s’emparait de toute l’attention de Geneviève.

— Non ! non ! insista-t-il. Il y a une femme qui nous est destinée, et si on la manque, toute la vie est gâchée…

Elle trouva cela joli. Ses yeux remontèrent à ce niveau de l’espace où elle avait coutume de rencontrer les rêves. Elle semblait regarder une des têtes de femmes au pastel. Elle la voyait tout juste pour recueillir sur ces traits séduisants les songeries qu’elle avait eues ici durant les heures d’attente ; et à toutes ces songeries, Marie-Joseph était mêlé. Aujourd’hui, il était là ; il lui parlait d’une voix émue ; il s’échauffait ; il s’approchait d’elle. Même, elle avait déjà retiré sa main qu’il essayait de prendre. Dans le petit mouvement, elle avait rencontré les yeux du jeune homme, et vu le beau serpent d’or qui ondulait sur sa lèvre.

— Allez-vous-en ! disait-elle encore.

Mais elle ne pensait même plus à ce qu’elle disait. C’était à peine si elle distinguait les paroles brûlantes que lui-même prononçait. Dans le temps de quelques secondes, c’étaient ses trois années de torture d’amour qui lui revenaient, jusque dans leurs moindres détails, avec une précision qui lui incisait la chair à nouveau, et une abondance qui l’étouffait. La rose et la gouttelette de sang, la brusque entrevue chez Roche, la lettre de la tante mise à la boîte, les papiers du pupitre, le long hiver, le profil dans le catalpa, et jusqu’à la vue de la frise de faïence, au concert militaire, pendant que Jules Giraud parlait du sabotier !… Et son existence dans le village perdu : le maréchal ferrant, le tilbury du vétérinaire et la promenade du diabétique ; les lessives étendues dans le jardin clos de murs, et l’ombre émouvante des nuits sur la campagne, que les trains balafraient d’une longue écorchure : pas un souvenir, pas une image, pas une parcelle du temps ou de l’espace, pas une minute de ses jours ou de son sommeil qui n’eussent été imprégnés du regret de lui, du secret et fol espoir de seulement lui parler un jour ! Si elle ne lui disait pas tout cela d’un coup, dans cet instant unique où elle respirait son souffle et sentait le parfum de ses cheveux, il était donc inutile et vain d’avoir vécu ces longues heures de martyre solitaire, et combien il était vain de recommencer à vivre après cela !

Elle croyait qu’elle allait le lui dire, qu’elle allait s’abandonner en dépit de tout ; elle entr’ouvrait les lèvres.

Elle prononçait :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en !

De l’autre côté de la porte, les pesées rythmées de la pédale, mêlées aux « ahan… ahan… » de la femme, et au léger murmure explicatif du dentiste, accompagnaient en sourdine le colloque haché et fiévreux.

Geneviève dit encore :

— Allez-vous-en ! je vous jure que vos tantes étaient là en face. C’est un miracle qu’elles ne vous aient pas vu !…

Il ricana. Il était prêt à tout braver pour suivre son désir.

Et ce mépris de la minute qui vient exaltait la pauvre amoureuse. Elle trouvait l’officier superbe et chevaleresque, aussi beau qu’elle l’avait rêvé. Il la grisait par une longue litanie de mots d’amour dont elle avait parfois imaginé quelques-uns, accoudée sur son pupitre aux confidences, mais qu’elle n’avait jamais entendus.

Elle portait sur les genoux un petit sac qui tomba. Marie-Joseph le ramassa et le lui remit. Un de ses doigts lui toucha la main. Elle eut un mouvement nerveux et se recula, en faisant glisser sa chaise. Le bruit l’affola ; elle se leva ; elle croyait que toutes les portes s’ouvraient. Elle eut un regard de démente. Mais aucune porte ne s’ouvrit ; tout était tranquille. Dans le cabinet du dentiste, l’opération semblait d’une lenteur anormale, bien qu’en réalité il n’y eût pas dix minutes qu’elle durât.

— Comme je voudrais mourir ! soupira-t-elle, en retombant sur sa chaise.

À ce mot, il comprit qu’elle était rendue. Il eut, avant de se précipiter sur ses lèvres, la petite halte infinitésimale qui suit la certitude de la victoire. Quoique innocente, elle comprit la solennité de cette seconde, et son geste pour le repousser prévint celui qu’il allait faire. Elle répéta :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en !

Il saisit la main qui l’écartait.

Mlle Cloque s’était acheminée avec de grands battements de cœur chez Roche. Tout en traversant la rue Nationale, elle priait Dieu plutôt que de préparer les termes d’un discours propre à gagner ses deux anciennes amies. « Quand je leur ouvrirai les bras, se disait-elle, elles n’auront pas la cruauté de me repousser ! » La perspective de ce pardon la comblait ; elle goûtait par avance la douceur des larmes qu’on allait répandre. Sa nièce, de là-haut, l’avait vue trottiner avec une légèreté inaccoutumée.

Les demoiselles Jouffroy, faisant le guet derrière les glaces de la pâtisserie, avaient été prises, en la voyant descendre seule, d’une agitation qui n’était point calmée lorsqu’elle entra.

Elles étaient passées, en discourant avidement avec Mlle Zélie, dans le second salon, ce qui fit que Mlle Cloque trouva la première pièce vide. Elle tremblait un peu. Elle franchit la porte, entre les bocaux de chocolat praliné et les boites de sucre d’orge, par où elle avait vu s’avancer un jour toute la famille de Grenaille-Montcontour. Elle lut immédiatement, et malgré sa vue basse, la plus grande gêne sur tous les visages, y compris celui de Mlle Zélie.

Elle s’avança néanmoins. Sa grande honnêteté rayonnait sur sa figure. Son cœur débordait. Elle sentait tout le Ciel se réjouir avec elle. Elle souriait. Elle tendit ses deux mains franches, et elle dit sur un ton qui faisait justice de toutes les malheureuses petites querelles humaines :

— Voyons ! Nous ne nous embrassons pas ?

Ces demoiselles témoignèrent un ahurissement complet. Simultanément, elles croisèrent les mains en les retournant à l’envers et abaissant les bras. Elles eurent des yeux troubles, se regardèrent, prirent à témoin Mlle Zélie qui cachait, elle aussi, une certaine émotion, en souriant à tout le monde.

La cadette poussa une exclamation :

— Eh bien ! ma chère, voilà ce qui s’appelle de l’aplomb !

Mlle Cloque qui gardait ses deux mains ouvertes, en offrande généreuse, dit encore :

— Je ne m’attendais pas à être accueillie de la sorte… J’étais là-haut, chez le dentiste, avec ma nièce qui vous a aperçues par la fenêtre… Je n’ai pas résisté à un grand désir… À mon âge, il faut saisir les occasions par les oreilles. J’ai pensé que Notre-Seigneur m’envoyait celle-ci pour pratiquer son divin précepte : aimez-vous les uns les autres…

Les deux sœurs étaient en ébullition. L’aînée, sans délier ses mains unies à rebours par l’indignation, sautillait sur place en branlant la tête. La cadette se démenait, courait jusqu’à son récent poste d’observation, revenait précipitamment regarder sous le nez l’infortunée messagère de paix. Elle dit, semblant cracher chacun de ses mots :

— Mais, Mademoiselle Cloque, vous exercez là un métier qui n’a guère de nom !…

— Un métier ? dit Mlle Cloque.

Mlle Zélie jetait déjà le bras sur ces demoiselles, comme pour apaiser un incendie qui se déclare.

— Il est vrai, reprit Hortense, qu’on vous le fait peut-être exercer sans que vous vous en doutiez !…

Mlle Cloque les regardait tour à tour et levait les yeux au ciel. Elle ne comprenait rien.

— Vous croyez peut-être que nous sommes ici, en face de votre dentiste, pour notre bon plaisir ? Savez-vous pourquoi nous sommes ici, ma sœur et moi ? Nous sommes ici pour chercher le secret du malheur de notre nièce…

— Du malheur de votre nièce ?…

— Oh ! vous faites l’ignorante ! Vous n’avez jamais rien su de ce qui se passe ! c’est comme pour l’affaire Pelet !… Il est vrai, encore, que l’on ne vous raconte sans doute pas tous ses petits secrets…

Mlle Cloque se regimba :

— Qui çà, l’on ? de qui çà, les petits secrets ?

— Ma bonne, dit l’aînée qui n’avait point parlé, trêve de circonlocutions. Je ne veux pas vous demander pourquoi vous êtes ici, en ce moment et non chez le dentiste, près de Madame votre nièce, ni qui vous a dépêchée vers nous dans le but attendrissant de tomber dans nos bras ! Je vais vous dire deux mots seulement qui vous ouvriront les yeux. M. Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour trompe sa femme. Il la trompe impudemment : c’est un coureur, un galantin, tout ce que vous voudrez, ceci est la fable de la ville… — Avec qui trompe-t-il sa femme — tout au moins une fois entr’autres ? — Voilà ce qu’il importe que nous sachions afin d’essayer d’extirper le mal en sa racine. — Or, vous allez comprendre tout de suite où je veux en venir — c’est pourquoi nous sommes ici, le samedi, en face du dentiste qui a la pratique de votre famille et autour duquel le mari de notre pauvre Léopoldine rôde incessamment, ce jour-là, depuis plus d’un mois… Si Mme Giraud était descendue avec vous de chez le dentiste, elle eût pu vous confirmer immédiatement nos paroles, puisqu’elle a parfois sans doute la bonne fortune de se trouver sous les pas de M. Marie-Joseph, et puisqu’elle a même le privilège de recevoir ses confidences, ce qui lui est arrivé notamment il y a juste aujourd’hui six semaines…

— Vous en avez menti ! s’écria Mlle Cloque, en s’appuyant contre une console de marbre. Ce que vous dites est une infamie… Mon Dieu ! soupira-t-elle, pardonnez-leur, car elles ne savent ce qu’elles font.

— Voyons ! mesdemoiselles ! voyons ! ânonnait Mlle Zélie, je suis sûre qu’il y a dans tout cela un malentendu.

— Dites-leur, Mlle Zélie, dites-leur, je vous en prie, vous qui connaissez Geneviève, que ce qu’elles imaginent est odieux !…

— Ah ! ah ! ah ! fit Hortense : elle est bien bonne ! C’est Mlle Zélie elle-même qui a été témoin de la scène !

Mlle Cloque tomba sur une chaise. Mlle Zélie, furieuse qu’on ait abusé de sa parole, levait les bras et disait tout haut :

— Ah ! bien ! si on m’y repince jamais, à dire quelque chose !…

Mais le mal était accompli. Il ne fallait songer qu’à l’atténuer.

— Oh ! dit-elle : j’ai été témoin… j’ai été témoin de bien peu de chose… Ne vous tour mentez donc pas, mademoiselle Cloque ; ils ont fait seulement un petit brin de causette devant la porte du dentiste…

Mlle Cloque recommença à respirer. Elle était certaine qu’il n’y avait rien et que la vérité allait se découvrir sur-le-champ.

— Ah ! ça, Mlle Zélie, s’écria Hortense, j’espère bien que vous n’allez pas nous faire passer pour des menteuses ou des imbéciles ! Et le couloir, s’il vous plaît ! qu’en faites-vous ? Vous l’avez digéré, vous, peut-être, le couloir ? Mais pas nous, je vous le garantis.

— Qu’est-ce que c’est que ce couloir ? demanda Mlle Cloque.

— Rien du tout ! dit Mlle Zélie. Ces demoiselles se tourmentent, voyez-vous ! Dame, pour ces choses-là, on se monte vite la tête !…

— Le couloir ! reprit elle-même Mlle Cloque ; je suis curieuse de connaître cette grave affaire du couloir.

— Allons donc ! ça ne vaut pas la peine…

Mlle Cloque insistait ironiquement, en frappant le sol du bout de son ombrelle :

— Le couloir ! le couloir !

Les deux sœurs, sous leurs chapeaux à rubans violets, tout pareils, avaient un même tremblement` de la tête, et leurs yeux furibonds jetaient un défi commun à Mlle Cloque et à Mlle Zélie.

— Mon Dieu ! dit celle-ci ; j’ai vu le militaire s’enfoncer dans le couloir derrière cette chère petite dame : j’ai pensé tout de suite qu’elle avait dû laisser tomber quelque chose qu’il a eu la complaisance de lui reporter. Il faut dire qu’il est ressorti presque aussitôt.

— C’est tout ?

— C’est la pure vérité, mademoiselle.

Mlle Cloque se releva.

— Et c’est de là que vous partez pour tenter de salir une malheureuse femme qui a dû être tout simplement accostée dans la rue par un homme qu’elle a connu étant jeune fille ?…

— Oh ! « connu ! » Il y a connu et connu ! dit Mlle Jouffroy. Il y a des degrés de connaissance, après lesquels, quand on a une fois rompu, on ne se connaît plus.

— Elle eût peut-être mieux fait de ne pas répondre au salut de M. de Grenaille-Montcontour, mais remarquez que cette abstention eût été injurieuse pour lui…

Hortense qui était encore une fois retournée à son poste d’observation, dans l’autre pièce, revint les deux mains en l’air et les abaissa aussitôt en s’en frappant les genoux :

— Il n’est plus au café ! dit-elle ; il n’est plus au café ! Nous allons bien voir !…

L’aînée se précipita elle-même aux glaces.

— Ah ! çà, s’écria Mlle Cloque avec dégoût. est-ce que vous auriez la prétention de me faire croire que l’on se donne des rendez-vous derrière mon dos ?

Les demoiselles Jouffroy se mirent à rire.

— Cela suffit ! dit Mlle Cloque. Je vais chercher ma nièce qui est entre les mains du dentiste et je vais vous l’amener ici-même, si vous voulez bien me faire l’honneur de m’y attendre. C’est devant elle, entendez-vous, c’est devant elle que vous formulerez vos accusations !

Les deux sœurs se trémoussèrent devant les glaces, cherchant à découvrir le lieutenant. Assurément il attendait la jeune femme au passage ; il était dissimulé quelque part ; à moins qu’il n’eût eu le front de pénétrer comme l’autre fois dans le couloir. Il ne serait pas mauvais qu’il se trouvât nez à nez avec la vieille !

Mlle Cloque remontait tranquillement chez le dentiste. Elle avait essuyé tant d’ignominies, ces dernières années, que l’abominable calomnie des Jouffroy ne lui laissait que le désir d’en laver immédiatement sa chère Geneviève : « Mon Dieu ! disait-elle, en atteignant le palier du second étage, devant la plaque de cuivre où était gravé : « Entrez sans sonner », mon Dieu ! je suis sûre que vous ne permettez les méchancetés des hommes que pour donner plus d’éclat à la vérité et à la justice !… »

Elle poussa la porte du salon, au moment où Marie-Joseph saisissait la main de Geneviève.

Elle tomba, tout d’une pièce, en travers de la porte incomplètement ouverte ; on entendit très bien sa tête cogner contre la porte d’abord, puis faire blou en touchant le sol. Elle ne bougea plus.

Geneviève eut la force de contenir son cri, pour ne pas perdre Marie-Joseph. Elle lui dit :

— Fuyez ! fuyez ! Que personne ne vous voie ici ! Fuyez, je vais appeler…

Il enjamba le corps de la malheureuse, et Geneviève appela. Stanislas arriva, sans trop se presser. Mais à la vue d’une femme étendue, il activa son pas pesant, et comme il courait sur le parquet, les bobèches tremblèrent aux chandeliers de la cheminée. D’un bras solide, il remit la vieille fille debout. Elle n’était pas morte ; elle balbutiait. Elle avait une figure terreuse ; le sourcil gauche, et l’œil, du même côté, étaient fortement relevés, tandis que le coin de la bouche s’affaissait, comme si son visage si régulier et si uni, en tombant, se fût cassé en plusieurs morceaux. Quand elle ouvrit l’œil droit et qu’une lumière encore parut sur ce beau masque d’honneur brisé, ce fut une épouvante, et Geneviève faiblit.

En revenant à elle, après une courte absence, elle distingua sa tante allongée sur le canapé, et auprès d’elle la personne que l’on avait vue d’abord regarder les images et qui avait paru si longtemps pousser sous la morsure de la lime ses petites plaintes inarticulées.

Le dentiste préparait lui-même des révulsifs, et il avait envoyé la bonne chercher un médecin, un fiacre, des hommes pour transporter la malade. Geneviève, folle, se jetait aux pieds du dentiste et de la dame et les suppliait de lui dire ce qu’avait sa tante et si elle allait garder cette figure effrayante. Elle surprit sur les lèvres du dentiste le mot d’hémiplégie, puis le salon s’emplit promptement de personnes de la maison prévenues par la bonne avant le médecin. Enfin celui-ci arriva, approuva les premiers soins du dentiste et autorisa le transport immédiat au domicile « du moment qu’il y avait une personne de la famille ».

Deux commissionnaires étaient là ; on n’utilisa que le plus vigoureux, un colosse rouge qui répandait une odeur d’ail. Il prit à bras-le-corps la paralytique, comme on soulève un enfant. On vit pendre sur le flanc de l’homme les deux pieds inertes de Mlle Cloque, enfermés en de fines bottines de satin, à élastiques, telles qu’elle en avait porté toute sa vie. Sa tête épouvantable appuyait par le menton sur l’épaule de l’hercule ; elle n’ouvrait plus son œil droit, mais sa bouche tordue s’exténuait dans un perpétuel vagissement. Derrière l’homme, Geneviève tendait son mouchoir pour essuyer ces lèvres désormais inhumaines, d’où filait la salive.

Tout cela formait une bousculade, un gros remuement de pas sur le palier. On se tria pour descendre. Le médecin prit les devants, puis le porteur, et Geneviève. Sur les marches dépourvues de tapis, on n’entendit plus alors que le bruit des lourds talons et le tâtonnement du bout de la semelle de celui qui allait porter jusqu’à la voiture pour une petite commission de quarante sous, l’informe paquet à quoi en était réduite Mlle Cloque.

Le fiacre était au bord du trottoir, la portière ouverte.

En face, à la porte de chez Roche, les demoiselles Jouffroy qui avaient vu sortir l’officier attendaient, campées fièrement, dans l’attitude de la plus haineuse provocation, que la vieille fille osât leur amener sa nièce. Et elles dégustaient d’avance la médiocre satisfaction de voir seulement leurs tètes au débouché du couloir.

Au débouché du couloir, elles virent d’abord le médecin qu’elles ne connaissaient point ; puis le grand commissionnaire et son objet.

L’homme s’étant retourné, presqu’aussitôt dans la rue, afin de présenter plus commodément le fardeau au docteur déjà introduit dans la voiture, la tête de Mlle Cloque apparut sur l’épaule géante, par-dessus le fiacre. On la reconnut de chez Roche, à ses bandeaux blancs demeurés seuls paisibles dans le chaos de la figure pitoyable.

Instantanément, à cette vue, le mouvement de la rue s’arrêta. Seuls, un tramway et deux ou trois fiacres qui passaient rapidement continuèrent leur chemin. Mais tout ce qui était à pied convergea vers la voiture stationnant à la porte du dentiste. Mlle Zélie faillit quitter la pâtisserie. Les demoiselles Jouffroy s’avancèrent.

Mais la voiture se mit en marche ; et le médecin, Geneviève et la malade échappèrent promptement aux regards. Jusqu’au premier tournant, des gamins couraient encore pour voir l’impressionnante ruine humaine.


xvii

LA FIN


Elle semblait assoupie dans son lit, sous les tentures de cretonne. Mais, de minute en minute, le vagissement sinistre agitait sa lèvre entr’ouverte, et un effort de volonté soulevait sa paupière.

Cornet avait déclaré toute médication inutile. L’abbé Moisan venait d’administrer l’absolution à la mourante, et l’on attendait le curé de Notre-Dame-la-Riche pour les derniers sacrements.

Le notaire, prévenu par le mouvement de la rue, tandis qu’il retournait prendre ces dames chez Stanislas, avait regagné en courant la rue de la Bourde. La tête à l’envers, il montait et descendait l’escalier, ouvrait et fermait les portes. Et il demandait à tous :

— Mais enfin ! comment c’est-il arrivé ?

Personne ne le savait.

Il ouvrait des yeux stupides derrière son lorgnon. Il passait un doigt dans son faux-col et disait :

— Moi, j’en ai ma chemise mouillée.

Geneviève présidait à tous les soins, Mariette se trouvant absente, et la femme de journée qui la remplaçait étant complètement inhabile. Quand Giraud croisait sa femme au cours de ses vaines allées et venues dans la maison, il lui disait :

— Tu vas te tuer ! Ménage-toi, je t’en prie !

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Aide-moi donc !

Mais il n’était bon à rien.

Le marquis vint pour faire sa partie, à quatre heures. La petite table de jeu était recouverte d’une nappe blanche. On y avait posé un crucifix avec calvaire à trois marches de bois, qui, d’ordinaire, se trouvait sur la commode derrière les flacons de médecine italienne ; et il était flanqué de droite et de gauche par des candélabres. Le courant d’air que fit la porte, en s’ouvrant, dérangea une maigre branche de buis séché, passée entre le crucifié et la croix, et Jules Giraud se précipita pour la redresser comme si cela eût de l’importance. M. d’Aubrebie alla tout droit à sa vieille amie, et l’on vit sa face indifférente se creuser instantanément sous l’influence d’une grande douleur.

Tous s’écartèrent du lit, respectueusement, parce qu’on savait la mystérieuse force d’amitié de ces deux êtres qui n’avaient jamais pu mettre une idée en commun. Elle lui avait toujours reproché sa légèreté, et lui l’avait plaisantée sans cesse sur la gravité intraitable qu’elle apportait à juger toutes choses. Il y eut un moment horrible. En face du marquis profondément affecté, la malheureuse paralytique, sans doute émue, fut prise d’un rire de faiblesse qui ne la quitta d’ailleurs presque plus. Son œil ouvert restait sérieux et sombre, et de cette bouche tragiquement tordue, sortait le son seulement, le son d’un rire de gavroche.

Ceux qui étaient témoins de cela se sentirent frémir, et Geneviève tomba à genoux devant la petite table, aux pieds du Christ à la branche de buis. Elle dit tout haut :

— Seigneur Jésus ! Ayez pitié d’elle !…

Le notaire prit sa femme par la taille et voulut la relever :

— Je te défends de te faire du mal, entends-tu ?

La gorge de la mourante continuait à livrer passage à cette suite de petits hoquets hilares auxquels elle avait été soixante-treize ans étrangère. Et cette trahison des organes s’accompagnait du sourd balbutiement par quoi elle croyait probablement exprimer sa pensée. Le marquis demeurait penché sur ce spectacle, et il portait son attention à refouler deux larmes, une au coin de chaque œil, que tout le monde voyait. Enfin, elle parvint à lever le bras droit et à diriger l’index vers le ciel, où son œil l’accompagna. Et elle voulait prendre la main du marquis, tout en faisant signe : « là-haut ! là-haut ! »

M. d’Aubrebie prononça :

— Vous dites que vous parlerez de moi au bon Dieu, n’est-ce pas ?

Alors le rire atroce s’éleva plus haut et se continua un peu après que le balbutiement fut arrêté. L’œil se ferma un instant. Le marquis avait deviné ce qu’elle voulait dire. La tête retomba sur l’oreiller. M. d’Aubrebie s’enfuit dans le corridor.

Il faisait chaud. Cornet qui restait là, chassait avec un écran les mouches au vol alenti autour du visage immobile. Il maintenait ouvertes les deux fenêtres sur le jardin. Dans les moments de silence, le doux froissement des feuilles du catalpa éveillait aux oreilles de Geneviève de longues heures d’étés écoulés, et les grincements lointains de la scierie mécanique exaspéraient la confusion complète de tout son être. Elle ne pensait pas. Elle avait été trop secouée. Dans l’intervalle d’une heure à peine, elle avait approché de l’unique ivresse que son imagination et son cœur pûssent concevoir ; elle avait soutenu une lutte qui dépassait ses forces, et n’avait été sauvée que par la plus grande terreur. Ce fut dans cette première minute de calme, et abîmée aux pieds du petit calvaire, sur la nappe blanche, que l’idée lui vint : « Mais je suis maudite ! Elle va mourir en me maudissant !… C’est moi qui l’ai tuée !… »

Elle se traîna par terre sur les genoux en priant l’abbé, le docteur et son mari de sortir un moment parce qu’elle avait quelque chose à dire à sa tante toute seule.

— Ça n’a pas de bon sens, dit Giraud, de se mettre en des états pareils ; tu vas te rendre malade et nous serons dans de beaux draps…

Il sortit cependant avec ces messieurs.

— Tante ! tante ! s’écria Geneviève, au bord du lit, tu sais qu’il n’y a rien eu ! Je lui disais : « Allez-vous-en ! allez-vous-en ! » quand il m’a pris la main…

Mais Mlle Cloque ne parut pas comprendre. La circonstance qui l’avait foudroyée ne laissait pas de trace en sa mémoire.

Geneviève reprit :

— Je suis honnête, tante ! Je suis une honnête femme !

Ce mot attendrit la malade, et sans qu’elle saisît à quoi il faisait particulièrement allusion, elle y retrouva l’un des grands soucis perpétuels de sa vie de vertu, et son terrible rire éclata de nouveau, tandis que son œil se mouillait. Elle prit de sa main droite la main de sa nièce et l’éleva vers le crucifix qui était pendu au chevet du lit. Et on entendait, au milieu des éclats de joie de courtisane qu’un Dieu cruel permettait d’émettre à cette bouche sainte :

— … ure… ure… ure !

Geneviève dit :

— Que je jure ? c’est ce que tu demandes, n’est-ce pas ? Oui, oui, ma bonne tante ! Je jure de rester honnête, toute ma vie !…

La main de Mlle Cloque retomba lourdement, à la suite de l’effort qu’elle avait fait. L’hilarité s’éteignit et l’œil, encore une fois, se ferma. Elle devait savourer l’assurance de ce prolongement d’honnêteté, par delà sa mort, au milieu des compromissions générales. Le ciel qui l’avait tuée par le spectacle de la plus redoutable de celles-ci, du moins lui faisait la grâce du souvenir.

Jules Giraud frappait à la porte :

— Dis donc ! Geneviève : si tu venais un peu ? C’est le propriétaire, je ne sais pas comment m’en dépêtrer. Il ne veut pas croire au malheur ; il vient pour une question de bail.

— Rentrez doucement, dit Geneviève, je vais descendre le mettre à la porte.

Comme elle apparaissait au bas de l’escalier obscur, Loupaing dit, avant d’avoir vu ses larmes :

— Ah ! voilà quelqu’un à qui parler. C’est rapport au bail à renouveler. La bourgeoise n’est pas sans savoir que les loyers ont augmenté dans le quartier, depuis que les affaires marchent…

— Ma tante a été frappée, il y a une heure, d’une attaque de paralysie ; on l’attend à passer d’un instant à l’autre…

— Comment ça se fait-il qu’on n’en sache rien à la maison ? dit Loupaing, en regardant la figure bouleversée de la jeune femme.

— C’est que Mariette n’est pas là ! dit-elle.

Et elle laissa le propriétaire qui s’en alla.

Derrière le prêtre qui apportait les saintes huiles, les femmes Loupaing, aussitôt prévenues, accoururent. Elles montèrent, ainsi que toute une séquelle de femmes voisines attirées par la mort. Celles qui n’avaient pas eu le temps d’enlever leur tablier le tenaient replié en triangle afin de n’en présenter que la face propre. Elles s’agenouillèrent pêle-mêle dans la chambre, avec des mines chagrines et des branlements de tête. Parmi elles était la Pelet qui commandait les gémissements. La porte était restée ouverte, et toute la rue de la Bourde entrait. M. Houblon, prévenu en hâte, apparut avec ses quatre filles, au milieu des bonnets. Il enjamba et s’approcha, de lourdes perles de sueur coulant de son front dénudé. Sous les onctions sacrées, la pauvre vieille alliée de cet apôtre s’efforçait d’étouffer son émotion pour retenir la suprême humiliation du rire spasmodique dont, sans doute, elle se rendait compte. Elle taisait jusque son murmure. Le mouvement désordonné de sa lèvre brisée indiquait sa prière mentale.

Le curé, en surplis, toucha avec le coton imbibé son beau front pareil à un dôme d’église. Et M. Houblon était assuré que la lueur de pensée qui veillait encore sous cette voûte allait à la Basilique impossible, à la résurrection glorieuse de la religion catholique.

Elle n’eut pas la consolation de reconnaître son grand ami. Elle reposa longuement après le sacrement. À cinq heures, elle eut une secousse ; on se pressa autour d’elle et elle prononça presque distinctement :

— Pardon !… Pardon.

Mais sa paupière ne s’ouvrait plus. Elle reprit son vagissement. Elle articulait mieux, mais les mots étaient sans suite.

On distingua encore des mots favoris : « Les quatre pierres… » « médiocrité… »

Instinctivement les personnes présentes se retournèrent vers la cheminée où étaient les vestiges des monuments de l’âge de foi, ainsi que la lithographie de Chateaubriand de qui les paroles lui revenaient encore. Pendant ce temps, elle eut son dernier souffle et le calme se répandit sur son visage.

Geneviève, alors, fut prise de sanglots ; les demoiselles Houblon, plus pâles que la morte, ne savaient où se mettre : l’abbé, à genoux, priait à haute voix ; le marquis pleurait comme un enfant. On alluma les candélabres et on ferma à demi les persiennes. L’air du soir amena l’odeur du magnolia nouvellement fleuri. On entendait les coups de marteau du savetier. Les personnes familières à la vie de la chambre de Mlle Cloque éprouvèrent le grand vide que laissait ici cette âme envolée. Et tous sentaient qu’elle emportait avec elle, comme un siècle qui finit, quelque chose qui ne se retrouverait plus.

Pour la première fois, on vit M. Houblon, les épaules écrasées, donner comme tout le monde les signes d’un grand abattement. Seule, à la fenêtre de l’hôtel d’Aubrebie, la folle, agitant son drapeau dérisoire, faisait encore un geste d’espérance.


FIN